HISTOIRE DE CHARLES IX

LIVRE PREMIER. — AVANT LA SAINT-BARTHÉLEMY

 

CHAPITRE IV. — COLLOQUE DE POISSY ET DÉCLARATION DE JANVIER.

 

 

Occupons-nous de la situation religieuse de la France au moment où le colloque de Poissy va tenir sa place dans l'histoire de ce beau pays, certes alors malheureux et éprouvé.

Il est certain qu'au point de vue strict, et pour le clergé catholique, les protestants étaient des hérétiques. D'eux les prêtres pouvaient dire comme François Balduin à un de ses amis : Non tenture est, quod desidero, te intueri in hanc effigiem humanæ non infirmitatis, sed insaniæ[1] ; ils le pouvaient surtout quand, de leur part, Luther se trouvait attaquable sur quarante chefs d'hérésie[2]. Pourtant les catholiques eux-mêmes se voyaient obligés à des concessions, parce que les troubles avaient déjà éclaté à la suite de querelles religieuses, et que le pays avait besoin de la paix et la désirait, au moins aussi ardemment[3] qu'avant le traité de Cateau-Cambrésis, antérieur de peu à la mort de Henri II.

On était d'ailleurs las des rigueurs ; les orateurs du tiers état venaient de se prononcer, et leur témoignage prouvait combien la majorité du pays répugnait à de nouvelles punitions. L'espoir de ramener par la douceur n'était pas perdu ; l'opinion publique, qui voulait maintenir la France catholique et rétablir la tranquillité, se faisait encore illusion, au moins quant à la disparition du protestantisme et au retour des dissidents sous la bannière papale. Cette disposition de l'opinion se retrouve dans la préface de l'Histoire de Jacques de Thou : L'expérience nous apprend assez que le fer, les flammes, l'exil et les proscriptions sont plus capables d'irriter que de guérir un mal qui, ayant sa source dans l'esprit, ne se peut soulager par des remèdes qui n'agissent que sur le corps. Il n'en est point pour cela de plus utiles qu'une saine doctrine et une instruction assidue qui s'impriment aisément dans l'âme, quand elles y sont versées par la douceur. Mais où l'opinion n'errait pas, c'est quand elle voulait améliorer les mœurs et les sentiments d'une grande partie du clergé ; le mal, sous ce rapport, était grand et avait été maintes fois signalé.

Du côté des protestants, on n'était ni plus fort, ni plus faible ; le nombre des religionnaires n'avait pas augmenté, que l'on sache, et l'on tolérait les assemblées, rien de plus.

Catherine de Médicis hésitait, flottait comme Charles-Quint à Augsbourg en 1530, alors que l'on en vint à la singulière transaction de prêcher sur l'Évangile sans commentaires et faits, par des prédicateurs qui n'étaient ni catholiques, ni protestants, assure-t-on ; je me demande à quelle opinion ils appartenaient. D'une part, la reine mère savait les calvinistes hostiles à la royauté ; d'autre part, elle voyait la mollesse et l'inaction de la majorité qui désirait rester catholique, mais sans rien risquer de son bien-être pour atteindre ce but. Ses tendances du moment la porteraient plutôt vers les protestants qu'elle trouve plus enthousiastes de leur religion, plus actifs, se soutenant mieux ; mais elle n'ose et ne se lasse pas de faire bonne mine à tout le monde[4]. Ici une explication devient nécessaire. La cour, par mode, par faiblesse, ou parce que le parti protestant se remuait davantage, ou encore par la commodité extrême, pour des gens aussi corrompus, d'une religion sans confession ; la cour se trouvait bien près de devenir hérétique. Une page du début des Mémoires de Marguerite de Valois fait ressortir ce fait d'une façon saisissante : La résistance que je feis pour conserver ma religion du temps du sinode de Poissi, où toute la cour estoint infectée d'hérésie, aux persuasions impérieuses de plusieurs dames et seigneurs de la cour, et mesure de mon frère d'Anjou, depuis roi de France, de qui l'enfance n'avait pu éviter l'impression de la malheureuse huguenoterie[5], qui sans cesse me crioit de changer de religion, jettant souvent mes heures dans le feu, et au lieu me donnant des psalmes et prières huguenotes, me contraingnant les porter, lesquelles, soudain que je les avois, je les baillois à madame de Curton, nia gouvernante, que Dieu m'avoit fait la grâce de conserver catholique, laquelle me menoit souvent chez le bonhomme[6], monsieur le cardinal de Tournon, qui me conseilloit et fortifiait à souffrir toutes choses pour maintenir ma religion, et me redonnoit des heures et des chappelets au lieu de ceux que l'on m'avait bruslés. Mon frère d'Anjou et ces autres particulieres âmes qui avoient entrepris de perdre la mienne, me les retrouvant, animez de courroux, m'injurioient, disants que c'estoit enfance[7] et sottise qui me les faisoit faire ; qu'il paroissoit bien que je n'avois point d'entendement ; que tous ceux qui avoient de l'esprit, de quelque aage et sexe qu'ils fussent, oyants.prescher la vérité s'estoient retirez de l'abus de cette bigoterie ; mais que je serois aussi sotte que ma gouvernante. Et mon frère d'Anjou, y ajouttant les menaces, disoit que la royne ma mère me feroit fouetter, ce qu'il disait de luy mesme, car la royne ma mère ne scavoit point l'erreur où il estoit tombé ; et soudain qu'elle le sceut, tansa fort luy et ses gouverneurs, et le faisant instruire le contraignist de reprendre la vraye, saincte et ancienne religion de nos pères, de laquelle elle ne s'estoit jamais departie. Combien les protestants étaient audacieux (les novateurs le sont toujours) de venir ainsi chercher à répandre leurs idées religieuses jusque dans la famille royale et à l'insu de la reine ! et que cette mère se trouvait à plaindre et dans une situation difficile ! car le fait est certain : on agissait au-dessous d'elle dans ce but, depuis longtemps même, puisqu'elle avait surpris une fois les psaumes de la traduction de Marot que l'on avait glissés dans une des poches du roi Henri II et s'en était fâchée fort.

En dépit de ces témoignages, peut-on admettre ainsi, sans autres preuves, qu'elle persévéra constamment en l'intention formelle de maintenir la France dans la voie catholique ? Non, car plus d'une apparence se dresse contre elle. Ne la vit-on pas assister à des prêches, s'appuyer sur Coligny, le cajoler, principalement après les états de Pontoise où il avait contribué à lui faire obtenir la majorité, suivant Varillas ? Je parle ici de l'année 1561 seulement et des environs du colloque de Poissy. Précédemment, en effet, sa liaison avec la duchesse de Montpensier, soupçonnée d'avoir embrassé le calvinisme, donnerait du poids à nos doutes, à moins d'admettre que la reine mère varia souvent et chercha à contrebalancer un parti par l'autre, ce qui est peut-être le fond de sa conduite, puisqu'à prendre les faits, elle fit massacrer Coligny à la Saint-Barthélemy, après l'avoir soutenu et s'être appuyée sur lui ; puisqu'après avoir haï et contrecarré les Guises sous François II, elle les conserva puissants à la cour sous Charles IX.

Alors elle incline vers cette idée d'un colloque où les deux religions seront en présence et discuteront ; elle l'accepte en se rappelant une promesse du cardinal de Lorraine qui s'était fait fort, à lui seul, avons-nous dit, de convaincre tous les dissidents. Dès lors le colloque de Poissy est décidé, convoqué : la reine n'attend même pas l'ouverture de la dernière session du concile de Trente[8], réuni bientôt à la voix du pape[9], mais que les électeurs princes du saint-empire, et les autres seigneurs de la confession d'Augsbourg, n'acceptent pas par des raisons qu'ils livrent à la publicité[10].

Au commencement de septembre, les ministres protestants français et étrangers, munis de sauf-conduits, affluèrent dans Poissy. Théodore de Bèze, le plus célèbre d'entre eux[11], déjà désigné par Calvin comme son successeur, et envoyé par ce dernier, malade depuis trois ans, comme son représentant, se rendit aussitôt chez le roi de Navarre, et celui-ci le mena chez la reine pour faire sa révérence. Catherine de Médicis lui parla de ses livres, et le cardinal de Lorraine entreprit de le questionner par anticipation sur les questions à vider dans les séances du colloque. Le fameux pasteur se montra, dans ses réponses, courtois et conciliant ; son interlocuteur se déclara même satisfait. Il faut obliger le cardinal à signer son dire, observa en riant la nouvelle confidente de la reine, Mme de Crussol, sinon demain il ne se souviendra plus de ses paroles. Ces explications à pointes émoussées n'étaient qu'un prélude. Les protestants demandèrent l'engagement formel que, dans le colloque, les prélats catholiques ne fussent pas leurs juges, afin que ces derniers ne restassent pas arbitres en leur cause, et que l'on pût s'expliquer plus librement. Les princes du sang auxquels ils s'adressèrent ne leur donnèrent aucune réponse favorable ; alors ils allèrent à la reine, qui fit droit à leurs supplications et leur accorda les points suivants :

1° Les prélats catholiques ne seraient point juges et ils auraient un secrétaire d'État pour notaire et greffier, eux-mêmes pouvant d'ailleurs recueillir par écrit tout ce qui serait dit au colloque.

