Le comte de Toulouse
reprend Puylaurens, Gaillac, Saint-Antonin, etc. — La Grave fait main-basse
sur sa garnison catholique. — Représailles. — Arrivée de nouveaux Croisés. —
Continuation des hostilités. — Montfort ravage le pays de Foix, occupe La
Pomarède, enlève Tudelle, Cahuzac et assiège Saint-Marcel. — Raymond VI court
au secours de cette place et la sauve. — Arnaud, promu à l'archiépiscopat de
Narbonne, part pour la Croisade d'Espagne. — Bataille de las Navas de Tolosa.
— Montfort enlève et détruit le château d'Hautpoul.
Pour ne
pas être pris entre deux ennemis également redoutables, la garnison renforcée
de Castelnaudary, et la nouvelle armée de Croisés qui débouchait dans le
Languedoc, le comte de Toulouse, après avoir pris conseil de ses alliés, plia
ses tentes, brûla ses machines, et se dirigea sur Puylaurens, dont il
s'empara, malgré la vive résistance de la garnison catholique. Puis il tourna
vers l'Albigeois, où il se saisit de gré ou de force, de Gaillac, Rabastens,
La Guépie, La Garde, Puicelsi, Cahuzac, Saint-Antonin, et de toutes les
autres places conquises par Montfort, à l'exception de deux châteaux-forts
qui demeurèrent fidèles à ce dernier. Deux villes n'attendirent pas l'arrivée
de Raymond, pour se soustraire à la domination étrangère ; nous voulons
parler de Montaigu et de La Grave. Les habitants de la première se
soulevèrent à la nouvelle de son approche, forcèrent la garnison croisée à se
réfugier dans le château, l'y bloquèrent, et l'obligèrent à capituler avant
que Montfort, qui s'était mis en marche, arrivât pour la secourir. Quant à
ceux de la seconde, ils durent le recouvrement de leur liberté à une
singulière circonstance. La
saison des vendanges étant venue, les Croisés de la Grave appelèrent au
château un tonnelier de la ville pour relier leurs tonneaux, en lui donnant
la liberté d'aller et de venir dans la place. Cette circonstance mit cet
ouvrier à même d'avancer l'heure de la délivrance. Un jour
que, venant de terminer les réparations à une immense cuve, il l'emplissait
d'eau pour en éprouver la bonté, le Gouverneur faisant seul, une ronde dans
cette aile dit château, vint inspecter les travaux du tonnelier. — Ça,
manant, lui cria-t-il avec ce ton d'arrogance que les seigneurs français
affectaient vis-à-vis des indigènes du pays conquis, ta cuve sera-t-elle
assez grande et assez bien cerclée, pour contenir le vin réservé aux nobles
gosiers de mes gens d'armes ? Songe que si une seule goutte de boisson
s'échappe de là, je te ferai faire un nouvel apprentissage à la plus haute de
mes tours, avec une cravate de filasse. —
Regardez-y plutôt, Monseigneur. — Malandrin
! me prends-tu pour un roturier ? — J’en demande
très humblement pardon à votre seigneurie, mais il m'a toujours semblé que la
noblesse étant au dessus des vilains, devait, en toutes choses, connaître
davantage que nous autres, pauvres diables. Le
gouverneur, pris au piège de l'amour propre, s'approcha sans défiance des bords
de le cuve, se courba et en examina le pourtour avec la préoccupation d'un
homme qui désirait découvrir un défaut à signaler pour faire preuve de compétence. Le
tonnelier, saisissant ce moment, lui asséna un coup de hache sur la tête et
le précipita dans la cuve, où le malheureux fut bientôt étouffé. Lui mort, le
courageux artisan donna le signal aux communiers de la place qui coururent
sus à la garnison et la massacrèrent. Le
comte Baudouin, frère de Raymond VI et allié des Croisés, se fit aussitôt
l'instrument de la vengeance catholique. Il revêtit, ainsi que sa compagnie,
les armes de Toulouse, et parut de grand matin devant La Grave, dont les
habitants lui ouvrirent les portes sans difficulté, croyant que c'était
Raymond qui venait à leur secours. Baudouin l'apostat ne fut pas plutôt
introduit qu'il s'empara des remparts, mit le feu à la ville et en égorgea
les habitants. Cette
exécution, bien que complète, fut toutefois un faible dédommagement à Simon
de Montfort, qui, furieux des conquêtes de son adversaire, marcha sur
Coustaussa, château des environs de Termes, l'attaqua durant quelques jours,
