HISTOIRE DES CROISADES CONTRE LES ALBIGEOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE TREIZIÈME.

 

 

Siège de Toulouse. — Histoire de cette ville. — Incidents et levée du siège. — Le comte de Chiions quitte la Croisade. — Occupation d'Hauterive par Montfort. — Incendie de cette ville et de Vareilles. — La Croisade attaque Foix et en brûle le bourg. — Sac des Cassés. — Soumission de Cahors. — Les Albigeois reprennent Puylaurens. — Montfort s'enferme dans Carcassonne.

 

Le dixième jour du mois de juin de fin 1211, l'armée de la Croisade parut sous les murs de Toulouse.

Cette ville, capitale du Languedoc et de tout te midi de la France, passait avec raison, â cette époque, pour l'une des places les phis grandes et tes plus Cries, non-seulement du royaume, mais encore de toute l'Europe.

Sa configuration était au XIIIe siècle à peu près la même qu'aujourd'hui ; mais sa population, plus en raison de son étendue, s'élevait, d'après une appréciation modérée, à cent cinquante ou deux cents mille habitants. Toulouse fut fondée par les Tectosages, quatre cents ans avant l'ère chrétienne. Prise par Cœpion en 113 avant J.-C., Pompée la dota cinquante ans après d'une colonie romaine, qui lui infusa dans les veines le suc de sa civilisation, et lui fit renoncer aux sanglants sacrifices du Druidisme. César, en parachevant la conquête de toutes les Gaules, l'incorpora à l'empire romain dont elle suivit dès-lors toutes les vicissitudes, et dont elle ne fut démembrée que vers l'an 410 après J.-C. par les Visigoths d'Atolphe, qui y établirent le siège de leur domination.

Alors une nouvelle civilisation succéda à la civilisation romaine. La rigueur du code théodosien s'adoucit sous les rescrits des successeurs d'Atolphe, et du frottement des lettres latines et visigothes, il jaillit un langage bâtard, il est 'vrai, niais qui devint, après une épuration de quelques siècles, un idiôme riche, poétique, original, que les représentants des rapsodes de l'antiquité employèrent de préférence à tout autre idiôme connu.

Les Sarrasins vinrent ensuite. Leur rapide invasion ne fut point sans résultat social. Ils déposèrent sur Toulouse, ce terrain propre à toutes les semences, un germe si prompt à éclore, que, quelques années après, cette cité se trouvait gallo-romaine, visigothe et sarrasine tout à la fois.

C'est ainsi que la vit Charlemagne, ce vigoureux promoteur de la civilisation européenne, qui n'ayant point de meilleure voie à lui tracer, laissa cette ville continuer sa marche progressive, et lui donna, pour éclairer le chemin, les comtes de Toulouse, race indigène, sous le patronage desquels le Languedoc et sa capitale atteignirent le dernier jalon de la civilisation méridionale.

Cette période, entamée au vue siècle et close au mile, fut d'une splendeur magnifique. Toulouse se para de monuments, et se tailla une charte de commune, qui servit de modèle aux autres villes du Midi. Elle fut le berceau de la gaie-science, code poétique qui fut accepté par tous ceux qui cultivaient les lettres, à quelques pays qu'ils appartinssent ; des troubadours à qui la cour des comtes de Toulouse servit d'asile princier et de première académie ; enfin, des cours d'amour, institution justement célèbre, mais pas assez connue, qui, retirant les femmes de la subalternité à laquelle le christianisme ne les avait point soustraites, leur mit dans les mains un sceptre qu'elles tendent à ressaisir, le sceptre des mœurs.

Mais tout en favorisant l'éclosion de ce qui fait les délices de la paix, Toulouse n'avait pas négligé de progresser dans l'art de la guerre, qui était alors le seul art social. Nous ne ferons point, à ce sujet, de longues citations ; nous les croyons inutiles. Il nous suffira de dire que la prise de Jérusalem, décidée par les machines des Toulousains qui s'étaient croisés avec le célèbre Raymond de Saint-Gilles prouve combien ces peuples étaient supérieurs dans l'attaque des villes ; et que les deux échecs successifs éprouvés par les rois d'Angleterre et de France qui s'étaient, sous Raymond V, risquée à faire le siège de Toulouse, témoignent incontestablement encore de leur habileté dans la défense du places-fortes.

Simon de Montfort, en venant assaillir cette populeuse cité, s'exposait donc à de grandes difficultés, si ce n'est à de grands revers. Son courage seul pouvait se croire aussi invincible que les obstacles, qu’il allait rencontrer.

