LA VIE INTIME D'UNE REINE DE FRANCE AU XVIIe SIÈCLE

 

CHAPITRE VI. — LES AMIES DE LA REINE. LÉONORA GALIGAÏ.

 

 

Petit nombre des amies de Marie de Médicis. — La vieille et joviale duchesse de Guise. — Sa fille, la princesse de Conti. — La duchesse de Montpensier. — Madame de la Châtre, amie de province. — Peu d'hommes admis dans l'intimité. — Léonora Galigaï. — Ce qu'elle est devenue depuis son départ de Florence. — Son amour pour Concini. — Henri IV veut les chasser tous les deux. — Leur adresse ingénieuse ; ils se tirent d'affaire et s'épousent. — Léonora dame d'atour. — Son appartement au Louvre ; son intérieur ; ses visites à Marie de Médicis. — Elle vit isolée en femme maniaque et bizarre. — Explication de l'influence extraordinaire qu'elle a exercée sur la reine. — Mot légendaire de l'habile femme et de la balourde. — Par quoi s'est manifestée cette influence. — Léonora choisit le haut personnel de la maison royale et désigne les ministres : Richelieu lui doit les débuts de sa fortune politique. — Exemple du pouvoir de la dame d'atour : M. Allory. — Léonora s'est surtout servie de son influence pour s'enrichir : ses pots-de-vin ; ses indélicatesses ; placements à l'étranger. — Comment on l'accusera de sorcellerie. — Sa maladie, hystérie violente. — L'impuissance des médecins. — Recours aux exorcismes ; liturgies étranges. — On a prétexté la sorcellerie pour punir l'amie de la reine de ses concussions sans atteindre Marie de Médicis.

 

Marie de Médicis a eu peu d'amies. Une reine de France est trop haut placée pour que le sentiment de respect qui inspire les sujets et les tient à distance puisse aisément se changer en une cordialité familière. Il est des natures, ensuite, qui, par des qualités de sincérité, d'élan, de chaleur de cœur et de continuité intelligente, attirent les sympathies dévouées : la femme d'Henri IV ne possédait pas ces qualités. Quatre ou cinq personnes à peine furent admises dans son intimité, pour des raisons diverses ; elles appartenaient, en général, au plus haut monde de la Cour, tenaient même rang de princesses. Une d'elles, en revanche, d'une origine plus humble, a joui d'une faveur si exceptionnelle, si soutenue, que nulle favorite n'a inspiré passion égale et n'a plus aveuglément conduit une souveraine à la ruine, contraste singulier, phénomène bizarre qui demandera à être expliqué ou éclairci.

 

La vieille duchesse de Guise, la veuve du héros de la Ligue assassiné à Blois, toujours admirablement reçue par le ménage royal au Louvre, est la première des amies de la reine. Le roi l'aime beaucoup. Elle est libre, gaie, très rieuse ; son rang, son âge, son passé lui donnent des licences de propos et de manières que personne n'oserait prendre, que Leurs Majestés ne toléreraient chez personne, mais qui les amusent chez la vénérable douairière. Quand il est fatigué et n'a pas madame de Verneuil près de lui, Henri IV se délasse l'esprit en compagnie de la duchesse. Bien des gens critiquent cette confiance imprudente, non pas que la veuve de l'ancien adversaire d'Henri III soit à craindre personnellement, mais à cause de ses enfants qui ne cessent point les plus dangereuses pratiques étrangères, dit-on, plus à tort, du reste, qu'à raison[1]. Aimant plaisanter aussi, la reine n'a pas eu de peine à partager le goût de son mari pour la joviale princesse ; elle la voit avec plaisir, passe de longues heures avec elle, se fait accompagner par elle. Ayant vécu sous plusieurs reines et appartenu aux cours des derniers Valois, madame de Guise est pleine de souvenirs piquants qu'elle conte. Jouit-elle d'une réputation intacte ? Il ne faut pas trop poser la question et d'ailleurs ce sont détails auxquels Henri IV n'attache qu'une importance secondaire. L'essentiel est qu'elle soit de relations charmantes. Les lettres que Marie de Médicis lui adresse nous donnent le ton de leur conversation habituelle, lettres pleines d'entrain, vives, moqueuses, avec une pointe de familiarité caractéristique, mais aussi affectueuses. Comme le veulent les usages, la reine dit à la duchesse : ma cousine, madame de Guise appelle Marie de Médicis notre bonne reine. Afin de l'avoir plus près d'elle, la reine lui a fait attribuer un appartement au Louvre, au-dessus d'elle, au second, et la duchesse doit y séjourner le plus possible. Elle a cependant un bel hôtel rue de Grenelle où elle donne de superbes réceptions auxquelles se presse tout le monde de la cour et le plus choisi de la ville. Elle invite la reine ; elle organise en son honneur des soirées particulièrement brillantes et elle aime à se retrouver dans le cadre élégant dont elle a fait un des centres mondains les plus réputés de Paris. Mais les devoirs de l'amitié l'attachent étroitement à la Cour. La charge comporte d'ailleurs suffisamment de faveurs, de privilèges et de pensions[2]. Cette amitié de la reine n'a pas été sans nuage et lorsque quelque incident se produit il y a lieu de redouter l'humeur emportée de la veuve du Balafré. Mais Marie de Médicis passe les incartades. Elle les passe tant et si bien qu'Henri IV finit par se demander si l'influence qu'exerce la vive princesse sur la reine n'est pas plutôt pernicieuse. Il croit remarquer que les deux femmes parlent un peu trop ; qu'à l'égard de madame de Verneuil la duchesse joue un jeu double, faisant bonne mine aux deux partis et les trahissant tous les deux à la fois ; qu'elle a l'air fort aimable pour Henriette d'Entraigues, puis, devant la reine, jette feu et flamme contre elle. Il avertit Marie de Médicis qui ne veut pas le croire ; pour qu'elle s'en assure, il lui suggère d'inventer une histoire et de la conter à madame de Guise sous le sceau du secret, afin de se rendre compte que le secret sera le jour même éventé. Marie de Médicis confie en effet à la duchesse qu'elle a le dessein de faire enlever la marquise de Verneuil au bac d'Argenteuil, de n'en rien dire à personne et, le jour même, madame de Verneuil est prévenue[3] !

Ce n'était pas tant, il est vrai, madame de Guise, elle-même, dont Henri IV incriminait la fausseté, que sa fille, la princesse de Conti, non moins intime auprès de Marie de Médicis. Mademoiselle Louise-Marguerite de Guise, future princesse de Conti, avait quelque vingt-quatre ou vingt-cinq ans lorsque Marie arriva en France ; leurs âges respectifs n'étaient pas très différents. Comme sa mère, elle était extrêmement gaie, même un peu plus libre de propos. Douée d'infiniment d'esprit et de beaucoup de causticité, elle railloit de bonne grâce et divertissait sur le compte d'autrui. Henri IV, un instant, avait eu quelque faible pour elle et avait parlé de l'épouser ; le projet ne tint pas. Quand Marie de Médicis débarqua à Marseille, soit mouvement spontané, soit calcul, la jeune fille chercha à gagner les bonnes grâces de la princesse et y parvint. Elle n'avait eu qu'à user des moyens qui assurèrent longtemps son succès : amabilité constante, dévouement délicat et discret de tous les instants, art prudent d'être toujours de l'avis de la reine et de prendre perpétuellement son parti : la sympathie de Marie était gagnée. Elle s'abandonna à mademoiselle de Guise : La princesse de Conti gouverne la reine, écrira plus tard Malherbe, avec exagération, du reste. Mademoiselle de Guise eut son appartement au Louvre, dans les entresols, près des appartements de la reine. Elle ne quitta plus Marie de Médicis à laquelle elle servait de dame de compagnie, et, suivant le cas, de secrétaire. C'était elle qui, le soir, lisait tout haut un livre, une lettre, quand, dans le cercle de la reine, l'occasion se présentait de faire quelque lecture. C'était elle qui écrivait sous la dictée les missives les plus particulières. Elle était la confidente de la princesse ; elle lui apportait les menues nouvelles de la Cour, les histoires, les on dit. Charitable, notamment pour les gens de lettres, elle se montrait d'une rancune inexorable à l'égard de ceux contre lesquels elle avait des griefs. Sa réputation n'était pas très établie[4] ! Assez tard, en 1605, — elle avait vingt-huit ans, — on la maria avec un veuf de quarante-cinq ans, le prince de Conti, cousin germain d'Henri IV, pauvre homme sourd, affreusement bègue, stupide, qui, après avoir eu d'elle une petite fille morte en nourrice, s'éteignit en 1614 à Saint-Germain-des-Prés, dont il était abbé, et où il vivait obscurément des 10.000 écus de revenus du monastère et de 20.000 écus de pension que lui faisait le roi. Dès lors émancipée, la princesse de Conti se donna libre carrière : elle eut, entre autres, pour amant, Bassompierre pendant trente ans : c'étoit la plus habile, haute et capable princesse que j'eus jamais connue, dit celui-ci avec conviction. Henri IV ne lui refusait rien, ou à peu près, lorsqu'il s'agissait de dons : il lui attribuait des finances d'offices, telle la finance d'officiers du grenier à sel de Marseille, spécialement créée pour elle : il la gratifiait, à Fontainebleau, d'une place et d'une ruelle situés près de l'hôtel Grand Ferrare ; il lui assignait 20.000 livres sur la recette générale de Bretagne, — la princesse de Conti qui avait reçu une belle dot devait, au surplus, hériter d'une opulente fortune. — Mais, à la fin de sa vie, le roi ne pouvait plus la souffrir ; il lui reprochait ses artifices incroyables auprès de Marie de Médicis ; il prétendait qu'elle empoisonnait l'esprit de celle-ci. Très faible en résolution, quand il s'agissait de son ménage, il ne lui vint jamais à l'esprit cependant d'écarter la mordante et dangereuse amie de sa femme[5].

Beaucoup plus calme et rassise est une autre intime de la reine, la duchesse de Montpensier. Ici c'est Marie de Médicis qui a pris les devants et entretient cette amitié avec un soin singulier. On en sait la raison : madame de Montpensier a une fille unique, la plus riche héritière de France, que la reine, en mère prudente, veut ménager pour son second fils. Le duc de Montpensier est un Bourbon de la branche de Montpensier, du XVe siècle, avec qui va s'éteindre cette lignée ; brave soldat, qui s'est battu contre les ligueurs, et, par ailleurs, comme le prince de Conti, un imbécile. Sa femme, Henriette-Catherine de Joyeuse, aimable et douce femme, toujours malade, de sens posé et modeste, peu portée à la dissipation, n'aime pas outre mesure le tumulte des cours. Elle a pour frère le cardinal de Joyeuse, archevêque de Rouen, possesseur, à ce titre, du beau château de Gaillon, œuvre des d'Amboise, où il reçoit volontiers et souvent la duchesse. Marie de Médicis écrit beaucoup à madame de Montpensier ; elle s'inquiète de sa santé languissante ; elle lui demande de lui envoyer régulièrement des nouvelles ; elle a hâte de la voir revenir à Paris. Est-ce intérêt joué ou sentiment sincère ? Si la reine est sur le point d'accoucher, elle expédie son écuyer Rubentel afin de presser madame de Montpensier, pour peu qu'elle se trouve bien, à venir près d'elle. Au moindre incident, Marie de Médicis paraît attacher la plus grande importance à tout ce qui la touche. Le feu se déclare-t-il à Gaillon, elle n'a de cesse qu'elle ne sache ce qui en est. J'ai entendu avec un extrême déplaisir les nouvelles de l'accident du feu qui vous est arrivé à Gaillon. Quel est le dommage de vos meubles et de vos bâtiments ? Heureusement que le sinistre est insignifiant et que personne n'a couru le moindre danger. La sollicitude de la souveraine n'est pas exempte d'un certain manque de mesure[6]. Ce manque de mesure on le retrouve dans ses sentiments pour la fille, la précieuse héritière. Mademoiselle de Montpensier, née en 1605, précisément à Gaillon, va être bien petite jusqu'en 1617 pour provoquer par ses seules grâces enfantines la passion enthousiaste que la reine éprouve pour elle. Cette passion, Marie de Médicis la ressent dès le premier jour. Elle aime tellement cette enfant qu'elle l'appelle notre fille. Elle n'écrit jamais une lettre sans demander ce qu'elle devient. Plus tard, la fille de cette mademoiselle de Montpensier, qui sera elle-même mademoiselle de Montpensier, le personnage si connu du temps de la Fronde, dira dans ses Mémoires : La reine Marie de Médicis, ma grand'mère, témoignoit beaucoup plus de tendresse pour moi qu'elle n'avoit jamais fait pour ses propres enfants : écho et suite de la tendresse prodiguée à la mère. Le contrat de mariage avec le duc d'Orléans, le premier duc d'Orléans, si maladif, si misérable, fut dressé et signé le 44 janvier 1608, —la petite n'ayant que deux ans, — mirifique contrat qui énumérait tous les domaines de l'ancienne famille de Bourbon : le duché de Montpensier, le duché d'Auvergne, la Combraille, les Dombes, le Beaujolais, le duché de Saint-Fargeau,etc., sans parler du reste de la fortune et des espérances. Un mois après, le père, M. de Montpensier, mourait des suites d'une affreuse blessure reçue à la bataille de Dreux. Trois ans encore et le duc d'Orléans, le futur mari, s'éteignait ! Mais Marie de Médicis avait de loin prévu cette dernière circonstance et la même lettre qui annonçait aux oncles, tuteurs de mademoiselle de Montpensier, le duc de Joyeuse et le duc d'Épernon, la mort du petit prince, contenait une demande en mariage en règle au profit de Gaston, le troisième fils ! Préparé depuis si longtemps, ménagé avec un soin si jaloux, ce mariage n'aura lieu que lorsque mademoiselle Marie de Montpensier atteindra ses vingt un ans, en 1626, triste mariage, la jeune femme devant mourir un an après, en 1627, de suites de couches[7] !

Guise, Conti, Montpensier sont tous noms des plus hautes familles princières de France, apparentées à la famille royale, voisines du trône. En prenant des amies parmi elles, la reine demeure dans le cercle ordinaire que l'étiquette lui impose et oîi il est bienséant qu'elle choisisse ses intimes. Avec madame de la Châtre, le rang est déjà un peu inférieur. Madame de la Châtre est une Chabot, fille de ce Guy de Chabot, baron de Jarnac, qu'a illustré son duel avec la Châtaigneraie. Mariée une première fois au baron de Givry, comte de Tancarville, et bientôt veuve, elle s'est remariée, en 1364, à Claude de la Châtre, baron de la Maisonfort, que la Ligue a fait maréchal et qu'Henri IV a confirmé. La famille de la Châtre est ancienne et respectable ; elle a toujours eu place honorable à la Cour. La maréchale — on appelle madame de la Châtre la maréchale — n'est plus toute jeune ; c'est une vieille dame ; mais elle est aimable et bonne, serviable, excellente amie. Elle n'a jamais goûté madame de Verneuil ; elle s'est même déclarée si ouvertement contre elle avant la venue de Marie de Médicis en France, qu'à l'instigation d'Henriette d'Entraigues Henri IV a dû la renvoyer de la Cour. Cette circonstance n'est probablement pas étrangère à la faveur qu'elle trouve auprès de la reine[8]. La reine a un fidèle attachement pour elle. M. de la Châtre étant gouverneur du Berry habite presque généralement Bourges ou son château de la Maisonfort. C'est à Maisonfort que la maréchale réside, surveillant en bonne ménagère ses biens, ses bois, son poulailler. Elle est pour Marie de Médicis une de ces bonnes amies de province avec lesquelles on échange des lettres affectueuses et des cadeaux : celle qui habite Paris envoyant de riches objets, l'autre expédiant de succulents produits de sa ferme. Si madame de la Châtre doit venir à Paris elle ne descendra nulle part ailleurs qu'au Louvre : Je donnerai ordre, lui mande la reine, que vous ayez deux chambres dans le Louvre pour être auprès de moi avec plus de commodité. Mais que de prières pour la décider à faire le voyage ! Il n'y faut rien tant qu'une circonstance exceptionnelle telle qu'un accouchement de la reine : Ma maréchale, lui écrit affectueusement celle-ci, je m'acheminerai vers Fontainebleau dans douze ou quinze jours pour y faire mes couches et je fais bien état que vous m'y tiendrez compagnie. Je vous prie de vous y résoudre et de vous préparer pour cet effet, afin que vous vous y rendiez incontinent après que je serai arrivé ! Et quelle joie de se retrouver, l'une, la princesse, heureuse, attentionnée, la seconde simple, enjouée, affectueuse ! Lorsqu'elles sont loin, toutes occasions leur sont bonnes pour se rappeler à leur souvenir. Marie de Médicis ne manque pas, à l'ouverture de la foire de Saint-Germain, d'envoyer en Berry le présent nécessaire : Je vous envoie votre foire. Au jour de l'an elle n'oublie jamais sa maréchale. Le reste de l'année elle paraît préférer l'envoi de pastilles de senteur. Est-ce chose convenue entre les deux amies ? Les volailles berrichonnes jouissent-elles en ce temps d'une réputation exceptionnelle ou celles de la Maisonfort sont-elles plus particulièrement au goût de la reine ? Madame de la Châtre n'adresse à Marie de Médicis que des poulettes. Elle en adresse à dates fixes et çà et là dans le courant de l'année. La reine est enchantée ; elle écrit : Vos poulettes sont si bonnes que je me ressens engraissée ! Elle les trouve toujours grasses et très bonnes. Des pommes, aussi, des lévriers, des fruits, madame de la Châtre expédie les multiples produits de sa terre : c'est une amitié substantielle[9].