2° Le roi et les princes du sang assisteraient à la conférence.

Ces concessions se faisaient à condition que les dissidents se comporteraient modestement au colloque et n'y chercheraient que la gloire de Dieu.

A peine faites, les docteurs de Sorbonne vinrent demander qu'on dispensât le roi, vu son bas âge, d'assister à cette longue dispute sur la religion ; l'idée était juste[12], mais Catherine de Médicis, déjà engagée, répondit évasivement qu'elle n'agirait pas sans conseil, et qu'il ne fallait nullement croire que tout s'y passerait à l'opinion de ceux de la nouvelle religion.

Le colloque s'ouvrit le 9 septembre 1561, au grand reffectoir des nonains.

Charles IX y parla avec un ton sérieux au-dessus de son âge, énonçant qu'il était venu pour prendre l'avis de tous, prélats et docteurs, sur les remèdes nécessaires aux maux dont l'État était menacé. Sous les yeux mêmes de l'Assemblée, un fait indiquait à tous la réalité de ces menaces : les douze ministres et les vingt délégués des Églises protestantes entraient dans la salle sous la conduite des gardes du roi, tant on craignait encore que le peuple ne se jetât sur eux.

Charles IX commanda ensuite au chancelier d'expliquer plus au long son intention à la compagnie.

Michel de l'Hôpital rappela que les précédents monarques avaient essayé de réunir la population de la France en un seul avis, mais que, nonobstant leurs efforts, la diversité d'opinions continuait, et que l'inimitié entre certaines catégories des sujets du roi en était arrivée à un point tel que si Dieu n'y donnoit quelque prompt et brief remède, l'on ne pouvoit attendre qu'entiere ruine et subversion de cest estat. Pour cette cause, ajouta-t-il, le roi vous a fait appeler afin de vous communiquer le besoin qu'il a d'être en cette affaire conseillé et secouru, et vous prie d'aviser, d'examiner surtout comment on pourrait sans délai apaiser Dieu, qui certainement était irrité, en réformant les abus introduits parmi ceux qui ont charge de le particulièrement servir. Citons maintenant la péroraison de ce discours[13] : D'autant que la diversité des opinions est le principal fondement des troubles et séditions, le roy a, suyvant ce qui a déjà été arresté par les deux assemblées, accordé un sauf conduict aux ministres de la dicte secte, espérant qu'une conférence avecques eux amiable et gracieuse pourroit grandement proficter. Et pour ceste cause, il prie toute la compagnie de les recevoir, comme le père fait ses enfants, et prendre la peine de les endoctriner et instruire. Et s'il advenoit le contraire de ce qu'il espère, et qu'il n'y eust moyen de les réduire, ny de nous réunir, pour le moins ne pouroit on dire cy après, comme par le passé, qu'ils ont été condamnés sans les ouyr. Et de cette dispute bien et fidèlement recueillie d'une part et d'autre, la faisant publier par tout le royaume telle qu'elle aura été faite, le peuple comprendra que cette doctrine a été réprouvée et condamnée par bonnes raisons, non par force ny authorité. Promet Sa Majesté que, comme ses prédécesseurs rois l'ont été, il sera en tout et partout protecteur et défenseur de son Église.

Si le discours du chancelier n'avait contenu que ces paroles, personne n'aurait eu à y reprendre, mais il parait que Michel de l'Hôpital s'étendit (inutilement du reste) sur la nécessité de prendre l'Écriture sainte pour mesure et règle des sentiments chrétiens, corroborant son dire par l'urgence de ne pas se laisser prévenir contre les calvinistes au point de ne pas examiner s'ils avaient raison, qu'après tout leurs faux raisonnements ne les empêchaient pas d'être nos frères et de croire en Jésus-Christ. Il paraît que ce passage des paroles prononcées par le chancelier, et d'autres sans doute, froissèrent le cardinal de Tournon, qui néanmoins se contint, loua la doctrine et le zèle du chef de notre magistrature[14], mais demanda une copie de son discours pour la communiquer aux prélats absents et mieux y répondre. Le chancelier refusa, et l'on donne à son refus deux motifs, de prudence tous deux : 1° pour ne pas faire dégénérer le colloque, où tout devait se traiter de vive voix, en une conférence dans laquelle on lirait des factums ; 2° pour ne pas se faire une querelle avec la cour de Rome, à cause des erreurs qu'il aurait pu commettre au point de vue théologique. A ce dernier point de vue surtout il eut raison, car il se trouvait en mauvaise réputation dans la ville de saint Pierre, et son discours y fut mal pris : on y savait pourtant qu'il voulait autant rejeter les nouveautés que réformer ce qui était vicieux dans les anciennes institutions, mais on n'ignorait pas ses tendances à trouver exagérée l'autorité du pape sur les souverains et les États voisins[15].

Après ce débat, la parole fut donnée aux ministres protestants. Théodore de Bèze, élu par tous, prit la parole en leur nom, après une invocation à Dieu et un Pater récité à genoux.

C'était un homme de quarante-deux ans, bien fait, de belle taille, doué d'un beau visage, ayant l'air fin et délicat, employant des manières distinguées, agréables, plaisant aux grands et surtout aux dames. Son esprit était vif, enjoué ; familier avec les belles-lettres, la philosophie et le droit, il devenait poète à ses heures, soit en français, soit en latin. Son ton railleur, ses tendances à la domination, des mœurs dissolues, et, assure-t-on, plusieurs pièces de vers de très-mauvais goût, lui avaient fait une nécessité de vendre les bénéfices dont il était titulaire en France, puis de se retirer à Genève où il avait réussi, par son air insinuant, par ses flatteries et par ses talents, à capter la confiance de Calvin[16].

Tel est le portrait, telle était la situation très-connue de l'orateur qui se levait.

Il se plaça debout, tête nue, contre la clôture qui séparait la salle en deux, ayant à ses côtés les douze ministres qui l'assistaient[17], et là, comme un général au milieu de ses troupes, ayant en face de lui et assis le roi, la reine mère, Monsieur, Madame, le roi et la reine de Navarre, il parla en ces termes, s'adressant pour la forme au roi, pour le fond au cardinal de Lorraine, lequel occupait un siège en évidence en avant du banc des cardinaux et des prélats, tous assis et la tète couverte. Lui et le cardinal, comme talents, personnifiaient en cette réunion les partis.

Sire, dit l'orateur protestant[18], c'est un grand bonheur pour un fidèle et affectionné sujet de voir son prince face à face. Il y a longtemps que nous en étions privés. Puisse Votre Majesté avoir pour agréable notre service d'aujourd'hui. A notre éloignement, on peut attribuer plusieurs causes, par exemple une persuasion enracinée que nous sommes gens turbulents, ennemis de toute concorde et tranquillité. Il existait d'autres empêchements ; je ne veux point les rappeler maintenant que nous sommes sur le point de chercher les plus prompts remèdes. Qui vous donne une telle assurance ? Notre bonne conscience et la justice de notre cause. Nous ne sommes point venus pour maintenir l'erreur, mais pour découvrir et amender tout ce qui se trouvera en défaut, ou de votre côté ou du nôtre. S'il plaît à Votre Majesté, nous déclarerons les principaux points de cette conférence. Il y a des gens qui croient que nous différons seulement de choses indifférentes ; il y en a qui présument que nous ne sommes d'accord en aucun point, non plus que juifs ou mahométans. L'opinion des premiers est louable, la seconde regrettable ; mais ni les uns ni les autres ne nous manifestent des sentiments de concorde.

Nous confessons que nous différons en des points principaux, et c'est avec regret, presque avec des larmes. Nous différons par l'interprétation et surtout en ce qui concerne les articles successivement ajoutés, lesquels rendent l'édifice de la religion difforme plutôt qu'ils ne l'ornent. Entrons dans les détails.

Pour savoir à quel titre nous avons le paradis, il faut s'arrêter à la mort et passion de Jésus-Christ, notre Sauveur et rédempteur. Il est le seul chef et roi spirituel de nos consciences, il est notre sacrificateur éternel ; nous sommes complets en lui seul, et il faut se contenter de sa seule parole fidèlement prêchée.

Nous ne sommes d'accord eu égard aux bonnes œuvres. Premièrement nous en attribuons tout l'honneur à Dieu, en reportant le commencement, le milieu et la fin à sa seule grâce et miséricorde. Secondement nous reconnaissons, quant à ce que sont ces œuvres, uniquement la règle de justice et d'obéissance comprise aux commandements de Dieu. Troisièmement nous disons qu'elles sont bonnes quand elles procèdent de l'esprit divin, quoique Dieu y trouverait trop à redire s'il les voulait examiner rigoureusement.

Nous ne recevons pour parole de Dieu que la doctrine écrite ès livres des prophètes et apôtres, appelés le Vieux et le Nouveau Testament. Les écrits des anciens docteurs et conciles ne peuvent être admis sans contradiction, non que nous ayons l'outrecuidance d'avoir les premiers découvert la vérité, mais parce qu'il y a eu conciles et conciles, docteurs et docteurs. Saint Augustin dit à saint Jérôme : Ne nous fondons ni moi sur le concile de Nicée, ni vous sur le concile de Rimini, mais arrêtons-nous aux saintes Écritures. Et au chapitre VI du IIe livre de la Doctrine chrétienne, il ajoute : S'il surgit quelque difficulté en l'interprétation d'un passage, le Saint-Esprit a tellement tempéré les saintes Écritures, que ce qui est dit plus obscurément en un endroit est dit ailleurs plus clairement.

