HISTOIRE DE HENRI II

 

CHAPITRE XI.

 

 

LES SUCCÈS DU DUC DE GUISE EN FRANCE.

 

Le duc de Guise, rapporte d'Aubigné, arrivé avec ses forces, fort caressé du Roy, fut fait son lieutenant-général. Tout est là pour la campagne future, et de ce moment datent la puissance et la popularité conquises en France par la maison de Guise ; les fautes militaires commises par Henri II[1] amenaient ainsi, comme conséquence, des rivaux compétiteurs à la couronne des Valois, si jamais cette couronne tombait en quenouille.

En novembre 1558, l'armée royale était à Compiègne, bien munie de tout attirail. Le duc de Nevers, avec un détachement, simula d'aller en Champagne et d'en vouloir à Luxembourg ou Arcon ; et M. de Guise resta en Picardie, afin d'empêcher le ravitaillement de Saint-Quentin et de Ham, puis il se porta vers Dourlan. M. de Nevers ne trouvant aucun coup à faire à sa convenance, renvoya le gros de ses forces au lieutenant-général, lequel, après ses diversions, se dirigea sans délai sur Calais qu'il savait dénuée[2], dont la garnison était diminuée durant l'hiver[3], et y enleva par un coup d'audace le fort de Sainte-Agathe sur la chaussée qui va au pont de Nieulay. Le fort de Nieulay, qui garde les avenues du côté de terre, fut reconnu aussitôt et les tranchées contre lui commencées : l'artillerie amenée, on le devait battre dès le point du jour, et déjà on cheminait vers le fort de Risban, qui commande tout le port et sans la possession duquel la ville ne peut être secourue par l'Angleterre. Après une reconnaissance habilement faite, il fut décidé d'assaillir les deux forts ensemble. Trois heures avant le jour l'artillerie française fut prête sur les deux points. Les soldats de Nieulay, après deux volées, quittèrent leur position et se retirèrent dans la ville. Une heure et demie environ plus tard, Risban se rendit à discrétion. C'était un grand succès obtenu dans la même journée. Le lendemain, mardi 4 janvier 1559, on braqua 6 canons et 3 couleuvrines contre la porte à l'Eau pour rompre les flancs et défenses, remuer terre et relever terre-plains et gabionnades, comme si l'on eust voulu en test endroit dresser la principale batterie. Ayant fracassé cette porte et endommagé les tours voisines, et des canons ayant été dirigés vers le château, le duc de Guise envoya 1.200 arquebusiers et corselets l'investir et se fortifier au long du quai, en creusant une tranchée et traverse dès qu'on s'en serait rendu maître, et aussi en se postant derrière des pierris et pallis[4] de bois très sec emportés à dessein, et se fichant en terre au moyen d'une pointe, ou appui en fer y annexé. La brèche s'ouvrant fort on résolut d'y donner aussitôt l'assaut, en ayant soin de faire alarmes à l'ennemi d'un autre côté, notamment vers l'autre bout du port. 11 y eut là un assaut furieux : enfin ceux du château durent en déloger et revenir dans la ville : avec eux plusieurs des nôtres pénétrèrent, ayant ordre de se fortifier et ne se laisser débouter pour le surplus de la nuit. Les Anglais éprouvèrent vite le regret d'avoir abandonné le château et voulurent le reprendre, se fiant sur ce que la mer haulte et enflée empêcherait de secourir les combattants français qui s'y trouvaient ; il se livra dans ce but une lutte fort rude, les Anglais ayant le dessous ; une seconde lutte se produisit, l'ennemi amenant cette fois de l'artillerie ; il fut encore défait et les nôtres, refermant les portes, les remparèrent promptement par derrière. Le lendemain, Wentworth, le gouverneur, offrit de capituler : il obtint vie sauve et garantie des personnes, lui et cinquante au choix de M. de Guise demeurant prisonniers ; les munitions, les vivres, l'argent furent pour le vainqueur. Ainsi fut conquise en sept jours cette ville séparée de la couronne de France depuis 210 ans.