On voit que les maris de ces dames n'ont aucune part à l'amitié de Marie de Médicis : ils sont trop vieux, trop malades ou trop sots. Il n'y a, pour ainsi dire, pas d'homme, du reste, dans ce cercle intime, soit prudence de la part d'une jeune femme toujours l'objet d'une attention publique éveillée, soit plutôt goût personnel ; à peine aperçoit-on quelques familiers, peu engagés du reste dans une sympathie mesurée, tel Bassompierre, ce type du gentilhomme brillant de l'époque, très beau garçon, élégant, d'un esprit endiablé, parleur, plein d'entrain et de gaieté, hardi avec les femmes, ne comptant pas les bonnes fortunes, joueur, duelliste, spadassin émérite et brave comme pas un. S'il était homme qui eût pu compromettre la reine, c'eût été lui : on n'a jamais rien dit de leurs rapports. Bassompierre a été introduit dans le cercle royal par Henri IV auquel il plaisait infiniment en raison de son humeur ardente, emportée et gaie, en somme très française. Le roi l'aimoit si fort et prenoit tant de plaisir en sa conversation qu'il le vouloit quasi toujours avoir auprès de lui. Habile, en même temps que très en dehors, le courtisan cultivait soigneusement cette amitié. Je serai toujours paroissien de celui qui sera curé, écrit-il gaiement dans son Journal, témoignant ainsi de son goût prononcé pour le côté du manche. Il s'y tint fidèlement. Cette constance, appréciée plus tard par la reine en temps de trouble, lui valut la sympathie fidèle de la princesse qui le soutient, entre autres, d'une façon un peu surprenante dans un procès que le beau gentilhomme eut en 1613 devant le Parlement de Rouen contre la sœur de la marquise de Verneuil[10]. Bassompierre, pour avoir raison de cette jeune personne qu'il aimait, lui avait promis, par écrit, de l'épouser. Il ne l'épousa pas, et l'autre le cita devant le Parlement de Normandie. Soit sincère amitié à l'égard du jeune homme, soit rancune contre une famille dont elle n'avait pas à se louer, la régente exerça sur les magistrats une pression inimaginable. Elle écrivit au premier président M. Faucon de Ry, aux cinq présidents, au procureur général, aux deux avocats généraux et aux vingt-deux conseillers, plusieurs lettres, à chacun séparément ; elle envoya Marillac à Rouen porter ces lettres avec charge de joindre des recommandations pressantes de vive voix ; elle ordonna au maréchal de Fervaques, lieutenant général à Rouen, d'agir avec instance auprès de chaque magistrat ; un exempt de ses gardes, Montbron, partit même afin de lui rendre compte de ce qui se passerait et de réclamer auprès du premier président le huis clos ; mais Bassompierre voulut l'audience publique. D'autres personnages, l'évêque d'Évreux, furent invités par la souveraine à joindre leurs instances aux siennes. Lorsque l'affaire fut appelée au rôle, le procureur syndic des Etats de Normandie, M. de Brétignières, avocat de Bassompierre, parla avec éloquence. On eût perdu meilleur procès à moins : mademoiselle d'Entraigues fut déboutée. Je vous assure de ma bonne volonté, avait dit la reine à Bassompierre, au début : elle avait bien tenu parole[11] !

A côté, et parmi ceux dont la reine s'occupe particulièrement à titre amical, on trouve surtout des Italiens : un Strozzi, Octavio, lequel j'ai amené avec moi lorsque je vins en ce royaume et qu'elle confie à M. de Vie, gouverneur de Calais pour qu'il apprenne à porter les armes ; puis qu'elle gratifie du prieuré de Solesmes, au pays du Maine ; des Rucellaï : ceux-ci habitent surtout l'Italie jusqu'au jour où l'un d'eux viendra jouer un rôle important auprès d'elle après 1617 ; elle recommande à son oncle, le grand-duc de Toscane, Domenico Rucellaï, gentilhomme vieil et nécessiteux, même aveugle et chargé de famille, pour qu'il soit élu à quelque magistrat ou charge en la ville de Florence : ce sera œuvre de charité. L'affection qu'elle a toujours portée à la maison des Rucellaï la décide à faire protéger toute la famille à Rome, par l'ambassadeur, M. de Brèves. Mais ceux de ces Italiens pour lesquels son amitié a été le plus extraordinaire et qui sont parvenus à remplir de leurs agissements et la vie intime de Marie de Médicis et l'histoire politique de la régence, on le sait, ce sont les Concini[12].

Lorsqu'il s'était agi de préparer à Florence la venue de la princesse Marie de Toscane en France, la cour du grand-duc, qui avait tâché de mettre dans la suite de la future reine le plus de Florentins possible, au point que Sillery, l'ambassadeur, trop facilement entraîné, s'était fait dire sévèrement de Paris qu'il outrepassait ses pouvoirs, avait placé dans la fonction subalterne de cameriera, au milieu des demoiselles italiennes de la reine, la petite compagne fidèle qui depuis dix-sept ans n'avait pas quitté Marie de Médicis, Léonora Galigaï. Venant dans un pays où elle ne connaissait personne, dont elle ne pariait pas la langue, il était naturel que la princesse ne se séparât pas de l'amie de sa jeunesse, confidente de ses pensées, dévouée, affectueuse, pleine de ressources. Léonora n'avait guère embelli ; un auteur du temps qui, il est vrai, ne l'aime pas, dépeint sa personne maigre et son visage sec : cheveux de Méduse, blonds comme geai, front poli comme une pierre ponce, yeux verts comme feu, nez d'éléphant, dents en croc, mains de harpie, pieds de homard, corps grêle comme un buffle, bouche petite comme l'entrée d'un four. Elle était très brune avec des rides et de petites taches. Mais elle était plus intelligente que jamais, d'entendement subtil, dit quelqu'un qui l'a connue[13]. Marie de Médicis avait avoué à M. d'Alincourt qu'au fond elle ne tenait qu'à elle et le grand-duc Ferdinand, qui savait la force du lien unissant les deux amies, projetant de faire de Léonora un instrument utile à sa politique, avait appuyé le dessein de son voyage en France, expliquant à la petite qu'elle devait garder la protection de Marie, ménager la princesse, épouser un Français bien vu d'Henri IV. De fait les instances de Marie de Médicis jointes à celles du gouvernement florentin avaient été telles que Léonora s'était trouvée la première et la seule à qui Henri IV eût positivement permis de venir en France avec la certitude d'une place à obtenir. Les étrangers trouvaient que Léonora n'était pas très aimable : elle n'est pas flatteuse, jugeait Bassompierre ; mais la modeste cameriera était encore trop effacée pour qu'on prêtât une attention quelconque à son insignifiante personnalité[14].

Parmi les Italiens d'espèces diverses qui, à tout hasard, s'embarquèrent avec Marie de Médicis afin de lui faire escorte jusqu'en France, quitte à revenir si la fortune ne leur souriait pas, était Concino Concini. Ce n'était pas, comme on l'a cru et répété, un homme de basse naissance, quelque fils de menuisier ou de mercier. Il appartenait, au contraire, à une des familles les plus considérables de l'État florentin. Son aïeul, Bartolomeo, jurisconsulte distingué, d'abord membre de la rote de Mantoue, puis ambassadeur auprès de l'empereur Maximilien II dont il avait habilement obtenu le titre et le diplôme de grand-duc pour son maître, avait été longtemps premier ministre et confident de Côme I" ; c'était un homme très intelligent. Le père de Concini, Jean-Baptiste, ne s'était pas montré moins remarquable : sénateur et auditeur suprême du grand-duc François, c'est-à-dire grand maître des requêtes de la Toscane, un des plus hauts postes du pays, il avait, lui aussi, été ministre et ministre de valeur. Son propre beau-frère lui avait succédé, Belisario Vinta, un politique de grand mérite : c'était Vinta, l'oncle de Concino, qui était secrétaire d'État lorsque s'était décidé le mariage de Marie de Médicis. Depuis trois générations cette famille de Concini menait donc la Toscane. Par des mariages adroits elle s'était alliée aux bonnes races de Florence et elle avait casé tous ses parents[15].

L'enfance de Concino et sa jeunesse ne donnèrent pas les espérances qu'on eût pu attendre d'un descendant de lignée aussi éminente. Après de médiocres études à l'université de Pise, où il avait appris peu de chose, pas même l'art de tirer les armes — il y fut toujours fort maladroit et l'avouoit lui-même — il devint un jeune homme libertin et dépensier. En peu de temps il avait mangé sa fortune, compromis son nom et s'était rendu si impossible à Florence que la société refusait de le recevoir. Ne sachant plus que faire d'un tel mauvais sujet, la famille allait se décider à le chasser de la Toscane et lui, désespéré, parlait, dit-on, de se faire capucin, lorsque le mariage de Marie de Médicis avec Henri IV donna l'idée à Vinta de se débarrasser de son neveu en l'expédiant en France : Concino accepta. Le grand-duc Ferdinand sollicité de présenter le jeune homme au gouvernement français manifesta une vive répugnance. Il n'avait pas grande sympathie pour le personnage, qu'il trouvait vantard, bellâtre, faux. L'envoyé florentin à Paris consulté donnait un avis défavorable. Pour ce garçon dont on ne savait que faire en Italie, la famille, qui ne doutait de rien, rêvait d'une place de gentilhomme servant auprès d'Henri IV ! L'envoyé, au courant du caractère de Concino, expliquait que celui-ci était efféminé, pauvre, avide, ignorant, que les gentilshommes ordinaires sont toujours sur les dents et bottés ; qu'ils suivent le roi à la chasse et endurent les plus grandes fatigues ; que la dépense est en outre énorme à la cour et que Concino n'y serait estimé qu'autant qu'il se montrerait large ; en somme qu'il était impropre à la fonction. Vinta tint bon. Il gagna à sa cause la grande-duchesse qui seconda ses efforts. Que ne puis-je excuser madame la grande-duchesse et Vinta, écrira plus tard le grand-duc à Concini, de m'avoir fait consentir à vous laisser passer en France, car ce n'a été que malgré moi : je connoissois votre génie ! Ferdinand céda. Henri IV, qui ignorait ce qu'était l'individu, — Vinta, d'ailleurs, lui faisait un grand éloge du jeune homme qu'il disait plein de qualités — avait répondu évasivement, ne promettant rien et ne refusant rien. Le départ de Concini fut résolu[16].

Concini a des imperfections, mais il n'est pas sot, disait Bassompierre. Le futur maréchal d'Ancre était évidemment très intelligent, mais d'une intelligence agitée et inégale. Assez bien de sa personne, une figure anguleuse, front large et haut, nez busqué, légères moustaches élégamment retroussées, des yeux grands, surmontés de sourcils arqués, lèvres régulières ; il avait une jolie figure qu'altérera plus tard l'inquiétude permanente et l'irritation perpétuelle. C'était un nerveux, un nerveux presque maladif, ardent, sec, volontaire, irritable. Extrêmement aimable, d'ailleurs, en temps ordinaire, facile, plein de bienveillance et de dévouement, disposé immédiatement à rendre service et de formes affectueuses, il parviendra, par ses qualités, à se faire plus tard une clientèle nombreuse, de même que ses colères constantes, à propos d'un moindre détail qui n'est pas à son gré — et il voyait ce moindre détail — finira par lui donner une manière d'autorité pressante et redoutée. En apparence c'était un Italien bavard, léger, vain, intrigant ; Ferdinand lui reprochera de ne parler à Marie de Médicis que de bruits, de nouvelles, de bagatelles indignes de son rang, et, par là, de l'empêcher de paroître prudente et réfléchie ; au fond, sous le méridional tapageur, occupé de ses toilettes recherchées, se vantant constamment et inconsidéré, se cachait une nature rusée, ambitieuse, souple, cynique et avide. Son caractère est complexe ; la somme des défauts antipathiques est supérieure aux qualités. De penser que, tout compte fait, cet homme n'a cherché dans sa brillante carrière politique que le moyen d'amasser beaucoup d'argent afin de se retirer fortune faite, et qu'il a pris cet argent par les procédés les plus divers, avouables ou non, suffit à le classer dans la catégorie des grands aventuriers[17].

Son départ pour la France, dans la suite qui accompagnait Marie de Médicis, décidé, il se fit présenter à la reine par le diplomate Baccio Giovannini, un ancien palefrenier de la maison de Concini, si remarquablement doué que le père et le grand-père de Concino, devinant sa valeur, l'avaient poussé et fait arriver. En homme prudent et bien au courant, Baccio présenta aussi Concino à Léonora. Naturellement, le jeune homme, dont l'avenir était encore incertain, déploya toutes ses grâces, cherchant à se faire bien venir, multipliant les attentions, les flatteries, les amabilités. Sur Marie de Médicis, qui fît à peine attention à lui, il ne produisit aucun effet. Il n'en fut pas de même de la petite Léonora, qui, quoique intelligente, fut étourdie par ce beau et brillant garçon. Elle l'aima. L'autre, pas assez simple pour ne pas s'apercevoir de l'émotion qu'il causait, redoubla de soins. A-t-il jamais éprouvé pour elle le moindre attachement ? La réponse ne paraît pas douteuse. Il faisoit l'amour à Léonora, écrit la princesse de Conti ; je ne dis pas qu'il en fut amoureux (elle) estant telle qu'elle ne pouvoit estre seulement regardée ! Il ne s'arrêta pas à sa laideur ; il ne songea pas à son origine inférieure par rapport à la sienne ; il ne vit que l'intérêt qu'il pouvait retirer de cette aventure heureuse et il poussa aussi loin qu'il put. La longueur du voyage en France et les interminables heures de la traversée permettaient les conversations propices ; il mena si bien ses affaires, qu'à Avignon les deux jeunes gens se promettaient de s'épouser. Marie de Médicis, hésitante, laissa faire. A l'égard de Léonora, d'ailleurs, Concini n'était-il pas un beau parti ? quelle objection la reine aurait-elle pu invoquer ? Elle était trop jeune et pas assez expérimentée pour tirer argument de l'inconduite du jeune homme et Léonora était assez intelligente pour savoir ce qu'elle avait à faire. En réalité Léonora était folle de son fiancé ; puis celui-ci lui donnait des conseils sur la façon future de prendre le roi, de traiter habilement les ministres ; et l'Italienne devinait en lui un homme adroit, susceptible de l'aider dans la fortune qu'elle rêvait, elle aussi, de faire : cœur et intérêt, tout se trouva d'accord. Elle l'aima tellement qu'elle manqua se compromettre et faire crier au scandale. A Lyon, Concini étant tombé malade, elle prétendit aller dans sa maison pour le soigner : tout le monde jasa. Devant le public, se considérant comme fiancés, les deux jeunes gens avaient ensuite des privautés telles qu'Henri IV, déjà excédé des bruits qui étaient parvenus à ses oreilles, se mit en colère et fit dire à Concini de s'en aller, ou plutôt d'épouser d'abord Léonora, puis de l'emmener avec lui en Italie, à moins que Léonora ne consentît à épouser un Français. C'était le premier orage. Les deux amoureux effrayés se firent petits. Léonora avait demandé la place, auprès de la reine, de dame d'atour. A Paris Henri IV déclara brusquement qu'il ne voulait pas de Léonora comme dame d'atour ; il nomma la comtesse de l'Isle, et il fit signifier à l'Italienne qu'il allait lui donner de l'argent, qu'elle eût à épouser Concini et à partir avec lui sur-le-champ. La partie était-elle donc perdue au moment même où le couple comptait entrer en jeu ? Un coup audacieux de leur imagination fertile les sauva[18].

Léonora alla trouver la marquise de Verneuil. Elle lui expliqua que la reine était très mal disposée contre elle — en effet, à ce moment, l'attitude de Marie de Médicis à l'égard de la maîtresse ne laissait pas de doute sur ses sentiments, — qu'il pouvait en résulter pour Henriette de graves ennuis, mais qu'elle, Léonora, ayant une très grande influence sur la princesse, se faisait fort de modifier ces dispositions ; elle offrait à la marquise un marché : elle, l'Italienne, défendrait madame de Verneuil auprès de la reine et changerait les idées de sa maîtresse ; en retour la marquise obtiendrait du roi la nomination de Léonora comme dame d'atour, l'autorisation de son mariage avec Concino, et la permission pour eux deux de demeurer en France. Henriette d'Entraigues accepta. Le pis est que tout réussit à merveille, ainsi que l'astucieuse cameriera l'avait combiné. Marie de Médicis, un temps, parut faire quelque accueil moins froid à la marquise ; Henri IV sollicité par madame de Verneuil et par sa femme, céda. Les gens au courant étaient indignés, ils trouvaient le roi d'une faiblesse extrême — mais on sait que toutes les fois que l'intérêt d'une maîtresse était en jeu, la claire intelligence du prince vacillait ; — ils estimaient Marie de Médicis au moins étrange, sinon inconséquente, en tout cas légère, douée de peu de jugement et de volonté. Quant aux autres, leur conduite n'inspirait que le mépris. Giovannini, en ce moment envoyé du grand-duc à Paris, et d'ailleurs fort revenu sur le compte de Concini, écrivait à Vinta, son ministre, qu'Éléonora Galigaï était vendue à madame de Verneuil, et que, le voulût-on de Florence, on aurait de la peine maintenant à rappeler le couple en Toscane[19].

