HISTOIRE DE FRANÇOIS II

 

CHAPITRE XIII. — CONVOCATION DES ÉTATS D'ORLÉANS. - CONDAMNATION À MORT DU PRINCE DE CONDÉ.

 

 

On prétendait que la surprise tentée sur la ville de Lyon avait eu lieu de concert et d'intelligence avec le prince de Condé ; les Guises le crurent, et sans doute ils avaient des raisons pour cela ; mais entre une conviction morale et une certitude il y a loin, principalement dans un temps de troubles et de dissensions. En tout cas, il eût mieux valu aborder franchement l'accusation et en faire un acte public.

Au lieu de cela, après avoir brusquement arrêté, le 27 août, deux jours après la clôture de l'Assemblée, le vidame de Chartres, qui pressait les Bourbons, ses parents[1], à prendre part à la guerre civile, et l'avoir conduit à la Bastille, appuyé seulement sur cette invitation du vidame[2], on fit écrire au Roi une lettre adressée au roi de Navarre, par laquelle on se plaignait de la conduite du prince de Condé, et on demandait sa comparution à la cour. Antoine de Bourbon répondit que, voyant ses ennemis en autorité, il ne pouvait déférer à cette demande ; Condé, averti par les Châtillon, frères de sa belle-mère, fit la même réponse. Le parti de se défaire d'eux tombait s'ils persistaient ; on leur dépêcha le cardinal de Bourbon[3], puis M. de Crussol, porteur d'instructions secrètes, dont le texte existe encore et qui sont datées du 30 août. Ces deux envoyés devaient engager les deux frères à venir assister aux États généraux, et les assurer qu'ils ne pourvoient estre plus seurement en leurs propres maisons ny en autre lieu où ils peussent aller qu'à la cour. Pendant ce temps, un secrétaire d'État écrivait : A la fin il fauldra qu'ils dient peccavi et qu'ils cognoissent leur créateur[4]. Si vivement sollicité, le roi de Navarre commit la faute de promettre d'y aller et d'y mener son frère, surtout d'y aller seulement avec son entourage ordinaire, et non avec une forte escorte, comme avait fait le connétable pour se montrer à Fontainebleau ; un nombre considérable de protestants lui offraient en effet de l'accompagner et de le servir en toutes choses, pourvu qu'il se déclarât appartenir à la religion réformée, lui garantissant alors qu'il serait mieux entouré que les Guises. De son côté, Condé, quoique, dûment averti des dangers qu'il courait, n'était pas homme à user d'une réserve qui pouvait ressembler à de la peur ; il n'objecta donc rien à la promesse de son frère, et tous deux partirent, avec peu de suite, de Nérac pour Orléans, où le Roi s'était rendu[5].

Pendant ce voyage, il ne fut pas un mot, un geste de ces princes, qui ne revint à la cour, vu le nombre d'espions mis à leurs trousses par les Guises[6]. Ceux-ci osaient tout, méditant déjà de faire présenter par le Roi aux États généraux, ou du moins à tous les chevaliers de l'Ordre, une formule de foi obligatoire. En attendant, ils obtinrent du Conseil royal un ordre d'arrêter les princes de Bourbon, ordre que tous les membres signèrent, eux excepté, pour ne pas paraître agir par esprit de vengeance personnelle.

Ceux-ci avançaient, et la cour s'étonnait de leur imprudence. Leur résolution étoit d'aller droict leur route, quoy qu'il en deust advenir, et ne faire que petites journées, de sorte qu'il sembloit proprement, — spectacle pitoyable ! — dit Regnier de la Planche, qu'ils — les Lorrains — usassent du roy de Navarre comme d'un prevost des marchands pour mener son frère prisonnier, et qu'il s'allast luy-mesme rendre ès mains de ses ennemis pour estre à leur mercy. A peine arrivés, comme on les recevait sans honneur[7], et qu'ils entraient en une armée et non pas en une cour, suivant l'expression pittoresque d'un des leurs, le prince de Condé s'écria : Nous sommes trahis !Ils n'oseraient, répliqua son frère. Et cependant l'attitude des courtisans semblait significative ; non-seulement on se moquait d'eux, mais on les montrait au doigt, ce qui paraissait dur au roi de Navarre, parce que la plupart de ces seigneurs avaient reçu, par son intermédiaire, leurs biens et leurs honneurs ; toutefois, c'est là en effet l'image des cours, tant est muable et variable la condition des courtisans.