La matière des sacrements mériterait d'être traitée au long, mais j'en parlerai sommairement. Nous accordons qu'il faut, dans les sacrements, une intervention céleste et surnaturelle, par laquelle l'eau du baptême, le pain et le vin de la Cène deviennent un sacrement ; mais cette transformation s'opère non par la vertu de certaines paroles prononcées, ni par l'intention de celui qui les dit elle se fait par la seule puissance de celui qui a ordonné toute cette action divine, dont la volonté doit être récitée haut et clair, en langage entendu et clairement exposée, afin qu'elle soit entendue et reçue par ceux qui y assistent.

Se laissant entraîner au-delà des limites qu'il s'était tracées, Théodore de Bèze, animé par le feu de son discours et l'occasion unique qui lui était offerte, continua en ces termes :

Si quelqu'un nous demande si nous rendons Jésus-Christ absent de la sainte Cène, nous répondons que non. Mais si nous considérons la distance des lieux — il le faut faire quand il est question de sa présence corporelle et de son humanité envisagée séparément —, nous disons que son corps se trouve éloigné du pain et du vin autant que le plus haut ciel est éloigné de la terre, attendu que, quant à nous, nous sommes sur la terre, et les sacrements aussi ; et quant à lui, sa chair est au ciel tellement glorifiée que la gloire, comme dit saint Augustin, ne lui a point ôté la nature d'un vrai corps, mais uniquement l'infirmité corporelle.

A ces mots, l'opinion parut tellement nouvelle et étrange que les prélats s'agitèrent, murmurèrent, firent un grand bruit. Néanmoins, l'orateur passa outre, et, domptant l'orage, termina de la sorte :

Notre foi ne violente ni les paroles du Christ, ni le dire de saint Paul ; elle ne détruit ni la nature humaine du Sauveur, ni le fait de son ascension, ni l'institution des sacrements. Finalement elle fait plus d'honneur à la puissance du Fils de Dieu que la croyance en l'indispensabilité de la conjonction de son corps avec les signes, afin que nous en soyons faits les participants.

Pour l'ordre et la police extérieure de l'état ecclésiastique, il est aujourd'hui perverti, confus et ruiné ; mais ces choses sont connues et valent mieux tues que dites. Nous concluons donc que l'organisation de l'Eglise soit ramenée à sa naïve pureté et beauté.

En terminant, je répéterai que, s'il s'en trouve encore qui pensent que notre doctrine détourne les hommes de leur subordination à leur roi et à leurs supérieurs, nous avons de quoi leur répondre et protestons. Que Dieu vous donne, Sire, les inspirations du petit roi Josias, il y a maintenant deux mille deux cent deux ans. Que la mémoire et la renommée de la reine Clotilde se rajeunissent, et que nous voyions tous le vrai siècle d'or, auquel notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ soit servi d'un commun accord, ainsi que tout honneur et gloire lui appartiennent à jamais. Amen.

Ici de Bèze et ses compagnons mirent un genou en terre ; puis, relevé, l'orateur énonça cette courte péroraison :

Sire, qu'il plaise à Votre Majesté avoir moins égard à notre rude langage qu'à notre affection. Notre doctrine est plus longuement exposée dans cette confession de notre foi que nous vous supplions de recevoir de nos mains, espérant, moyennant la grâce de Dieu, que, après en avoir conféré, nous nous en trouverons d'accord. Si au contraire nos iniquités empêchent un tel bien, nous ne doutons que Votre Majesté, avec son bon conseil, ne sache pourvoir à tout sans préjudicier ni à l'une, ni à l'autre des parties.

Théodore de Bèze avait un son de voix remarquable et disait avec grâce ; on l'écouta donc volontiers, et, la curiosité aidant, il aurait eu un demi-succès sans sa fougue qu'il ne sut modérer[19] et qui motiva la bouillante interruption dont nous avons parlé. Dès qu'il eut terminé son discours, le cardinal de Tournon[20], président de cette assemblée religieuse, en sa qualité du plus ancien des cardinaux, s'adressa au roi avec une certaine émotion et déclara que, sans le respect dû à la majesté royale, il se serait retiré et aurait rompu l'Assemblée, tant les assertions des nouveaux évangélistes avaient violenté sa conscience ; il ajouta, comme représentant de tous les prélats, qu'on le suppliait de n'accorder aucune confiance aux paroles récemment prononcées, et de persévérer dans la foi de ses pères, puis il demanda un jour pour répondre, sans cacher qu'il vaudrait mieux rompre le colloque que de continuer de pareils blasphèmes, car, à son sens, c'était trop d'avoir laissé se produire de pareilles opinions sur un théâtre aussi fameux. La reine mère, prenant pour elle cette sévère admonition, que la situation du reste explique, mais qui semblait compromettre la manière dont elle gouvernait comme régente les affaires de l'Etat, répondit que l'on avait agi suivant une délibération du conseil du roi, suivant un avis du parlement de Paris ; que la réunion n'avait pas pour but d'innover, mais d'apaiser les troubles provenant de la diversité d'opinion, et de réintégrer les égarés dans le droit chemin. C'était rappeler assez adroitement que le cardinal de Lorraine se flattait d'obtenir la victoire dans cette lutte oratoire, et même rendre l'espoir aux catholiques, puisqu'il n'avait pas encore parlé.

Et cependant Catherine de Médicis avait été choquée des paroles de Théodore de Bèze ; ce qui semblerait le confirmer, c'est une lettre adressée par elle cinq jours après à M. de Rennes, notre ambassadeur auprès de l'empereur, et où elle dit que l'orateur s'oublia en une comparaison si absurde et tant offensive que peu s'en fallut qu'elle ne lui imposât silence, mais qu'elle s'en abstint de peur qu'on ne s'en retournât imbu de sa doctrine sans avoir ouï ce qui lui serait répondu[21]. Ce passage se trouve corroboré par une lettre que de Bèze adressa à la reine le lendemain de la séance et où il cherchait à se disculper, et dont voici le début : Madame, comme ainsi soit que vostre très humble serviteur Théodore de Bèze ait occasion de craindre que Vostre Majesté ne soit demeurée peu satisfaite d'une parole qu'hier il prononça sur la matière du sacrement, laquelle à son grand regret fut trouvée fort estrange, il supplie Vostre Majesté de l'entendre plus amplement. Dans cette longue lettre il expliquait ainsi la parole susdite : Tant s'en fault que nous voulions dire que Jésus-Christ soit absent de la saincte Cène, qu'au contraire nous scannions aussi peu porter un tel sacrilège, que personnes qui soient au monde. Mais il y a grande différence de dire que Jésus-Christ est présent en la saincte Cène, en tant qu'il nous y donne véritablement son corps et son sang, et de dire que son corps et son sang sont conjoints avec le pain et le vin. J'ay confessé le premier qui est aussi le principal ; j'ay nié le dernier, pour ce que je l'estime directement contraire à la vérité de la nature humaine du corps de Jésus-Christ, et à l'article de l'ascension, comme il est couché en l'Escripture saincte et déclaré par tous les anciens docteurs de l'Eglise[22].

Malgré cette explication, qui, d'ailleurs, ne fut pas immédiatement communiquée à toutes les personnes ayant entendu le premier discours, le but du colloque se trouvait manqué, la divergence sur un point capital s'étant produite avec trop d'éclat dès la première séance. Ce résultat montre aux orateurs combien il faut de réserve et de tenue, lorsqu'on traite en public de matières aussi épineuses, aussi délicates. Si de Bèze avait corrigé séance tenante l'effet de ses malencontreuses expressions, l'incident eût mieux tourné au point de vue de la conciliation ; mais on prétend qu'il prit l'émotion des catholiques pour un signe de défiance en la bonté de leur cause illusion, assurément ; il y en avait des deux côtés.

Les prélats s'assemblèrent et résolurent de ne répondre qu'à deux points[23] du discours de leur adversaire, celui qui concernait la discipline de l'Église et celui relatif à la sainte Cène. Plusieurs proposèrent également de rédiger à leur tour une profession de foi — de Bèze en avait remis une au roi — contenant leur réponse, et de solennellement condamner les ministres s'ils ne voulaient l'approuver ; mais un tel avis ne prévalut pas.

Les ministres rappelèrent au chancelier qu'on leur avait promis que les prélats ne pourraient prendre sur eux l'autorité et le pouvoir de juger, et demandèrent la continuation du colloque.

Une deuxième séance eut lieu le 16 septembre.

Le cardinal de Lorraine y prit la parole.