Léonora fut nommée dame d'atour. Son mariage avec Concini eut lieu à Saint-Germain, cette année 1601, dans la plus stricte intimité, et le ménage de ceux qu'on appelait : le sieur Conchino et madame Conchino, s'installa. La première chose qu'ils firent fut de faire partir un à un les Italiens leurs compatriotes : gens gênants, qui les connaissaient trop pour ne pas les mésestimer ; qui étant ensuite aussi ambitieux qu'eux ne pouvaient voir que d'un mauvais œil leur succès et chercher à les contrecarrer ; qui enfin passaient leur temps à les dénoncer à Florence. Grâce à de perfides rapports, ils eurent tôt fait de leur rendre la vie impossible. Le grand-duc, fatigué des plaintes, des intrigues, des disputes auxquels ces incidents donnaient lieu, écrivait à Concini des reproches acerbes : Vous voulez expulser tous les Italiens qui vous font ombrage ; vous inspirez de la méfiance contre eux par vos trames ; vous avez chassé de France plusieurs personnes sans fortune et qui estoient venus sous les auspices de la reine pour s'attacher sincèrement à son service ! Mais Concini n'avait cure de ces remontrances : il savait la force du lien qui retenait Marie de Médicis à Léonora et il allait user de ses avantages avec une brusquerie imprudente, dangereuse, téméraire, mais qui devait, heureuse fortune ! lui réussir[20].

Comme dame d'atour Léonora Galigaï avait droit à un appartement au Louvre ; elle eut trois pièces au second étage, au-dessus de l'appartement de la reine, une des meilleures situations du palais. Petit à petit, l'argent arrivant, elle les meubla magnifiquement.

L'antichambre et la chambre à coucher étaient tendues de belles tapisseries représentant les histoires de Lucrèce, de Jacob, de David, de saint Paul, toutes œuvres de choix valant de 1 800 à 2.000 écus. Le lit à colonne était garni de broderies à petit point d'or et de soie. Les chaises et chaises à bras ou fauteuils étaient recouverts de velours cramoisi avec des bandes de toile d'or. Contre les murs se dressaient de grands cabinets de bois d'Inde ou cabinets d'Allemagne, des miroirs de bois de rose ou d'ébène ; partout c'étaient des tapis de pied d'Orient, aux tons et aux genres variés ; sur les tables, des tapis de prix : en soie, façon de la Chine de plusieurs couleurs, en velours plein violet cramoisi, passementé d'un passement d'or, en velours jaune à fond d'argent. Sur des coussins, ou oreillers de velours violet en broderie d'or, et çà et là s'étalaient une profusion de riches étoffes : velours feuille morte bandé de passement d'or et d'argent, — toile d'argent en broderie d'or et d'argent avec une bande à l'entour de velours tanné cramoisi aussi brodé d'or et d'argent, — étoffes de fleurance à bouquets, à fond tanné et fleurs de lys jaune. On ne voyait que courtepointes brillantes de velours bleu aussi à fond d'argent doublé de taffetas bleu ; couvertures rouges doublées de peluche feuille morte. Vingt coffres alignés dans les dégagements contenaient ce qui n'avait pu être étendu ainsi que de somptueuses garnitures de lit destinées à changer souvent celles qui étaient en place : pantes, cantonnières, fonds de ciel, soubassements, impériales, s'entassant dans les garde-robes. Les bibelots et objets d'or et d'argent ne se comptaient pas : chandeliers d'or, petits paniers et corbeilles d'argent, calices d'agate garni d'argent doré, coquetiers d'argent doré, croix, reliquaires, bénitiers, aiguières d'or et d'argent, vases de vermeil, assiettes d'or. A l'arrestation de Léonora, en 1617, la maréchale d'Ancre estimait posséder de 15 à 16.000 écus d'objets d'or et d'argent[21].

Non moins fastueuse pour ses vêtements que pour son mobilier, Léonora aura tout ce qui est nécessaire à une élégante richement pourvue. Son linger, Jehan de Wolf, lui livrait un jour 77 aunes de toile de Hollande à 4 livres 10 sous Faune, pour faire des draps ; deux douzaines de chemises à cent sols pièce, deux autres douzaines à 6 livres pièce, d'autres à 12 livres ; plus 12 coiffes à passement, de 30 sols pièce. Lorsque après son incarcération on fit l'inventaire des coffres qui contenaient ses costumes, on trouva : 14 robes, 9 manteaux, 13 jupes, 4 vestes, 3 cimarres, 2 pourpoints, 2 mantelets ; ce n'était pas tout, la maréchale ayant encore d'autres installations que le Louvre où ses vêtements étaient dispersés. Et quel luxe de toilettes : en satin cramoisi semé de perles et de diamants ; en toile d'argent ; en soie brodé d'or et d'argent fourré de panne grise ; en satin blanc, bleu, jaune, noir, toutes les couleurs ; en gaze à fleurs d'or et d'argent[22] !

Mais prudente et avisée, au milieu de cette abondance de richesses un peu tapageuses, Léonora vivait retirée. Elle quittait son appartement aussi peu que possible. Soit qu'elle dédaignât les fêtes, soit qu'elle voulût éviter de se montrer en public, étant donnée sa faveur peu à peu trop connue et provoquant des envies, elle ne paraissait pas aux assemblées. Nous verrons tout à l'heure qu'une raison, meilleure encore, l'empêchait de se produire. Autant que possible elle n'aimait pas non plus recevoir. Elle se dissimulait si bien que le parfumeur de la reine, souvent au Louvre, pourra dire en 1617 qu'il ne l'a pas rencontrée depuis quatre ans ! Il en résulta qu'elle n'apprit jamais les usages de la cour de France. Elle ne savoit pas son monde, dit Tallemant, elle ne savoit point vivre à la mode de la Cour. Si elle sortait, elle sortait en carrosse, ayant soin de suivre l'habitude des femmes de qualité du temps qui était de se masquer. — Elle avait un superbe carrosse garni de velours rouge cramoisi brodé d'or avec impériale également de velours brodé et, pour l'attelage, des caparassons de chevaux de velours rouge cramoisi en broderie d'or et d'argent. — Tous les jours elle descendait voir Marie de Médicis, aux heures où elle savait la trouver seule, le plus souvent tard, le soir, au moment du coucher. Elles causaient entre elles, parfois du sujet qui eût dû nécessiter les entrevues régulières de la souveraine et de la dame d'atour, les toilettes ; principalement de tout et de chacun, surtout d'affaires et de choses d'Etat. La maladie, qui la prit de bonne heure, commença par rendre les visites en bas moins fréquentes. D'abord Léonora ne descendit que trois ou quatre fois par semaine, puis elle ne descendit plus et Marie de Médicis dut monter elle-même dans le petit appartement de la dame d'atour ; elle montait deux fois par semaine. Que faisait donc Léonora la journée entière dans ces pièces qu'elle ne quittait pas et à quoi employait-elle ses longs loisirs[23] ?

Elle y vivait en vieille femme dévote et maniaque. Servie seulement par deux domestiques, la femme du maître d'hôtel de Concini, Marie Brille, qui lui apprêtoit son manger et faisoit son bouillon, puis une Italienne, Marcelle, qui s'occupait de sa chambre, elle les faisait enrager toutes deux, étant prompte, difficile à servir et d'humeur fâcheuse. Le matin elle allait à la messe, et visitait les églises. Elle se confessait et communiait souvent, ayant pour directeur un carme déchaussé nommé le P. César. Rentrée chez elle, elle se faisait lire la Bible ou s'occupait à enfiler des perles, des chapelets, telles autres choses ; à prendre des bagues, à les manier, les retourner. Après quoi, elle jouait du guitaron et chantait en s'accompagnant de l'instrument : elle adorait la musique. Enfin elle s'occupait d'augmenter et de développer ses biens[24].

Un instant elle avait eu l'idée d'avoir des terres et des maisons. Mais son arrière-pensée étant de quitter un jour la France, elle se décida à ne posséder strictement que maison de ville et maison des champs. Nous ne parlons pas de la petite demeure qu'elle se fit octroyer, ou plutôt qu'elle fit donner à Concini au coin de la rue d'Autriche — la rue dans laquelle se trouvait la porte du Louvre — et le quai, modeste habitation prise sur le petit jardin du palais. Concini n'avait pas le droit de coucher au Louvre, l'appartement du second ne servant qu'à la dame d'atour ; le mari pouvait venir voir sa femme, mais il ne devait pas résider chez elle : afin qu'il n'eut pas trop à s'éloigner, Léonora lui avait fait avoir ce pied-à-terre que gardait le concierge Fabien Cosme, un Italien[25].

A Paris, pour posséder un logis à elle, en dehors du Louvre, elle loua à M. de Liancourt un hôtel situé rue de Tournon et appelé l'hôtel de Picquigny, puis elle l'acheta 14.000 écus. Prise, ensuite, de la fantaisie de construire, elle jeta bas la maison et chargea l'architecte et sculpteur italien Francesco Bordoni de lui bâtir une belle demeure. Nous n'avons pas de renseignements sur cet édifice. Nous savons qu'il contenait une chapelle et que les pièces étaient parées de riches peintures ou de sculptures. Elle n'y faisait pas de longs séjours ; quand la reine n'était pas à Paris elle y venait passer une semaine. Mais c'était là qu'elle offrait à la souveraine ses dîners, ses concerts, là qu'elle mettait les objets précieux qu'elle ne pouvait garder au Louvre, là qu'elle avait son coffre-fort. En 1616, à la suite de l'arrestation du prince de Condé, qu'on attribuait à Concini, les domestiques du prince, lequel habitait tout auprès, rue Neuve-Saint-Lambert, s'attroupant furieux devant l'hôtel jetèrent des pierres dans les vitres, puis s'excitant, ameutant la foule, envahirent la maison afin de la piller, enfoncèrent les portes au moyen de poutres empruntées aux chantiers du Luxembourg-, alors en construction, et saccagèrent ce logis où il y avait plus de deux cent mille écus de meubles ; ils allaient même le démolir lorsque quelques compagnies de gardes françaises arrivant opportunément arrêtèrent le désordre[26].

Léonora acheta à la campagne le domaine et le château de Lésigny au baron de Lésigny et à sa sœur madame de Réaux : prix de la terre et dépenses de construction, il lui en coûta plus de 100.000 écus. Elle devait encore moins jouir de cette terre que de l'hôtel de la rue de Tournon, sa charge la retenant trop étroitement à Paris. Elle négocia encore, mais sans y donner suite, l'acquisition de la terre de Chevry ; elle eut des pourparlers à propos de Luzarches et une histoire de deux maisons à Bordeaux[27].

Afin de conduire ces différentes affaires et surtout ses entreprises financières autrement compliquées et nombreuses — nous allons le voir dans un instant — il lui fallait un personnel. Autour d'elle gravitait un petit groupe de confidents, d'hommes de confiance retors qui lui rendaient les plus grands services. Son secrétaire d'abord. Elle en avait eu un pour commencer, insignifiant, M. Lecomte ; elle eut ensuite Raphaël Corbinelli, homme adroit, discret, rompu aux questions d'argent, qui, venu en France de bonne heure, en 1597, à quinze ans, avait été attaché à M. d'Attichy, intendant de Marie de Médicis, était passé après à Léonora et redeviendra secrétaire de la reine lorsque l'arrestation de la maréchale d'Ancre le laissera sans place. Puis, Louis Dolé, l'avocat général de Marie de Médicis, très influent auprès de la souveraine et des ministres, intelligent, remarquablement entendu en tous problèmes de procédure. Il y a des raisons de croire, si beaucoup de dessous de l'histoire n'échappaient pas aux investigations les plus minutieuses, que Dolé a joué en ce temps un rôle assurément plus important que les documents ne permettent de l'établir et qu'il n'a pas été étranger à l'étonnante fortune politique de Concini par ses négociations dissimulées, son jeu souple et double. C'était un homme d'expérience et très fort. Mais celui qui a joui auprès de Léonora de la confiance la plus absolue, celui dont elle était férue et qui a exercé sur elle l'influence la plus déterminante, c'est un petit abbé italien joueur de lyre ou de guitaron que son talent musical avait désigné à l'attention de la dame d'atour, André de Lizza, abbé de Livry[28].

Né dans le royaume de Naples vers 1579, André de Lizza était venu en France avec le cardinal du Perron, au service duquel il était demeuré six ans comme aumônier. Après ce temps, il se préparait à retourner en Italie, quand il fut recommandé fortuitement à Léonora à l'occasion d'une soirée que donnait celle-ci rue de Tournon et où il joua. Léonora fut si enthousiasmée de son jeu et de sa voix, qu'elle résolut de le garder près d'elle. Afin de le retenir en France, elle dut faire agir la reine qui insista, même commanda au jeune abbé de rester, et, sur une objection de celui-ci, écrivit au cardinal du Perron pour lui demander la permission de prendre son protégé. Finalement André fut attaché à la dame d'atour en qualité d'aumônier. On lui donna l'abbaye de Livry, on le fit abbé de Hautefontaine, en Champagne. Il disait la messe tous les matins, puis passait de longues, de très longues heures seul avec Léonora, quatre, cinq heures de suite, disaient les domestiques ; lui-même interrogé avouera qu'il demeurait en effet enfermé dans la chambre de la future maréchale jusqu'à onze heures et minuit le soir. Que faisaient-ils ensemble ? Il faut écarter tout soupçon injurieux. L'idée n'en est venue à personne, pas plus que personne n'a porté la moindre accusation au sujet de la conduite de Léonora Galigaï, en général. Les juges de la marquise d'Ancre questionnant l'abbé de Livry sur le sujet de leurs interminables conférences, André répondra que leurs discours étaient des affaires domestiques de la maréchale, du ménage de sa maison, de son argent, de son bâtiment de Lésigny, dont lui, André, avait la charge ; et qu'ils discouroient quelquefois de l'Italie où elle disoit qu'elle se vouloit retirer. Il est certain que, pleine de confiance à son égard, Léonora le consultait sur ses affaires, ses placements, le gouvernement de son monde. Mais il est certain aussi qu'il avait acquis une telle influence, un tel pouvoir sur elle, qu'il la séquestrait pour ainsi dire. On lui avait donné comme logement un petit appartement dans la maison de Concini, sur le quai ; il venoit tous les jours, soir et matin, en la chambre de ladite maréchale et ne se retiroit la nuit que lorsque l'on vouloit fermer les portes du Louvre. Le personnel et les amis finissaient par ne plus pouvoir être reçus sans sa permission, et ceux qui hantoient en ladite maison murmuroient grandement. Il devint tout-puissant ; il était l'objet de sollicitations ; des gens qui avoient affaire de la faveur de ladite maréchale s'adressoient à lui. Le médecin Alvarez, indigné, assurait même que Concini, le mari, avait dû lui escrire (à André) pour obtenir ce qu'il désiroit de sa femme ! André était si bien parvenu à éconduire tout le monde, qu'il s'était vu obligé, en dernière analyse, de faire le métier des domestiques qu'il avait écartés : Sur la fin, il servoit à la maréchale de secrétaire, de maître d'hôtel, de cuisinier, de toutes sortes d'officiers pour ce qu'elle les avait tous chassés. Or, au dire il est vrai de ces domestiques, André était un personnage plus que singulier. Quoique ecclésiastique, il se montrait esprit fort ; il se moquait des cérémonies religieuses ; il tournait en ridicule les jeûnes, les carêmes ; il aimait à aller dans les cuisines plaisanter avec les valets et les filles, dire des histoires crues et parler fort licencieusement. Un des familiers de Concini déclare qu'il produisait l'impression d'un personnage vicieux. C'est André de Lizza, l'homme le mieux au courant des faits et gestes de Léonora Galigaï, qui nous renseignera le plus exactement — grâce aux réponses qu'il fit aux juges en 1617 — sur la nature et le degré de l'influence dont jouissait la maréchale auprès de Marie de Médicis[29].

Cette influence fut extraordinaire. L'histoire s'est toujours demandé à quoi elle était due et elle répète un mot prêté à Léonora dans son procès, pour l'expliquer, mot méprisant d'âme basse et ingrate : J'ai eu le pouvoir qu'a une habile femme sur une balourde ! Ce mot n'a jamais été prononcé ! A la question posée, Léonora a réellement répondu : J'ai eu l'honneur d'être aimée de la reine pour l'avoir suivie dès sa jeunesse ; j'ai acquis sa bienveillance en la bien servant, comme j'ai fait, en me rendant très diligente à la suivre et faire ce qui estoit de sa volonté. André de Lizza confirmait cette explication : Enquis s'il sait d'où procédoit le grand pouvoir que ladite maréchale avoit sur ladite dame reine et s'il n'a point connu ou ouï dire qu'elle eût usé de sortilèges ou de quelques façons extraordinaires pour posséder l'esprit et la volonté de ladite dame reine mère, a répondu qu'il ne s'est jamais aperçu et n'a ouï dire qu'elle eût usé d'aucuns sortilèges, et croit que cela procédoit de la grande et longue familiarité qu'elle a eue avec ladite dame reine mère dès sa jeunesse et du grand soin qu'elle a eu d'elle. Mais il ajoutait : La maréchale a un esprit qui a beaucoup de pouvoir sur les esprits faibles : et c'est cette phrase qui a donné lieu au mot légendaire, l'expression balourde provenant d'un bruit qui courut alors que Léonora l'employait couramment lorsqu'elle parlait de Marie de Médicis[30]. Pour tous ceux qui approchaient Léonora, la raison d'être de l'influence de la maréchale était la même. Je crois, déclarait le secrétaire de Concini, Vincent Ludovisi, que le grand pouvoir que la maréchale a sur la reine mère procède de la longue créance et grande familiarité que ladite maréchale a eue dès l'âge de dix ou douze ans avec ladite dame reine. Amitié d'enfance, adroitement entretenue par un dévouement sans borne, un zèle de tous les instants et une obéissance passive ; affection émue, simulée ou non ; gaieté surtout, rendant les longues causeries agréables et nécessaires : Léonora était parvenue à créer entre elle et la reine un de ces accords qu'une longue habitude rend indestructible. Elle a été pour Marie de Médicis comme une ancienne domestique de confiance qui, à force de demi-familiarité, finit par faire partie de la famille ; à laquelle une vieille dame tient par-dessus tout et dont elle ne se sépare jamais, qui peut même provoquer des brouilles et des séparations de parents sans être menacée ni autrement compromise.

