HISTOIRE DE HENRI II

 

CHAPITRE X.

 

 

LE DUC DE GUISE À NAPLES

 

Il ne faut pas oublier que la couronne de Naples avait été offerte à Henri II[1] dès son avènement et cependant la campagne du duc de Guise en Italie fut à peu près sans résultat. Néanmoins nous en parlerons parce qu'elle procède de la vieille querelle de la France et de l'Espagne, et aussi de l'échec des négociations entreprises en mai et juin 1555, entre ces deux puissances momentanément rapprochées sous l'influence de la reine d'Angleterre, mais sans parvenir à s'entendre, entreprises, disons-nous, à Marc, petite ville du Calaisis, près Ardres[2]. Le fougueux Paul IV promettait de faire Henri II empereur, malheur réel pour la France[3] s'il se fût réalisé, car la France eût été alors oubliée et sacrifiée au profit de l'Empire ; il promettait aussi le duché de Milan à l'un des fils de ce souverain, et la royauté de la Lombardie à l'autre. En même temps, Sa Sainteté maudissait quiconque conseillait au roi de France de demeurer en paix, et promettait la déchéance de Philippe II qu'il ne prononça jamais. La trêve fut donc rompue grâce à l'influence des Caraffes et à leurs pernicieux avis, grâce à ce que le connétable d'abord opposant crut avoir besoin du pape pour marier son fils à une fille naturelle du roi Henri II[4], et le duc de Guise — François de Guise — fut envoyé en Italie avec un petit noyau de bonnes troupes[5]. Les Alpes franchies, à peine ce chef célèbre cantonnait-il à Reggio que le cardinal Caraffa, un de ces fameux neveux si exigeants du pape, lequel fut persécuté et condamné sous le pape suivant, Pie IV, puis réhabilité sous un troisième pape[6], lui notifia d'envahir le royaume de Naples[7], malgré les dangers de cette expédition expliqués peu après, à Rome même[8], par le maréchal Strozzi. On intriguait trop auprès du Saint-Père, et en son nom même, surtout vis-à-vis d'un général en chef aussi autorisé, et par suite aussi absolu que le prince lorrain, pour que la campagne française put aboutir. Le pape ne tarda pas à négocier des deux côtés à la fois. D'où venaient cette rupture de la trêve entre la France et l'Espagne[9], ces doubles négociations du Pape ? de son désir d'avantager ses neveux, et aussi de ce que la papauté se trompait en croyant commander tant à l'Espagne qu'à la France. Le duc de Guise était mécontent et malmenait chacun ; il eût voulu la remise de plusieurs places fortes pour assurer le retour de son armée en cas de défaite, et se plaignait du désarroi général. Le maréchal Strozzi avait été, avant cet embrouillamini politique, jusqu'en France rendre à Henri II compte de la situation. Toutefois ce voyage produisit à peine de résultats, le cardinal de Lorraine ayant toujours mis en avant ses idées chimériques, et appuyant les avis passionnés des Caraffes tellement même que le duc de Guise à son tour appuya l'expédition de Naples, en dépit de l'avis du duc de Ferrare[10] qui désirait que l'on guerroyât autour de ses États[11]. On marcha donc vers Naples de la plaine de Valenza dont on s'était emparé à la descente des Alpes, et dont les fortifications avaient été rasées sauf la citadelle[12], le duc de Ferrare demeurant chez lui et se bornant à donner du canon et des munitions de guerre. Déjà, pendant son séjour à Bologne, le général français s'était plaint de ne pas trouver les troupes italiennes promises ; Caraffe avait répondu qu'on levait 12.000 hommes dans la marche d'Ancône. Le chemin suivi par les envahisseurs fut celui qui côtoyait la mer, par Ferrare, Ascoli et Civitella. Il fallut assiéger cette dernière place[13], située dans les Abruzzes ; le duc d'Albe secourut[14] cette cité dont un côté de muraille avait été ruiné par notre artillerie, et il fallut en lever le siège après vingt-deux jours d'efforts et 800 coups de canon. Les Français rentrèrent bientôt dans l'État pontifical suivis par l'ennemi.

