HISTOIRE DE HENRI II

 

CHAPITRE XV.

 

 

LES MŒURS.

 

On se plaisait à courir l'aventure dans les rues, même les princes, surtout la nuit, usage blâmable qui se conserva sous les derniers Valois[1]. Le duc d'Orléans, fils de François Ier, mort depuis de la peste à l'abbaye de Fermoustier, près Abbeville, engagea sur un pont d'Amboise une rixe nocturne avec des laquais armés, et faillit y être tué ; le dévouement seul de Castelnau, qui se mit bravement au-devant du coup à lui destiné, et reçut à sa place une blessure mortelle[2], le sauva. Le roi François fut très courroucé de ce fait, mais sa colère tomba au bout de trois jours[3].

Je laisse à penser, d'après le mauvais exemple donné par les princes, si la populace faisait faute de se mal conduire dans les rues, et combien cela devait profiter aux voleurs de profession, aux criminels de toute sorte : relativement à ces derniers, on en vint à choisir, afin de les éloigner, un lieu de déportation dans lequel on les exilait, et la Corse fut désignée (décembre 1556).

Les gens habitant la campagne aimaient les exercices corporels ; la lutte se trouvait encore en honneur parmi eux ; dans son voyage en Bretagne (1532), François Ier avait assisté à de pareils tournois rustiques, et, tant à Nantes qu'à Vannes, les vainqueurs avaient reçu de sa main une récompense, soit chaîne, soit livres tournois. Fait curieux, on rencontrait parmi les lutteurs des gentilshommes bretons et même des prêtres.

Les seigneurs aimaient avoir près d'eux des animaux, surtout des chiens ; plus d'un' tableau, d'un dessin du temps, les représente accompagnés de ce fidèle animal. Souvent ces chiens appartenaient à des races étrangères, comme les petits chiens blancs du roi Henri II, lesquels avaient un boulanger exprès pour eux[4].

On estimait déjà les chevaux de race qui commençaient à devenir hors de prix : Henri II donnait l'exemple, suivi en cela par le duc de Guise et le maréchal d'Amville ; le premier de ces seigneurs possédait des haras renommés, dont un sis à Joinville. On accordait aux chevaux de luxe de grands soins, même des bains de vin[5].

La France s'entendait alors plus du centre et des environs de Paris que des provinces un peu éloignées ; pareille habitude se prolongea ; dans la Vie du maréchal de Matignon Brantôme parle de M. d'Epernon et le cite comme allant de la Saintonge, ou plutôt de sa capitale Saintes, vers la France. N'attachons pas une grande importance à cette manière de parler dont certains vestiges pourraient encore se retrouver.

Un gentilhomme tenait à grand honneur une visite royale, le monarque n'en rendant qu'aux plus grands seigneurs, ordinairement quand ils étaient blessés ; Brantôme affirme avoir vu souvent de ces visites, même de hauts personnages autres que le roi, guérir chez les gentilshommes de grands maux et maladies. Il est permis de croire que ce sont plutôt les fêtes données à cette occasion, à l'imitation de celles de la cour[6], ou mieux la joie qu'elles répandaient[7] qui produisait un effet salutaire sur la santé.

Tout seigneur tirait alors gloire d'avoir été pensionné du roi, comme le constate le testament de Brantôme.

Les femmes avaient leur franc parler ; Mlle de Limeuil, demoiselle d'honneur de la reine-mère, ne disait-elle pas au connétable au siège de Rouen : C'est bien raison que vous rencontriez quelque personne qui vous rabroue, puisque vous êtes coutumier de rabrouer tout le monde.

Les dames aimaient à obtenir la dénomination, le titre de Madame, au lieu de celui de Mademoiselle, ce qui leur était octroyé par l'usage dès que leur mari recevait le grade nobiliaire de chevalier. L'une d'elles donna alors l'exemple de renchérir à ce sujet, refusa le titre de Madame tant que Mme d'Espinay, sa belle-mère, vécut, et ensuite ne l'accepta qu'à la promotion de son mari comme chevalier de l'ordre[8].

