HISTOIRE DES CROISADES CONTRE LES ALBIGEOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE DIXIÈME.

 

 

Les légats refusent à Saint-Gilles de recevoir la justification du comte de Toulouse. — Lettre d'Innocent III. — Entrevue de Montfort et de Raymond VI. — Conférence de Narbonne et de Montpellier. — Mariage du fils de Raymond VI avec Sancie d'Aragon. — Concile d'Arles. — Conditions des légats. — Nouvelle excommunication contre le comte de Toulouse. — Déposition de l'archevêque d'Auch et des évêques de Carcassonne et de Rodès.

 

Cependant, le comte de Toulouse, toujours désireux de demeurer en paix avec l'Église, continuait ses démarches pour arriver à une complète absolution. Au mois de septembre 1210, époque marquée pour sa purgation canonique, il ne manqua pas de se trouver à Saint-Gilles, où l'évêque de Rieux et Théodose avaient convoqué un concile, à l'effet de recevoir sa justification. Mais, en dépit de ses pressantes sollicitations, et des ordres formels de la papauté, les légats, qui désiraient le maintenir dans une position équivoque vis-à-vis du Saint-Siège, afin, comme nous l'avons déjà dit, de trouver un prétexte facile d'agression, refusèrent de l'admettre à se purger du crime d'hérésie et du meurtre de Castelnau, persistant ainsi à le laisser sous le poids accablant d'un interdit. Toutefois, pour couvrir d'une excuse apparente leur réel déni de justice et exciter le Pape contre le malheureux Raymond VI, les prélats s'empressèrent d'écrire à Rome, que ce prince avait, à Saint-Gilles, dédaigné de se justifier, et qu'il n'avait exécuté aucun des articles imposés par Milon, surtout celui qui avait trait à l'expulsion des hérétiques de ses états. Les remontrances suivantes prouveront qu'Innocent HI crut plutôt aux imputations dates légats, qu'a la sincérité du comte de Toulouse

« Comte Raymond, écrit le pontife, il n'est pas décent à un personnage d'un aussi grand nom que le vôtre, d'être négligent dans l'exécution des justes promesses qu'il a faites, quand il souhaite qu'on lui tienne celles qu'on lui a données. Puisque vous avez donc promis de chasser les hérétiques de vos états, nous sommes également surpris et affligés d'apprendre qu'ils y habitent encore par votre négligence, pour ne pas dire par votre permission. Outre le péril de votre âme, comme votre réputation pourrait en souffrir considérablement, nous vous prions et exhortons de ne pas différer à les exterminer, ainsi que vous l'avez promis en notre présence ; autrement leurs biens seront accordés par le jugement de Dieu, à leurs exterminateurs[1]. »

La papauté usait enfin de termes significatifs. Raymond devait se résigner à expulser de ses états les hérétiques ; et, qu'était-ce que cette expulsion, sinon la proscription en masse de la population du comté de Toulouse ; ou affronter le jugement de Dieu exécuté par ces étrangers, qui s'étaient signalés comme exterminateurs à Béziers, et usurpateurs à Carcassonne. Dans une telle position, Raymond en proie à de violentes perplexités, essaya de nouveau de transiger avec les périls dont il était menacé, et telle est, sans doute, la secrète explication de son entrevue, au château d'Ambialet, à la mi-décembre 1210, avec le Général de la Croisade. On en ignore les incidents, mais c'est à partir de cette -époque que la haine de ces deux princes, tenue secrète jusque-là, déborda Obliquement, et ne tarda pas à se manifester par des actes réciproques d'hostilité.

Quelques jours après, Raymond reçut, à Toulouse, une nouvelle lettre de la papauté, qui lui enjoignait, ainsi qu'aux comtes de Foix, de Comminges et de Béarn, de favoriser le Général dans la poursuite des hérétiques, sous peine d'être traité lui-même comme fauteur d'hérésie, et une sommation d'Arnaud, abbé de Cîteaux, de se trouver au mois de janvier 1211, à Narbonne, où une conférence devait avoir lieu, dans l'intérêt de la foi, entre- le roi d'Aragon, le chef de la Croisade, Raymond évêque d'Uzès, Théodose et Arnaud, ces trois derniers chargés des pleins pouvoirs du Saint-Siège. Le comte de Toulouse et le comte de Foix, également sommés, se trouvèrent à cette conférence, qui dura plusieurs jours, et où l'on agita principalement la réconciliation de ces deux seigneurs à l'Église romaine. Arnaud, au dire de Pierre de Vaux-Sernay, offrit à Raymond ; s'il consentait à chasser de ses états les hérétiques albigeois, le conserver dans la paisible possession de ses domaines, et de plus, d'après Dom Vaissette, de lui concéder la propriété du tiers d'environ cinquante places conquises par la Croisade, et indépendantes de la suzeraineté de Toulouse. Mais si magnifiques que fussent ces offres, Raymond les rejeta, refusant à tout prix de sanctionner une persécution que sa tolérance, et plus encore son grand amour pour ses sujets, lui faisaient improuver hautement.

