JEAN JOUVENEL

 

CHAPITRE III. — LES DEBUTS DE JOUVENEL À PARIS.

 

 

Lorsque Jean Jouvenel eut atteint environ sa quinzième année, son père, Pierre, décida qu'il irait compléter ses éludes dans une université. L'instruction que Jean venait de recevoir dans les grandes écoles de Troyes avait montré en lui une intelligence capable de se développer encore. Soit que le jeune homme eût manifesté l'intention de ne pas continuer le métier de son père, soit que Pierre Jouvenel lui-même ait eu l'ambition de voir son fils aspirer à un état plus élevé, il fut décidé que Jean deviendrait homme de loi.

Il n'avait pas encore, comme il l'eut pendant quelque temps, plus tard, l'intention d'entrer dans les ordres ; car si, à ce moment, on avait voulu le diriger vers la cléricature, on l'aurait envoyé à l'université, où l'on enseignait presque exclusivement le droit canonique, à l'université de Paris.

Or, il fut envoyé à l'université d'Orléans.

Le Studium generale d'Orléans était le plus ancien et un des plus réputés de la France. Il existait depuis le début du XIIIe siècle[1] ; la bulle de constitution n'avait été donnée qu'en 1306 par le pape Clément V[2]. Cette bulle constatait déjà que, depuis fort longtemps, l'école d'Orléans était renommée pour l'enseignement du droit civil, du droit romain. C'était le droit civil qu'allait apprendre Jouvenel. Depuis la renaissance des études juridiques en France, dans le courant du XIIIe siècle, renaissance d'origine beaucoup plus française qu'italienne, le droit romain n'avait pas cessé d'être enseigné dans les universités avec le bienveillant encouragement des rois. Lorsque le pape Honorius III avait, en 1219, par sa décrétale Super specula interdit l'enseignement du droit romain à Paris, pour des raisons d'ailleurs politiques[3], l'université d'Orléans, la plus rapprochée de Paris, avait bénéficié de cette disposition. C'était à Orléans qu'on venait de toutes parts pour prendre ses grades en droit civil. L'université d'Orléans comptait, après Paris, comme une des principales de France.

A la vérité, à la fin du xiv° siècle, la vie des étudiants y était un peu bruyante, et le travail des professeurs n'était pas à l'abri de toute critique. Le conseil du roi et le parlement durent à plusieurs reprises s'en occuper. Les étudiants venaient au cours sans apporter de livres et les docteurs qui devaient lire pendant une heure et demie, ainsi que le voulait la tradition, ne lisaient pas une demi-heure. Ils faisaient leurs leçons avec une grande négligence et poussaient la complaisance jusqu'à dispenser les étudiants des temps d'études exigés pour l'obtention des grades.

De leur côté, les habitants d'Orléans se plaignaient vivement des habitudes des jeunes gens. Ceux-ci étaient fort turbulents. Ils avaient adopté l'usage, contraire au temps, des vêtements courts, et ils parcouraient les rues avec des couteaux et des dagues à la ceinture. Les rixes étaient fréquentes, et il n'était pas aisé de contenir l'ardeur de cette active jeunesse. Les choses iront au point que dans quelques années une réforme sera jugée nécessaire, et que le conseil du roi appellera la question devant lui[4].

Juvénal des Ursins nous laisse entendre, dans son Discours du Chancelier, que son père ne participa point à ces désordres, qu'il fort estudioit et s'appliquait plus à obtenir ses grades qu'à prendre part aux violences de ses camarades[5]. Il termina ses études de droit civil à Orléans après avoir été reçu licencié et docteur[6].

C'est à ce moment qu'il manifesta le désir d'entrer dans la cléricature. Il fallait qu'il suivît des cours de droit canonique, et l'université de Paris était tout naturellement désignée pour lui donner cet enseignement. Il fut donc décidé qu'il irait à Paris.

Il avait grande envie de venir à Paris. Il répétait plus tard souvent à ses enfants que se il eut sceu ville à peine ou monde où il eust peu aprendre plus de bien et de honneur que a Paris, il y feast alé[7]. Paris était alors, suivant l'expression d'un contemporain, la seule ville où l'on vécut absolute, absolument ; partout ailleurs on ne vivait que secundum quid, relativement. On l'appelait l'Athènes de l'Occident.

