HISTOIRE DE FRANÇOIS II

 

CHAPITRE XV[1]. — LES LETTRES ET LES SCIENCES SOUS FRANÇOIS II.

 

 

Les historiens, portant un intérêt naturel aux lettrés, nous ont laissé des renseignements sur la vie et les faits des principaux d'entre eux. Marchons sur leurs traces et entretenons nos lecteurs des savants de ce temps, en évitant toutefois de tomber dans l'exagération de Jacques-Auguste de Thou, qui met les services de l'imprimeur Robert Estienne au-dessus de tout ce qui a pu être fait de grand en France, s'exprimant ainsi : On peut dire qu'il a rendu de plus grands services à sa patrie et au monde chrétien que ces grands capitaines qui, par leurs exploits, ont reculé nos frontières, et que l'industrie d'un seul homme a fait plus d'honneur au nom François et a plus contribué à le rendre immortel, que ce que nos pères ont fait de plus beau à la guerre ou dans la paix[2].

§ 1er. — Jurisconsultes. — Parmi les jurisconsultes, nous citerons Cujas, Duaren et Ranconet. — Le premier, né à Toulouse et une des grandes réputations du XVIe siècle, professait à Bourges, depuis 1555, les éléments du droit romain dans toute leur pureté ; théoricien avant tout, il rejetait l'expérience acquise par la pratique du barreau de son temps. — Le deuxième, originaire de Bretagne et professeur de droit également à Bourges, était au contraire un praticien, ou plutôt voulait qu'on alliât la pratique du barreau à la théorie, déclarant que sans elle on ne pouvait devenir un jurisconsulte parfait ; il eut, sur la fin de ses jours, des démêlés littéraires avec Cujas, qui conservait d'ailleurs une grande estime pour sa mémoire et ses ouvrages. — Le troisième, né à Périgueux, débuta comme conseiller au parlement de Bordeaux, et devint président aux enquêtes du parlement de Paris. Son instruction était universelle : il cultivait les lettres, la philosophie, les mathématiques ; aucun ouvrage n'est sorti de ses mains, mais il a laissé d'innombrables notes qui ont servi aux autres ; il donnait malheureusement dans l'astrologie judiciaire[3], très à la mode de son temps, et qu'il ne faut pas juger, pour les hommes de son époque, avec la sévérité d'un esprit éclairé par la science moderne. C'est lui qui se couchait de très-bonne heure, faisait un premier sommeil, se levait à matines et travaillait de tête durant quatre heures, se remettait au lit, dormait encore quelques heures, puis, levé définitivement, écrivait ce qu'il avait médité, puis vaquait à ses affaires. Comme la plupart des savants du XVIe siècle, il écrivait avec pureté en latin et en grec[4].

§ 2. — Hellénistes. — Un helléniste, érudit pur, Joachim Perion, né en Touraine, entreprit de traduire Aristote, et eut à soutenir, relativement à son travail, de grands débats avec divers écrivains du siècle, Guerente, Strebée et surtout Ramus ; il a également traduit du grec divers passages des écrits des Pères de l'Église, et a publié plusieurs autres ouvrages.

On possédait, depuis 1545, une traduction d'Homère, par Hugues Salel : Non, dit le traducteur, ou plutôt Dame Poésie qu'il fait intervenir dans sa Préface au Roy,

Non vers pour vers, car personne vivante,

Tant elle soit docte et bien écrivante,

Ne scauroit faire entrer les épithètes

Du tout en rhythme. Il suffit des poètes

La volonté[5] estre bien entendue,

Et la sentence avec grace rendue.

§ 3. — Mathématiciens. — Les mathématiciens de ce temps sont, en France : Le Peletier, Jean Buteon et Viete[6].

Le Peletier ou Pelletier, originaire du Mans, a écrit sur l'algèbre un petit traité imprimé à Lyon en 1554 ; on lui doit la remarque suivante : Dans une équation quadratique — carrée —, lorsque la racine est rationnelle, ce doit être un diviseur du nombre absolu — par exemple dans x2 - 2x = 15, l'inconnue x ou 5 se trouve un nombre exact de fois dans 15 —.

Buteon a publié un Traité d'algèbre en 1559 ; on lui attribue le premier emploi des lettres dans les calculs algébriques, ce qui ouvre à cette science une voie plus étendue et lui donne une nouvelle forme.

