HISTOIRE DU DIRECTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

TOME TROISIÈME

 

LIVRE ONZIÈME.

 

 

Disposition des esprits. — L'armée française en Égypte. — Siège de Saint-Jean d'Acre. — Bataille d'Aboukir. — Le général Bonaparte revient en France. — Le général Bonaparte arrive à Paris. — Préliminaires du 18 brumaire. — Journée du 18 brumaire. — Séances du 19 brumaire. — Consulat provisoire — Constitution de l'an VIII.

 

La bataille de Zurich et la capitulation du duc d'York dissipaient pour un moment les alarmes qu'avaient inspirées les progrès rapides des armées russes et autrichiennes et le désastre de Novi. Mais la situation n'était pas essentiellement changée. Sieyès savait bien que la France ne pouvait pas résister aux forces des coalisés tant qu'elle resterait en proie au désordre, tant que les grands pouvoirs de l'État seraient en lutte, tant que les populations ne redeviendraient pas calmes et obéissantes.

 

Cependant, son irrésolution se prolongeait et il voyait croître les difficultés et les dangers. Le parti jacobin se félicitait des victoires de Brune et de Masséna comme de son propre triomphe ; les républicains timides se rassuraient et ne convenaient plus de la nécessité d'un coup d'État ; la coterie libérale et philosophique, groupée autour de Sieyès, revenait même à croire que la République et la Constitution étaient viables.

Tel n'était point le sentiment national : loin de partager la sécurité que faisaient paraître les hommes qui vivaient dans la région politique, l'opinion universelle comprenait la nécessité d'une crise, qui mettrait fin à l'agonie du gouvernement directorial et au cruel malaise de la France.

Dans cette situation, l'absence du général Bonaparte inspirait un regret général : on se disait que si le Directoire ne l'eût pas contraint ou autorisé à s'exiler dans l'Orient, il aurait conclu et assuré la paix à des conditions glorieuses, et que, pour forcer la France révolutionnaire à les accepter, il se serait emparé du pouvoir ; d'autres pensaient que, s'il eût fait la guerre, il aurait établi en dictature le commandement des armées.

 

Mais comment espérer son retour ? On savait de loin en loin des nouvelles de ses victoires ou de son administration de l'Egypte. Les communications étaient difficiles. La marine des Anglais occupait la Méditerranée et interceptait la navigation française. Les journaux de Londres publiaient des informations qui pouvaient faire supposer la détresse ou les revers de l'armée d'Orient. Devait-on y ajouter foi ? D'ailleurs les journaux français n'étaient point libres de les répéter. Quelquefois arrivaient des bulletins officiels, mais on se méfiait de leur véracité. Ainsi le sort de l'armée d'Orient semblait étranger à ce qui inquiétait ou agitait la France. Cette expédition, qui évidemment ne pouvait avoir de résultat politique, excitait la curiosité et l'intérêt, mais un intérêt lointain, comme une colonie essayée hors de la portée de la mère patrie.

Il y avait plusieurs mois qu'aucune nouvelle n'était parvenue d'Egypte autrement que par les journaux anglais, lorsque, le 5 octobre 1799, au moment où de jour en jour on apprenait les victoires de l'armée d'Helvétie, un message du Directoire fut apporté au conseil des Cinq-Cents.

— « Le message contient, dit le président, une dépêche de l'armée d'Orient. » A ces mots, par un mouvement soudain, toute l'assemblée se leva en criant à plusieurs reprises : — « Vive la République ! »

La dépêche du général Bonaparte reprenait de loin le récit de ce qui s'était passé en Égypte et des opérations militaires qu'il avait dirigées.

Après la bataille des Pyramides[1] et l'occupation du Caire, le général Desaix fut chargé de remonter la vallée du Nil, de poursuivre Mourad-bey, un des chefs des mamlouks et de soumettre cette partie de l'Egypte.

C'était une longue et difficile mission qui conduisit Desaix et son armée jusqu'aux limites de la Nubie, à deux cents lieues du Caire, et qui employa près d'une année ; elle honora le nom de Desaix.

L'autre chef des mamlouks, Ibrahim-bey, s'était retiré par la route qui conduit du Caire à la Mecque. Le général Bonaparte l'y suivit, remporta la victoire de Salahieh et le rejeta dans le désert de Syrie, après avoir dispersé son armée.

Ce fut à ce moment que le général Bonaparte apprit que l'escadre française avait été détruite à Aboukir. Dès lors il se trouvait bloqué en Égypte, sans communications avec la France, ne pouvant ni espérer des renforts, ni concevoir la possibilité de ramener son armée. Ce fut alors qu'il s'occupa à établir en Égypte une administration régulière, qui assurât le bon ordre et pût fournir aux besoins de l'armée. Il porta dans l'accomplissement de cette tâche difficile cet esprit pratique, ce discernement de ce qui est possible, de ce qui convient aux populations, aux lieux et aux circonstances. Il installa un institut formé des savants qui l'avaient accompagné ; il favorisa leurs travaux et leurs recherches ; il créa des manufactures. Il s'occupa d'encourager le commerce des caravanes et alla reconnaître Suez et le rivage de la mer Rouge. On pouvait supposer qu'il n'avait pas un autre dessein que de régner comme un souverain dont l'unique pensée eût été de répandre les bienfaits de la civilisation sur des sujets qui y étaient encore étrangers. Ses soins obtinrent un plein succès, dès qu'il eut sévèrement réprimé une insurrection dans la basse Égypte et une révolte terrible et sanglante qui éclata dans la ville du Caire le 23 octobre 1798.

Mais le général Bonaparte n'avait pas quitté la France ni entrepris cette grande expédition pour devenir l'administrateur intelligent d'une colonie. Bien que la destruction de la flotte semblât le réduire à cette tâche qui pouvait être aussi glorieuse qu'utile, elle ne satisfaisait point l'activité de son âme et restait trop loin des rêves de son imagination.

Son projet n'était point, comme il avait affecté de le publier, de porter un coup funeste au commerce anglais, de rétablir la communication de l'Europe avec les Indes par la mer Rouge, ni même d'aller les déposséder de leur conquête sur les bords de l'Indus et du Gange. Peut-être y avait-il pensé, car il pensait à tout ce qui avait de la grandeur ; mais un dessein qu'il considérait comme moins chimérique était arrêté dans son esprit : il voulait arriver à Constantinople, s'y établir, s'approprier les forces mal dirigées de l'empire ottoman, y former une puissante armée et prendre l'Europe à revers, pendant que la république française recommencerait la guerre dans l'Occident.

Lorsqu'il fut parvenu à l'apogée de sa gloire et de sa fortune, il se plaisait souvent à expliquer comment il avait pensé à y atteindre par une route aussi héroïque et plus aventureuse.

Pour l'exécution de ce plan, il eût été important de rester en relations pacifiques et en bonne intelligence avec la Porte ottomane, de se présenter comme son défenseur contre les puissances européennes, comme le restaurateur de son autorité, en Égypte où les mamlouks ne la reconnaissaient point, en Syrie où Dgezzar, pacha d'Acre, se rendait indépendant.

Ainsi l'armée française serait arrivée à Constantinople comme alliée ; alors, soit par une révolution qui aurait renversé le gouvernement ottoman, soit en exerçant sous son nom un entier pouvoir à titre d'auxiliaire, le général Bonaparte aurait établi son autorité sur l'empire d'Orient.

Cette combinaison, si étonnante qu'elle puisse paraître, n'avait point semblé invraisemblable au général Bonaparte, ni même à M. de Talleyrand, plus porté qu'on ne le supposait généralement à être séduit par l'imagination et par la hardiesse de décision. Il devait quitter le ministère, se rendre à Constantinople comme ambassadeur de la république française et préparer les voies au chef de l'armée d'Orient ; c'était un rendez-vous donné et un point formellement arrêté entre eux.

On n'avait pas tenté de convenir d'avance avec la Porte de cette alliance, des conditions qu'elle comportait et des conséquences qu'on voulait en tirer. L'espérance qu'en apprenant l'invasion de l'Égypte par une armée française, le gouvernement ottoman accepterait le fait accompli, n'avait pourtant nulle probabilité. Les premières proclamations du général Bonaparte se rapportèrent à cette hypothèse. En écrivant, le 22 août 1798, à Dgezzar-pacha, il l'assura qu'en faisant la guerre aux mamlouks, il agissait pour l'intérêt des musulmans, et qu'il espérait être en très- bonne intelligence avec lui.

