JEAN JOUVENEL

 

CHAPITRE IV. — JOUVENEL PRÉVÔT DES MARCHANDS DE PARIS. PREMIÈRE PARTIE, 1389-1392.

 

 

Depuis que le roi Charles VI était monté sur le trône, en 1380, le gouvernement du royaume était entre les mains de ses oncles ; le roi était trop jeune pour diriger les affaires. Ce gouvernement était déplorable. Les princes ne faisaient preuve, dans la direction de l'Etat, d'aucun autre souci que de mener à bien leurs affaires personnelles. Chacun avait quelque passion ou quelque intérêt particulier à satisfaire. Ils n'éprouvaient aucun scrupule à faire servir le pouvoir dont ils disposaient à la réalisation de leurs désirs. L'aîné, Louis, duc d'Anjou, ne songeait qu'à s'emparer de Naples, dont la reine Jeanne lui avait laissé la couronne en héritage ; Jean, duc de Berry, était tout entier aux constructions fastueuses et aux fêtes magnifiques. C'était un homme de goût et un artiste, dont les collections étaient fort riches et très réputées. Mais il dépensait sans compter. Le troisième, Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, se trouvait, par l'étendue de ses domaines, presque aussi puissant que le roi ; son mariage avec l'héritière du comte de Flandre l'obligeait à surveiller les Flamands, et aies contenir dans son héritage futur ; or, il employait l'argent et les armées de la France à cet usage. Il n'y avait guère que le duc de Bourbon, oncle maternel de Charles VI, qui parût désintéressé, et il n'était guère influent au conseil.

Le frère du roi, Louis, qui sera plus tard le duc d'Orléans, et qui s'appelle maintenant le duc de Touraine, moitié par propre ambition, moitié par juste souci du bien du royaume, poussait le roi à remercier ses oncles et à gouverner lui-même.

Le gouvernement des princes était détesté. Il avait épuisé le trésor royal, afin de répondre aux demandes des ducs ; et, pour le remplir, il avait établi de nouveaux impôts. Le peuple, irrité et poussé à bout, s'était une première fois révolté. On appelle cette révolte la révolte des Maillotins. La répression en avait été impitoyable : les princes furent aussi inexorables à étouffer le soulèvement populaire qu'ils avaient été insouciants à le provoquer. Il y eut des exécutions sanglantes, des condamnations célèbres, et on ne se contenta pas de frapper les individus, on sévit également sur l'ensemble des habitants de Paris. Par une ordonnance datée du 27 janvier 1383 (n. st.), le roi supprima tous les droits et privilèges de la ville. La municipalité, qui n'était pas encore de date très ancienne, fut abolie, et avec elle tout ce qui en dépendait. Le roi mettoit dans sa main la prévôté des marchands, l'échevinage, le greffe, la juridiction, les biens et les revenus, c'est-à-dire qu il n'y aurait plus ni prévôt des marchands, ni échevin. Leurs attributions étaient confiées à ce qu'on appelait le prévôt de Paris, qu'il ne faut pas confondre avec le prévôt des marchands et qui était un simple officier royal chargé d'administrer le domaine du roi. C'est ce prévôt de Paris qui allait gérer les revenus de la ville et en régler l'emploi. L'ordonnance abolissait également les maîtrises et les communautés de métiers, défendait aux gens de métiers de faire des assemblées par manière de confrairie de mestier... et prescrivait que le prévôt de Paris nommerait des prud'hommes dans chaque corporation pour visiter les marchandises avec le titre de visitateurs. Enfin, les quarteniers, cinquanteniers et dizainiers étaient supprimés ; le roi déclarait qu'il veillerait lui-même à la sécurité de la ville[1].

C'était la ruine de l'existence communale de la ville de Paris, l'anéantissement de toutes ses libertés. Il eût été impossible de frapper plus durement la cité. Celle-ci n'avait pas la moindre institution municipale ; la commune parisienne n'existait plus ; elle devenait un simple domaine royal administré par le fonctionnaire ordinaire de la royauté, celui qui remplissait dans la capitale les fonctions des baillis en province. Les bourgeois n'avaient aucune part au gouvernement de leur ville directement ou indirectement. On avait même pris la précaution de supprimer tout corps constitué qui pût prendre la parole au nom des habitants, défendre leurs intérêts et réclamer leurs privilèges. Cette exécution capitale rendit irréconciliable la haine que porta le peuple aux ducs ; elle enhardit ceux qui, dans l'entourage de Charles VI, poussaient le prince à remercier ses oncles.

Le départ du duc d'Anjou pour l'Italie, la coûteuse campagne de Rosebecque en 1384, la dilapidation croissante des finances et les embarras inextricables du trésor achevèrent de convaincre le roi ; enfin la malencontreuse et humiliante expédition que le duc de Bourgogne fît faire au roi contre le duc de Gueldre à Corenzich pour s'assurer la succession de la duchesse de Brabant fut le dernier fait qui décida Charles VI.

Le 30 octobre 1388, — on revenait de cette campagne, l'armée était à Reims, —une grande assemblée fut convoquée. Dans un discours fort étudié, le roi fit la critique indirecte du gouvernement de ses oncles et conclut qu'il fallait désormais régler les difficiles affaires du royaume avec une plus habile modération[2]. Pierre Aizelin de Montagu, cardinal de Laon et pair ecclésiastique, prit ensuite la parole et dit que le roi n'avait pas besoin de tuteur, qu'il devait gouverner lui-même son État. L'assemblée applaudit. Les oncles comprirent qu'ils venaient de recevoir leur congé ; ils se retirèrent. Quelques jours après, le cardinal de Laon était mort[3].

Charles VI, redevenu le maître, manifesta la volonté de reprendre la politique de son père Charles V. A cet effet, il appela au conseil, comme son prédécesseur, des hommes d'origine plutôt modeste, mais expérimentés dans les affaires, ayant sa confiance, et tout appliqués au travail. C'est ainsi qu'il choisit Bureau de la Rivière, Jean de Montagu, le Bègue de Vilaines et enfin son grand maître de l'hôtel, Jean Le Mercier, sire de Noviant. Voici donc Jean Le Mercier ministre. C'est ce gouvernement que le parti des ducs voulut flétrir en lui donnant le nom de gouvernement des Marmousets[4].

