Election de Simon de
Montfort pour général de la Croisade. — Son origine. — Son portrait. —
Montréal, Fanjeaux, Limoux, Castres se soumettent. — Montfort occupe Pamiers
et échoue au siège de Cabaret. — Son entrée à Albi. — Son retour à
Carcassonne. — Mort de Roger Trencavel.
Après
la conquête de Carcassonne, où les Croisés firent un incalculable butin, le
légat sentit besoin de régulariser la Croisade. Composée d’éléments divers,
sinon dissemblables, l'armée catholique manquait de cette homogénéité si
importante aux grands rassemblements. Trop de bannières féodales flottaient,
à égale hauteur sur ces nombreuses légions. Il fallait opter pont l'une
d'elles, et lui inféoder la suprématie. C'était là le moyen de comprimer les
rivalités naissantes et de donner une impulsion d'ensemble à l'envahissement. En sa
qualité de premier représentant du Saint-Siège et de chef spirituel de la
Croisade, l'abbé de Cîteaux promut donc au suprême généralat, Odon, duc de
Bourgogne, le plus qualifié et le plus puissant des pèlerins croisés. Mais ce
prince se refusa au commandement des troupes et à l'inféodation des terres
conquises. — J'ai,
dit-il, par la grâce de Dieu, des domaines assez étendus, pour 'que je
n'éprouve point le désir d'usurper ceux du vicomte de Béziers. Au reste,
après le mal qu'on a fait à cet infortuné seigneur, il me semble peu loyal de
lui ravir son patrimoine. Arnaud
jeta alors les yeux sur Hervé de Donzi, comte de Nevers, qui repoussa
hautainement la proposition, objectant un prétexte semblable à celui du duc
de Bourgogne, et indigné secrètement de ce que le légat lui avait préféré ce
dernier. Le
comte de Saint-Pol, désigné ensuite aux suffrages de l’armée, fit encore un
refus plus explicite, et plus franchement motivé. — M’est
avis, Sire Légat, qu'un digne chevalier ne doit tirer profit d'aucune
félonie. Si le fief de Carcassonne avait été bravement conquis à la pointe de
mon épée, je ne me ferais aucun scrupule de l'adjoindre à ma seigneurie de
Saint-Pol ; mais, par tous les saints ! je me croirais déshonoré si j'acceptais
le fruit de la trahison. Ainsi,
les principaux chefs de la ligue avaient en horreur l'acte déloyal dont le
légat s'était servi pour entrer dans Carcassonne, et cependant, aucun d'eux
n'avait osé s'y opposer. L'Eglise devait être bien puissante, puisqu'elle
faisait ses instruments de ceux qui improuvaient le plus la violence de ses
tentatives. Ces
refus successifs né laissèrent pas que d'embarrasser l'abbé de Cîteaux, qui
proposa enfin de nommer deux évêques et quatre chevaliers, pour général
l'aider à choisir celui qu'on élirait général de l'armée et seigneur du pays
envahi. La
proposition agréée, Simon de Montfort fut élu. Ce comte refusa d'abord ces
deux investitures, non qu'ii éprouvât des scrupules aussi généreux que ceux
des seigneurs précédemment nommés, mais à cause de l'impuissance où il se
trouvait, sous le rapport pécuniaire, de maintenir honorablement de la haute
position que l’Église lui conférait. Arnaud leva toutes les difficultés par
ces mots : — Sire
Comte, vous avez pénurie d'argent, dites-vous ? le siège apostolique y
pourvoira, et la religion vous ouvrira ses trésors spirituels et temporels.