Son armée, bien que fort nombreuse, n’était pourtant pas suffisante à l'entière circonvallation d'une place aussi étendue, il se contenta d'attaquer cette partie qu'on appelait le bourg ou le faubourg et qui était située vers l'abbaye de Saint-Sernin, espérant qu'une pointe unique vivement poussée, le porterait au cœur de la ville, plutôt que plusieurs molles attaques disséminées sur divers points. Ses tentes furent placées à une assez grande distance des murailles, et ses batteries plus avancées, mais puissamment gardées, furent dirigées contre les deux portes regardant l'abbaye, et commencèrent à lancer sur la ville et les remparts une prodigieuse quantité de projectiles.

Les Toulousains redoutaient peu ce mode d'agression, et pouvaient à l'aide de leurs machines neutraliser l'effet des catapultes des Croisés. Mais ils dédaignèrent ce moyen ordinaire, et recoururent à un expédient de défense peu commun. Ils laissèrent ces deux portes ouvertes à deux battants, nuit et jour, conviant ainsi leurs ennemis à se hasarder dans leurs retranchements. Néanmoins les Croisés se donnèrent de garde de s'introduire dans la place ; alors les assiégés, pour les braver davantage, abattirent d'eux-mêmes plusieurs pans de la muraille attaquée, et percèrent aux Croisés quatre autres issues non moins larges que les précédentes. La raillerie était amère. Montfort voulant s'en venger à tout prix, fit sonner un assaut général.

Les Allemands de Bar se portèrent à l'attaque, avec cette fermeté froide qui caractérise généralement les peuples d'outre-Rhin. Rien ne s'opposa à leur approche, et ils dépassèrent sans combat les remparts abattus. Mais là, les Toulousains les assaillirent avec fureur ; les voyant pressés, les fantassins de Châlons vinrent à leur aide. Ce renfort ne fit que partager la défaite des Allemands, qui furent bientôt refoulés hors des murs, et culbutés jusqu'au bord du fossé. Alors le Général s'avança lui-même pour charger, à la tête de toute sa gendarmerie. A son approche, les Toulousains se formèrent à la hâte en un épais bataillon hérissé de piques et de pertuisanes, où le choc des Croisés se brisa, en semant l'arène de nombreux débris d'hommes et de chevaux. Cependant Montfort revint à la charge. Il faisait de prodigieux efforts pour, trouer cet obstacle vivant, quand le comte de Toulouse, de Foix et de Comminges, qui avaient ménagé cette occasion, vinrent, après un détour, le charger sur ses derrières avec tous leurs hommes d'armes. Cette atteinte fut décisive. Quatre cents Croisés tombèrent du coup, les uns blessés, les autres morts, et le désordre se répandit dans leurs rangs. En vain Montfort essaya-t-il de rétablir le combat ; il fut accablé et bientôt cerné de toutes parts. Il se dégagea néanmoins, et s'enfuit précipitamment vers le camp, toujours talonné par les comtes albigeois, qui ne cessèrent le carnage qu'à l'entrée de la nuit.

Dans cette action le comte de Foix avait eu un cheval de tué, et avait vu blesser à mort, à ses côtés, Raymond de Castelbon, un de ses pins braves chevaliers. Quant à la Croisade, sa perte était immense.

A partir de ce jour, Montfort évita tout engagement et se borna à un siège de batteries. Il n'en fut pas de même du côté de la place. Les Toulousains faisaient souvent d'audacieuses sorties, qu'ils poussaient jusqu'aux tentes. Une fois, entre autres, ils remportèrent un tel avantage, que cela décida du siège. Nous le rapportons avec tous les détails fournis par les contemporains.

Dès les premiers jours du siège, Raymond VI, à la sagacité duquel rien n'échappait, avait remarqué que les Croisés, appesantis par les chaleurs du Midi, avaient l'habitude après leur diner, de faire leur méridienne, persuadés à tort que les Toulousains se livraient, à cette heure, à un semblable repos. De plus, ses espions l'avaient averti que le sire Eustache de Quen, et le châtelain de Melphe s’avançaient, conduisant un grand convoi de vivres, qu’ils espéraient faire parvenir au camp en le coulant sans bruit, au pied des murailles, au moment de la méridienne. Sur ces données, le comte de Toulouse fit ses préparatifs.

