Montfort envahit le
Quercy, après s'être renforcé. — Siège de Moissac ; incidents de ce siège. —
Soumission de Castelsarrasin et de Verdun. — Prise de Moissac, exécution de
la garnison. — Succès des Albigeois dans le comté de Foix. — Prise, par les
Croisés, de Grenade, Baziège, Montgiscard et Saint-Gaudens. — Attaque de
Muret. — Dangers de Simon de Montfort et de la Croisade.
Martin
d'Alguais exécuté, Montfort donna le commandement de Biron à Arnauld de
Montagut ; il rallia quinze mille Croisés, conduits par son épouse Alix de
Montmorency, et Baudouin l'apostat, et sortant de l'Agenois conquis, il
envahit le Quercy, autre province de la maison de Toulouse. Le 22 août de
l'an 1212, il était, avec toutes ses forces, devant Moissac, dont les
habitants se seraient soumis s'ils n'avaient été contenus par une garnison de
trois cents routiers, déterminés à défendre la place jusqu'à la dernière
extrémité. Ce
jour-là même, l'armée tenta l'assaut et s'approcha des murailles avec
intrépidité. Non moins braves, les routiers la repoussèrent après de grau-
des pertes, jusque dans les retranchements. Cette première épreuve faite,
Montfort recourut aux machines, dont il donna la direction à Gui, évêque de
Carcassonne, et à Guilhaume, archidiacre de Paris, que nous avons déjà vu se
distinguer comme ingénieur, au siège de la forteresse de Termes. Placés
par ce dernier, les pierriers, les mangonneaux et les catapultes de tout
genre, se mirent à battre nuit et jour les murailles, et firent de si grands
ravages dans la place que les routiers décidèrent de s'en débarrasser à tout
prix. Armés
de haches et de torches, ils opérèrent une si impétueuse sortie, que les
Croisés- ne pouvant résister au choc, abandonnèrent leurs batteries qui
furent aussitôt incendiées. En vain Montfort accourut avec sa gendarmerie, et
fit de prodigieux efforts pour reconquérir ses machines ; les aventuriers,
bien qu'inférieurs en nombre, le tinrent en échec putiet tout le temps
nécessaire à la complète destruction de machines'.Le chroniqueur provençal a
même écrit qu'en cette rencontre Montfort fut blessé au pied et démonté, et
que, dans cette situation, il serait tombé au pouvoir de ses ennemis s'il
n'avait été secouru à propos par toutes les forces de la Croisade. Enfin
après avoir atteint leur but et tué bon nombre de catholiques, les routiers
rentrèrent dans la place emmenant prisonnier un neveu de l'archevêque de
Reims. Avec d'autres hommes que des routiers, cette illustre parenté aurait
infailliblement protégé le prisonnier ; mais ici c'était un titre de
proscription. Le jeune seigneur fut décapité et sa tête et son tronc jetés
par-dessus les remparts ; spectacle inattendu, devant lequel le prélat
affecta une pieuse résignation. Quelques
jours après, Réginal, évêque de Toul, conduisant un nouveau renfort de
Croisés, arriva à Cahors, d'où il se dirigea vers le camp de Moissac. Le
comte de Foix qui était dans Montauban, ayant appris sa marche, se mit
aussitôt en campagne, chargea ses troupes avec sa valeur ordinaire, les
rompit et les obligea de se refugier dans un château voisin du champ de
bataille. Le comte de Foix les y bloqua, et les y aurait sans doute forcés,
si Baudouin l'apostat n'était venu les dégager avec toute la cavalerie de la
Croisade. Alors
le Général redoubla ses attaques et ordonna de construire une grande cate
couverte de peaux de bœufs, toutes fraîches, qu'il fit approcher de l'avant
fossé et qui ne tarda pas à inquiéter vivement les assiégés. Ceux-ci, pour en
neutraliser les effets, élevèrent, en face d'elle, un énorme pierrier qui la
battit en brèche comme une muraille ; mais ce pierrier ne réussissant pas à
leur gré, les routiers reprirent la torche et tentèrent une nouvelle sortie,
qui fut, au début, aussi heureuse que la précédente. Ayant culbuté la garde
de la cate, ils y avaient déjà mis le feu, lorsque Montfort le chargeant
subitement, les repoussa à leur tour, et donna aux siens le temps d'éteindre
l'incendie. Le
lendemain de cette tentative, la cate avait si bien fait durant la nuit, que
la brèche était praticable. Montfort ordonna incontinent un amant général, et
toute l'armée s'avança, en ordre pressé, des Murailles extérieures, tandis
que l'archevêque de Reims, les évêques de Carcassonne, de Toul et d'Albi,
l'abbé de Moissac, avec une partie de ses religieux et le reste du clergé,
chantaient, dans le camp, des hymnes et des cantiques, nu pieds et revêtus
d'aubes, pour demander à Dieu de bénir les armes des soldats catholiques. Les
routiers se présentèrent résolument au-devant des Croisés et soutinrent