Au mois de novembre, le général Bonaparte ne pouvait plus se faire illusion sur les dispositions de la Porte ottomane ; déjà Ibrahim-bey chassé d'Égypte avait trouvé accueil et encouragement chez Dgezzar-pacha ; une armée se joignit aux mamlouks et s'avança dans le désert qui sépare la Syrie de l'Egypte en s'appuyant sur la forteresse d'El-Arischch.

Ainsi la guerre était commencée et l'on devait s'attendre à voir une armée ottomane suivre de près cette avant-garde.

 

A part même ses immenses projets, le général Bonaparte était amené par cette agression à entreprendre une expédition en Syrie, car il n'était jamais dans son caractère de se défendre autrement qu'en attaquant.

Cette campagne fut plus pénible qu'il ne l'avait prévu. Il était le 18 février devant El-Arischch. La garnison fut bientôt contrainte à capituler. L'armée française eut beaucoup à souffrir en traversant un désert de soixante lieues. Le 7 mars, Jaffa avait été prise d'assaut, la garnison passée au fil de l'épée non point en combattant, mais par une cruelle exécution.

C'était une conquête importante ; elle donnait une place d'armes où pouvaient être établis les hôpitaux et les magasins ; mais on y trouva la peste qui fit mourir sept cents soldats.

 

Dix jours après, l'armée était devant Saint-Jean d'Acre. Le général Bonaparte avait prévu qu'une artillerie de siège lui serait nécessaire ; elle devait arriver par mer ; les bâtiments qui la portaient tombèrent au pouvoir des Anglais. La place était mieux fortifiée qu'on ne le pensait ; on n'avait pas une connaissance exacte des ouvrages qui la défendaient. Le 18 mars, la tranchée fut ouverte. Le 28, un premier assaut fut donné ; il fut très-meurtrier, et malgré le courage et l'élan des soldats ils furent repoussés.

Les Anglais avaient envoyé des troupes de marine qui apportaient à la garnison le secours de soldats réguliers et d'officiers expérimentés et intelligents. — Djezzar avait soulevé toutes les populations de la Palestine ; elles se rassemblaient et bientôt elles auraient entouré l'armée de siège. Il fallut leur opposer le général Kleber et sa division. Il dispersa cette multitude, mais elle se réunissait de nouveau. Le général en chef, sans lever le siège, se rendit avec trois divisions et toute sa cavalerie sur les bords du Jourdain. La victoire du mont Thabor fut si complète qu'elle mit fin à l'insurrection.

Le siège reprit une nouvelle activité sans plus de succès. L'armée fit des pertes cruelles dans ces attaques répétées. Le général Cafarelli fut tué. Chaque tentative d'assaut coûtait la vie à des généraux, à des officiers supérieurs connus et aimés de toute l'armée.

Le dernier assaut fut donné le 10 mai et n'eut pas une plus heureuse issue.

Cependant le général Bonaparte avait appris que le gouvernement ottoman préparait une expédition et qu'une armée nombreuse devait être bientôt débarquée sur les côtes d'Egypte. Il savait aussi que les tribus arabes, fanatisées par des prophètes, étaient en mouvement sur la frontière. Il n'y avait plus d'illusion à se faire sur une marche vers Constantinople ; ces Druses, ces Maronites, ces Kurdes, qu'il avait espéré insurger et entraîner avec son armée, s'étaient soulevés contre lui. Aucune espérance ne restait de prendre Saint-Jean d'Acre ; l'armée était découragée jusqu'au mécontentement ; le prestige de son bonheur et de sa gloire s'effaçait : il n'y avait donc plus à hésiter ; il fallait revenir en Egypte.

Après avoir repoussé plusieurs sorties, l'armée leva le siège, et le 17 mai, elle reprit la funeste route qu'elle avait suivie si inutilement. Une proclamation où le général la félicitait de ses victoires ne pouvait diminuer ses plaintes, mais elle restait patiente et disciplinée. Le 14 juin 1799, le quartier général était au Caire.

 

Le 12 juillet, cent voiles turques avaient mouillé à Aboukir. Le débarquement avait commencé et le fort avait été pris. Mais plusieurs jours s'écoulèrent sans que l'ennemi marchât en avant. Il se fortifiait et attendait les renforts que devaient lui amener les mameloukes qu'on avait vus reparaître commandés par Mourad-bey.

Le 28 juillet, les Turcs furent attaqués et entièrement défaits par l'armée française. Mustapha-pacha fut fait prisonnier ; des milliers de Turcs foudroyés de tous côtés par l'artillerie se jetèrent dans la mer afin de regagner la flottille, et furent noyés pour la plupart. Après une seconde bataille, le fort d'Aboukir fut repris, et il ne resta plus un seul Turc sur le rivage de l'Égypte.

Un aide de camp du général en chef, M. Eugène Merlin, avait été envoyé auprès du général Menou, au moment où la garnison du fort d'Aboukir demandait à capituler. Un secrétaire de sir Sydney Smith était venu traiter d'un échange de prisonniers. « M, le commodore a pensé, dit-il, que vous pourriez être curieux des nouvelles d'Europe, et il m'a chargé de vous remettre les gazettes qui lui sont arrivées. »

Elles annonçaient les défaites du général Scherer, la retraite de l'armée française jusqu'à la Bormida, et aussi la mauvaise fortune de l'armée du Danube forcée de repasser le Rhin.

Le capitaine Merlin se hâta d'apporter ces tristes informations au général Bonaparte qui était à Alexandrie. Il le réveilla au milieu de la nuit, lui donna les journaux et fut témoin de son indignation et de sa colère. Dès le matin, il fit appeler l'amiral Gantheaume et passa deux heures avec lui. Le lendemain, 4 août, il partit pour le Caire. Sans faire connaître les nouvelles qu'il avait reçues, il prit toutes les dispositions qui pouvaient faire soupçonner un projet de départ ; mais il le niait et annonçait seulement qu'il allait faire une tournée de quelques jours dans la province de Damiette.

Il revint par un détour à Alexandrie, et sans entrer dans la ville, il monta, dans la nuit du 24 au 25 août, sur la frégate le Muiron. Il avait craint que le mécontentement des généraux, des officiers, de l'armée entière n'éclatât en sédition et ne s'opposât à son départ. Il ne vit même pas le général Kleber, à qui il déféra le commandement, en lui envoyant des instructions écrites.

Il emmenait avec lui Berthier, Murat, Lannes, Marmont, Duroc, Beauharnais, Lavalette, Merlin et son secrétaire Bourrienne. — Monge, Berthollet, Denon, Costaz furent aussi admis à revenir en France. L'amiral Gantheaume dirigeait cette navigation, que la surveillance active des croisières anglaises rendait périlleuse. Le Muiron était de conserve avec une autre frégate, la Carrere : c'étaient deux bâtiments vénitiens, mauvais voiliers et de médiocre construction. Le 24 août elles mirent à la voile.

Pour se donner la chance d'éviter les croiseurs anglais, le convoi suivit la côte d'Afrique ; comme les vents étaient contraires et qu'on ne pouvait sans risque changer de direction, la traversée se prolongeait ; le vent changea le 17 septembre ; les deux frégates passèrent à l'ouest de la Sardaigne ; le 28 septembre, elles étaient en vue d'Ajaccio.