l'enleva enfin, et fit main basse sur ses défenseurs. Il se rendit ensuite à
Pamiers, à la sureté de laquelle il pourvut, fit plusieurs détachements de
son armée, ravagea les domaines de Raymond-Roger, emporta d'assaut un château
du pays de Foix, dont l'histoire n'a pas consigné le nom et revint à
Fanjeaux, d'où il envoya à ce même château un convoi de vivrés et de
munitions de guerre, sous l'escorte du chatelain de Melphe et de Gaufred, son
frère ; mais Roger-Bernard, fils du comte de Foix, prévenu de leur marche,
leur dressa des embuscades, les chargea, tua Gaufred et plusieurs hommes de l’escorte,
fit prisonnier un chevalier de distinction et enleva le convoi. En ce
temps, c'est-à-dire vers la fin de l'année de 1211, de nouveaux renforts
soulevés en France et en Allemagne par les prédications de Guilhaume,
archidiacre de Paris, et du docteur Jacques de Vitry, curé d'Argenteuil,
arrivèrent dans le Midi, ainsi que cent chevaliers que l'évêque de Toulouse,
Foulques, et Gui l'abbé de Vaux-Cernay avaient levés dans la Normandie, et
mis sous le commandement de Robert de Mauvoisin, ex député de Montfort à la
cour de Rome. A la
vue d'un tel secours, le Général résolut de continuer les hostilités,
nonobstant l'hiver, et sortit de Fanjeaux avec toutes ses forces dans le
dessein d'aller attaquer le comte de Foix qui tenait assiégé depuis quinze
jours, Guilhaume d'Aure, chevalier catholique dans le château de Chier.
Raymond-Roger, peu en état de livrer bataille, n'attendit pas d'être
assailli. Il leva le siège en toute hâte et abandonna ses machines après les
avoir incendiées. Montfort le voyant hors de portée dévasta tout son territoire,
enleva d'emblée quatre petits châteaux du pays dont il rasa les murailles, e
repassant à Fanjeaux il vint avec toute son armée, mettre le siège devant le
château de La Pomarède, à deux lieues nord de Castelnaudary[1]. Cette
place, fortifiée par la nature et par l'art, nécessita un siège régulier. On
la battit en brèche pendant plusieurs jours, avec une obstination que la
difficulté stimulait. Enfin, la brèche paraissant praticable, Montfort monta
à l'assaut, mais, vivement reçu et tenu en échec jusqu'au soir il se vit
forcé de remettre la continuation de l'attaque au lendemain. Les assiégés
hors d'état de résister davantage, résolurent d'échapper à la mort par la
fuite. En conséquence ils pratiquèrent, durant la nuit, un trou à leur
muraille extérieure et se sauvèrent dans les montagnes, à la faveur des
ténèbres. Après s'être assuré de La Pomarède, le Général marcha vers Albedun,
château du diocèse de Narbonne, qui s'était soustrait à sa domination et dont
le seigneur alla au devant de lui et se soumit de nouveau. Simon
se rendit de là à Castres, où il célébra la fête de Noël. Gui, son frère, qui
l'avait suivi autrefois en Terre-Sainte, et qui depuis y était toujours
demeuré, vint le joindre dans cette ville, avec Helvise d'Ybelin, dame de
Sidon, qu'il avait épousée en Orient et dont il avait plusieurs enfuis qu'il
ramenait ; digne frère de Simon, Gui avait repris, chemin faisant, quelques
places de l'Albigeois qui avaient, durant le siège de Castelnaudary, arboré
la bannière du comte de Toulouse. Après
Noël, les deux Montfort se mirent en campagne et assaillirent de concert dans
l'Albigeois, le château de Tudelle appartenant au père de Grérand de Pépieux.
Ce poste fut enlevé an second assaut, et toute sa garnison passée au fil de
l'épée, à l'exception du père de Pépieux, qui, demeuré prisonnier, fut
échangé contre Drogon de Compens, cousin de Robert de Mauvoisin, que le comte
de Foix détenait prisonnier depuis plusieurs mois[2]. La
Croisade alla ensuite assiéger Cahuzac. Les
comtes de Foix, de Comminges et de Toulouse, rassemblant alors quelques
troupes, vinrent, dans un but de diversion, camper près de Gaillac, à deux
lieues de la place assaillie et firent mine, plusieurs fois, de vouloir
attaquer le camp des catholiques. Les contremarches et toutes les ruses
stratégiques qu'ils mirent en jeu ne firent aucune impression sur Montfort.