Le nouveau conseil, succédant aux princes, n'avait, pour obtenir la faveur du peuple, qu'à réparer les injustices commises par les oncles du roi et à prendre le contre-pied de leur politique. C'est ce qu'il fit. Il diminua les impôts, destitua les gens suspects que les ducs avaient enrichis par leurs largesses et pourvus d'offices royaux, envoya Arnaud de Corbie, évêque de Bayeux, le célèbre premier président du parlement, conclure avec les Anglais une trêve de trois ans[5], et décida qu'on ferait droit aux nombreuses réclamations suscitées par la détestable administration du duc d'Anjou en Aquitaine[6].

Une grave question était aussi à régler, qui était celle de savoir si on rendrait à la ville de Paris sa municipalité. En principe, il paraissait nécessaire de revenir sur l'ordonnance de 1383, le gouvernement sans cela n'eût point paru changer, et au surplus les Marmousets avaient intérêt à se concilier les bonnes grâces du peuple de Paris. Seulement rapporter l'ordonnance de 1383 sans autre réserve, c'était, d'une part, réhabiliter l'insurrection des Maillotins en désavouant ceux qui l'avaient punie, et, d'autre part, accentuer d'une façon brusque la réaction contre la politique des ducs. Les nouveaux ministres n'osèrent pas aller jusque-là. La discussion fut vive au conseil ; enfin on se décida pour un moyen terme, une demi-mesure. On ne rétablit pas précisément la prévôté des marchands, mais on institua une charge nouvelle dont le titulaire n'avait pas la propriété de la prévôté des marchands, mais seulement la garde : on l'appela garde de la prévosté des marchands pour le roy[7]. On ne songea pas à définir ses attributions. Il n'était pas dans l'esprit du temps, d'ailleurs, de fixer nettement le rôle des fonctionnaires ou des institutions publiques. On se borna à créer le titre de la charge nouvelle, laissant à l'usage le soin de déterminer son emploi. Le principal était fait ; les Parisiens recevaient une sorte de satisfaction.

Cette décision une fois prise, Jean Le Mercier proposa de choisir pour remplir la fonction Jean Jouvenel. Il paraît qu'on cherchait de tous côtés l'homme qui paraissait le plus propre à cet office ; on avait interrogé au Parlement, au Châtelet et autres lieux. Lorsqu'on eut prononcé le nom de Jouvenel, tout le monde fut d'accord pour l'accepter ; plusieurs du conseil pleinement dirent qu'ils répondoient pour luy, qu'il gouverneroit bien l'office de la garde de la prévosté des marchands[8].

Jouvenel fut donc nommé. Mais la nomination fut faite d'une manière spéciale afin de moins attirer l'attention et de ne point faire prendre cette concession pour une faiblesse à l'égard du peuple. On profita pour mettre à exécution les modifications projetées de la mort d'Audouin Chauveron, qui, depuis 138 !, était prévôt de Paris. Celui-ci mourut le 25 janvier 1389 (n. st.), c'est-à-dire trois mois environ après l'arrivée au pouvoir des Marmousets. Le surlendemain, 27 janvier, le conseil du roi nommait en son lieu et place deux magistrats, l'un prévôt de Paris, Jean de Folleville, l'autre garde de la prévosté des marchands pour le roy, Jean Jouvenel. C'était, jour pour jour, six ans après l'ordonnance de Charles VI qui supprimait la municipalité parisienne[9].

Juvénal des Ursins se fait l'écho du prétexte que les ministres invoquèrent à ce moment pour rétablir une sorte de prévôt des marchands. Il nous raconte qu'un jour Jean de Folleville, prévôt de Paris, s'en vint devers le roy et son conseil et leur exposa les charges, peines et travaux qu'il avoit pour le gouvernement des deux prévostéz de Paris et des marchands, et que bonnement les deux ensemble ne se pouvoient pas bien exercer. C'est pour faire droit à cette plainte que le conseil aurait institué la garde de la prévôté des marchands[10]. Cette histoire est inadmissible, puisque Jean de Folleville et Jouvenel, nous venons de le voir, ont été nommés le même jour. Il faudrait supposer que Folleville ait pressenti d'avance les peines et travaux de sa charge et désiré au préalable en être allégé. En ce cas, il aurait bien peu réussi ; car le prévôt des marchands, nous allons le dire, n'a presque rien distrait des attributions du prévôt de Paris.

Le Religieux de Saint-Denis nous donne la véritable explication de la mesure prise par le gouvernement, lorsqu'il nous dit que les ministres agirent comme ils le firent pour gagner la faveur du peuple[11].

Quelles furent les attributions de Jean Jouvenel comme garde de la prévôté des marchands ? Quel rôle pouvait-il jouer ? La chose est très malaisée à établir. Volontairement le conseil du roi laissa cette fonction dans le vague ; il s'appliqua à l'y maintenir. Il nous est cependant possible d'expliquer le caractère de ce nouvel office[12].

Jean Jouvenel n'aura d'abord ni échevinage, ni clergie, ni parloir aux bourgeois, ni juridiction, ni droit de coercition, ni rentes, ni revenus ou droits. Tout cela, qui eût constitué l'ancienne prévôté des marchands, ne sera rendu au successeur de Jouvenel qu'en 1412[13]. Nous ne verrons aucun échevin auprès de lui ; nous ne le verrons présider aucun tribunal, si ce n'est qu'il continue de paraître au Châtelet de Paris, dont il reste toujours conseiller[14].

Une ordonnance datée du 1er mars 1389 (n. st.) nous apprend qu'au prévôt de Paris, seul et pour le tout appartiengne par nous et doye appartenir à cause de son office principalement, et non à autre, la cure et le gouvernement de notre bonne ville de Paris, pour ycelle tenir et garder en telle et si bonne justice, ordenance et police de toutes choses que ce soit, à la louenge de Dieu, à notre honneur, au bien et decoracion de ladite ville, et à l'utilité de la chose publique[15]... Le ton de ce document est formel ; il exclut le garde de la prévôté de tout office municipal ; il lui interdit de s'occuper de l'administration de la ville et de la police de la voie publique. Et, en effet, nous avons plusieurs déclarations royales de 1389 à 1412, concernant notamment le pavage ; toutes sont adressées au prévôt de Paris ; aucune ne fait mention du garde de la prévôté des marchands.