Le général ne connaissait les nouvelles de France que jusqu'au mois de mai. En quatre mois, beaucoup d'événements avaient pu se passer. De la façon dont la guerre avait commencé en Italie, il se pouvait que la côte de Provence fût au pouvoir des Autrichiens : on avait même des doutes sur la Corse. Un bâtiment sorti du port, afin de reconnaître le convoi, donna toute sécurité, et apprenant que le général Bonaparte était à bord, rentra aussitôt pour annoncer cette nouvelle. La population se porta sur le quai ou se jeta dans les embarcations. Le cri : Vive Bonaparte ! retentissait ; on tirait le canon ; la municipalité vint en corps, et lorsqu'il fut question des règles de la quarantaine, elle se bâta de céder aux acclamations populaires. — « Il vient nous sauver, criait-on, pas de quarantaine ! »

Le vent était devenu contraire ; il fallut passer neuf jours à Ajaccio. Ce fut là que le général Bonaparte apprit en quel état il retrouvait la France. Enfin, le 6 octobre, les frégates se mirent en route vers Toulon. Elles n'étaient plus qu'à dix lieues de la côte, lorsqu'on aperçut du haut des mats l'escadre anglaise. Il y eut un instant de trouble. On parla de retourner en Corse, mais le général s'y refusa. Bientôt l'inquiétude cessa. C'était l'heure où le soleil se couchait ; ses derniers rayons éclairaient les voiles anglaises ; elles étaient à l'ouest des frégates qui ne pouvaient être aperçues des Anglais, parce qu'elles étaient déjà dans la nuit. Il convenait toutefois de ne plus se diriger sur Toulon. Le 9 octobre au matin, le convoi entra dans la baie de San Raphao, à une demi-lieue de Fréjus.

Les choses se passèrent comme à Ajaccio ; la municipalité viola elle-même la quarantaine et voulut monter sur la frégate, disant que le général Bonaparte arrivait pour sauver la Provence que menaçait une armée autrichienne. La population l'accueillit avec des transports de joie. Quelques heures après il était sur la route de Paris.

Sa marche à travers la France est demeurée un des plus vifs souvenirs de la génération qui assistait à ce mouvement spontané, à ces témoignages de la confiance de toute une nation dans le génie et la fortune du héros qu'elle proclamait son sauveur.

Ce fut surtout à Lyon qu'éclata cet enthousiasme : Lyon passait pour une ville royaliste, suspecte à tous les républicains, dévouée à la réaction. Au grand étonnement des généraux qui l'accompagnaient, le Général voulut s'y arrêter et y passer la journée. Il fut reçu solennellement ; les autorités se présentèrent devant lui ; des citoyens considérables par leur position et par l'estime publique reçurent de lui un accueil distingué ; il écouta, sans rien répondre, les paroles qui indiquaient l'espérance de le voir bientôt à la tête des affaires. Quant aux républicains du club, ils le trouvèrent froid et sévère. On l'engagea à venir au théâtre ; des couplets furent chantés en son honneur ; les acteurs ne furent pas écoutés et la salle retentissait du cri de Vive Bonaparte !

Dans les villes qu'il traversait, son retour inattendu suscitait une émotion de joie ; parfois on s'embrassait dans les rues en se félicitant mutuellement. La nouvelle de son débarquement précéda son arrivée à Paris ; elle fut annoncée aux théâtres et produisit une vive sensation, si générale que ceux qui n'y étaient pas sympathiques renfermaient leur opinion dans le silence.

Il ne doutait pas que son retour ne fût un déplaisir pour le Directoire. Par une précaution qu'il croyait motivée, il avait écrit que de Lyon il prendrait la route de Bourgogne pour arriver à Paris ; de sorte que Mme Bonaparte, ses frères et ses amis allèrent au-devant de lui sans le rencontrer, tandis qu'il arrivait le 16 octobre, vers sept heures du matin, dans son petit hôtel de la rue de la Victoire.

Sa première visite fut chez le président du Directoire ; il s'y présenta le soir même accompagné de Monge. — « Les nouvelles qui me sont parvenues en Egypte étaient, dit-il, tellement alarmantes que je n'ai point balancé à quitter mon armée pour venir partager vos périls. »

— « Général, répondit Gohier, ils étaient grands, mais nous en sommes glorieusement sortis. Vous arrivez pour célébrer les triomphes de vos compagnons d'armes. » — Cet accueil indiquait déjà de quel œil le Directoire voyait son arrivée.

Le lendemain il se rendit à l'audience officielle du Directoire : ce qui avait été dit la veille fut de part et d'autre répété en langage plus solennel. — « Le Directoire connaît vos sentiments républicains et se souvient trop de vos anciens services, pour ne pas s'empresser d'associer vos talents à l'entier accomplissement de ses projets. » — Telle fut la conclusion de la réponse de Gohier.

Le général Bonaparte commença par prendre la même attitude, par se montrer sous la même apparence que lorsque deux ans auparavant il était revenu de Rastadt. Mais la situation n'était pas semblable. Tout annonçait qu'indispensablement il était appelé à consommer une révolution que seul il pouvait accomplir et gouverner.

L'opinion populaire ne se prononçait pas avec moins de vivacité que dans les villes qu'il avait traversées. — « Rien, disait un journal[2] qui appartenait à l'opinion modérée, n'égale la joie que répand le retour de Bonaparte. C'est, avec nos dernières victoires, le seul événement qui depuis longtemps ait rallumé l'enthousiasme populaire. On boit à son retour jusque dans les cabarets ; on le chante dans les rues. Partout on conçoit les plus brillantes espérances. »

Il évitait les occasions de paraître en public ; dans les solennités officielles, il portait l'habit de l'Institut et non pas son uniforme. Sa société semblait n'être composée que d'anciens amis, de savants et de gens de lettres. Telle était l'apparence, mais les amis qu'il voyait tous les jours, qui évidemment avaient sa confiance, qu'il écoutait de préférence, c'étaient M. Rœderer qu'il regardait comme l'un des meilleurs conseillers politiques, M. Regnauld de Saint-Jean d'Angely qu'il avait connu à l'armée d'Italie, confident, à cette époque, de ses projets ou de ses espérances et son principal intermédiaire pour communiquer avec les modérés de fructidor ; c'était surtout M. de Talleyrand. Il retrouvait ses deux frères Joseph et Lucien, l'un qui n'avait pris aucun rôle politique même lorsqu'il avait siégé au conseil des Cinq-Cents, mais qui s'était fait une position considérable : sage, de manières douces et distinguées, riche, tenant une bonne maison, s'entourant d'hommes d'esprit qu'il savait soigner et attacher à lui ; l'autre, important au conseil des Cinq-Cents par son nom, par des succès de tribune, par son activité dans les intrigues politiques, républicain mais point jacobin ; en relation avec Sieyès, connaissant ses projets sans s'y associer ; ne s'étant compromis avec aucun parti ; les ménageant tous, encore qu'il les eût combattus souvent ; trois jours après l'arrivée de son frère, le conseil des Cinq-Cents l'avait élu pour son président.

Il ne fallait pas un grand discernement pour deviner que cette société intime formait le conseil du général Bonaparte, et qu'il y traitait de l'accomplissement de ses desseins.

Mais sa décision n'était point prise ; il ne voulait pas se hâter de choisir le chemin par où il arriverait au but.

Sa première pensée fut de revenir à l'ancien projet qu'il avait eu dans de tout autres circonstances et de-se faire nommer membre du Directoire. Il savait combien Sieyès était odieux à ses collègues, hormis à Roger-Ducos. Le parti jacobin du conseil des Cinq-Cents était en guerre ouverte avec lui. Déjà quelques tentatives avaient été faites pour trouver une illégalité dans son élection. Si elle était déclarée nulle, le général Bonaparte pourrait être élu à sa place. Il en parla à Gohier, qui, plein de scrupules républicains et constitutionnels, objecta l'âge du général, qui n'avait alors que trente ans, et se montra inflexible sur cette dérogation à la Constitution. Moulin ne reçut pas mieux cette proposition ; d'ailleurs elle eût été repoussée au conseil des Cinq-Cents.

Gohier et Moulin jugeaient que la situation de la République ne devait plus donner aucune inquiétude. Remporter de nouvelles victoires, faire une paix glorieuse leur semblait chose facile, et. le général Bonaparte, en reprenant le commandement de l'armée d'Italie, hâterait cet heureux moment. Barras n'était point de cet avis. Il prévoyait avec raison que rendre une armée au général Bonaparte c'était le prendre pour maître. Lorsqu'on lui parla de ce projet, -il répondit : — « Le petit caporal a assez bien fait ses affaires' en Italie pour qu'il ait besoin d'y retourner. » Sieyès, par d'autres motifs, était de cet avis : — « Félicitons-nous de son inactivité, disait-il, il ne faut pas mettre des armes entre les mains de celui dont nous connaissons les desseins. Ne le replaçons pas sur un théâtre de gloire ; ne nous occupons pas de lui ; tâchons de le faire oublier. »

Toutefois il fut décidé qu'un commandement en chef lui serait offert. Une explication très-vive eut lieu. Il se montra offensé du propos de Barras qui lui avait été rapporté ; Barras ne répondit pas, et le Général se retira en disant froidement qu'il ne pouvait pas accepter et que sa santé exigeait encore quelque temps de repos. Ce fut le dernier rapport qu'il eut avec le Directoire.