S'inquiétant peu de leurs manœuvres, il continua tranquillement ses attaques
contre la forteresse, la soumit et marcha à la rencontre des troupes
albigeoises. Les trois comtes, trop faibles sons le rapport numérique, ne se
risquèrent pas à une bataille. Ils battirent en retraite jusqu'à Montaigu, où
Montfort les suivit sans les atteindre, et se retirèrent enfin dans la ville
de Toulouse. Le
Général revint alors à Cabane et se prépara, d'après le conseil d'Arnaud,
abbé de Cîteaux, qui était alors à Albi, à entreprendre le siège de
Saint-Marcel, château-fort situé sur la petite rivière de Serou, à trois
lieues d'Albi, vers le nord, dans lequel le comte de Toulouse avait mis
Géraud de Pépieux pour gouverneur. Dans cette résolution il envoya à
Bruniquel prier le comte Baudouin de lui venir en aide. Leur
jonction faite à Cahuzac, ils marchèrent vers Saint-Marcel, qu'ils
n'investirent que d'un côté ; soit, comme le dit Dom Vaissette, que leurs
forces fussent insuffisantes à l'entière circonvallation ; soit, comme c'est
plus probable, que Montfort évitât de s'affaiblir par un trop grand
déploiement de ses lignes de siège. Les comtes de Toulouse, de Foix et de
Comminges reprirent les champs à la nouvelle de cette entreprise, et vinrent,
avec cinq cents chevaliers et un corps d'infanterie, se porter de l'autre
côté de Saint-Marcel, dont ils avaient l'entrée libre. Le comte de Foix se
jeta même dans la place, et joint au brave Guiraud de Pépieux, la défendit
avec non moins de courage que de bonheur. Après plus d'un mois, Montfort et
le comte Baudouin l'apostat n'étaient pas plus avancés que le premier jour du
siège. Le
comte de Toulouse, de son côté, ne faisait pas moins de mal aux Croisés en
occupant tous les passages, battant la campagne, enlevant les convois et
rendant impossible tout ravitaillement. La disette ne tarda pas à se faire
rigoureusement sentir. Enfin, après avoir mangé plusieurs de ses chevaux et
fait une dernière tentative d'assaut aussi infructueuse que les précédentes,
le Général leva le siège de Saint-Marcel le 24 mars 1212, veille de Pâques,
et alla célébrer cette fête à Alby, tandis que le comte de Toulouse
s'enfermait dans Gaillac où les Croisés vinrent le lendemain le provoquer au
combat. Raymond VI ne jugeant pas à propos de s'exposer à un engagement,
déclina la bataille et se tint enfermé dans ses murailles. Revenu
à Alby, Simon de Montfort s'y renon ; Ira avec Gui, abbé de Vaux-Cernay, qui
arrivait de France et qu'on avait élu évêque de Carcassonne, en place de
Raymond de Rochefort qui se vit forcé de se démettre de l'épiscopat parce que
la papauté ne le jugeait pas un partisan osées zélé de la cause catholique.
D'autre part, Arnaud, abbé de Cîteaux et légat du Saint-Siège, reçut aussi
une digne récompense de tous les soins qu'il s'était donnés pour la réussite
des projets de Montfort. Il fut élu archevêque de Narbonne le 12 mars 1212,
et confirmé dans cette élection par son co-légat, l'évêque d'Uzès, qui
l'engagea en outre à prendre possession du duché de Narbonne. Ce conseil
favorisait trop les désirs du nouvel élu pour ne pas être pris en considération.
— Arnaud se mit incontinent en possession du palais archiépiscopal et fit
arborer, sur la plus haute tour, la bannière de l'église de Narbonne, en
signe du domaine et du duché, en présence du même évêque d'Uzès, des
évêques de Béziers, Agde, Maguelonne, Lodève, Elne, Toulouse, Comminges et Conserans
; des abbés de Saint-Paul de Narbonne, de Saint-Aphrodise de Béziers ; du
clergé et du peuple de sa ville archiépiscopale. Le lendemain, il fit appeler
devant lui le vicomte Aymeri, et reçut, en qualité de duc de Narbonne,
son hommage et son serment de fidélité. Outre les honneurs et les
prérogatives de duc, l'archevêché de Narbonne ne portait pas moins de quatre
cent mille livres de revenu annuel. Peu de
temps après sa consécration 4 ajoute l'historien du Languedoc, de qui nous
empruntons tous ces renseignements, Arnaud s'apprêta à se rendre en Espagne,
où il se préparait de grands événements. Mahomet
le Verd, roi de Maroc, avait passé la mer, et lait une irruption dans
ce royaume avec une armée de 600.000 combattants. Alfonse, roi de Castille,
dont il avait attaqué les états, n'étant pas assez fort pour lui résister,
appela à son secours bus les autres princes d'Espagne, et envoya en France
l'archevêque de Tolède pour y solliciter les peuples à s'armer en sa faveur,
et à profiter de l'indulgence que le pape avait accordée à ceux qui
prendraient part à cette expédition. Pierre,
roi d'Aragon, fut un des premiers qui répondit à l'appel du roi de Castille.