Je vous ordonne, d'ailleurs, au nom de Jésus-Christ et du Saint-Père,
d'accepter les éminentes fonctions auxquelles Dieu veut vous appeler. Le
légat, avait frappé juste. Toutes les oppositions étant vaincues, Simon de
Montfort fut proclamé général, et investi de la vicomté de Carcassonne. « On
fait, dit le bénédictin Dom Vaissette, auteur de l’Histoire de Languedoc,
un grand éloge de Simon et on le loue également pour sa piété, sa valeur, la
pureté de sa foi et celle de ses mœurs. « Sa
naissance était des plus illustres ; on le fait descendre, en effet, de
Guillaume, fils d'Amauri comte de Hainaut, qui vivait au Xe siècle, et on
compte plusieurs grands hommes parmi ses ancêtres. Guillaume, fils du comte
Amauri, avait épousé l'héritière de Montfort, lieu situé sur la Seine, à huit
lieues de Paris, qu'on nomme Montfort-l’Amaury, à cause que le fils de
Guillaume s'appelait Amauri. Simon fut le troisième seigneur de Montfort de son
nom : il était fils puîné de Simon II, seigneur de Montfort et comte d'Évreux,
et d'Amicie, comtesse de Leycestre, en Angleterre. Il eut la seigneurie de
Montfort et le comté de Leycestre en partage, Il avait épousé, avant l'an 1190,
Alix de Montmorency, dame non moins recommandable par naissance, que pas sa
piété et sa sagesse. Il en avait alors plusieurs fils, qui prirent part avec
lui à l'expédition contre les hérétiques, où il était venu servir sous les
enseignes du duc de Bourgogne, qui l'avait engagé à le suivre. Il avait déjà
donné en 1204, dans Terre-Sainte, des preuves de sa valeur. Il portait une
grande chevelure, était d'une taille avantageuse, bien fait de corps, beau de
visage, actif, vigilant, fort, vigoureux, infatigable propre à tous les
exercices, affable, poli, éloquent : mais de quelques grandes qualités qu'il fût
doué, la suite de ses actions nous fera voir qu'il avait une ambition
démesurée, passion qui n’est jamais si dangereuse, que lorsqu'elle se couvre du
voile de la religion[1]. » Pour
clore le portrait de Montfort tracé par une main non suspecte, nous
rapportons encore ce que le même bénédictin, Dom Vaissette, en dit, en se
résumant, au XXIIIe livre de son histoire. « Ce
fameux capitaine, dont les anciens historiens, qui sont presque tous ses
panégyristes, font les plus grands éloges, fut, suivant les uns, le Judas Macchabée
de son siècle, et, si on en croit les autres, il doit être regardé comme un
véritable martyr. Nous n'avons garde de vouloir rien diminuer de la gloire
qu'il s'acquit, à si juste titre, par ses excellentes qualités ; mais on ne
saurait- disconvenir qu'il n'ait mêlé quelques défauts à un plus grand nombre
de vertus, et il est aisé de reconnaître, en lisant, dans les auteurs du
temps, le récit de ses actions, qu'avec beaucoup de piété, un zèle ardent
pour la religion, un courage invincible, une extrême valeur, une science
consommée dans l'art militaire, et un cœur généreux, bienfaisant et libéral,
il avait une passion démesurée de s'agrandir et d'élever sa famille au faîte
des grandeurs ; qu'il était dur, fier, inflexible, colère, vindicatif, cruel
et sanguinaire. » Après
sa double élection, Simon de Montfort s'empressa de témoigner sa
reconnaissance au légat Arnaud et son dévouement à l'Église romaine, afin de
se soutenir, grâce à leur concours, dans les prérogatives de général et de
seigneur suzerain des domaines conquis ou à conquérir sur les hérésiarques du
Midi. A peine fut-il en possession de Carcassonne, et eut-il reçu le serment
de fidélité de ceux qui vinrent s'y établir, au détriment des habitants
fugitifs, qu'il promulgua une charte où il disait, en s'Y qualifiant de
vicomte de Béziers et de Carcassonne : « Le