Une autre combinaison pouvait être essayée. Si le projet qui n'avait pas été admis par Gohier et Moulin était adopté par le parti jacobin, la majorité au conseil des Cinq-Cents renouvellerait le Directoire en entier, et y placerait le général Bonaparte. Si l'on craignait de ne pas obtenir la majorité, on procéderait par un coup d'État, qu'appuieraient et sanctionneraient les Jacobins.

Ce parti avait alors pour chefs des généraux : c'était sa seule force. Aucun homme éminent de l'ordre civil, aucun orateur ne le conduisait ; il avait contre lui l'opinion publique. Ainsi, pour traiter avec les Jacobins, il fallait s'adresser à Bernadotte, à Jourdan, à Augereau. Bernadotte était beau-frère de Joseph Bonaparte, qui fit d'inutiles efforts pour le rallier au général Bonaparte : il refusa, mais sembla plutôt indécis qu'opposant ; il était plein d'orgueil et d'ambition, mais bien que sa parole fût imprudente et hardie, bien que son caractère fût indépendant, il était peu capable de déterminations complètes et tranchées Jourdan était un républicain sincère qui jugeait sans discernement la situation intérieure. Il reconnaissait toute l'insuffisance du Directoire ; mais il n'aurait pas voulu le renverser sans être assuré que la République et la Constitution trouveraient une garantie assurée dans le choix des nouveaux Directeurs.

Malgré cette opposition aux vues du général Bonaparte, aucun des généraux qui refusaient de se joindre à lui ne pensait à traverser activement ses desseins ; il les ménageait, ne leur montrait aucun ressentiment de leur refus et s'assurait qu'ils ne tramaient rien contre lui. Leur conduite avait en effet pour principal mobile la persuasion que le parti révolutionnaire toutpuissant au conseil des Cinq-Cents, ayant la majorité dans le Directoire, réprimerait facilement les tentatives du général Bonaparte. Ils le plaignaient de s'engager dans une entreprise téméraire.

Avant de se décider sur les instruments qu'il emploierait pour devenir maître du gouvernement, il voulut s'assurer des intentions de Barras, savoir s'il était possible de se concerter avec lui, et quelles seraient ses intentions. Le 30 octobre, il dînait chez lui, ils parlèrent de la situation des affaires publiques. — « La République périt, disait Barras, rien ne peut plus aller ; il faut faire un grand changement et nommer Hedouville président de la République. Quant à vous, votre désir est de vous rendre à l'armée. Moi, je suis malade, dépopularisé, usé ; je ne suis plus bon qu'à la vie privée. »

Il n'y avait rien à répondre à une parole si peu sérieuse ; Hedouville n'avait pas d'autre mérite que d'être un parfait honnête homme, d'opinions modérées ; -jamais il n'avait été question de lui dans la politique, Le Général regarda fixement Barras, la conversation n'alla pas plus loin ; peu de moments après il descendit dans les appartements de Sieyès.

Comme en arrivant à Paris, sa première pensée avait été d'expulser Sieyès du Directoire et de se faire élire en sa place, il n'avait montré aucun empressement à se rapprocher de lui. Deux jours après son arrivée, à un dîner fort peu nombreux, chez le président du Directoire, le général Bonaparte avait affecté de ne pas adresser la parole à Sieyès ; à peine parut-il s'apercevoir qu'il était là.

Sieyès, que le retour du Général avait déjà mis de fort mauvaise humeur, fut offensé de cette impolitesse. — « Avez-vous remarqué, dit-il à Gohier, la conduite de ce petit insolent envers un membre du Directoire ? Nous aurions dû le faire fusiller pour avoir quitté son armée. » — Aucune relation ne s'établit donc entre eux.

Cependant l'entourage intime du Général n'approuvait pas les tentatives qu'il faisait auprès du parti jacobin et voyait qu'elles ne le mèneraient à rien. Ses conseillers lui disaient que la révolution ne pouvait se faire en écartant Sieyès. La plupart, surtout Rœderer, avaient d'anciennes liaisons avec lui. Les frères du général et Lucien plus particulièrement, avaient constamment entretenu de bons rapports avec Sieyès.

— « Que demande la France en ce moment ? disait-on au Général ; à être délivrée des anarchistes qui nous menacent du retour de la Terreur et rendent impossible tout gouvernement raisonnable. Sieyès est depuis quatre mois leur adversaire déclaré ; ils le détestent et les honnêtes gens se sont rattachés à lui. Avant votre retour, ils comptaient sur lui pour faire le coup d'État que maintenant on attend de vous. Vous ne pouvez pas vous entendre avec les Jacobins, vous seriez forcé de les écraser après vous être servi d'eux : ce qui serait malséant à la dignité de votre caractère. Plus que personne vous êtes convaincu qu'on ne peut rien faire de bon et de solide qu'avec les gens raisonnables. » — « Ce qu'on attend de vous présente moins de difficultés que vous ne croyez. Ce qui serait difficile, c'est que la chose ne se fît pas ; elle est aux trois quarts faite. »

Le Général avait sans doute prévu que Sieyès lui serait un allié nécessaire. Mais en s'adressant aux Jacobins il avait endormi leur méfiance et augmenté leur aveugle présomption.

Maintenant il fallait les rapprocher l'un de l'autre. Les collègues de Sieyès avaient échangé des visites avec le Général. Il fut convenu que chacun mettrait en même temps une carte chez l'autre. Dès le lendemain, Lucien Bonaparte alla chez Sieyès et débuta par lui dire : — « L'opinion publique et les acclamations du peuple ont donné à mon frère la mission de sauver la France. Voulez-vous vous associer à lui pour cette patriotique entreprise ? Il a reçu des propositions des Jacobins et pourra se servir d'eux, si vous n'acceptez pas sa proposition. »

Sieyès voyait bien que les choses devaient se passer de la sorte et y était résigné comme il l'avait toujours été aux faits accomplis ou nécessaires. La négociation commença. Cabanis, qui était un de ses meilleurs amis et qui avait des rapports habituels avec plusieurs des confidents du Général, vint avec Joseph Bonaparte traiter plus positivement des conditions de l'alliance. Comme on lui disait qu'il y aurait trois consuls, lui, Roger Ducos et le général Bonaparte, il répondit : — « Oui, je veux marcher avec le général Bonaparte, parce que de tous les militaires, c'est encore le plus civil, mais je sais ce qui m'attend après le succès, il écartera ses deux collègues et les rejettera en arrière. » — Sieyès en fit le geste, repoussa à droite et à gauche ses deux interlocuteurs et terminant la conversation, revint aux autres personnes qui étaient dans le salon. Puis la négociation continua afin de concerter la conduite à tenir et les démarches à faire. M. de Talleyrand et M. Rœderer, tous deux amis de Sieyès, étaient les intermédiaires de cette intelligence encore tenue secrète.

Tout était réglé et il n'y avait plus qu'à s'occuper de l'exécution. Ce fut à ce moment, que le général, après avoir rompu avec Barras, se rendit le 30 octobre au soir, chez Sieyès ; là il fut convenu que huit ou dix jours suffiraient à préparer le coup d'État auquel Sieyès avait songé depuis longtemps, mais plutôt pour ce qui se passerait dans l'ordre civil, que pour l'action de la force militaire.

Avant même d'avoir pris une détermination, le Général s'était mis en bons rapports avec Fouché et avec Réal, qui était alors commissaire du Directoire près l'administration départementale de la Seine : car en toute hypothèse, il était nécessaire de ne pas avoir la police contre soi. Il leur raconta ce que Barras avait dit et comment il n'y avait rien à combiner avec lui. Ils étaient l'un et l'autre, Réal surtout, grands amis de Barras et c'était avec lui qu'ils auraient voulu faire la révolution. Ils se hâtèrent d'aller lui reprocher de s'être ainsi aliéné le général Bonaparte ; aussitôt il vint le trouver pour s'excuser, protesta de son dévouement et le pria de compter sur lui, pour tout ce qu'il voudrait faire. Le Général lui répondit, que la campagne d'Égypte et l'air brûlant du désert avaient ruiné sa santé et qu'il allait quitter Paris dont le climat lui était mauvais.