Durant ce temps la guerre reprenait ou continuait en Toscane. Montluc, venu de Rome à Montalcino, y découvrait les menées des Espagnols et s'emparait de Pienza, ville qu'il appelle Pianze, par une escalade tentée durant la nuit de saint Pierre[15]. Ce coup de main fut bien conduit et ressemble à beaucoup d'autres menés et réussis par ce capitaine. Averti qu'il existait un trou dans l'enceinte de Pianze, quand on venait de Montalcino, par lequel trou sortaient les immondices, Montluc avait fait confectionner une échelle telle qu'elle pût passer par ce trou. Près de lui se trouvait une porte murée avec des briques et de la terre ; le haut de cette porte flanquait le bastion voisin. En réunissant divers détachements Montluc pouvait compter en tout 800 hommes en faveur de l'assaut. Deux heures avant le jour les nôtres stationnaient devant le trou, les gentilshommes accompagnant Montluc portant l'échelle et pénétrant par cette ouverture. Bientôt Montluc envoya reconnaître : on n'entendait d'autre bruit qu'un petit chien qui aboyait ; nos soldats attendaient en silence le feu sur la serpentine. Alors, avec d'autres échelles, les Français marchèrent droit au bastion, et avancèrent nonobstant une grande salve d'arquebuserie. Pendant ce temps, suivant une habitude de Montluc, les trésoriers et commis de l'armée, plus propres à faire peur que mal, rondoyaient autour de la ville en courant, afin de détourner l'attention des habitants. Trois fois il fallut donner l'escalade — c'était en camisade — et la plupart des échelles rompirent. De celles qui restèrent une encore succomba sous le poids, car on voulut monter trop vite : en vain on tenta de raccommoder ces pauvres échelles, Montluc se désolait lorsqu'il rassembla ses officiers et déclara qu'il était venu pour prendre la ville ou crever[16], et qu'il se tournerait contre qui ferait le rétif. Suivez-moi, s'écria-t-il en finissant, vous verrez que nous aurons de l'honneur ! Il partit tête baissée, 12 suisses de sa garde le suivirent, puis tout le reste résolument. Il se mit à l'abri sous la porte, où trois ou quatre hommes pouvaient tenir malgré les flancs du bastion : du haut de cette porte des pierres pleuvaient sur les assaillants. La brique fut frappée à coups de hallebarde : un trou s'y produisit, Montluc y passa ses cieux bras, la reconnut d'une seule épaisseur de brique, tira dessus et elle tomba en grande partie. Il fallut déblayer, ce qui fut vite entrepris et achevé. Une terrasse avait été commencée derrière. L'assaut put être donné, même avec les échelles rompues, car la hauteur du terre-plein ne dépassait pas deux aunes à atteindre sur ce point. Plusieurs montèrent ainsi, Montluc lui-même, et en sautant du sommet de l'échelle se trouvèrent dans la place ; heureusement un certain nombre de gentilshommes, venus par le trou, se défendaient dans une maison, en sorte que bientôt les assiégés furent pris entre deux feux. A ce moment Montluc courut aux échelles, et cria à ses enseignes d'entrer dans le bastion, ce qui fut fait : l'adversaire, trop occupé, dut songer à se rendre, d'autant qu'un parti, accouru pour se renseigner sur l'arquebuserie qu'il entendait, tomba dans une embuscade des nôtres. Après ce beau fait d'armes Montluc revint à Montalcino, après avoir laissé garnison dans sa conquête. Un fourbe qu'il avait fait arrêter et emprisonner dans la citadelle en avait percé le mur, et s'était évadé, puis refugié à Sienne d'où il avait averti le cardinal de Burgos de la découverte de ses projets ; et ce dernier, effrayé d'autant qu'il se défiait de la fidélité des Siennois, avait appelé à son aide on y accourut vite, et, suivant de Thou, Montluc n'eut que le temps de ramener son canon. L'adversaire, celui qui stationnait à Monte-Pescali, s'empara sur les entrefaites de Chiusdino ou Chiusi — Montluc écrit Chuzi — sis à six milles : Montluc dépêcha au secours, sous les ordres de Saint-Geniez, 30 arquebusiers et 30 gendarmes portant de la poudre : presque tout ce détachement pénétra[17], l'attention de l'ennemi ayant été détournée par des escarmouches, comme celle de la prise d'une tour voisine, dite l'Altesse, gardée par 60 hommes, et qui fut battue par deux pièces durant un jour, ainsi que la prise de trois petits châteaux, qui n'étaient pas forts, avoue Montluc, mais dont l'action gênait les nôtres. On conseilla à Montluc de battre ce qu'il appelle Boncouvent, c'est-à-dire Buon-Convento[18] ; après l'avoir reconnu il fit seulement semblant, ordonna une course jusqu'auprès de Sienne, et là nous rencontrâmes et taillâmes en pièce une compagnie de gens de pied sortie de la ville, ce qui ne rassura guère le cardinal, qui se mit à craindre que les Siennois révoltés n'appelassent Montluc et ne lui confiassent le commandement de la ville, vu, dit-il, l'amitié que les citoyens lui portaient, ce qui était vrai. Cela se termina par la remise de Sienne au duc de Florence, Philippe II lui cédant cette ville, de même que peu après il s'inclina devant la Papauté, et conclut la paix avec elle, alors qu'après la prise de Palestrina par les Espagnols ces derniers vainqueurs se trouvaient déjà aux portes de Rome.

