HISTOIRE DE CHARLES IX

LIVRE III. — APRÈS LA SAINT-BARTHÉLEMY

 

CHAPITRE VII. — L'ARMÉE FRANÇAISE EN 1574.

 

 

Essayons de retracer ce que pouvaient être, au lendemain de longs troubles, les forces militaires de la France.

Il n'y a pas encore d'armée permanente, quoique les essais à ce sujet remontent à Charles VII et à Charles V. En effet, le chancelier Michel de l'Hôpital s'exprime formellement dans son discours à l'ouverture des états d'Orléans : Et d'autant qu'il est à craindre qu'aussi tost que le roy aura levé et osté ses forces, les réformés ne reviennent et fassent pis que devant, et que ce soit comme la guerre des Parthes ou Numides ; il est nécessaire de faire de deux choses l'une : ou que le roy tienne tousjours sus une armée pour les contenir, qui seroit à la grande foule[1] du peuple et finances du d'et seigneur, ou que vous, bourgeois et habitons des villes, preniez ce soing et charge sur vous. Le nœud de la question se trouve compris dans ces paroles ; on regardait comme trop onéreux l'entretien d'une armée constamment sur pied. Cependant il est des moments où l'on sent la nécessité des soldats pour la répression des troubles domestiques ; c'est encore l'Hôpital qui le dit, et certes, comme tous les bons esprits, il n'était pas pour la domination militaire et la prépondérance de cohortes prétoriennes. Voici ce second passage : Ô toi, roi Charles, reprends courage : tu as à ta disposition des armes et des soldats ; avec eux tu pourras reconquérir la puissance arrachée jadis à tes jeunes mains ; sauve la patrie des fléaux qui l'accablent, des tyrans qui la perdent ; fais tomber le glaive qui menace d'égorger tous les hommes de bien, et la France, heureuse et fière de ne servir qu'un seul maitre, aura recouvré sa liberté[2].

 

§ Ier. — INFANTERIE.

Un certain nombre de régiments se trouvaient déjà formés, non-seulement avec les gardes-françaises dont nous avons parlé, mais aussi avec les vieilles bandes.

Au commencement du règne qui nous occupe (1561), il y avait eu 3 gros corps de fantassins, chacun aux ordres d'un mestre de camp, ce qui divisait le commandement unique de cette arme, fonction dont les inconvénients étaient apparus quand le colonel général de l'infanterie s'était trouvé dans les rangs protestants ; l'idée de ce fractionnement, à en croire Brantôme, appartenait à François de Guise, qui s'entendoit à l'infanterie aussi bien qu'homme de France, encore qu'il n'y a été nourri, et l'aimait fort. Plus tard on compléta ces trois régiments et les 8.000 soldats encore organisés en bandes ; on les compléta, pour grossir l'armée royale, avec des levées improvisées dont la destination fut de s'opposer à ces soldats précédemment licenciés après chaque campagne, principalement après la guerre d'Italie, et qui accouraient avec une grande facilité sous les drapeaux des huguenots. C'est ainsi que Montluc leva un régiment dès la prise d'Orléans par le prince de Condé (1562), et qu'à la date du 14 août de la même année Charles IX ordonna la formation de trois autres régiments dont le commandement fut confié à MM. d'Hémery, de lieux et de Sarlabous le jeune : les forces ramenées d'Italie par M. de Brissac constituèrent également un régiment. Lors de la bataille de Dreux, outre les garnisons et des bandes isolées, le roi disposait donc de huit régiments d'infanterie. A la paix suivante, ces régiments disparurent, et il n'y eut plus que des compagnies ou bandes. Néanmoins, lorsque les gardes-françaises prirent naissance en 1564, la France possédait les éléments de 9 régiments. En 1566, les gardes-françaises elles-mêmes, qui avaient accompagné le monarque dans son long voyage au travers de la France et étaient un objet de méfiance poules réformés, furent réparties en compagnies. Mais Catherine de Médicis avait tourné la difficulté en faisant appel aux Suisses et en obtenant des cantons 6.000 soldats, soi-disant pour les opposer aux soldats concentrés en Flandre par le duc d'Albe, et ce fut, nous l'avons dit dans un précédent chapitre, un régiment suisse, celui de Pfiffer, qui protégea, le 23 septembre, la retraite de la cour de Meaux sur Paris. Ce fait d'armes remarquable détermine la transformation des soldats de Pfiffer en un régiment des gardes suisses ; c'était eu réalité un dixième régiment. Une nouvelle organisation eut lieu à la date du 27 octobre 1567 ; les Suisses demeurèrent à part, et des bandes du nord amenées par Philippe Strozzi, des bandes du midi conduites par Brissac, et de toutes les bandes françaises fortes de 14.000 hommes au moins, furent constitués 2 gros régiments — nous dirions aujourd'hui des divisions —, le régiment de Strozzi, le régiment de Brissac, partagés chacun en régiments secondaires aux ordres d'un mestre de camp. La campagne de 1569 se passa en partie avec l'infanterie organisée de la sorte. Brissac ayant été tué au siège de Mussidan, Strozzi devint le seul colonel de l'infanterie, et le décès de d'Andelot ne tarda pas à le mettre en possession entière et sans conteste du titre de colonel général. On ne laissa qu'un seul régiment de 10 compagnies en dehors de son autorité, celui de Piémont, dont le frère du comte de Brissac prit le commandement ; puis les autres régiments et les compagnies restantes furent définitivement groupés en 3 corps, en sorte que l'on obtint ainsi :