Nous apprenons seulement par une ordonnance de 1405 que le garde de la prévôté est commis et lui appartiengne de visiter, faire soutenir et réparer toutes les choses qui sont de nécessité à faire en notre dicte bonne ville pour la fortiffîcacion, decoracion et bonne police d'icelle, tant es portes, pons, fontaines, tours, murs, bastides, esgouz, chaussié et fossez, comme autrement en quelque manière que ce soit[16]...

Le garde de la prévôté a donc à veiller à l'entretien des monuments publics, des fortifications de la ville de Paris, des égouts que l'on venait de construire depuis très peu de temps, des ponts, des fontaines, en général de tout ce que l’on désignerait de nos jours du nom d'édifices publics. Il semblerait au premier abord que tout ce soin dût être l'office d'un sous-ordre du prévôt de Paris. A considérer en second lieu les attributions du prévôt de Paris telles que nous venons de les voir définies, il y a apparence que les rôles des deux prévôts devaient sur certains points se confondre et donner lieu à des conflits. On sait que, à cette époque, c'est le cas de toutes les institutions de n'avoir point des limites précises et d'empiéter les unes sur les autres sans règles déterminées.

Il est question dans le texte que nous venons de citer de chaussiez. Cela semble contredire ce qui a été dit plus haut, que le prévôt de Paris avait seul le droit de s'occuper du pavage de la ville. Une ordonnance du 1er mars 1389 (n. st.) nous donne l'explication de cette difficulté. Elle charge le prévôt de Paris de pourvoir à ce que la ville soit propre et bien pavée, à ce que chaque habitant nettoyé le devant de sa porte et refasse les pavements des chauciés de la ville... Exceptez toutevoies, ajoute le texte, ceuls de la croisiée d'icelle ville et d'aucunes rues et places qui y appendent et lesquelz doivent estre faitz et soutenuz par celui qui est establi de par nous au gouvernement de la prévosté des marchans[17]...

Le garde de la prévôté est donc chargé de l'entretien de la croisiée de la ville. C'est une croix, comme son nom l'indique, formée de deux grandes rues se coupant à angle droit et divisant Paris en quatre secteurs plus ou moins inégaux. Le centre de cette croix était au Châtelet ; de là partaient quatre artères dans quatre directions contraires. Vers l'ouest, la croisée allait par le Louvre jusqu'au bout des murs du clos des Quinze-Vingts, où elle atteignait l'enceinte de la ville ; du côté de l'est, elle se dirigeait vers l'église Saint-Antoine-aux-Champs par la rue de la Tisseranderie ; au sud, elle comprenait le pourtour du Châtelet, la rue de la Calandre, et aboutissait à la porte Saint-Jacques ; enfin, au nord, elle gagnait la croix du Trahoir, par la rue Saint-Denis, la rue de la Causonnerie, la rue de la Charronnerie, et de là se prolongeait jusqu'à la bastille Saint-Honoré[18].

L'ordonnance dont nous parlons nous dit donc que le garde de la prévôté aura à s'occuper de la croisée de la ville, mais elle continue : et d'aucunes rues et places qui y appendent. L'expression est vague ; on pouvait lui donner un sens très large et l'appliquer en réalité à toute la ville, ou un sens très étroit.

En somme, comme emploi déterminé, le prévôt des marchands doit entretenir les édifices publics et un certain nombre de rues.

Quels sont les fonds qui sont mis à sa disposition pour remplir sa tâche ? Avec quels revenus va-t-il faire . face aux dépenses qui lui incombent de ce chef ? Il ne faut pas oublier que, à celte époque, il n'y a point de finances publiques réglées. Chaque agent du pouvoir royal, qui a des travaux à faire exécuter et à payer, reçoit des cens, des rentes provenant d'une source fixe, telle que péages, fermes, amendes. Nous avons vu qu'on n'avait pas rendu à la prévôté des marchands ses revenus et ses rentes.

Nous devons dire tout d'abord que chaque habitant était tenu de nettoyer le devant de sa maison, et de refaire le pavement des chauciées de la ville[19]. Jouvenel n'aura qu'à veiller à ce que sur ce point les règlements royaux soient strictement exécutés.

Mais il y a un certain nombre de voies publiques dont il doit, à ses frais, entretenir le pavage directement. De tout temps on avait affecté à cette dépense un fonds spécial que l'on désignait du nom de revenus de la ferme du Barrage[20]. Malheureusement cette ferme était entre les mains du visiteur du pavé qui gardait l'argent pour se payer de ses appointements et laissait les chaussées en très grant ruine et démolicion[21]. A maintes reprises le roi avait été obligé de donner des sommes à la municipalité parisienne au temps de Charles V et au début du règne de Charles VI, pour lui permettre de se passer de cette ferme[22].

A part cette source particulière bien précaire, l'ancien prévôt des marchands avait, avant 1383, la moitié des amendes et des confiscations que prononçait le tribunal du parloir aux bourgeois, les revenus de la ferme du criage, concédés par Philippe-Auguste en 1220, la ferme des chaussées et un certain nombre de coutumes. Il était en mesure avec ces moyens de conserver les fortifications et de les entretenir. Mais Jouvenel n'avait rien de tout cela à sa disposition. Le parloir aux bourgeois était dans la main du roi ; Charles VI avait confisqué les revenus de la ville[23].

Il sera donc impossible à Jouvenel, faute d'argent, de remplir les seules attributions que les ordonnances semblent lui laisser. A dire vrai, il lui restait la ressource de demander au roi quelque somme sous forme de don gracieux. Il en a usé. Nous trouvons, à la date du lundi 6 mars 1390 (n. st.), la trace d'un don de cinq cents francs fait par Charles VI au garde de la prévôté des marchands, et payé par le receveur des deniers ordinaires affectés aux travaux et fortifications de la ville de Paris, ce qui indique bien la destination de l'argent[24]. Il est vraisemblable que le roi a plusieurs fois renouvelé de pareils bienfaits. On ne s'expliquerait pas sans cela que les édifices publics eussent pu être maintenus en bon état. Néanmoins nous apprenons par des ordonnances de 1405 et de 1407 qu'ils sont tombés dans un délabrement lamentable. A la requête du successeur de Jouvenel, Charles Culdoé, le roi est obligé de rendre à la prévôté des marchands une partie de ses anciens revenus et même d'établir une aide particulière pour trois ans, afin de réparer le mal[25], qui devait être considérable. La faute n'en était point à Jouvenel, celui-ci n'ayant pas été en mesure de s'acquitter convenablement de sa charge.