Viete, né vers 1540 à Fontenai, dans le Poitou, maître des requêtes, possédait une force incroyable de travail. Le premier il donna une méthode régulière et générale pour appliquer l'algèbre à la géométrie ; mais il conserva une idée confuse des racines négatives des équations, dont l'existence venait d'être indiquée par Cardan, comme nous le dirons dans un instant. Il contesta les avantages du calendrier grégorien, nouvellement adopté, réfuta la prétendue quadrature du cercle donnée par Scaliger, et fit preuve d'une grande pénétration pour expliquer les lettres diplomatiques écrites en chiffres. Il était aussi profondément versé dans la littérature grecque.

Presque tous ces mathématiciens se mêlent encore d'astrologie et des prédictions que les hommes croient pouvoir en tirer.

Rappelons cependant que l'astronomie réelle était en honneur, et que ce fut une éclipse de soleil arrivée en 1560, exactement comme elle avait été calculée, qui détermina le goût du Danois Tycho-Brahé, alors âgé de quatorze ans, pour cette science.

Quelques mathématiciens cependant s'occupent des perfectionnements apportés en Italie aux calculs algébriques : Scipion Ferreo venait de trouver un cas particulier des équations cubiques, comme on disait alors, ou du 3e degré,

x3 + px = q

Tartalea, l'auteur des Quesiti è invenzioni[7], excité par divers problèmes que lui posa un disciple de Ferreo, s'ingénia, trouva également la solution des équations cubiques, et la mit en vers italiens ; il communique ensuite son secret à Cardan, sous promesse de ne pas le publier ; mais celui-ci l'inséra, perfectionné et étendu[8], dans son livre de Arte magna, traité d'algèbre paru en 1545, douze ans avant la mort de Tartalea. Ce traité était répandu en France à la fin du règne de Henri et sous le règne de François II. On doit à Cardan la découverte de la limitation d'un cas des équations cubiques, ce qu'il appelait le cas irréductible, parce qu'alors l'extraction de la racine carrée entrant dans la formule n'était pas possible ; encore résolvait-il parfois ce cas exceptionnel par des voies particulières, étrangères au mode de solution proposé par Tartalea. On doit surtout à Cardan une amélioration capitale pour ce genre de calculs : il aperçut le premier la multiplicité des valeurs de l'inconnue dans les équations carrées et cubiques — du 2° et 3e degré — et la distinction séparative de ces valeurs en positives et en négatives ; exemple ramené à nos notations actuelles, l'équation

x2 + 4x = 21

donne, pour valeurs de x, soit + 3, soit - 7. Si Cardan n'a pas entièrement développé cette dernière découverte, elle ne fit pas moins faire un grand pas à l'algèbre, qui se bornait encore au but pour lequel il avait été imaginé, à la résolution plus prompte et plus facile des problèmes numériques.

La navigation se rattache comme science aux mathématiques. Plusieurs ouvrages utiles aux navigateurs ont été publiés en France pendant ce règne, savoir :

Table de la déclinaison de la ligne équinoctiale par le soleil, par BOSSELIN ; Poitiers, chez Marnef, 1559.

Le grand Routier, ou Pilotage des côtes de l'Europe, par Pierre GARCIE ; La Rochelle, chez Breton, 1560.

§ 4. — Philosophes. — Le champ de la philosophie ne nous offre, sous ce règne, rien de particulier à glaner. Ramus — Pierre La Ramée — professait cette science à Paris, au collège de France[9], et s'était fait un nom célèbre par sa netteté et sa force dans l'enseignement de la logique : il y avait et il y eut pendant le rve siècle et au delà dans toute l'Europe savante, des Ramistes[10] et des Anti-Ramistes. Les Ramistes, comme leur maître, se trouvaient opposés à ceux alors fort nombreux qui marchaient exclusivement sous la bannière d'Aristote ; en un mot, ils sapaient les entraves existantes, le préjugé dominant ; c'étaient des novateurs. Les attaques contre le nominalisme, alors florissant dans l'université de Paris, avaient attiré de bonne heure à Ramus, leur chef, plus d'une persécution ; ses livres avaient été interdits et brûlés, et, plus tard, il fut suspendu de ses fonctions au collège de France[11] : il les reprit momentanément, grâce à l'influence du cardinal de Lorraine, et les exerça pendant le règne entier de François II ; mais, sous Charles IX, un vent hostile souffla de nouveau contre lui. Alors il aurait pu trouver hors de France d'honorables asiles, dit M. Cousin[12] : les invitations les plus flatteuses l'appelaient en Italie et en Allemagne. Il aima mieux souffrir dans son pays et pour son pays. Forcé de fuir la France, il y revint pour être martyr à la fois du protestantisme et de l'idéalisme. Il périt en effet à la Saint-Barthélemy, et l'on en a conclu qu'il avait sans doute fini par se faire protestant[13] ; mais comme il fut tué, suivant Varillas, d'après les incitations de l'un de ses collègues dans le professorat[14], sa mort pourrait n'être qu'un acte d'intolérance profitant pour se produire de l'occasion d'un grand massacre.