Le régiment de gardes-françaises, fort de 15 enseignes et ayant Cosseins pour chef ;

Le régiment de Picardie, fort de 16 compagnies, colonel Sarrieu ;

Le régiment de Champagne, fort de 26 compagnies, colonel Gohas aîné ;

Le régiment de Piémont, fort de 10 compagnies, colonel Brissac.

Ce sont là les quatre premiers vieux corps, lesquels existaient encore à la Révolution française ; on eut aussi, à cette époque, 2 régiments provisoires de 15 enseignes chacun, commandés par la Barthe et Gohas jeune.

Nous voilà donc à 6 régiments d'infanterie. En même temps, comme une conséquence de la mort du prince de Condé à Jarnac, les protestants accordèrent, à leur nouveau chef une garde de 200 hommes éprouvés, lesquels formèrent avec le temps un corps plus important et devinrent, à l'avènement du roi Henri IV, un nouveau vieux corps, le régiment de Navarre.

Il y avait d'ailleurs dans nos places frontières de nombreuses bandes isolées. ou compagnies ; la garnison de Pignerol se composait des bandes dites de Montferrat ; le Dauphiné, le Lyonnais en contenaient d'autres.

Enfin la France était couverte en plusieurs points de son territoire de troupes innombrables qui usurpaient souvent le nom de régiment ; ces dernières disparurent à la paix générale.

On peut évaluer la force totale de cette infanterie, en y comprenant celle des réformés, à environ 25.000 hommes[3], évaluation qui s'écarte beaucoup assurément du chiffre de cent mille gens de pied adopté par Jean Correro, mais nous semble plus près de la vérité 2.

 

§ 2. — CAVALERIE.

La cavalerie française avait été constituée par Charles VII en compagnies d'ordonnance ; là où l'autorité de Charles IX était méconnue, évidemment ces compagnies avaient été atteintes en leur organisation par le passage dans les armées protestantes de ceux qui les commandaient on y combattaient. Cependant elles subsistèrent constituées de la sorte et comptèrent en tout 3.170 lances en 1564 et 2.300 en 1567[4].

Les ordonnances françaises, par tradition et par goût, utilisaient de préférence la lance, tandis que les cavaliers allemands, on reîtres, recouraient au pistolet. Cette différence dans la manière de combattre n'empêcha pas Louis de Nassau, à la bataille de Moncontour, de mêler les compagnies de cavaliers français et de cavaliers allemands ; il poussa même des arquebusiers choisis un peu en avant de cette cavalerie mélangée et avec elle, en sorte qu'il recourut à une composition bizarre, assez à l'unisson avec ces temps de désordre, sans cependant être entièrement répréhensible.

 

§ 3. — ARTILLERIE.

Une différence se remarque de prime abord entre les troupes royales et celles des réformés : les premières ont de l'artillerie, les secondes en manquent et y suppléent ordinairement par des arquebusiers qui tirent à petites distances, témoin les combats de Saint-Denis et de la Roche-Abeille, témoin l'emploi qui en fut fait par Louis de Nassau et que nous venons de rappeler. Cela se comprend : le roi disposait de plus de ressources, et, si l'administration eût été meilleure, il aurait toujours possédé des forces imposantes et convenablement approvisionnées.