Connu par sa vaste érudition, son éloquence persuasive, sa longue expérience des hommes, car il était archevêque depuis vingt ans, l'orateur catholique excita une grande attention ; il s'exprima en ces termes[24] :

Sire, nous vous reconnaissons pour notre souverain ; nous sommes vos très-humbles et très-obéissants sujets et serviteurs ; nous ne contreviendrons jamais à la fidélité que nous vous avons saintement promise. L'apôtre saint Pierre a dit : Craignez Dieu et honorez le roi, ce qui signifie : honorez le roi parce qu'il faut craindre Dieu. C'est par lui, en effet, que les rois règnent. Et souvenez-vous que vous êtes non-seulement ministre de Dieu, mais aussi de son Église. Vous en êtes le fils et non le seigneur ; vous en êtes membre et non chef. Le souverain est dans l'Église et non au dessus[25].

C'était habilement effacer l'effet de la présidence du colloque dévolue au roi, et détruire la citation du chancelier disant que Constantin avait présidé le concile de Nicée ; c'était ôter à la reine mère toute velléité de faire de son fils un Henri VIII et de l'instituer chef de la religion en France, situation qui pouvait tenter et que les réformés n'eussent sans doute pas rejetée.

Le cardinal continua :

Le grand empereur Constantin permit, sans aucune restriction, aux ecclésiastiques le libre jugement en matière de foi, et jamais ne voulut personnellement juger des plaintes apportées par plusieurs évêques au concile de Nicée. Grégoire de Nazianze disait à l'empereur Valens : Vous n'êtes pas seul à commander ; nous agissons sur un plus grand et plus parfait empire, si l'esprit reste indépendant de la chair et les choses célestes séparées des choses terrestres.

Or, entendez, Sire, le sommaire de ma légation. Il y a maintenant huit jours que par votre ordre furent introduites en ce lieu des personnes depuis longtemps séparées de nous, à notre très-grand regret, faisant une autre profession de foi. Nous ne leur voulons rien reprocher, mais compatir à leur infirmité ; nous sommes très-aises qu'ils reconnaissent les articles du symbole, commun à tous les chrétiens, et souhaitons de bon cœur qu'ils s'accordent avec nous quant au sens et à l'interprétation.

Relativement à la constitution de l'Église, l'orateur montre ensuite qu'elle n'est point simplement une communauté d'élus, mais une grange où le bon grain se trouve mélangé de paille, suivant la comparaison de l'Écriture. Prise en général, l'Église est infaillible, mais des particuliers peuvent s'y tromper, et c'est aux conciles à les redresser. Elle est dépositaire fidèle du sens de l'Écriture sainte et de l'autorité des traditions. Pour avoir secoué cette règle, les ariens se sont engagés dans d'inextricables labyrinthes, dont Eusèbe de Césarée et Eusèbe de Nicomédie n'ont pu les tirer. Le même piège attend les novateurs en matière de religion, qui veulent aujourd'hui voir un fétu dans les yeux de leurs frères, sans apercevoir la poutre qui encombre les leurs.

Au sujet de l'Eucharistie, leur aveuglement est plus grand encore, continue le cardinal ; ils se sont ingéniés à trouver quatre-vingt-deux sens différents dans les textes des évangélistes, lesquels sens, même à leur dire, forment au moins huit opinions[26] toutes diverses ; qu'il valait mieux s'en tenir aux paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ : Ceci est mon corps, ceci est mon sang, surtout avec le commentaire de saint Luc, qui ne laisse aucune ambiguïté : Ceci est mon corps, lequel est livré pour vous ; c'est-à-dire, non point un corps mystique, mais le corps vrai de Jésus-Christ, conçu, par l'ouvrage du Saint-Esprit, du très-pur sang de la très-sacrée et perpétuellement vierge Marie.

En ces paroles, dit encore le cardinal de Lorraine, se trouve l'histoire écrite, le commandement clair, le testament confirmé par la mort du testateur et par ce valable, lequel n'a dû être si obscur qu'il laissât ses héritiers en dispute. Tel l'accepte l'univers et le consentement des Pères assemblés aux conciles généraux, qui disent : Dans la communion il se donne et reçoit, de la main du prêtre, non-seulement ce qui s'y voit, qui est sanctifié par celui qui le donne, mais aussi ce qui s'y entend, la sanctification sanctifiant le recevant. Nous nous abstenons des manières de parler de si grande chose, et pensons qu'il était meilleur de les modestement interpréter que de les prendre en mauvaise part. Qui mange ma chair, il demeure en moi et moi en lui, a dit le Sauveur. Nous confessons cette union plus supernaturelle, supersubstantielle, spirituelle, invisible, ineffable, spéciale et propre à ce sacrement. Vous êtes les premiers, que je sache, de mémoire d'homme, à opposer et à faire combattre la présence de Notre-Seigneur en la Cène. Pas si subtiles n'étoient les saints Pères ; ils preschoient le Fils de Dieu ensemblement avoir eu sa chair quand il monta au ciel, et nous l'avoir laissée en ses sacrés mystères. Ils s'écrioient : D'où vient, adorable Jésus, que de petits vers nous rendant sur terre pourriture et cendre, nous t'ayons devant les mains et les yeux ? et cependant tout entier tu es assis à la dextre du Père, qui en un même moment d'heure, depuis l'Orient jusques à l'Occident, du Nord au Midi, tu es présent, et à tous assistant, un en plusieurs, toi-même en divers lieux. D'où vient ceci ? Certes, non de notre devoir ou mérite, mais de ta volonté et bon plaisir, et de ta douceur.

Nos adversaires veulent rallier à eux saint Augustin et son discours ad Dardanum ; mais, dans cette épître entière, il n'est parlé de ce saint sacrement.

Je viens actuellement à ce que vous avez dit et écrit. Si vous n'estimez Jésus-Christ être en ce monde, quant à sa chair, depuis son ascension, plus que devant son incarnation, nous, au contraire, enseignons que la Cène se célèbre en ce monde et non au ciel, et ne sommes pas assez ingénieux que nous pensions une chose vraiment et en substance absente de ladite Cène y être nonobstant substantiellement exhibée et reçue, bref, y être et n'y être pas ; nous sommes donc aussi loin de votre opinion, dans ce cas, que le plus haut ciel de l'endroit le plus profond de la terre.

L'argumentation était serrée et digne du grand talent oratoire qui l'employait : en outre, le prélat catholique rendait à propos au ministre calviniste, comme on le voit, son hyperbole et, avec elle, semblable déclaration de dissidence, car la mesure employée dans l'image de l'éloignement, de la séparation, restait absolument la même.

Après avoir insisté sur ce qu'il fallait apprécier les choses religieuses par théologie et non par philosophie, le cardinal reprit en ces termes :

Il me semble vous avoir ennuyés par la longueur de mon discours, mais non persuadés autant que je le désirais. Si, sans cause, nous vous sommes odieux et que vous vous sépariez réellement de nous, à tout le moins ne refusez l'Église grecque pour juge, si tant vous abhorrez la latine, c'est-à-dire romaine, recourant à une particulière, puisque l'universelle vous déplaît. Si vous ne vous entendez avec eux, quel espoir que nous tombions d'accord ? Et si vous aimez votre opinion ainsi seule, devenez en effet solitaires, ne troublez plus, par votre intervention, les troupeaux dont vous n'avez nulle charge, nulle légitime administration.

Après avoir supplié le roi et la reine mère de demeurer dans la sainte profession de foi de l'Église catholique et romaine, après avoir manifesté à haute voix l'assurance que le roi de Navarre et les princes du sang les aideraient dans cette résolution salutaire, le cardinal de Lorraine conclut par ces mots :

Nous tous, Sire, d'un seul cœur et d'une seule voix, et pour tous l'Église gallicane, vouons à Dieu et vous promettons solennellement de ne jamais nous départir de cette sainte et vraie doctrine, laquelle nous prenons la peine d'annoncer dans nos églises, et pour la soutenir nous n'épargnerons ni notre sang, ni notre vie, comme nous serons également toujours prêts à ne rien oublier de ce qui concerne votre service et le bien de votre couronne.

Aussitôt ce discours terminé, les prélats se levèrent et allèrent trouver le roi, ou plutôt la reine mère, et se grouper à ses côtés. En leur nom le cardinal de Tournon déclara que l'exposition du cardinal de Lorraine était la leur, qu'ils la scelleraient au besoin de leur sang, qu'ils voulaient vivre et mourir en cette croyance, qu'ils suppliaient Sa Majesté le roi d'y ajouter foi et de persévérer dans la religion catholique, au sein de laquelle ses prédécesseurs avaient vécu. Que si les dissidents souscrivaient à l'exposition de dogmes du cardinal de Lorraine, ils seraient bien accueillis et entendus sur les autres points ; sinon, toute audience leur devait être déniée, et obligation à eux imposée de quitter le royaume, afin qu'il n'y eût dans le royaume très chrestien qu'une foy, une loy, un roy.

Théodore de Bèze présenta instamment, et sans délai, une requête à l'effet de pouvoir immédiatement répondre, énonçant qu'il possédait alors les arguments de l'orateur catholique tous frais en sa mémoire, et que lui, et les ministres qui l'assistaient, craignaient ne plus pouvoir le faire par l'intention des prélats de vouloir dorénavant se retirer du colloque. La reine mère en délibéra avec son conseil et fit dire aux ministres de se retirer, qu'un autre jour serait assigné pour leur réponse. Sarpi prétend que cette remise fut principalement basée sur ce qu'il ne paraissait pas juste de faire aller un simple ministre de pair avec un cardinal prince. Cette raison semble superficielle, quoique le calvinisme date des environs de 1540 et que le cardinal de Lorraine fût revêtu de la pourpre depuis 1555 ; aussi beaucoup d'auteurs contemporains ne la reproduisent pas.