Jean Jouvenel a beaucoup admiré et aimé Paris. Peut-être cette espèce d'attrait qu'il indique à ses enfants dans la suite comme ayant été exercé sur lui de très bonne heure est-il un effet anticipé de cette affection qu'il conçut plus tard pour la ville, dont il devait être le premier magistrat.

Il se mit à l'étude du droit canon. Nous doutons qu'il l'ait poursuivie jusqu'à la fin. Ses projets d'entrer dans les ordres l'abandonnèrent assez vite. L'archevêque de Reims semble donner comme cause du changement des idées de son père le mariage assez brillant qu'il va faire en 1386[8]. Nous croyons que, dès avant cette époque, Jouvenel était décidé à se donner exclusivement au droit civil et à embrasser la carrière de la magistrature.

La preuve en est que, en 1381, étant à peine âgé de vingt et un ans, et lorsqu'il ne pouvait pas avoir terminé ses études canoniques, il parvint à se faire nommer conseiller au Châtelet par lettres datées du 8 janvier (n. st.)[9]. Il succédait à maître Simon de la Fontaine.

Ces fonctions d'ailleurs étaient modestes et elles rapportaient fort peu. A l'origine, c'était le prévôt de Paris qui choisissait les conseillers. Il les choisissait parmi les avocats au Châtelet ; plus tard, le roi se réserva ces nominations, et il est probable qu'il ne fixait pas uniquement son choix parmi les avocats du siège. Jouvenel ne devait pas être, en effet, avocat au Châtelet ; il devait être inscrit déjà comme avocat au parlement.

Des divers conseillers dont se composait le tribunal, les uns assistaient à l'audience avec le prévôt, et on les appelait auditeurs ; les autres étaient commis pour l'instruction des procès ; ils avaient le titre d'enquêteurs-examinateurs. Une ordonnance de 1327 avait fixé à huit le chiffre des conseillers au Châtelet, à savoir quatre clercs et quatre laïques ; ces magistrats devaient recevoir comme gages 40 livres parisis[10].

A en juger par les affaires où nous verrons siéger Jouvenel, celui-ci devait être examinateur. La présence au tribunal n'était pas obligatoire, et les registres du Châtelet, qui mentionnent pour chaque séance les noms des magistrats présents, signalent rarement Jouvenel. Celui-ci a dû principalement s'appliquer à se faire une réputation comme avocat : nous allons le voir ; il a négligé sciemment ces modestes fonctions de conseiller au Châtelet, trop minimes pour lui.

A l'époque où nous sommes, Paris était extrêmement troublé. La révolte des Maillotins venait de suspendre la vie ordinaire des Parisiens, et les débuts de ce règne de Charles VI, qui allait être si malheureux, s'annonçaient sous de tristes auspices. Jouvenel, qui sera plus tard personnellement mêlé à une insurrection plus grave que celle des Maillotins, apprit à connaître, au spectacle de cette émeute, ce qu'étaient les mouvements populaires. Mais il dut surtout être vivement ému par la fin dramatique de l'homme auquel il ressemblera le plus par son dévouement au roi, son honnêteté et ses malheurs, l'illustre jurisconsulte Jean Des Marès[11]. Jean Des Marès était son concitoyen, il était champenois[12]. Nous avons vu qu'il avait rendu service aux habitants de Troyes dans une circonstance critique. Il est probable que Jouvenel fut mis en relation avec lui. Peut-être est-ce par son influence qu'il fut nommé conseiller au Châtelet. On retrouve dans Jouvenel la plupart des traits du caractère de Jean Des Marès ; et sa vie, inspirée des mêmes principes, offre, à l'issue fatale près, presque les mêmes événements. Comme tous ses contemporains, Jouvenel dut être douloureusement frappé en voyant cet homme courageux qui avait voulu s'interposer entre les émeutiers et l'autorité royale pour pacifier les premiers et adoucir les effets de la colère du roi, récompensé de ses services par d'injustes soupçons dénaturant ses actes. Ce fut un spectacle digne de pitié que la vue de ce vieillard de soixante-dix ans, emprisonné, jugé, condamné, et payé d'une longue vie d'intégrité, de dévouement, de fidélité à trois rois par le dernier supplice[13]. Jouvenel garda toujours le souvenir de ce drame.

