JEAN JOUVENEL

 

CHAPITRE PREMIER. — L'ORIGINE DES JOUVENEL.

 

 

L'archevêque de Reims, Juvénal des Ursins, raconte dans son Histoire de Charles VI que son père Jean Jouvenel[1] appartenait à une très illustre race. Ses ancêtres, dit-il, se rattachaient à la famille des Orsini, de Rome, et plus particulièrement à une branche qui s'était fixée à Naples. Un de ces Orsini, que Juvénal appelle Napoléon des Ursins, s'établit en France, où il fut nommé évêque de Metz ; il fît venir de ce côté-ci des monts un certain nombre de ses parents qui firent souche dans le pays. De l'un d'eux naquit Pierre Juvénal des Ursins, père de notre prévôt des marchands. Ce Pierre fut un vaillant homme d'armes ; il se battit courageusement contre les Anglais avec l'évêque de Troyes et le comte de Vaudemont ; puis, une fois que les guerres furent terminées en France, il passa au delà des mers, alla combattre contre les Sarrasins et se fit tuer par eux[2].

Le même Juvénal des Ursins nous donne des détails complémentaires sur les aventures de son grand-père Pierre Jouvenel, dans un discours qu'il composa au moment où son frère Guillaume fut nommé chancelier de France, et où il retraçait à Guillaume les vertus d'un bon chancelier ; il nous dit que Pierre partit pour l'étranger au moment où son fils Jean était josne estudiant à Orléans ; il alla à Naples pour faire valoir ses droits à la succession des Juvénal des Ursins, ses aïeux ; il portait avec lui les titres et pièces établissant ses droits. Le pays de Naples était en ce moment dévasté par la guerre. Pierre Jouvenel offrit ses services à la reine de Naples et demeura quatre ans à combattre dans ses armées. Au bout de ces quatre années, la paix se fit ; alors Pierre Jouvenel passa au pays des Sarrasins et y mourut[3].

Les Juvenel des Ursins ont voulu prouver qu'ils descendaient bien des Orsini de Rome, ainsi que l'avançait l'archevêque de Reims. Ils se sont fait délivrer en 1445 un document revêtu de tous les caractères d'authentification possibles, et qui est le vidimus d'une généalogie complète établissant la filière qui réunit les Jouvenel aux Orsini. Cette généalogie aurait été empruntée aux archives des Orsini. Elle y a été copiée, dit le texte, par Latinus de Ursinis, archevêque de Trêves[4]. Malheureusement elle ne s'accorde presque pas avec les affirmations du chroniqueur.

Elle nous dit que, vers 1335, un certain Napoléon des Ursins devint évêque de Metz. Ce Napoléon avait un frère nommé Juvénal des Ursins, lequel frère avait un fils, Mathieu Juvénal des Ursins, et une fille. L'évêque Napoléon fit venir ce fils et cette fille à Metz ; il maria la fille avec un comte de Blammont, d'une famille de Lorraine, et le fils Mathieu avec une personne de la même maison. Mathieu Juvénal des Ursins hérita de son oncle une très belle fortune. Il eut pour fils Pierre Juvénal — le père de notre prévôt des marchands. — Ce Pierre Juvénal avait à peine cinq ans que son père se fit tuer du côté de la frontière allemande en combattant pour le roi de France. Pierre Juvénal, après la mort de son père, fut amené à Troyes par des Italiens ; c'est dans cette ville qu'il fut élevé. Il se maria avec une jeune fille qui appartenait à une bonne famille de Champagne ; de ce mariage naquit Jean Juvénal des Ursins (Jean Jouvenel), qui, de son vivant, fut écuyer du roi Charles VI. Ce Jean Juvénal, avec d'autres chevaliers français, passa la mer, alla du côté de Jérusalem, vers le mont Sinaï. De là il se rendit en Egypte, y vécut quelques années comme un simple homme d'armes et y mourut.

Il ne paraît pas que ce soit là le seul document que les Juvenel des Ursins aient produit pour démontrer qu'ils descendaient des Orsini. Baluze nous a conservé la copie d'une autre généalogie qu'il dit avoir tirée d'un vieux escript laissé par ce mesme Jehan Juvénal, lequel a pris la peine d'escrire de sa main ceste sienne alliance, les facultez de sa maison et son testament, le tout signé de sa main propre du vingt-huitième jour de mars mil quatre cent vingt-cinq[5]...

Ce nouveau texte contredit les deux précédents : il se contredit lui-même. Il dit d'abord que Pierre Jouvenel, le père du prévôt des marchands, a été amené en France par son frère Napoléon, archevêque de Metz. Puis il ajoute que c'est le père de cet archevêque, Napoléon Ursin, qui vint le premier en France en 1240, qu'il épousa une fille de la maison de Gombienon, et que de ce mariage naquirent trois enfants, l'archevêque de Metz, un Jehan Juvénal, et une fille nommée Gigonne, que l'on maria au comte de Blammont.

Le Jehan Juvénal dont il est ici question épousa la nièce du comte de Blammont, et il eut pour fils Pierre des Ursins (Pierre Jouvenel). Baluze nous dit que Jean Jouvenel aurait écrit de sa main ce qui suit, à savoir, que ce Pierre épousa la fille du seigneur de Vergy en Bourgogne, — comme si Jean ne savait pas que sa mère était la fille de Thibaut d'Assenai, vicomte de Troyes, — et enfin que c'est lui, Jean Jouvenel, qui aurait épousé la fille de Thibaut d'Assenai, c'est-à-dire sa mère[6] !

On ne saurait ajouter foi à toute cette légende de l'origine italienne des Juvenel des Ursins. Ces preuves, que l'on invoque pour en soutenir l'exactitude, ne sont pas sérieuses : elles sont contradictoires, et, qui plus est, elles fourmillent d'erreurs. Le personnage qui sert de base à toute cette généalogie, celui qui se rencontre dans toutes les affiliations, l'évêque de Metz, Napoléon des Ursins, n'a jamais existé[7]. Il est impossible d'en retrouver la moindre trace. Les personnages qui relient ce Napoléon des Ursins à Pierre Jouvenel sont inconnus ; il n'en est fait mention nulle part. Les généalogies des Blammont ne parlent pas des alliances qui sont indiquées dans ces documents. D'ailleurs, les trois sources qui nous renseignent sur cette descendance ne sont pas d'accord entre elles. Les unes nous donnent cette série de degrés, les autres les ignorent ou les embrouillent ; il n'y a aucun moyen d'utiliser ces indications d'une façon quelconque.