En outre, les protestants n'emploient pas toujours judicieusement leurs pièces ; à Moncontour, ils leur laissent prendre les devants et ne les ont plus lorsqu'il leur faudrait faire taire l'artillerie du roi[5].

Il n'existe pas encore de troupes d'artillerie, mais on doit au grand maître de l'artillerie Jean d'Estrées, baron de Cœuvres[6], qui prit cette charge le 9 juillet 1550 et l'occupa jusqu'en 1577, on lui doit un système d'artillerie dit de Charles IX, ou du moins ses contemporains lui en attribuent l'invention. Très-probablement ce matériel date des premières années du règne, ou peut-être même lui est antérieur ; il comprenait un nombre restreint de calibres, six seulement : le canon, la grande couleuvrine, la couleuvrine bâtarde, la couleuvrine moyenne, le faucon, le fauconneau.

 

§ 4. — INGÉNIEURS MILITAIRES.

Les guerres de ce règne comprenant plusieurs siéger, divers ingénieurs militaires ont dît y figurer. En feuilletant les annales contemporaines, on rencontre en effet, outre ceux de Vergano, de Peloye et de Ramelli, déjà cités, au sujet du siège de la Rochelle en 1573, les noms de Belarmati et Bephani ; ces deux derniers avaient, par ordre du roi, fortifié la position de Brouage[7] en 1569.

 

§ 5. — DISCIPLINE.

Lisez les chroniqueurs de ce temps, il en sortira pour vous la conviction que souvent les chefs des troupes marchent d'eux-mêmes, sans ordre précis ; c'est qu'on les appelle, il est vrai, et qui ? un autre chef, un collègue, comme lors de la prise de Montgommery à Domfront. C'est l'un des caractères de l'époque et assez celui de toutes les guerres de séditions ; l'autorité centrale va au plus pressé, et elle combat où le danger menace. Néanmoins il y aurait pu, en ce temps, surgir plus d'unité, si par exemple le roi avait confié le commandement à un chef unique et autorisé comme Tavannes, si surtout on avait obéi, car dans le camp royal les seigneurs n'aimaient pas trop le frein d'un pouvoir ferme. C'est dire que dans ce camp la discipline était faible ; relativement elle était plus faible chez les protestants, et cela amoindrissait le résultat de l'élan que donnait à ce parti le zèle d'une religion nouvelle. Et la discipline laissait à désirer chez les soldats comme chez les chefs.

À ces derniers on peut appliquer le mot de Montluc : Vous, messieurs les princes, mareschaux, lieutenans de roi, qui commandez aux armées, pour une picque particuliers n'abandonnez le général[8]. Cette sentence est de tous les temps, et combien aujourd'hui encore d'officiers ne mettent-ils pas avant l'intérêt général leur rancune et leurs petits intérêts particuliers !

Aux soldats, ou pourrait opposer l'exemple de discipline calme et forte montrée par les Suisses de Pliffer, le 28 septembre 1567, dans la marche de la cour depuis Meaux jusqu'au Bourget, mais une lettre de Charles IX au roi de Navarre, à la date du 4 septembre 1573, est plus formelle encore : Mon frère, j'ai faict mon edict de paciffication, en intention de mettre mes subjects en repos et les delivrer des vexations de la guerre. Toutesfois, je suis adverti que mon pauvre peuple ne laisse d'être opprimé et affligé aultant que jamais par plusieurs compaignies de gens d'armes et aucuns soldats et gens de guerre à pied, qui tiennent les champs, vont rodant le pays et font des maulx et extorsions innombrables soubs couleur de se retirer en leurs maisons, dont je suis tres desplaisant, et d'autant plus parce qu'il semble que la licence a prins telle habitude et auctorité ou que la negligence soit telle, que personne s'ingere d'y remedier, comme si tout estoit habandonné et à la discrétion des mechans ; chose qui me poise à bon droict tellement sur le cœur et m'est si importante, que je ne seroy jamais contant qu'il n'y soit pourveu comme il appartient. Nous prenons cet extrait entre mille semblables. Que pouvaient donc être ces désordres si la correspondance officielle les reconnaissait[9] ainsi ?

