HISTOIRE DES CROISADES CONTRE LES ALBIGEOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE ONZIÈME.

 

 

Le comte de Toulouse se prépare à la guerre. — Nouveaux renforts des Croisés. — Défection du sire de Cabaret. — Siège de Lavaur. — Portrait de Guiraude de Lavaur. — Confrérie blanche instituée à Toulouse, par Foulques. — Le comte de Toulouse commence les hostilités. — Massacre de dix mille Croisés allemands. — Expulsion de Foulques de Toulouse. — Prise et sac de Lavaur.

 

Poursuivie indéfiniment d sans cesse l'œuvre d'Usurpation ou tomber, telle est la loi qui domine le conquérant. Plus que tout autre, Montfort y devait être soumis. D'Une ambition sans bornes, d'une activité à laquelle il fallait tons les jours de nouveaux exercices et n'ayant d'ailleurs pour le soutenir que des stipendiaires vivant de pillage ou des bandes périodiques de Croisés, venus dans le Midi pour gagner, les uns, des indulgences, les autres, des apanages, il lui fallait, de toute nécessité, un ennemi à combattre et des terres à envahir. Or, le Razez, le Carcassez et l'Albigeois, ses nouveaux états, étant limitrophes du comté de Toulouse, Raymond VI ne devenait-il pas son adversaire naturel ? Longtemps il n'avait manqué à sa politique qu'une plausible excuse d'agression. Cet obstacle n'existait plus. Pour le lever, l'excommunication et l'interdit s'étaient fait ses auxiliaires.

Le comte de Toulouse, de son côté, comprenant que les foudres spirituelles n'étaient qu'un prélude aux foudres temporels, prit des mesures pour être en état de défense à l'heure de l'envahissement. Il fit d'abord rassembler toute la commune de Toulouse, et lut devant elle les onéreuses conditions des légats. Toulouse, courroucée, promit aide et secours, et renouvela son serment de fidélité. Cet exemple fut suivi par les habitants de Montauban, de Castelsarrasin et de toutes les principales cités de ses domaines. Il recourut ensuite à ses alliés, à ses amis et à ses vassaux, dont les plus qualifiés, tels que les comtes de Comminges et de Foix, Gaston, vicomte de Béarn, Savary de Mauléon, sénéchal d'Aquitaine, pour le roi d'Angleterre, et plusieurs chevaliers du Carcassez, l'assurèrent de leur assistance[1].

Tandis que Raymond VI faisait tous ces préparatifs, au commencement du carême de l'année 1211, vers le 10 mars, arrivait à Carcassonne un nouveau secours de Croisés qu'avaient entraînés les prédications de Foulques, évêque de 'Toulouse. Envoyé par l'abbé de Cîteaux en France .et en Allemagne, ce prélat, habile et remuant, avait réussi à faire prendre la croix à l'évêque de Paris, à Robert de Courtenay, à Enguerrand de Coucy, à Robert d'Ancenois, évêque de Langres, à Robert de Cornouaille ; au seigneur de Croy et à Juel de Mayenne. Si nous en croyons un historien allemand, Adolphe, comté de Mons, Guillaume, comte de Juliers, et Léopold, duc d'Autriche, faisaient partie de cette nouvelle expédition.

Ce renfort était trop considérable pour que le Général négligeât d'en tirer avantage. L'argent seul lui manquait II sut y pourvoir. Raymond de Salvenhac, riche marchand de Cahors, lui avait déjà fourni les sommes nécessaires au siège de Minerve, moyennant l'inféodation de Pézenas et de Torves. Montfort s'adressa encore à lui, et lui confirma, le 12 mars, la précédente donation en lui inférant tous les droits qu'Étienne de Servian et le vicomte de Béziers avaient autrefois sur ces déni fiefs. La croisade du Midi, comme les autres croisades d'outre-mer, portait ainsi un coup de hache au vieux tronc de la féodalité. Avec de l’argent, les riches roturiers dépossédaient les nobles pauvres, et s'asseyaient à leur place.