C'était ainsi qu'il s'occupait à tenir dans l'incertitude et dans l'inertie tous ceux qui auraient pu se préparer à traverser ses desseins ou se préparer à la résistance.

Il avait gagné la confiance de Moulin, qui venait sans cesse lui parler des affaires publiques et le consulter ; il avait soin de ne lui témoigner aucun intérêt pour ce qui ne se rapportait pas à la guerre et aux armées. — Quant à Gohier, il avait une sécurité si complète ; la République lui paraissait en si bonne situation, si bien établie ; les rapports d'un ministre de la police, aussi clairvoyant que le citoyen Fouché, étaient si rassurants contre toute conspiration, qu'il était facile de l'entretenir dans cette heureuse disposition.

Il était plus important encore de s'assurer du concours des généraux. Moreau était à Paris ; il s'était trouvé à dîner chez Gohier le lendemain de l'arrivée du général Bonaparte, qui lui avait fait l'accueil le plus empressé et le plus aimable ; ils s'étaient entretenus longtemps des guerres, où ils avaient commandé, et s'étaient fait de mutuels compliments. Plusieurs jours après, Moreau témoigna au général Leclerc, beau-frère des Bonaparte, le désir de faire une visite au Général. — « Je suis, comme vous, lui dit-il, fatigué du joug des avocats, qui perdent la République ; je vous offre mon bras pour la sauver. » — Le Général voulut lui donner quelques explications sur ce qui lui semblait à faire, Moreau l'interrompit, en disant : — « Le général Leclerc et votre frère Joseph ont dû vous parler du désir que j'ai de joindre mes efforts aux vôtres. Vous seul avez le pouvoir de sauver l'État, disposez de moi, de mes aides de camp et des officiers qui ont servi sous moi et qui se trouvent à Paris. »

Macdonald était aussi dans cette disposition, ainsi que Serrurier ; on pouvait compter sur l'obéissance du général Lefebvre, qui commandait la division de Paris. Ces précautions étaient très-nécessaires. L'armée était républicaine ; toute pensée de contrerévolution lui était odieuse. Les généraux du parti jacobin avaient cultivé et même exalté cette disposition. Les amis du Général trouvaient qu'il ne s'en inquiétait pas assez. Heureusement, deux régiments de dragons qui avaient fait les campagnes d'Italie conservaient un religieux dévouement à leur ancien général, et le 21e régiment de chasseurs à cheval se souvenait d'avoir été sous ses ordres au 13 vendémiaire ; Murat sortait de ce régiment et connaissait la plupart des officiers.

Mais lors même que l'armée eût été disposée à obéir au général Bonaparte, il était indispensable que son commandement lui fût conféré par un des pouvoirs souverains de l'ordre civil ; pas un officier, ni un soldat n'aurait voulu suivre un général qui se serait mis en rébellion contre le gouvernement. Le 13 vendémiaire s'était fait par l'autorité de la Convention, le 18 fructidor avait été commandé par le Directoire.

Cette part de la conspiration était dans les attributions de Sieyès : il s'y était préparé depuis longtemps. Le conseil des Anciens avait toujours conservé un caractère de prudence et de modération : il avait de sa propre autorité fermé le club du Manège. La majorité n'était point énergique, mais elle opposait une résistance ferme au parti anarchiste qui dominait les Cinq-Cents ; elle se groupait autour de Sieyès pour le défendre contre les attaques de cette faction ; il avait influence et presque autorité sur les hommes qui étaient importants dans cette assemblée.

La Constitution avait conféré au conseil des Anciens le pouvoir de changer la résidence du Corps législatif. La pensée de cet article venait des Girondins. Menacés par la populace et la commune de Paris, ils avaient projeté d'échapper à ce danger en transportant la Convention dans une ville de province. — Avant le 18 fructidor, le parti modéré avait songé à se soustraire par ce moyen aux violences du Directoire. Les circonstances n'étaient aucunement pareilles ; mais Sieyès et ses amis du conseil des Anciens croyaient qu'on aurait plus de facilité à exercer une contrainte sur les Conseils en les transportant hors de Paris et les environnant d'une force militaire.

Le temps s'écoulait et le public qui, sans savoir rien des intrigues préliminaires indispensables de la prochaine révolution, la regardait comme infaillible depuis le retour du général Bonaparte, commençait à se montrer impatient. — « Quoi, disait-on, il est depuis quinze jours ici et rien n'est encore fini ! » Fouché faisait dire au Général : — « Dépêchez-vous ou tout sera perdu. »

Le Corps législatif avait offert un banquet au général Bonaparte : il fut fixé au 6 novembre, et ce fut dans la vaste église de Saint Sulpice, alors intitulée temple de la Victoire, que cette réunion eut lieu. Une immense table occupait la nef. Un très-grand nombre de représentants et la plupart des généraux qui se trouvaient à Paris assistaient à cette fête. Le président du Directoire avait la place du milieu ; à sa gauche le général Bonaparte, à sa droite le général Moreau. Jamais festin ne fut plus morne. Nulle conversation ne troublait le silence ; parmi les sept cents convives, aucun ne chuchotait même avec son voisin. Toutes les physionomies exprimaient la préoccupation ; une méfiance universelle tenait chacun en précaution et en crainte. Le général Bonaparte s'était fait apporter par ses aides de camp un petit pain et une bouteille de vin : il ne toucha à aucun des mets qui lui étaient servis. Quelques toasts furent portés froidement et sans susciter le moindre témoignage de sympathique approbation. Il but à l'union de tous les Français, et, malgré la faveur dont il jouissait, ses paroles ne furent pas applaudies. Longtemps avant que le festin fût terminé, il se leva, et, accompagné du général Berthier, il fit lentement le tour des tables, adressant quelques paroles obligeantes aux représentants qu'il connaissait ; puis il sortit. Ce jour-là même il avait eu une conversation avec Sieyès et ils avaient décidé que leur projet serait mis en action le 17 brumaire[3].

Le lendemain, les principaux confidents et employés de la conspiration étaient réunis chez M. de Talleyrand. MM. Rœderer, Regnauld de Saint-Jean d'Angely rédigeaient des proclamations, des pamphlets et des articles de journaux. M. Arnault, beau-frère de Regnauld, avait fait des chansons populaires. Réal, avec une rare activité d'intrigue, préparait tout ce qui était du ressort de la police : les murs devaient être couverts de placards et des orateurs de la rue devaient les commenter dans les groupes qui se rassembleraient pour les lire. Fouché se prêtait à la conspiration, en prenant soin de ne se point compromettre ; le succès lui paraissait probable, mais non pas certain. Il était pendant cette soirée chez madame Bonaparte se moquant de la conspiration. — « Il n'y a point de conspiration, disait-il, quand tout le monde en parle depuis huit jours. »

Il fallut attendre un jour de plus : Sieyès et ses amis n'avaient pas encore suffisamment préparé le conseil des Anciens au rôle qu'il devait jouer. Le Général se raillait un peu de ce qu'il appelait leurs scrupules : il n'avait aucun doute sur le succès. Assuré qu'il était des généraux et des régiments, il ne connaissait pas la tactique des assemblées et la difficulté de discipliner leurs mouvements. — « Je leur laisse le temps de se convaincre, disait-il, que je puis faire sans eux ce que je veux bien faire avec eux. »

 

Le 18 brumaire à six heures du matin la cour de l'hôtel, rue de la Victoire, était encombrée d'officiers de la garde nationale et de l'armée ; tous les généraux présents à Paris remplissaient les salons : Moreau, Macdonald, Lefebvre, les généraux revenus d'Egypte s'étaient rendus à l'appel. Augereau et Jourdan n'avaient pas été convoqués. Bernadotte, amené par Joseph Bonaparte, se présenta, mais il était en habit de ville. Le général Bonaparte lui conseilla de se joindre à lui, de quitter un parti qui évidemment allait succomber. Bernadotte se faisait illusion : il croyait que les républicains exaltés l'emporteraient dans cette lutte ; il était le premier parmi eux et pour ainsi dire leur chef. Il refusa obstinément et se retira en disant à Joseph : — « Vous ne réussirez pas ; je vais ailleurs, où peut-être je suis destiné à vous sauver. »

Au même moment, le conseil des Anciens était réuni ; pendant la nuit la commission des inspecteurs de la salle, composée d'amis de Sieyès, avait expédié des lettres de convocation aux Anciens, en prenant la précaution de n'en point adresser à ceux de leurs collègues qui tenaient au parti jacobin.