Avec sa célérité accoutumée, dès que la garnison et la population eurent commencé leur sortie de Calais le 8 janvier, le duc de Guise avança vers Guines (13 janvier), et, après avoir été repoussé dans un premier logement fait à la hâte en la ville abandonnée, ordonna de travailler aux tranchées ; ce travail, vivement continué malgré le feu de l'adversaire, le prince lorrain donna l'exemple de mettre la main à l'outil ; il se trouva bientôt 35 pièces en batterie sur la contrescarpe du fossé. Cette grande[5] masse d'artillerie tira sans discontinuer deux jours et demi, et dirigea certes 8.000 coups qui firent une brèche praticable (20 janvier). Deux jours de suite le duc la fit reconnaître, mais il ne voulut néanmoins se fier aux rapports à lui faits, et envoya une troisième reconnaissance. Alors, suffisamment éclairé, après être en outre monté de sa personne sur une colline assez haute d'où il pouvait voir et apprécier les localités où l'action allait se passer, il prescrivit de donner l'assaut dont le commandement fut confié à d'Andelot, colonel général de l'infanterie française. On avait construit sur les fossés des ponts de tonneaux vides, recouverts de claies, pour faciliter le passage. Au premier effort, les Français furent repoussés : M. de Guise vint les réconforter. Grâce à ses encouragements, nous avançâmes, et, dès ce jour, occupâmes deux petits boulevards ainsi que la cour basse du château. Le gouverneur avait été acculé dans le vieux château. Là, ayant consulté les siens, il envoya deux gentilshommes à M. de Guise qui accorda la sortie de la garnison en armes, mais sans enseignes, sans munitions, sans vivres, tous les officiers de marque restant prisonniers (21 janvier) : sous ces conditions, il sortit de la place près de 900 hommes. Aussitôt Guines fut vidée de tout approvisionnement, puis démolie par l'artillerie du vainqueur. La garnison de Ham fut tellement effrayée de ce résultat, que ce château fut abandonné : l'on y trouva force artillerie et provisions.

Il ne suffisait pas au duc de Guise d'être ainsi maître de la contrée, d'avoir ramené la victoire sous nos drapeaux, d'avoir conquis sur l'adversaire, dans les diverses places reprises, plus de 200 pièces de canon ; il tourna ses vues vers Thionville, dans les Trois-Evêchés d'où l'ennemi opérait des courses fréquentes sur nos frontières de Champagne, et vint à l'aide de Vieilleville ; ce gouverneur de Metz, l'avait déjà investi[6]. La cité assiégée était commandée, depuis le 6 mai 1558, par le capitaine Pierre de Quaderebbé[7], ancien prévôt du camp de Givet, lequel comptait de longs services militaires, et dont les appointements de gouverneur furent fixés à 1.200 livres par an, mais sans être plus payés que ceux de ses prédécesseurs : en vain demanda-t-il quelque argent, pour entretenir sa garnison et son devoir[8] ; rien ne vint et la ville succomba en partie par ce défaut de secours, car les Français se présentèrent avec des forces relativement considérables : 12.000 hommes[9] et 35 canons[10]. On les avait renseignés sur la force de la garnison et des fortifications. M. de Vieilleville avait choisi un point d'attaque dont le conseil de guerre, inspiré sans doute par le duc de Guise, ne voulut pas : on en désigna un autre, mais cela ne réussit guère et, dans une furieuse action, le maréchal de Strozzi fut tué. Il fallut revenir à l'attaque préméditée par Vieilleville, si l'on en croit Vincent Carloix. Toujours est-il que le 21 juin la garnison demanda à parlementer : dès le lendemain la capitulation fut signée sous ces conditions : la place remise sans qu'on y démolit rien, avec toutes ses munitions, ses armes, sauf celles portées par les officiers, le soldat n'ayant que son épée ou sa dague, des chariots et bateaux étant concédés pour le transport des malades ; l'honneur des femmes devait rester intact sous la garantie de la parole des princes français. Il sortit, d'après ce traité, environ 1.400 gens de guerre et 3.000 habitants. M. de Nevers pénétra aussitôt clans la cité conquise, afin de rétablir l'ordre[11]. L'armée de secours espagnole commençait à peine à s'organiser aux portes de Bruxelles et de Namur, lorsque Thionville se rendit, mais Philippe Il agissait lentement et manquait d'argent ; ces raisons suffisent sans aller jusqu'à prétendre qu'il ne voyait pas clair dans ses propres affaires, et n'était pas à la hauteur de la situation[12].

Les Français vinrent assiéger Arlon. Montluc en fit établir la circonvallation. Un soldat allemand descendit dans le fossé, effectua la reconnaissance la plus complète, vint rendre compte. De ce côté la place n'était pas gardée ; Montluc renvoya le même soldat, accompagné de quatre arquebusiers et aussi de deux capitaines. Le soldat répondit en allemand au cri Qui va là ? de la sentinelle, puis lia conversation avec elle. Pendant ce temps les nôtres pénétrèrent un à un : une fois en troupe, ils coururent au lieu dans lequel les Allemands s'étaient renfermés, obtinrent qu'ils se rendissent. Le soldat vainqueur sut se contenir, il n'y eut personne de tué, mais un incendie s'alluma par une explosion de poudre, et, comme les maisons étaient remplies de lin, la moitié brûla. Le feu éteint, on ruina les fortifications.