Les familles de cinq enfants n'étaient pas rares, surtout en province : et cependant on ne craignait pas de se mettre en ménage avec des dots minimes.

En général on était bavard, on tenait à discuter ; c'est ce que l'on a voulu peindre en citant l'Avocassène du XVIe siècle[9].

Suivant les idées du temps, il ne fallait boire dans le même repas qu'une sorte de vin et garder le vin rouge, qui est plus astringent, disait-on, pour le souper. Quant à l'eau dont ou coupait le vin, il valait mieux la mélanger au vin une heure et demie avant le repas ; ces préceptes viennent d'un moraliste[10].

La France alors abondait de vivres et l'on se rappelle l'étonnement des ambassadeurs vénitiens à la vue des grandes rôtisseries de Paris[11]. Quand M. de Vieilleville, depuis maréchal, reçut en 1550 la cour à son château de Durestal, il la traita magnifiquement en chair et en vins ; chaque membre du conseil privé, chaque secrétaire d'État, chaque évêque, chaque maître des requêtes et autre fonctionnaire assimilé, recevait par repas deux bouteilles ; tout menu officier du roi était traité à souhait, même les valets de pied.

Les médecins étaient attentifs ; plus d'un, lorsque son malade devait prendre médecine, allait le voir de bon matin afin de juger si, par sa disposition du jour, il ne fallait pas contremander ce remède.

On portait les couleurs de sa dame et cela dura, malgré le mauvais résultat ainsi produit pour le vidame de Chartres, qui s'habillait et revêtait ses troupes en vert, en l'honneur ou pour l'amour de Catherine de Médicis, dont ce fut la couleur favorite jusqu'à son veuvage[12].

Quant aux couleurs nationales des autres pays, on les connaissait peu — malgré renvoi de héraults à l'étranger[13] par les monarques et par les seigneurs, envois faits dans le but d'apprendre les usages et de voir ou fréquenter les grands personnages des autres peuples —, on les connaissait si peu que, sous le règne de Charles IX, quand le duc d'Anjou fut élu roi de Pologne, on fit, lors d'un feu allumé en réjouissance à Paris, les armoiries de Pologne blanc et noir, ce qui n'était pas leurs couleurs[14].

On s'adonnait volontiers aux idées de superstition. Outre les talismans alors en usage, et dont Catherine de Médicis aimait à être munie[15], voici un fait à ce sujet. En 1555, aux environs de Maubert-Fontaine et de Rocroy, alors qu'on songeait à ravitailler Mariembourg, il se produisit plusieurs escarmouches ; dans l'une d'elles un certain nombre d'arquebusiers ennemis furent massacrés, mais l'un de ceux-ci échappa parce qu'une pièce d'argent — un double reale —, sise en son justaucorps, arrêta le coup le plus dangereux qu'il reçut. On ne se contenta pas de cette explication, et en le fouillant, on trouva sur lui un petit billet sur lequel étaient tracés quelques mots divins[16].

La superstition montre à quelles extrémités l'opinion publique atteignait, car elle n'est elle-même qu'une exagération ; pour prouver la tendance à tout augmenter, il suffit de rappeler que l'on grossissait les calomnies, par exemple au point de prétendre un peu plus tard que Catherine de Médicis avait voulu empoisonner une armée entière, une armée de protestants s'entend, celle du prince de Condé[17].

Henri Estienne en son pamphlet, paru en 1566 et intitulé Apologie pour Hérodote, s'élève contre les mœurs de son temps, plus gravement compromises qu'aux siècles précédents, et cite en exemple le fait qu'à l'entrée de Henri II à Blois, on dépouilla de leurs vêtements des femmes ou filles qui parurent nues sur des bœufs, faisant office de pique-bœufs[18]. Sans justifier un pareil abandon, l'historien doit relater que c'était un usage, comme le prouve la célèbre entrée de Charles-Quint dans Anvers[19] : à l'entrée de Charles-Quint dans Paris, en 1539, il n'avait figuré que des déesses terrestres en leur accoustrement, si nous en croyons le poète René Macé[20].