La séance s'ouvrit à sept heures du matin. M. Cornet, au nom de la commission des inspecteurs, rendit un compte effrayant de la situation, des complots qui allaient éclater, des périls qui menaçaient la liberté et la patrie, des poignards déjà levés sur les représentants du peuple.

— « Vous pouvez prévenir encore de tels malheurs : un instant suffit ; mais si vous ne le saisissez pas, la République aura existé et son cadavre deviendra la proie des vautours qui attendent sa chute. »

La commission proposait un décret qui ordonnait que le Corps législatif serait transféré dans la commune de Saint-Cloud et que les deux conseils y seraient convoqués pour le lendemain à midi. Un autre article disait : — « Le général Bonaparte est chargé de l'exécution du présent décret : il prendra toutes les mesures nécessaires à l'exécution du présent décret et à la sûreté du Corps législatif. » — « Le général commandant la division de Paris, la garde du Corps législatif, les gardes nationales et les troupes de ligne sont mis immédiatement sous ses ordres et sont tenus de le reconnaître en cette qualité. Tous les citoyens lui prêteront main forte à sa première réquisition. » — « Le général Bonaparte est appelé dans le sein du conseil pour y prêter serment. Il se concertera avec les commissions des inspecteurs des deux Conseils. »

Un projet de proclamation était joint à ce décret : il était court et se bornait à dire que le Conseil usait de son droit pour enchaîner les factions, pour rétablir la paix intérieure, pour amener la paix extérieure, pour le salut et la prospérité de la République. Afin de prévenir les inquiétudes de la population de Paris, on ajoutait : — « Soyez calme : dans peu la présence du Corps législatif vous sera rendue. » — La dernière phrase était un hommage rendu à la souveraineté du peuple, au moment où on n'attendait pas qu'il l'eût déléguée : — « Vive le peuple ! par qui et en qui est la République. »

Ce décret n'éprouva pas une contradiction, fut voté sur-le-champ, et les représentants Cornet et Baraillon allèrent le remettre au général Bonaparte.

Alors il descendit, et du haut du perron il harangua les officiers qui l'attendaient dans la cour ; il leur dit que le conseil des Anciens, autorisé par la Constitution, l’avait revêtu du commandement de toutes les troupes et qu'il comptait sur leur bonne volonté et leur courage pour le seconder dans l'exécution des grandes mesures destinées à sauver la patrie. L'enthousiasme fut général : les officiers tirèrent leurs épées, promettant obéissance et fidélité. Lefebvre qui ne les commandait plus, se joignit à l'état-major du général, où l'on voyait Moreau, Macdonald, Beurnonville, Serrurier, Lannes, Murat, Marmont, Berthier.

A la tête de cette glorieuse escorte, il monta à cheval et trouva sur le boulevard, au débouché de la rue de la Chaussée-d'Antin, un détachement de quinze cents hommes de cavalerie, qui étaient là par ses ordres ; car nonobstant la défense expresse que Dubois Crancé ministre de la guerre avait donnée, on obéissait déjà au général Bonaparte, en vertu du décret non encore voté par les Anciens. Les adjudants de la garde nationale furent chargés de le publier chacun dans son quartier en y faisant battre la générale.

Entouré de tous les généraux, il fut introduit à dix heures dans la salle des Anciens. Le président lui adressa la parole : — « Général, on va vous donner lecture du décret que le conseil vient de rendre. »

Après cette lecture, il reprit : — « Citoyens représentants, la République périssait : vous l'avez su ; votre décret vient de la sauver. Malheur à ceux qui voudraient le trouble et le désordre. Je les arrêterai, aidé du général Lefebvre, du général Berthier et de tous mes compagnons d'armes. Qu'on ne cherche pas dans le passé des exemples qui pourraient retarder votre marche 1 Rien dans l'histoire ne ressemble à la fin du XVIIIe siècle ; rien dans la fin du XVIIIe siècle ne ressemble au moment actuel. Votre sagesse a rendu ce décret ; nos bras sauront l'exécuter. Nous voulons une république fondée sur la vraie liberté, sur la liberté civile, sur la représentation nationale : nous l'aurons ; je le jure en mon nom et au nom de mes compagnons d'armes. » — Tous les généraux s'écrièrent : « Je le jure. »

Le Général avait fait un discours, mais n'avait point prêté le serment légal ; il n'avait point juré fidélité à la Constitution de l'an m. La remarque en fut faite par M. Garat ; le président lui répondit que depuis le décret qui avait transféré le Corps législatif à Saint-Cloud, aucune discussion ne pouvait être ouverte.

Le Général descendit dans la cour et remonta à cheval pour passer les troupes en revue. Elles occupaient le Carrousel, le jardin des Tuileries et la place Louis XV. Ce fut pour les conseillers politiques de la conspiration le moment décisif. Ils craignaient qu'il ne fût impossible d'entraîner les troupes dans le mouvement et d'obtenir leur obéissance ; tous les rapports les représentaient comme animées d'un esprit républicain fort exalté. Les généraux jacobins se tenaient pour assurés de l'ascendant qu'ils pourraient exercer sur les soldats. Lors donc que le régiment de dragons du colonel Sébastiani eut accueilli le général Bonaparte avec enthousiasme et acclamations, cette inquiétude, que lui-même n'avait jamais témoignée, fut entièrement dissipée. Ce qu'un régiment avait fait, les autres le feraient assurément.

Cette revue fut un vrai triomphe. Le peuple ne se montra pas moins transporté de joie, de confiance, d'espoir. Parmi la jeunesse, c'était presque de l'adoration. On ignorait quelles seraient les conséquences de cette translation des Conseils à Saint-Cloud, si la forme du gouvernement serait changée, si la représentation nationale serait épurée. Le général Bonaparte était le maître : cela suffisait pour satisfaire l'opinion publique. On n'entendait parler d'aucune arrestation, d'aucune précaution de police. Les barrières avaient été un instant fermées ; il avait ordonné de les rouvrir.

Après la revue, il chargea Moreau de commander au Luxembourg, Lannes aux Tuileries, Marmont à l'École militaire, Macdonald à Versailles, Murat à Saint-Cloud, Serrurier à l'embranchement des routes de Versailles et de Saint-Cloud. Les troupes furent ainsi réparties de manière à assurer la tranquillité publique.

Augereau se présenta sans avoir été averti. — « Eh quoi ! général, est-ce que vous ne comptez pas toujours sur votre petit Augereau ? » — Le général Bonaparte lui conseilla, ainsi qu'à Jourdan, de ne pas se rendre à la séance de Saint-Cloud, de rester tranquilles et de ne pas compromettre les services qu'ils avaient rendus à la patrie, en s'opposant à un mouvement national que rien ne pouvait arrêter.

Le décret du conseil des Anciens avait déjà été porté au général Bonaparte, lorsque les inspecteurs en donnèrent connaissance au président du Directoire. Il avait été engagé pour ce même matin à déjeuner chez Mme Bonaparte, mais Mme Gohier y était allée seule. Il commençait à se douter de quelque chose. Il convoqua ses collègues ; mais il apprit que Sieyès, qui depuis quelques jours apprenait à monter à cheval, ce qui fut un sujet de plaisanterie, était sorti en cet équipage avec Roger Ducos. Ils étaient allés au conseil des Anciens. Barras était au bain, et répondit qu'il allait envoyer son secrétaire Bottot à la découverte, pour savoir ce qui se passait.

Barras avait déjà reçu une autre visite. M. de Talleyrand, qui était fort de ses amis et qui avait sa confiance, s'était chargé de lui faire donner sa démission, M. Rœderer en rédigea le projet et l'amiral Bruix, qui était aussi un de ses familiers, le porta au Luxembourg ; il lui expliqua quelle était la situation. Barras comprit qu'il n'avait rien de mieux à faire que de donner sa démission, en obtenant des garanties pour sa sécurité et sa fortune. Le message de Bottot consistait à porter cette démission.