Pourtant les ordonnances sont très-sévères, sauf peut-être encore pour les lansquenets, qu'on a depuis quarante ans coustume de mettre en garnison ès lieux où il y a quelques vins, car ils l'aiment mieux que l'eau bouillie[10]. Dans les ordonnances dites de M. de Chastillon : Nul ne peut envoyer cartel sans licence, sous peine de dégradation et de bannissement des bandes. — Le soldat qui dérobe biens d'église, ou qui viole ou qui abandonne sa bande en marche, est pendu et étranglé. On passe par les piques quiconque pipe au jeu[11], dérobe des armes, ou commence une mutinerie. — Le soldat qui, sans occasion, dément un individu, lui demande pardon ainsi qu'à son colonel, en place publique, les enseignes étant déployées.

Mais un point inavoué par les lettres du roi et par les ordonnances, c'est que la solde était alignée irrégulièrement et souvent faisait défaut ; de là, sinon la justification, au moins l'explication des voleries faites chez l'habitant. La remarque manque de nouveauté, néanmoins elle doit être présentée : Les paisans sont grevez doublement, énonce un contemporain, car ils donnent l'argent pour payer les gens de guerre, et les gens de guerre, se plaignans n'estre payez, les pillent. Les dits paisans se sentiroient pas si fort fouliez et tourmentés comme ils sont s'ils en etoient quittes en dressant estappes aux gens de guerre, comme quelquefois il s'est fait. — Doncques, il n'y a nul moyen de remedier à la foule du peuple et à la discipline militaire, qui est aneantie, qu'en payant les gens de guerre ; car, en les payant, on leur fera observer ladite discipline, et on pourra les chastier s'ils volent, pillent ou font autre excez ou violences, là où, en ne les payant point, on est contrainct d'endurer leurs pilleries, qui sont fondées sur la necessité du vivre[12].

Rappelons un mode de sévérité : si des troupes paraissaient peu sûres et disposées à pactiser avec le parti de la rébellion, la cour n'hésitait pas à les casser, et à les remplacer par d'autres, confiées à des guerriers purs ou plus à l'abri d'un tel soupçon[13].

La discipline se maintient surtout à l'aide de l'esprit militaire ; or, à cette époque il y en avait peu, non-seulement dans les rangs des combattants, que l'appât du pillage attirait plus que la passion de la guerre[14], mais surtout parmi la population trop rétive à prendre les armes, même pour sa défense. Ainsi, lors du tumulte de Bassigny, il fallut réveiller chez les habitants les sentiments du foyer menacé, afin de les porter à marcher résolument et promptement à l'ennemi. Les chefs, relate le récit de Lebon, leur faisoient belles remontrances pour leur donner courage, parce qu'on a opinion que gens de ville et non accoutumez aux guerres et combats ne sont pas si asseurez aux dangers que ceux qui ne font autre mestier.

Ce qui nuisait le plus aux mœurs du soldat et au maintien des règles disciplinaires, c'était, il faut le dire, les alternatives trop fréquentes de paix et de guerre ; pendant la lutte, le combattant était occupé, distrait, et rencontrait des profits ; la lutte terminée, ces excitants disparaissaient et le plus souvent il manquait d'un métier qui le fit vivre. Aussi sentait-on la nécessité de le garder sous le drapeau, dans le rang, au milieu d'un cadre constitué et l'obligeant à garder la discipline. Il seroit très bon, dit André de Bourdeille, à la fin de ses Maximes et advis du maniement de la guerre, de dresser une milice, que nos soldats françois servissent au besoing, même les pauvres, qui gaigneroient tousjours quelque teston ; car il n'y a rien de pire que le séjour aux soldats, parce qu'ils deviennent nonchalants et yvrognes, jouent leur argent, se corrompent entre eux et s'anéantissent. Ce dessus est par forme d'advis.

On commettrait une erreur en supposant qu'en ces temps de réaction catholique, même dans ceux écoulés de la Saint-Barthélemy à la mort de Charles IX, aucun protestant ne put demeurer officiellement dans des fonctions à lui confiées par le gouvernement. Pour l'armée, nous avons rencontré des exemples qui témoignent du contraire. Ainsi, le capitaine Labaume, nommé en mars 1574 gouverneur de Bergerac par le représentant du roi, appartenait à la religion nouvelle, mais sans avoir quitté le service royal[15] ; il inspirait donc confiance, même pour le maintien de la discipline et de la fidélité parmi les troupes. Citer un pareil exemple, c'est corroborer notre assertion maintes fois répétée : La religion paraît un motif secondaire dans les luttes qui assombrirent et ensanglantèrent les règnes des fils de Henri II.