Puis, Montfort assembla le conseil de la Croisade, et y fit résoudre le siège de Cabaret, château qu'il avait, lors de la première campagne, inutilement attaqué, et qui a donné son nom au pays de Cabardès, portion du diocèse de Carcassonne, située dans les montagnes qui confinent avec l'ancien diocèse de Toulouse[2]. Pierre Roger, son seigneur, le commandait. Après l'avoir vu repousser les troupes du duc de Bourgogne, lever simultanément, avec le comte de Foix, la bannière de la première réaction, enlever Bouchard de Marly en écrasant son détachement, empêcher la translation des machines destinées au siège de Termes, et fait des reconnaissances jusqu'au camp de Montfort, lorsqu'il attaquait cette dernière place, on pensait devoir, de sa part, s'attendre à une énergique résistance. Cependant il n'en fut rien. La défection avait décimé sa garnison. Pierre Miron et Pierre de Saint-Michel, Son frère, s'étaient soumis à la Croisade avec leurs deux compagnies d'hommes d'armes, et tous les soldats mercenaires avaient encore abandonné la place en apprenant qu'elle allait être attaquée. Seuls, ses vassaux lui demeuraient fidèles. Suffiraient-ils à la défense ? Pourraient-ils triompher d'une agression devant laquelle Termes et Minerve avaient succombé ? Le sire de Cabaret pouvait en douter ; aussi, prévenant le désastre, il manda Bouchard de Marly, qu'il détenait prisonnier, et lui dit :

— Or çà, messire Bouchard, comment vous trouvez-vous de votre séjour de Cabaret ?

— Pas trop mal, mais par la Pagne ! voilà dix-huit mois pleins dure, et bien que votre vin de Limoux soit un excellent réconfort et vous un vrai gentilhomme, le hanap à la main, je me rappelle souvent d'un proverbe qui dit : mieux vaut être oiseau des champs qu'oiseau en cage.

— Et que m'offrez-vous pour votre liberté ?

— Sur ma dague ! tout !

— Tout est peu de chose quand on ne désigne rien.

— Par Saint-Bouchard ! sire de Cabaret, vous raisonnez plus serré que Saint-Bernard, d'heureuse mémoire. Je vous donnerai donc... trois chevaux harnachés, deux cuirasses et puis mon casque plein de moutons d'or.

— Ce serait trop exiger.

— Que voulez-vous donc ?

— Rien !...

— C'est-à-dire qu'il me faut retourner au donjon et ronger le mors en patience.

— Non. Vous êtes libre et sans rançon.

— Vrai ?

— Pour sûr.

— Mort de ma vie ! heurtez là messire, vous êtes un noble homme et je vous jure une fraternité d'armes inviolable.

— Je l'accepte, et pour la cimenter, je vous fais don de mon castel.

— Ah ! vous raillez ! oubliant que je suis sans armes, à votre merci.

— Mordieu ! je suis plus sérieux que le pape.

— Quel but alors ?

— Vous le saurez quand vous m'aurez juré, foi de chevalier, d'agréer ma donation et de faire ce que je vous demanderai.

— Mon honneur a-t-il à en souffrir ? demanda Marly vivement.

— Loin de là.

— Par tous les saints ! clama Bouchard, acquérir la liberté, de plus un fort manoir sans férir un coup d'épée et sans que l'honneur en reçoive atteinte ; c'est ma foi surprenant. Il faut être sorcier ou diable comme sont tous ces hérétiques, pour faire de telles merveilles. N'importe ! prendre n'engage à rien, lors même que le bien viendrait de Belzébut ou de Lucifer. Je consens donc à tout recevoir, sire de Cabaret, et je jure de faire ce que vous exigerez. Qu'est-ce ?

— Moins que rien ! la Croisade vient à moi, courez au-devant d'elle.

— C'est facile, pourvu que vous me rendiez mon bon palefroi.

— Vous l'aurez !

— Après ?...