Les aventures que l'on prête à Pierre Jouvenel, son voyage en Egypte, sa croisade contre les Sarrasins sont en outre invraisemblables. On ne peut arriver à rencontrer une croisade qui coïncide avec l'expédition de ce personnage^ ou si l’on songe à la croisade de Pierre Ier, roi de Chypre, qui eut lieu en 1365, on se heurte à des complications de date, à des inconséquences de chronologie qui rendent cette identification inadmissible. Nos trois sources diffèrent même sur le point capital du héros de cette histoire ; le document copié dans les archives des Orsini, en 1445, attribue à Jean Jouvenel ce que Juvénal des Ursins met sur le compte de Pierre Jouvenel.

En définitive, les affirmations de l'archevêque de Reims en ce qui concerne sa parenté avec les Orsini d Italie sont suspectes ; les documents par lesquels on a cherché à prouver ces assertions, faux. Ces derniers contiennent trop d'erreurs constatées ou de contradictions formelles pour qu'on puisse un seul instant admettre leur authenticité. La thèse qui donne comme origine aux Juvenel des Ursins la famille Orsini de Rome est donc insoutenable[8].

Ce n'est pas le seul cas que relève l'histoire de familles parties de situations modestes, arrivant par l'habileté de ses membres ou les services qu'ils rendent aux plus hautes fonctions de l'Etat, et cherchant à joindre à l'éclat de leur nom le mérite assez vain d'une naissance distinguée.

L'origine des Jouvenel est en réalité plus humble. Elle n'est pas, en l'état au moins des documents actuels, tout-à-fait inférieure, mais cependant elle n'égale pas la renommée des Orsini.

Le père de Jean Jouvenel, nommé Pierre Jouvenel, était marchand drapier à Troyes. C'est ce qui résulte d'une quittance datée du 2 septembre 1360 par laquelle Pierre Jouvenel reconnaît avoir reçu de Nicolas de Fontenay, fermier de l'imposition de un denier par livre sur les grains et vins vendus en la dite ville de Troyes, la somme de quarante écus d'or qu'il avait prêtée à la ville pour la rançon du roi Jean, et où il se qualifie lui-même de drappier de Troyes[9].

Ce premier indice de la situation des Jouvenel nous montre que la famille devait appartenir à une certaine bourgeoisie aisée, puisqu'elle est en mesure de venir en aide à la ville endettée.

Les Juvenel des Ursins se disant descendre des Orsini d'Italie n'ont jamais nié que leur grand'père Pierre Jouvenel habitât Troyes. La généalogie de 1445 le fait amener à Troyes par des Italiens, et Juvénal des Ursins le fait partir de Troyes pour aller combattre les infidèles. Seulement, ils n'osent avouer la profession de leur aïeul : ils ne disent rien qui empêche de croire qu'il se livrât au commerce, ils n'avancent rien qui permette de le faire supposer[10].

Pierre Jouvenel dut renouveler souvent des prêts à la ville de Troyes, du genre de celui que nous venons de voir ; car, à cette époque, Jean le Bon fit fréquemment appel au concours financier des habitants de la cité. En 1358, ceux-ci avaient déjà envoyé en Angleterre la somme de 500 florins au mouton[11].

A la suite du traité de Brétigny, ils durent, avec dix-huit autres villes du royaume, charger deux bourgeois, qui furent Nicolas de Maubeuge et Jacques de la Salle, d'aller comme otages remplacer le roi de France à Londres ; on paya les frais de ce voyage et l'entretien outre-Manche de ces deux personnages. La somme s'élevait par an au chiffre de 500 royaux. Troyes, il est vrai, trouva moyen de se décharger d'une partie de cette somme sur les petites villes de Langres, Bar-sur-Aube, Provins, Bar-sur-Seine et Saint-Florentin. Elle finit par n'avoir plus à sa charge qu'une contribution de 300 livres[12]. Ce n'était point énorme. Elle dut, pour y faire face, prier seulement quelques importants habitants, tels que Pierre Jouvenel, de lui faire des avances.

Nous connaissons l'emplacement de la demeure qu'occupait le drapier Jouvenel à Troyes. Il habitait une rue qui se nommait, au XIVe siècle, la rue de Champeaux. La rue de Champeaux était une des principales de Troyes ; elle allait de la place de l'Hôtel-de-Ville à la rue du Chaperon, c'est-à-dire qu'elle était au centre de la cité et constituait avec la grande rue, dont elle formait la suite, l'artère qui, coupant la ville de Troyes de part en part, reliait entre elles les deux extrémités orientales et occidentales de Troyes, la porte de Paris et la porte Saint-Jacques[13].

Au n° 26 de cette rue, existe encore une maison qui porte le nom d'hôtel des Ursins. Cet hôtel a un certain caractère. On voit à la hauteur du premier étage, dans le centre du corps du logis principal, un joli petit oratoire à trois pans montant en poivrière dans un encadrement de pilastres superposés. Au sommet trois frontons s'appliquent sur un couronnement en lanterne décoré de balustres. Les réseaux des fenêtres sont en prismes ; les vitraux qui représentent le Christ en croix et les figures des propriétaires dans l'attitude de donateurs sont d'une très belle exécution[14].

Cette construction date de la Renaissance et de la première période de la Renaissance. Une inscription, qui a été regravée sur l'édifice en 1688, nous apprend que le bâtiment qui existait antérieurement avait été brûlé le 25 mai 1524, quatre ans après sa réédification. Cette maison a donc été reconstruite deux fois depuis le XVe siècle. L'hôtel qui existait en 1420 devait être relativement considérable ; car Grosley nous dit que, lorsque le roi Henri V d'Angleterre vint à Troyes pour s'entendre avec le duc de Bourgogne sur les conclusions du traité de paix et pour célébrer son mariage avec Catherine de France, fille de Charles VI, c'est dans cet hôtel des Ursins qu'il logea une partie de sa cour[15].

Ce nom d'hôtel des Ursins, persistant à travers les siècles, nous indique par la voie de la tradition quel était le lieu de la demeure patrimoniale des Jouvenel. Les documents confirment ce renseignement.