 

§ 6. — AVANCEMENT.

Les militaires de ce temps semblaient jouir d'un privilège, celui d'être jugés en cas de crime par des gens exerçant la profession des armes, puisque, lors des suites de l'assassinat de François de Guise par Poltrot, au moment où il est incriminé à cet égard, Coligny se retranche derrière ce droit et l'invoque, repoussant l'ingérence des gens de chicane comme malséante pour son épée.

En ces temps de troubles et de combats presque continuels, une partie de la nation se trouvait toujours sur le qui-vive et presque en armes ; je croirais même assez que les villageois qui se maintinrent sans trop de dommages en leurs maisons furent ceux qui, après avoir été armés par un parti, conservaient leurs armes et leur renom de braves, car ceux-là seuls se trouvaient au niveau de la situation, au lieu de rester arriérés et timides comme à une époque où il était plus difficile d'atteindre à un premier degré d'émancipation.

Cette réflexion fait comprendre comment, au milieu de cette population en grande partie armée, celui qui ne quittait pas l'habitude des combats et s'y distinguait devait peu à peu primer les autres et devenir un chef par l'autorité de ses actions et le prestige des dangers courus. Ainsi l'auteur des Mémoires de Gaspard de Tavannes énonce que Claude de Saulx, seigneur de Ventoux, parvint de grade en grade, de soldat capitaine d'arquebusiers en cheval. On peut citer comme exemple des gens partis de plus bas : parfois même, une fois grandis, ces officiers de fortune cachaient leur origine sous un nom seigneurial ; Claude Ha ton en désigne de tels.

L'influence de la cour était grande, et un mauvais propos sur quelqu'un le faisait destituer ; or, par ce temps de délation, le mot dangereux devait surgir vite. Quand Blaise de Montluc est privé du gouvernement de la Guyenne, il écrit au roi[16] : L'on vous a par importunité induit à faire chose que, je croix, pourra servir d'un mauvais exemple à gens de mon mestier, d'autant que ceux qui ont esté appeliez aux charges depuis quelque temps, et qui désirent parvenir par l'exercice des armes, craindront, à mon exemple, que les services des longues années, et la gloire et la vertu acquises pour tout le monde, ne pourra tant leur aider que feront à leur nuire les langues de ceux qui voudroyent quelque jour les reculer. Otez de cette citation un peu de forfanterie, et le ton restera vrai : ceci nous prouve que Charles IX ne vivait pas assez au milieu des gens de guerre, et ne tenait pas assez compte de l'esprit qui les animait, de leurs faiblesses si l'on veut ; cependant il aimait les armes, mais Catherine de Médicis l'en avait distrait au profit du duc d'Anjou.

Le gracie de lieutenant général surgit et se fixa seulement sous Louis XIV. On le rencontre parfois dans les auteurs du XVIe siècle ; du Bartas, par exemple, en tête de sa Judith[17], nous cite Holopherne comme lieutenant général et chef d'armée ; évidemment ce terme veut dire, dans son poème, lieutenant du souverain, son alter ego quant aux armées.

 

§ 7. — ÉVALUATION DES FORCES DE LA FRANCE ENTIÈRE.

Il est possible à ce sujet de fournir une approximation ; c'est tout ce que l'état actuel des sources permet de faire.

Nous avons signalé ailleurs[18] que la royauté eut en 1562 jusqu'à 55.000 hommes, répartis en trois camps de concentration, et cela sans compter les garnisons[19] et une foule de détachements ; en supposant ces détachements et garnisons de 45.000 hommes, on peut supposer, sans trop se tromper, que Charles IX, obligé de tenter un effort, a mis sur pied en cette année jusqu'à 100.000 hommes.

La plus forte année de ce monarque sur un champ de bataille est celle qui figure à Moncontour : 16.000 fantassins, 8.000 cavaliers, 15 canons.

Du côté des protestants, l'armée qui combat dans cette même journée réunit jusqu'à 23.000 hommes.

Ces chiffres, malgré leur insuffisance, offrent un caractère essentiel ; ils montrent de quel poids l'épée de la France pouvait alors peser en Europe, alors que le système de l'équilibre et de l'alliance des Etats existants n'avait pas été fondé[20]. 125.000 hommes portaient alors cette épée[21], avec les deux tiers seulement quelle expédition fructueuse on eût pu accomplir au dehors !