Il passa ensuite plusieurs années tout adonné à sa profession d'avocat au parlement, faisant effort pour se faire connaître et attirer l'attention. Une circonstance heureuse l'aida fortuitement ; un procès célèbre qu'il eut à soutenir, bien que le fait en cause ait été en soi peu important, lui donna la notoriété qu'il souhaitait.

L'église et le chapitre de Notre-Dame de Paris étaient seigneurs suzerains du petit village d'Issy, dans l'Ile-de-France. Ils y possédaient en pleine propriété une certaine quantité de biens et avaient droit à des cens et à des rentes de la part des habitants, en vertu de leur suzeraineté[14]. Les suzerains, un jour, décidèrent d'augmenter d'un dixième la capitation payée par ces habitants. Peut-être ceux-ci avaient-ils le privilège en vertu d'anciennes chartes de ne pas voir modifier le chiffre des rentes qu'ils payaient. Ils refusèrent de subir cette augmentation et ils en appelèrent au parlement de Paris. Nous sommes en 1386.

Soit que l'affaire ne fût pas très claire et que les titres d'après lesquels ils justifiaient leur résistance ne fussent pas très explicites, soit plutôt qu'on craignit de se poser en adversaire de l'évêque et du chapitre de Notre-Dame de Paris, les gens d'Issy eurent quelque peine à trouver un avocat. Plusieurs avocats, auxquels ils demandèrent leur concours, s'excusèrent. On finit par s'adresser à Jean Jouvenel, qui accepta.

Il parait bien, en effet, que l'évêque de Paris, à ce moment, était un homme contre lequel il était dangereux de lutter ; il se nommait Pierre d'Orgemont ; il avait été autrefois évêque de Thérouanne[15], et, semble-t-il, se faisait moins distinguer par sa douceur que son prédécesseur Emery de Magnac[16].

La colère de l'évêque contre les habitants d'Issy avait été vive. Lorsqu'il apprit que Jouvenel avait accepté de les défendre, il le fit appeler et lui expliquant qu'il allait s'opposer à l'exercice des droits de l'Eglise, plaider une cause préjudiciable aux intérêts temporels du clergé, et, en un mot, accomplir une action condamnable et interdite par les saints canons ; lui évêque, allait être obligé d'excommunier l'avocat. On s'explique que les confrères de Jouvenel eussent refusé de prendre en main l'affaire d'Issy.

Jouvenel ne se troubla pas ; il répondit avec tranquillité qu'il avait simplement l'intention de plaider devant le parlement, non contre les droits de l'Eglise, mais contre un abus et un déni de justice qui lui paraissaient certains ; que, dans ce cas, il ne croyait pas canoniquement encourir l'excommunication, pas plus que ne l'avait encourue autrefois — et ici un de ces exemples si ordinaires aux orateurs de ce temps — la reine Blanche de Castille, qui avait de son autorité privée délivré des débiteurs que le chapitre de Notre-Dame de Paris tenait enfermés dans une étroite prison. Il ajouta qu'il avait confiance dans l'esprit de justice de l'évêque, qui ne demanderait pas mieux que de s'en remettre sur le point en litige à la décision du parlement.

L'évêque n'insista pas. Seulement, ou bien il fut gagné par le caractère du jeune homme, ou bien, toujours préoccupé de son procès, chercha-t-il un autre moyen pour arriver à ses fins. Il complimenta Jouvenel, lui dit combien il appréciait sa valeur, et finalement lui proposa de le nommer avocat pensionnaire du chapitre. Quelque honorable que fût la place qu'on lui offrait et, pour un avocat débutant, quelque précieuse ou lucrative qu'elle pût être, Jouvenel n'y vit qu'un piège habile dressé pour lui faire abandonner son procès. Il refusa. Il s'excusa en disant qu'il avait donné sa parole aux habitants d'Issy et qu'il se croyait obligé de la tenir.

L'incident fut connu au Palais. Déjà on s'occupait de celte affaire, moins pour l'importance du débat qu'à cause de l'attitude comminatoire de l'évêque d'Orgemont à l'égard du barreau. Jouvenel fut approuvé ; on loua unanimement son courage. Quelques jours durant, son nom fut répété par tous : il était célèbre.