A part ces attributions spéciales concernant les travaux publics de la ville, Jean Jouvenel (c'est ce qui ressort des documents où il est question de lui) va être un simple agent d'exécution du roi. Nous voyons le titre de ses fonctions figurer, dans un certain nombre d'ordonnances, au rang des officiers royaux chargés d'exécuter les décisions royales sur des sujets variés et inégalement importants.

Ainsi, le 9 octobre 1392, Charles VI révoque par lettres royales toutes les permissions données jusque-là de percer les conduits qui mènent l'eau dans les fontaines des Innocents, de Maubué et des Halles, pour embrancher des tuyaux particuliers qui donnent de l'eau aux hôtels voisins. Il excepte des effets de cette mesure prohibitive les hôtels du roi, ceux des ducs de Berry, de Bourgogne, d'Orléans ou de Bourbon. Or, il charge de l'exécution de son ordonnance le procureur général du parlement, le prévôt de Paris et le commiz à gouverner l'office de la prévosté des marchands de nostre dicte ville[26]. Le garde de la prévôté est ici assimilé à un fonctionnaire ordinaire, qui reçoit mandement du roi d'agir de telle ou de telle façon au même titre qu'un agent royal quelconque.

Et, en effet, Jean Jouvenel ne devra être qu'un simple officier royal. Il est nommé par le roi ; ce ne sont pas les bourgeois qui l'ont choisi ; il n'a que les attributions qu'a bien voulu lui laisser le roi, et qu'on a retirées au prévôt de Paris ; il est comme le second du prévôt de Paris, une sorte de vice-prévôt. D'indépendance personnelle, en principe, il ne doit point en avoir ; révocable à volonté, il est nommé sans doute pour un temps illimité, mais il doit scrupuleusement obéir à tous les ordres que lui donne le roi directement ou indirectement.

En réalité, Jouvenel, grâce à sa fermeté, parviendra à prendre un rôle que les ordonnances ne semblent pas disposées à lui donner. Il fera figure de prévôt des marchands. Pour les bourgeois, il sera véritablement le prévôt des marchands, et non simplement le garde de la prévôté. On le trouve fréquemment avec ce titre[27]. Les Parisiens le considèrent comme leur chef naturel. Jouvenel va habiter l'hôtel de ville de Paris[28] ; il a le dépôt et le soin de trois livres contenant les antiques privilèges de la commune parisienne[29]. Dans toutes les cérémonies et les processions, il va figurer à la même place que l'ancien prévôt des marchands ; il en a le costume, il en joue le personnage. Nous allons voir que, bien que simple officier royal, Jouvenel saura à différentes reprises profiter de l'incertitude de sa situation pour agir avec indépendance, prendre en main les intérêts des Parisiens, et les défendre avec autant d'ardeur et de zèle que s'il était le mandataire élu des bourgeois.

Jouvenel avait à peine vingt-huit ans lorsqu'il fut appelé à la prévôté des marchands. Peut-être en choisissant un homme aussi jeune, les ministres espéraient-ils donner encore moins d'importance à la fonction qu'ils rétablissaient. Jouvenel, nous venons de le dire, quitta son hôtel de la rue Berthin-Porée pour venir habiter avec sa femme et ses enfants à l'Hôtel de ville[30]. Le 27 janvier 1383, en supprimant la prévôté des marchands, le roi avait donné cet hôtel au prévôt de Paris[31]. En 1389 Jouvenel pouvait s'installer à la maison aux piliers, mais celle-ci demeurait hôtel du roi.

Le jeune prévôt avait quelque droit d'être fier. Paris, dont il devenait le premier magistrat, comptait, croit-on, à la fin du XIVe siècle, environ 300.000 habitants[32]. La haute bourgeoisie à laquelle Jouvenel va avoir affaire était riche, intelligente et active[33]. Quels trésors d'esprit et de bon vouloir, écrira plus tard Régnier de la Planche dans son Livre des Marchands, sont mis parmy les draps, les laines, les cuirs, les fers, les drogues, les merceries ! quelles richesses d'âmes sont enfouyes et cachées es corps méprisés de tant de louables bourgeois ![34] La ville exerçait par surcroît une véritable fascination sur les étrangers : Oh ! s'écrie avec enthousiasme un des érudits les plus curieux du XIVe siècle, Robert de Bury, évêque de Durham, quel torrent de joie a inondé notre cœur toutes les fois que nous avons pu visiter Paris, ce paradis du monde ! Là sont des bibliothèques plus suaves que tous les parfums ; là des vergers tout en fleurs où fleurissent d'innombrables livres ; là les prés de l'Académie, les promenades des péripatéticiens, les hauteurs du Parnasse, le portique des stoïciens ![35] Nous avons dit déjà l'attrait que Paris offrait à Jouvenel et l'affection qu'il portait à la cité. C'était pour lui un juste sujet d'orgueil que d'être à la tête d'une des premières villes de son temps. Il se donna avec application à ses nouvelles fonctions ; et, se considérant comme le défenseur attitré des intérêts des Parisiens, il résolut sans retard de donner des preuves de son activité.

Il commença par former autour de lui une sorte de conseil officieux de notables bourgeois. Le roi n'avait pas voulu rétablir l'échevinage ; en fait, Jouvenel le restaurait. Non seulement il donnait par là satisfaction aux habitants de la ville en les faisant participer dans une certaine mesure à la direction de leurs affaires, car Jouvenel allait activement s'occuper des affaires de la cité ; mais encore il s'entourait de gens compétents et sages, capables de lui fournir d'utiles renseignements et de le conseiller.

Puis il entreprit d'arrêter les désordres que six ans d'absence de municipalité avaient laissé naître et s'accroître.