La collection Dupuy, à la Bibliothèque nationale, fait mention de l'extrait d'un acte passé à Troyes en 1458, par lequel Jean Juvenal des Ursins, archevesque de Reims, et ses frères, vendent à Guyot, escuyer, une maison sise à Troyes rue de Champeaux[16]. Un second texte corrobore et explique celui-ci : Dans un titre daté du 29 mai 1468, par devant Pierre Drouot, notaire, il est dit que le seigneur de Souligny reconnaît que, le24 décembre 1458, il avait reçu à titre d'amphitéose de messire Jean Juvénal des Ursins, archevêque de Reims, et du curateur de nobles personnes, Juvénal des Ursins, bachelier ès lois, archidiacre en l'église de Reims et Jean Juvénal des Ursins, le jeune, frères, enfants de noble et puissant seigneur Guillaume Juvénal des Ursins, seigneur de Trainel, chancelier de France, une maison, rue Champeaux, appelée communément l'hôtel de Champeaux[17].

A la date de 1458, la maison en question ne portait donc pas encore le nom d'hôtel des Ursins. En revanche, le fait qu'on la désignait du nom de la rue, Hôtel de Champeaux, indique que ce devait être l'édifice le plus important de cette rue, et comme, ainsi que nous l'avons dit, la rue de Champeaux était une des principales de Troyes, nous avons là une nouvelle preuve de l'importance que pouvaient avoir les bourgeois qui habitaient dans cette demeure.

C'était là la maison de Pierre Jouvenel[18]. Cette propriété a passé ensuite entre les mains de Jean Jouvenel ; nous n'avons retrouvé, il est vrai, aucune trace des droits de notre prévôt des marchands sur cet hôtel ; mais le fait que ce bien reste indivis entre les fils de Jean Jouvenel prouve qu'il s'agit d'un héritage familial, et la façon dont ils en disposent implique la nature de leurs droits.

Il ne faut pas attacher à la qualité de drapier, profession de Pierre Jouvenel, l'idée d'une situation inférieure. Tout au contraire, à Troyes, à ce moment, la draperie constituait une des principales richesses de la ville, et non seulement les drapiers contribuaient plus que tout autre métier à la prospérité de la cité, mais leur corporation jouait encore un rôle important dans les affaires communales.

La fabrique des draps n'était peut-être pas aussi considérable à Troyes que dans telle autre ville de la Champagne, comme à Provins, par exemple[19], néanmoins le commerce de la laine n'avait jamais laissé et ne laissait pas encore d'y être fort actif[20] ; il donnait lieu à des transactions commerciales qui étaient toujours très suivies[21]. On va penser que les célèbres foires de Troyes constituaient pour les drapiers de la ville le moyen le plus efficace de faire prospérer leur commerce. Malheureusement, à la date où nous sommes, à la fin du XIVe siècle, les foires de Troyes étaient bien déchues. Elles avaient eu leur apogée au XIIIe siècle, et leur décadence avait précisément coïncidé avec la réunion de la Champagne à la couronne[22]. Elle datait du jour où les rois de France avaient cru devoir imposer des droits onéreux sur la draperie champenoise pour protéger le commerce de la ville de Nîmes qu'ils opposaient à celui de Montpellier. Cette politique avait été funeste au marché de Troyes ; celui-ci n'avait jamais pu s'en relever complètement ; les marchands s'étaient peu à peu abstenus de venir en Champagne, et le commerce troyen avait rapidement périclité. Les rois cherchèrent à réparer le tort qu'ils avaient fait à cette grande province de leur royaume ; ils conçurent différents projets pour faire reprendre leur ancien essor aux foires champenoises. Ils eurent l'idée de rendre la Seine navigable jusqu'à Troyes, et la Voulzie jusqu'à Provins[23] ; ils rapportèrent les mesures prises malencontreusement, diminuèrent les impôts, rétablirent les foires dans leur ancien état, leur rendirent leurs franchises et leurs coutumes[24]. Malheureusement, le cours commercial était détourné ; il ne pouvait reprendre l'activité d'autrefois ; et, d'ailleurs, les guerres, les malheurs publics, l'incertitude et le danger que présentaient les routes, par dessus tout, le changement des conditions économiques, le déplacement des grands centres commerciaux empêchèrent tout retour à la prospérité brillante du XIIe siècle.

Mais, si le commerce de Troyes n'avait pas cette activité des siècles passés qui faisait de son marché un des premiers de l'Europe, il n'en avait pas moins encore une grande valeur, permettant à ceux qui l'exerçaient de faire figure de grands commerçants, loin de paraître de simples et médiocres petits marchands.

La draperie était le plus important de tous les métiers qu'on pratiquait à Troyes ; il était si important que nous lisons dans une ancienne ordonnance cette phrase qui indique bien à quel degré la ville même avait fini par s'identifier avec la corporation des drapiers. Bien qu'il n'y ait à Troyes ni corps ni commune, elle est ville de loi sur le fait de la draperie[25].

A la date de 1360, où nous trouvons la trace de Pierre Jouvenel, la draperie subit une crise qui la transforma. Cette crise va pouvoir nous donner quelques renseignements sur notre personnage.

Les tisserands se divisaient, à Troyes, en deux corps : les tisserands de toiles et les tisserands de draps. Jusqu'en 1357 ces deux corps n'étaient guère régis que par des traditions, des usages réglementaires ; nous ne voyons pas qu'on invoquât jusque-là des statuts écrits.

Les tisserands de draps habitaient exclusivement un quartier qu'on nommait le bourg et la rue de Croncels ; c'était là que logeaient maîtres et ouvriers ; nul drapier ne pouvait s'établir ailleurs. En 1358, les ouvriers drapiers refusèrent d'un commun accord de travailler ; ils ne voulaient plus se soumettre aux coutumes de la corporation ; ils déclaraient ne devoir reprendre leur métier que lorsqu'on aurait fait droit à leurs réclamations. C'était une sorte de grève. Les maîtres drapiers allèrent porter plainte contre leurs ouvriers au lieutenant du bailli, Pierre de Fontaine ; le bailli de Troyes se nommait Guillaume de Beuval ou de Bruval. Ils énumérèrent leurs griefs : ces griefs, en même temps qu'ils nous font connaître des détails de mœurs intéressants, nous mettent au courant des demandes des ouvriers.