L'aveuglement de Marie de Médicis à l'égard de Léonora fut entier. Quoi que celle-ci fît et dît, la reine ne voyait que par ses yeux et n'agissait que dans son intérêt, donnant, à ceux qui étaient en mesure d'en juger, une impression fâcheuse d'imprudence, de légèreté d'esprit, d'absence de fermeté et de consistance. Le grand-duc de Toscane qui avait bâti de si beaux projets sur le mariage de sa nièce et rêvé de combinaisons politiques à réaliser dans cette alliance, constatant que la reine de France lui échappait sur les conseils de l'égoïste créature qu'était l'ingrate cameriera, écrivait à Marie avec une vivacité pleine de dépit, non exempte d'un sentiment de bourgeoise et un peu ridicule déception : Jusqu'ici vous n'avez paru vous intéresser qu'à la seule Léonora, comme si la fortune de cette femme de néant avoit été l'unique but de cette alliance cimentée au milieu des plus grands dangers, le fruit de tous mes travaux et que j'ai payée si cher de ma bourse ! Je pouvois vous faire duchesse de Bragance et vous reléguer dans un coin obscur du Portugal. J'ai sacrifié une partie de mes trésors sans penser à mes huit enfants ; et maintenant votre indolence et votre ingratitude ont changé tout en France, pour moi, au moment où j'espérois recueillir le fruit de mes sacrifices ![31]

Connaissant mieux que personne l'influence réelle qu'elle possédait sur la reine, Léonora s'appliqua, avec une insistance singulière, à affirmer autour d'elle la réalité de ce pouvoir, comme si celui-ci devait grandir de l'opinion que le public était invité à s'en faire. Le médecin Alvarez était frappé de l'entendre répéter en sa présence et en la présence de quelques femmes de la royne mère que personne n'avoit tant de pouvoir sur ladite dame royne qu'elle. M. Chalange, secrétaire du roi, disait : Madame Conchine a voulu que l'on sût qu'elle avoit tout crédit et qu'elle avoit de l'avantage pour obtenir tout ce qu'elle vouloit de la royne. Peu à peu, en effet, le monde fut convaincu qu'elle était l'influence prépondérante, la seule efficace, et chacun lui fit la cour. Quiconque vouloit obtenir de la royne mère quelque chose, affirmait son écuyer Desdiguières, il falloit qu'il s'adressât à elle. Pendant les trois premières années de la régence elle fut visitée par toutes sortes de personnes, princes, princesses, officiers du conseil et des cours souveraines. — On s'adressoit à la maréchale pour obtenir des bénéfices et charges, confirme de son côté Ludovisi, et quiconque obtenoit quelque grâce de la royne mère venoit remercier la maréchale. Louis XIII ne semblait-il pas reconnaître lui-même l'influence de la dame d'atour lorsque sollicité par sa nourrice d'intervenir auprès de la reine régente afin d'obtenir la vie d'une malheureuse femme condamnée à mort sur des conjectures, il répondait : Dites à la marquise d'Ancre, Doundoun, qu'elle dispose la roine, ma mère, à lui donner sa grâce ? et il avait bien l'occasion de connaître cette toute-puissance quand Léonora, gênée par le bruit qu'il faisait au-dessus d'elle en quelque jeu bruyant, l'envoyait prier de cesser, au dire, il est vrai suspect, de Saint-Simon[32] !

Les juges, plus tard, voulurent connaître exactement la portée de cette influence. Ils demandèrent à André de Lizza s'il ne savait pas que toutes les affaires concernant l'État, distributions des charges, dons et pensions, se fissent par l'avis et conseil de ladite maréchale. André répondit que oui et que l'on apportoit à Léonora Testât des pensions et que la dame royne ne faisoit, ni disposoit d'aucuns dons et gratifications sans l'avis de ladite maréchale. D'après l'abbé de Livry, la liste était longue de ceux qui devaient leurs places à l'intervention de Léonora ; rien que dans les maisons des souverains c'étaient : l'écuyer, M. de Mauny, le maître d'hôtel, M. d'Hocquincourt, l'intendant, M. Feydeau, le secrétaire, M. Aimeras, les contrôleurs Corbinelli, Francini et Zoccoli et, enfin, le plus illustre de tous, le grand aumônier d'Anne d'Autriche, Armand Jehan du Plessis de Richelieu, lequel ne se vante pas dans ses Mémoires de cette compromettante protection. La duchesse de Bar en arrivait à écrire à Léonora pour faire entrer quelqu'un dans le personnel de la reine. Lorsqu'il fut question de monter la maison du duc d'Orléans, le petit frère du roi, immédiatement l'évêque d'Angers, les présidents Miron, Chevalier et Jambeville s'empressèrent de s'adresser à Léonora afin d'obtenir l'office de chancelier de Monsieur, tellement ils semblaient bien informés de la porte à laquelle il était utile premièrement d'aller frapper. La dame d'atour déclara elle-même au médecin Alvarez, à l'arrivée d'Anne d'Autriche en France, qu'elle s'était fait donner la mission de constituer toutes les charges de la maison de la nouvelle princesse et de les attribuer[33].

Si l'action de Léonora s'exerçait ainsi d'une façon décisive dans des détails de nomination, que devait-elle être en ce qui concernait la politique elle-même, les affaires de l'État, les changements de ministère ? Sur ce point les réponses d'André de Lizza ne furent pas moins explicites.

C'est Léonora, d'après lui, qui eut la part prépondérante dans les négociations préliminaires de la paix de Loudun. Elle était informée de tout ce qui se passait par Dolé et transmettait ses manières de voir au moyen du secrétaire de Concini, Ludovisi : Il ne se résolvoit rien, dit l'abbé de Livry, que par son avis et elle se servoit du sieur Vincent (Ludovisi) secrétaire du maréchal qui portoit ses avis et paroles de bouche à la dame royne mère[34]. Les ministres ne pouvaient rien contre cette influence occulte ; quand ils protestaient ou résistaient, leur disgrâce ne se faisait pas attendre : Sillery et Villeroy l'apprirent à leurs dépens. Après avoir répété souvent à André qu'elle vouloit changer les principaux ministres et officiers de l'Etat pour mettre à leur place des gens de bien, se plaignant de M. le chancelier, de M. le commandeur (de Sillery), de son frère et de M. de Villeroy, qu'ils n'étoient pas de ses amis et qu'ils n'étoient pas bons serviteurs de la dame royne mère, particulièrement mondit sieur de Villeroy, Léonora finit par les faire chasser. Ceux qui les remplacèrent furent ses créatures : Barbin, qu'elle avait poussé et fait nommer successivement intendant et contrôleur ; Mangot, Richelieu, Du Vair, tous du reste excellemment choisis et gens remarquables, honorables, peut-être un peu contrariés au fond d'arriver au pouvoir grâce à une influence aussi fâcheuse. Elle écrivit deux fois à Du Vair, président au parlement d'Aix, pour lui offrir les sceaux, — et André ajoutait le bien savoir puisque c'était lui qui avait écrit les deux lettres en question sous la dictée de Léonora ; — elle lui envoya un homme de confiance de Barbin afin de le décider. Eh bien, que dit-on ? répétait-elle, les nominations faites, vous verrez que le conseil du roi ira beaucoup mieux depuis l'établissement de nos nouveaux ministres ! Elle ne craignait pas de révéler devant son écuyer, qui confirme ainsi le témoignage d'André de Lizza, qu'elle avoit établi les ministres. Pour un d'entre eux, au moins, le vénérable et honnête Du Vair, elle devait s'en repentir, car elle avouait à quelque temps de là : Vous voyez la peine que j'ai eue à l'établir, et cependant je ne saurois tirer de lui aucune courtoisie ; il est grandement méconnoissant du bien qu'il a reçu de moi. Les autres furent plus maniables. Elle fut seule à effectuer ces changements ministériels, sans la moindre participation de Concini. Les témoignages des personnages les mieux placés pour le savoir sont formels et concordants. André de Lizza affirme que Léonora agit dans cette circonstance de son propre mouvement et autorité ; qu'elle n'en écrivit rien au maréchal son mari et que celui-ci ne fut pas au courant. André devait être informé puisqu'il lisoit, ajoutait-il, toutes les lettres que Léonora recevoit dudit maréchal et escrivoit celles qu'elle lui mandoit. De son côté le secrétaire de Concini interrogé sur le même point répondait : que tout cela s'étoit fait par le vouloir de la maréchale d'Ancre et non dudit maréchal[35] et que ladite maréchale ne voulut pas que son mari en sût rien ! Elle était bien omnipotente. L'aventure qui arriva à M. Antoine Allory, bourgeois demeurant rue Saint-André des Arcs, montrera mieux que tout autre témoignage la situation exacte de Léonora Galigaï dans l'Etat par rapport à Marie de Médicis, aux ministres et aux particuliers. En octobre 1613 un M. Antoine Allory, seigneur de la Bornerie, s'était rendu adjudicataire du bail des cinq grosses fermes du royaume ; le bail avait été régulièrement adjugé au Louvre, en plein conseil du roi, présidé par la reine, laquelle à l'extinction de la chandelle avait, de sa propre bouche, attribué le bail en question à Allory pour 886.000 livres devant un nombreux public. Le lendemain matin M. Allory arrivait au Louvre accompagné de ses associés et cautions dont il avait donné les noms la veille au président Jeannin, contrôleur général des finances, afin de signer le bail au conseil des finances qui se tenait ce jour-là samedi, quand le président Jeannin lui fit dire que le conseil n'aurait pas lieu, que le roi partait pour Fontainebleau et que les ministres suivaient Sa Majesté. Le fermier se rendit à Fontainebleau et là le contrôleur des finances un peu embarrassé finit par lui avouer qu'il avoit pitié de lui, qu'on vouloit de force lui oster l'adjudication du bail et que la reine mère vouloit en faire gratifier un homme que la marquise d'Ancre lui avoit présenté. Le chancelier, qu'Allory très surpris alla voir aussitôt, s'écria en l'apercevant : Ah ! monsieur de la Bornerie, mon ami, je vois bien qu'on veut vous traiter mal et vous oster ce que nous vous avons adjugé. Mais il ne faut pas vous laisser faire ; il faut parler à la reine et employer vos amis ! Très contrarié, l'adjudicataire s'entendit avec M. de Guise afin de se faire présenter à Marie de Médicis, et, le mardi suivant, la souveraine sortant du palais pour aller se promener dans les jardins accompagnée de la princesse de Conti, de M, de Guise et de quelques personnes, gagnant la fontaine du Tibre et s'étant appuyée sur la balustrade, Allory s'approcha. Madame, dit le duc de Guise à la reine, voici un de nos amis qui me prie de le présenter à Votre Majesté ; je vous prie de l'ouïr ! Le fermier se mit à genoux ; la reine le fit relever aussitôt ; il expliqua brièvement l'objet de sa démarche : Voyez la marquise, répondit distraitement Marie de Médicis, et accordez cela avec elle ! M. Allory se rendit chez Léonora à qui, après avoir développé ses raisons, il insinua — devinant à qui il avait affaire — qu'il venoit pour apprendre de la marquise ce qu'elle pouvoit désirer. Léonora causa tranquillement du bail, de ce que les cinq grosses fermes pouvaient rapporter de bénéfice et évaluant ce bénéfice à 200.000 écus par an, Allory se récria : Certainement la marquise avait été mal informée ; les ministres avaient fait faire une enquête minutieuse aux quatre bureaux de Paris, Lyon, Amiens et Nantes, et avaient fixé la somme du bail en conséquence. Néanmoins, tout compte fait, il proposait à Léonora 40.000 écus pour ses épingles. Léonora fut indignée ! C'étoit se moquer d'elle, dit-elle, que de lui offrir un chiffre aussi dérisoire : et elle fit reconduire le malheureux financier. Allory vint à Paris causer avec ses associés sur ce qu'il y avait à résoudre, alla demander conseil à M. Jeannin et sur son avis se fit à nouveau introduire auprès de Marie de Médicis, cette fois par M. de Montbazon et dans la chambre de la souveraine. Aux explications qu'il donna, avouant qu'il avait offert à Léonora 10.000 écus, la reine lui répondit qu'elle verrait et qu'elle en parleroit à la marquise. Allory insista avec force que la justice qu'il poursuivoit importoit grandement à l'honneur du roi, à celui de son conseil et de la roine mère qui avoit prononcé l'adjudication. Marie de Médicis répéta qu'elle verroit, qu'elle parleroit à la marquise. Le jeudi suivant, Allory apprenait qu'on avait changé, d'autorité, dans le bail le nom de l'adjudicataire et mis à la place du sien celui de M. Pierre de la Sablière, commis d'un M. Giovannini. Hors de lui, il résolut d'avoir recours à toutes les voies légales afin de s'opposer à ce déni de justice. Il fit opposition au conseil du roi contre le bail frauduleux. Le chancelier lui avait même permis de paraître en personne à la séance afin que chacun connût l'injustice qui se faisoit et à laquelle lui, chancelier, ne pouvoit remédier. L'opposition fut signifiée au greffier, à Dolé, comme grand audiencier de France, au contrôleur du grand sceau et transmise à la Chambre des comptes pour vérification. Allory alla revoir Léonora. Avant d'entrer, causant avec le secrétaire de celle-ci, il apprit que Giovannini, son remplaçant favorisé, avait promis à la marquise 20.000 écus, plus 40.000 livres de pension annuelle pendant toute la durée du bail. Il se décida à offrir à la dame d'atour 12.000 écus comptant et 20.000 sur les bénéfices qu'il pourrait réaliser ; mais il était trop tard : ses propositions furent dédaigneusement écartées. Alors il jeta feu et flammes ; il se répandit en menaces furieuses ; il répéta qu'il donneroit un coup de pistolet en la teste de celui qui lui ostoit son bail, vu la justice qu'il y avoit et la despence qu'il avoit faite, ayant fait informer et voyager sur les lieux des bureaux pour cognoistre la valeur des fermes ! On fut un peu ennuyé autour de Marie de Médicis de tout ce bruit. Sur ordre supérieur le président Jeannin recommanda à Allory de tâcher de s'arranger avec Giovannini, d'accepter un dédit de 4.000 écus et de s'apaiser de sa poursuite. Allory refusa ; il voulait au moins la moitié du bail pour lui et sa compagnie et continuait à offrir de payer à la marquise 10.000 écus, plus la moitié de la pension consentie à la dame par Giovannini. Ces propositions ne furent pas acceptées. Alors il poursuivit ses oppositions. Celles-ci admises par la Chambre des comptes, un arrêt fut rendu et une délégation de la Cour, composée d'un président, du procureur général et du rapporteur de l'affaire, se rendit à Fontainebleau afin de le notifier au gouvernement. La reine répondit qu'elle commandait à la chambre d'enregistrer le bail tel qu'il avait été modifié, et un arrêt du conseil du 12 décembre 1613 en forme de jussion manda à la chambre de passer outre à la vérification du bail, nonobstant toute opposition contraire. Léonora Galigaï avait eu raison des ministres, d'une cour souveraine, du droit, de l'équité et de l'opinion[36] !

De cette influence qu'elle avait auprès de Marie de Médicis, Léonora s'est surtout servie, on le devine par cet incident, pour s'enrichir : ceci fut le but suprême, la raison d'être de sa conduite. Léonora, dit justement Michelet, n'a visé qu'à l'argent ! André de Lizza avouait que sa maîtresse avoit fait ce qu'elle avoit pu par ses conseils pour faire avoir à la reine une grande autorité afin qu'elle eût plus de pouvoir ou de moyen de s'enrichir. L'accusation, plus tard, se donnera comme tâche de montrer qu'estant venue en France destituée de tous moyens, la maréchale n'avait pu acquérir tant de biens que par des voies extraordinaires et illicites, tenant argent de tous partis et pots-de-vin des baux aux fermes du domaine du roi ; exerçant toutes sortes de corruptions. Ce fut une exploitation systématique dans des proportions surprenantes ; une mise en coupe réglée de toutes les administrations pour tirer le plus d'argent possible ; un véritable brigandage de grand chemin[37].

Il y eut peu de dons, proprement dits, de la main à la main provenant de la reine. Outre le traitement annuel et les gratifications obligatoires de sa dame d'atour, Marie de Médicis faisait à Léonora une pension de 4.000 écus. Elle lui donna pas mal de pierreries ; avec ce qui lui était venu par cette voie, ce qu'elle avait acheté, ce dont les uns et les autres lui avaient fait cadeau, Léonora estimait posséder pour 200.000 écus de bijoux. Lorsque la maison de la rue de Tournon fut pillée, Marie de Médicis consentit à octroyer à son amie 100.000 écus de dédommagement. A cela près, les dons directs sont rares[38]. C'est par des affaires que Léonora fit sa fortune. La maréchale lui a dit par plusieurs fois, déposait Vincent Ludovisi, que les deniers qu'elle recevoit ne procédoient point des libéralités de la roine mère, mais des affaires qu'elle faisoit avec son crédit et des avis qu'on lui donnoit. Le pot-de-vin fut le procédé souverain. Il ne s'est fait aucune affaire, quelle que petite qu'elle ait été, déclara le secrétaire des finances Germain Chalange, dont elle n'ait eu le tout ou partie, du moins son pot-de-vin. Personne ne pouvait obtenir une place importante, une concession, un bail, s'il ne payait Léonora. Pour les offices, soit de la maison du roi, de la reine, de messieurs les enfants de France, soit même de judicature et autres relevés, nul n'estoit pourvu qu'il ne payât tribut à la Galigaï. Le public finit par appeler le système, en gaussant, cracher au bassin et il s'en fit des risées publiques et libelles imprimés contre elle qui coururent tout le royaume[39].