Les Français projetèrent alors d'assiéger Luxembourg, mais Nevers perdit du temps à des escarmouches, et l'on demeura inutilement 47 jours dans Arlon, au lieu d'aller rejoindre de Thermes. Ce dernier prit, il est vrai, Dunkerque en 4 jours, puis Bergues-Saint-Winoc, sise à lieues dans l'intérieur des terres et qui fut pillée.

La tolérance à cet égard créait un mauvais précédent, et comme de Thermes[13] subit bientôt une défaite, on pourrait croire que ce fut pour sa punition. Déjà malade, campé près de Gravelines, obligé d'abandonner le commandement à son lieutenant d'Estouteville, il se laissa couper la retraite par le comte d'Egmont, l'un des acteurs heureux de la journée de Saint-Quentin, que le roi Philippe II envoyait pour le combattre. Cette bataille eut lieu le 13 juillet 1588. Déjà les Français avaient pris le parti de se retirer du côté de la mer, à Calais[14], pendant le reflux[15], déjà ils avaient traversé à l'embouchure de l'Aa, que le reflux rendait plus basse, lorsque Egmont, impatient et ne voulant différer, ni attendre son canon, de peur que les Français ne lui échappassent, vint passer également la rivière avec ses troupes, au-dessus de Gravelines, et se présenta de front devant l'armée française : sa cavalerie était fractionnée en cinq escadrons, et son infanterie en trois corps. Le général espagnol pressentait son succès : Nous sommes vainqueurs, s'écria-t-il ; quiconque aime la gloire et son pays me suive ! L'armée française venait de se ranger, les chariots et le bagage à sa gauche, croyant être couverte sur ses derrières par la mer et garantie sur sa droite : son artillerie consistant en quatre couleuvrines et quatre fauconneaux, se trouvait en tête. Le premier choc fut vigoureusement soutenu par les nôtres ; d'Egmont eut un cheval tué sous lui. Il se produisit ensuite une grave mêlée, surtout entre Flamands et Gascons : 10 vaisseaux anglais[16], abordant par hasard sur cette côte, tirèrent contre notre flanc droit, que l'on croyait peu exposé : de Thou attribue à cette attaque inopinée la débandade qui se produisit dans nos rangs, notre cavalerie se séparant puis fuyant, et notre corps de bataille commençant à plier. 1.500 Français jonchèrent le champ de bataille ; un plus grand nombre, dont beaucoup d'officiers, devinrent prisonniers. De Thermes, blessé à la tête de sa cavalerie légère, fut de ces derniers : de Thou le justifie en partie à cause de sa maladie, Brantôme se prononce mieux encore en sa faveur, disant : De Thermes ne fut nullement à blasmer, car en tel état de maladie et en bien combattant il fut pris prisonnier en homme d'honneur, et blessé comme j'ay ouy dire à feu M. le connétable. Quiconque soit le capitaine ou le général d'une armée, et qu'il perde une bataille, un combat ou une rencontre, mais qu'il y meure, ou qu'il soit prisonnier — j'entens de la bonne façon —, encore que la perte soit de conséquence, sa mort ou sa prison expie tout[17].

La perte de cette journée arrivait fort à contretemps, les dommages que nous avions éprouvés dans la bataille de Saint-Quentin commençant à se réparer. Dès qu'il en fut informé, le duc de Guise, voyant qu'on se trouvait dorénavant empêché d'attaquer la Flandre, revint de Vireton par Sedan, Mézières et la Thiérache[18], afin de se placer à Pierrepont entre la Picardie et la Champagne (28 juillet). Quant à Henri II, il songea dès lors à la paix que l'amour du repos lui fit souhaiter quelque désavantageuse qu'elle fût[19], suivant le dire de Jacques-Auguste de Thou[20]. Pendant qu' il y pensait, une flotte anglaise de 14 voiles aidées par 30 vaisseaux flamants, destinée à s'emparer de Brest, aborda au Conquet dont elle se rendit maîtresse et qu'elle brûla[21], mais fut promptement chassée : elle se rendit ensuite à l'île de Batz, sans plus de succès. Des renforts allemands arrivèrent bientôt, et lorsque le roi de France passa, le 7 août, aux environs de Marches, la revue de son armée[22], elle était fort nombreuse : elle prit le chemin de La Fère. A la date du 21 août le roi d'Espagne vint d'Arras se placer à la tête de ses troupes et campa le long de la rivière d'Authie. On parlait encore de la paix dont la conclusion traîna jusqu'après la mort de Charles-Quint[23].