Il paraît que de toute ancienneté les ouvriers avaient l'habitude de se mettre au travail dès le point du jour, et cela : à partir de Carême prenant jusqu'à la saint Rémy, et de la saint Rémy jusqu'à Carême prenant. Ils devaient commencer le travail à la lumière et le poursuivre jusqu'à la nuit, sans que les heures fussent autrement fixées. Ils étaient tenus en outre d'avoir avec eux leur pain dès le matin pour la nourriture de toute la journée. S'ils voulaient du potage, leurs femmes pouvaient le leur apporter sur le métier ; mais il ne leur était pas permis de s'absenter pour aller prendre leurs repas ailleurs ; il fallait ne point perdre de temps. Afin d'en perdre encore moins, de la saint Rémy à Carême prenant, les ouvriers avaient à préparer leur travail ordinaire à la lumière, c'est-à-dire à mettre d'avance et hors du temps réglementaire les matières qui servaient à leur industrie en ordre. Ils devaient faire de même les jours de fêtes, excepté aux fêtes des apôtres et aux fêtes d'exprès commandement. Quand un maître ou chef d'hôtel mourait, les ouvriers assistaient à l'enterrement, mais ils ne quittaient le métier qu'à l'heure précise de l'enterrement ; ils travaillaient jusque-là. En un mot, pour détruire l'effet des nombreux chômages que provoquaient les fêtes en ce temps, on exigeait des ouvriers la plus grande somme de travail possible.

Voici ce que voulaient les ouvriers. Depuis quelque temps ils faisaient chanter une messe périodiquement, et, ce jour-là, sous prétexte d'y assister, ils s'abstenaient de venir travailler. Ils agissaient de même lorsque se célébrait à l'église de Saint-Gilles la messe de leurs confrères, ou lorsque quelqu'un des leurs venait à mourir. La cérémonie à laquelle ils voulaient assister leur était une raison pour ne pas paraître à l'atelier. Ils allaient boire ensuite, puis prendre leurs repas chez eux ; c'était un complet changement de toutes les coutumes. Les maîtres s'élevaient avec énergie contre un tel état de choses ; les ouvriers soutenaient qu'il fallait reconnaître les nouveaux usages et les faire passer régulièrement dans les traditions ; puis, profitant de la circonstance pour exposer toutes les réclamations qui leur tenaient à cœur, ils exigeaient que l’on ne reçût plus d'ouvriers étrangers, quelque raison qu'opposassent les maîtres que ceux-ci étaient bons artisans ; enfin ils demandaient une augmentation de salaires ; ils voulaient qu'à l'avenir il fût donné deux ou trois sous de ce qui n'était payé que six ou huit deniers.

Maîtres et ouvriers ne purent pas s'entendre. Des troubles graves se produisirent ; l'excitation des esprits porta à des excès dont les habitants se plaignirent vivement. On finit donc d'un commun accord par s'adresser au lieutenant du bailli de Troyes, Pierre de Fontaine ; puis, l’année suivante, afin de confirmer les décisions de Pierre de Fontaine, au lieutenant du roi en Champagne, Piobert de Fieules ou de Fienne.

Nous n'avons pas à entrer ici dans le détail des ordonnances qui réglèrent alors la fabrication et les statuts de la corporation aux dates de 1357, 1358, 1359 et 1361, à la suite des faits dont nous venons de parler[26]. Nous nous bornerons à relever une décision de Pierre de Fontaine qui nous intéresse. Pierre de Fontaine prescrit que le tissage ne sera plus circonscrit dans le quartier de Croncels, mais que dorénavant on pourra tenir boutique de drapier partout où l'on voudra, ce qui ne se pouvait faire auparavant. Le lieutenant du bailli espérait par là pousser les ouvriers à travailler par crainte de la concurrence.

De cette mesure, qui est de 1358, data la dispersion des drapiers dans les différents quartiers de la ville de Troyes.

Lorsque nous trouvons Pierre Jouvenel en 1360, il n'y avait pas longtemps, par conséquent, qu'il s'était établi rue de Champeaux. Pour qu'il eût pu, de la rue ou bourg de Croncels où il était auparavant, changer de demeure, et procéder à une nouvelle installation dans une des principales rues de la ville, il fallait que son commerce jouît d'une certaine prospérité. Il devait être un des principaux drapiers de Troyes.

Mais, ce qui mieux que toute autre chose nous donnera une indication suffisante sur sa situation, c'est le mariage qu'il avait fait.

Il avait épousé la fille de Thibaut, baron d'Assenai, vicomte de Troyes, dont la mère descendait des Montmorency et était alliée aux maisons seigneuriales de S. Brisson, Courtenai, Mornai et S. Vrain des Bois[27].

On ne doit pas s'étonner de voir un artisan ou un commerçant admis dans une maison qui semble au premier abord si différente de lui par sa qualité ou son niveau social. La chose était ordinaire en Champagne. Les coutumes du pays et d'ailleurs les nécessités de la vie avaient peu à peu amené les mœurs au point où pareilles alliances étaient acceptées et recherchées.

Les comtes de Champagne s'étaient appliqué en effet à maintenir dans leur domaine le principe du partage égal des successions[28]. Le droit d'aînesse n'était point en usage. La conséquence de cette coutume était ce qu'elle est partout où semblables lois sont édictées ; les fortunes se morcelèrent à l'infini, les familles s'appauvrirent, et il vint un moment où les nobles qui avaient appartenu aux plus riches maisons n'eurent plus les moyens suffisants de vivre. Force leur fut de travailler. Le seul genre de travail que leur offrait la Champagne pour employer leur activité était le commerce. Ils s'adonnèrent donc au commerce. C'est ainsi que l'on trouve en Champagne, au XIVe siècle, une foule de nobles vivant marchandement. Il ne semble pas que cette nouvelle situation fût considérée comme un déshonneur ou une dérogation[29].

Le résultat de ce changement social fut qu'il s'opéra une certaine fusion entre cette aristocratie marchande, et, tout au moins, la plus riche bourgeoisie, nous entendons fusion des familles ; les rangs se rapprochèrent, les préjugés de castes, qui seront si forts plus tard et dans d'autres contrées, ne se formèrent pas. On n'éprouva aucune honte à marier une fille appartenant à une famille noble avec un simple marchand, si ce marchand, toutefois, remplissait certaines conditions de fortune et d'honorabilité. A plus forte raison, n'hésita-t-on pas à faire épouser par l'héritier d'un nom illustre la fille de quelque fortuné artisan. C'était le moyen le plus efficace de contrarier l'effet de la coutume successorale. Au surplus, les comtes de Champagne avaient non seulement toléré, mais même encouragé ces habitudes nouvelles[30].

Il est coutume en Champaigne, dit l'ancien Coutumier de cette province, que se enfens noble demeure de père et de mère, soit noble ou de père ou de mère, se il y a hoir haisné, il doit avoir l'avouerie de ceaulx qui sont soubzaagiez[31].