Créer des offices nouveaux, dont elle aurait à toucher le produit de la vente, rechercher les mille moyens ingénieux de gratter dans les replis d'une organisation fiscale embrouillée pour en tirer profit exigeait la collaboration d'hommes habiles experts en ces questions. Léonora se servit de ce Germain Chalange, secrétaire des finances, de Dolé, de Feydeau, très souvent de son frère, qu'elle fit abbé de Marmoutier et archevêque de Tours, surtout de Vincent Ludovisi. Ludovisi était un Italien de Trévise qui, venu en France pour voir le pays en 1605, avait été placé comme secrétaire auprès de Concini par le maître d'hôtel de celui-ci. Ce fut lui qui géra la fortune de Léonora pendant plusieurs années jusqu'à ce qu'il se brouillât avec elle. Tous ensemble passèrent leur temps à chercher des idées susceptibles de procurer des fonds. Les hommes de finances de Marie de Médicis, MM. d'Argouges et d'Attichy, indignés des agissements de cette bande, plusieurs fois conférèrent ensemble pour imaginer un moyen d'avertir la reine de ce qu'on la surprenoit et abusoit de son nom pour tirer tant de deniers ; ils n'osèrent jamais[40]. Le nombre et la variété des affaires qui prêtèrent à un gain furent considérables. Voulait-on obtenir la survivance pour ses enfants de places qu'on occupait ? désirait-on avoir des rabais sur des baux ? il n'était que de payer Léonora. Léonora recevait pension du fermier général receveur des aides ; elle obligeait les receveurs des traites à composer avec elle avant d'obtenir leurs charges ; elle consentit à faire rétablir les offices des deux trésoriers de France dans chaque généralité moyennant 54.000 livres et fit marché, par-devant notaire, avec Chalange, qui paya immédiatement cette somme et s'arrangea pour la percevoir ; elle gagna 120.000 livres à faire rétablir deux offices de contrôleurs généraux des gabelles et greniers à sel de France ; 200.000 livres à faire exempter de poursuites et de restitution des élus, qui, dans certaines élections, percevant les impôts, réclamaient 5 sols là où ils avaient à prélever seulement 2 sols 6 deniers et empochaient la différence. Les fermiers des gabelles de Languedoc lui versèrent 120.000 livres pour avoir la faculté de prélever à leur profit 8 deniers pour livre des deniers extraordinaires imposés suivant ledit de décembre 1611. Lorsque au procès les magistrats voulurent tirer au clair toutes ces pratiques suspectes, ils énumérèrent quinze affaires diverses représentant un total de bénéfices de près de deux millions ! Que voulait dire que Léonora eût reçu de M. Duret 100.000 livres pour qu'on lui continuât le bail de l'ancien domaine de Navarre ? Pourquoi M. d'Argouges lui avait-il payé, en 1613, 83.000 livres ? et Barbin fait avancer par Feydeau 63 500 livres ? D'où venait que la maréchale eût eu à toucher de M. d'Hureau 100.000 livres ? de MM. Pillot et Garnier 30.000 ? de M. Jean de Lyon 104.000 ? de M. Martin de Bordeaux 30.000 ? de MM. Tartier et Joly 84.000 ? de M. Choisy de Caen 100.000 ? Pour quels objets précis toutes ces sommes avaient-elles donc été versées[41] ?

A ces questions Léonora, très embarrassée, répondit qu'elle ne se souvenait plus ; que ce n'était pas exact ; qu'il s'agissait d'affaires de la reine. Elle nia tout. Lorsqu'on la mettait au pied du mur et qu'on prouvait la concussion, elle s'en tirait en invoquant un don gracieux de Marie de Médicis. Sur l'affaire d'Antoine Allory, que nous venons de voir, elle dit que : bien étoit-elle souvenante qu'un nommé Giovannini lui avoit voulu donner huit mille escus pour les cinq grosses fermes ; qu'elle avoit refusé ; qu'enfin elle les avoit pris par la volonté de la dame royne mère. Elle avait d'abord commencé par nier énergiquement l'histoire, jurant que cela étoit la plus grande menterie que jamais eût été dite, que jamais elle n'avoit ouï parler de cette affaire ; qu'elle pensoit bien que le président Jeannin et Giovannini ne diroient point cela et que c'étoient toutes inventions qu'on faisoit faire pour lui faire du mal ! Elle répéta qu'elle n'avoit jamais pris d'argent que ladite dame royne ne le lui eût permis. Les juges conclurent qu'en somme elle avoit disposé des finances du roi comme des siennes propres et pour payer ses affaires personnelles[42].

Que fit-elle de tout cet argent ? Le garda-t-elle précieusement dans ce grand coffre-fort de la maison de la rue de Tournon dont elle conservait la clé sur elle ? Elle le plaça et en femme prudente qui savait l'instabilité d'une fortune venue par des moyens suspects, puis qui attendait toujours le moment de se retirer au delà des monts, provision faite, pour v jouir paisiblement du produit de ses rapines, elle le fit secrètement passer à l'étranger. Elle avait pour banquier les Lumagne, la grande maison de Lyon. Par eux, elle expédia son bien à Anvers, à Cologne, à Francfort, surtout en Italie. Il fut avéré que les banquiers Doni, de Rome, et Renuccini, de Florence, avaient reçu en dépôt sous son nom plus de 225.000 écus, — 675.000 livres. — Elle plaça sur les Monts-de-Piété — excellente opération qui rapportait du denier 20 — jusqu'à 200.000 écus : elle l'avoua. La banque du grand-duc de Florence avait à elle, en 1617, 200.000 écus. Elle fit aussi des affaires en France, acheta des rentes à M. de Guise, négocia avec la comtesse de Soissons, le maréchal de Souvré, la princesse de Conti. Elle jugeait que ce qui lui restait de ce côté-ci des Alpes pouvait s'élever à la valeur de 100.000 écus. Le Parlement de Paris ayant, avec sa condamnation, prononcé la confiscation de tous ses biens, ce fut une complication, plus tard, que de ravoir l'argent déposé en Italie, les gouvernements de la péninsule objectant aux demandes formulées dans ce sens que les biens de coupables appartenaient à celui dans le territoire duquel ils se trouvaient ; ou bien que les sentences des tribunaux français n'étant pas exécutoires en Italie, les Concini pouvaient être considérés comme morts intestats, ce qui faisait revenir leur fortune à leurs parents et à leur souverain[43].

Il n'y eut pas que de l'argent envoyé à l'étranger, il y eut aussi de nombreuses caisses mystérieuses d'objets. Lumagne avoua qu'il avait, au compte de la dame d'atour, transporté des ballots et colis à Amsterdam afin qu'ils fussent transportés à Livourne par mer. Que contenaient ces ballots ? L'acquit de la douane portait simplement la mention : ustensiles de cuisine !

Spéculations, pots-de-vin, il n'y eut pas que ces procédés d'employés pour développer une fortune aussi considérable. Au procès on parla de vols caractérisés et d'escroqueries ! Antonin Mesnillet, tapissier ordinaire et garde-meuble du roi, vint se plaindre qu'une fois il était revenu de Louvain avec son confrère Marcellot pour offrir au roi Henri IV et à Marie de Médicis des tapisseries de Lorraine qu'il avait achetées en Flandre. Ces tapisseries portées au Louvre et étalées n'avaient pas plu à Leurs Majestés et il s'agissait de les remporter, lorsque Léonora notifia qu'elle ne laisserait rien enlever si on ne lui donnait au préalable une de ces tentures, représentant l'histoire de saint Paul. Mesnillet et Marcellot furent obligés de se laisser rançonner. Du reste, ajoutait le premier, il avait déjà eu l'occasion de vendre à la même dame neuf pièces de tapisserie de l'histoire de Lucrèce, haute lisse de soie, or et argent, du prix de 24.000 livres : Léonora lui avait payé 17.000 livres, puis fait dire qu'elle n'ajouterait rien de plus. Gomme si ces questions de tapisserie eussent eu le privilège de provoquer des indélicatesses de Léonora, à leur tour Decomans et La Planche, entrepreneurs de la manufacture des tapisseries de ce royaume, vinrent déposer que la dame d'atour leur avait offert de s'entremettre pour obtenir de la reine qu'elle leur payât certaine pension de 9.000 écus promis par la souveraine, à condition qu'ils fissent cadeau à Léonora d'une tapisserie représentant l'histoire de Salomon ; les tapissiers avaient fait leur cadeau : ils n'avaient rien vu de leur pension ; on les avait escroqués[44]. Les juges, questionnant Léonora, parlèrent encore de certain livre d'heures de Catherine de Médicis, curieux petit livre plein de miniatures remarquables, donnant les portraits des princes et princesses de France du x\f siècle et que nous avons conservé, livre d'heures qui avait été vu entre les mains du roi et de la reine, puis avait disparu : tout le monde disait que la dame d'atour seule savait où était le précieux volume. Léonora nia[45]. On lui soumit nombre de lettres d'elle compromettantes sur beaucoup d'affaires plus que louches ; elle nia si énergiquement leur authenticité qu'on en vient à se demander si elle n'a pas été victime de faux. En ce qui concerne au moins Concini, le fait n'est pas douteux, le mari ayant bien des fois contrefait la signature de sa femme pour lui voler de l'argent !

Or cette femme d'affaires, si active, si intéressée, cette personne qui tenait une telle place dissimulée dans l'Etat, cette dame d'atour dont l'influence mystérieuse s'étendait sur tout, contrôlait tout, réglementait tout, n'était qu'une malade, misérablement torturée tous les jours d'une affreuse affection inguérissable la clouant des heures entières sur son lit où elle hurlait et se contorsionnait : l'hystérie ! Léonora a été hystérique à un très haut degré ! Les symptômes ne sauraient laisser aucun doute : les domestiques la trouvaient dans sa chambre, assise sur une chaise, toute courbée à la renverse, tellement malade qu'elle ne pouvoit parler : il lui semblait qu'une boule la travailloit de telle façon que le mal montoit à la gorge pour l'étrangler ; elle était prise de frénézies, et c'est parce qu'elle était frénétique de son mal, que les attaques la prenaient partout et à n'importe quel moment qu'elle évitait de paraître en public. Une chose l'affectait surtout, qu'on la regardât fixement : elle éprouvait un malaise tel qu'elle croyait que les gens voulaient l'ensorceler. Elle devint d'humeur fâcheuse et mélancolique. Elle se plaignait de sa gorge, disant qu'elle était enflée. Pendant son procès elle supplia la cour de considérer son infirmité, estant enflée et en danger de s'hydropiser ; qu'elle estoit toujours en fièvre, ce qu'elle nous a dit avec larmes. Elle parlait de maux qu'elle avoit soit de teste, d'estomac ou de jambe. Pendant quelque temps on la crut folle. Une de ses femmes de chambre lavait vue, la nuit, aller toute nue par sa chambre, portant de petites chandelles allumées. On craignit sérieusement pour sa vie ; certain soir on la trouvait moribonde, mais le lendemain matin elle se promenoit aux Tuileries. La maladie qui l'avait prise de très bonne heure, dès presque son arrivée en France, en 1601, ne devait jamais la quitter[46].

Les médecins n'y comprirent rien. On essaya de tout. Sur les conseils de Marescot et Duret, deux femmes nourrices lui donnèrent à téter ; puis elle se mil au lait de chèvre, mais sans plus de succès. Elle changea d'air, allant passer quelques jours à Chaillot dans une maison de la reine, louant rue de Tournon l'hôtel que l'on sait, achetant Lésigny. Après avoir épuisé la science des médecins français, elle voulut avoir recours à des praticiens juifs, convaincue qu'ils étaient plus habiles. Le parfumeur de Marie de Médicis, Emmanuel Maren, qui avait longtemps résidé en Portugal, la mit en relation avec deux juifs portugais, Montalto, Alvarez. Alvarez reçut le titre de médecin ordinaire de la reine et eut la mission de soigner Léonora. Il ne tarda pas à se persuader que sa malade était insensée ; elle criait que tout le monde voulait l'ensorceler ; elle chassait ceux qui rapprochaient et mit à la porte son nouveau médecin trois fois. Un jour qu elle assurait qu'Alvarez pouvait la guérir mais ne le voulait pas, Concini qui était présent suivit le médecin dans l'antichambre et le prenant à la gorge, lui déclara, en fureur, que si dans cinq jours il n'avait pas guéri la marquise, il le tuerait ; l'autre, épouvanté, balbutiait que Concini n'avait pas le droit de lui parler de la sorte ; l'Italien tira un poignard et renouvela la menace, ajoutant qu'il le jetterait dans les fossés du Louvre. Le malheureux médecin rentra chez lui malade, se mit au lit et quatre de ses confrères, MM. Petit, Duret, Piètre et Seguin, vinrent en consultation. Le soir de ce même jour, sur les neuf heures, Concini entra furibond dans sa chambre où se trouvaient madame Alvarez, ses sept enfants et une dame de ses amies. Il tenait un poignard sous son manteau. Affolée, madame Alvarez se jeta aux genoux de Concini, le suppliant de ne pas tuer son mari et d'avoir pitié d'elle ainsi que de ses sept petits enfants. Le marquis d'Ancre se répandit en imprécations et notifia qu'il fallait que le médecin se levât le lendemain matin dès l'aurore pour venir guérir sa femme, sinon lui, Concini, avait assez de crédit et de pouvoir pour le retrouver partout et l'en faire repentir. Deux jours après, Alvarez se levait afin de venir assister à une consultation auprès de Léonora, mais un des médecins présents, M. Duret, lui dit qu'il avait si mauvaise mine qu'il ferait beaucoup mieux d'aller se coucher. A quelque temps de là Léonora lui demanda pardon de la scène qui avait eu lieu et le pria de vouloir bien lui continuer ses soins. Il ne laissa pas, dans la suite, d'être encore chassé deux fois[47].

Montalto eut plus de succès. C'est en venant de Flandre pour aller en Italie que, passant par Paris, il fut présenté à la dame d'atour. Il prescrivit un régime assez simple : la diète, — jeûne et abstinence, — le calme et la solitude complète, l'éloignement du mari pendant quarante jours, quelques médecines ordinaires prises trois ou quatre fois par semaine, puis des prières et des aumônes. Il résulta du traitement une amélioration sensible. Enchantée, Léonora voulut garder le médecin près d'elle : malheureusement c'était le moment où des mesures d'expulsion contre les juifs étaient renouvelées par le gouvernement. Montalto dut s'en aller : il se retira en Italie. Quelques années après, Léonora, retombée, l'envoya chercher à Venise, le fît nommer médecin de la reine avec la permission du pape et ne put plus se passer de lui. C'était un causeur aimable, instruit, philosophe, un très galant homme, disait la dame d'atour ; en demeurant longtemps avec elle et en cherchant à la faire vivre dans l'isolement, il ameuta tout le personnel contre lui. Lorsqu'il mourut en 1616, la maréchale le pleura et regretta avec des façons extraordinaires et passions violentes et disoit qu'elle avoit perdu sa vie, qu'elle aimeroit mieux avoir perdu tout son bien, voire ses deux enfants ; qu'elle ne vivroit pas six mois après sa mort ; qu'elle voudroit avoir donné cent mille escus pour en trouver un autre qui en sût autant que lui, et semblables exagérations[48] !