Parmi ces désordres, il n'y en avait pas dont les Parisiens se plaignissent davantage que les empiétements que les marchands de Rouen, les hanses rouennaises, avaient commis sur la navigation de la Seine.

On sait l'importance au XIVe siècle de la compagnie des marchands de l'eau de Paris. Les marchands de Rouen formaient une corporation à laquelle appartenait presque entièrement la navigation de la basse Seine. Aucune marchandise ne pouvait être expédiée de Rouen à l'intérieur du royaume sans leur intervention ; au delà des frontières du duché la navigation de la Seine appartenait d'une façon non moins exclusive aux marchands de l'eau de Paris. La lutte était vive entre les deux compagnies : elles étaient jalouses de leurs droits réciproques et les défendaient avec âpreté. En 1292, à la suite d'une révolte des Rouennais leur commune avait été supprimée et la navigation de la basse Seine déclarée libre. Le triomphe des marchands de l'eau de Paris n'eut pas de durée. Quelques années après, Philippe le Bel rendait aux habitants de Rouen une partie de leurs privilèges ; mais il stipula que les marchands de toute origine pourraient traverser Rouen en montant et en descendant, aborder, décharger leurs marchandises, en prendre d'autres, moyennant le paiement de certains droits fixes. Les Rouennais étaient donc malgré tout dans une situation inférieure à l'égard des marchands de l'eau de Paris[36].

Ceux-ci maintenaient vigoureusement leurs privilèges ; ils défendaient leurs droits avec vigueur ; nul ne pouvait empiéter sur leur domaine ; ils faisaient payer des taux élevés. En 1363, une nef allant de Rouen à Paris payait 4 sous 1 denier ; un tronc de sel, une écope et demie et une flette, une nef vide, un bateau neuf passant pour la première fois, un petit bateau de pêcheur, devaient 4 deniers[37]. Un individu qui fraudait se voyait condamné à 60 sous parisis d'amende[38].

Les Parisiens veillaient avec un soin extrême à cette navigation de la Seine ; c'était par là, en effet, qu'ils recevaient leurs approvisionnements. Ils avaient les sergents de l'eau qui sont incessamment par les rivières et grands chemins, et font le rapport sur l'empêchement qu'ils y trouvent[39].

De leur côté, les habitants de Rouen avaient pour s'occuper de tout ce qui concernait la navigation, sauvegarder leurs privilèges ou les étendre, un personnage spécial qu'on appelait le vicomte de l'eau de Rouen[40]. Le vicomte de l'eau, à l'époque qui nous occupe, était Henry de Damery[41].

Lorsque, à la suite de la révolte des Maillotins, les Parisiens subirent le sort qu'avaient éprouvé les Rouennais, en 1292, et qu'on leur supprima leurs droits, les hanses de la basse Seine eurent toute liberté de naviguer jusqu'à Paris sans craindre les marchands de l'eau de Paris, toutes les corporations parisiennes ayant été supprimées. D'autre part, elles ne se firent aucun scrupule d'élever les droits qu'elles faisaient payer aux bateaux parisiens, qui remontaient ou descendaient la Seine ; les Parisiens n'avaient personne pour faire entendre leurs réclamations ou poursuivre devant le parlement. Force leur fut de subir ces empiétements. Non seulement ils souffraient dans leur orgueil de voir leurs antiques privilèges violés de la sorte, mais ils subissaient, par la cherté croissante des vivres, qui avaient à payer des droits nombreux, avant d'arriver à Paris, le contrecoup du nouvel état de choses.

Jouvenel s'appliqua à rétablir les anciens droits des Parisiens et à arrêter les empiétements des hanses rouennaises. Il y parvint par une série de procès qu'il provoqua devant le parlement. Il fallut beaucoup de temps et un assez grand nombre d'actions judiciaires. La première affaire semble avoir eu pour cause une batelée de foin indûment transportée à Paris. Jouvenel fut obligé, pour agir, de se munir d'un mandement du roi[42]. D'autres citations suivirent ; tout n'était point terminé en 1400, mais Jouvenel, quoique après celte date il ne fût plus prévôt des marchands, continua à donner ses soins à cette question.

Il avait à cœur qu'elle se terminât bien. Ses efforts furent couronnés de succès, et il obtint les arrêts qu'il demandait[43].

Les Parisiens n'avaient pas eu à souffrir seulement des empêchements que les Rouennais avaient apportés à la libre navigation de la Seine. Vers le sud également, les approvisionnements qui venaient par voie d'eau s'étaient vus arrêtés sur le cours de la Marne. Des propriétaires riverains n'avaient rien trouvé de mieux, pour s'assurer une source de revenus, que de profiter de l'absence de tout défenseur des intérêts de Paris et d'élever des barrages sur cette rivière. Nul bateau ne pouvait plus passer sans avoir à acquitter des péages.

Ces péages augmentaient d'autant le prix des vivres qui étaient apportés à Paris. D'autres, contre tout droit, avaient construit des barrages pour installer des moulins. De pareils obstacles avaient fini par rendre la navigation de la Marne difficile et onéreuse ; les bateliers se plaignaient vivement, et avec eux les habitants de Paris qui avaient à subir les conséquences de cette situation.

La question de droit ne faisait pas doute. Les riverains qui avaient établi les barrages n'auraient pu devant le parlement justifier leur entreprise d'aucune manière. Jouvenel résolut de ne pas même s'adresser à la cour et d'agir d'autorité. Le résultat devait être plus prompt. Il obtint du roi un mandement qui lui enjoignait, à lui, prévôt des marchands, de démolir d'office les barrages de la Marne. Comme indemnité on se bornait à accorder aux propriétaires un denier de revenu de dix.

Muni de cet ordre royal, Jouvenel fit faire secrètement un relevé exact des constructions qu'il s'agissait de démolir. Puis il réunit 300 ouvriers, leur donna des instructions précises, et en une nuit fit abattre tous les barrages en question. Ainsi qu'il était prescrit, les riverains reçurent l'indemnité stipulée. C'était une sorte d'expropriation pour cause d'utilité publique[44].