§ 5. — Médecins. — Les médecins célèbres sont :

I. Ambroise Paré, né en 1517 d'artisans dénués d'aisance et devenu par son talent chirurgien du Roi, de Henri II à Henri IV, excellent opérateur, lequel, suivant une tradition, voulut trépaner François II dans sa dernière maladie, pour faciliter l'écoulement des humeurs qui obstruaient son cerveau et empêcher leur épanchement interne[15] mais qui ne put exécuter cette opération en présence de l'opposition des médecins de ce monarque, excités, dit-on, par Catherine de Médicis. On doit à Ambroise Paré un traitement particulier des plaies, exposé par lui dans un ouvrage spécial : Manière de traiter les plaies faites par arquebuses (1545)[16], et aussi une méthode qui se rattache au traitement de ces plaies, la ligature des artères[17], substituée à la cautérisation du fer rouge après l'amputation des membres. Le grand mérite d'Ambroise Paré, outre son talent chirurgical, c'est qu'il fut un des premiers vulgarisateurs de la science : il a en effet écrit en français, ce que la Faculté de médecine de Paris lui reprocha rudement, mais sans songer à la contradiction où elle se plongeait, puisqu'elle l'avait, par une exception flatteuse, reçu maître chirurgien, le 18 décembre 1554, malgré son ignorance du latin.

II. Jean Chapelain, médecin du Roi[18] et ami d'Ambroise Paré, lequel se rangea de l'avis de ce dernier pour trépaner le roi.

En livres[19] de médecine publiés sous ce règne, nous citerons :

Traité des causes du ris et de ses accidents, par JOUBERT ; Lyon, 1560.

Claudii Galeni de compositione pharmacorum localium ; Lyon, 1560.

§ 6. — Poètes. — Parmi les poètes de cette époque, et à leur tête, nous devons mentionner le célèbre Ronsard, dont les premiers essais parurent vers 1549, et qui appartient comme tel au règne de Henri II ; mais il vécut et continua ses çhants sous le règne des trois fils de ce monarque. Plusieurs de ses pièces appartiennent donc au règne de François II ; telle est, celle relative au départ de France de Marie Stuart, veuve de ce monarque, départ que le poète déplore.

Comme un beau pré despouillé de ses fleurs,

Comme un tableau privé de ses couleurs,

Comme le Ciel, s'il perdoit ses estoiles,

La mer ses eaux, le navire ses voiles,

Un bois sa feuille, un autre son effroy,

Un grand palais la pompe de son Roy,

Et un anneau sa perle précieuse :

Ainsi perdra la France soucieuse

Ses ornements pendant la Royauté,

Qui fut sa fleur, sa couleur, sa beauté.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . Maintenant la voyant absenter,

Rien que douleur je ne scauroy chanter.

La pièce des Nues, adressée à la Reine-mère durant un voyage qu'elle faisait avec les Princes, date également du début du règne de Charles IX, puisqu'il y est question du mariage du roi de France avec une fille de l'Empereur, et de celui de la reine d'Écosse avec un Espagnol — don Carlos —. Dans cette composition, chaque nuée passagère apporte son dire, sa nouvelle ; l'auteur se sert de cette forme allégorique pour donner de temps à autre un conseil, par exemple :

L'autre soudain, en cheminant par l'air,

Tout en un coup sa charge fait couler,

Versant partout que la partie est forte

Des Huguenots et des Romains, de sorte

Qu'il ne faut rien remuer des deux parts,

Que le profit en viendroit aux soudarts.