Le jour des plaidoiries, il y eut affluence au parlement. Tous les avocats, ses confrères, se pressèrent autour de lui. Il fît un de ces discours très judicieux comme on en faisait à cette époque, rempli de citations latines, d'exemples empruntés non seulement à l'histoire de France, mais encore à l'antiquité biblique, grecque et latine. Il parlait fort bien : nous verrons plus tard une de ses harangues qui nous a été conservée, et qui est un modèle de l'éloquence telle qu'on la comprenait et qu'on la goûtait aux environs de 1400. Son succès fut complet ; il fut très applaudi ; ses clients obtinrent gain de cause, et l'évêque de Paris fut condamné[17].

C'est après ce triomphe, qui l'avait mis brusquement en vue dans le monde du parlement, que Jouvenel se maria.

Depuis qu'il était à Paris, il s'était fait de hautes et puissantes relations. S'il est vrai qu'il a connu Jean Des Marès, c'est probablement par lui qu'il fut présenté à de certains personnages très bien placés et par qui s'explique la fortune politique de Jouvenel. Au nombre de ces personnages se trouve au premier rang Jean Le Mercier, sire de Noviant. Jean Le Mercier était, en 1386, grand maître-d'hôtel du roi ; il remplissait une des plus importantes fonctions de la cour. Charles VI l'avait en particulière estime et affection, ce qui viendrait, paraît-il, de ce que Jean Le Mercier en jeunesse fut moult nourry avec le roy. Avec Montagu, il dirigera les finances dans le gouvernement connu sous le nom de gouvernement des Marmousets. C'était donc un homme puissant, et dont la faveur pouvait être extrêmement utile. Jouvenel en éprouva les effets. Lorsque Juvénal des Ursins parle de Jean Le Mercier, il ne s'exprime sur le compte du bienfaiteur de son père qu'avec gratitude et éloge : il nous dit que sage et prudent estoit et de grande discrétion[18].

C'est Jean Le Mercier qui fit le mariage de Jouvenel, le même Juvénal des Ursins nous l'apprend[19]. Il le fit entrer dans une famille de robe très influente^ dont plusieurs de ses membres occupaient à la cour de hautes fonctions, la famille de Vitry. La femme de Jouvenel s'appelait Michelle de Vitry.

La fortune des Vitry était assez récente ; par bien des côtés elle ressemblait à ce que sera celle des Jouvenel. L'aïeul de Michelle, Jean de Vitry, était un simple marchand et bourgeois de Paris ; il s'était enrichi par le commerce, et son fils, voulant relever l'état de sa famille, avait abandonné le négoce et acheté les seigneuries de Goupillières, de Chemery et de Crespières[20]. Les Vitry furent toujours dévoués à la cause du roi et eurent une grande réputation d'honorabilité.

Ils approchaient le roi d'assez près. D'abord Jean Le Mercier était des leurs ; il avait épousé une sœur de Michel de Vitry, lequel était fils de Jean de Vitry[21]. Guillaume de Vitry, frère de Michel, et par conséquent beau-frère de Jean Le Mercier, était secrétaire du roi[22] ; un troisième, Gillet de Vitry, sera dans quelques années premier valet de chambre du duc de Guyenne[23], puis valet de chambre du roi[24] ; un autre, Gilles de Vitry, s'intitule dans une quittance général maistre des monnoies du roy nostre sire[25] ; un dernier enfin, Thibaut de Vitry, se qualifie dans un acte du même genre conseiller du roy nostre sire en sa court de parlement... et commissaire du roi en Limousin pour faire paier l'aide[26].

Les Vitry étaient importants. Ils devaient leur situation à Jean Le Mercier. Celui-ci avait usé de son influence pour leur donner à tous des positions honorifiques et lucratives. Tant que durerait sa puissance il continuerait d'agir de même à l'égard de ceux qui allaient entrer dans sa famille. Le mariage de Jouvenel avec une Vitry était une bonne fortune pour le fils du drapier de Troyes. Un avenir prochain devait en témoigner.

Il fallait que la situation de Jean Jouvenel fût déjà considérable à ce moment, que par son caractère et ses aptitudes il promît beaucoup, et que, par surcroît, son esprit plût infiniment a Jean Le Mercier, pour que celui-ci ait été jusqu'à lui donner sa nièce en mariage[27].