On voit par ce texte qu'en Champagne la mère transmettait la qualité de noble, si le père était roturier. Nous avons relevé plusieurs cas cependant qui prouvent que le fait n'était pas général. Il y a un certain nombre de personnages qui, pour avoir eu une mère noble, n'en sont pas moins demeurés roturiers comme l'était leur père, ou qui n'ont acquis la noblesse que longtemps après et pour d'autres circonstances. Les Jouvenel sont dans ce cas. Jean Jouvenel ne sera qualifié chevalier qu'assez tard.

Pierre Jouvenel, pour avoir pu épouser la fille de Thibaut d'Assenai, devait donc bien appartenir à une de ces familles riches qui, quelque roturière que fût son origine, était parvenue, grâce au commerce, à une situation aisée. Il comptait dans la haute bourgeoisie, dans la bourgeoisie honorable ; il était de ces marchands vivant noblement, dont les relations étaient si intimes avec les nobles vivant marchandement que les alliances entre ces deux catégories sociales, qui n'en formaient plus qu'une, étaient possibles.

D'ailleurs, les d'Assenai, avant d'arriver au point où ils en étaient, avaient suivi la même voie. Eux aussi étaient d'origine modeste. Ceux qui portent leur nom au XIIIe siècle ne sont que des personnages de minime importance. Ils sont simplement qualifiés de citoyens de Troyes ; ils ne possèdent aucun titre qui fasse soupçonner un rang social supérieur à celui d'une médiocre bourgeoisie[32]. Peu à peu ils parvinrent à une situation plus en vue, sans doute aussi grâce aux ressources que leur procura le commerce. Ils figurent plus tard parmi les notables de Troyes[33]. Ils arrivent enfin, par de hautes alliances, à compter au nombre des maisons les plus considérées de Champagne ; ils tiennent maintenant à la famille des comtes de Champagne et à celle de Dampierre[34] ; ils sont apparentés aux plus grands noms du pays, et, s'il faut en croire Sansovino, ils sont mêmes proches parents du roi de Navarre[35]. Mais cette dernière affirmation est suspecte ; Sansovino commet trop d'erreurs lorsqu'il parle de la branche des Orsini de France, et d'ailleurs il est trop préoccupé de rehausser le prestige des membres de la maison dont il écrit l'histoire pour que ses assertions puissent être acceptées facilement. Grosley prétend que Thibault, roi de Navarre, donna à la demoiselle d'Assenai, sa cousine, la somme de mille livres à l'occasion de ce mariage. Le fait n'est pas mieux assurée[36].

Thibaut d'Assenai laissa à sa fille, soit en dot, soit par héritage, la vicomté de Troyes, dont il portait le titre. Dorénavant cette vicomté appartiendra donc aux Jouvenel. Jean Jouvenel la possédera ; il la léguera à ses fils ; c'est un titre acquis définitivement à la famille.

Mais ce titre de vicomte de Troyes ne correspond à rien de considérable. On sait que le vice-comes des temps carolingiens, nommé par le comte de la province et révocable par lui, était comme lui un fonctionnaire chargé de toutes les attributions possibles, et que, pour le récompenser de ses services, on lui assigna des revenus sur des fonds dont la propriété appartenait au domaine qu'il administrait ; il eut des cens, des rentes, des droits de banalité sur les foires et marchés. Lorsqu'avec les progrès de la féodalité les comtes se furent rendus indépendants et héréditaires, le vicomte de Troyes chercha à en faire autant. Il y parvint environ vers 1070. Une héritière de la vicomté, Lithuisse, la porta en mariage dans la famille de Milon, dit le Grand, seigneur de Montlhéry ; celui-ci prit le titre de vicomte de Troyes et le transmit à ses successeurs. A la mort de l'un d'eux, Renold ou Rainald, la vicomté passa dans la maison de Dampierre, par le mariage d'une sœur de ce Rainald avec un seigneur de cette maison. Nous sommes vers le milieu du XIIIe siècle. A cette date, l'énergie des comtes de Champagne est parvenue à restreindre singulièrement les droits suzerains que pouvaient posséder les vicomtes de Troyes. A vrai dire, le titre de vicomte de Troyes ne donne plus guère droit qu'à des revenus ; l'office a disparu, le bénéfice seul est resté. La vicomté est une propriété ; cette propriété est fort lucrative ; mais elle ne ressemble qu'à un bien quelconque qu'on se passe en héritage, comme un champ ou un domaine.

Aussi, lorsqu'en 1260 mourut Jean, sire de Dampierre et de Sompuis, vicomte de Troyes et connétable de Champagne, ses nombreux enfants se partagèrent la succession. La vicomté de Troyes fut démembrée. A la suite de nouveaux partages, le morcellement de cette vicomte se trouva encore augmenté ; et c'est ainsi que nous la trouvons au XIVe siècle entre les mains d'une foule de personnes qui n'en possèdent chacune qu'une petite partie. Les ventes, les achats, les donations, avaient accru une dispersion que les héritages n'avaient pas peu contribué à provoquer[37].

Les renseignements que nous possédons ne sont pas d'accord sur l'étendue des droits que possédaient les Jouvenel à l'égard de la vicomté. Jean Jouvenel est dit dans un texte possesseur d'une partie du domaine utile de l'ancienne vicomté de Troyes[38]. Grosley évalue à un douzième seulement de la vicomté entière la part dont les Jouvenel sont propriétaires[39]. Ailleurs on parle des cinq douzièmes[40].

Les vicomtes de Troyes avaient autrefois dans la ville un château dont ils faisaient leur résidence. C'est là qu'ils rendaient la justice. L'enceinte de ce château était, paraît-il, considérable ; il était très fortifié. Plus tard, on y installa le parloir aux bourgeois et avec le temps l'édifice tomba en ruine. Au début du XVe siècle, il ne restait plus qu'un tertre formé par les décombres. On y éleva un corps de garde et un beffroi. Ce beffroi, placé près d'une des portes principales de la ville, fit donner à cette porte le nom de porte du beffroi[41].

Si le château n'existait plus, l'emplacement n'en demeurait pas moins la propriété des successeurs du vicomte de Troyes, qui percevaient les droits produits par la location du terrain. Les Jouvenel possédaient précisément une partie de l'emplacement du beffroi. Tous les ans, à la saint Rémy, le voyeur de la ville leur payait une censive qui s'élevait à la somme de dix sous en guise de rente. Ce droit de dix sous, payé aux Jouvenel à titre de vicomtes de Troyes et comme propriétaires de l'emplacement du beffroi, fut cause qu'on donna à ce beffroi le nom de château de la vicomté[42].