Quelque minimes et incertains que fussent les pouvoirs que le conseil royal avait donnés au prévôt des marchands, celui-ci trouvait donc moyen de protéger avec efficacité les intérêts des habitants de Paris. Ceux-ci manifestaient un grand contentement. Ils étaient aussi bien défendus que si on leur eût rendu leurs antiques privilèges. Pour eux Jouvenel n'était plus un officier royal, ils le considéraient comme leur véritable chef.

Une circonstance fortuite donna l'occasion à Jouvenel de paraître publiquement avec le rôle et le costume de l'ancien prévôt des marchands.

Charles VI avait décidé, en 1389, que sa femme, la reine Isabeau de Bavière, ferait à Paris son entrée solennelle. La fête eut lieu le dimanche 22 août ; elle fut extrêmement brillante. La reine s'était rendue de Melun à Saint-Denis ; c'est là que les ducs de Berri, de Bourgogne et de Touraine, allèrent la prendre pour l'escorter dans la capitale. A midi, le cortège se mit en marche ; la reine était dans une litière couverte, habillée d'une magnifique robe de soie rose semée de fleurs de lys d'or ; les plus nobles dames du royaume suivaient dans des chars dorés ; une foule de seigneurs accompagnaient à pied. Après avoir dépassé la chapelle de Saint-Quentin, on rencontra le duc de Lorraine et le comte d'Ostrevant, fils du comte de Hainaut, qui venaient au devant de la reine avec un grand nombre de chevaliers étrangers. Le cortège continua sa route entre une double haie formée d'un côté par les officiers et serviteurs du roi, entièrement vêtus de rose, et de l'autre, par les plus notables bourgeois de Paris.

Ces bourgeois étaient à cheval et superbement habillés de vert. Ils se joignirent au cortège et participèrent à l'entrée triomphale de la reine. Or, c'était Jouvenel qui était à leur tête et qui les conduisait, à cheval comme eux, habillé comme eux de vert, mais plus brillamment. Il harangua en leur nom Isabeau de Bavière[45]. Trois jours après, nous raconte Froissart, les mêmes bourgeois firent présent à la reine d'une table recouverte d'un superbe tapis de drap d'or et toute chargée de vaisselle d'or ; ils offrirent aussi aux duchesses de Berri et de Touraine des joyaux de grand prix. C'était encore Jean Jouvenel qui dans cette circonstance avait fait le nécessaire ; ce fut lui qui présenta ces riches cadeaux[46].

On trouve dans les auteurs du temps une description détaillée des réjouissances qui accompagnèrent cette fête. Cette fête eut un très grand retentissement ; elle éblouit les contemporains, et, quarante ans plus tard, un témoin oculaire, provincial habitué depuis cette époque à Paris, Guillebert de Metz, en parle avec une émotion encore très vive[47].

L'événement avait donc été considérable, et Jouvenel en avait profité pour mettre ses fonctions en relief. Si la satisfaction avait été grande chez les habitants, on peut se demander ce qu'en avait pensé le conseil royal. Il n'est pas cependant resté de trace de son mécontentement. Nous ignorons s'il n'a pas relevé avec humeur le fait que Jouvenel ait paru pendant ces journées dans une situation un peu différente de celle où on l'avait appelé, c'est-à-dire comme chef attitré des bourgeois, et non comme simple agent royal.

Au surplus, Jouvenel eût été bien défendu au conseil. Il continuait à jouir de l'estime et de l'affection de ses membres ; ses relations avec Jean Le Mercier étaient intimes et journalières ; ils se rendaient mutuellement service toutes les fois que l'occasion s'en présentait. Dans quelque temps d'ici, Jouvenel sauvera même la vie à Jean Le Mercier, lorsque la fortune aura changé. En attendant, il se fait son intermédiaire dans une affaire fort désagréable pour le sire de Noviant, et use de son influence de juge au Châtelet pour terminer au mieux des désirs de son oncle une aventure passablement fâcheuse. Voici l'histoire : elle nous donne des détails piquants sur les mœurs du XIVe siècle.

Un jour, une jeune femme nommée Colette la Buquette se présenta à l'hôtel de Jean Le Mercier ; elle portait un enfant entre les bras ; elle raconta aux valets que, il y avait quelques années, dans l'hôtellerie d'une petite ville de Normandie où elle était servante, encore jeune et sage, Jean Le Mercier avait abusé d'elle. Elle avait mis au monde un enfant qui était celui qu'elle portait. Elle l'avait élevé tant qu'elle avait pu, mais maintenant elle était trop pauvre, et d'ailleurs le sire de Noviant était assez riche pour élever un être de la naissance duquel il était cause. Les domestiques mirent Colette à la porte.

Colette avait entendu dire que le prévôt des marchands, Jouvenel, était le neveu de Jean Le Mercier, qu'il était bon, juste et compatissant ; elle alla le trouver ; elle lui expliqua ce qui l'amenait. Jouvenel la reçut bien, lui répondit qu'il verrait le jour même son oncle, qu'il lui parlerait ; elle n'avait qu'à revenir le lendemain prendre la réponse du ministre.

Le lendemain, en effet, Colette revenait à l'Hôtel de ville. Jouvenel lui expliqua qu'il avait causé d'elle avec son oncle, mais que Jean Le Mercier ne la connaissait pas, et qu'il ne voulait pas la recevoir. La Buquette furieuse alla, pour se venger, se placer publiquement à la porte de l'hôtel de Jean Le Mercier, portant son enfant sur ses bras avec un écriteau où était écrit en grosses lettres que l'enfant était le fils du sire de Noviant. Cette fois le sire de Noviant voulut bien s'occuper d'elle ; il la fit jeter en prison.