Elle ne trouva pas cet autre. Elle tenta n'importe quoi, même des charlatans. On lui fit venir de Normandie certain maréchal ferrant qui se vantoit de guérir les fièvres quartes ; il échoua et pour se tirer d'affaire assura à Léonora qu'elle estoit ensorcelée puisqu'il ne la pouvoit guérir, vu qu'il en avoit guéri tant d'autres ![49]

Très sérieusement alors, Léonora se crut ensorcelée. Au fond, elle en était convaincue depuis le premier jour. Devant l'impuissance des médecins elle s'adressa à Dieu, afin d'avoir raison du diable ; elle alla à l'église ; elle fit dire des messes partout, aux Cordeliers, aux Carmes, aux Augustins ; elle eut ridée d'aller faire un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, mais c'était trop loin : elle se contenta de se rendre aux Bonshommes et à Chartres ; elle fit venir d'Italie, la sainte religieuse de Sienne, la Passitea, à qui Marie de Médicis, jeune fille, avait eu affaire. La Passitea multiplia ses prières, un mieux se produisit, puis une rechute suivit[50]. Il existait au couvent de Saint-Nicolas de Nancy des religieux ambrosiens dont les prières avaient la réputation d'être plus particulièrement efficaces : le cardinal de Lorraine s'en était très bien trouvé. Marie de Médicis proposa à son amie de les faire venir et M. de Champvallon alla les prendre. Ils devaient rester à Paris deux mois et ne servir qu'à compromettre Léonora par leurs façons inattendues de prier. Ils allaient chercher des reliques au couvent de Saint-Victor, les mettaient dans la chambre de Léonora sur une nappe blanche avec deux cierges allumés, deux flambeaux de cire blanche, les portaient au couvent des Augustins à la chapelle des Spifames et faisaient des neuvaines. Ils chargèrent Concini d'aller demander au curé de Saint-Sulpice l'autorisation de venir avec la malade, le soir, à sept heures, dans son église, toutes les portes étant fermées et personne n'étant autorisé à demeurer ; ils restaient là trois heures. Un peu intrigué, le sacristain de Saint-Sulpice, Marin Poret, voulant savoir ce qui se passait, parvint à pénétrer, quoique Concini gardât la porte, et aperçut derrière le maître-autel Léonora toute décoiffée, les cheveux pendants, à genoux devant le Saint-Sacrement, tandis qu'un des religieux était assis à côté de l'autel et que l'autre lisait à haute voix. Cela dura Jeux heures. Poret surpris questionna le curé, M. Lemarie, qui lui dit que c'étoit à bonne fin : Concini lui ayant expliqué que sa femme était atteinte de frénésie et que voulant faire des prières aux heures où le public n'était pas là, afin de ne pas attirer l'attention et d'éviter au monde le spectacle des crises, le ménage et les religieux venaient à des heures un peu indues[51]. Les scènes qui se passèrent à la chapelle des Spifames du couvent des Augustins furent encore plus étranges. Le confesseur de Léonora, le P. Roger Girard, augustin, avait obtenu de son prieur que les Concini pussent venir dans l'église du couvent faire des prières, les portes fermées ; pour plus de sûreté les séances se passant encore derrière le maître-autel, on fit entourer celui-ci d'ais de bois par un menuisier. Aucun religieux ne devait approcher et la communauté disait ses offices dans le chapitre. Tantôt les Concini venaient le matin à sept heures, jusqu'à dix, onze heures ; tantôt ils venaient la nuit ; ils descendaient de leur carrosse à la petite porte du cloître et renvoyaient le cocher. Les religieux augustins, non moins intrigués que le sacristain de Saint-Sulpice, avaient seulement remarqué que les Ambrosiens étaient hideux de visage au possible, et qu'ils avaient demandé toutes les étoles de la maison. Un soir, le frère Ambroise, sous-secrétaire, n'y tenant plus, trouva le moyen, sous prétexte de sonner matines, de s'enfermer dans le clocher d'où il assista, la nuit, à la scène. Il vit qu'on couchait Léonora sur des coussins en l'enveloppant d'étoles ; elle paraissait débile ; les Ambrosiens revêtaient des étoles, puis prenaient des livres, faisaient plusieurs oraisons mentales ; il entendit ensuite des cris épouvantables, Léonora hurlant, les Ambrosiens chantant. Le couvent entier fut convaincu qu'il y avait là de la magie et de la sorcellerie. Les juges curieux, plus tard, demanderont même si les Concini n'apportaient pas un coq afin de le tuer, mais personne ne sera en mesure de les renseigner sur ce point essentiel. Léonora eut beau expliquer aux magistrats qu'il ne s'agissait que d'exorcismes et de petites liturgies spéciales à l'Italie ; que ses cris provenaient de ses souffrances, que toute cette chanson de moines n'étoit que sottises, et qu'elle n'avoit fait autre chose que prières, on ne voulut pas la croire[52] ! Elle était sorcière !

Sorcière ! C'était la terrible accusation qui devait la faire envoyer à la mort ! Avec les scènes suspectes du couvent des Augustins, les imprudences de Montalto constituèrent le principal argument de l'accusation.

Montalto, esprit curieux et avisé, s'était préoccupé de rechercher dans certains livres hébreux les symptômes et les remèdes de la maladie de sa cliente. Il n'était pas satisfait de son traitement qu'il n'estimait pas suffisamment efficace. Il s'aboucha avec un de ses anciens coreligionnaires converti, Philippe Daquin, qui savait l'hébreu et l'avait étudié en compagnie du savant M. Gaulmin de la Guyonnière, lieutenant criminel de Moulins ; ensemble ils travaillèrent : ils empruntèrent des livres à la bibliothèque du roi et, en effet, relevèrent des recettes belles et rares, que Montalto faisait copier audit Daquin. Hélas ! on devait en 1617 mettre la main sur trois de ces livres hébreux dans la maison de Léonora : l'un, un fort petit volume, couvert de veau violet ; l'autre environ in-octavo, couvert de basane rouge ; l'autre, in-quarto, couvert de basane rouge usée : l'Arbaah Turim quatuor ordines du rabbi Jakob ben Ascher, la Synagoga judaica de Johann Buxtorf. Les juges échafaudèrent sur ces éléments le complot de magie[53]. Il fallait que Montalto eût été magicien ! On questionna un Aragonais, Alonzo Lopez, ancien agent et négociant les affaires des Morisques et qui avait été intime avec lui. Lopez répondit que si Montalto était magicien il n'en avait rien su, ledit Montalto ayant été si secret qu'il ne parloit que fort particulièrement et ne faisoit paroître aucune de ses actions à qui que ce fût ! Un autre médecin aragonais, Charles Garcia, avoua assez confusément que Montalto avait recherché des magiciens habiles, qu'il lui avait demandé, à lui Garcia, s'il n'en connaissait pas et que quelque temps après, le rencontrant rue Dauphine, Montalto lui avait dit avoir trouvé son affaire dans un certain Alonzo Lopez, More de nation. En réalité, aux yeux de la domesticité de Léonora, le juif portugais était grand magicien parce qu'il se servoit de caractères en lettres hébraïques, qu'il faisoit des choses extraordinaires, admirables, et qu'il usoit de l'astrologie judiciaire pour prédire l'avenir. Ce n'étaient là que des on dit. Lorsqu'on l'interrogea, Léonora nia que son médecin lui eût jamais parlé de magie. Peut-être Concini n'était-il pas si éloigné de croire que les études qu'entreprenait Montalto dans les livres hébreux devaient fatalement le conduire à demander à la Kabbale les moyens magiques de guérir le mal de Léonora, car, le savant médecin mort, il proposa à Daquin de continuer avec lui la lecture des textes hébraïques afin de trouver le remède nécessaire à la marquise, ajoutant qu'il savoit fort bien que les juifs, par vertu de cette science que l'on appeloit Kabbale, ou magie, pouvoient guérir les malades et avoient puissance d'apaiser les fureurs du démon qui travaille et tourmente un homme. Daquin était hésitant. Un jour qu'une violente crise tordait Léonora, à la renverse sur sa chaise, Concini s'essaya. Il pria Daquin de lire tout haut des psaumes en hébreu, puis croyant s'apercevoir que sa femme montrait du doigt un objet dans la ruelle du lit, il alla prendre le crucifix qui était sur les courtines, ainsi que le vase de nuit placé sous le châlit et les transporta dans la chambre à côté. Cela fait, il fit laver les mains à Daquin, qui n'y comprenait rien, et lui donna à lire un morceau de parchemin laissé par Montalto et sur lequel il y avait des caractères hébreux : Daquin ne déchiffra pas. En attendant, Léonora n'éprouvait aucune amélioration. Le juif, inquiet de la tournure que prenait la scène, pria Concini de le dispenser de continuer, reçut dix pistoles pour la peine et s'en alla, résolu à ne pas recommencer[54].

En somme tous ces détails ne signifiaient pas grand'chose. Les juges en seront réduits à se rabattre sur des histoires un peu fantastiques rapportées par des témoins pleins d'imagination. L'un d'eux, Louis Dubois — qui prit part en 1616 au pillage de la maison de la rue de Tournon, — assurera avoir vu dans une galerie située au haut de l'hôtel des Concini et toute garnie d'armoires, une bière, en bois doré, recouverte d'un drap de velours noir, la partie supérieure de la bière fermée par une plaque de verre sur laquelle était étendu un linge grand comme un mouchoir, et, tout autour, quatre chandeliers de bois doré portant des cierges blancs. Il avait regardé à travers la plaque et aperçu un homme couché tout de son long, les jambes l'une sur l'autre, la barbe et les cheveux noirs : ne sait si ce qu'il voyoit étoit cire, chair ou autre matière. La galerie en question étant fermée par trois grandes barres de fer, Dubois était entré dans la pièce par une fenêtre, à l'aide d'une gouttière qui est près de la tuile[55]. — On trouvera dans le logis de Léonora : des parchemins portant des caractères ronds, autour de lettres hébraïques ; des boulettes de cire de la grosseur d'une grosse teste d'épingle ; une petite boîte de sapin en forme de losange, dans laquelle il y avoit trois rondeaux de velours à fond brodé d'argent et un autre en forme de cœur, lesquels, ayant été ouverts, offriront aux yeux étonnés des magistrats des morceaux d'Agnus Dei, des feuilles d'olivier, de palme, un morceau d'encens, un morceau de crêpe. En vain André de Lizza s'efforcera d'expliquer qu'en Italie on porte des feuilles d'olivier et de palmier bénites, avec des Agnus Dei, pour se garantir du tonnerre ; on n'écoutera pas son explication. En réalité Léonora n'a jamais fait de sorcellerie. Le médecin Alvarez, qui l'avait bien connue, l'affirmait énergiquement ; Léonora niait avec indignation les accusations ridicules articulées contre elle disant : s'il estoit possible qu'on inventât tant de méchancetés ! répétant : que Dieu la punît, si elle savoit ce que c'étoit que ces histoires de boulettes de cire ; qu'elle voudroit plutôt mourir que de voir une telle chose que cette affaire de cercueil ! Malgré l'animosité violente qu'elle avait provoquée, le public ne fut pas dupe du prétexte de magie invoqué : on n'a jamais cru qu'elle fût sorcière, dit Bassompierre, et n'y en a eu aucune apparence ![56]

Ce sont les prévarications, les concussions, et les abus de son pouvoir occulte qui, au fond, ont causé en 1617 la condamnation de l'amie de Marie de Médicis. Si les juges ne dirent pas trop ouvertement leurs véritables raisons et mirent même quelque réserve prudente dans leurs interrogatoires, c'est que derrière l'amie de la reine ils atteignaient plus haut et plus loin. Nous verrons bientôt pourquoi.

 

 

 



[1] C'est Saint-Simon surtout qui blâme cette amitié : Il n'est pas aisé, dit-il, de justifier Henri IV de l'amitié et de la confiance qu'il prit pour madame de Guise. On ne voit aucune raison, aucune cause de cette amitié (Saint-Simon, Parallèle des trois premiers rois Bourbons, p. 120 et 381). En réalité Sully explique la raison de cette sympathie dans une lettre à Marie de Médicis (Sully, Économies royales, II, 286). C'est celle que nous venons de dire.

[2] Les ambassadeurs étrangers A. Badoer (dans N. Barozzi, Relazioni, II, I, 113), Gussoni et Nani (Ibid., I, 483), Priuli (Ibid., I, 209) attribuent l'intimité de Marie de Médicis avec madame de Guise à des raisons politiques ; ils disent que la reine ménage la maison de Guise pour éviter les troubles et, en cas de minorité, de régence, avoir un contrepoids à l'égard des princes du sang. Ce sont là des intentions bien compliquées pour la reine. Madame de Guise avait été dame d'honneur de Louise de Lorraine (Bibl. nat., nouv. acq. fr. 9 175. fol. 405 r°). Le public jasait de sa conduite passée (Extrait de l'inventaire qui s'est trouvé dans les coffres de M. le chevalier de Guise, 1615 ; dans E. Fournier, Variétés hist. et litt., V, 153). Sur son appartement au Louvre, voir Bassompierre (Mém., I, 325) et ses fêtes à l'hôtel de la rue de Grenelle, Pontchartrain (Mém., éd. Michaud, p. 308), la princesse de Conti (Hist. des amours de Henri IV, 1664, p. 35).

[3] Richelieu, Mém., I, 16. Il y eut quelquefois des scènes entre les deux amies ; notamment une fois où le fils de la douairière, le chevalier de Guise, avait tué un gentilhomme rue Saint-Honoré en 1613. Marie de Médicis voulait sévir. Madame de Guise défendait vivement le chevalier : Elle en vint aux grosses paroles et s'emporta tellement que la marquise de Guercheville l'avertissant de prendre garde à ce qu'elle disoit et que la roine estoit sa maîtresse aussi bien que des autres la mit en plus de furie que devant ; elle lui répondit une chose qui fut fort remarquée comme sentant la Ligue : qu'elle n'avoit point d'autre maîtresse que la Vierge Marie ! (Fontenay-Mareuil, Mém., p. 65). Louis XIII lui fit plus tard une pension de 20.000 livres (N. Rémond, Sommaire traité du revenu et despense des finances de France, dans E. Fournier, op. cit., VI, 127).

[4] Comme d'ailleurs celle de beaucoup de femmes en vue de son temps (voir Guil. Colletet, le Roman satyrique, 1624, in-12° ; le Recueil dit de Maurepas, Leyde, 1865, I, 36 ; Tallemant, Historiettes, I, 78). Les contemporains s'accordent sur son entrain et sa gaieté (Herbert de Cherbury, Mém., p. 156 ; madame de Motteville, Mém., éd. de 1723, I, 16 ; Héroard, Journal, I, 97). On sait qu'elle a écrit. Tallemant lui attribue les Aventures de la cour de Perse, où sous des noms estrangers sont racontées plusieurs histoires d'amour et de guerre arrivées de notre temps (Paris, N. de Lavigne, 1629, in-8°). — Les Amours du Grand Alcandre (Paris, 1652, in-4°), réimprimées en 1664 sous leur vrai titre Histoire des amours de Henri IV, sont généralement considérées comme étant d'elle. Paulin Pâris a contesté cette attribution (Bulletin du Bibliophile, juin 1852, Xe série, p. 815). Son opinion n'a pas prévalu. Ranke est très sceptique sur la valeur historique du livre (Ranke, Hist. de France, Paris, 1854, II, 248). Il est certain qu'il faut s'en servir avec précaution ; mais il contient néanmoins beaucoup de renseignements très précis, confirmés souvent par ailleurs et qu'on ne peut négliger.

[5] Le mariage de mademoiselle de Guise avec le prince de Conti fut assez mal vu de la famille, sauf du roi (nous avons le contrat de mariage : Contrat de mariage de François de Bourbon, prince de Conti, et Louise-Marguerite de Lorraine, fille d'Henri Ier de Lorraine, duc de Guise, Bibl. nat., ms. Dupuy 98. fol. 224). Le prince de Conti étoit si bègue, dit Richelieu (Mém., I, 21, 72), qu'il étoit quasi muet et n'avoit pas plus de sens que de parole. Il mourut le 13 août 1614 (Mercure français, 1614, p. 497). Sur ses biens, voir : Estat du revenu du domaine de Son Altesse François de Bourbon, prince de Conti (Bibl. nat., ms. Dupuy 406. fol. 87). On assure qu'il y eut un mariage secret entre Bassompierre et la princesse de Conti qui aurait eu un fils naturel du beau gentilhomme, fils qui s'appela M. de la Tour (Lettres missives, VII, 603, note). La princesse, pour qui Henri IV eut beaucoup de complaisances (N. Valois, Inventaire des arrêts du Conseil d'État, II, 325, 333, 413, 644), vendit plus tard à Louis XIII une partie de ses terres (Bibl. nat., ms. Dupuy 96, fol. 307).

[6] Tous les détails que nous donnons sur madame de Montpensier dans ses rapports avec Marie de Médicis résultent des lettres de celle-ci (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 87, fol. 149 r°, 349 r°, 310 r°). M. de Montpensier, esprit faible et borné, fut un peu compromis dans la conspiration de Biron. Sa femme était fille de ce Henri de Joyeuse qui, vieux, se fit capucin et mourut en 1608. Le frère, le cardinal de Joyeuse, archevêque de Rouen, a été un personnage important (Aubery, l'Histoire du cardinal duc de Joyeuse, Paris, R. Denain, 1634, in-4°).

[7] Sur la mort de mademoiselle de Montpensier voir Louise Bourgeois, Fidèle relation de l'accouchement, maladie et ouverture du corps de feue Madame (s. l. n. d.), in-8°. Cf. pour ce qui précède : Mém. de mademoiselle de Montpensier, Paris, 1728, in-12°, t. I, p. 2. Le duc de Montpensier souffrit quatorze ans de sa blessure reçue à la mâchoire inférieure ; le pus coulait, le malade était devenu sec et maigre (J.-A. de Thou, op. cit., X, 230). La façon dont Marie de Médicis, en annonçant la mort du premier duc d'Orléans, demande en mariage mademoiselle de Montpensier pour son autre fils, trois jours après le décès du prince, indique bien le genre et la nature de ses préoccupations (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 88, fol. 2-1 r°).

[8] André du Chesne s'est occupé des origines de la maison de la Châtre (Bibl. nat., ms. Dupuy 637, fol. 41, et Mémoire de tous les titres concernant la maison de la Chastre, fol. 43). Il n'y a pas de doute sur le motif qui fit chasser madame de la Châtre de la Cour, Henri IV ayant donné la raison lui-même à madame de Verneuil (Lettres missives, VIII, 143).

[9] Toutes ces indications sont fournies par les lettres de Marie de Médicis (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 80, fol. 65 r° ; 87, fol. 98 r°, 173 v°, 283 v° ; 88, fol. 11 v°, 217 v°, etc.). M. de la Châtre mourut en décembre 1614, âgé de quatre-vingt-huit ans (Beauvais-Nangis, Mém., éd. Monmerqué, p. 133 ; Pontchartrain, Mém., éd. Michaud, p. 338 ; Arnauld d'Andilly, Journal, éd. Halphen, p. 20 ; Mercure français, 1615, p. 428). On lui lit de belles funérailles (Bibl. nat., ms. Dupuy 324, fol. 261). Il a laissé quelques écrits (Divers discours et autres mémoires et avis de M. Claude de la Châtre, mareschal de France, 1556-1594. Bibl. nat., nouv. acq. fr. 7 114) ; Baudouin-Lalondre, le Maréchal Claude de la Chastre. Lettres inédites, Bourges, 1895, in-8°.