Alors on ne s'occupa plus que du comte de Foix, sur qui pesaient trois chefs principaux d'excommunication, à savoir, sa protection manifeste pour les hérétiques, la destruction du monastère de Pamiers, et sa conduite de l'hiver dernier vis-à-vis de la Croisade, contre laquelle il avait levé le premier l'étendard de l'insurrection nationale. Cependant, quelque graves que fussent ces griefs, les légats, pour complaire à Pierre d'Aragon, lui accordèrent une absolution complète, à condition qu'il ferait serment d'obéir entièrement aux ordres du pape, et de ne plus attaquer, à l'avenir, les Croisés, spécialement Simon de Montfort, qui promit de lui restituer, moyennant ce serment, toutes les terres dont il s'était emparé sur lui, à l'exception, néanmoins, du château de Pamiers. Raymond-Roger adhéra à ces réserves, et prêta le serment demandé. Le roi d'Aragon, de son côté, tomme seigneur suzerain d'une partie du comté de Foix, tint séquestré, entre ses mains, le château de ce nom, et prêta serment de le remettre à l'abbé de Cîteaux, ou à Montfort, si jamais son vassal devenait hostile à la Croisade. Cela fait, les légats demandèrent au roi grâce pour grâce. C'était de recevoir, en sa qualité de comte ou de suzerain de Carcassonne, l'hommage de Simon de Montfort pour cette ville. Le roi rejeta d'abord cette demande ; vaincu par les supplications des légats, il y adhéra enfin, et reçut l'hommage-lige du Général.

Ensuite, la conférence de Narbonne cessa pour se renouer bientôt à Montpellier. Là les offres déjà faites au comte de Toulouse lui furent renouvelée par les légats, et, si nous en croyons Vaux-Serna3r, le comte parut les agréer, et promit d'en régler le lendemain les conditions. Mais dans la nuit, il quitta Montpellier, à l'insu des légats, et sans rien conclure.

Ce fut durant cette dernière conférence que Simon de Montfort, dans le but de se ménager l'appui du roi d'Aragon, lui offrit de donner sa fille en mariage au jeune prince Jacques, fils union de ce monarque. Pierre prêta les mains à ce projet d'alliance, qu'il s'engagea de réaliser à la majorité des futurs époux, et pour sûreté de sa promesse, il confia à Simon l'éducation de ce fils, qui n'avait alors que trois ans. Cela ne l'empêcha pas d'être toujours le meilleur ami du comte de Toulouse, son beau-frère, à qui il donna bientôt après un nouveau gage d'attachement en mariant le fils de ce comte avec Sancie, son autre sœur. A cette occasion, Raymond VI fit donation à son fils du comté de Toulouse, espérant mettre ainsi cette partie de ses états à l'abri des attaques des Croisés avec lesquels une collision devenait imminente.

En effet, la conférence de Montpellier, à peine dissoute, les légats se rendirent à Arles, en Provence, où ils convoquèrent un nombreux concile. Le comte de Toulouse et le roi d'Aragon, le premier sommé, et le second prié d'y assister, n'y furent pas plutôt arrivés qu’ils reçurent, l'un et l'autre, l'ordre de ne point sortir de la ville sans l'autorisation des légats et du concile. Cette défense brutale, si peu analogue au caractère et au rang des deux princes, commença à les indisposer gravement. La signification des conditions suivantes, de l'exécution desquelles les légats faisaient dépendre l'entière réconciliation de Raymond à l'Église romaine, mit le comble à leur indignation.

1° Le comte de Toulouse congédiera incessamment toutes les troupes qu'il a levées ou qui sont en marche pour son secours.

2° Il obéira à l'Église, réparera tous les dommages qu'il lui a causés, et lui sera soumis tout le temps de sa vie.

3° On ne servira aux repas dans tous ses domaines que de deux sortes de viandes.

4° Il chassera les hérétiques et leurs fauteurs de tous ses états.

5° Il livrera entre les mains du légat et de Simon de Montfort, dans l'espace d'un an, tous ceux que les légats lui indiqueront et dont ils disposeront à leur volonté.

6° Tous les habitants de ses domaines, soit nobles ou vilains, ne porteront point des habits de prix, mais seulement des chapes poires et mauvaises.