longtemps l'attaque sans perdre un pouce de terrain. Débordés à la fin par
des forces si supérieures, ils jugèrent prudent d'abandonner à leurs
adversaires les ouvrages extérieurs et de se retirer derrière les murailles
du château. Ce demi
succès était à peine obtenu, que les habitants de Castelsarrasin croyant
Montfort entièrement maître de la place, et craignant qu'il ne vînt
immédiatement les assaillir, lui envoyèrent des députés pour se soumettre et
implorer sa miséricorde. Montfort reçut leur serment de fidélité, et donna
ordre à Gui de Lévis, d'aller occuper cette place. Il détacha, en même temps,
Gui, sou frère, le comte Baudouin l'apostat et quelques autres chevaliers,
pour s'assurer de Verdun, sur la Garonne, qui se rendit à eux volontairement,
ainsi que toutes les places des environs. Toutes
ces soumissions décidèrent de celle du poste attaqué. Les habitants de
Moissac, informés de ces succès croissants, et voyant d'ailleurs que les
murailles du château, ébréchées par le bélier, n'étaient guère en état de
résister longtemps, firent secrètement négocier la paix et offrirent de
rendre la place, pourvu qu'on leur accordait la vie sauve et qu'on ne mit
point la ville au pillage. Montfort
rejeta ces offres, à moins qu'ils ne lui livrassent les routiers morts ou
vifs, et ne fissent, eux-mêmes, serment de ne jamais porter les armes contre
la Croisade. Les habitants ayant accédé à ces conditions, ouvrirent leurs
portes le 8 de septembre, et se joignant aux Croisés, firent main basse sur
la garnison. Alors,
l'archevêque de Reims se ressouvint de la mort barbare de son neveu. —
Messire Simon, dit-il en se jetant au-devant du Général, je vous supplie de
m'accorder la vie de ces mécréants de routiers. — Ils
ne méritent pas de vivre, répondit le Général. — Ni de
mourir de votre main, répartit l'archevêque. — Que
prétendez-vous alors ? — Ce
sont les assassins de mon neveu et les ennemis de l'Église. — Dans
ce cas, ces hommes sont à vous, Monseigneur. Les
routiers furent enchainés, torturés sur une roue et puis écartelés. En
dédommagement du sac qu'il leur avait épargné, les habitants de Moissac
donnèrent à Simon de Montfort une somme de cent marcs d'or, qu'il distribua à
son armée, se contentant pour sa part de s'approprier le domaine du château
qui appartenait au comte de Toulouse. Raymond, abbé de Moissac ; qui avait
coopéré à la conquête, rentra par elle en possession de la ville dont il
était seigneur, et passa, sial jours après, un traité avec le Général, pour
régler leurs droits respectifs sur la place et ses dépendances. Ces droits
étaient échus à Simon, est-il dit dans la charte, parce que Dieu les
avait ôtés au comte de Toulouse, pour ses péchés et pour les maux infinis
qu'il avait causés à Église et à la foi catholique. L'acte fut passé dans
le chapitre de l'abbaye de Moissac, le 14 septembre 1212, en présence de Gui,
évêque de Carcassonne, et de Guilhaume, archidiacre de Paris, vice-légat dans
le pays, des évêques d'Agen et d'Albi, etc. Philippe, roi de France,
régnant, et Guilhaume, évêque de Cahors, gouvernant la province[1]. L'abbé de Moissac, du reste,
ne fut guère plus content de Simon de Montfort qu'il ne l'avait été de
Raymond VI. Peu de
temps après, il députa un de ses religieux en cour, pour implorer la
protection du Roi auquel il exposa, comme au défenseur de son monastère, les
maux qu'il avait eu à souffrir, soit de la part des comtes de Toulouse, soit
de la part des 'Croisés. Simon
pourvut ensuite à la garde des places soumises pendant la durée du siège, et
donna le commandement de Castelsarrasin à Verles d'Encontre, de Montant à
Baudouin l'apostat, et de Verdun sur Garonne à Pierre de Saissi. Puis, il se
dirigea vers Montauban, dont il voulait faire le siège, bien que cette place
fût extrêmement fortifiée d'elle-même et défendue par une nombreuse garnison,
qui venait encore d'être renforcée par Roger-Bernard, fils du comte de Foix,
et cent chevaliers toulousains. Mais il ne donna pas de suite à ce projet,
parce que, non loin de cette forteresse, il rencontra un messager, qui lui
dit de la part du commandant de Pamiers : —
Messire, ce que vous gagnez d'une part, vous le perdez de l'autre ; le mal
que vous faites dans le Quercy, le comte de Toulouse vous le rend avec usure
dans nos contrées ; il a reconquis toutes les places que vous lui aviez
enlevées ; il a fait main basse sur vos garnisons, et maintenant, posté à
Saverdun avec ses alliés, les comtes de Foix et de Comminges, il nous
inquiète, et emportera infailliblement votre bonne ville de Pamiers, si vous