Les Jouvenel, en effet, portèrent le titre de vicomtes de Troyes, ou du moins eurent le droit de le porter. Nous ignorons si Pierre Jouvenel le faisait figurer sur ses actes. Ce titre ne paraît pas au moins sur la quittance de 1360. Il est peu probable que le drapier de Troyes ait voulu s'en parer. Jean Jouvenel ne Fa jamais pris ; nous le trouvons seulement mentionné dans les pièces émanées des fils de Jean Jouvenel, mais rarement et presque uniquement pour les actes où il est question de quelques-uns de leurs biens de Troyes. Leurs droits, en effet, au titre de vicomte étaient peu importants, et tant d'autres personnes pouvaient en produire de pareils pour prendre cette même couronne vicomtale que les Jouvenel y ont avec raison attaché peu d'importance.

Pierre Jouvenel, quoique appartenant à la haute bourgeoisie, ne semble avoir joué aucun rôle dans les affaires communales de Troyes.

Nous allons rencontrer au conseil de ville le nom d'un Jean Jouvenel, très probablement un de ses proches parents ; le sien ne paraît pas. Juvénal des Ursins nous dit, comme on l’ vu, que son grand-père se distingua avec l'évêque de Troyes, Henri de Poitiers et le comte de Vaudemont dans les batailles que ceux-ci livrèrent aux Anglais sous les murs de la ville[43]. Le fait est vraisemblable. On avait, pour résister à l'ennemi, fait appel au concours de tous les bourgeois de la cité ; par là s'explique que Pierre Jouvenel ait été amené à paraître au milieu des hommes d'armes d'Henri de Poitiers[44].

Quant à la fin que prête Juvénal des Ursins à son grand-père dans une croisade contre les Sarrasins, nous avons dit qu'elle n'était pas admissible. Peut-être y a-t-il quelque fond véritable qui a donné naissance à cette légende. Q est possible que Pierre Jouvenel soit mort dans quelque voyage qu'il aurait entrepris à l'étranger, nous ne savons pourquoi et nous ignorons où, l'Afrique nous paraissant un but incompréhensible et étrange. Pierre Jouvenel aurait ainsi disparu au loin sans qu'on sût ce qu'il était devenu ; et, l’imagination aidant, on a interprété cette mort mystérieuse en racontant le voyage à Naples, l'expédition contre les infidèles et la fin en terre musulmane.

Pierre Jouvenel laissait deux fils de nous connus : l'un est Jean Jouvenel, l'autre se nommait, comme son père, Pierre. Le P. Anselme nous dit que ce Pierre vivait encore vers l'an 1399[45]. Nous avons trouvé une mention de lui dans un acte daté du 1er mars 1398 (n. st.) Il y est qualifié d'écuyer, il agit à titre de procureur et donne quittance d'une somme de soixante francs qu'il reçoit précisément de son frère Jean Jouvenel, exécuteur testamentaire de Hugues le Grand, autrefois avocat au Châtelet, pour être distribuée aux six personnes dont il a la procuration[46].

 

 

 



[1] Le personnage dont nous nous proposons d'écrire l'histoire était plus connu jusqu'ici sous le nom de Juvénal des Ursins. Ce nom lui a été donné par son fils, archevêque de Reims, auteur d'une chronique réputée du règne de Charles VI. En réalité, il s'est appelé Jean Jouvenel. Les contemporains ne le désignent que de cette manière ; toutes les fois qu'il est question de lui dans les autres auteurs du temps, que les Registres du Parlement, le Mémorial de la Chambre des comptes, les Registres du Châtelet ont à le mentionner, ils ne le désignent pas autrement ; enfin, ce qui est décisif, nous avons bon nombre d'actes émanés de lui, signés de lui ; il ne se nomme jamais que Jean Jouvenel. C'est en 1437, c'est-à-dire six ans après sa mort, que ses enfants ont décidé d'ajouter à leur nom patronymique le surnom des Ursins. Ils ont même modifié leur nom familial ; mais, sur ce point, ils n'ont pas été d'accord : l'aîné, Jean, le futur historien, a adopté la forme Juvénal des Ursins ; les autres ont écrit Juvenel des Ursins (Voyez, sur cette question, notre article : le Nom de la famille Juvénal des Ursins, dans la Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 1889, p. 537-558). Nous avons conservé dans notre travail ces différents noms. Nous appellerons l'archevêque de Reims Juvénal des Ursins, ses frères Juvenel des Ursins, son père Jean Jouvenel.

[2] Histoire de Charles VI, éd. D. Godefroy, Paris, 1653, in-fol., p. 70.

[3] Bibl. nat., ms. fr. 2701, f° 46, r°. Dans tous ces récits Juvénal des Ursins nomme son père et son grand-père Pierre et Jean Juvénal des Ursins.

[4] C'est une erreur. Latinus a été archevêque de Trani. Ce document a été publié par D. Godefroy dans ses annotations sur l’Histoire de Charles VI, p. 673. Il y est dit que la pièce fut délivrée à Bernard de Rouserge, prévôt de l'Eglise métropolitaine de Toulouse pour être transmise à Guillaume [Juvenel des Ursins], chancelier de France, à Jean [Juvenel des Ursins] évêque de Laon et à Jean [Juvénal des Ursins], archevêque de Reims. Cette dernière indication est encore une erreur. Nous sommes en 1445, et Jean Juvénal des Ursins n'a été nommé archevêque qu'en 1449. Il faut lire Jacques qui était, en effet, archevêque de Reims à cette date. V. Marlot, Metropolis remensis historia, II, 721-729.

[5] Bibl. nat., Baluze, Arm. II, paq. 5, n° 4, t. 59, f° 294, v°.

[6] On trouvera : Bibl. nat., ms. fr. 20233, fo 3136, r°, une autre généalogie des Ursins qui n'est que le résumé de toutes celles que nous venons de voir.

[7] Cf. Meurisse, Histoire des Evesques de l'église de Metz, Metz, 1634, in-fol., et Gallia Christiana, t. XIII.