Le Roi reçut d'abord les deux princes en présence des Guises, étant entouré des capitaines de ses gardes, puis les conduisit chez la Reine-mère. Celle-ci les admit chez elle avec les marques d'honneur accoutumées, mais d'un visage triste. François II, se tournant alors vers le prince de Condé, lui dit : Jamais le Roi ne vous a fait injure ni mauvais traitement ; pourtant vous avez tramé plusieurs entreprises contre son État et allumé la guerre civile en plusieurs parties du royaume ; comme sujet et comme parent, vous avez failli, et je vous ai mandé pour éclaircir la vérité sur une chose de telle importance. — Ce ne sont que des calomnies inventées par nies ennemis, répondit hardiment le prince, et je ferai constater clairement mon innocence. — Eh bien ! reprit le Roi, il faut y procéder par les voies ordinaires de la justice. Et sortant vivement, le monarque ordonna de le retenir prisonnier. La Reine-mère adressa quelques mots de consolation au roi de Navarre, tandis que le prince de Condé se plaignait seulement d'avoir été trompé par le cardinal son frère, ignorant sans doute que ce dernier n'était venu les quérir qu'après avoir reçu le serment du Roi et de la Reine-mère pour leur liberté et leur sûreté[8]. Malgré les politesses de la Reine-mère, Antoine de Bourbon fut réduit à une demi-prison, ne pouvant sortir, mais recevant qui bon lui semblait : quant à Condé, on l'enferma dans une maison transformée en une véritable forteresse.

Ce dernier prince était, plus encore que son frère, de connivence secrète avec les protestants, et il avait, sinon fomenté de son initiative, au moins encouragé la guerre civile depuis la conjuration d'Amboise, cela ne fait aucun doute ; mais le fait de l'attirer à la cour traîtreusement et de mêler à la trahison son propre frère, le fait encore de l'arrêter à peine arrivé, sans acte préliminaire, cette conduite vis-à-vis d'un prince du sang peut s'expliquer par le besoin de légitime défense, mais elle n'est pas digne d'un gouvernement, et manquait de tact politique, en ce sens que, si la culpabilité de l'accusé n'était pas prouvée, et même avant, elle pouvait soulever, par l'indignation, une partie du pays toute prête à faire appel aux armes, et donner à la fois à la guerre civile une armée nombreuse et un chef puissant n'ayant plus rien à ménager. Déjà le lendemain de la conjuration d'Amboise, on eût pu ramener le prince de Condé, en usant vis-à-vis de lui de la clémence d'Auguste, en ne tenant pas à prouver qu'il était de cette conspiration ; tel était l'avis de François de Guise, mais celui du cardinal de Lorraine l'emporta[9]. Le prince en avait gardé rancune au gouvernement ; que serait-ce quand il aurait été une seconde fois en accusation ?

L'arrestation du roi de Navarre et du prince de Condé ne suffit pas. On arrêta Améric Bouchard, secrétaire ou chancelier du premier de ces princes, et l'on saisit ses lettres et ses papiers ; c'était, paraît-il, un personnage peu estimable, qui avait trahi Antoine de Bourbon, et cherchait en ce moment à s'esquiver pour abandonner à son tour la cause de François II, à laquelle il s'était laissé gagner. Voylà, dit à son sujet Regnier de la Planche, comment ces pauvres princes estoyent maniés par leurs propres serviteurs. On mit également sous les verrous Madeleine de Roye, belle-mère du second, jusque-là demeurée sans soupçon, sous prétexte qu'elle participait aux conspirations et entreprises qui agitaient le royaume.

L'éclat était grand ; il fallait y répondre et mener ces illustres prisonniers à la mort. Une commission fut nommée pour juger le prince de Condé, le plus compromis, par, lequel il convenait de commencer. Elle se composait de Christophe de Thou[10], président ; de Barthélemy Faye[11] et de Jacques Violle, conseillers au parlement ; de Gilles Bourdin, procureur général du Roi, et du greffier Jean du Tillet. On avait beau avoir prévenu l'opinion, au moins à la cour, en répandant les motifs de l'arrestation du prince de Condé et en le disant coupable du crime de lèse-majesté, on avait beau répéter à tous qu'il avait refusé d'ouïr la messe d'un prêtre que le Roi lui avait envoyé exprès, néanmoins, la commission endossait une grave responsabilité : elle suivit les formes juridiques, seul moyen de se mettre à couvert.