n'accourez à notre rescousse. — Par
ta barbe, soudart, tu mens, ou tu rêves tout éveillé. Le comte Raymond
ribaude à cette heure dans sa capitale, d'où il n'ose sortir de peur que je
le pourchasse. — J'ai
dit la vérité, et si vous ne vous hâtez, monseigneur, vous n'aurez plus de
place dans le comté de Foix. — Par
Saint-Georges ! allons-y, et nous verrons de nos yeux. — Ainsi
soit-il ! murmura unanimement le conseil, et l'armée piqua le jour même droit
à Saverdun pour livrer bataille aux trois comtes réunis. Ceux-ci,
jugeant prudent de ne pas s'exposer en rase campagne avec des forces bien
inférieures à celles de la Croisade, décampèrent à son approche, et allèrent
s'enfermer dans le château de Foix, que Montfort vint insulter, mais contre
lequel il n'osa rien entreprendre de décisif, connaissant la force de cette
place et la bravoure de ceux qui la défendaient. Il prit la route de Pamiers,
où il fut joint par un nombreux corps de Croisés allemands, qui, venant par
Carcassonne sous la conduite d'Enguerrand de Roves, s'étaient saisis en
chemin du château de Saverdun. De là, Montfort marcha sur Hauterive, qu'il
trouva abandonné, et dont il s'assura, rentra dans le Toulousain, emporta
successivement Grenade, Baziège, Montgiscard et autres postes voisins, et
poussa une pointe jusqu'à Saint-Gaudens de Comminges, qui se rendit
volontairement. Il reçut dans cette ville l'hommage de presque toute la
noblesse du pays et les félicitations des évêques de Comminges et de
Conserans, qui depuis longtemps l'invitaient à cette expédition. Ensuite, il
alla ravager une partie des domaines de Roger de Comminges, neveu du comte de
Foix, et marcha sur Muret, à deux lieues de Toulouse. Prêts à
tous les sacrifices pour la défense du territoire et de l'indépendance du
Midi, les habitants de Muret s'empressèrent, à l'approche de l'armée
catholique, d'incendier le pont de bois qui seul pouvait lui donner passage
sur la rive gauche de la Garonne. Mais à peine avaient-ils attaché les
brandons enflammés, qu'ils se virent assaillis par la gendarmerie croisée qui
venait de passer la rivière à la nage. Bien que surpris, et manquant de
cavalerie, ces braves communiers résistèrent avec tant d'opiniâtreté, qu'ils
tinrent les ennemis assez de temps en haleine pour que l'incendie se
propageât et dévorât le pont disputé. Cela fait, ils battirent en retraite,
et rentrèrent en bon ordre dans leur ville, nonobstant les charges-de la
cavalerie catholique qui les talonna jusqu'à leurs remparts, où force lui
fut, faute de machines et d'infanterie, de suspendre toute attaque, et de
retourner au rivage, afin de protéger le passage du reste de l'armée. Mais ce
passage était devenu impossible, ou tout au moins fort dangereux. Un afflux
d'eaux pluviales, subitement descendu des Pyrénées, avait occasionné un tel
débordement, que la Garonne ressemblait à un immense torrent, barrière
tout-à-coup interposée au milieu de la Croisade pour en tenir divisés les
deux corps différents, et les livrer, isolés, à la vengeance d'une population
qui pouvait, d'un moment à l'autre, se soulever en masse, se précipiter sur
l'armée étrangère, et culbuter dans le fleuve l'envahissement avec le dernier
des envahisseurs. En
effet, les habitants de Muret né furent pas longtemps à s'apercevoir de
l'état précaire des Croisés. Alors le tocsin appela aux armes les communiers du
lieu et les habitants de la campagne, et un messager partit en tonte hâte
pour aller à Toulouse publier la nouvelle de l'accident imprévu qui amenait
l'occasion d'une victoire décisive. Les Toulousains se mirent aussitôt aux
champs, et longeant la rive où campait l'infanterie catholique, ils
marchèrent rapidement sur elle, comptant l'accabler sans que la gendarmerie
de Montfort pût lui porter secours, occupée qu'elle serait à repousser
l'attaque des habitants de Muret, et d'ailleurs empêchée par l’énorme crue de
la Garonne. Horrible
perplexité ! Les bataillons de la Croisade étaient à une portée d'arc de ses
escadrons, et ne pouvaient se joindre à leurs frères d'armes pour faire face
de concert â une attaque inévitable. L’infanterie manquait de général, et
Montfort, sur l'autre rive, allait voir sous ses yeux périr la plus grande partie
de son armée, sains pouvoir rien tenter pour la défendre. Déjà dans le
lointain l'on voyait flotter la bannière de Toulouse, et l'on distinguait les
cuirasses de l’ennemi. — Que
faire ? s'écria Simon de Montfort désespéré ; demeurer sur ce bord, la lance
en arrêt, sans férir un coup, tandis qu'on égorgera mes fidèles archers !