Les guerres civiles ne profitent en effet qu'aux soldats, par les occasions de désordre et de pillage qu'elles offrent[20] ; quelle prophétie et quelle leçon, surtout de la part d'un poète dévoué à la cour et au parti catholique !

C'est ce même Ronsard qui a échoué dans la composition d'un poème épique intitulé : la Franciade[21], et il n'y a pas lieu de s'en étonner en lisant, dans la préface de ce poème, ces minutieuses et grotesques recommandations, car à éplucher ainsi l'inspiration, c'est supposer le poète incapable d'en posséder par lui-même ; écoutez-le plutôt. Tu n'oubliras aussi la piste et battement de pied des chevaux, et représenter en tes vers la lueur et la splendeur des armes frappées de la clarté du soleil, et à faire voler les tourbillons de poudre soubs le pied des soldats et des chevaux, courants à la guerre, le cry des soldats, froissis de picques, brisement de lances, accrochement de haches, et le son diabolique des canons et harquebuses, qui font trembler la terre, et froisser l'air d'alentour. Si tu veux faire mourir sur le champ quelque capitaine ou soldat, il le faut frapper au plus mortel lieu du corps, comme le cerveau, le cœur, la gorge, les aines, le diaphragme ; et les autres que tu veux seulement blesser, es parties qui sont les moins mortelles, et en cela tu dois être bon anatomiste.

Un ami de Ronsard, Joachim du Bellay, chanoine et archidiacre de l'Église de Paris, mérite une citation particulière pour ses Regrets et ses Jeux rustiques ; c'est lui qui a dédié un recueil de vers à Marguerite, duchesse de Savoie[22] ; on lui doit aussi une traduction en vers français du discours de l'Hospital sur les Quatre États, traduction assez médiocre, mais qui présente quelque intérêt, le discours original étant perdu. Cette traduction débute par ces vers :

Je t'offre ici Prélat[23], un présent de mon coffre ;

Reçois, Prince et Prélat, le présent que je t'offre.

Du Bellay, comme Ronsard et de Maison-Fleur, a composé des vers pour Marie Stuart. Il a mis au jour plusieurs chansons remarquables par leur allure libre et franche, par exemple celle adressée aux Vents, dans les Jeux rustiques :

A vous, troupe légère

Qui d'aile passagère

Par le monde volez,

Et d'un sifflant murmure

L'ombrageuse verdure

Doucement ébranlez,

J'offre ces violettes.

Un autre poète, Remi Belleau, est celui auquel Ronsard retrace son origine et sa vie dans une épître très-connue, qui dévoile

... Que Belleau et Ronsard n'estoient qu'un

Et que tous deux avoient un mesme cœur commun.

Belleau portait le poids léger de trente-deux années à peine pendant le règne de François II. Une fraîche pièce sur le mois d'avril émane de son inspiration ; la reproduction de la strophe suivante en donnera une idée :

Avril, c'est ta douce main

Qui, du sein

De la nature desserre

Une moisson de senteurs

Et de fleurs

Embaumant l'air et la terre[24].

Ces trois poètes faisaient partie de la pléiade, groupe poétique imaginé par ceux qui en faisaient partie, à l'imitation des poètes alexandrins de la cour de Ptolémée ; des autres figures de ce groupe, Daurat, le précepteur des autres, n'a fait que des vers latins[25] ; Pontus de Thyard versifia à peine, s'adonna aux sciences et gagna un évêché ; Jamyn mérite peu d'être cité ; Jodelle, l'auteur dramatique, gaspille ses facultés, ses protections, son argent et sa santé. Remi Belleau, a dit M. Gérusez[26], est la plus gracieuse figure de cette réunion poétique : rien ne le rattache au pédantisme qui enveloppe le voisinage ; il n'a pas visé haut, et s'est contenté d'exprimer avec grâce et de peindre avec délicatesse ce qu'il a senti. On l'appelait le gentil Belleau.

Un poète du même âge, mais décédé en 1555, Olivier de Magny, rimait aussi avec feu et souplesse ; c'est lui qui commence ainsi un sonnet d'amour :

Je l'aime bien, pour ce qu'elle a les yeux

Et les sourcis de couleur toute noire,

Le teint de rose et l'estomac d'ivoire,

L'haleine douce et le riz gracieux[27].