Seigneur ayant livré entre mes mains les terres des hérétiques, peuple
incrédule, c'est-à-dire, ce qu'il a jugé à propos de leur enlever par le
ministère des Croisés, ses serviteurs. J'ai accepté humblement et dévotement
cette charge et cette administration, dans la confiance de son secours, à
l'instance, tant des barons de l'armée, que du Seigneur légat et des prélats
qui étaient présents. « Désirant
obtenir la grâce du Seigneur par les prières de ses saints, je donne à Dieu
et à l'église de Notre-Dame de Cîteaux, entre les mains d'Arnaud, son abbé et
légat du siège apostolique dans ces pays, trois maisons, dont l'une sise dans
la cité de Carcassonne, a appartenu à l'hérétique Bernard Lérida, dont la
seconde, située dans la ville de Béziers, appartenait à l'hérétique Amilius
Rive-Ségue, et eut la troisième, enfin, sise à Saignes, au diocèse de
Narbonne, a été la maison d’une dame hérétique, appelée Filesars, avec toutes
leurs dépendances, et les droits, qui y sont attachés[2]. Simon
de Montfort ordonna ensuite par une seconde charte de la même date, qu'on payât
les prémices et les dîmes aux églises, dans toute l’étendue des domaines
soumis à sa récente autorité, et déclara qu'il traiterait en ennemis, tous ceux
qui refuseraient d'obéir à cet ordre : puis pour se concilier les bonnes
grâces de la papauté, établit un cens annuel de trois deniers par feu, ou
maison, en faveur de l'Église romaine, et statua afin qu'on respectât les
censures ecclésiastiques dans ses domaines, que tous ceux qui demeureraient
excommuniés, pendant quarante jours, sans se faire absoudre, paieraient
chacun cent sous, si c'était un chevalier ; cinquante, si c'était un bourgeois
; et vingt sols, si c'était un homme du commun. Enfin, pour démontrer plus
particulièrement son attachement à l’Église romaine, il s’engagea à lui faire
lui-même une redevance annuelle d'une somme considérable, sans préjudice du
droit des autres seigneurs[3]. Cependant
le sac de Béziers et la prise de Carcassonne, ces deux clés du Carcasses,
avaient tant impressionné le Midi, que les principaux seigneurs des domaines
de Trencavel, entre autres les châteaux de Montréal, Fanjeaux, et Limoux, n’avaient
rien de plus pressé, en ce moment d'épouvante, que de se mettre à l'abri de
tels désastres, en envoyant leur soumission à l'Église, et leur adhésion à la
Croisade. En sorte que lorsque Simon de Monfort voulut accroître la conquête,
il la trouva merveilleusement préparée par toutes ces défections, dont il sut
habilement profiter. II se saisit d'abord de Limoux, dont il rasa le château
situé sur une élévation, à la droite de l’Aude, et, décampent ensuite de devant
Carcassonne, il laissa à Alzonne le gros de l’armée, sous le commandement du
duc de Bourgogne, et courut, avec sa cavalerie seulement, prendre possession
de Montréal, de Fanjeaux, de Castres, principale place de l’Albigeois, où les
châtelains de Lombers vinrent se soumettre à lui. Montfort agréa leur hommage,
reçut leur serment de fidélité, remit à un autre temps la prise de possession,
et s'apprêta à rejoindre l'armée. Or,
c'est dans ce temps qu'il arriva à Castres, au dire de Langlois et de divers
historiens copistes de Vaucernay ; un miracle qui, s'il n'est 'vrai, prouve
au moins quel esprit de fanatisme animait les Croisés. En voici la relation
faite par Pierre de Vaucernay, et littéralement traduite par Dom Vaissette : « On
présenta à Simon de Montfort dent hérétiques, dont l'un était du nombre de
ceux qu'en appelait Parfaits, et l'autre n'était encore que néophyte
et disciple dii premier. Simon ayant pris conseil sur cé qu'on ferait de ces