[10] Bassompierre avait la réputation, justifiée par ses Mémoires, de trop parler de ses bonnes fortunes (les Contrevérités de la Cour, dans E. Fournier, Variétés hist. et litt., IV, 338). C'était certainement un des plus beaux hommes de son temps, ce qui explique ses succès (voir l'intéressante médaille anonyme qui le représente : F. Mazerolle, les Médailleurs français, II, 171, III, pl. 41). Il a écrit un traité afin de montrer que l'amour est la plus forte et la plus puissante passion de toutes les passions (Bibl. nat., ms. fr. 19 196, fol. 191 v° et suiv.). Le croyant très influent, les seigneurs s'adressaient à lui pour des recommandations auprès de la reine. Il promettait de parler et ne disait rien (Beauvais-Nangis, Mém., 143).

[11] Bassompierre parle peu de cette affaire dans ses Mémoires (I, 356) et surtout ne dit pas grand'chose de tout ce qu'a fait la reine pour lui et qui nous est attesté par les lettres elles-mêmes de Marie de Médicis (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 89, fol. 150 et suiv.). Henri IV n'eût pas agi aussi délibérément, lui qui répondait à quelqu'un lui demandant de presser les magistrats de la même manière : Monsieur, Monsieur, j'ai fait ce que je pouvais ; voulez-vous que je prenne les juges à la gorge ? (Nic. Pasquier, Lettres, 1623, p. 186). Nous avons la plaidoirie de l'avocat qui, pour la peine, fut nommé procureur général à Rouen (Plaidoier pour M. de Bassompierre contre mademoiselle d'Antragues par M. de Brétignières, pour faire annuler la promesse de mariage par lui faite à ladite damoiselle, Bibl. nat., ms. fr. 19 783) ; et aussi l'arrêt (Arrêt du Parlement de Rouen au sujet des promesses de mariage faites par François de Bassompierre à Henriette de Balzac d'Entraigues, Ibid., ms. Dupuy, 493, fol. 242).

[12] L'Octavio Strozzi qui eut le prieuré de Soulesme, au pays du Maine dut subir de vives contestations à ce sujet, en raison de sa qualité d'étranger. On lui intenta un procès devant le grand Conseil (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 87, fol. 118 r°). C'était un M. Larcher, conseillera la cour, qui était plaignant (Ibid., fol. 225 r°).

[13] Le portrait peu flatté de Léonora est donné par l'auteur des Uniques et parfaites amours de Galigaya et de Rubico (éd. Tricotel, Paris, 1885, p. 28), que complètent Tallemant (I, 200) et le Mercure français (1617, 231). On reconnaissait son intelligence adroite. Sully écrivant à Marie de Médicis s'oubliait à lui dire : Madame Conchina est celle que j'ai toujours trouvée la mieux intentionnée et la plus raisonnable de tous ceux qui vous approchent (Économies royales, II, 285). Ceci écrit en 1604, il est vrai.

[14] Voici exactement ce qu'on disait qu'elle faisait : La fanciulla che di presente acconcia la testa alla regina (Canestrini, Négociations, V, 415). En Italie, pour se la ménager, on lui avait fait des cadeaux, on lui avait donné îles pierres précieuses, en quantité, parait-il (c'est ce qu'elle dépose à son procès, Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 214 v°).

[15] Le public croyait généralement que Concini était parti de rien (Fl. Rapine, Recueil de tout ce qui s'est fait en l'assemblée générale des États en 1614, p. 484). Riguccio Galluzzi explique bien toute l'œuvre politique des ascendants du personnage et l'importance de la famille (Hist. du grand-duché de Toscane, IV, 369, V, 522). Concini avait trois frères dont deux étaient morts en 1617 (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 373 r°). Les parents toscans lui écriront ensuite plus souvent qu'il ne daignera leur répondre (Ibid., fol. 273 r°, Déposition de son secrétaire Ludovisi).

[16] Premier qu'il partit, un sien ami lui demanda qu'il alloit faire : Ou fortune, ou mourir, répondit-il (Nic. Pasquier, Lettres, p. 548). Nous sommes renseignés sur la jeunesse de Concini par un de ses anciens camarades de Pise, le prêtre Baltazard Nardi qui déposa au procès de Galigaï (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 313 r° ; voir aussi Tallemant, I, 197). Quoiqu'il ne sût pas tirer les armes, il n'en eut pas moins plus tard une belle épée de diamants valant 10.000 écus (Bassompierre, Remarques sur les vies des rois Henri IV et Louis XIII, p. 324 et 288). Il ne savait pas mieux le français qu'il parlait mal ; voici un exemple de la façon dont il s'exprimait : Par Dio, mousu, je me ride, moi, délie chose de ste monde ! (Bassompierre, Journal, I, 337). — Les règlements exigeaient beaucoup de conditions pour être gentilhomme servant : il fallait être gentilhomme de trois races paternelles, avoir un train assez lourd, six chevaux, dont quatre courtauds, etc. (Bibl. nat., nouv. acq. fr. 7 220, fol. 112 v°). Giovannini n'exagérait donc pas en énumérant au grand-duc les obligations de la fonction (Canestrini, Négociations, V, 416).

[17] Il existe à la Réserve du Cabinet des Estampes un très intéressant dessin de Dumonstier représentant Concini et qui rend bien le caractère du personnage. Voir aussi Tallemant (I, 198) et Galluzzi (V, 453).

[18] Tous ces détails sont connus par les dépêches qu'écrivait à Florence les envoyés du grand-duc suivant la Cour et se tenant bien au courant (Canestrini, V, 460 et suiv. ; Zeller, p. 84 et suiv. ; Galluzzi, V, 402 et suiv.). Dans l'entourage d'Henri IV on croyait le couple fini. Le roi est très piqué, disait Frontenac, finalement ils seront ruinés ! Henri IV était si bien décidé à ne pas nommer Éléonora dame d'atour, qu'avant de donner la place à la comtesse de l'Isle, il avait désigné pour la fonction madame de Richelieu ; mais à Marseille la reine ne voulut pas recevoir cette dernière (Princesse de Conti, Hist. des Amours de Henri IV, 1664, p. 71). Henri IV répondait à ceux qui le pressaient d'accepter Galigaï que celle-ci devrait monter dans le carrosse de la reine et que ne pouvaient monter dans ce carrosse que ceux qui étaient nobles ; ce que Léonora n'était pas ; à quoi Vinta répondait que Léonora était cittadina (Zeller, 78.).

[19] Grâce à la maîtresse, le revirement d'Henri IV fut complet. Le roi avait en effet aperçu par là le moyen d'accommoder ses amours avec ses devoirs, et de tenir indirectement sa femme en restant maître de sa propre conduite à l'égard de madame de Verneuil. Il s'engagea à fond dans la combinaison, donnant à Léonora pour son mariage 20.000 écus, parlant même de nommer Concini gentilhomme de sa chambre (Galluzzi, V, 410 ; Zeller, 102 ; princesse de Conti, Hist. des amours de Henri IV, 73 ; Canestrini, V, 477).

[20] Nous savons que le mariage des Concini eut lieu à Saint-Germain par la déposition au procès de frère Roger, religieux Augustin, qui les confessa ce jour-là (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 87 v°). Les Concini eurent deux enfants : un fils qui naquit en 1603, et une fille née en 1611, mais qui mourut à peine âgée de six ans, le 2 janvier 1617, trois mois avant la catastrophe de ses parents. Sans doute par reconnaissance à l'égard d'Henri IV, Concini commanda au peintre Jacob Bunel de lui faire une duplique du portrait du roi peint par cet artiste et exposé dans la petite galerie du Louvre, portrait qu'il voulait avoir chez lui et dont il convint du prix à 200 écus. Il ne paya jamais et au procès de Léonora Marguerite Bunache, veuve de Jacob Bunel, valet de chambre et peintre du roi, devait venir réclamer ce qui lui était dû (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 315 v°). Parmi les Italiens que les Concini firent chasser, un des premiers fut naturellement Baccio Giovannini (Ibid., 87, fol. 86 v°).

[21] Il est facile de reconstituer l'intérieur de l'appartement de Léonora grâce à l'inventaire minutieux qui en fut fait le lendemain de son arrestation en 1617 (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 4 et suiv.). Le secrétaire de la maréchale, André de Lizza, énuméra également dans sa déposition les tapisseries que possédait sa maîtresse (Ibid., fol. 407 r°). Sans vouloir tout indiquer, nous nous étendons un peu ici, et pour ce qui suit, afin de donner une idée d'objets du temps sur lesquels, par ailleurs, les renseignements sont rares.

[22] D'après l'inventaire des coffres contenant les vêlements de Léonora (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 8 et suiv.), et les notes du marchand linger (Ibid., fol. 219 v°). En général on met au milieu des bardes force sachets de poudre de senteur (Malherbe, Lettres, III, 293).

[23] Richelieu note bien que Léonora ne quittait pas son appartement (Mém., I, 132). Voir aussi Tallemant (I, 200) et la déposition de Maren (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221. fol, 288 r°). L'écuyer de la maréchale, Desdiguières, donne des détails précis sur la façon dont la dame d'atour voyait Marie de Médicis (sa déposition, Ibid., fol. 58 v° et 59). Lorsque la reine quittait Paris, Léonora restait au Louvre et la souveraine lui écrivait pour lui demander de lui envoyer tel ou tel vêtement, de lui faire faire un habit quelconque. Les lettres écrites dans ces conditions ne nous apprennent rien. Ce sont des billets laconiques froids, impersonnels d'une maîtresse qui envoie des ordres à une inférieure (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 86, fol. 86 v°, 115 v° ; 87, fol. 15 r°, etc.).

[24] Marie Brille finit par quitter Léonora, en ayant assez de l'humeur de sa maîtresse (sa déposition : Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 98 v°). Marie de Médicis donnait à sa dame d'atour, spécialement pour sa nourriture, 912 livres par an (Ibid., 92, fol. 18 r° ; 93, fol. 60 v°). Les renseignements sur les occupations de la maréchale dans ses appartements sont fournis par les dépositions d'André de Lizza, le secrétaire (Ibid., 221, fol. 406 v°), du médecin François Daquin (fol. 403 r°), et de l'écuyer Desdiguières (fol. 58 r°).

[25] On disait : le logis du maréchal d'Ancre joignant le Louvre du costé de l'eau, proche l'arche appelée d'Autruche, au port au blé (Ibid., fol. 60 v°). C'était une modeste petite maison à un étage dont l'emplacement — 190 toises de superficie — fut donné à Concini en 1612 (Arch. nat., Q. 1171-2), ainsi qu'une tourelle tenant au mur d'enceinte du jardin du Louvre. On la voit figurée dans les tableaux du temps représentant le Louvre (A. Berty, Topographie hist. du vieux Paris, II, 105). Après Concini M. de Luynes l'occupa (Sauval, Antiquités de Paris, II, 600) : elle fui démolie vers 1658 (Tallemant, I, 197). Concini l'avait bourrée d'affaires : il y avoit dans ladite maison grande quantité de coffres même pour charger douze mulets et deux chariots (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 5 v°). Concini n'habitait pas l'intérieur du Louvre parce que les règlements sur ce point étaient très stricts depuis le moyen âge (Bibl. nat., nouv. acq. fr. 9 175, fol. 336 r°). Très peu d'hommes étaient admis, par leurs charges, à posséder un logis dans le palais du roi ; M. de Luynes devra se faire nommer capitaine du Louvre pour avoir le droit d'y coucher (Fontenay-Mareuil, Mém., éd. Michaud, 107). Concini allait chez sa femme attendre les audiences (D'Arconville, Hist. de Marie de Médicis, II, 318).

[26] En 1605 Concini voulut acheter à Paris l'hôtel de la Marck (Bibl. nat,, Cinq-Cents Colbert 86, fol. 298 r°). L'hôtel de la rue de Tournon qui fut donné après la mort du maréchal d'Ancre à Luynes fut revendu par celui-ci au roi, le 27 août 1621, 185 625 livres : c'est alors qu'on en fit l'hôtel des ambassadeurs extraordinaires (R. de Crèvecœur, Un document nouveau sur la succession des Concini, Paris, Champion, 1891, in-8°, p. 11). Les détails, jusqu'ici ignorés, concernant l'achat de cet immeuble par Concini, achat qui dut avoir lieu vers 1607, nous sont connus grâce à la déposition au procès du cuisinier Etienne Chapelet (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 105 r°). L'architecte sculpteur Francesco Bordoni était Florentin d'origine (Nuova raccolla di lettere, Bologne, 1845, II, 57). Il devait avoir environ trente-trois ans en 1607 (Arch. nat., Z2 3 332. Cf. Revue de fart français, 1885, p. 99). La reine le recommande en 1621 au grand-duc de Toscane (Müntz, dans Nouvelles archives de l'art français, 1876, p. 249). Les Concini lui devaient encore pour ses travaux, en 1617, 4 803 livres (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 342 V et 348 r°). Sur le pillage de l'hôtel en 1616, voir Bassompierre (Mém., II, 91), Richelieu (Mém., I, 125), Fontenay-Mareuil (Mém., p. 111), le Mercure français (1616, p. 201-205), Boitel de Goubertin (Histoire des choses plus mémorables de ce qui s'est passé en France, Rouen, 1620, in-8°, II, 275) et l'arrêt qui suivit l'affaire (Arrêt de la cour de parlement de Paris, et sentence de M. le lieutenant civil pour la poursuite du pillage arrivé à Paris en la maison du maréchal d'Ancre [s. l. n. d.], in-8°).

[27] Ce fut M. d'Attichy qui traita l'affaire de Lésigny (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 343 r°), aidé de Louis Dolé et de Raphaël Corbinelli (fol. 236 v°). Le prix est indiqué par André de Lizza (fol. 407 r°). Léonora ne paya pas les droits seigneuriaux, ce dont on lui fit grief plus lard (fol. 236 v°). Sur la terre de Chevry elle avança 12.000 livres (fol. 340 v°). A Bordeaux il s'agissait d'une fondation à faire en faveur des Frères Minimes (fol. 341 r°).

[28] Raphaël Corbinelli avait été recommandé à Léonora par M. d'Attichy (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 46 r°). Il définit lui-même ses fonctions et son rôle au cours de sa déposition au procès (fol. 47 r°).

[29] Nous sommes très bien renseignés sur tout ce qui concerne André de Lizza d'abord par les réponses qu'il fait à son interrogatoire (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 406), ensuite les dépositions de ceux qui l'ont le mieux vu à l'œuvre : l'écuyer Desdiguières (fol. 58 v°) et le médecin Alvarez (fol. 381 r°). André, qui avait soixante-huit ans en 1617 fut arrêté après le meurtre de Concini et enfermé au For l'Évêque avec beaucoups d'incommodités, n'ayant aucune consolation, ni ouïr la messe (fol. 314 v°). En ce qui concerne ses croyances religieuses, il y a lieu de remarquer que Léonora n'était pas très difficile sur l'orthodoxie de ceux qu'elle fréquentait, car elle fit venir de Florence un certain Côme Ruggieri qu'elle nomma abbé de Saint-Mahé, au diocèse de Léon en Bretagne, et qui mourut athée, répétant à toutes les questions qu'on lui posait au sujet des maximes de l'Église : Abus ! abus ! (Nic. Pasquier, Lettres, 1023, p. 283).

[30] C'est Tallemant des Réaux qui a popularisé le mot attribué à Léonora sur Marie de Médicis. Aucun autre contemporain ne le cite et nos manuels qui le répètent no font pas attention qu'en le rapportant, Tallemant ajoute : Je doute qu'elle ait dit cela ! réserve qui, sous la plume de cet auteur, a une valeur ! (Tallemant, I, 201). Richelieu (Mém., I, 170) et Pontchartrain (Mém., I, 389) prétendent que, parlant de la reine, Léonora, la traitait de balourde. De la part de Léonora si prudente, si adroite, l'expression serait un peu surprenante. Au procès elle fut d'une réserve extrême. Étant convaincue qu'elle ne serait pas condamnée, mais seulement exilée, elle pesait ses réponses avec précaution. Tamizey de Larroque, qui a signalé la fausseté du mot dont nous parlons (Un mot apocryphe de la maréchale d'Ancre, dans Revue des questions historiques, 1869, VI, 545), ne connaît pas la véritable réponse faite aux juges par la maréchale, que nous donnons (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 207 v°) et dont le sens est confirmé par les dépositions d'André de Lizza (fol. 410 v°) et de Vincent Ludovisi (fol. 203 r°).

[31] Cette singulière lettre est donnée par Galluzi (V, 408). Nous avons la correspondance de Concini et de sa femme au grand-duc (Lettere di Goncino Concini e della Leonora Galigaï al G. duca e al cavalière Vinta dal loro arrive in Francia sino al 1617. Arch. de Florence, Carteggi e affari di Francia, Ind. 2, Filz. XXI). Les deux personnages étaient naturellement l'objet de dénonciations véhémentes auprès du grand-duc (Bibl. nat., ms. Dupuy 91, fol. 228). Celui-ci tenait la faveur dont les honorait Marie de Médicis pour odieuse et scandaleuse ! Di Concino e della moglie seben e odiosa, per non dire scandalosa tanta tenerezza di S. M. (cité par Zeller, Henri IV et Marie de Médicis, p. 272). Giovannini parlait de questa insipida e damnosa passione (Canestrini, V, 46S), et Botti écrivait : Si puo dire che Sua Majesta l'ami (Leonora) estraordinarissimanente e che sia come inamorata di tei (Ibid., 639).