— Dites de ma part aux légats et à votre oncle, le comte de Montfort, que je les servirai fidèlement à l'avenir envers et contre tous.

— M'est avis que cela ne peut leur déplaire.

— A condition toutefois, que je serai par eux conservé dans la possession de tous mes domaines, sauf Cabaret dont je vous fais don.

— Je vais tenter de moyenner ce traité.

Et Bouchard partit à franc étrier.

Sa négociation fut bientôt terminée. Montfort et les légats n'hésitèrent pas à accéder à un traité qui les constituait, sans aucuns risques, maîtres d'une des plus fortes places du Midi, et jetait dans leurs rangs un des plus braves chevaliers du Carcasses. Montfort alla incontinent prendre possession des domaines du sire de Cabaret, et lui assigna en compensation, des fiefs équivalents, mais situés, ailleurs. Ensuite, il se détermina à entreprendre le siège de Lavaur.

 Cette ville, portant alors le titre de château, était bien munie d'approvisionnements de guerre et défendue par une large ligne de bastions et de fossés, et appartenait à la veuve du sire de Lavaur. Cette femme, joignait à une beauté merveilleuse et à un caractère enjoué, un esprit fécond et une fermeté virile. Nul cœur de chevalier n'était plus aventureux, nulle tête féodale plus fière, et nulle intelligence mieux disposée à accueillir les nouveautés que faisaient éclore les premiers rayons de l'indépendance civile, morale et religieuse. Aussi Guiraude avait-elle embrassée l'hérésie avec cette exaltation passionnée qui, aux époques de rénovation, caractérise le génie des femmes.

Sa petite cour seigneuriale s'était, dès ce moment, transformée en temple où l'on dogmatisait  publiquement, en plaid où l'on attaquait à haute voix l'autorité papale, enfin en portique où la philosophie manichéenne argumentait envers et contre toute& les philosophies spéculatives. On sent quelle influence une telle femme, revêtue de tous les prestiges et douée de toutes les séductions, devait exercer sur la multitude des chevaliers qui la voyaient, et se faisaient un honneur de la prendre pour doulce mie. Guiraude était l'Aspasie de l'albigéisme et l'Armide de cette nouvelle Croisade. Aussi, au moment de l'agression, vit-elle accourir, pour sa défense, quatre-vingts gentilshommes des environs, qui brûlaient du désir de se distinguer sous ses yeux. A leur tète était Aimery de Montréal, son frère, que l'on a vu tantôt Albigeois et tantôt catholique. On assure même que Raymond VI, épris de la châtelaine de Lavaur, envoya secrètement à son secours plusieurs de ses chevaliers, entre autres Raymond de Récald, son sénéchal, quoique le château ne fût soumis que médiatement à sa domination car Guiraude en possédait le domaine utile au nom de ses enfants, sous la mouvance des vicomtes de Béziers et de Carcassonne, qui la tenaient en fief des comtés de Toulouse,

Montfort divisant ses troupes en deux corps, postés de manière à s'entr'aider aisément, n'attaqua d'abord la place que du côté du couchant. Mais lorsque l'évêque de Lisieux, celui de Bayeux, Pierre de Courtenay, comte d'Auxerre, et plusieurs seigneurs de distinction furent survenus au camp avec de nombreux renforts, il se vit en état de faire l'entière circonvallation de la forteresse, et d'en presser vivement le siège. Pour établir une plus rapide communication entre les divers points de sa ligne d'attaque, on jeta, par son ordre, un pont sur la rivière d'Agout, qui coule au pied de Lavaur, et l'on battit en brèche sur tout le front du campement.