deux hérétiques, il ordonna qu'on les brûlât tout vifs. Le néophyte frappé de
cet arrêt de mort, déclara qu'il était prêt à abjurer l'erreur, et qu'il
était entièrement soumis à tous les ordres de l'Eglise. Sur cette déclaration,
il s'éleva une grande dispute parmi les Croisés. Les uns demandaient qu'on
accordât la vie à ce malheureux, les autres, voulaient au contraire qu'on le
fit mourir, soit parce qu'il avait été dans l'erreur, soit qu'il pouvait
avoir fait cette déclaration plutôt dans la vue d'éviter le dernier supplice
que par le sentiment d'un repentir sincère. « Enfin
Simon termina la querelle, en ordonnant de nouveau que les deux hommes
fussent également exposés au feu. La raison qu'il donna de, sa décision fut,
que si le néophyte était véritablement converti, la peine qu'il allait subir
lui servirait pour l'expiation de ses péchés, et que si au contraire sa
conversion était feinte, il souffrirait le talion pour sa perfidie. « On
prit donc les deux hérétiques, on leur lia les mains derrière le dos, et on
les attacha à de gros pieux par le cou, le milieu du corps et les cuisses. On
demanda ensuite au néophyte dans quelle foi il voulait mourir. —
J'abjure l'hérésie, répondit-il, je veux mourir dans la foi catholique, et
j'espère que ce feu me servira de purgatoire. « On
alluma ensuite le bûcher. L'hérétique parfait fut brûlé dans l'instant ; mais
les liens qui attachaient le néophyte s'étant rompus, ce dernier sortit sain
et sauf du brasier, sans qu'il parût sur son corps le moindre vestige de feu,
excepté au bout des doigts. » Après cette
exécution, Montfort retourna au campe où il fut décidé que l’on irait assiéger
le fort château de Cabaret, dans les montagnes du diocèse Carcassonne, à
trois lieues nord de cette ville. L'armée se mit aussitôt en route et vint camper
à demi-lieue de Cabaret. Le lendemain, elle livra un assaut général, espérant
emporter la place sans le secours des machines de siège ; mais le sire
de Cabaret et ses hommes d'armes la repoussèrent avec tant d'énergie, qu’elle
renonça, pour le moment, à cette entreprise, et regagna Carcassonne. Montfort
s’en sépara, avec sa gendarmerie, pour revenir à Fanjeaux, où l'abbé de
Pamiers, nommé Vital, vint à l’engager à se rendre dans cette ville, qu'il voulait
lui livret au préjudice de Raymond-Roger, comte de Foix, qui le possédait en pariage
avec son abbaye. Charmé
de prendre aussi facilement pied dans le comté de Foix, Simon de Montfort
accepta avec empressement les offres de l'abbé Vital, et partit aussitôt pour
Pamiers. Sur sa route il s’empara du château de Mirepoix, appartenant à Raymond-Roger,
et en inféoda la souveraineté à son maréchal de la foi, Gui de Lévis, dont la
famille l’a conservé jusqu'à l'abolition des fiefs seigneuriaux. Arrivé
à Pamiers, il prit possession de cette ville, qu'il reçut en pariage de
l'abbé Vital, à qui il en fit hommage par un acte daté du mois de septembre
de l'an 1209, en présente de Foulques, évêque de Toulouse, de Bouchard de
Marli, de Guillaume de Lucé, de Gui de Levis, de Simon et de Robert de Poissy,
chevaliers français. Il se dirigea ensuite sur Saverdun, autre place
du domaine des comtes de Foix, dont les habitants lui ouvrirent les portes,
et revenant sur ses pas, il visita Fanjeaux de nouveau, occupa Lombers, Albi,
dont la seigneurie appartenait au vicomte de Carcassonne et à l'évêque, qui
le reçut à bras ouverts, et soumit enfin tout l'Albigeois, à l'exception de quelques
châteaux-forts, qu'il dédaigna momentanément d'attaquer. L'hiver
seul, avec ses froids pyrénéens, arrêta, cette année, le rapide accroissement
de l'invasion. Le mois de novembre amena les casernements, et par suite la