Le mariage fut célébré le 20 juin 1386. Jouvenel a tenu plus tard un journal de famille contenant la date de naissance de chacun des seize enfants qu'il eut, avec l'indication du jour et du lieu du baptême, et le nom des parrains et marraines présents. Il rappelle la cérémonie de son mariage sous la forme suivante : Le mariage desdict Jehan Jouvenel, chevallier, et dame Michelle de Vitry, sa famme, fut célébré es saincte église, et les nopces faictes le mardy d'avant la feste sainct Jehan-Baptiste, l'an de l'incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Crist, 1386 : ce fut le vingtième jour du mois de juing et celuy an fut la sainct Jehan au samedy[28]. Les registres de la paroisse — nous ignorons quelle est cette paroisse — portaient sur l'acte de mariage que Michelle de Vitry était fille de maistre Guillaume[29] de Vitry, conseiller du roy en sa court de parlement à Paris, et maistre des requêtes ordinaires de son hostel, et seigneur chastellain de Chaulny en Picardye... et de damoiselle Jehanne le Picart, sa famme.

Les Juvenel des Ursins ont toujours professé le plus grand respect pour leur mère Michelle de Vitry. Nous avons peu de renseignements sur elle, Juvénal des Ursins en parle quelquefois, mais d'une manière très vague. Il nous a rapporté quelques dialogues d'elle et de Jean Jouvenel. L impression qui ressort des brèves indications que fournit l'archevêque de Reims, est que Michelle fut une mère modèle tout appliquée à ses devoirs, qu'elle fut pour son mari une épouse dévouée, pleine de respect et d'attachement ; lorsque les mauvais jours arrivèrent, que Jean Jouvenel dut fuir Paris, menacé et poursuivi, elle ne voulut pas l'abandonner.

Nous avons conservé deux portraits d'elle : le premier est une statue qui fut placée sur son tombeau. Cette statue est un des plus curieux exemples de statue coloriée du XVe siècle ; elle représente Michelle habillée du costume des veuves de ce temps, car elle a survécu à Jean Jouvenel, à genoux, les mains jointes. La figure qui donne la physionomie d'une personne âgée ne nous apprend pas grand'chose. Cette statue a dû être sculptée peu après la mort de Michelle ; elle est aujourd'hui au musée de Versailles[30].

Le second portrait se trouve dans un tableau qui représente à genoux Jean Jouvenel, sa femme et onze de leurs enfants avec eux. Ce tableau est un très ancien monument de la peinture française. On ne sait pas exactement l'époque à laquelle il a été composé. Les uns disent qu'il a été peint entre 1444 et 1449[31] ; d'autres le datent de 1470[32]. Il a dû être fait pour figurer dans la chapelle de Saint-Remy à l'église Notre-Dame de Paris, où était le tombeau de Jouvenel et de Michelle. Il est actuellement au musée du Louvre dont il est un des joyaux[33]. Michelle de Vitry nous apparaît dans ce tableau comme sur sa statue ; elle est vêtue de même, et présente les mêmes traits vieillis.

Nous pouvons ajouter que Michelle de Vitry dut avoir une excellente santé ; car, après avoir donné le jour à seize enfants, elle survécut de vingt et quelques années à la mort de son mari.

Jouvenel fit donc un heureux mariage. Son fils nous dit même qu'il fallut les avantages inappréciables que lui offrait une pareille alliance pour avoir raison des derniers scrupules que soulevaient en lui les restes d'une vocation ecclésiastique non complètement disparue. Encore, en 1386, Jouvenel avait quelque volenté d'estre homme d'Eglise[34]. Il est probable que ces scrupules ne furent pas très forts.

A l'heure où nous sommes, c'est Jouvenel qui se félicite d'entrer dans une famille aussi influente que celle des Vitry. Plus tard, les choses changeront ; ce seront les Vitry qui se trouveront heureux et fiers d'être alliés à une famille aussi puissante et aussi considérée que celle des Juvenel des Ursins. Ils ne manqueront pas de faire ressortir dans leur généalogie la gloire qu'ils ont, d'être apparentés à des gens qui comptent parmi eux plusieurs grands seigneurs, chevalliers, présidens, conseillers, maistres des requêtes et des comptes, et avec, principaux officiers des cours souveraines de parlement, et avec, chanceliers, gardes des sceaulx de France, archevesques, evesques promeuz à la pairye du royaume[35].