Mort de Dieu ! il y aurait de quoi m'étrangler de mes propres mains.
Bouchard, Gui, Baudouin, que faire ? dites, dites vite ? — Hélas
! rien, monseigneur ! répondit Baudouin accablé. La Garonne est furieuse ;
elle nous engloutirait, nous et nos chevaux. — Rien
! clama le Général en heurtant du gantelet un homme d'armes qui se tenait à
son côté, et qu'il renversa de son cheval. — L'on
ne peut passer, sire oncle, murmura Bouchard de Marli en s'éloignant de
quelques pas. — Dieu
aidant, je passerai. — Y
pensez-vous ? s'écria Gui de Lévis qui, se jetant au-devant de Montfort, lui
barra le passage en saisissant la bride de son palefroi. Y pensez–vous,
Général ? traverser le fleuve ainsi gonflé, c'est vous dévouer à une mort
sans résultat pour votre cause et pour l'Église dont vous êtes le plus ferme
soutien. — Arrête,
maréchal, ce serait me déshonorer que de demeurer ici tranquille spectateur
du massacre de mes soldats. — La
vie de ces manants, monseigneur, est peu importante, tandis que la vôtre.... —
Arrière, vous dis-je ; lâchez mon palefroi, ou de par tous les saints, je
vous passe sur le ventre. — Au
nom de Jésus ! — Je
dois sauver ceux qui vont mourir pour moi ; Dieu le veut ! interrompit le
Général qui, piquant de ses deux éperons, fit faire une courbette à son cheval,
renversa Gui de Lévis, et le franchissant, se précipita dans les eaux
mugissantes du fleuve. Alors
commença entre le fleuve d'une part, et l'homme et le cheval de l'autre, un
duel à outrance, une lutte inouïe, qui eut ses péripéties et ses succès.
Plusieurs fois le flot, triomphant de tous les efforts de ses adversaires,
les rejeta loin de leur but, les enveloppa de ses terribles tourbillons, et
les submergea. A chaque fois, l'homme et le cheval reparurent à la surface,
vomissant l'écume, repoussant les assauts de la vague, et fendant la Garonne
sous leurs efforts réunis. Des
deux bords opposés, la Croisade demeurait attentive et sans voix en face de
cette lutte désespérée, se laissant aller tantôt à la douleur, tantôt à
l'espérance, selon que Montfort était victorieux ou vaincu. Enfin
l'homme triompha du fleuve, et ce fut, dans les deux corps d'armée, une
acclamation unanime, un cri frénétique de victoire qui frappa de stupeur les
habitants de Muret et de Toulouse, et leur fit accroire que l'armée
catholique avait retrouvé une voie inconnue de communication. Cette
erreur fit le salut de la Croisade. Les Toulousains rebroussèrent chemin sans
risquer une attaque, et les habitants de Muret rentrèrent dans leurs
murailles, sans inquiéter les gens d'armes croisés qui eurent tout le loisir
de réparer le pont durant la nuit, et de faciliter ainsi le passage de toute
l'armée. Le
lendemain matin, Muret fut emporté d'assaut, et servit de casernement d'hiver
à Simon de Montfort, qui termina là sa campagne de l'année 1212. Raymond VI était enfin réduit à deux seules villes, Montauban et Toulouse. |