Divisant sa cavalerie en deux corps, il confia le commandement du premier au comte de Foix, qui courut s'embusquer sur la route du convoi ; et il se réserva la conduite du second, avec lequel il s'en elle, à l’heure de midi, attaquer les retranchements catholiques. Surprise et réveillée en sursaut, limée opposa d'abord peu de résistance, et Raymond VI pénétra aisément dans l'intérieur du camp, où ses soldats commencèrent à piller et à incendier les tentes. Mais Montfort, attiré par le tumulte, arriva bientôt pour leur faire lâcher prise. Le combat s'engagea dès lors d'une façon régulière et opiniâtre des deux parts. On se battait au centre même des retranchements, animé d'un côté par l'espoir de les envahir, et de l'autre, par la nécessité de les conserver. Pendant quelque temps la victoire demeura indécise. Elle penchait même vers les Toulousains, quand l'infanterie croisée, rassemblée à grand'peine, vint enfin au secours de sa cavalerie. Pour éviter d'être tourné par des forces trop considérables, le Comte fit alors sonner la retraite, qui s'opéra aussitôt avec quelque précipitation, dont les Croisés profitèrent, car ils menèrent battant leurs adversaires, jusqu'aux fossés de la place, d'où ils rétrogradèrent, pour revenir reprendre un repos chèrement acheté.

Cependant cette retraite n'était, de la part de Raymond, qu'une feinte habile. Entré précipitamment par la porte du nord, il ressortit précipitamment par la porte du midi, et vola à la rencontre du convoi, dont les gardes songeaient bien plus à se garantir de l'ardeur du soleil que des attaques albigeoises. Inopinément assaillis, les sires de Melphe et de Quen firent de suite rebrousser chemin au convoi, et, pour lui donner le temps de se mettre à couvert, ils se disposèrent eux-mêmes, à tenir en échec le comte Raymond. Mais, en ce moment, le comte de Foix sortant de son embuscade, fit main basse sur le convoi, et vint prendre en queue l'escadron catholique, qui était déjà aux mains avec la gendarmerie de Toulouse. Ce fut alors une complète déroute. Le cortège se débanda pour fuir, et ne trouvant pas d'issue, fut taillé en pièces. Eustache de Quen et ses chevaliers périrent en combattant. Le châtelain de Melphe, moins engagé, parvint seul à se sauver, grâce à la bonté de son cheval[1].

Or, après cet échec, la Croisade qui déjà manquait de vivres, se vit en proie à une telle disette, qu'un petit pain se vendait deux sous, ce qui était alors une somme considérable.

Force fut donc à Montfort de se déterminer à lever le siège de Toulouse. Mais avant, pour réparer en quelque sorte son honneur perdu, il sortit de son camp avec la majeure partie de son armée, en fit plusieurs détachements, et se mit à dévaster la contrée, coupant les arbres et les vignes, arrachant les vergers, fauchant les moissons et incendiant les fermes des alentours. S'il ne se couvrit pas de gloire dans cette frénétique expédition, il couvrit au moins la campagne de débris et de ruines. Mais ces ravages étaient à peine commis, que les Toulousains en prenaient une éclatante revanche.

Profitant de son absence et de l'affaiblissement de l'armée, ils sortaient en foule de leur ville, envahissaient le camp sous le commandement d'Hugues d'Alfar, sénéchal d'Agenois, et de Pierre d'Arcis, son frère, pillaient les tentes, délivraient leurs prisonniers, massacraient plusieurs Croisés de distinction, entre autres Eustache de Canet, et incendiaient les machines, soutenus par une manœuvre du comte de Foix, qui, en même temps, attaquait, culbutait, taillait en pièces les troupes du comte de Bar ; si bien qu'averti à la fois et par les cris des fuyards et par les lueurs de l'embrasement, Montfort fut contraint de rebrousser chemin en toute hâte pour préserver son camp d'une entière destruction. Mais cette fois, comme à Montjoyre, il n'arriva que pour voir le comte de Foix et les Toulousains se retirer en bon ordre dans leur ville, chargés de butin, sans avoir perdu un seul homme[2].

Le surlendemain, 27 juin, Simon de Montfort leva le siège avant le jour avec tant de précipitation, qu'il laissa au camp les blessés catholiques, et la plus grande partie des équipages[3]. Néanmoins, il acheva de ruiner, en courant, toute campagne qu'il traversa, et prit sa route, suivi du légat Arnaud, vers le pays de Foix, qu’il voulait ravager pour se venger de tous les maux que Raymond-Roger, son seigneur, lui avait causés devant Toulouse.

Il fut délaissé en chemin par le comte de Châlons et ses vassaux, qui, ayant terminé leur service de quarante jours, regagnèrent leur province, Mais le comte de Bar demeura encore quelque temps. Si nous croyons le chroniqueur provençal, le comte de Châlons, avant de quitter la Croisade, présenta à l'abbé de Cîteaux et à Simon de Montfort l'injustice de leurs procédés vis-à-vis des comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges ; le légat, ainsi que Montfort, se seraient peut-être rendus à ces remontrances, et auraient cessé les hostilités, si l'évêque Foulques ne les eu avait empêchés[4].