Mais avant, il fit un voyage à Toulouse, où il établit pour son vicaire,
c'est-à-dire pour son ambassadeur un chevalier nommé Guilhaume de l'Échelle.
Puis, repassant les Pyrénées, il marcha vers Tolède. Arnaud
partit, de son côté, à la tête de cent chevaliers français et d'un corps
d'infanterie, le mardi d'après l'octave de la Pentecôte de l'an 1212. Il
visita d'abord le roi de Navarre, à qui il persuada de se joindre au roi de
Castille contre leur ennemi commun, et il se rendit ensuite à Tolède à la
tête de ses troupes, qui avaient été levées pour la plupart dans les diocèses
de Lyon, de Vienne et de Valence. Là, il rencontra plusieurs autres prélats
et chevaliers français qui avaient passé en Espagne dans le même dessein,
entre autres l'archevêque de Bordeaux, le comte d'Astarac et le vicomte de
Turenne. Tous ces Français formaient un corps d'armée, composé de deux mille
chevaliers, d'autant d'écuyers, de dix mille sergents à cheval et de
cinquante mille fantassins. Ces troupes s'étant jointes à celles d'Espagne,
commandées par les rois de Castille, d'Aragon et de Navarre ; remportèrent
divers avantages sur les infidèles, et les défirent entièrement en bataille
rangée, le 16 de juillet 1212, dans un lieu appelé Las Navas de. Tolosa. On
compte que soixante mille Sarrazins demeurèrent sur la place, tandis que les
chrétiens n'y perdirent que peu de leurs soldats. L'archevêque Arnaud
contribua beaucoup au gain de cette bataille, dont il nous a laissé une
relation détaillée : les chrétiens ayant pris la fuite au commencement de
l'action, il fit tant par ses exhortations qu'il ranima leur courage, et les
ramena au combat[3]. Tandis
que Arnaud portait au-delà des Pyrénées son zèle religieux, et que le roi
d'Aragon, s'occupant de sa glorieuse expédition, ne pouvait venir en aide à
son beau-frère, le comte de Toulouse, qui l'en sollicitait, Simon de Montfort
continuait l'œuvre d'envahissement. Après quelque séjour fait à Alby, il se
rendit à Castres, d'où il courut assiéger le château de Hautpoul, dans le
Toulousain. Cette
place, située entre Castres et Lavaur, oc-capait le haut d'une colline dont
les abords, coupés d'escarpements et de ravins, semblaient presque
inaccessibles. Les Croisés arrivèrent à sa base le mena dimanche d'après
Pâques. Simon de Montfort, qui n'avait point assez de troupes pour l'investir
entièrement, no porta ses efforts que du côté le moins naturellement défendu.
Sur ce point, il fit dresser un énorme pierrier, et quelques jours après,
ayant mis pied à terre, ainsi que ses chevaliers, il opéra la descente du
fossé, gravit le mamelon, et emporta, non sans difficulté, le premier
faubourg, où me troupes ne purent néanmoins se maintenir longtemps. Accablées
d'une grêle de pierres, de traits, de poutres et de poix bouillante, elles se
virent forcées de renoncer à ce poste si chèrement acquis. Les
machines se remirent alors à battre la forteresse et à élargir les brèches
déjà ouvertes. Le lendemain, ces dernières étaient si praticables que les
assiégés n'espérant plus pouvoir résister à un nouvel assaut, abandonnèrent
la place, et se sauvèrent pendant les ténèbres. Les Croisés n'eurent alors plus de peine à s'en emparer ; ils firent pourtant passer au fil de l'épée tous les habitants qui y étaient demeurés, et rasèrent le château, sur l'ordre de Montfort, qui se trouvait, le 23 avril, à Sorèze, où il donna en fief, à Philippe Golhoin, chevalier français, sous le service d'un homme d'armes, les lieux de Vilarzel, de Montelar de Pomars, confisqués, est-il dit dans l'acte, sur les hérétiques et les fugitifs[4]. |