cessation des hostilités. Montfort regagna Carcassonne, où le gros de
l'armée, depuis l'insuccès de Cabaret, était demeurée en expectative. La Croisade
fit une splendide réception à son général, qui fut triomphalement installé
dans le château vicomtal, où, durant trois jours, ce ne furent que
réjouissances et carrousels. Pendant,
ce temps, quel contraste ! fêtes sur la place d'armes ; pleurs dans un
de ses souterrains ; en haut, cris de joie ; en bas, cris de malédiction ;
là, l'oppression triomphante ; ici, la vertu opprimée ; sur un trône, la
félonie ; sur la terre humide d'un caveau, la loyauté ; au grand jour, une
couronne usurpée ; deus les ténèbres du cachot, une couronne tombée... La
trahison du légat portait ses fruits. Quand
la nuit du troisième jour eut épaissi ses ; ombres autour de la cité, quand
toute lumière et tous bruits se furent éteints dans l'ancien palais-vicomtal,
un homme de haute taille, couvert d'une armure noire, sortit de l'un des appartements
intérieurs du château, et se dirigea vers la tourelle de l'est. Un écuyer
portant une résine allumée, dont la vacillante lumière suffisait à peine à
éclairer la marche, précédait de quelques pas le chevalier qui semblait
affecter de, demeurer éloigné de sons compagnon, pour éviter que tout reflet
de jour le décelât. Ils traversèrent ainsi les couloirs silencieux,
descendirent un escalier en spirale, dont l'action du temps avait disjoint
les marches, et arrivèrent enfin devant une porte de fer, que l'écuyer ouvrit
avec efforts, et qui roula sur ses gonds rouillés avec un sinistre grincement
de verrous. Cette
porte donnait accès dans un caveau surbaissé et de forme ronde, comme la
tourelle qu'il semblait soutenir. Un pilier massif, placé au milieu,
s'élevait à hauteur d'homme et projetait de là de raides branchages de pierre
qui s'adaptaient à la voûte, et dont les vives arêtes accusaient une
construction gothique. Des parois, faites de larges blocs de granit,
suintaient une eau glaciale qui, à force de siècles, s'était tracée une issue
dans les interstices des assises, et, tombant goutte à goutte, de minute en
minute, comme les grains d'un sablier, avait détrempé le sol du caveau, et
s'était amassée près des murs en mare stagnante et fétide. Au pied
du pilier où était fixée une grosse chaise de fer, gisait un jeune homme de
vingt-quatre à vingt-cinq ans. Un peu de paille tassée par l'humidité, lui
servait de grabat ; la dalle du piédestal soulevait sa tête en guise
d'oreiller. Sa barbe, sa chevelure et ses vêtements, étaient dans un
effrayant désordre. Quoique affaissé sous les chaînes et macéré par le désespoir,
son corps conservait un reste de vigueur et d'élasticité qui décelait une
saine nature. Tiré de
sa torpeur par le bruit de la porte et par, l'éclat inhabituel du flambeau,
le jeune prisonnier se souleva sur le coude, et, sans regarder les nouveaux
venus, murmura d'une voix sifflante et fiévreuse : — Quand
donc mes oppresseurs auront-ils cessé leurs tortures ? satellite des tyrans, va-t’en,
et laisse-moi jouir au moins de la paix de mon sépulcre. — Je ne
suis le satellite de personne, et je n'exécute que mes seules volontés. — Qui
donc es-tu, toi qui parles avec tant de hauteur, reprit le prisonnier qui,
cette fois, »se retourna du côté de la porte, et jeta, sur l'homme à l'armure
noire, un regard cave et scrutateur, qui s'anima par degrés. Le visiteur
parut embarrassé pour répondre ; le prisonnier n'eut point le temps de s'en
apercevoir ; car, après une rapide inspection, il ajouta vivement : — Des
éperons d'or, un cellier de noble homme ! mais tu es chevalier !
