HISTOIRE DE CHARLES IX

LIVRE PREMIER. — AVANT LA SAINT-BARTHÉLEMY

 

CHAPITRE X. — UNE EXPÉDITION FRANÇAISE DANS LA FLORIDE EN 1565[1].

 

 

Après avoir reposé nos yeux des affaires intérieures de la France en nous occupant du concile de Trente et des discussions intéressantes qui le terminèrent, suivons encore l'action de nos compatriotes dans un pays lointain, en Amérique, et parlons de l'expédition à petite échelle qui fut faite clans la Floride en 1565, de même que nous avons exposé dans l'Histoire de François II les faits relatifs à la colonisation tentée au Brésil par Villegagnon[2].

Cette contrée avait été découverte sous François Ier. Dès 1524, nous y possédions une colonie, mais le peu de Français laissés en ce pays ne tardèrent pas à y être massacrés et peut-être mangés, si les sauvages de l'intérieur avaient réussi à s'en emparer, cartes derniers étaient cannibales, ceux de la côte ne l'étant pas. Quarante ans plus tard, nous reparûmes dans ces contrées, et y construisîmes Charles-fort, sur la rivière de May (Riosan-Mateo), en l'honneur de Charles IX, non loin d'une autre rivière, bordée de peuplades indigènes et que les nôtres nommèrent Seine. Cet établissement, commandé bientôt par un Poitevin, René de Laudonnière, brave officier de marine, chef d'une des expéditions, ne tarda pas à être ruiné par une attaque de 400 naturels, et ceux qui l'occupaient tués ou affamés. André Thevet prétend à tort que la France perdit ainsi un millier d'hommes ; il est peu croyable que l'on ait envoyé autant de monde de France en Amérique, ou que la population venue depuis trente ou quarante ans se fût ainsi accrue. Jean Ribault, Dieppois, marin connaissant déjà la Floride, où il avait paru, dit-on[3], en avril 1560, fut renvoyé sur les côtes américaines[4], dans un intervalle de pacification intérieure, par Charles IX, avec le titre de lieutenant de roi, et pourvu de sept navires. Ribault, dont les instructions portaient qu'il n'attaquerait aucune possession espagnole, vint droit en Floride. Il amenait trois cents hommes, y compris plusieurs familles d'artisans. Malgré une relâche forcée de deux semaines[5] à l'île de Wight, sur la côte méridionale de l'Angleterre, sa traversée se termina le 14 août. Débarquant à une cinquantaine de lieues des précédents établissements français, il s'aboucha avec les habitants du pays, armés d'un arc et de flèches qu'ils plaçaient dans leur chevelure longue et retroussée, comme dans une espèce de carquois.

A peine installé, Jean Ribault fit remparer et munir un nouveau fort, nommé également le fort Caroline, de façon à le mettre à l'abri d'une insulte inopinée, et voulut en confier à nouveau le commandement au capitaine Laudonnière, mais celui-ci, usé par son séjour en ce pays et par de nombreux soucis, déclina l'offre.

Le 3 septembre 1565, cinq navires espagnols, venus exprès de Cadix, se montrèrent en vue des nôtres et se déclarèrent ennemis. Une tempête terrestre et maritime éloigna la collision et donna le temps aux Espagnols d'observer nos mouvements et de s'entendre avec les sauvages qu'ils fréquentaient depuis plus longtemps. Ils profitèrent de cette situation et se firent conduire par un chemin détourné afin de surprendre le fort, par une matinée pluvieuse, alors que la garde s'y faisait mal. Les Français furent impitoyablement égorgés, à l'exception d'un petit nombre qui parvinrent à sauter par-dessus les palissades et à fuir vers les vaisseaux, et d'un autre groupe qui gagna un bois voisin, mais fut presque entièrement massacré. Jacques Ribault[6], capitaine de la Perle, fut ensuite sommé de se rendre avec ses navires ; il n'en fit rien, répondant qu'il n'était point en guerre, que le roi lui avait interdit de descendre sur aucune terre appartenant à l'Espagne, et qu'il n'avait en rien enfreint cette défense. Une telle réponse irrita les Espagnols. Pour sortir de cette situation critique, les survivants de l'expédition résolurent de revenir en France. Ils mirent à la voile dans ce but le 25 septembre avec deux bâtiments que la tempête sépara bientôt, mais enfin, après une traversée des plus pénibles, ils parvinrent sur la côte française aux alentours de la Rochelle. Pendant ce temps, le capitaine Jean Ribault cherchait la flotte espagnole pour la combattre ; il fut pris et mis à mort avec tous les siens. On l'écorcha, et la peau de son visage, envoyée au Pérou, puis à Séville, comme trophée, devint une marque indélébile autant de la cruauté déployée vis-à-vis d'un adversaire courageux que de sa gloire. Mais ces colons de la Floride professaient presque tous la religion protestante, en sorte que les Espagnols mettaient contre eux plus d'acharnement. On prétend même que les corps des pauvres pendus portaient cette inscription : Non comme Français, mais comme hérétiques.