Le lundi, 26 juin 1391, elle comparut devant le tribunal du Châtelet. Jouvenel vint prendre sa place de juge à l'audience. Colette fit sa déposition, et le tribunal décida que, avant de se prononcer, il fallait entendre Jean Le Mercier. Celui-ci étant ministre et ne pouvant comparaître, deux conseillers furent chargés d'aller recueillir ses observations chez lui. Le 28 juin, deuxième audience ; les conseillers déposent qu'ils ont interrogé le sire de Noviant. Celui-ci a fini par reconnaître l'exactitude des propos tenus par Colette la Buquette. Il se rappelle que, il y a six ou sept ans, il fit, dans une hôtellerie de Caudebec, la connaissance d'une jeune fille. Mais, depuis, il ne l'a jamais revue. Il demande si la fille en question n'a pas eu en ce temps-là des relations avec d'autres que lui. Pressée de demandes, Colette hésite et s'embrouille ; on la menace de la mettre à la question. Alors, tout effrayée, elle avoue que le soir où Jean Le Mercier l'a mise à mal, elle a trouvé en le quittant un seigneur de sa suite nommé Jean du Bois qu'elle a suivi. Pendant longtemps, ce Jean du Bois a cru que l'enfant était de lui ; il a donné de l'argent pour permettre à Colette de vivre et d'élever son fils. Mais, maintenant, il est mort, Colette n'a plus de quoi vivre. Sur ces entrefaites, elle a appris que Jean Le Mercier était devenu un haut personnage, et comme tout le monde lui disait que son enfant ressemblait à Jean Le Mercier, elle s'est persuadée qu'elle s'était trompée dans la désignation du père, qu'en réalité son fils avait pour auteur le sire de Noviant, et que celui-ci n'hésiterait pas à remplir, comme le premier, ses devoirs d'assistance. Voilà pourquoi elle était, venue.

La dernière audience eut lieu le 1er janvier. Jean Le Mercier fit connaître qu'il n'avait plus qu'une chose à dire. Dans le doute, il prenait l'enfant, se chargeait de le nourrir et de l'élever ; mais il demandait une peine sévère contre la femme qui était venue soulever un pareil scandale et avait tenté de troubler la paix de son ménage. Le tribunal condamna Colette la Buquette à être tournée au pilori, puis bannie à toujours de la ville et vicomte de Paris, sous peine, si elle était prise, d'être enfouie toute vive[48].

Jouvenel n'avait pas seulement à compter sur la faveur des ministres ; à ce moment-là, il était bien vu à la cour. Charles VI le connaissait particulièrement et l'estimait. Nous aurons l'occasion de rencontrer plus tard des marques particulières de l'attachement du roi pour son prévôt des marchands ; la reine elle-même, Isabeau de Bavière, qui appréciait Jouvenel, voulut lui donner une preuve publique de ses sentiments pour lui. Elle lui fît connaître qu'elle désirait être la marraine d'un de ses enfants.

Le 19 juillet 1390, Jouvenel avait eu une fille qui avait été baptisée à l'église Saint-Jean-en-Grève, et dont avaient été parrain et marraines, Pierre Blancher, conseiller du roi et maître des requêtes ordinaires de son hôtel, Jeanne le Picart de Vitry, belle-mère du prévôt, et Isabeau, femme d'Odin Paulmier, oncle de Michelle de Vitry[49].

Le 27 décembre 1391, Jouvenel eut une nouvelle fille ; c'est celle-ci que la reine voulut tenir sur les fonds baptismaux. La dame d'Yvry prononça les prières requises à Saint-Jean-en-Grève en lieu et place de la très souveraine et très redoublée dame la reyne. Les parrains furent Hugues Boisleau, trésorier de la Sainte-Chapelle et messire Guillaume Carruel, chevalier. L'enfant reçut le nom d'Isabeau[50].

Jouvenel vivait donc heureux entouré de l'estime et de l'affection de tous ; il pouvait espérer voir sa fortune se consolider, accroître sa situation pour le bien des intérêts de la ville qu'il était chargé de défendre, et profiter de la faveur du roi, de la confiance des ministres pour faire rendre peu à peu à Paris ses droits, lorsqu'un événement imprévu, suivi d'une révolution dans le gouvernement, manqua mettre en péril sa position et sa vie même.

 

 

 



[1] Ord. des rois de France, éd. Laurière, t. VI, p. 685.

[2] Religieux de S. Denis, éd. Bellaguet, t. I, p. 556.

[3] Religieux de S. Denis, t. II, p. 562. Opinantur nonnulli eum veneno dato interisse.

[4] Juvénal des Ursins, p. 69. Le conseil fut composé en principe de douze membres. Voy. Noël Valois, Le Conseil du roi aux XIVe, XVe et XVIe siècles, Paris, Picard, 1888, in-8°, p. 94.

[5] Religieux de S. Denis, t. I, p. 570.

[6] Ord. des rois de Fr., t. VII, p. 328.

[7] Juvénal des Ursins, p. 70.

[8] Juvénal des Ursins, p. 70.

[9] Arch. nat., PP 117, au 1388 (a. st.), 1052, 1056, mémorial E, fol. 180. — Bibl. de Rouen, vol. VII, fol. 99 r°. Le texte des Archives nationales nous donne la date de l'année, celui de la bibliothèque de Rouen la date du jour. Malingre (Antiquitez de la ville de Paris contenant... la chronologie... des prévosts, gardes de la prévosté de la ville et vicomte de Paris..., Paris, 1611, in-fol., p. 679) confirme ces deux renseignements. — Voy. sur Jean de Folleville, chevalier et conseiller du roi Jean le Féron, Histoire des connétables, chanceliers et gardes des sceaux..., p. 14 ; sur Audouin Chauveron, ibid. Il paraît que l'administration d'Audouin Chauveron laissa à désirer, car, en 1390, la chambre des requêtes reçut des plaintes élevées contre l'ancien prévôt. Arch. nat., X1a 37, fol. 245 v° et 246 r° ; 10, 20 et 21 juillet 1390.

[10] Juvénal des Ursins, p. 60.

[11] Ad favorem civium. Religieux de S. Denis, t. I, p. 570.

[12] Nous allons résumer ici un travail sur la question que nous avons publié dans la Bibliothèque de l'Ecole des Chartes (t. LII, 1891, p. 269-284), sous le titre de La prévôté des marchands de Paris à la fin du XIVe siècle.

[13] Ordonnance du 20 janvier 1412 (n. st.). Ord. des rois de Fr., t. IX, p. 668.

[14] Duplès-Agier, Registre criminel du Châtelet de Paris, t. I, p. 468 ; t. II, p. 119... etc.

[15] Ord. des rois de Fr., t. VII, p. 243. Il faut toujours bien distinguer le prévôt de Paris du prévôt des marchands, ce que n'ont pas fait suffisamment certains historiens, qui s'exposent ainsi à des erreurs du genre de celle qu'a commise M. Leroux de Lincy, désignant à tort Jean de Folleville comme prévôt des marchands. Voy. Leroux de Lincy, Hist. de l'Hôtel de ville de Paris, p. 204.