avance alors, que je baise la croix de ton épée. J'en suis digne encore ; car
si tu me vois ici, c'est qu'on m'a trahi et non vaincu. — Je le
sais, murmura le visiteur. — Et
sans doute, tu n'es venu ici, toi chevalier, protecteur de la veuve et de
l'orphelin, que pour rendre l'opprimé à la liberté. — Oui,
si tu m'y aides. —
Qu'ai-je à faire pour cela ? —
Mettre ta signature au bas de ce grimoire. — Et
que contient-il ? — La
cession de tes domaines. — Qu'as-tu
dit ? Est-ce bien mon acte de dépossession que tu veux que je signe ? — Cela
même. — Oh
jamais ! -- Tu
es en mon pouvoir. — Ma
vie est à toi, bandit, c'est vrai, s'écria le prisonnier avec indignation,
mais mon honneur et l'héritage de mes aïeux sont à moi, entends-tu. Et
prenant le parchemin des mains du chevalier, il le déchira avec frénésie, et
de ses débris, sema le sol du caveau. Le
visiteur ne fit rien pour l'en empêcher. Il admirait, à son insu, la
courageuse opiniâtreté de cet homme si fier encore au sein de l'infortune. Celui-ci
ajouta en reprenant froidement sa première place sur le grabat. —
Assassin, fais ton devoir de bourreau ; la victime est prête au sacrifice. Ces
mots dits avec un ton de calme accablant, semblèrent impressionner vivement
le chevalier, car il s'approcha du pilier et en détacha la chaîne, qui tomba
lourdement sur la paille du souterrain. — Que
fais-tu ? dit ironiquement le prisonnier ; ce caveau est assez sombre et
assez bien situé pour un assassinat. — Ne
parle plus de cela, jeune homme : on te disait brave et j'ai voulu éprouver
ton courage avant de te délivrer. — Dis-tu
vrai ?... — Tu le
vois, tu es libre. — Mes pressentiments
ne m'avaient donc pas trompé, quand je t'ai vu apparaître, et que j'ai dit en
mon âme, voilà mon sauveur ! Que Dieu te bénisse, Chevalier, et te donne une
lignée digne de toi ; je suis puissant baron, je partagerai avec toi ma
puissance. Mes terres, auxquelles je n'aurais jamais renoncé par violence, je
t'en donnerai la moitié ; je te ferai vicomte, comte, marquis : la reconnaissance
ne compte point, et j'ai des apanages pour tout gentilhomme, des couronnes
seigneuriales pour toute tète de chevalier. Et
après cet élan, le prisonnier moins fort à la joie qu'à l'infortune, retomba
sur le sol, mourant et décoloré. —
Ecuyer, réconforte ce noble homme. L'écuyer
tira aussitôt un flacon de son escarcelle, et en vida le contenu dans la
coupe de bois du prisonnier. — Bois
ceci, mon preux, reprit le chevalier en présentant la boisson au jeune homme
; ce breuvage, d'un prompt effet, te donnera des forces pour la longue
chevauchée que tu as à faire cette nuit. Le
prisonnier avala la liqueur d'un seul trait, et en éprouva aussitôt la vertu.
Ses joues creuses s'empourprèrent ; ses yeux brillèrent d'un éclat
surnaturel, et ses membres se détendirent avec une brusquerie de mouvements
difficile à maîtriser. Il
était mort empoisonné[4]. La
victime s'appelait Roger de Trencavel. Le
bourreau, Simon comte de Montfort et de Leycestre. — Maintenant,
s'écria ce dernier avec un contentement satanique : Lui mort ! je suis seul
vicomte de Béziers et de Carcassonne. Le
lendemain, la nouvelle se répandit que le noble Roger était mort d'une
dysenterie. Telle fut la fin de l'infortuné Roger de Trencavel, vicomte de Béziers, de Carcassonne, d'Albi et du Razès, seigneur du Minervois, du Termenois, du Lauraguais et de divers autres domaines ; neveu, à la mode de Bretagne, de Philippe-Auguste, et par sa mère Adélaïde, de Raymond VI, comte de Toulouse ; cousin du roi d'Aragon, et parent ou allié de plusieurs autres princes puissants ; jeune homme brave et chevaleresque, dont l'excessive loyauté fut le seul défaut. Il laissa, d'Agnès de Montpellier, sa femme, un fils unique, nommé Raymond de Trencavel âgé de deux ans, et confié aux soins du comte de Foix, son plus proche parent, qui l'éleva, et avec lequel nous le verrons se produire avant la fin de notre histoire. |