[32] Les dépositions de Chalange (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 168 r), d'Alvarez (fol. 380 v°), de Desdiguières (fol. 58 r°), de Ludovisi (fol. 194 r°) sont formelles sur l'influence prépondérante de Léonora. Le mot concernant la nourrice de Louis XIII est dans Héroard [Journal, II, 116) et celui de Saint-Simon dans le Parallèle des trois premiers rois Bourbons (p. 9). Marie de Médicis fut marraine du fils de Concini. Le dimanche 8 juin 1603, la reine, l'après-dînée, tint dans l'église de Saint-Sulpice, au faubourg Saint-Germain, avec monsieur le comte de Soissons, l'enfant de mademoiselle Alienor, sa favorite (L'Estoile, Journal, VIII, 83). Cet enfant, Henri Concini, restera toujours en rapport avec sa marraine (Lettre d'Henri Concini à Marie de Médicis, de 1628, Bibl. nat., ms. fr. 3 826, fol. 859).

[33] La toute-puissance de Léonora, déjà signalée par Contarini (dans Barozzi, Relazioni, II, I, 557), est expliquée en détail par André de Lizza (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 410 V). Voici le texte qui concerne Richelieu (fol. 407 v°) : Elle a disposé de l'office de grand aumônier en faveur de Monsieur de Lusson. En 1606 M. Armand Jehan du Plessis, nommé à l'évêché de Luçon, avait été fait aumônier du roi au lieu de feu Lordereau, abbé de Saint-Martin (Bibl. nat., ms. fr. 7 854, fol. 186 v°). Ces détails ne paraissent pas connus de M. Hanotaux (Histoire du cardinal de Richelieu, Paris, Firmin Didot, 1899, in-8°). Comme c'est à la dame d'atour seule, on va le voir, qu'est due l'arrivée du futur cardinal au ministère en 1016, on peut dire que Léonora Galigaï est, dans une certaine mesure, l'auteur des débuts de la fortune politique de Richelieu.

[34] Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 409 v°. Le mécontentement de Léonora à l'égard de Villeroy data précisément de cette affaire de Loudun, de ce que lui ayant esté commandé (à Villeroy) lors de la conférence de Loudun de traiter premièrement et avant toutes choses du fait de la Picardie pour ledit maréchal d'Ancre, il le laissa et obtint des traités selon son désir, dont elle fut grandement indignée contre ledit sieur de Villeroy.

[35] Tous les témoignages s'accordent sur le changement du ministère pour attribuer les choix à Léonora Galigaï (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 408 v°, 60 r°, 202 r°, 220 v°. Cf. le duc de la Force, Mém., II, 432). Ces choix étaient, il faut le répétera la louange de Léonora, très judicieux. Celle-ci semblait s'être appliquée à ne prendre que des hommes de grande valeur. Nous ne disons rien de Richelieu. Barbin, parti de rien, était arrivé grâce à une intelligence supérieure ; il était très expérimenté en matière financière, d'aspect un peu rigide, d'un jugement sûr et droit, actif, résolu, parlant facilement et avec autorité, d'un très grand sens et très judicieux, qui avoit les mains nettes et ne se prévenoit point. Il était arrivé poussé par Jeannin, qui l'appréciait, a être général des finances et intendant de la maison de Marie de Médicis, d'où on le prit pour être ministre. Il fut fort uni avec Richelieu (Bentivoglio, Lettere, 1863, I, 165 ; Arnauld d'Andilly, Mém., éd. Michaud, p. 426, Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 220 v°, 346 r°). Mangot, fils d'un avocat célèbre, savant lui-même, fort honnête homme, père d'une nombreuse famille, avait eu une carrière brillante et rapide due à son grand mérite ; il avait été maître des requêtes, conseiller, premier président au Parlement de Bordeaux. Ses amis qui l'aimaient beaucoup avaient peur de sa fortune trop prompte et lui-même s'en effrayait. Lorsqu'on le nomma ministre, il eût préféré refuser (Bibl. nat., ms. Dupuy 854, fol. 227 et suiv. ; N. Pasquier, Lettres, 1623, p. 530). Guillaume du Vair, évêque de Lisieux, premier président à Aix, était un de ces personnages qui s'imposent à un moment donné. C'était un très digne homme fort vénérable, sinon d'intelligence aussi souple et déliée que les précédents (Bibl. nat., ms. Dupuy 64, fol. 84-153). La protection de Léonora leur a porté malheur à tous. Sauf Richelieu, qui a pu reprendre sa place, les autres ont été compromis et perdus, sans donner à l'histoire l'exacte mesure de leur valeur, ni rendre à l'Etat les services que celui-ci eût pu attendre d'eux.

[36] Les détails de cette histoire nous sont donnés par Antoine Allory lui-même dans sa déposition devant les juges de Léonora en 1617 (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 171 v° et suiv.). Le chancelier avait combattu vivement l'idée de Léonora et défendu l'adjudication légalement faite ainsi que Jeannin : mais les deux ministres n'avaient pu être les maîtres. Par surcroît on diminua le bail accordé à Giovannini de 16.000 écus. Allory avait offert de prêter au roi 100.000 écus pour six ans, sans intérêt. Le public sut que de grands rabais avaient été accordés aux partisans des cinq grosses fermes pour à quoi parvenir avaient été données grandes sommes d'argent à diverses personnes (Nic. Pasquier, Lettres, p. 428).

[37] Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 410 v°, 27 r°. Naturellement Léonora nia le reproche : Interrogée si de tous les partis qui se sont faits, elle en a tiré argent à son profit, a dit qu'elle ne s'est mêlée de cela (fol. 213 v°).

[38] Il est à remarquer d'ailleurs qu'en ce qui concerne la pension de 4.000 écus, Concini contrefaisait les quittances de sa femme et emportait l'argent (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 239 v°). En fait de dons d'argent directs, nous trouvons çà et là mention de diverses libéralités faisant un total de 352.600 livres, sans parler des 100.000 écus de l'hôtel de la rue de Tournon. Mais il y a quelques doutes sur les véritables motifs qui ont fait délivrer ces sommes à Léonora. Il n'est pas bien sûr que ce fussent tout dons.

[39] B. Legrain, Décade commençant le règne de Louis XIII, Paris, 1619, p. 415.

[40] Ludovisi avait trente-huit ans en 1617 ; il fut emprisonné au For l'Évêque après la mort de Concini (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 193 r° ; cf. R. de Crèvecœur, Un document nouveau sur la succession de Concini, p. 27). Léonora avait pour avocat Antoine Arnauld (Cinq-Cents Colbert 221, fol. 237 r°). Vendeva la Concina la gratia della regina con grande imprudenza a danari contanti (V. Siri, Memorie recondite, II, 404). Lorsqu'ils furent ministres, Barbin et Mangot durent aussi donner des conseils financiers, dépose l'écuyer Desdiguières. — Richelieu, ajoute-t-il, se tenait sur la réserve. D'ailleurs le futur cardinal devinant, devant l'impopularité extrême des Concini, que quelque catastrophe se préparait, évitait d'aller chez Léonora. On ne le vit que deux fois chez la dame d'atour, durant les trois ou quatre mois qui précédèrent le meurtre du maréchal d'Ancre (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 224, fol. 59 v°).

[41] Tous ces faits furent surtout révélés aux magistrats par la découverte de quittances, de contrats, de lettres, qu'on trouva dans les coffres de la maréchale et du maréchal, plus encore que par les dépositions d'ailleurs concordantes de Chalange, de Corbinelli et de l'avocat Guil. Hennequin. Les juges firent un tableau récapitulatif de toutes les concussions (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 224, fol. 223 v° et suiv.).

[42] On la confronta avec Allory (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 224, fol. 352 v°). Ses défenses sont en général gauches ; elle est mal à son aise et un peu interdite ; puis elle se reprend et nie avec véhémence.

[43] André de Lizza, Corbinelli et Léonora elle-même confirmèrent le placement de l'argent à l'étranger révélé par les papiers de la maréchale (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 224. fol. 407 r°, 226 v°, 31 r°). Ensuite il y eut preuve par les registres de raisons des banquiers et facteurs, certificats, lettres, missives et autres pièces produites sur ces faits (Legrain, Décade, p. 409). — Legrain paraît avoir assisté au procès ou peut-être a-t-il eu entre les mains un dossier de l'affaire plus étendu que celui que nous avons. — Voir aussi la déposition du banquier Lumagne (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 38 v°). La discussion à Florence au sujet de la récupération des biens de Léonora fut conduite par un secrétaire de l'ambassade de France à Rome. Le gouvernement français n'admit pas les raisons de la Cour du grand-duc ; les négociations durèrent longtemps (Galluzzi, VI, 158).

[44] Pour l'affaire des tapissiers voir Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 338 v°, 314 r°. L'histoire de saint Paul, tenture de huit pièces de trois aunes, prisée 600 livres, dont il est ici question, a dû être restituée car elle figure dans l'inventaire des biens de François de la Planche dressé en 1627, après sa mort (Guiffrey, les Manufactures parisiennes de tapisseries au XVIIe siècle, Paris, 1892, p, 51). Nous appelons l'un des tapissiers Mesnillet ; le scribe écrit aussi : Marillier. Sur Decomans et La Planche, voir Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 235 v°. Decomans et La Planche avaient acheté cette tapisserie de Salomon à Mesnillet pour 3.600 livres (Arrêt du Conseil du roi du 31 mars 1618, dans R. de Crèvecœur, Un document nouveau sur la succession des Concini, p. 43). Les magistrats firent avouer à Léonora qu'elle faisait passer comme fourni pour le service de la royne mère, et par conséquent payés par celle-ci, des objets dont elle avait besoin, par exemple de l'argenterie (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 324 r°).

[45] Il y a quelques raisons de croire que la réclamation fut suggérée aux magistrats par l'entourage du roi (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 236 r°).

[46] C'est surtout la déposition du médecin juif Philippe Daquin qui fournit les éléments que nous venons d'énumérer pour un diagnostic, ajoutée à celles d'André de Lizza, de Desdiguières, et aux déclarations de Léonora elle-même (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 411, 67 r°, 59 r°, 306 r°. 233 V, 229 r°). Henri IV et Marie de Médicis firent prier pour la malade par les églises de Paris et principalement aux Augustins (L'Estoile, Journal, VIII, 168). Elle fut une fois si malade qu'on n'y attendoit quasi plus de vie, même que les Capucins estoient venus pour la veiller en sa chambre au Louvre (Déposition du domestique Tobie Freyer, Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert, 221, fol. 142 r°) ; ceci était, croyons-nous, après la naissance de son fils. Elle fut aussi très malade après l'accouchement de sa fille (fol. 204 r°).

[47] L'histoire que nous venons de dire est racontée au procès par Alvarez lui-même (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 379 r°). Afin de changer d'air, Léonora, entre le moment où elle loua l'hôtel de Picquigny et celui où elle l'acheta à M. de Liancourt, alla aussi résider à la maison de la Gerbe d'or, rue de Grenelle. Elle alla aussi à Saint-Germain. Elle demeura six ou sept semaines à Chaillot (Déposition du cuisinier de Léonora, Etienne Chapelet, Ibid., fol. 103 r°). Léonora s'adressa à des juifs parce qu'elle se croyait ensorcelée et qu'on avoit dit au maréchal que les juifs savoient des secrets contre les sortilèges (Déclaration de Ludovisi, fol. 274 v°). Les médecins juifs portugais étaient d'ailleurs à la mode (Lettre du marquis de la Force à sa femme, dans duc de la Force, Mém., II, 373 ; cf. Richard Landau, Geschichte der judischen Arzle, Berlin, S. Karger, 1895, in-8°). François Alvarez, neveu d'Emmanuel Maren qui le fit venir exprès du Portugal, prêta serment devant M. Delorme, premier médecin. Son brevet portait expressément qu'il était nommé médecin ordinaire à la recommandation de Léonora (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 377 r°).

[48] On reprochera vivement aux Concini d'avoir introduit des juifs en France ; ce sera à leur actif un crime de lèse-majesté divine (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 28 r° ; Richelieu, Mém., I, 98. Sur le bannissement des juifs, voir : Lettres patentes du roi portant commandement à tous juifs et autres faisant profession et exercice de judaïsme de vider le royaume pays et terre de son obéissance à peine de la vie et de confiscation de leurs biens, Paris, 1615, in-8°). Nous sommes très renseignés sur Montalto : par André de Lizza, qui dit de lui que sa conversation était bonne et agréable, qu'il était grand philosophe et grand médecin et qu'il n'y a rien trouvé à redire, hors de sa religion (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 412 r°) ; par le médecin Alvarez (fol. 379 r°), Léonora elle-même (fol. 205 r° et 208 v°), Ludovisi (fol. 203 v° et 205 r°) et Desdiguières (fol. 59 r°).

[49] Les médecins Petit, Piètre, Seguin et Breyer qui la soignèrent après le départ de Montalto étaient d'accord pour assurer qu'elle n'avait qu'une fièvre quarte (Ibid., fol. 379 r° et 381 v°).

[50] On ne voyoit point la Passitea, qu'on disoit estre une sainte, et estoit toujours cachée d'un grand voile, estant en prières et oraisons, sans hanter personne qu'une sœur religieuse qui estoit avec elle (Déposition de Tobie Freyer, fol. 142 r°).

[51] Dépositions du cocher de Léonora, Claude Pasquet (fol. 99 v°) de Martin Poret, clerc lay de la fabrique de Saint-Sulpice, clerc de l'œuvre, âgé de quarante-cinq ans (fol. 123 r°). Les Concini venaient à Saint-Sulpice quelquefois avec l'abbé de Marmoutier, frère de Léonora, et souvent vers trois heures, car on ne disoit pas de vêpres à cette paroisse, si ce n'est les veilles de fêtes.

[52] Les Ambrosiens étaient logés à l'hôtel de la rue de Tournon. Les juges interrogèrent tous les religieux augustins du couvent (fol. 87 et suiv.) ; ils sont presque tous docteurs en théologie. On voit que cette affaire les a beaucoup émus et a fort excité leurs imaginations. Le confesseur de Léonora, le P. Roger Girard reconnaissait que si la maréchale faisoit quelquefois des plaintes, c'estoit pour sa débilité (fol. 90 v). Frère Robert Longuet signalait que Concini quelquefois se proinenoit dans le cloître et alloit voir partout si personne ne regardoit (fol. 78 v°). Les Augustins étaient d'ailleurs habitués à être dérangés dans la possession paisible de leur couvent, situé sur le quai des Augustins, entre la rue Dauphine et la rue des Augustins. Lorsque le Parlement était obligé de déloger du Palais pour une raison quelconque, il venait s'installer chez eux (L'Estoile, X, 396). S'installèrent aussi chez eux les États généraux de 1614 (Fl. Rapine, op. cit.).

[53] Les deux livres en question venaient de paraître : la Synagoga judaica à Hanovre chez G. Antonius et l'Arbaah Turim également à Hanovre, 1610 ; il s'agissait donc de nouveautés et Montalto avait voulu savoir ce qu'ils contenaient (cf. B. Legrain, Décade, p. 405). Philippe Daquin s'appelait de son nom Israélite Mardochée Cresque et avait été baptisé à Avignon vers 1612. Né à Carpentras, ayant fait ses études en Piémont, il revint se marier dans sa ville natale et c'est à cette époque qu'il se convertit, puis gagna Paris cil il fut attaché à l'évêque de Comminges et alla étudier avec M. Gaulmin (sa déposition, Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 62 v° ; sur M. Gaulmin, voir notre livre Au temps de Louis XIII, chap. III).

[54] Daquin conte lui-même la scène dont il fut témoin et acteur (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 68 r°). Les magistrats ont été très préoccupés d'établir que Léonora avait pratiqué la magie, principalement grâce à Montalto ; ils multiplient les questions à ce sujet (Ibid., fol. 389 r°). Ils firent avouer à Desdiguières que Montalto avait gâté l'esprit de la maréchale et lui avait fait abandonner les pratiques religieuses (Ibid., fol. 59 r°) ; à Alonzo Lopez, que, à l'instigation de Montalto. Léonora avait protégé les juifs et délivré ceux d'entre eux qui étaient en prison (fol. 387 v°). Le public confondait juifs et magiciens ; il en voudra à Léonora d'avoir protégé les premiers et par suite les seconds (Remontrances faites au roi en 1615 par le Parlement après la clôture des États, p. 239, dans Fl. Rapine, Recueil de tout ce qui s'est fait en l'Assemblée générale des États en 1614 ; — Voir aussi : Histoire épouvantable de deux magiciens, dans E. Fournier, Variétés hist. et litt., I, 31).

[55] L'histoire contée par Louis Dubois est un peu extraordinaire (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 145 v°). Un sergent du For l'Évêque, Melon Charton, déposa qu'il avait trouvé dans la cour de l'hôtel de la rue de Tournon des livres avec caractères incompréhensibles, des figures en triangle ! (fol. 147 v°). Les peintres qui doroient le département de la roine au chasteau du Louvre ont vu la respondante avec sept ou huit petites chandelles qui se croisoient l'une l'autre, se pourmener en barbotant par les chambres (fol. 229 r°). Questionnée à ce sujet, Léonora répond qu'il eût fallu qu'elle eût esté folle ! — Les juges seront intrigués de savoir pourquoi la maréchale fait difficulté de manger des viandes lardées et Léonora devra protester qu'elle mange de tout (fol. 228 r°).

[56] Bassompierre, Remarques sur les vies des rois Henri IV et Louis XIII, p. 287. Léonora protesta énergiquement qu'elle ne pensait avoir fait action en France par laquelle on eût opinion, qu'elle eût pratiqué la magie et que Marie de Médicis ne l'eut tant souffert près d'elle si elle eût esté meschante comme on le dit (Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 221, fol. 228 v°). Sur le sentiment public concernant les magiciens, voir le Miroir des Alchimistes (s. l.), 1609, in-12°.