7° Il fera raser jusqu'au rez-de-chaussée toutes les fortifications des places de défense qui sont dans ses états.

8° Aucun gentilhomme ou noble de ses vassaux ne pourra habiter dans les villes, mais seulement à la campagne.

9° Il ne fera lever aucun péage ou usage, que ceux qu'on levait anciennement.

10° Chaque chef de famille paiera tous les ans quatre deniers toulousains au légat ou à son délégué.

11° Il restituera tous les profits qu'il a retirés des renouviers de ses domaines.

12° Le comte de Montfort et ses gens, voyageront en toute sûreté dans les pays soumis à l'autorité de Raymond, et ils seront défrayés partout.

13° Quand Raymond aura accompli toutes ces choses, il ira servir outre-mer parmi les Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, sans pouvoir revenir dans ses états que lorsque le légat le lui permettra.

14° Toutes les terres et seigneuries lui seront ensuite rendues par le légat et le comte de Montfort, quand il plaira à ces derniers.

— Par Saint-Gilles ! s'écria le comte de Toulouse, ces conditions sont bonnes tout au plus à jeter à la face de ces damnés de légats. Ce n'est ni plus ni moins que notre déchéance que l'on nous demande à sceller. Qu'en dites-vous, sire Pierre ?

— Qu'il faut remonter sur notre palefroi à l'instant, et chevaucher vers nos domaines, car, sur ma dague, on est capable de tout quand on impose de telles conditions.

— Ainsi ferons-nous, beau-frère !

Et les deux princes, méprisant la défense du concile, partirent aussitôt sans prendre congé des prélats réunis.

Irrités, ou peut-être bien aises de ce départ précipité, les légats qui s'acheminaient, depuis deux ans, vers ces fins, ne gardèrent plus aucune mesure. Ils excommunièrent de nouveau le comte de Toulouse, le déclarèrent publiquement ennemi de l'Église et apostat de la foi, et disposèrent de ses domaines en faveur du premier occupant. Ils députèrent en même temps Arnaud, abbé de Saint Ruf, qui fut ensuite évêque de Nîmes, à Rome, pour informer le pape Innocent III de tout ce qui s'était passé, et le prévenir en leur faveur[2]. Innocent III circonvenu, peut-être même instigateur secret de toutes ces menées, confirma la sentence d'excommunication, le 17 avril de l'an 1211, par cette lettre adressée à l'archevêque d'Arles, ses suffragants et à l'évêque de Viviers.

« Nous avons cru jusqu'ici que le noble Raymond, comte de Toulouse, se rendrait à nos exhortations, et qu'il honorerait l'Église comme un prince catholique doit faire ; mais, séduit par un mauvais conseil, il n'a pas seulement frustré notre attente, il s'est opposé avec méchanceté aux dis, positions de l'Église, et a enfreint, sans pudeur, ses promesses et ses serments. C'est pourquoi notre vénérable frère, l'évêque d'Usez, et notre cher fils, l'abbé de Cîteaux, légats du siège apostolique, ayant-rendu contre lui une sentence, du conseil de plusieurs prélats, à cause de sa contumace manifeste, nous vous ordonnons de la faire publier dans vos diocèses, et de la faire observer sous peine des censures ecclésiastiques, jusqu'à une entière satisfaction[3]. »

Le pape défendit, en outre, aux mêmes prélats, de restituer au comte de Toulouse, les châteaux et les autres domaines qu'il tenait de leurs églises[4], et ordonna à ses légats de se saisir du comté de Melgueil, qu'il prétendait appartenir au domaine de Saint-Pierre, et de le garder jusqu'à nouvel ordre[5]. Puis, il enjoignit à l'abbé de Cîteaux de déposer l'archevêque d'Auch et les évêques de Carcassonne et de Rhodez, suspects tous trois de trop d'attachement à Raymond VI, et d'enlever à ce prince jusqu'au moindre lambeau de ses vastes domaines[6]. Arnaud montra une ardeur inouïe dans l'exécution de ces ordres. Les trois prélats, mis à l'index, furent aussitôt chassés de leur diocèse, et remplacés par trois hommes connus par leur dévouement aux intérêts de la Croisade.

Les comtes de Montfort et de Toulouse vont désormais se trouver face à face, dans un duel à mort qui durera huit années.

 

 

 



[1] Inn. III liv, XIII, ép. 188.

[2] Hist. gén. de Lang., t. III, p. 201.

[3] Inn. III, liv. XI V. ép. 36 et 38.

[4] Inn. III, liv. XI V. ép. 163.

[5] Inn. III, liv. XI V. ép. 37.

[6] Inn. III, liv. XI V. ép. 35.