En dépit de la promesse royale, les catholiques voulaient qu'il n'y eût plus de séances ; l'évêque de Valence, Montluc, frère de Blaise de Montluc, depuis maréchal, s'opposa à ce vouloir, et voici ses principaux motifs ; nous les déduirons sans chercher à sonder son cœur paternel, sans nous inquiéter de savoir si, en songeant à plus obtenir pour les calvinistes, il ne désirait pas qu'on en vint à un compromis, que l'on fit des concessions, entre autres celle du mariage des prêtres, qui lui eût permis de légitimer son bâtard[27]. La conférence, dit-il à la reine mère, forme une entreprise hardie, sur laquelle il serait dangereux de reculer. Théodore de Bèze a donné un sujet de scandale en parlant de l'Eucharistie comme il l'a fait, mais il n'a pas été compris des trois quarts de l'assemblée, à la portée de laquelle le cardinal de Lorraine s'est mieux placé. La rupture de la conférence ne contenterait personne, ni les catholiques, trop indignés déjà de la liberté accordée à leurs adversaires, ni les protestants, en leur ôtant l'unique moyen de publicité qu'ils puissent employer en faveur de leur croyance ; tandis que la continuation du colloque contenterait au moins les protestants, qui la devraient uniquement à la reine. Catherine de Médicis se rendit à cet appel, mais en usant d'un biais qui devait plaire aux catholiques et les empêcher de se séparer du gouvernement : elle rouvrit le colloque, en le laissant secret et privé, et en ne laissant plus son fils y assister.

Pareille décision ne fut pas reçue sans conteste, car l'absence de la cour ôtait pour chaque parti le principal attrait à la réunion, les catholiques voulant que cette cour demeurât catholique, les protestants désirant la frapper de leurs idées et de leurs vues. Toutefois ces derniers acceptèrent les premiers de continuer la lutte, comprenant qu'ils avaient tout avantage à parler encore de leur manière de voir pour y habituer, et que d'ailleurs ils effaceraient ainsi la rudesse de leur première opinion sur l'Eucharistie ; quant aux premiers, il fallut les instances de la reine mère et la promesse du cardinal de Lorraine que, cette fois, leurs prélats paraitraient plutôt en juges qu'en simples auditeurs pour les y décider[28].

Le 25 octobre 1561 le colloque de Poissy recommença, non plus comme auparavant, dans le grand réfectoire, mais dans une simple chambre du monastère, en présence de la reine mère, du roi et de la reine de Navarre, des princes et du conseil royal, des prélats et docteurs catholiques, des douze ministres[29] et d'un très-petit nombre de personnes. Cette séance, expliqua le cardinal de Lorraine, a lieu pour entendre ce que les ministres voudraient dire sur les propositions par lui faites dans la dernière assemblée. Aussitôt de Bèze se leva, au nom de ses compagnons, et dit :

Madame, après avoir invoqué le nom de notre Dieu et son assistance spéciale, nous parlerons sur les deux points de notre confession, par trois fois présentés à Votre Majesté, examinés par M. le cardinal de Lorraine.

Sur le premier point, concernant l'État et l'autorité de l'Église, l'orateur s'étendit longuement et discuta au point de vue des textes, s'en référant principalement à ce qu'était la société chrétienne au temps des apôtres, par rapport aux coutumes introduites depuis et qui avaient chargé les consciences, telle que la rémission des péchés. Il termina ainsi cette partie de son discours : L'Église est-elle par-dessus l'Écriture ? question qui me semble aussi impertinente que si l'on demandait si l'enfant est par-dessus son père, la femme par-dessus son mari, voire l'homme par-dessus Dieu... Jésus-Christ lui-même a tant honoré la doctrine des prophètes qu'il avait envoyés, qu'il a prouvé sa doctrine par leur témoignage. Saint Paul a souffert que ceux de Thessalonique fissent le semblable ; saint Pierre loue cette manière de faire. Saint Jérôme, saint Chrysostome, saint Basile recommandent l'autorité des Écritures ; le dernier même a dit : Tout ce qui est hors l'Écriture divinement inspirée est péché. Il ne faut donc point que ceux qui se disent vicaires de Jésus-Christ et successeurs de saint Pierre et de saint Paul refusent pareille condition.

Relativement au second point, l'orateur du calvinisme se récusa, voici en quels termes : Jusques ici, Madame, j'ai répondu amplement, et selon la mesure de mes connaissances, au premier point de la harangue dernière de messieurs les prélats, concernant l'état et autorité de l'Église de Notre-Seigneur ; sur quoi nous sommes encore tous prêts à entendre tout ce qui nous sera montré pour la pure parole de Dieu. Il reste l'article de la Cène, duquel je me départirai, s'il plaît à Votre Majesté, tant pour vous avoir trop retenue, avec toute l'illustre compagnie, que par notre désir de voir cette conférence mieux commencée et mieux suivie. J'ajouterai qu'en parlant sommairement d'une matière qui a été jusqu'à ce jour obscure et enveloppée, il est malaisé que beaucoup de paroles n'échappent, quelque véritables qu'elles soient, qui offensent les cœurs de ceux qui les oyent. Toutefois, s'il plaît à Votre Majesté que nous passions plus oultre, nous sommes prêts à en dire ce que le Seigneur nous a donné à connaître, nous soumettant toujours à ce qui nous sera montré par les saintes Écritures, et suppliant très-humblement Votre Majesté d'être persuadée qu'après la gloire de Dieu, auquel nous servons, il n'y a chose que nous pourchassions de plus grand désir que le repos de Vos Majestés et de tout ce royaume.

C'était adroitement calmer les esprits sur la tempête soulevée par ses précédentes explications, et ne pas raviver de lui-même une discussion capitale. La reine mère ne releva pas sa proposition, et le cardinal de Lorraine fit immédiatement signe à un théologien de Sorbonne, Claude d'Espense, de prendre la parole.

Celui-ci débuta en se félicitant de l'occasion à lui offerte pour conférer avec les protestants, car il avait été contraire aux supplices subis par leurs coreligionnaires ; puis il reconnut comme véritable ce qui avait été dit de l'Église et de sa succession, déclarant que si, dès le commencement, on eût ainsi parlé, la controverse n'eût esté telle qu'elle estoit advenue. Mais il ajouta : Par qui appelés, êtes-vous entrés dans l'Église ? Vous ne procédez pas de succession ordinaire, ou par quelque témoignage de l'Écriture, comme saint Jean ; donc il s'ensuit que votre ministère n'est pas légitime. Et, quant aux traditions de l'Église et à l'interprétation des Écritures saintes, il est certain que si quelque dispute en survient, il faut recourir aux successeurs ordinaires, comme à ceux auxquels le Saint-Esprit est promis. Nous avons plusieurs choses par tradition que nul ne révoque en doute, à savoir : le Père n'a pas été engendré, le Fils est consubstantiel, la vierge Marie demeura vierge après l'enfantement, et plusieurs autres semblables. Tout ce qui a été ordonné par les conciles universels est certain et arrêté.

Claude d'Espense en vint ensuite à parler de la Cène. Après son dernier discours, diverses répliques eurent lieu, des disputes s'élevèrent. Théodore de Bèze voulut déduire entre autres choses que les ministres protestants avaient aussi la vocation, que les miracles n'étaient pas nécessaires pour la prouver, qu'il suffisait de l'inquisition des mœurs[30], de la doctrine et de l'élection. Faites-moi apparaître, répliqua d'Espense, un seul exemple qui depuis quinze cents ans soit semblable au vôtre. — Ce n'est pas un inconvénient, dit de Bèze, que Dieu fasse aujourd'hui quelque chose qu'il n'ait fait précédemment.

La conférence menaçait de dégénérer en querelle quand le cardinal de Lorraine réclama le silence et déclara que l'on devait premièrement s'accorder sur l'article de l'Eucharistie, les évêques étant décidés à ne pas aller plus loin si on ne le faisait, parce que l'Europe entière se trouvait troublée par cet article, l'opinion calviniste émise à la première séance du colloque ayant été imprimée et répandue partout ; puis il conclut en demandant catégoriquement aux ministres s'ils admettaient à ce sujet l'interprétation de la confession d'Augsbourg. C'est ce que l'on appelait, dans le langage du temps, mettre les calvinistes en combat avec les Allemands ; les protestants luthériens se rapprochaient beaucoup plus en effet de la doctrine catholique. De Bèze répliqua en demandant au cardinal s'il approuvait entièrement cette confession, ce à quoi il ne reçut pas de réponse, chacun voulant rester sur la défensive. Alors les ministres, craignant que, si le colloque se trouvait interrompu, on ne les en accusât, prirent un biais et demandèrent qu'on leur délivrât par écrit ce que l'on voulait qu'ils signassent, afin de pouvoir en délibérer ensemble ; puis ils remirent une copie de l'article concernant la Cène dans la confession d'Augsbourg, ainsi que plusieurs professions de foi datant de 1559 et appartenant à des ministres de Wittenberg[31].