[8] Depuis François Du Chesne, Histoire des chanceliers, p. 511, personne ne l'admettait plus ; mais récemment elle a été reprise d'une façon fort spécieuse par M. P. Durrieu. V. Le nom, le blason et l'origine de famille de l'historien Juvénal des Ursins, dans Annuaire-Bulletin de la Société de l'Histoire de France, 1892, t. XXIX, p. 193-221. Nous avons examiné de très près la question dans un article de la Bibliothèque de l'Ecole des Chartes (V. Louis Batiffol, L'origine italienne des Juvenel des Ursins, dans Bibl. de l'Ec. des Chartes, 1893, p. 693-717). On y verra discutées, points par points, les preuves sur lesquelles s'appuie cette thèse, et démontrée l'inanité de cette légende. L'idée de se donner des ancêtres aussi illustres a dû venir plus tard à l'archevêque de Reims et à ses frères, lorsqu'ils ont remarqué que les armes de leur père Jean Jouvenel avaient quelque analogie avec les armoiries des Orsini (V. infra). Les Orsini portent d'argent et de gueule bandé de six pièces au chef d'argent chargé d'une rose de gueule boutonnée d'or et soutenue de même. Jean Jouvenel avait un écu portant trois bandes sous un chef chargé de trois roses (Cf. Demay, Inventaire des sceaux de la collection Clairambault, I, p. 520, n° 4953). Les fils de Jouvenel ont pensé, de bonne foi ou non, que cet indice suffisait pour établir leur descendance. Ils ont alors ajouté à leur nom celui de des Ursins, traduction du mot Orsini ; ils ont même changé leur écu pour prendre simplement celui de la famille italienne, afin de mieux marquer leur parenté.

[9] Bibl, nat., Dép. des mss., fonds Clairambault, tit. scellés, vol. 61, p. 4731, pièce 1, parch. — P. Anselme, Histoire généalogique, t. VI, p. 403. Cette rançon du roi Jean avait coûté assez cher à la ville ; et non seulement on avait dû emprunter aux principaux bourgeois, mais il avait fallu encore mettre les églises à contribution et faire vendre plusieurs de leurs reliquaires. Voy. Th. Boutiot, Histoire de la ville de Troyes, II, 155. La collégiale de Saint-Étienne y perdit notamment une table d'or ornée de perles et de pierres précieuses servant de décoration au maître-autel lors des fêtes solennelles, et qui fut estimée 1.000 florins d'or.

[10] Si l'on voulait ne pas négliger absolument cette tradition d'une origine italienne, rapportée par la famille, on pourrait dire que Pierre Jouvenel descendait peut-être d'Italiens, venus à Troyes, attirés par les célèbres foires de Champagne pour s'y livrer au négoce. A la vérité, nous connaissons l'existence à Troyes d'un grand hôtel qui était occupé, au XVe siècle, par le bureau des Lombards, et où ceux-ci n'étaient venus s'établir qu'en 1392, pour succéder aux juifs qui furent chassés de France vers cette époque (Corrard de Bréban, Les rues de Troyes anciennes et modernes, p. 43). Mais rien n'empêche de croire que, si les Lombards ne sont venus qu'en 1392, quelque famille italienne ne se soit installée antérieurement à Troyes. Nous savons, à n'en pas douter, que beaucoup d'ultramontains venaient aux foires de Champagne, et parmi eux se relèvent des noms illustres : Riccardi, Médicis, Aldobrandini, etc. (Desjardins, Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, introduction, t. I, p. XXVI-XXXVII ; Th. Boutiot, Histoire de la ville de Troyes, t. I, p. 373 et 374 ; Bourquelot, Etudes sur les foires de Champagne, t. I, p. 163). Il est permis d'admettre que parmi les aïeux de Pierre Jouvenel se puisse rencontrer quelque italien, de naissance moins brillante, qui se soit fixé à Troyes et y ait fondé une famille de marchands. On pourrait aller jusqu'à dire que cet aïeul devait peut-être se nommer Jouvenelli ; on trouve ce nom à Troyes au XVIe siècle ; mais ce sont là des hypothèses.

On ne saurait rien inférer de la forme du nom de Jouvenel, ce nom se rencontrant en d'autres pays, à des dates différentes, et d'une manière qui ne permet pas de supposer une parenté quelconque avec la famille de notre prévôt des marchands. C'est ainsi qu'il est question d'un Jean Juvenel ou Juveinel, en 1275, à Paris, dans un accord entre le roi Philippe le Hardi et le chapitre de Saint-Merri. Il y est fait une énumération des dépendances de ce chapitre. On y lit : Item terram quæ est ab altera parte novi vici prædicti et comportat se a domo Johannis Juveinel eundo ad quadrivium Templi (Félibien, Histoire de Paris, preuves, part. I, p. 25). Nous allons voir qu'on trouve à Troyes, à la fin du XIVr siècle, d'autres Jouvenel que Pierre. Enfin, ce nom s'est conservé et s'est assez répandu dans cette ville après le XVe siècle (Voy. Collection de documents inédits relatifs à la ville de Troyes et à la Champagne méridionale, publiés par la Société académique de l'Aube, Troyes, Dufey-Robert, 1882, 3 vol. in-8°, t. II, table).

En tout cas, l'idée de faire descendre les Jouvenel d'Italiens établis à Troyes, si tant est qu'il soit nécessaire de leur trouver une origine étrangère, est plus vraisemblable que le système proposé par le célèbre érudit troyen Grosley, qui voit dans les Jouvenel une famille anglaise. Celui que l'on a appelé d'une expression un peu prétentieuse le Voltaire champenois nous dit que le séjour des Anglais en Champagne y fixa plusieurs familles d'origine britannique, et, parmi elles, les Mole, les Boucherat, les Hennequin, les d'Aubeterre et enfin les Jouvenel. Le séjour des Anglais à Troyes ne peut s'entendre que de l'époque de la toute-puissance d'Isabeau de Bavière et du temps où se signa le traité de Troyes, c'est-à-dire du premier quart du XVe siècle. Or, nous venons de voir que les Jouvenel était déjà dans cette ville en 1360, Cette idée ne saurait être admise (Grosley, Mémoires sur Troyes, t. I, p. 308). Voir une attaque assez vive contre Grosley, sa méthode et ses procédés dans Gourtalon-Delaistre, Topographie historique de la ville et du diocèse de Troyes. Troyes, veuve Gobelet, 1783, 2 vol. in-8°, préface. — Sainte-Beuve dépeint ainsi Grosley : Un homme qui avait gardé dans son allure provinciale la doctrine et les sentiments du XVIe siècle, un compatriote et par son cœur un contemporain des Pithou et des Passerat. Sainte-Beuve, Port-Royal, 3e éd., t. V, p. 481.