A la première séance (14 novembre 1560), sur l'indication des charges pesant sur lui et sur l'invitation de répondre, le prince demanda l'autorisation de communiquer avec son conseil, composé de deux avocats au parlement de Paris, Claude Robert et François de Marillac. De l'avis de ces avocats, il réclama son renvoi par-devant les princes du sang et les pairs de France, vu son rang ; le président, néanmoins, lui prescrivant de répondre, il spécifia qu'il en appelait.

Le lendemain, Christophe de Thou lui signifia le rejet de son appel. Il en appela encore ; mais, sur l'observation que la commission représentait le Roi, et n'avait aucune juridiction au-dessus d'elle, qu'il ne pouvait en appeler du Roi au Roi, il ne demeura interdit et riposta : J'en appelle du Roi mal conseillé au Roi bien conseillé. Sur l'insistance du président le sommant de répondre enfin, sous peine d'être atteint et convaincu des crimes dont il était chargé, il se retrancha de nouveau dans son appel et rapporta le tout au Roi. Afin de ne pas le condamner taciturne, on imagina de le faire répondre par-devant l'un de ses avocats, Robert, ce que celui-ci fit la faute d'accepter ; en conséquence, il mit sur un papier ce qu'il voulait répondre, et même le signe. Quoiqu'on ne pût rien tirer contre lui de cet écrit, on avait obtenu de le faire répondre.

Alors, on réunit plusieurs chevaliers de l'Ordre[12], quelques pairs de France, et un certain nombre de membres du Conseil privé. Un jugement fut bientôt formulé ; il en sortit une condamnation à mort, que tous les membres encore ne signèrent pas[13] : le chancelier, entre autres, refusa sa signature, arguant de l'urgence d'un examen plus approfondi. Suivant l'intention des Guises, le condamné devait être exécuté le 26 novembre, d'après une version, le 10 décembre, jour de l'ouverture des États généraux, suivant une autre version.

Le parti des princes Lorrains, afin d'en finit d'un coup et d'abattre tous ceux qui conspiraient sa perte, d'après les aveux et les papiers de La Sague, avait songé à donner au condamné deux compagnons d'infortune, le connétable et Coligny. Le premier était poursuivi en qualité de conspirateur contre l'État, car on ne pouvait, lui et ses fils, les accuser d'hérésie ; mais, averti de l'arrestation du prince de Condé, il demeura sur ses gardes et ne vint pas se livrer. Quant à l'amiral, sachant qu'on en voulait à sa vie, il refusa de ne pas accomplir son devoir, c'est-à-dire de se rendre aux États généraux[14], et il le fit courageusement, ayant l'intention d'avouer sa croyance devant le Roi, cet aveu eût sans doute servi de signal contre lui.

Quant au roi de Navarre, il n'avait pas encore, suivant l'expression d'un chroniqueur, avalé toutes ses poires d'angoisse ; sa perte était résolue, sur les instances du maréchal de Saint-André, plaidant que ce prince chercherait toujours à venger son frère. Suivant Castelnau, il ne devoit bouger de prison serrée, s'il n'avoit pis ; mais quand le Roi le fit mander — c'était la troisième fois —, il fut traité avec douceur et ne reçut qu'une gracieuse remontrance, ce qui fit tomber son fiel, car il estoit bon prince, et améliora la réponse qu'il méditait[15]. Une autre version modifie singulièrement le narré de cette visite, tout en lui laissant le même résultat. Le jeune Roi devait, dans son entrevue avec le roi de Navarre, reprocher à ce dernier sa trahison, et lui parler de telle sorte qu'il s'échauffât ; à un signe, à un appel du monarque, deux affidés devaient se précipiter sur le coupable et le daguer : du moins telle avait été la convention avec ses oncles. Mais François II changea d'avis ou n'osa donner le signal, malgré la voix du duc de Guise disant de lui derrière la porte : Le lâche ! il n'ose tenir sa promesse ; et l'audience royale, dans laquelle Antoine de Bourbon, averti, s'était résolument jeté, disant à un affidé : Si je meurs, envoyez ma chemise sanglante à ma femme et à mon fils, l'un et l'autre me vengeront[16], cette audience ne fut pas souillée d'un attentat commis sans jugement sur le premier prince du sang. Ce fut heureux, non pour le jeune Roi, mais pour ses frères, car de cet attentat serait sortie une révolution qui eût anéanti leur couronne : avec l'esprit français, on ne pouvait longtemps se montrer de l'école de Philippe II et agir avec sa rigueur. Arrivé à ce degré de vouloir faire jouer à un roi un pareil rôle[17], mieux valait encore la véritable guerre civile[18], parce que les habitudes militaires y conservent une certaine loyauté[19].