Cette séance finie, les ministres, nous apprend un auteur protestant, Pierre de la Place, résolurent de recevoir les conditions à eux offertes, même iniques, plutôt que de donner occasion de laisser croire que le colloque s'était rompu par leur faute. Sur ces entrefaites ils surent que la reine venait de remettre la nouvelle séance du colloque au surlendemain, et en même temps ils connurent que des ministres de Wittenberg devaient prochainement arriver, à la demande du roi de Navarre, afin de discuter contre Théodore de Bèze.

Le principal de ces ministres allemands, nommé Bambin, se présenta seul ; il apportait un livre dans lequel il avait tracé la ligne de conduite à tenir par le chrétien durant les différends religieux qui agitaient alors la France, et espérait que cet ouvrage le ferait appeler au colloque ; mais il n'en fut rien, chaque partie se défiant d'un homme aussi léger et dont une trahison n'était pas impossible ; son dépit fut grand.

A la nouvelle réunion du colloque, Théodore de Bèze lut une déclaration rédigée de concert avec ses compagnons. Retournant la question à lui précédemment adressée, il dit aux prélats : Avez-vous été élus par les anciens de votre Église ? avez-vous été demandés par le peuple ? Y a-t-il en information sur votre vie, vos mœurs, votre doctrine ? Vous direz oui, mais chacun sait le contraire, et je m'en remets à votre conscience. Donc vous n'êtes pas véritablement évêques, puisque l'on a omis en votre institution les points essentiels. Et par ce langage, tout en déclarant ne les vouloir offenser, il les émut et froissa. Il revint ensuite sur la Cène et conclut en demandant qu'on lui démontrât ses erreurs ; cependant il fit à ce sujet une déclaration plus explicite, sollicitant, si l'on ne s'en contentait, une bonne forme de conférence où l'on disputerait avec les Écritures saintes en main, des secrétaires recueillant le tout en forme authentique, afin que l'on vît qu'ils n'étaient point venus pour troubler le monde, mais pour accorder une saine doctrine.

Le cardinal de Lorraine, prenant la parole, argua que de Bèze avait blâmé à la fois la dignité épiscopale et l'autorité royale, puisque l'élection des évêques par le peuple s'était transformée, par un usage que confirmait le concordat, en une désignation royale[32] ; il ajouta que l'installation des prélats avait d'ailleurs lieu publiquement et solennellement. En cette forme solennelle, reprit son interlocuteur, chacun sait, assez quelle farce l'on y joue. L'expression employée ne portait sans doute pas entièrement son sens actuel ; pourtant elle blessa, et le cardinal continua : Le commencement d'injurier est venu de vous, jusques à vous ruer sur nos rois. Nous n'entreprenons point sur ce qui est du vôtre, mais vous sur nous. Il semblait qu'avec cette vivacité de paroles, la controverse dût cesser ; on y persista encore. Le cardinal reprit ce qui concernait la confession d'Augsbourg, mais des deux côtés personne ne voulait l'admettre le premier. Dans ce renouvellement de discussion deux nouveaux interlocuteurs apparurent : Pierre Martyr, docteur italien, qui parla peu de temps dans sa langue maternelle, et un jésuite espagnol, nommé Lainez, qui malmena les ministres[33] et reprocha vertement à la reine la tenue du colloque, affirmant que telles matières n'appartenaient ni à sa juridiction ni à son autorité. Théodore de Bèze, en se défendant, dit quelques mots en faveur de la conduite tenue en ces circonstances par Catherine de Médicis, ce qui était adroit et dans les convenances, puis il se moqua d'une explication de la Cène assez singulière émise par le même jésuite[34]. Ensuite il discuta avec d'Espense sur les mots du Christ Hoc est corpus meum, et conclut que la manière de parler ne peut être sacramentale sans figure. S'il en est ainsi, répondit l'orateur catholique, si la figure est avec nos sacrements du Vieil Testament, lesquels étaient figuratifs, car nous disons qu'ils étaient figures et ombre de la vérité, laquelle nous a été manifestée en Jésus-Christ ; autrement il faudra dire qu'ils étaient figure de la figure, ce qui serait très-absurde. Les ministres nièrent cette conséquence, et la discussion continua ; deux autres docteurs de Sorbonne y remplacèrent d'Espense. Après plusieurs pourparlers on préféra continuer à huis clos, et cinq catholiques furent chargés de s'entendre avec- cinq protestants : les premiers étaient Jean de Montluc et du Val, évêques ; de Salignac et Bouteiller, abbés ; d'Espense, docteur ; les seconds s'appelaient Pierre Martyr, Théodore de Bèze, Marlorat, des Gallards et de l'Espine. Une rédaction fut acceptée qui contenta les dix membres de cette commission spéciale ; mais les prélats, consultés ensuite, rejetèrent cette rédaction, et le colloque prit fin ; il fut encore mieux terminé le 25 novembre par le départ des prélats pour le concile, après avoir duré trois mois environ.

Quelles furent les suites de cette réunion ? Elles étaient faciles à prévoir. Si l'on avait réussi à convenir d'un compromis, c'eût été une grande victoire pour les réformés ; même dans le doute où l'on était resté, ces discussions publiques devaient les enhardir. Elles le firent en effet, et beaucoup. Les actes suivirent, et cela dès le colloque même ; les catholiques entrevirent donc promptement la grandeur de la faute commise, contre leur gré sans doute, mais à leur détriment, et entrèrent en suspicion de la royauté. Le contentement et la paix furent loin, on le voit, de sortir de cette œuvre entreprise au début comme devant mener à la conciliation.

Afin de ne pas scinder le côté religieux qui caractérise les événements du règne de Charles IX, surtout en ce moment de discussion officielle que l'on appelle le colloque de Poissy, car il est évident que la discussion ne se borna pas à s'implanter dans Poissy, elle se répandit et se développa en même temps sur le sol de la France entière ; dans ce but, disons-nous, étudions les conséquences de ce colloque par rapport à la cour de Rome ; nous viendrons en second lieu à ses suites par rapport à la France.

Le jésuite Lainez, dont il vient d'être question, assistait au colloque de Poissy en qualité de théologien du cardinal de Ferrare, lequel arrivait à Paris afin d'y remplir les fonctions de légat du pape, et auquel il pouvait en effet servir parce qu'il parlait très-bien l'italien. La mission du nouvel ambassadeur avait trait aux états d'Orléans et à certains articles de l'ordonnance qui en fut le résultat plus encore qu'aux discussions pendantes, lesquelles pourtant devaient préoccuper la cour de Rome ; il devait réclamer coutre les articles de cette ordonnance concernant la distribution des bénéfices et le payement des annates. Or une des libertés de ce temps, et il y en avait assurément, nous l'avons remarqué dans l'histoire du règne précédent, il y en avait qui ont été supprimées depuis, une de ces libertés consistait dans le droit, ou tout au moins l'usage, grâce auquel un légat pontifical ne pouvait exercer son office en France que si ses pouvoirs avaient été réglés et modérés par un arrêt du Parlement, confirmé ensuite' par des lettres patentes du roi. Cette fois, dès que le but de l'arrivée du cardinal de Ferrare transpira, le Parlement fit publier les articles menacés, puis, relativement à la bulle de légation, s'opposa à sa vérification et fut appuyé par le chancelier. A ces dispositions le légat répondit en faisant bonne mine aux protestants, en assistant même à un de leurs prêches, ce qui lui évita de leur part mille brocards semblables à ceux dont la population de Paris ne se faisait faute sur sa mère Lucrèce Borgia.

Bientôt il se produisit un revirement. Afin de concéder quelque chose aux réformés, la cour de France résolut de solliciter de Rome la communion du calice, c'est-à-dire sous les deux espèces, comme aux premiers temps de l'Église ; cette concession semblait devoir arrêter les progrès de la réforme en jetant la désunion entre les calvinistes et les protestants de la confession d'Augsbourg, mais pour l'obtenir il fallait bien disposer le Saint-Père. On en vint donc à examiner ses demandes, à contraindre le chancelier à signer la bulle de légation du cardinal de Ferrare, et à délivrer à ce dernier un brevet de suspension des statuts insérés dans l'ordonnance d'Orléans en ce qui concerne les matières bénéficiales, suspension qui entraînait le droit pour le pape d'exercer ses précédentes facultés, mais sous la promesse écrite de n'en faire aucun usage, et de réformer les abus commis à Rome dans la collation des bénéfices. Singulier arrangement, qui donne et retire à la fois, mais dont les annales de la politique offrent plus d'un exemple dans les époques difficiles ! La reine mère, le roi de Navarre et les principaux officiers de la couronne signèrent cet arrangement, afin de compenser l'absence de la signature de Michel de l'Hôpital qui la refusa : le légat satisfait, car on l'accusait à Rome de ses ménagements envers les protestants et aussi de songer déjà à se créer des partisans pour pouvoir s'élever plus tard jusqu'à la papauté, promit d'écrire à Rome et en faveur de la communion sous les deux espèces, et aussi pour que le clergé fût autorisé, suivant le vote émis à la fin du colloque, à procéder à l'aliénation de cent mille écus de biens ecclésiastiques au profit du roi, ou plutôt du gouvernement.