Après la revue, le général Bonaparte était monté au comité des inspecteurs qui siégeaient dans le palais des Tuileries. Sieyès et Roger Ducos venaient de donner leur démission lorsque Bottot arriva ; le Général savait déjà ce qu'il apportait, mais ce lui fut une occasion de faire une de ces scènes destinées à frapper les esprits et à être répandues dans le public.

— « Qu'avez-vous fait, dit-il à Bottot d'une voix foudroyante, de cette France que j'avais rendue si brillante ? Je vous ai laissé des victoires, j'ai retrouvé des revers ; je vous ai laissé les millions de l'Italie, j'ai retrouvé des lois spoliatrices et partout la misère. Que sont devenus cent mille hommes qui ont disparu du sol français ? Ils sont morts, et c'étaient mes compagnons d'armes ! Un tel état de choses ne peut durer ; avant trois ans, il nous mènerait au despotisme par l'anarchie. Nous voulons la République, assise sur les bases de l'égalité, de la morale, de la liberté civile, de la tolérance politique ; à entendre quelques factieux, nous serions les ennemis de la République, nous qui l'avons arrosée de notre sang. Nous ne voulons pas des gens qui se croient plus patriotes que ceux qui se sont fait mutiler pour le service de la République. »

M. Arnault écrivit aussitôt cette vive objurgation pour l'envoyer aux journaux. Bottot ne fit pas d'autre réponse que de remettre l'abdication de Barras.

Moulin et Gohier arrivèrent. — « Je vois avec plaisir, leur dit le général, que vous vous rendez à nos vœux, à ceux de vos collègues. »

Gohier avait été invité à déjeuner précisément pour être associé au dessein qui allait recevoir son exécution. Mme Bonaparte s'intéressait à lui, et le Général l'estimait comme un très-honnête homme ; sa femme avait en son nom repoussé toute proposition. De nouvelles instances lui furent faites pour qu'il se réunît aux hommes qui voulaient sauver la République. Mais Gohier ne connaissait d'autre moyen pour sauver la République que d'observer la Constitution.

— « Elle croule de toutes parts votre Constitution, disait le Général. — Vous n'avez pas eu le temps encore de connaître notre situation ; partout la République est triomphante, triomphante sans vous, » répondait Gohier.

Alors on apporta un billet au Général ; après l'avoir lu, il s'adressa à Moulin : — « Vous êtes parent de Santerre ?

— Non, général, mais son ami.

— Il agite les habitants du faubourg Saint-Antoine et veut se mettre à leur tête. S'il fait un mouvement, je le fais fusiller. — Santerre n'est point un agitateur. D'ailleurs, il ne ferait pas lever aujourd'hui quatre hommes dans le faubourg. Il ne marchera jamais que sur l'ordre d'une autorité que vous semblez méconnaître. — Il n'y a plus de Directoire, » répliqua le Général.

Gohier ajouta : — « Il ne sera pas en votre pouvoir d'accomplir vos projets hostiles.

— Mes projets ne sont pas hostiles. Il faut sauver la République. Je le veux, et nous y parviendrons par des mesures énergiques. Ne restez pas tous deux isolés ; ne refusez pas votre démission. »

Les deux Directeurs persistèrent ; Gohier avait un intime sentiment de sa légitimité et se faisait conscience d’abandonner un poste qu'il croyait devoir à la confiance du peuple ; il retourna au Luxembourg, où le général Moreau le fit garder. Moulin s'en échappa et se tint caché. Barras fut conduit à son château de Grosbois par une escorte de dragons.

 

Le succès de la journée était complet, et cependant rien n'était terminé. Que feraient les deux Conseils le lendemain, à Saint-Cloud ? — Que leur proposerait-on ? — Il ne subsistait plus en ce moment un autre pouvoir que la dictature militaire conférée au général Bonaparte ; — comment cette dictature deviendrait-elle un gouvernement ? — Ferait-on sans délai des changements à la Constitution ? — Procéderait-on à l'élection d'un nouveau Directoire ?

Ce fut pour traiter de ces questions et pour concerter la journée du lendemain, qu'à sept heures du soir, à la commission des inspecteurs, aux Tuileries, se réunirent le Général, Sieyès, Roger Ducos, Fouché avec les meneurs de la révolution actuelle dans le Corps législatif : Regnier, Lemercier, Cornet, Fargues, Cornudet, du conseil des Anciens ; — Lucien Bonaparte, Chazal, Cabanis, Boulay, Bérenger, Émile Gaudin, du conseil des Cinq-Cents.

Sieyès, Fouché et les anciens habitués de la Révolution et des assemblées prévoyaient une vive opposition dans les Conseils ; ils craignaient non-seulement des difficultés, mais des résolutions hardies et hostiles. On parla des moyens de prévenir le danger. Il fut proposé de faire arrêter quarante des principaux opposants ; Sieyès insistait sur cette mesure, le Général résista à ce conseil. — « Non, disait-il, j'ai juré ce matin de protéger la représentation nationale ; je ne veux pas violer mon serment. »

On parla de diverses précautions de police ; les inspecteurs des deux Conseils étaient d'avis d'employer encore l'expédient qui avait si bien réussi le matin même : ils auraient changé la couleur des cartes que chaque représentant était tenu d'exhiber pour entrer dans la salle ; les nouveaux billets ne seraient pas envoyés aux plus fougueux opposants ; de sorte que la porte leur serait refusée quand ils montreraient une autre carte que celle de la consigne.

Le Général agréa d'abord ce moyen, puis le trouva indigne de lui ; il était tellement satisfait de sa journée qu'on ne pouvait lui donner une inquiétude ; il n'avait pas un doute sur l'ascendant qu'il exercerait en toute occasion et sur toutes personnes. — « Pourquoi ces précautions ? disait-il, nous marchons avec la nation et par sa seule force. Notre triomphe ne doit pas ressembler à celui d'une minorité factieuse. » — Il fut convenu qu'un gouvernement provisoire serai t établi, qu'il serait composé de trois consuls, le général Bonaparte et les citoyens Sieyès et Roger Ducos ; qu'on proposerait d'ajourner les Conseils à trois mois. Du reste, le Général ne s'expliquait pas sur les changements qui pourraient être faits à la Constitution ; il affectait de s'en rapporter entièrement à Sieyès et aux représentants qui savaient beaucoup mieux que lui quelles formes constitutionnelles pouvaient être nécessaires ou convenables. — Il les quitta sans que rien fût réglé, sans qu'on sût ce qu'il voulait. Quelques-uns remarquaient que tout était incertain, hormis qu'il avait un pouvoir absolu. — « Que voulez-vous ? disait Fouché : c'est fait. » — « Vous avez un maître, » disait Sieyès.

Le lendemain à une heure, les deux Conseils étaient assemblés à Saint-Cloud : les Anciens dans la galerie du château, les Cinq-Cents dans l'orangerie. En attendant l'ouverture de la séance, Sieyès et le Général — étaient seuls dans un des salons ; les généraux et l'état-major dans la salle précédente.

Dès que les Cinq-Cents furent en séance, Émile Gaudin proposa de nommer une commission de sept membres qui ferait un rapport sur la situation de la République, et les mesures de salut public qu'il conviendrait de prendre ; il demandait que toute discussion et délibération fut ajournée jusqu'à ce rapport.

Des voix s'élevèrent, on criait : — « la Constitution ou la mort ! Point de dictature ! A bas les dictateurs ! » — Delbrel proposa de renouveler le serment de fidélité à la Constitution : les cris continuaient ; le président n'était pas écouté. Enfin, par une clameur presque unanime, il fut prescrit de faire un appel nominal pour que chacun des représentants jurât fidélité à la Constitution.