Après son mariage, Jouvenel habita avec sa femme l'hôtel de Pierre de La Fontaine, le même auquel il avait succédé comme conseiller au Châtelet. Cet hôtel était situé dans la rue Berthin-Porée, qui va de Saint-Germain-l'Auxerrois au quai de la Mégisserie[36].

Le père de Jean devait être mort à ce moment, et le jeune avocat devait avoir hérité de la fortune du drapier. On ne s'expliquerait pas sans cela qu'il eût pu se marier. Ses fonctions au Châtelet lui rapportaient fort peu en effet ; nous l'avons vu, elles ne devaient lui donner que quarante livres parisis, et des quittances signées de Jouvenel confirment cette indication[37]. Nous ne voyons pas qu'il remplit d'autres fonctions à ce moment.

Il avait, il est vrai, sa profession d'avocat. Mais on n'est pas d'accord sur la date à laquelle il devint avocat au parlement. Nous pensons qu'il le fut de très bonne heure, et c'est ce qui explique son rôle dans l'affaire des habitants d'Issy. Jean le Coq ne lui donne ce titre qu'en 1391[38]. Le premier document d'archives où l'on trouve Jouvenel qualifié d'avocat au parlement est daté du 10 septembre 1390[39]. Mais M. Delachenal, dans sa savante Histoire des avocats du Parlement de Paris, pense, comme nous, que Jouvenel a été avocat bien antérieurement à cette date[40].

Par sa fortune personnelle, par celle de sa femme et par ce que lui rapportaient ses plaidoiries, Jouvenel devait jouir d'une certaine aisance.

Quinze mois après son mariage naquit son premier enfant. Nous avons dit comment nous sommes instruits du détail des naissances des fils de Jouvenel. Il a pris soin de tenir par écrit une sorte d'état de famille fort précieux qui nous renseigne même sur l'heure de la venue au monde de chacun de ses fils. Il s'explique dans le préambule de ce document sur la raison qui l'a déterminé à entreprendre cette sorte de memoriale. On va voir apparaître par ces quelques lignes seulement le caractère religieux de Jouvenel.

S'ensuivent les ans, mois, jours et heures des naissances et des noms de tous les enffants procréez du mariage faict entre maistre Jehan Jouvenel... et dame Michelle de Vitry, sa femme, qu'il a pieu à Dieu leur donner, et aussy les noms des parrins et marraines de chacun d'iceulx enffanls, cy a par moi rédigez par es-cript, affm que ung chascun d'eux estant d'aage de recognoissance, puisse par la grasse de Dieu scavoir Testât de son aage, recueillir et remémorer le temps que Dieu l'a appelé au siècle humain et considérer le léger trépas et détourner de sa vye et soy ordonner pour emploier son temps par ordonnance, loy et manière dernière agréable et plaisante à Dieu.

Voici comment Jouvenel décrit la venue de son premier né :

Du dict mariage le premier enffant fut ung fils baptisé en l'esglise Sainct-Germain-l'Auxerrois de Paris, et fut nommé Jehan en l'honneur de Monseigneur Sainct Jehan-Baptiste, et vault autant à dire Jehan en hebrieu, comme plein de grâce en françois ; et fut son parrain sire Jehan Fleury, conseiller du roy, prevost de l'hostel de la ville de Paris, et nasquit le dict enflant le mercredy vingt-cinquiesme jour de septembre 1387, après mynuyet, en l'hostel qui fut maistre Simon de la Fontaine dans la rue Berthin-Poré, et ne vesquit que quinze jours.

Moins d'un an après suivit celui qui devait être l'aîné des enfants de Jouvenel, le futur Juvénal des Ursins, archevêque de Reims.

Le second enffant du dict mariage fut ung fils nay le lundi treiziesme jour de septembre 1388, environ cinq heures après midy au dict hostel de la rue Berthin-Porée, et baptisé en la dicte esglise Saint-Ger-main-l'Auxerrois, et tenu sur fonts par noble homme messire Jehan Le Mercier, sieur de Novian, conseiller et chambellan du roy et grand maistre de France qui, en l'honneur de Monsieur Sainct Jehan, nomma le dict enffant Jehan[41].