Pendant ce temps l'ambassadeur de France à Rome entamait déjà les négociations en vue de l'administration au peuple de France de la communion sous les deux espèces. Le pape répondit, à ce qu'il paraît, de lui-même que la chose ne lui paraissait pas impossible, toutefois qu'il consulterait le consistoire qui, jusqu'à présent, avait repoussé les demandes semblables. Le consistoire tenu par Pie 1V, le 10 décembre 1561, s'opposa encore à la nouvelle demande, malgré la lettre du légat et la mise en discussion formulée par le Saint-Père lui-même ; les principales raisons furent 1° que la même manière de communier établie dans tous les pays permettait aux voyageurs de fréquenter les églises des contrées qu'ils traversaient comme les leurs propres ; 2° que la concession du calice pouvait être une chose peu importante en elle-même, pourvu que la foi demeurât en son entier, mais qu'elle ouvrirait la porte à la demande de la suppression de la plupart des institutions de l'Église. Par ces motifs Pie IV prit le parti de refuser[35] ; il engagea d'abord notre ambassadeur à se désister, et, comme celui-ci ne le voulut faire, renvoya l'examen de la question au prochain concile[36], convoqué cette fois sans remise[37]. Le représentant de la France insistant encore, le pape montra mieux sa pensée, énonça que peu de personnes désiraient cette réforme, et encore n'émettaient ce vœu qu'à l'instigation d'autrui ; il voulait désigner par là Catherine de Médicis, dont une lettre récente l'avait mécontenté[38] ; et en effet l'envoyé français n'eût pas aussi fermement répété sa réclamation, si la demande n'eût intéressé directement la reine. Cependant la reine mère fit dire ensuite au pape qu'elle empêcherait la convocation d'un concile national français s'il réunissait un concile général, ce qu'il venait de faire ; cette promesse royale n'engageait à rien, car après la rupture du colloque de Poissy, et les passions que ce colloque avait soulevées, un concile français n'était plus possible.

Ainsi la régence continuait à se maintenir du côté des protestants, mais bientôt elle allait se trouver trop engagée dans leur dépendance et vouloir revenir aux catholiques. Il n'était que temps, comme nous allons le voir, en considérant les suites du colloque de Poissy, par rapport à la situation intérieure de la France.

Leur doctrine ayant été publiquement exposée et soutenue, les réformés français, l'illusion était permise, se crurent presque à la veille de voir leur culte reconnu ; aussi leurs tentatives devinrent plus osées ; ils se réunirent, ils prêchèrent en public, au lieu de rester dans des maisons particulières, par groupe de vingt-cinq à trente personnes, conformément à ce qu'exigeait l'édit de juillet. On les rencontrait s'associant et priant dans les jardins, sur les places publiques. A cette audace les catholiques s'étaient émus, car cet enthousiasme calviniste choquait, blessait le sentiment religieux des masses, ce qui se comprend, puisque même en nos temps de tolérance (lisez d'indifférence) on n'ose pratiquer en public un système religieux nouveau. De là deux séditions qui éclatèrent à Paris, l'une non loin de l'église Saint-Médard, au faubourg Saint-Marcel, laquelle fut pillée. Dans certaines provinces on avait essayé de s'emparer de plusieurs églises pour les consacrer au culte réformé. Et cela venait en partie de l'opinion générale qui laissait croire au désir de la reine mère et du chancelier de concéder une plus grande latitude aux luthériens et aux calvinistes.

Tout d'un coup, en effet, le chancelier prit un parti, celui de faire une concession, mais en se mettant à couvert derrière l'avis d'une assemblée, et convoqua, par ordre de la régente, les princes, les ducs et pairs, les maréchaux de France, les officiers de la couronne, pour le 15 janvier 1562, à Saint-Germain en Laye. Il croyait qu'un édit peut corriger les mœurs, ce qui est d'un jurisconsulte plus que d'un politique. Dans cette idée, il posa, par-devant cette réunion improvisée, divers principes certes intempestifs : La religion et l'ordre politique sont deux choses toutes différentes ; on peut être bon citoyen et bon sujet du roi, sans être catholique ; les lois du royaume autorisant les mariages entre personnes de religion différente, elles peuvent se relâcher pour amener une bonne entente entre les catholiques et les calvinistes, ce qui serait un bien. Malgré une certaine opposition, la majorité, craignant l'explosion d'une guerre civile, admit l'urgence d'adoucir l'édit de juillet. Celui-ci fut donc proclamé provisionnel et remplacé par une déclaration datée du 17 janvier 1562. L'analyse de cette pièce officielle fera comprendre au mieux son but et ses tendances. Parcourons donc ses seize articles.

Article 1er. Ceux de la nouvelle religion, ou autres, qui se sont emparés des temples, sont tenus de s'en départir ainsi que des maisons, biens et revenus appartenant aux ecclésiastiques. Ils rendront les reliquaires et ornements ; rie pourront édifier de temples, et observeront, sur peine de la vie, la défense de démolir croix et images.

Article 2. Ils ne pourront s'assembler dans les villes pour y faire prêches ou prédications, soit en public, soit en privé, ou de jour ou de nuit.

Article 3. Néanmoins pour entretenir nos sujets en paix et concorde, en attendant que nous puissions les réunir en une même bergerie, avons, jusqu'à la détermination du concile général, suspendu les défenses et peines résultant de l'édit de juillet et autres, en ce qui concerne les assemblées qui se feront de jour hors des villes, pour faire les prêches et autres exercices de la religion réformée.

Article 4. Défendons à nos juges, magistrats ou autres personnes que lorsque ceux de ladite religion nouvelle iront, viendront et s'assembleront hors desdites villes, ils n'ayent à les y empêcher, inquiéter ou molester ; mais qu'ils fassent sévèrement punir tous séditieux, de quelque religion qu'ils soient.

Article 5. Enjoignons de nouveau à tous nos sujets de ne faire aucune assemblée en armes, de ne s'injurier ni provoquer pour le fait de la religion, de ne favoriser aucune sédition, mais de vivre et de se comporter les uns avec les autres doucement et gracieusement.

Article 6. Défendons aux ministres et principaux de la religion nouvelle de ne recevoir en leurs assemblées aucune personne poursuivie ou condamnée en justice, et, quand un de nos officiers voudra assister à leurs prêches pour connaitre la doctrine qu'on y annonce, ils devront le recevoir et le respecter selon sa dignité.

Article 7. Nul consistoire, nulle élection de magistrats ne peut avoir lieu entre eux ; mais s'ils ont besoin d'établir divers règlements pour leur religion, ils en demanderont l'autorisation qui leur sera accordée par nos officiers ou par nous, suivant le cas.

Article 8. Les réformés ne pourront faire d'enrôlement, ni lever aucun impôt parmi eux. Quant à leurs charités et aumônes, elles devront être isolées et volontaires.

Article 9. Seront, ceux de la nouvelle religion, tenus de garder nos lois politiques, même celles qui sont reçues en notre Église catholique en fait de fêtes et de jours chômables, et de mariage pour degré de consanguinité et affinité.

Article 10. Les ministres jureront l'observation des présentes entre les mains de nos officiers, et s'engageront à ne prêcher aucune doctrine qui contrevienne à la pure parole de Dieu, selon qu'elle est contenue au symbole du concile de Nicée et ès livres canoniques de l'Ancien et du Nouveau Testament ; afin de ne remplir nos sujets de nouvelles hérésies. Nous défendons expressément de procéder dans les prêches contre la messe et les cérémonies de notre Église catholique ; n'y d'aller en un lieu pour y prêcher de force, sans le consentement des seigneurs, curés, vicaires et marguilliers de paroisses.

Article 11. Tout prêcheur ne devra user d'injures ni d'invectives contre les ministres et leurs sectateurs, chose qui a plus provoqué le peuple à la sédition qu'à la dévotion.

Article 12. Il est interdit de receler aucun accusé poursuivi ou condamné pour sédition, sous peine de mille écus d'amende payables aux pauvres, et, à défaut, sous peine du fouet et du bannissement.

Article 13. Voulons que tout imprimeur, distributeur ou vendeur de placard ou libelle diffamatoire soit fouetté la première fois, et mis à mort la seconde.

Article 14. Les édits par nous faits sur les résidences seront gardés inviolablement, et les offices de ceux qui n'y satisfont déclarés vacants.

Article 15. Nos officiers iront promptement et d'eux-mêmes là où quelque maléfice aura été commis, faire le procès aux coupables, et, s'il est question de sédition, puniront sale déférer à l'appel.

Article 16. Notre très-cher et féal chancelier, nos maitres des requêtes ne délivreront dans ce cas, vu le besoin d'une punition prompte et exemplaire, aucun relief d'appel ; nos cours du Parlement tiendront les séditieux pour bien relevés.