Citons encore deux poêles en dehors de la pléiade, du Bartas et Ellain. Les poésies du premier, comme Hallam l'a remarqué avec raison, roulent sur l'histoire sainte, fait rare parmi ses contemporains, et qui pourtant semblerait devoir être plus fréquent à une époque de discussions religieuses : cet imitateur de Ronsard a composé un poème intitulé la Semaine, auquel Milton n'aurait pas dédaigné, dit-on, de faire plusieurs emprunts[28].

Nicolas Ellain est moins connu ; il est vrai que c'est à peine un poète. Ce versificateur a pourtant composé des sonnets intéressants[29] et plusieurs pièces latines ; voici l'un de ses sonnets :

Vivre en ce monde cy, mon frère, si tu veux,

Si tu veulx vivre bien, scais-tu qu'il te fault faire ?

Sois courtois à chacun, à chacun debonnaire,

A plus petitz que soy ne sois incurieux.

Sois amy de chacun, à personne odieux,

Imite la vertu de deffunct nostre père,

La grâce et la bonté de nostre bonne mère,

Et garde bien la loy que gardoyent nos ayeulx.

Charles, regarde donc, et d'autant que tu m'aymes

Et que tu m'es plus cher, que ma personne mesmes,

Regarde, ie te pry, de suyvre la vertu.

Mon frere, suiz aussi la science honorable,

Pour ce que le ieune homme apparoist venerable

Aux peuples, quand il est de scavoir revestu.

Les poètes de ce temps ne craignaient pas de prendre part à la lutte des intérêts mis en jeu et qui prolongeaient les troubles : c'est ainsi que Jean Vauquelin de la Fresnaye, dont l'Art poétique, œuvre de mérite, et les autres poésies datent des règnes suivants, écrivit en 1563, pour défendre la cause royale, dont la chute menaçait d'anéantir le lent travail d'unification de la France, écrivit, disons-nous, son discours intitulé Monarchie contre la division, et adressé à la Reine-mère[30].

§ 7. — Auteurs dramatiques. — Jodelle est le chef d'école des auteurs dramatiques de ce temps. Sa comédie d'Eugène ne se recommande pas par la moralité, car il s'agit d'un riche abbé qui a marié sa maîtresse à un niais, et profite de l'embarras financier du ménage pour avouer au mari la situation et le prier de la laisser subsister sans entraves, ce que celui-ci promet ; en même temps, le chapelain de l'abbé détourne de la tête de son seigneur les menaces d'un ancien amant de la femme qui revient furieux, en amenant la sœur de cette femme à donner ses bonnes grâces à ce malencontreux réclamant. Si la fable de cette pièce est peu morale, elle se trouvait au niveau de la corruption de la société qui l'écoutait et s'y plaisait : mais le vers — à huit syllabes — en est facile, le dialogue vif, les malices nombreuses ; on n'avait pas encore aussi bien fait au théâtre. Néanmoins, Ronsard, dans son enthousiasme, exagère quand il l'appelle immortel, veut qu'on lui décerne un bouc, comme dans l'antiquité[31],

Pour avoir, d'une voix hardie,

Renouvelle la tragédie,

et va jusqu'à prétendre qu'en ses œuvres

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sophocle et Ménandre

Tant fussent-ils savants, y eussent pu apprendre.

Jacques Grevin a fait représenter en 1560, au collège de Beauvais, une comédie les Esbahis, et une tragédie intitulée Jules César ; les vers de cette dernière nous paraissent durs : mais il y en avait d'applaudis, par exemple ceux-ci ; c'est Brutus qui parle (acte II) :

Et quand on parlera de Cesar et de Romme

Qu'on se souvienne aussi qu'il a esté un homme,

Un Brute, le vangeur de toute cruauté,

Qui aura d'un seul coup guigné la liberté.

Quand on dira : Cesar fut maître de l'Empire,

Qu'on die quant et quant Brute le seut occire.

Quand on dira : Cesar fut premier Empereur,

Qu'on die quant et quant Brute en fut le vangeur[32].