Le précédent chiffre comprend les troupes françaises seules ; les troupes étrangères au service de France furent peu nombreuses durant ce règne, et parce qu'on s'éleva contre elles aux états d'Orléans[22], et parce que les protestants ne se souciaient pas d'en avoir contre eux, en sorte qu'ils s'opposaient à leur admission. Sauf la compagnie des gardes écossaises, qui fut même reformée un instant, et les Suisses amenés par le colonel Pfiffer, il n'y eut que des corps auxiliaires, de reîtres allemands[23] principalement, soit du côté des catholiques, soit du côté des protestants, et l'appel ainsi que l'emploi de ces corps est d'une nature provisoire et toute différente.

Outre ces 125.000 hommes et les troupes étrangères, il pouvait se trouver sur pied des milices bourgeoises, et quelquefois des milices d'un fort effectif, si nous croyons à l'assertion qui nous montre la ville de Rouen comme capable de lever en 1563 jusqu'à 30.000 hommes.

Les forces que notre patrie pouvait mettre sur pied eussent été plus considérables encore sans une administration militaire effectivement défectueuse, surtout du côté des royalistes[24]. Ainsi les capitaines, les mestres de camp, les gouverneurs de place, les lieutenants de roi trompaient l'État à qui mieux mieux, ce qui se produit toujours avec une autorité faible, même quand elle se croit forte. Un passage des Commentaires de Montluc est tellement formel que le lecteur nous saura gré de le reproduire : J'ay veu de mon temps plusieurs capitaines qui se sont fait riches seulement sur la paye de leurs soldats. Je n'estois pas si ignorant ny si mal habile, que je n'eusse sceu faire le tour du baston aussi bien qu'eux : il n'y a pas si grand affaire pour apprendre cela avec un bon fourrier et un peu d'aide, cela estoit facile. Puis après j'ay esté maistre de camp par trois fois : Dieu scait si je pouvois trouver force passe-volans[25], et avoir intelligence avec les commissaires des vivres ; car je pouvois descouvrir s'il y avoit rien à gaigner aussi tost ou plus tost qu'homme de l'armée, car j'avois assez bon nez. Après j'ay esté gouverneur des places ; je pouvois tousjours avoir à ma devotion quatre vines ou cent hommes pour les faire passer, comme messieurs les gouverneurs le scavent trop bien faire... Et puis encore j'ay esté lieutenant de roy à Sienne, et une autre fois à Montalsin, où il y avoit bien de quoy faire son proffit, comme d'autres qui ont eu pareilles charges l'ont fait, car il ne falloit sinon que j'eusse intelligence avec trois ou quatre marchans, lesquels eussent adVoué que les bleds que les soldats mangeoient avoient été acheptés par eux, et prins sur leur crédit ; et Dieu scait quel profit on fait à ces magasins. Puis je pouvois faire des demandes par manière d'emprunt, deputant quelques-uns qui en eussent pris la charge et eussent apporté cent ou deux cents mille francs de debtes. Mais au lieu de cela, Sa Majesté nous devoit cinq payes quand nous sortimes de Sienne. C'était là en effet le mal incurable ; les pilleries des fonctionnaires, qu'ils fussent militaires ou magistrats, entraînaient la gêne du trésor royal, et la pénurie de ce dernier mettait dans les payements un retard qui entraînait le soldat à prendre de quoi vivre. Tant qu'une main ferme n'aura pas forcé l'ordre à rentrer dans la perception des impôts et la distribution des revenus publics à qui de droit, un pareil malaise subsistera ; il faudra plus d'un homme, Sully et Colbert, au moins, pour montrer cette main et ne pas la laisser faiblir.

 

§ 8. — OPÉRATIONS DE GUERRE.

Les marches deviennent plus rapides ; ainsi en 1560, dans un cas pressant et pour se rendre sans délai maître de Dieppe, M. de Vieilleville, depuis maréchal, fait 12 lieues d'une traite avec sa cavalerie, et, parti de Rouen à l'aube, arrive encore dans le milieu de la journée devant la ville qui se mutinait[26].

On s'occupait parfois de reconnaissances effectuées au moyen de détachements ; mais ce procédé n'était pas réduit en règle comme aujourd'hui. L'art des indices était mieux connu ; plus d'un chef savait deviner, reconnaître l'espèce de troupe qui approchait à la forme de la poussière soulevée par sa marche, non-seulement distinguer l'infanterie de la cavalerie, mais remarquer une différence entre des cavaliers et un troupeau de bétail. Divers soldats savaient entendre de loin, en mettant l'oreille contre terre, soit par un temps de gelée, soit par un temps de sécheresse. On jetait dans ce but, sur les flancs, des combattants, et à leur défaut des laquais.