Pendant ce temps, le comte Raymond qui voulait, selon Vaux-Sernay, garder encore quelques ménagements vis-à-vis de la Croisade, permit aux habitants de Toulouse de lui porter des vivres, mais il interdit toute fourniture de machines. Foulques alla plus loin. Cet évêque fournit à Montfort un secours de cinq mille Toulousains, tous membres de la confrérie blanche, qu'il avait récemment organisée, dans le but d'extirper l'hérésie et l'usure, et dont il nous faut dire un mot. Chaque frère était participant de l'indulgence de la Croisade. Pour cela, il portait une croix, faisait serment de demeurer fidèle à l'Église et obéissant à ses chefs, pris, deux parmi la noblesse toulousaine, et deux autres parmi la bourgeoisie. Ces quatre officiers érigèrent un tribunal redouté, où l'on condamnait les usuriers à faire raison à leurs débiteurs. Les contumaces étaient punis, à main armée, par la destruction et le pillage.de leurs maisons. Cela divisa la cité et le bourg, et causa dans Toulouse une grande émotion. Bientôt, pour s'opposer aux violences et au fanatisme de cette confrérie, il s'en institua une autre dans le bourg, qui se qualifia la Noire, en opposition de sa rivale ; appelée la Blanche. Souvent ces deux confréries, se rencontrèrent, et se livrèrent, en pleine rue, à des luttes sanglantes. « C'est ainsi, dit Guillaume de Puylaurens, que Dieu établit, par le ministère de l'évêque de Toulouse, son serviteur, non une mauvaise paix, mais une bonne guerre. »

En vain le comte de Toulouse avait-il essayé de faire cesser cette espèce de guerre civile ; en vain s'opposa-t-il encore au départ de ses cinq mille sujets qui s'en allaient combattre pour son ennemi mortel. Ils usèrent de ruse, et passant la Garonne, au gué du Bazacle, ils arrivèrent à son insu, la bannière de la confrérie déployée, an camp de Lavaur.

Roger de Comminges, parent du comte de Foix, s'y rendit aussi, peu de temps après, pour faire ses soumissions au Général. Un événement bizarre faillit mettre obstacle à cette défection. Au moment de traiter, Roger vint à éternuer, et prenant cet unique éternuement pour un mauvais augure ; il refusa de se soumettre. Mais les barons croisés l'attablèrent de tant de tailleries, qu’enfin, honteux de sa superstition, il rendit hommage à Montfort par un acte du 3 avril 1211. Roger était seigneur du pays de Savez ; dans l'ancien Toulousain, sur la rive gauche de la Garonne, et cousin germain de Bernard, comte de Commines, avec lequel l’historien Daniel le confond. Au surplus, Roger ne demeura pas longtemps fidèle au parti de l'Église.

En outre, il paraîtrait que le comte de Toulouse vint lui-même au camp de Lavaur, vers la fin du carême, à la sollicitation de ses cousins germains, Pierre et Robert de Courtenay, qui voulaient à tout prix le réconcilier à l'Église ; mais il n'emporta de cette démarche qu'une plus vive irritation. De retour à Toulouse, il défendit, sous des peines sévères, de porter à l'avenir des vivres aux Croisés, et il fit garder si étroitement tous les passages conduisant au camp, que la famine ne tarda pas à s'y faire sentir. Enfin, d'une guerre déguisée, il passa à une guerre ouverte, et commença ainsi les hostilités.

Six mille Allemands venaient, à marches précipitées, renforcer la Croisade. Arrivés à Montjoyre, yeux lieues et demie de Toulouse, entre le Tarn et la Garonne, ils y faisaient une halte pour mieux terminer leur étape, au coucher dit soleil, lorsque Raymond VI, averti de leur approche, envoya contre eux un corps de cavalerie dont il confia le commandement à son vieil ami, le comte de Foix, qui avait déjà oublié son serment fait à l'Église. Roger Bernard, Guiraud de Pépieux et quelques chevaliers déterminés de Toulouse se joignirent à ce détachement, qui courut se poster, sans bruit, dans un bois près duquel les six mille Croisés devaient passer.

Quelques heures après, les Allemands quittant leur bivouac de Montjoyre, piquèrent droit à Lavaur. Convaincus de la sûreté de leur route, ils marchaient sans ordre et sans précaution, quand à la hauteur du bois dont on vient de parler, un terrible cri de guerre vint les épouvanter.