Ces notes familiales ne sont pas seulement intéressantes parce qu'elles nous renseignent minutieusement sur les naissances des fils de Jouvenel ; elles nous fournissent également des indications précieuses que nous aurons à utiliser. Elles nous font connaître entr'autres quelles étaient les relations de Jouvenel, celles parmi lesquelles il allait prendre les parrains de ses enfants, et, comme nous l'avons dit, il en a eu seize, la liste est de quelque étendue. Nous n'avons qu'un parrain ici, plus tard, d'ailleurs, nous en trouverons plusieurs. Nous verrons quelles hautes connaissances avait Jouvenel, et même comment la famille royale sut à un moment déterminé lui marquer sa confiance.

Les parrains que nous venons de voir sont des personnages. Nous savions déjà l'intérêt que Jean Le Mercier portait à Jouvenel. Il le lui manifeste en acceptant de tenir sur les fonts baptismaux le fils qui lui vient de naître.

Nous arrivons à l'heure où il va le lui montrer d'une façon bien plus remarquable en le faisant appeler par le conseil du roi à une charge, où son âge, vingt-huit ans, ne semblait pas encore devoir le faire nommer. Nous touchons à un moment important de la vie de Jouvenel, celui où il entre dans la vie publique ; ce n'est pas encore l'époque des grands périls, mais celle des dangers. Jouvenel sait, par l'exemple de nombreux personnages de son temps, combien l'existence est dure pour les hommes publics de cette fin du XIVe siècle. On est souvent obligé d'être ou bourreau ou victime, et l'homme droit n'a même pas la confiance de pouvoir éviter les difficultés par une vie étroitement honnête ; le manque de logique des événements et des passions qui les déterminent rend impossible tout calcul de conduite. Il faut suivre les faits au risque de s'y perdre ; bien malaisé est de s'en tirer avec honneur et profit.

Jouvenel va accepter cependant de se mêler aux luttes de son temps. Plus que jamais l'avenir est incertain. Le passé, quelque court qu'il soit, du règne de Charles VI, fait présager tristement de l'avenir ; cet avenir même dépassera en troubles et en désordres tout ce qu'on pouvait imaginer. Jouvenel apporte, au milieu des périls qu'il va rencontrer, un caractère résolu autant que rigoureusement juste, intrépide et actif autant que mesuré et prudent.

 

 

 



[1] On lit, à la date de 1236, dans la chronique de Mathieu Pâris, le récit d'une bataille qui aurait eu lieu entre les bourgeois et les étudiants, ce qui prouve bien qu'à cette époque l'université d'Orléans était assez florissante. Mathei Parisiensis chronica majora, éd. Richard-Luard, t. III, p. 371.

[2] M. Fournier, Les statuts et privilèges des Universités françaises au moyen-âge, t. I, n° 18.

[3] Regesta Honorii papæ III, p. 377.

[4] Voy. Thurot, Documents relatifs à l'Université d'Orléans, dans Bibliothèque de l'Éc. des Chartes, 1871, p. 379, et Journal de Nicolas de Baye, éd. Tuetey, t. II, p. 222. — Lire également sur l'histoire et l'organisation de l'université d'Orléans au XIVe siècle, et entr'autres sur les querelles des habitants avec les étudiants, le chapitre de Marcel Fournier, consacré à cette université dans son Histoire de la science du droit en France, t. III. Les Universités françaises et l'enseignement du droit en France au moyen-âge, Paris, L. Larose et Forcel, 1892, in-8°, p. 1-133.

[5] Bibl. nat., ms. fr. 2701, p. 46, r°.

[6] Bibl. nat., ms. fr. 2701, p. 46, r°.

[7] Bibl. nat., ms. fr. 2701, p. 46, r°.

[8] Discours du chancelier, loc. cit.

[9] P. Anselme, Hist. généal., t. VI, p. 403.

[10] Ch. Desmazes, le Châtelet de Paris, son organisation, ses privilèges, Paris, Didier, 1863, in 8°, p. 117. — D'après les calculs de Leber (Essai sur l'appréciation de la fortune privée au moyen-âge), et de Le Blanc (Traité historique des monnoyes de France), ces 40 livres représenteraient actuellement 1.600 francs.

[11] Ou Jean Desmarets.