Les veuves, les orphelins, les familles entières des. Français massacrés, adressèrent de vives réclamations à Charles IX sur une action, disaient-ils, contraire à toutes factions de la guerre et à toutes loix et ordonnances qui jamais ayent esté receues de Dieu ne des hommes. Le roi de France, se portant défenseur de ses sujets, réclama justice de son beau-frère ; celui-ci désavoua d'abord le fait., puis prescrivit une enquête qui n'inquiéta guère les auteurs des cruautés gratuitement exercées, et pourtant en quoi une aussi faible tentative de colonisation pouvait-elle contrarier les établissements espagnols ?

Nous recueillerons les noms conservés des Français qui tombèrent victimes en cette occasion, en regrettant que les relations parvenues jusqu'à nous n'en aient pas cité un plus grand nombre[7].

SUR LA FLOTTE :

Jean Ribault[8], chef de l'expédition et montant la Trinité, vaisseau amiral ; homme gracieux, modeste, peut-être trop peu énergique en cette circonstance — car il jouissait d'une grande renommée —, malgré les faibles ressources dont il disposait.

Maillard, capitaine d'un petit navire.

Lagrange, capitaine d'un autre bâtiment, marin de bon conseil et d'une conduite exemplaire.

Jacques Ribault, capitaine de la Perle.

Louis Ballard, son lieutenant.

Thomas Levasseur (de Dieppe).

Vincent Simon.

Michel Gonor.

Christoffle Le Breton (du Havre de Grâce), l'un des survivants du massacre, suivant une autre version.

Lemoyne de Morgues, peintre, auteur d'un portrait du chef sauvage, nommé Satouriona, et devenu notre allié, du dessin d'un combat et de plusieurs autres croquis.

DANS LE FORT :

René de Laudonnière[9], capitaine du fort.

Sa fille de chambre[10].

Un trompette (celui du sieur de Laudonnière).

Le sieur de la Blonderie.

Maistre Robert, chargé de faire les prières dans le fort.

Maistre Jacques Tousé.

Le sieur d'Ully (de Beaucaire).

Le laquais du sieur d'Ully.

Le neveu de M. Lebeau[11].

Jacques Morgues (de Dieppe)[12].

François Duval (de Rouen).

Le fils de la Couronne de fer (de Rouen)[13].

Nicolas, menuisier.

Le sieur d'Ottigny.

Le sieur de la Caille.

Le sieur de la Roche-Ferrière, guerrier aventureux.

Le sieur d'Eslac.

Le sieur Levasseur.

Le sieur des Fourneaux, chef d'un complot contre Laudonnière.

Du côté des Espagnols, voici trois noms d'officiers :

Don Pedro Menezez, ou Menendes, chef de la flotte ;

Don Pedro Malvendo, colonel ;

De Vallemande, capitaine, lequel reçut la reddition loyale des nôtres, et les fit cependant massacrer.

Les Dieppois indignés eussent voulu venger Jean Rigault et ses compagnons ; la continuation des troubles, dont Dieppe ressentit plusieurs secousses, les en empêcha. La cour était hors d'état de rien tenter ; peut-être même l'insuccès de Coligny, car c'est lui qui s'intéressait le plus à ces tentatives de colonisation, ne la fâcha-t-elle pas trop. Un particulier eut plus d'audace. Ce gentilhomme gascon, nommé Dominique de Gourgues, déjà porté contre les Espagnols pour divers sévices reçus pendant ses navigations, vendit son bien, fit construire deux navires, les équipa, se rendit en Floride, attaqua le fort Caroline, tua la garnison entière et en pendit les soldats avec ces mots : Non comme Espagnols, mais comme traîtres, voleurs et meurtriers'[14]. Nous souhaitons qu'à chaque faiblesse gouvernementale, vis-à-vis d'un outrage commis en pays étranger sur nos nationaux, la marine marchande de France soit, à cet instar, assez forte et assez osée pour se faire justice elle-même ! Mais, à côté de ce souhait patriotique, il reste à l'historien un devoir pénible à remplir, celui de dire que la cour de France accueillit fort mal de Gourgues à son retour. Voici pourquoi. L'Espagne se plaignit d'un acte aussi audacieux, aussi contraire aux lois du droit, puisque les monarques, les chefs d'État doivent seuls faire la guerre, et non les particuliers, et Philippe II réclama justice. Devant cette réclamation, et comme le roi Charles IX ne voulait alors rompre avec l'Espagne, de Gourgues, qui offrait pourtant de remettre à ses frais la Floride sous notre obéissance, fut obligé de se cacher à Rouen. Comme il comptait de beaux services de guerre, ayant, avec 30 soldats, glorieusement soutenu un siège dans une petite place près de Sienne, puis après voyagé sur la côte d'Afrique et au Brésil, la reine d'Angleterre le rechercha et voulut le prendre à son service ; finalement, il alla se mettre à la tête de la flotte de don Antoine, lorsque ce dernier tenta de s'emparer du Portugal, mais il mourut en se rendant à Tours afin d'y arrêter les dernières résolutions relatives à cette expédition.