Si l'on songe que ce sont les vers d'un jeune homme de vingt-deux ans, à une époque où l'art théâtral sortait à peine des langes, on conviendra qu'avec plus de persévérance et de travail, un pareil auteur[33] eût pu se perfectionner et devenir un écrivain dramatique d'un ordre élevé[34]. Le malheur de ce temps, c'est que tous les auteurs dramatiques composaient avec une fougue et une vivacité incomparables, puisque Jodelle lui-même mettait dix matinées à faire une tragédie, et que sa comédie d'Eugène lui coûta moins encore ; prodigieuse facilité assurément, mais qui ne suffit pas. En dépit de cette facilité, le répertoire de chacun d'eux se trouve peu étendu, soit fatigue, soit dédain de leur ouvrage ; la plupart moururent jeunes. Jacques Grevin, par exemple, succomba âgé de trente et un ans ; doué de l'art d'écrire, il a produit beaucoup d'ouvrages ; comme médecin, il entretint avec l'un de ses confrères, qu'il malmena vertement en prose et en vers, une controverse relative à l'antimoine.

§ 8. — Nouvellistes. — Bonaventure des Periers n'existait plus sous le règne de François II, mais si ce n'est ses poésies, au moins ses contes à la façon de Boccace, intitulés Nouvelles récréations et joyeux devis, furent lus et relus à cette époque ; on peut le conclure d'une édition postérieure, annonçant qu'on les réimprime dans le but de fournir aux dames une lecture divertissante durant les guerres civilles ; on peut l'induire également de ce qu'une édition dans le format petit in-4° en avait paru à Lyon, chez le libraire Robert Granjon, en 1558, édition promptement épuisée, puisqu'une autre voit le jour dans la même ville dès 1561. Cet écrivain fut, on le sait, valet de chambre de la sœur de François Ier, Marguerite de Valois, reine de Navarre, princesse amie des lettres.

Cet auteur prémunit son siècle contre les espoirs chimériques dont le berçaient les alchimistes, alors très en faveur. Écoutez plutôt sa douzième nouvelle intitulée : Comparaison des alquemistes — alchimistes — à la bonne femme qui portait une potée de lait au marché : Chacun sait que le commun langage des alquemistes, c'est qu'ilz se promettent un monde de richesses, et qu'ilz scavent des seçrets de nature que tous les hommes ensemble ne scavent pas ; mais à la fin tout leur cas s'en va en fumée, tellement que leur alquemie se pourroit plus proprement dire : Art qui mine ou Art qui n'est mie ; et ne les scauroit-on mieux comparer qu'à une bonne femme qui portoit une potée de laict au marché, faisant son compte ainsi : qu'elle la vendroit deux liards ; de deux liards elle en achepteroit une douzaine d'œufs, lesquelz elle mettoit couver, et en auroit une douzaine de poussins ; ces poussins deviendroient grands, et les feroit chaponner ; ces chapons vaudroyent cinq solz la pièce : ce seroit un escu et plus, dont elle achepteroit deux cochons, masle et femelle, qui deviendroyent grands et en feroyent une douzaine d'autres, qu'elle vendroit vingt solz la pièce, après les avoir nourriz quelque temps ; ce seroyent douze francs dont elle achepteroit une jument, qui porteroit un beau poulain, lequel croistroit et deviendroit tant gentil ; il saulteroit et feroit hin. Et en disant hin, la bonne femme, de l'aise qu'elle avoit en son compte, se print à faire la ruade que feroit son poulain, et, en la faisant, sa potée de laict va tomber et se respandit toute. Et voilà ses œufs, ses poussins, ses chapons, ses cochons, sa jument et son poulain tous par terre. Ainsi les alquemistes, après qu'ils ont bien fournayé, charbonné, lutté — bouché —, soufflé, distillé, calciné, congelé, fixé, liquefié, vitrefié, putrefié, il ne faut que casser un alembic pour les mettre au compte de la bonne femme. Sauf la jument et son poulain, devenus une vache et son veau, La Fontaine a suivi de point en point, dans sa fable la Laitière et le Pot au lait, la série du rêve fait en marchant par la bonne femme de Bonaventure des Periers[35].