[12] Il est question de lui dans les Comptes de l'église de Troyes, 1375-1385 (publiés par Gadan), Troyes, Poignée, 1851, in-16°, p. 14. D'après quelques auteurs il serait de Provins.

[13] Voy. sur Jean Des Marès une notice de F. Bourquelot dans la Revue historique du droit français et étranger, numéro de mai-juin 1858. Cf. Juvénal des Ursins, Hist. de Charles VI, p. 34 ; Le Religieux de S. Denis, éd. Bellaguet, t. I, p. 244 ; Froissart, éd. Kervyn de Lettenhove, t. X, p. 198-199. Froissart raconte les derniers moments de Des Marès avec de nombreux détails.

[14] Voy. Guérard, Cartulaire de l'église Notre-Dame de Paris, I, 12 ; III, 285 ; IV, 37,47.

[15] Il fut évêque de Paris, de 1384 à 1409. Voy. Gallia christiana, t. VI, col. 140.

[16] 1373-1384. Gallia christiana, t. II, col. 138.

[17] Ét. George, Juvénal des Ursins dans Annuaire de l'Aube, 1860, p. 68. Nous n'avons pas pu retrouver la source où cet auteur a puisé cette histoire ; aussi ne donnons nous celle-ci que sous toutes réserves, quoique les détails en soient vraisemblables.

[18] Juvénal des Ursins, p. 69. Voy. sur ce personnage H. Moranvillé, Étude sur la vie de Jean Le Mercier, Paris, Imp. nationale, 1888, in-4°.

[19] Bibl. nat., ms. fr. 2701 f° 46, r°.

[20] Le P. Anselme, Hist. généal., VI, p. 403.

[21] Juvénal des Ursins, Discours du chancelier, f° 46, r°. Bibl. nat.,m8. fr. 4752, Généalogie des Le Picart et des Vitry.

[22] Bibl. nat., Dép. des mss. Cabinet des titres, vol. 3032, dossier 67183, pièces n° 14 et 15, parch.

[23] Bibl. nat., Dép. des mss. Cabinet des titres, vol. 3032, dossier 67183, pièces n° 16 et 17.

[24] Bibl. nat., Dép. des mss. Cabinet des titres, vol. 3032, dossier 67183, pièce n° 19.

[25] Bibl. nat., Dép. des mss. Cabinet des titres, vol. 3032, dossier 67183, pièces n° 20 et 21.

[26] Bibl. nat., Dép. des mss. Cabinet des titres, vol. 3032, dossier 67183, pièces n° 22 et 23.

[27] Et avoit du sien par sa mère. Bibl. nat., ms. fr. 2701, f° 46, r°.

[28] Bibl. nat., ms. fr. 4752, de la page 111 à la page 117. Papier, copie du XVIe siècle.

[29] C'est une erreur du copiste, il faut lire Michel. Bibl. nat., ms. fr. 4752.

[30] Attique du nord, n° 3059.

[31] Siméon Luce, Rev. hist., 1877, t. V, p. 189.

[32] C'est l'opinion que nous a exprimée M. Anatole de Montaiglon.

[33] Siméon Luce, Rev. hist., 1877, t. V, p. 189.

[34] Bibl. nat., ms. fr. 2701, f° 46, r°.

[35] Bibl. nat., vas. fr. 4752, p. 124. Généalogie des Vitry.

[36] Bibl. nat., ms. fr. 4752, p. 112. Cette rue Berthin-Porée existait dès le XIIIe siècle ; elle est mentionnée déjà dans la levée de la taille en 1392. Voy. A. Franklin, Les rues et les cris de Paris au XIIIe siècle, Paris, 1874, p. 113.

[37] Bibl. nat., dép. des mss., fonds Clairambault, tit. scellés, vol. 61, p. 4721, pièce 2, parch.

[38] Quæst. Jo Galli, CCLX.

[39] Duplès-Agier, Registre criminel du Châtelet de Paris, publié par la Soc. des bibliophiles français, 1862, t. I, p. 468. Samedi 10 sept. 1390 furent assemblez en jugement sur les quarreaulx dudit Chastellet messeigneurs maistres... Jehan Jouvenel, advocat en Parlement.

[40] Paris, Plon, 1885, in 8°, p. 358.

[41] Bibl. nat., ms. fr. 4752, p. 111-117.