 

 

 



[1] Après la bataille de Saint-Quentin, Noyon avait été prise en plein jour par de la cavalerie habillée à la française, fait qui accuse une grande incurie.

[2] Le gouverneur de Boulogne avait donné cet avis depuis un an déjà.

[3] Charles-Quint, son abdication, son séjour à Yuste par M. Mignet, 6e édition, 1863, p. 324. On voit dans ce livre le chagrin que causa à l'Empereur la prise de Calais par les Français et la joie qu'il ressentit à la nouvelle de la victoire des Espagnols à Gravelines.

[4] Hauts comme un homme, épais d'un demi-pied, recouverts de trois ou quatre doigts de papier-collé, chose que l'arquebusade ne peut faulser aysément. De derrière ces pallis, l'arquebusier tirait en sécurité, grâce à une petite lumière (fenêtre) qui estoit au milieu.

[5] Grande pour l'époque.

[6] Les premiers travaux d'investissement remontent au 17 avril 1558.

[7] Les relations françaises l'appellent de Caderobbe.

[8] Metz et Thionville sous Charles-Quint, par M. Charles Rahlenbeck, Bruxelles, 1880, chez Weissenbruck, p. 327, 328.

[9] Treize à quatorze mille hommes de pied, suivant François de Rabutin.

[10] Carloix ne cache pas que cette armée estoit bastante (suffisante) pour mettre toute la duché (de Luxembourg) en l'obeyssance du roy. Le traître Hansclaur dont il parle était de son vrai nom Hans Cless, un vieux pêcheur condamné à mort pour avoir servi le roi de France, mais qui, s'étant marié et possédant ainsi le droit de bourgeoisie à Trèves, n'avait pas été livré à l'officier envoyé par l'Empereur pour le prendre. Hans Cless trahit successivement les deux partis : la France lui fit lever des régiments allemands.

[11] C'est le dire de Rabutin, mais, suivant Montluc, ce fut M. de Vieilleville, et non M. de Nevers. A ce siège de Thionville, ce même Montluc inventa ses arrières-coings ou places d'armes. Voyez ma brochure : Biographie et maximes de Blaise de Montluc, 1848, p. 25. Un pareil élargissement des tranchées, tantôt à gauche, tantôt à droite, permit d'y placer de petits postes de 42 à 45 soldats chacun, avec arquebuses et hallebardes : lisez le livre IV des Commentaires. — Le duc de Guise avait demandé au roi, dès son retour, de permettre à Montluc de revenir en France, ce qui lui fut accordé. Le duc avait dessein de se servir de ce capitaine, parce que d'Andelot, colonel général de l'infanterie, lui était devenu suspect, et qu'ils se baissaient mutuellement, étaient jaloux l'un de l'autre ; il y avait encore le prétexte de la religion. De Thou, Histoire universelle, livre XIX.

[12] M. Rahlenbeck, Metz et Thionville sous Charles-Quint, p. 337. En ces affaires de la prise de Metz et de Thionville plusieurs auteurs allemands accusent les Espagnols d'incurie autant que les Français de conduite tortueuse.

[13] C'est l'orthographe du temps.

[14] Gravelines est très rapprochée de Calais.

[15] D'après les Mémoires de La Châtre, le canal sis entre Dunkerque et Calais joua ici un rôle : l'auteur veut évidemment parler de l'action du reflux dans ce canal.

[16] Ou de la Biscaye : voyez Historia de Felipe II, par Don Evaristo San Miguel, in-8°, Madrid, chez Boix, 18-14, t. Ier, p. 242.

[17] Grands Capitaines françois, vie de M. le maréchal de Thermes.

[18] Le pays de Guise.

[19] Henri II, si l'on en croit Montluc, fin du livre IV des Commentaires, rendit toutes les conquêtes de son père et les siennes, que ce maréchal évalue à la tierce partie du royaume de France, et qui comprenait cent quatre-vingt-dix-huit forteresses (d'autres disent 199). En tout cas ce traité (voyez le chapitre suivant) était autant la conséquence de la défaite de Saint-Quentin que de celle de Gravelines, et c'est pour cela qu'on reprocha sa conclusion au connétable dont on accusait tout haut l'incapacité.

[20] Fin du livre XX de son Histoire Universelle.

[21] Sur 450 maisons, il n'en resta que 8. Histoire de Brest, par M. Levot, t. I, p. 66.

[22] Le duc de Guise en avait déjà passé une afin de ramener la discipline chez nos alliés allemands : là il avait fait arrêter le baron d'Hunebourg, qui l'avait menacé de son pistolet.

[23] 21 septembre 1558.