Soudain, le comte de Foix sortant précipitamment de son embuscade, tourna les Croisés, pendant que son fils les prenait en tête et Pépieux par les flancs, et ce mouvement fait, on fondit de tous côtés sur eux avec tant d'impétuosité, que ces malheureux pèlerins furent culbutés et mis en déroute, avant d'avoir pu se ranger en bataille et essayer de se défendre.

Ce ne fut donc pas un combat, mais un massacre complet que la rencontre de Montjoyre. Un prêtre courait vers une église, pensant trouver un asile aux pieds du tabernacle, Roger Bernard l'atteignant, allait l'immoler, quand l'infortuné s'écria :

— Grâce, grâce ! je suis prêtre.

— Ah ! montre donc ta couronne.

L'ecclésiastique découvrit sa tête sans hésiter, et un coup de hache le frappa juste au milieu du crâne[3].

C'est à peine si quelques fuyards parvinrent à échapper à cette boucherie, pour aller en porter la nouvelle au camp de Lavaur. Le général furieux, partit aussitôt avec quatorze mille soldats, dans le dessein de prendre une revanche sur le lieu même de la rencontre. Mais le comte de Foix avait eu le temps de se retirer avec tout son butin, dans le château de Montgiscard, et Montfort n'eut pour le moment d'autre satisfaction que celle de toucher encore chauds les cadavres de ses auxiliaires. Après les avoir fait inhumer avec honneur, il revint au camp où il ne tarda pas à recueillir, le 1er avril 1211, Foulques, chassé de son évêché de Toulouse, par Raymond VI, qu'il n'avait pas craint d'offenser personnellement.

Cependant le siège traînait en longueur, tant par l'adresse que par le courage de la garnison, qui opérait souvent des sorties vigoureuses, où presque toujours elle avait l'avantage. Dans l'une d'elles, un chevalier croisé tomba vivant entre les mains 4u sire de Montréal. Au lieu de le mettre à la rem f comme cela -se pratiquait dans les autres guerres du moyen–âge, Aymeri le conduisit sur le parapet des fortifications, où il le poignarda de sa main, en face de l'armée et de la garnison. Cette cruauté avait sa raison politique. Par cet acte, le commandant de Lavaur disait à ses soldats, en un langage aisément compris à cette époque :

— Soyez braves et résistez jusqu'à la mort, car mon poignard, en tuant ce chevalier, tue pour nous tout espoir de capitulation.

Enfin, las de voir ses batteries sans effet, le Général ordonna de combler les fossés, afin de faire rouler aux pieds des remparts le formidable château de bois, dont on s'était servi pour la première fois, an siège de Carcassonne. Mais à mesure que l'on jetait des fascines dans les fossés, les assiégés les enlevaient à la faveur d'un souterrain. Il fallait donc renoncer à l'emploi de la Cate, ou aviser à d'autres moyens de la faire arriver jusqu'aux murailles, et dans un siège bien soutenu les expédieras ne s'improvisent pas. De là, quelques jours d'inaction apparente pour les assiégeants, et de repos réel pour les assiégés. Mais ceux-ci se lassèrent les premiers de cette trêve forcée, durant laquelle la Croisade se préparait à de plus violentes agressions ; la Cate était là, à deux pas des remparts, toujours gigantesque et menaçante. Aymeri résolut de tout tenter pour la détruire. Sortant dope sans bruit, et protégé d'une nuit sombre, il courut à elle le glaive et la torche au poing. Deux comtes allemands qui en avaient la garde, résistèrent d'abord avec beaucoup d'énergie, mais culbutés enfin, ils s'enfuirent en désordre, abandonnant le château de bois d'où jaillit bientôt un tourbillon de feu. Attirés par l'incendie, en vain Montfort et ses gardes accoururent—ils pour en arrêter les progrès et repousser les assaillants, Aymeri fit bonne contenance, et ne se retira qu'après l'entier embrasement de la redoutable machine.