§ 9. — Romanciers. — Rabelais, étant mort vers 1553, n'appartient pas aux écrivains de ce règne ; sinon nous aurions rappelé qu'il s'élève contre la guerre comme contraire à la profession de l'Évangile, par lequel nous est commandé garder, sauver, régir et administrer chascun ses pays et terres, non hostilement envahir les autres. Et, ajoute-t-il, ce que les Sarrasins et barbares jadis appelloient prouesses, maintenant nous appellons briganderies et meschancetés. A l'égard de la guerre civile, il désire qu'on la nomme autrement et qu'on y fasse moins attention, sans doute qu'on soit moins sévère pour la réprimer ; disant : Comme Platon (de Rep., liv. V) vouloit estre non guerre nommée, ains — mais — sédition, quand les Grecs mouvoient armes les uns contre les autres. Ce que si par male fortune advenoit, il commande qu'on use de toute modestie. Si guerre la nommez, elle n'est que superficiaire, elle n'entre point au profond cabinet de nos cœurs, car nul de nous n'est oultragé en son honneur ; et n'est question, en somme totale, que de rabiller quelque faute commise par nos gens, jentends et vostres et nostres[36]. Que pensez-vous de cette indulgence, et n'y voyez-vous pas une allusion, un appel à la clémence en faveur des réformés ? Le grand écrivain en était bien capable, et ce ne serait pas un des conseils politiques les moins sérieux cachés sous son style jovial ; de Rabelais, en effet, on peut dire comme du Français en général : Il aime à rire, mais ne vous fiez pas à sa réputation de légèreté[37].

 

 

 



[1] Nous excluons de ce chapitre les traités et livres relatifs à la religion, Lesquels sont alors fort nombreux, tels que : Oraison de la paix, par Guillaume AUBERT, 1559 ; — S. Patris Macarii Ægyptii homiliæ quinquaginta, interprete Joanne Pico ; Paris, mai 1559, ouvrage correctement imprimé par Guillaume Mord, imprimeur et libraire royal es lettres grecques ; — Confessio christianæ fidei, par TH. DE BÈZE, 1560 ; — Sermons sur l'Oraison  dominicale, par MONTLUC, 1561, etc. A fortiori excluons-nous l'ouvrage suivant : Écriture universelle cabalistique, traduite par DE FOLLANGE, petit in-4°, Paris, 1561.

[2] Histoire universelle, livre XXIII, édition française de Londres, in-4°, 1734, tome III, p. 419.

[3] Il l'avait étudiée avec Cardan.

[4] On n'était point alors réputé homme de lettres si l'on ne savait au moins le latin.

[5] Le sens.

[6] Nous ne citons pas Ramus, à ce titre, parce qu'il n'a fait aucune découverte dans les mathématiques, et que ses Éléments de géométrie et son Traité d'arithmétique sont médiocres : il était, depuis 1564, professeur au Collège de France pour la philosophie et l'éloquence.

[7] Nous écrivons souvent en France TARTAGLIA. Cet auteur s'est occupé de fortification ; un ouvrage, émané de lui et écrit en français, aurait été publié à Reims en 1556 avec ce titre : Manière de fortifier les citez eu égard à la forme. Consultez sur Tartaglia l'Histoire de la fortification permanente de M. de Zastrow, p. 90 du tome Ier de la nouvelle édition (1866) de ma traduction.

[8] Alors devenu presque sa propriété, opine MONTUCLA, Histoire des mathématiques, 1758, tome Ier, p. 484. Ce fut un disciple de Cardan, Louis Ferrari, déjà son coopérateur dans la résolution des équations du troisième degré, qui découvrit un peu plus tard la résolution des équations du quatrième degré. Voyez BOSSUT, Histoire des mathématiques, 1810, tome Ier, p. 273.

[9] Il occupait dans cet établissement, depuis 1551, la chaire de rhétorique et de philosophie, créée pour lui.

[10] Peu en Italie.

[11] Peu de temps avant sa mort, Henri II l'avait pourtant désigné comme membre d'une commission chargée de réformer l'université.

[12] Cours de l'histoire de la philosophie, XVIIIe siècle, 10e leçon.

[13] Ce ne serait en tout cas que postérieurement au colloque de Poissy (1561).

[14] Ce collègue se nommait Charpentier.

[15] Ce qui semblerait donner de la consistance à cette opinion, c'est que, peu de mois après la mort du jeune monarque qu'on l'avait empêché de sauver, Paré publia un nouvel ouvrage sous ce titre : La méthode curative des playes et fractures de la teste humaine, avec les pourtraits des instruments nécessaires pour la curation d'icelles ; Paris, 1561, in-8°, avec le portrait de l'auteur. — Néanmoins, un bruit répandu par les ennemis des princes, auxquels la mort du roi était favorable, prétendit qu'Ambroise. Paré avait avancé la mort de François II. Voyez Abrégé de l'Histoire de France, par MÉZERAY, fin du règne de François II. — Suivant Anquetil, les soupçons touchant le décès de ce monarque n'ont jamais été éclaircis.