Le gouvernement des femmes ne fut jamais dans les idées françaises ; nos mœurs ne l'admettaient pas, car elles régissent incommodément, et avancent les beaux, les mignons, les bien parés, nous dit Jean de Saulx-Tavanes. Henri Estienne en son Discours sur Catherine de Médicis s'élève, vers la fin de son œuvre, contre le pernicieux gouvernement des femmes en France, et compare la reine-mère à Brunehaut ; ses tendances sont connues et certes il a exagéré.

 

 

 



[1] Reportez-vous à notre Histoire de Charles IX, p. 518.

[2] Le frère de ce Castelnau eut la tête tranchée à la suite de la conjuration d'Amboise (1560), malgré promesse de la vie sauve à lui faite par M. de Nemours, qui avait eu mission du roi de l'arrêter.

[3] Brantôme, Capitaines français, vie de M. d'Orléans. — Même en admettant que le duc d'Orléans eut pour but de faire ainsi la police dans Amboise, ce n'était pas à lui de se charger d'une pareille mission.

[4] Lisez Dictionnaire critique de biographie et d'histoire de M. Jal, au mot Boulanger des petits chiens blancs.

[5] Les chevaux et l'équitation au XVIe siècle, par M. de La Ferrière. — Etant dauphin Henri II envoya au duc de Mantoue une bonne haquenée d'Angleterre ; il existe à ce sujet une lettre signée de lui, un 24 janvier ; voyez le catalogue Charavay, n° 156, d'août 1868.

[6] Reportez-vous à notre chapitre XIII, Caractère de Henri II.

[7] Ceci rappelle Agrippa d'Aubigné disant : Cet amour mit en liesse tout le Poitou. Mémoires. Edition Lalanne, p. 64.

[8] C'est-à-dire chevalier de Saint-Michel, Mémoires de Vieilleville, livre III, fin du chap. XXV.

[9] Juste-Lipse par M. Amiel, 1884, Paris, chez Lemerre, p. 259 et 265. Voyez p. 273.

[10] Le chanoine Jean des Caurres, Œuvres morales, 1583, Paris, livre VII, chap. XLIV.

[11] Paris comptait alors, suivant les Mémoires de Vieilleville, III, 20 : 100 maisons de 30.000 livres de rente, 200 de 10.000, 300 de 5.000, chiffres considérables pour l'époque.

[12] Brantôme, Vie du vidame de Chartres. Le vert était une des couleurs de Henri II qui portait aussi jaune et rouge.

[13] Pareil envoi prouve que nos gentilshommes voyageaient rarement eux-mêmes.

[14] Origine des chevaliers, armoiries et hérauts, par Claude Fauchet, 1600, Paris, chez Périer, feuillet 26 au verso. A partir des fils de Henri II et de nos troubles civils, les cérémonies anciennes, rapporte le même auteur, furent négligées, par faute d'entendre les origines.

[15] On en connaît au moins deux : l'un sur peau de vélin, avec des caractères bizarres, dont il est parlé dans les additions de Le Laboureur aux Mémoires de Castelnau ; l'autre, médaillon ovale en bronze, remis par elle, dans un moment de découragement, à de Mesmes, et dont un exemplaire a été retrouvé, en juin 1848, sur la terre de Baussy, commune de Saint-Loup, prés Bayeux. On verra la représentation de ce dernier dans les Mémoires de la Société d'agriculture de cette ville, t. IV, 180, p. 235, article de M. Ed. Lambert.

[16] François de Rabutin, Commentaires sur les guerres en la Gaule Belgique, livre VIII. — Evidemment on croyait encore que le sang de bouc permettait de graver sur le diamant. Voyez Mémoires d'Agrippa d'Aubigné, p. 63.

[17] Discours sur la vie et déportemens de Catherine de Médicis.

[18] P. 104.

[19] Peinte par Hans Mackart. On ne forçait pas, parait-il, à prendre ce costume simplifié, et celles qui l'adoptaient recevaient une indemnité.

[20] En son Voyage de Charles-Quint par la France, poème historique publié en 1879, par M. Gaston Raynaud, Paris, chez Alphonse Picard, vers 704 et 705.