L'emploi des espions était fréquent. Brantôme nous avoue que M. de Salvoison n'en avoit jamais faute, et de doubles, et de simples, et de fidèles, et de toutes sortes. Ce chef semblait laisser échapper devant eux un recoin de projet caché, et de la sorte, sûr à l'avance qu'ils le répéteraient à l'ennemi, semait un faux bruit et souvent bâtissait une opération sur ce stratagème.

 

§ 9. — ÉTUDE DE L'ART DE LA GUERRE.

On se livrait fort peu à cette étude : pourtant elle était reconnue longue et hérissée de difficultés. Jean de Tavannes s'exprime avec netteté, disant : Les theologiens et capitaines qui presument sçavoir la science l'un de l'autre, en disputent ou la veulent exercer, se font mouiller d'eux. Il ne suffit quinze ans à un bon theologien pour apprendre la theologie, la diversité des langues, loix ecclésiastiques, civiles, et histoires. Il faut plus de temps aux capitaines pour apprendre les stratagemes, ruzes de guerre, et commandements nécessaires de leur mestier.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Charge.

[2] Poésies latines, traduction de M. BANDY DE NALÉCHE, 1857, épitre à Guy du Faur.

[3] M. le général Susane accuse déjà 14.000 fantassins, du côté des royalistes, le jour de la bataille de Saint-Denis (10 novembre 1567). Voyez son Histoire de l'ancienne infanterie française, t. I, page 161.

[4] Y compris 30 lances dont le prince de Savoie était capitaine, et qui séjournaient en Piémont.

[5] Études sur l'artillerie, t. I, page 242.

[6] Époux de la fille du bâtard de Vendôme.

[7] Belarmati avait travaillé antérieurement à la première enceinte du Havre, dont les derniers vestiges viennent de disparaitre.

[8] Commentaires, livre VII, année 1569.

[9] Au temps de Louis XIII et sous la régence de Louis XIV, le roi fait les mêmes aveux et abandonne à Vincent de Paul la direction et l'organisation de la charité dans la France entière. L'histoire doit rapporter ces deux moments d'impuissance.

[10] Mémoires de Fleurange, chapitre XXXIII.

[11] Il n'était donc pas interdit de jouer.

[12] Traité des finances de la France, 1580.

[13] Le 21 août 1574, Catherine de Médicis ordonne ainsi de casser sept compagnies et de les remplacer par trois nouvelles, soit économie, soit difficulté de trouver des soldats fidèles.

[14] En septembre 1562, au dire des protestants, les soldats de Joyeuse se mutinent parce qu'il leur avait promis le pillage de Montpellier et qu'il ne peut tenir cette promesse. Voyez la fin du Brief Discours sur la bataille de Saint-Gilles.

[15] Œuvres d'André de Bourdeille, 1821, instruction à La Beylie, page 57.

[16] D'Agen, le 25 novembre 1570.

[17] La Rochelle, chez Haultin, 1591, page 15.

[18] Histoire de l'art de la guerre, t. II, page 80.

[19] N'oublions pas que le maréchal de Brissac était partisan du remuement des troupes et aimait à faire changer les soldats de garnison.

[20] Le grand projet de Henri IV sera l'un des points de départ de ce système.

[21] Comparativement Charles-Quint disposait d'un fort petit nombre de véritables soldats espagnols ; suivant le mémoire présenté par Coligny au conseil royal sur le projet de faire une expédition dans les Flandres, il n'aurait jamais pu doter une de ses armées de plus de sept mille fantassins et de treize cents chevaux.

[22] Voyez la Place, de l'Estat de la religion et république, début du livre V.

[23] Ces reîtres s'endormaient entre 8 et 9 heures du soir. Lisez les Mémoires de Vieilleville, livre VIII, chapitre XXXV.

[24] Nous avons fait ressortir la bonne administration de Coligny dans le mémoire sur l'Art militaire des guerres de religion.

[25] On se trompe donc beaucoup quand on croit découvrir l'usage et l'abus des passe-volants sous Louis XIV.

[26] Mémoires de Vieilleville, par VINCENT CARLOIX, livre VIII, chapitre XII.