Le Général arriva d'abord à Hauterive sur l'Ariège, y laissa quelques hommes de garnison, et s'avança jusqu'à Pamiers. A peine était-il parti d'Hauterive, qu'un corps de routiers, à la solde du comte de Foix, parut devant la place, et y pénétra, aidé des habitants. La garnison se réfugia aussitôt dans le château, où elle essaya d'abord de résister ; mais forcée bientôt de capituler, elle abandonna la place, moyennant la vie sauve. A cette nouvelle, Montfort revint sur ses pas, reprit Hauterive, et la livra aux flammes pour en punir les habitants. De là, il courut sur Vareilles, château du comte Raymond-Roger, que les habitants avaient abandonné après l'avoir incendié. Montfort fit éteindre le feu, répara les dépits, laissa dans la place une bonne garnison, et alla assaillir le bourg de Foix, qu'il emporta et brûla, sans oser attaquer le fort château qui le dominait. Il fit ensuite un dégât général dans tout le comté, et revint enfin, après huit jours entiers d'horribles dévastations, à Pamiers, d'où il s'apprêta à passer dans le Quercy, dont l'évêque et la principale noblesse, à ce qu’assure Pierre-de-Vaux-Sernay, souhaitaient de l'avoir pour seigneur au détriment du comte de Toulouse.

Arrivé à Castelnaudary, il se vit abandonné par le comte de Bar, qui regagna la Lorraine, nonobstant toutes les supplications. Le plus grand nombre des Allemands consentirent, toutefois, à suivre le Général, qui marcha avec eux et une partie de son armée sur Cahors, capitale du Quercy, et enleva en chemin le château de Caylus, auquel il mit le feu.

Pendant ce temps, l'abbé de Cîteaux prenait une autre direction avec le reste de l'armée catholique, et laissait aussi de sanglantes traces de son passage. Ayant appris, en traversant le Lauraguais, que les Albigeois de Roqueville avaient, durant le siège de Toulouse, enlevé le château des Cassés, où ils avaient laissé quatre-vingts hommes de garnison, le légat entreprit soudain le siège de cette place, qu'il emporta d'assaut et rasa, après en avoir fait brûler vifs les habitants et pendre la garnison.

Enfin, Montfort arriva à Cahors. Les habitants, écrivent Pierre de Vaux-Sernay et dom Vaissette, lui firent grand accueil, et lui prêtèrent serment de fidélité comme à leur légitime suzerain. Puis, il conduisit les Allemands jusqu'aux frontières du Limousin, d'où ils repassèrent chez eux, et d'où il revint à Cahors. Il apprit, dans cette ville, que Raymond-Roger venait de faire prisonniers- deux chevaliers croisée, Lambert de la Tour et Gautier de Langton, celui-ci Anglais et l'autre Français, qu'il avait laissés à la tête d'un corps de troupes pour battre le comté de Foix. Il partit immédiatement, passa à Gaillac, à Laveur, et fit halte à Carcassonne, où il donna le temps au légat Arnaud de venir le rejoindre avec son corps d'armée. La jonction faite, il pique droit au pays de Foix, attaque près de Pamiers, un château dont nous ignorons le nom, l'enleva d'assaut le lendemain, et fait passer par les armes six chevaliers et toute la garnison qui l'avaient bravement défendu.

A Pamiers, il reçoit la nouvelle que les habitants de Puylaurens, dévoués à leur seigneur, Sicard, venaient de lui ouvrir leurs portes, et tenaient assiégée la garnison de Gui de Lucé, à qui, ainsi que nous l'avons vu, Montfort avait inféodé ce château. Il s'empressa d'aller la secourir ; mais il sut à Castelnaudary que le lieutenant de Lucé avait, moyennant une forte somme, vendu la place à Sicard de Puylaurens. Ce chevalier infidèle fut aussitôt arrêté, et comme il refusait de subir l'épreuve du duel pour se justifier, on le pendit, par ordre du Général, aux fourches patibulaires de Castelnaudary[5].

Après cette exécution, Montfort laissa dans cette ville une partie de ses troupes, ravitailla et renforça la garnison de Montferrand, et se retira même, avec le reste de la Croisade, dans la cité de Carcassonne. La faiblesse numérique de son armée et les événements que nous allons décrire, l'obligèrent à cette retraite précipitée.

 

 

 



[1] Pierre de Vaux-Sernay. — Langlois, p. 227 et seq. — Dom Vaissette, t. III, p. 214. — Ch. — Chron. prov., p. 39.

[2] Hist. gén. de Lang., t. III, p. 215. — Petr. de Vaucer., c. 35. — Langlois. — Chron. prov., p. 39.

[3] Dom Vaissette, t. III, p. 215.

[4] Chron. prov., p. 40.

[5] Pierre de Vaucernay. — Dom Vaissette, t. III, p. 216.