 

 

 



[1] Le vidame était à la fois parent des Bourbons et cousin du connétable. Lisez à ce sujet la page 451 du tome Ier des Additions aux Mémoires de Castelnau, par LE LABOUREUR.

[2] Elle avait été découverte par des lettres écrites au prince de Condé, et dont l'un de ses gentilshommes, nommé La Sague, était porteur ; celui-ci, mis à la question, finit par avouer qu'elles étaient écrites en encre sympathique, ce qui donna le moyen de les lire. — Le vidame avait dit également qu'il fallait réduire à leur juste prix les princes Lorrains, princes de second ordre.

[3] CASTELNAU, II, IX.

[4] De l'Aubespine au duc d'Aumale, 9 octobre 1560.

[5] François II fit son entrée à Orléans le 18 octobre.

[6] Ceci justifie pleinement le mot du maréchal de Saint-André : Au temps où nous somes le moins escripre est le meilleur.

[7] La grand'porte leur fut refusée ; ils mirent pied à terre dehors et pénétrèrent par le portillon.

[8] Histoire universelle, par D'AUBIGNÉ, fin du chapitre XVII du livre II.

[9] Mémoires de Castelnau, I, IX. En général, François de Guise voulait que le gouvernement ne montrât ni soupçon ni alarme, et qu'il laissât les conspirateurs dans une fausse confiance, afin qu'ils dévoilassent leurs projets, qu'on pût les saisir en flagrant délit et les punir. Suivant lui, faire quelques concessions et afficher de grands préparatifs de répression, comme le voulait son frère, c'était avertir deux fois les conjurés.

[10] Père de l'historien.

[11] Ami de Michel de l'Hospital.

[12] D'après une ordonnance de Louis XI, un chevalier de l'Ordre n'était tenu de répondre que devant des juges appartenant à l'Ordre ou tout au moins désignés par le chapitre de cet Ordre.

[13] Mémoires de Castelnau, II, XI. La Planche assure que tous les juges signèrent.

[14] Aux États généraux d'Orléans, le clergé demanda l'élection des pasteurs par les fidèles, la noblesse et le tiers état la tolérance religieuse, tous l'économie dans les finances de l'État, le cardinal de Lorraine un impôt sur les riches, idée juste, puisque les riches ou nobles ne payaient pas alors de taille, et que parvenir à les y soumettre, c'était la première et la meilleure des égalités à désirer.

[15] Mémoires de Castelnau, II, XI.

[16] Les chroniqueurs sont unanimes pour louer le courage tardif du roi de Navarre.

[17] Suivant Regnier de la Planche, les princes Lorrains avaient déjà voulu que le Roi tuast le prince de Condé, et qu'en faisant semblant de se jouer à luy il lui donnast de la dague dans le sein.

[18] On peut sinon la désirer, au moins en attendre des résultats : témoin le marquis de Bouillé, qui la croyait nécessaire en 1790 pour sauver le roi, la monarchie, la France entière, quoiqu'il eût la guerre civile en horreur. Voyez ses Mémoires, chapitre XIII, édition Didot, grand in-18, 1859, p. 200.

[19] M. Henri MARTIN en rend témoignage dans son Histoire de France, lorsqu'il rassemble les inspirations louables qui arrêtèrent en province les suites de la Saint-Barthélemy, malgré les ordres formels de la cour : Il est bien à remarquer, dit-il, que les exemples de générosité, qui tranchent au milieu de tant de traits ignobles, furent donnés par des hommes violents, cruels même, mais auxquels les habitudes militaires avaient inspiré une certaine loyauté ; la basse perfidie de la cour leur souleva le cœur.