 

 

 



[1] Nous extrayons les détails de ce chapitre de Brief Discovrs et histoire d'un voyage de quelques François en la Floride et du massacre exécuté sur eux par les Hespagnols, par ci devant redigé au vray par ceux qui s'en retirèrent et maintenant reveue par M. Vrbain Chavveton, 1579. Ce récit laisse à désirer, et cependant il se sert de l'écrit d'un témoin oculaire nommé Lechalleux, Dieppois. On doit une autre relation à un peintre dieppois, Jacques Lemoyne de Morgues, qui faisait partie de l'expédition, parvint à se sauver et gagna Londres.

[2] Villegagnon, ou Villegaignon, avait été envoyé à Brest en 1552, avec une commission de vice-amiral de Bretagne, alors que Marc de Carné, gouverneur de Brest, exerçait déjà ces fonctions de la vice-amirauté bretonne ; on comprend que la mission de Villegagnon ait eu à souffrir de cette situation. Lisez Histoire de la ville et du port de Brest, par M. LEVOT, t. I, p. 59 et suivantes.

[3] Un fort avait été établi à l'entrée du Toubachire ; le capitaine Aubert ou Albert y demeura avec 25 soldats, dont les nommés Guernache et Lacheré ; ce dernier fut tué et mangé en mer par ses compagnons, lesquels s'étaient, après bien des misères, confiés à un mauvais brigantin, pour gagner la Bretagne, où ils revinrent en effet.

[4] Le nombre des voyages successifs de Ribault dans ces parages ne me parait pas bien déterminé.

[5] Du 28 mai au 14 juin.

[6] Fils du chef de l'expédition.

[7] Voici les noms d'autres Français dont il est parlé dans le récit des diverses expéditions de la Floride : le capitaine Fiquinville, Nicolas Barré, les soldats la Roquette, le Genre, et François Jean, ce traître qui conduisit les Espagnols au fort Caroline. Il est singulier que le nom de Basanier ne se trouve nulle part dans le texte : cela fait l'éloge de sa modestie.

[8] Né en 1520.

[9] Laudonnière s'échappa et revint en France en janvier 1566 ; on a publié une Histoire notable de la Floride contenant ses trois voyages et celui du capitaine Gourgues. Paris, 1586, in-8°, chez Auvray. L'éditeur de l'ouvrage du capitaine Laudonnière s'intitule M. (Martin ?) BASANIER, gentilhomme français, mathématicien. Ce volume rare a été réimprimé en 1853, dans la Bibliothèque elzévirienne.

[10] On reprocha en France à Laudonnière d'avoir emmené cette femme ; probablement il y avait un peu de calomnie dans ce reproche bien sévère pour une pareille époque ; toujours est-il qu'il se défend dans sa relation en disant que c'était mie pauvre chambrière qui prenait soin de son ménage, gouvernait ses animaux domestiques, soignait les malades de la colonie et finit par épouser un de ses soldats.

[11] M. Lebeau faisait aussi partie de l'expédition.

[12] Nous n'avons pu découvrir s'il tenait d'une façon quelconque au peintre de même nom embarqué sur la flotte.

[13] Une auberge sans doute.

[14] Le lecteur curieux de connaître plus de détails sur l'expédition volontaire (Montluc l'avait commissionné contre les nègres de Benin) du Marsanais Dominique de Gourgues peut recourir à un ouvrage bien fait : les Pionniers français dans l'Amérique du Nord, par Francis PARKMAN, traduction de Mme de Clermont-Tonnerre, Paris, 1874, chez Didier, première partie, les Huguenots à la Floride, chap. IX.