L'armée désespéra du succès. Déjà même il était mis en question si l'on continuerait ou si l'on abandonnerait le siège, quand un charpentier proposa, pour combler les fossés, un moyen qui, employé aussitôt, réussit pleinement.

On lança d'abord vers l'ouverture du souterrain dont on a déjà parlé, des arbres entiers, dont les branches étendues et mêlées, empêchaient qu'on ne les retirât dans la place aussi aisément que les fascines ordinaires ; puis, on couvrit ces arbres .de bois sec et Menu, d'étoupes allumées, et d'autres matières combustibles que l'on recouvrit encore de bottes de foin mouillées, d'herbes fraîches et de bois vert, qui en se refusant à l'incendie, remplirent le souterrain d'une fumée si épaisse, qu'il devint impraticable sinon funeste aux assiégés. Grâces à ce stratagème les fossés furent comblés, les batteries poussées jusqu'aux murailles, et les mineurs attachés aux remparts, en dépit de toute tentative opposée. Le lendemain un bastion sapé avec ardeur, pendant toute la nuit, s'écroula avant qu'Aymery eût le temps de le remplacer par d'autres retranchements.

Alors les prélats entonnèrent en chœur le Veni Creator, et les Croisés s'élancèrent en foule dans la place, faisant main-basse sur tous les habitants qu'ils rencontraient, sans exception d'âge ni de sexe. Un chevalier, plus compatissant que les autres, ayant néanmoins appris qu'un grand nombre de femmes s'étaient réfugiées, avec leurs en-fans, dans une maison, les prit sous sa protection, et les sauva du massacre[4]. Il est à regretter que l'histoire n'ait pas conservé le nom de ce généreux gentilhomme.

La ville prise, des bûchers furent allumés dans tous les quartiers, et quatre cents Albigeois parfaits, brûlés vifs, « avec une joie extrême », dit le fanatique Vaux-Sernay.

Le brave Aymery de Montrial fut pendu, et le reste de la garnison passé au fil de l'épée[5].

Quant à la malheureuse Guiraude de Lavaur, ni sa beauté, ni son sexe ne la préservèrent de l'inflexible justice de l'Église. Montfort la fit précipiter dans un puits, que l'on combla de pierres[6].

Puis, le Général s'appropria le butin, qui fut très considérable, et s'en servit pour solder le marchand de Cahors, qui avait fourni aux frais de cette expédition.

La prise de Lavaur eut lieu le 3 mai 1211.

Le lendemain, les Toulousains de la confrérie blanche, l'évêque de Paris, Enguerrand de Couci, Robert de Courtenay, Juel de Mayenne et plusieurs autres seigneurs croisés prirent congé du Général, et regagnèrent leurs foyers, où ils purent se dire les héros d'un sanglant épisode.

 

 

 



[1] Dom. Vaissette, p. 203.

[2] Dom. Vaissette, t. III, p. 206.

[3] Langlois.

[4] Dom. Vaissette, t. III, p. 209.

[5] Pierre de Vaucernay ; Dom. Vaissette ; Langlois ; Chronique de Robert.

[6] Pour pallier de tels massacres, il n'est sortes d'horreurs que les partisans de la Croisade n'attribuent aux Albigeois. La Chronique d'Auxerre, entre autres, a chargé d’exécrables calomnies la mémoire de Guiraude afin de rendre son meurtre moins exécrable aux yeux de la postérité. Le jésuite Langlois, toujours enclin à favoriser son parti à tout prix, s'est fait l'écho passionné de ces turpitudes ; il eût été plus sage pour lui, sous le rapport moral et sous le rapport historique, de se borner à ces quelques mots du bénédictin dom Vaissette, qui sont une victorieuse réfutation du moine Robert :

« Un auteur étranger assure qu'elle déclara qu'elle était enceinte de son frère et de son fils ; mais le silence des autres historiens du temps qui ont écrit l'histoire de la guerre des Albigeois, rend cette circonstance fort douteuse. »