[16] Ses Œuvres complètes ont été réunies et publiées par lui-même dans le format in-folio dès 1561, plusieurs fois réimprimées ou traduites depuis cette époque, notamment en 1614 (septième édition), et enfin rééditées en 1840, en 3 vol. in-8° et 247 planches, par M. Malgaigne.

[17] Cette méthode contrariait l'opinion médicale du temps sur les artères. Consultez, en divers endroits, notamment p. 84 et 428, l'ouvrage suivant : Galeni de Hippocratis et Platonis dogmatibus, libri IX, Iano Cornario Medico Physico interprete ; Lugduni, apud Paulum Mirallietum, sub insigni divi Pauli, M. D. L., in-16.

[18] Depuis premier médecin de Charles IX.

[19] Les livres de ce temps n'étaient pas chers, ou du moins ne nous paraissent pas tels, car un Plutarque, en 7 vol. in-8°, coûtait quarante sous ; seulement quarante sous du milieu du XVIe siècle représentent sept livres du temps de Louis XV, soit environ vingt et un francs, valeur correspondant à 1840.

[20] Et aussi à quelques ambitieux.

[21] On doit à N. Viennet une nouvelle Franciade : ce poème a paru en 1863, et comprend dix chants.

[22] Ces princesses de la cour de France étaient toutes lettrées et aimaient la poésie ; depuis Ronsard, chacune avait son poète. Telle fut encore Élisabeth de France, sœur de François II et épouse de Philippe II.

[23] Le discours est adressé au cardinal de Lorraine.

[24] Ce rythme parait être de l'invention de Ronsard ou de du Bellay.

[25] Ronsard écrit d'Aurat. Voyez son fameux sonnet : Ils ont menty, à Aurat, dans lequel il désavoue avoir jamais déclaré que du Bartas lui fût supérieur. Ce désaveu rappelle Voltaire se rebiffant contre l'assertion qu'il était le soleil couchant vis-à-vis de d'Arnaud (Thomas-Marie de Baculard, dit).

[26] Histoire de la littérature française, depuis ses origines jusqu'à la Révolution, livre III, Renaissance, chap. II.

[27] Consultez sur ces poètes le Tableau de la poésie française au XVIe siècle, par M. SAINTE-BEUVE, un des premiers et meilleurs ouvrages de cet écrivain.

[28] Histoire de la littérature de l'Europe pendant les XVe, XVIe et XVIIe siècles, par HALLAM, chap. V du XVIe siècle.

[29] Les sonnetz de Nicolas Ellain, parisien (et médecin), livre II, à Paris, chez Vincent Sertenas, 1561. On doit au même écrivain un Discours panégyrique adressé à Pierre de Gondy, évêque de Paris, le 9 mars 1570, à son entrée dans cette ville. — Ellain a eu la rare fortune, pour un poète ordinaire, de trouver un bibliophile, M. Genty, qui a réédité ses sonnets juste trois siècles après leur première publication.

[30] Imprimé à Paris, en 4570, chez Morel. — Vauquelin compte des services militaires : sous Henri III, il fut commissaire des vivres en plusieurs sièges.

[31] Chez les anciens, on décernait au poète tragique, pour une œuvre méritoire, un bouc ou une peau de bouc remplie de vie, récompense de peu de valeur, mais considérée comme un honneur.

[32] Le lecteur est prié de se reporter à l'Annexe A, qui donne plusieurs extraits des pièces et poésies de Grevin.

[33] Outre les Esbahis, on lui doit ta comédie de la Trésorière. Dans la première de ces pièces, il rappelle ses efforts et ceux de ses émules pour faire revivre et présenter

............... L'antiquité

... D'une face plus hardie.

[34] La Harpe reconnaît à cet auteur des idées grandes et fortes.

[35] Le fabuliste ajoute même dans sa morale, un vers excellent et pris sur le vif :

Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi.

[36] Gargantua, I, XLVI.

[37] A la suite du présent chapitre sur les lettres et les sciences, cette histoire devrait offrir un chapitre sur les arts ; mais, à cet égard, je demande la permission au lecteur de déclarer mon incompétence, et de me contenter d'une simple note renvoyée aux annexes.