[16] Ord. des rois de Fr., t. IX, p. 703. En 1405, ce n'est plus Jouvenel qui est garde de la prévôté, mais Charles Culdoé. La fonction étant demeurée la même de 1389 à 1412, sans modification, ce qui est dit de la charge en 1405 est également vrai pour 1390.

[17] Ordonnances des rois de France, t. VII, p. 243.

[18] Voy.  une description de la croisée en 1400, publiée par Delamare dans son Traité de la police, t. IV, p. 173.

[19] Voy. l'ordonnance du 1er mars 1389 citée plus haut.

[20] Delamare, op. cit., t. IV, p. 173.

[21] Ordonnance du 21 avril 1401. Ordonnances, t. IX, p. 708.

[22] Fréd. Lecaron, Essai sur les travaux publics de la ville de Paris au moyen-âge, dans Mém. de la Soc. de l'hist. de Paris, t. III, p. 123.

[23] F. Lecaron, op. et loc. cit.

[24] Journal du Trésor, Arch. nat., KK 13, fol. 105. Lundi 6 mars 1390 (n. st.).

[25] Ordonnances des rois de France, t. IX, p. 703, et Delamare, op. cit., t. IV, p. 173.

[26] Ordonnances des rois de France, t. VII, p. 510.

[27] Voy. notamment Arch. nat., X1a 8849, fol. 98 v°. Maistre Jehan Jouvenel, prévost des marchans de Paris. Accord avec Jehan l'Aloue et Jacques l'Alemant. (1390.)

[28] Bibl. nat, ms. fr. 4752, p. 112. —Juvénal des Ursins, p. 70.

[29] Arch. nat., PP 117, p. 1056, an 1388 (v. st.). Inventaire de trois livres concernant la prévosté des marchands de Paris délivrez par ordre de la chambre (des comptes) à Jehan Jouvenel, garde de ladite prévosté. — Bibl. nat., ms. fr. 4752, p. 121. Inventarium trium librorum traditorum magistro Johanni Jouveneli, preposito mercatorum Parisiensi, continentium antiqua privilegia et alia plura notabilia pro burgensibus ville Parisiensis. — Enregistré au registre des Chartes du greffe de la chambre des comptes à Paris, commenceant 1381 et finissant 1394, au feuillet IX** du dict registre.

[30] La maison aux piliers avait été achetée il y avait trente-deux ans, en 1357, par Etienne Marcel, pour devenir le lieu de réunion de la municipalité parisienne. (Leroux de Lincy, Histoire de l'Hôtel de ville de Paris, p. 7.)

[31] Arch. nat., PP 117, p. 1010.

[32] Bureau de la Malle, La population de la France pendant la guerre de Cent ans, dans Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2e série, t. XIV, p. 35-43.

[33] Voy. E. Renan, Discours sur l'état des beaux-arts au XIVe siècle, dans Histoire littéraire de la France, t. XXIV, p. 674.

[34] Cité par G. Guibal, Histoire du sentiment national en France, Paris, Sandoz, 1875, in-8°, p. 38.

[35] Voy. Victor Le Clerc, Discours sur l'état des lettres, p. 293.

[36] Voy. Ch. de Beaurepaire, De la vicomté de l'eau de Rouen et de ses coutumes au XIIIe et au XIVe siècles, Evreux, imp. de A. Hérissey, 1856, in-8°, p. 193. — Chéruel, Histoire de Rouen pendant l'époque communale, t. II, p. 247.

[37] G. Guilmoto, Etude sur les droits de la navigation de la Seine... Paris, Picard, 1889, in-8°, p. 18.

[38] Arch. nat., S, 2255, n° 15.

[39] G. Guilmoto, op. cit., p. 79.

[40] Farin, Hist. de la ville de Rouen, 3e éd. Rouen, L. du Souillet, 1731, 6 vol. in-12°, t. I, p. 242.

[41] Farin, Hist. de la ville de Rouen, t. I, p. 433. Ch. de Beaurepaire, op. cit., p. 247.

[42] Arch. nat. X1a, 8300b, fol. 64 v° et 65 r°.

[43] Juvénal des Ursins, p. 70.

[44] Juvénal des Ursins, p. 71.

[45] Religieux de S. Denis, t. I, p. 613.

[46] Froissart, éd. Kervyn de Lettenhove, t. XIV, p. 5-25. Félibien, Histoire de la ville de Paris, t. II, p. 708. Godefroy, Cérémonial français, t. I, p. 637.

[47] Voy. Vallet de Viriville, Isabeau de Bavière (extrait de la Revue française, XVe vol.) Paris, Techener, 1859, p. 5.

[48] Duplès-Agier, Registre criminel du Châtelet de Paris, t. II, p. 119 et suivantes. — Jouvenel avait siégé auparavant à la date du 10 sept. 1390. (Ibid., t. I, p. 468.) Il assistait très rarement aux audiences, nous l'avons dit. Il siégera encore le 12 août 1391 pour prendre part au jugement d'une femme Macete, épouse de Hennequin de Ruilly, qui fut condamnée à être brûlée vive. (Ibid., t. II, p. 338.)

Vers cette même époque, lui-même eut des procès à soutenir, sur lesquels nous n'avons que des renseignements assez vagues. En 1390, c'est une contestation avec un certain Jean l'Aloue et Jacques l'Alemant, nous ignorons à quel sujet. Elle se termina par un simple accord. (Arch. nat. X1a 8849, P 98, v°.) L'année suivante, nouveau litige avec ceulx de la grant esglise de Troiez Ceux-ci s'étaient indûment emparés d'une maison qui appartenait à Jouvenel. Le 26 octobre 1391, Jouvenel les fit sommer d'abandonner l'immeuble en question, à quoy se sont consentiz les diz de la grant esglise par leur procureur ; et estoient plusieurs des chanoines d'icelle présenz. (Arch, nat., X1a 9184, f° 301, v°.)

[49] Bibl. nat., ms. français 4752, p. 112.

[50] Bibl. nat., ms. français 4752, p. 113.