II résulte de ce résumé que la déclaration du 17 janvier 1562 accepte l'état présent de la réforme en France comme un fait accompli, mais sans vouloir que cette réforme aille au delà et continue ses progrès ; ainsi elle tolère l'exercice de la nouvelle religion hors des villes, avec la triple restriction de ne faire aucune propagande, de ne prononcer aucune injure, de tourner en ridicule les usages de l'Église catholique. En outre, elle sévit contre les séditions et n'en veut aucune, de quelque part qu'elle vienne ; c'est à coup sûr nettement apprécier la situation, et, quand Blaise de Montluc dira : Si tout le monde eust voulu faire, sans se partialiser d'un costé ny d'autre, et rendu la justice à qui la méritoit, nous n'eussions pas veut tant de troubles[39], il ne dira pas autre chose.

Pourra-t-on, par exemple, en demeurer à ce desideratum du gouvernement ? Le temps des tempéraments, car cette déclaration, quoique fortement accusée, en est un, ce temps n'est-il point passé, surtout quand, par le colloque de Poissy, on a divulgué les dissentiments au lieu de les cacher, ce qui est toujours une faute en politique ? Le lecteur saura à quoi s'en tenir à se sujet dès le prochain chapitre.

 

 

 



[1] Optati Afri Milevitani episcopi (il s'agit de saint Optat) libri sex de schismate Donatistarum adversus Parmenianum, cum præfatione Fr. Baldnini. Parisiis, apud Claudium Fremy, via Iacobœa, sub insigni Divi Martini, 1563, in-16, cum privilegio, p. 57. Cette édition de la seule œuvre conservée de saint Optat est peu connue.

[2] Fratris Alfonii de Castro Zamorensis ordinis minorum regularis observantiæ, Almæ provinciæ sancti Iacobi adversus omnes hœreses libri quatuordecim. Lugduni, apud Antonium Vincentium, in-12, 1555, 6e page de l'Index hœreticorum. En traitant du premier chef d'hérésie qu'il reproche au grand réformateur, l'auteur de cet ouvrage s'exprime ainsi : Hujus erroris dux atque magister factus est nostro tempore quidam Martinus Luther. Plus loin, Alphonse de Castro réfute habilement l'hérésie par laquelle Luther prétend que le sacerdoce peut être confié aux femmes.

[3] Reportez-vous à l'opuscule Ad principes christianos cohortatio pacificotoria. Lyon, 1535, in-4°. C'est une allocution en faveur de la paix, adressée à Henri II et à Charles-Quint.

[4] Début du pamphlet Vie, actions et déportements de Catherine de Médicis.

[5] Il en revint dans son âge mûr.

[6] Expression prise alors en bonne part.

[7] Elle avait (en septembre 1561) huit ans.

[8] Ce concile, dont nous traiterons ci-après, dura jusqu'en 1563. Il fut violemment poursuivi par les dissidents, mais les catholiques répondirent aux attaques : lisez, entre autres, Defensio tridealinæ fidei catholicæ et integerrimæ quinque libris comprehensa, adversus calumnias Martini Kemnitii Germani, autore R° Dre Diegno PAYVA DANDRADA, Ingolstadii, apud Sartorium, in-12, 1580.

[9] Le 4 août 1561, la reine écrivit au chef de la catholicité que le mal était trop pressant eu France pour attendre aussi longtemps, et elle lui proposait diverses concessions, notamment la communion sous les deux espèces, et les prières en langue vulgaire, au moins à la messe. L'évêque de Valence fut, dit-on, le secrétaire de Catherine pour cette missive.

[10] Causæ cur electores principes, aliique augustanæ confessioni conjuncti status, ad Concilium a Pontifice Pio III tridenti indictum, non accedant, in-12. Viteberge, 1564. La page 70 de cet opuscule contient ce passage : Cardinales, episcopi, abbates, monachi et id genus alla monstra, solum præsunt ; on n'en était pas encore aux compliments.

[11] Un Théodose de Bèze se maria le 8 mai 1611 à l'église Saint-Eustache de Paris ; il était catholique et possédait une lettre d'absolution signée du cardinal de Sourdis. M. Jal nous apprend ce détail, sans assurer que le converti fût un petit-fils de Théodore.

[12] Il ne convient pas de discuter par exemple sur le mystère de l'Incarnation devant des enfants, et d'expliquer à leurs oreilles le genitum, non factum, du Credo. Les paroles prononcées par Th. de Bèze sur ce mystère, au colloque même, le prouvent surabondamment. En janvier 1869, on a repris, à Neufchâtel, en Suisse, la question de savoir s'il ne conviendrait pas d'expurger l'Ancien Testament pour l'enseignement populaire ; en dépit de certains passages (reportez-vous, entre autres, au verset 14 du chapitre III du IIe livre de Samuel), les pasteurs calvinistes ont répondu négativement. — Varillas va plus loin : il assure (Histoire de Charles IX, in-4°, t. I, p. 115) qu'il est malséant de traiter de religion devant les dames et les gens de guerre.

[13] Nous l'empruntons à un protestant, PIERRE DE LA PLACE ; son sens catholique ne peut donc être nié.

[14] Un autre prélat, Prosper de Sainte-Croix, évêque d'Albe, dit dans sa septième lettre au cardinal Borromée : Le chancelier a proposé son sentiment avec tant de retenue et de modération, qu'on l'auroit facilement pris pour un autre homme. Ne peut-on soupçonner en ce passage une pointe d'ironie ?

[15] Histoire du concile de Trente, par Fra Paolo SARPI, traduction LE COURAYER. Londres, 1786, in-f°, t. II, p. 110.

[16] L'attaque contre les mœurs de Calvin et de Théodore de Bèze est ainsi renouvelée par CUYCK : Quelle pureté en Calvin et de Bèze, qui ont porté les premiers une main sacrilège sur les lieux saints de France ? Quoi, la religion de Calvin et de Théodore de Bèze, qui invite les hommes à l'adultère et à l'acte vénérien, serait pure ! La vie de Calvin est-elle pure ?... Henrici Cuyckii Rvrimvndensis Ecclesiæ Episcopi ad Marritivm comitem Nassavium secunda Parœnetica epistola, Lovauii, apud Ioannem Masium, anno 1600, p. 26.

[17] Il y avait également vingt-deux députés des églises protestantes.

[18] Nous traduisons ses paroles en langage actuel.

[19] Cela était déjà arrivé à Quintin, aux états d'Orléans ; voyez ci-dessus notre chapitre II de ce livre.

[20] Rabelais lui a dédié des vers latins.

[21] Histoire du calvinisme, par MAIMBOURG, livre III.

[22] Elle fut communiquée aux cardinaux.

[23] Si l'on eût abordé les mystères, sur celui de la sainte Trinité, le cardinal de Lorraine eût sans doute parlé conformément à un livre qui lui fut dédié, et qui me semble résumer la doctrine catholique telle que le XVIe siècle l'entendait : De sancta Trinitate libri tres contra hujus ævi trinitarios, antitrinitarios et autotheatos. GENEBRARDO, theologo parisiensi, AUTORE. Parisiis, 1569, apud Ioannem Bene-Natum,

[24] Nous abrégeons, mais de manière à n'effacer aucun trait principal.

[25] Reportez-vous au livre II, chap. XVII, Reges vasalli sunt incarnati Regis Christi, et chap. XIX, Reges vicarii sunt Christi regis omnium, du Mars Gallicus, in-32, 1637, p. 298 et 303.

[26] C'est le chiffre fixé par PIERRE DE LA PLACE. Cet auteur emploie à tort l'expression Eglise nouvelle pour la religion réformée, dans sa reproduction du discours du cardinal de Lorraine ; un orateur catholique n'a pu se servir de ce terme.

[27] Il fut en effet légitimé plus tard ; c'est Balagny-Montluc, maréchal de France et prince de Cambrai sous Henri IV.

[28] C'est VARILLAS qui le prétend.

[29] Les délégués protestants furent exclus.

[30] Il disait cela pour les autres ministres, car pour lui c'était notoriété que ses premières mœurs avaient été mauvaises et reprochables.

[31] Ville où s'élève le monument de Luther et où il afficha, en 1517, ses fameuses thèses.

[32] C'est en effet par une désignation royale que le cardinal de Lorraine avait été pourvu d'un archevêché dès l'âge de quinze ans.

[33] Des historiens prétendent qu'il leur donna des épithètes malsonnantes, les appelant renards, singes et serpents ; il est plus exact de dire qu'il compara, avec l'Ecriture, les hérétiques aux renards et aux loups revêtus de peaux de brebis.

[34] PIERRE DE LA PLACE assure qu'il s'exprima ainsi : Le dict jésuite a faict de la Cène une farce, de laquelle il vouloit que Jésus-Christ fût le principal basteleur. On était alors plus libre en expressions qu'aujourd'hui, car nul actuellement, quel que soit son point de départ, ne voudrait ainsi parler.

[35] Il mit à côté de sa signature me non consentiente.

[36] Histoire du concile de Trente, par SARPI, traduction Le Couroyer, Londres, 1736, tome II, p. 119.

[37] Le Saint-Père hésitait depuis deux ans à faire cette convocation déjà vivement sollicitée par les princes catholiques ; ce fut la dernière réunion du concile de Trente, et le cardinal de Lorraine y assista ; voyez ci-après notre chapitre IX.

[38] Nous en avons parlé dans une note plus dans ce chapitre.

[39] Commentaires de Montluc, fin du livre V.