En cette campagne de Naples, la France opéra mal ; François de Guise, contrarié dans ses plans, et connaissant mal le pays[19], se montra au-dessous de sa réputation ; l'Espagne ne retira aucun fruit de la guerre ; tout cela pour que le Saint Père, après bien des fureurs inutiles, mourût bientôt et que ses neveux fussent pendus ; ce furent les princes italiens qui gagnèrent et notamment Côme de Médicis, lequel avait su jouer la France et la Papauté.

C'est alors que Guise, qui avait au moins agi en cette campagne avec prudence, quoique malade lui-même de la fièvre et ayant eu son armée décimée par les maladies, dont le frère, le cardinal de Lorraine, venait d'être choisi par le roi comme ministre principal[20] ; c'est alors que François de Guise fut rappelé en France par nos malheurs et que Brissac resta seul chargé de défendre le Piémont, ce qu'il continua de faire[21] sans grand secours venu de la métropole.

N'oublions pas un point important : dans les pourparlers relatifs à l'expédition de Naples, la cour de Rome avait promis de mettre un port de mer à la disposition du commandant en chef français, et Civita-Vecchia avait été demandé par ce dernier. Aujourd'hui ce port exerce plus d'influence, parce qu'un chemin de fer l'unit à Rome ; c'est pour cela que sous Napoléon III il fut souvent utilisé alors que la France voulait être à même de secourir promptement Pie IX contre toute tentative venant de l'Italie, groupée depuis 1860 en une seule royauté.

 

 

 



[1] Les Guises, les Valois et Philippe II, par M. Joseph de Croze, 1866, Paris, chez Amyot, t. I, p. 15 et 25.

[2] Lisez sur ces conférences Jean de Morvilliers, par M. Gustave Baguenault de Puchesse, 1878, chez Didier, p. 72, livre composé sur des documents inédits.

[3] Autant sous Henri II que sous François Ier, rival de Charles-Quint à l'Empire.

[4] Commentaires de l'État de la religion et république, par Pierre de La Place, livre Ier, au début.

[5] Douze mille hommes de pied, savoir : 7.000 Français et 5.000 Suisses ou Grisons, plus 400 gendarmes et 800 chevau-légers : deux de ses frères, le duc d'Aumale et le duc d'Elbeuf, servaient dans cette armée, beaucoup trop faible pour réussir, malgré l'alliance du pape dont le caractère était fort vacillant.

[6] Pie V.

[7] Lisez Une Question italienne au seizième siècle, par M. Charles de Samm, in-s°, Paris, chez Amyot, 1861, p. 244. Voyez aussi p. 233. Ce que rapporte M. de Samm, d'après une dépêche manuscrite de Navagero, datée du 29 mars 1557, disculpe le duc de Guise d'avoir marché sur Naples uniquement pour conquérir cette ville et ce royaume à son profit, comme descendant de René d'Anjou.

[8] En se dirigeant sans retard sur Rome, les Français négligèrent de s'emparer de Crémone et du Milanais, alors presque sans défense. De Thou, t. II, p. 457.

[9] Il paraît qu'en la concluant Henri II voulait seulement se ménager quelques mois de repos.

[10] Celui qui était si richement armé que son casque seul, orné de pierreries, valait un million. C'était le beau-père de François de Guise.

[11] M. d'Auvigny, p. 358 des Vies des hommes illustres de la France, insinue que François de Guise nourrissait l'ambition secrète d'agir seul dans le royaume de Naples et d'en rester le maitre : ce n'est pas vraisemblable (voyez en note ci-dessus), car il connaissait l'incapacité du Saint-Père et la versatilité, on peut dire la fourberie de ses neveux, les Caraffes.

[12] Le pape avait voulu qu'on la conservât.

[13] Il s'agit de Civitella del Tronto, sise à peu de distance de la rivière dont elle emprunte le nom ; cette forteresse, qui existe encore, fut la dernière du royaume napolitain qui résista aux Piémontais, dans la guerre de 1860. Civitella avait été prise par les Français en 1806.

[14] Avant de faire la guerre au Saint-Père, le dévot Philippe II avait consulté les théologiens espagnols et s'était fait autoriser par eux.

[15] Livre IV des Commentaires.

[16] Un de ses mots favoris.

[17] Saint-Geniez entra avec la poudre et tous les soldats, sauf 4 ou 5 piquiers. Montluc, livre IV, édition du Panthéon littéraire, p. 193. Lisez, à la page suivante, comment, obligé de se retirer, il compasse (c'est-à-dire il calcule le temps dans lequel il peut ètre assailli), et sauve ainsi les siens. Il faut, dit-il, tousjours estre aux escoutes quand on est près de l'ennemy.

[18] Il y a un Buonconvento en Toscane, près du confluent de l'Arbia et de l'Ombrone, que les Impériaux avaient occupé en 1553 lorsqu'ils se rendaient au siège de Sienne.

[19] Mémoires de Vieilleville, VIII.

[20] Mémoires de La Chastre, p. 589 et 590.

[21] Il était attaché à cette œuvre depuis 1551 : voyez ci-dessus notre chap. III.