[11] On relève cette somme dans le compte de Denis de Gollors, chapelain du roi ; ce compte va du 23 décembre 1358 au 1er juillet 1359. Pierre Chevalier, valet de chambre du roi, fut chargé de porter ces 500 florins à Londres par Jean Darraz, commis à recevoir l'imposition de huit deniers par livre sur les marchandises vendues et la gabelle du sel. Arch. dép. de l'Aube, fonds du chap. de la collég. de Saint-Étienne de Troyes. — Voy. Boutiot, Histoire de la ville de Troyes, t. II, p. 155, note 1.

[12] Arch. mun. de Troyes, anc. fonds, n° 11, liasse unique de 1361 à 1372.

[13] Voy. Corrard de Bréban, Les rues de Troyes.

[14] Am. Aufauvre, Troyes et ses environs, p. 119.

[15] Grosley, Mémoires pour l'histoire de Troyes, I, 304. Grosley décrivant l'hôtel actuel et parlant de la demi-tour en saillie delà forme du rond-point d'une église qui se voit dans le corps du logis central, dit que cette demi-tour a son modèle dans les anciens édifices des universités d'Oxford et de Cambridge en Angleterre, d'où l'on pourrait inférer que le bâtiment dont elle fait partie est de construction anglaise. Grosley, qui pense toujours que les Jouvenel sont d'origine anglaise, ne se dit pas que la construction dont il parle date du XVIe siècle.

[16] Bibl. nat., collect. Dupuy, vol. 673, p. 84.

[17] Corrard de Bréban, Les rues de Troyes, p. 77.

[18] Voy. Am. Aufauvre, Troyes et ses environs, p. 64 et 119.

[19] F. Bourquelot, Etudes sur les foires de Champagne, t. I, p. 227.

[20] F. Bourquelot, Etudes sur les foires de Champagne, t. I, p. 215.

[21] Desmaretz, Mémoire chronologique des foires de Champagne et de Brie, p. 6.

[22] En 1284, par le mariage de Jeanne de Navarre, héritière du comte de Champagne et de Bric, avec Philippe le Bel. Voy. Bourquelot, op. cit., p 302.

[23] Ce projet est de 1301. Voy. Ed. Boutaric, Doc. relatifs à l'hist. de Philippe le Bel, p. 56, dans les Notices des mss. publiées par l'Académie des Inscriptions, t. XX, 2e part., n° 12.

[24] Ord. des Rois de France, t. I, p. 360, 511, 513, 515, 79-4 ; t. II, p. 305. — Bibl. nat., ms. fr. 2625, fol 25, r°. Privilèges et ordonnances de Champagne.

[25] Corrard de Bréban, Les rues de Troyes, p. 15.

[26] Voy. Statuts et règlements pour le métier de la draperie de la ville de Troyes, donnés en 1359, 1361 et 1377. Ordonnances des Rois de France, t. III, p. 410 et 510, t. VI, p. 281. — Règlement de la draperie de Troyes donné par le lieutenant du bailli, 1387. Bibl. nat., ms. fr. 2625, fol. 62, v°. Privilèges et ordonnances de Champagne. — Règlement pour les ouvriers de draperie à Troyes, foulons, tanneurs, tondeurs, teinturiers, fait le 28 octobre 1402. Bibl. nat , ms. fr. 5280, fol. 31, v°. Ord. sur les métiers de Troyes. — Archives municipales de Troyes, Cartulaire des arts et métiers. — Cf. Boutiot, Hist. de la ville de Troyes, II, 174-178.

[27] P. Anselme, Hist. généal., t. VI, p. 403. Grosley, Ephémérides troyennes, t. 1, p. 94.

[28] Grosley, Ephémérides troyennes, 1757, p. 8.

[29] Grosley, Ephémérides troyennes, 1757, p. 8.

[30] Grosley, Recherches sur la noblesse de Champagne, p. 212.

[31] Li droit et li coustumes de Champaigne et de Brie, art. 20. — V. Laferrière, Hist. du Droit français, t. VI, p. 69 ; Biston, De la noblesse maternelle en Champagne, p. 20.

[32] En 1259, le comte de Champagne Thibaut V avait autorisé Giraud de l'Isle, citoyen de Troyes, à acquérir le terrain nécessaire pour l'établissement des Cordeliers dans la maison dite de la Broce ; Bernard de Montcuc, Thibault d'Acenay et Pierre Fourmayet, citoyens de Troyes, font, à ce propos, échange de biens avec l'abbaye de Montieramey. Arch. dép. de l'Aube, fonds des Cordeliers, original. — Cf. Boutiot, Hist. de la ville de Troyes, I, p. 313. — Dans une bulle d'Urbain IV, datée du 20 mai 1262, et relative à la construction de l'église Saint-Urbain, il est fait mention d'un Thibaut d'Acenay, citoyen de Troyes. Voy. Grosley, Mémoires sur Troyes, t. II, p. 587. On écrit Acenay et Assenai. Nous avons adopté cette dernière forme qui est celle que donne le P. Anselme.

[33] Voy. la bulle d'Urbain IV, publiée en entier par Grosley, ibid.

[34] Grosley, Ephémérides troyennes, t. I, p. 94.

[35] Sansovino, Historia di casa Orsina, Venise, 1565, in-fol. part. I, p. 15. A Parigi, dit-il, Giovanni signor di Trinel, figliolo di P. Orsino, fu congiuntissimo di sangue col re di Navarra, per la donna che era cugina del detto re. Le généalogiste se trompe en faisant de l'héritière d'Assenai la femme de Jean Jouvenel lorsqu'elle en est la mère.

[36] Grosley, Ephémérides troyennes, t. I, p. 356, note 24.

[37] Courtalon, Topographie historique de la ville et du diocèse de Troyes, II, 424. — Grosley, Mémoires sur la vicomté de Troyes, dans les Ephémérides troyennes, t. I, p. 94-96.

[38] Boutiot, Hist. de la ville de Troyes, II, 353.

[39] Grosley, ibid., p. 96.

[40] A. Aufauvre, les Tablettes historiques de Troyes, p. 45.

[41] Le beffroi et la porte ont été détruits par un incendie le 25 mai 1524. Courtalon, ibid.

[42] Boutiot, Hist. de la ville de Troyes, II, 353 et 355, note.

[43] Hist. de Charles VI, p. 70.

[44] Nous allons revenir sur ces faits de guerre.

[45] P. Anselme, Hist. généal., t. VI, p. 403.

[46] Bibl. nat, Dép. des mss., fonds Clairambault, tit. scellés, vol. 61, p. 4731, pièce 3, parch.