Cette prestation de serment devait durer au moins deux heures et donnait le temps de.se préparer contre la majorité des Cinq-Cents. Déjà Fouché venait de faire dire au Général par Regnauld de Saint-Jean-d’Angély, qu'à Saint-Cloud les baïonnettes couraient le risque d'être moins puissantes que les toges ; qu'il ne savait pas jusqu'où une assemblée pouvait être entraînée par des meneurs. Il conseillait de brusquer l'événement. — « Pour moi, disait-il, mes précautions sont prises : le premier qui bougera sera jeté à la rivière. Je lui réponds de Paris ; qu'il se charge de Saint-Cloud. »

Augereau n'était pas en uniforme et vint raconter à son ancien chef en quelle agitation étaient les Cinq-Cents et ajouta : — « Te voilà donc dans une jolie position. — Nous en sortirons, lui répondit le Général, souviens-toi d'Arcole. Va dire à tes amis que le vin est tiré et qu'il faut le boire. »

L'aide de camp Lavalette, chargé par son général de lui rendre compte toutes les cinq minutes de ce qui se passait aux Cinq-Cents, le trouva seul avec Sieyès, qui était assis tranquillement devant le feu, tandis qu'il se promenait avec une sorte d'agitation. — « Eh bien, vous voyez ce qu'ils font, » dit-il. — Sieyès répondit froidement : — « Jurer une partie de la Constitution, passe ; mais la jurer tout entière, c'est trop. »

Le Général sortit avec précipitation, il traversa le salon où se tenaient les généraux ; il frappait le parquet de sa cravache, en disant : — « Il faut en finir. » — Il descendit dans la cour, monta à cheval, fit mettre en bataille un régiment d'infanterie qui arrivait de Paris, harangua les officiers ; puis descendit de cheval, monta d'un pas rapide le grand escalier et, se présenta à la barre du conseil des Anciens.

Il n'avait pas voulu qu'on en écartât les membres qui appartenaient au parti jacobin ; ainsi on pouvait craindre de trouver une disposition semblable à celle qui se manifestait aux Cinq-Cents.

Dès le commencement de la séance, lecture avait été donnée d'une lettre par laquelle Barras donnait sa démission. Il disait qu'en acceptant la première magistrature de l'État, il n'avait eu d'autre intention que de défendre la liberté et de préserver des attaques de leurs ennemis les patriotes compromis dans sa cause ; ancien soldat, il avait voulu aussi donner des soins particuliers aux intérêts des défenseurs de la patrie. — « Maintenant, le retour du guerrier illustre à qui j'ai eu l'honneur d'ouvrir le chemin de la gloire, et la confiance que lui accorde le Corps législatif, m'ont convaincu que les périls de la liberté étaient surmontés et les intérêts des armées garantis, je rentre avec joie dans le rang des simples citoyens. »

Sans s'occuper de cette lettre, les opposants d'abord demandèrent par quel motif un certain nombre de membres du Conseil n'avaient pas été convoqués pour la séance de la veille.

Un des inspecteurs de la salle, en attribuant à la précipitation, avec laquelle les billets de convocation avaient été portés, quelques inexactitudes dans le service, parla de la gravité et de l'urgence des mesures qui avaient dû être prises, des complots qui menaçaient encore la République ; des révélations qui avaient été faites à la commission par un général sur qui reposaient toutes les espérances de la patrie ; de la nécessité d'attendre que le péril fût passé pour s'expliquer publiquement sur les circonstances.

Alors on demanda le comité secret : il fut répondu que le Conseil ne pouvait rien délibérer, tant qu'il n'était pas officiellement informé de la présence, à Saint-Cloud, du Directoire exécutif et du conseil des Cinq-Cents. La discussion fut animée et la majorité se prononça contre ceux qui demandaient un comité secret et une discussion.

A trois heures et demie, on donna lecture d'une lettre du secrétaire général du Directoire qui annonçait que quatre membres du Directoire avaient donné leur démission, et que le cinquième était tenu en surveillance au Luxembourg par ordre du général Bonaparte. Un instant après, le général fut annoncé et entra accompagné de Berthier et de ses aides de camp.

Sa physionomie et sa contenance annonçaient de l'irritation et du trouble. Il ne s'était point préparé à parler ; son discours était coupé, soit par les interruptions des opposants, soit par des questions que le président lui adressait afin de le calmer et de lui venir en aide, lorsque les mots lui manquaient et que les phrases ne finissaient pas. La verve qu'il avait habituellement dans les conversations familières, où sa pensée s'exprimait avec tant de force, tant d'esprit et d'originalité, ne se retrouvait point lorsqu'il voulait avoir une éloquence solennelle. Il n'était pas doué en orateur ; les sentiments et les opinions qui l'inspiraient n'avaient point cette chaleur naturelle que donne une conviction profonde ou une émotion véritable. La volonté de produire de l'effet et d'agir, soit par voie d'intimidation, soit en flattant les penchants ou l'amour-propre individuel, échouait lorsqu'il s'agissait de persuader et d'entraîner une assemblée prévenue, animée de malveillance, méfiante et déjà irritée.

Ce discours, qui fut ensuite rédigé pour être mis dans les journaux, n'était qu'une suite de phrases incohérentes et affligeait les représentants qui lui étaient sympathiques, tandis que les opposants jouissaient de son désordre.

Quoiqu'il fût évidemment troublé, et qu'il prît parfois le ton de la justification, se défendant contre l'imputation de projets ambitieux, protestant qu'on le calomniait en parlant de César ou de Cromwell, il se montrait en même temps orgueilleux et menaçant. Les mots « conspirations, sourdes agitations, imminence des dangers de la patrie » étaient suivis de paroles fortement accentuées : — « Le vœu de mes frères d'armes, des soldats et de la nation m'appelle dès longtemps, disait-il, à l'autorité suprême. » — Il répéta une phrase que, depuis deux jours, il avait prodiguée en réponse à ceux de ses conseillers qui lui parlaient de difficultés et de dangers. — « Ma fortune et le dieu de la victoire marchent devant moi. »

Comme il disait : — « Nous sauverons la liberté et la République » — un interrupteur s'écria : — « Quelle sera notre garantie ? » — Il se retourna vers les grenadiers qui gardaient la salle : — « Quand je vous ai promis la victoire, dites si je vous ai jamais trompés. »

Il eut aussi un beau mouvement, lorsque l'interrupteur ajouta : — « Et la Constitution ? »

— « La Constitution ! vous l'avez violée au 18 fructidor ; vous l'avez violée au 22 floréal ; vous l'avez violée au 30 prairial. La Constitution ! Elle a été invoquée par toutes les factions, et- elle a été violée par toutes. Elle ne peut être pour nous un moyen de salut, puisqu'elle n'obtient plus le respect de personne. Nous ne pouvons le lui rendre. Sauvons les bases sur lesquelles elle repose : la liberté et l'égalité. Que chaque citoyen retrouve la liberté qui lui est due et que cette Constitution n'a pu lui garantir. »

Le Conseil lui accorda les honneurs de la séance, et la discussion recommença ; les opposants demandèrent encore qu'on leur prouvât qu'il y avait une conspiration et des conspirateurs. Des interpellations furent adressées directement au Général.

— « S'il faut s'expliquer tout à fait ; s'il faut nommer les hommes, je les nommerai. Les Directeurs Barras et Moulin m'ont proposé de me mettre à la tête d'un parti qui repousse tous les hommes dont les idées sont vraiment libérales. »

Cette explication étant insuffisante, le président au nom du Conseil, lui demanda de dévoiler le complot dans toute son étendue.

— « J'ai eu l'honneur de vous dire que la Constitution ne pouvait sauver la patrie. C'est ce que me disaient eux-mêmes les deux Directeurs que j'ai nommés ; en le disant, ils n'étaient pas plus coupables que la généralité de la France qui en est convaincue.

« Puisque la Constitution ne peut sauver la République, hâtez-vous donc de prendre les moyens d'écarter le danger, si vous ne voulez pas recevoir de sanglants reproches du peuple français, de vos familles et de votre conscience. » — Après ces paroles, il se retira.

Une scène plus violente l'attendait au conseil des Cinq-Cents. La cérémonie de la prestation du serment étant terminée, on avait donné lecture de la démission de Barras. Un représentant nommé Grandmaison, demandait si cette démission ne tenait pas à des circonstances extraordinaires et ajoutait : — « Quelqu'un, parmi nos collègues, nous dira-t-il où nous en sommes et où nous allons ? ... » — A cet instant tous les regards se portèrent vers l'entrée de la salle. Le général Bonaparte s'avançait entouré de quelques généraux, escorté de quatre grenadiers de la garde du Corps législatif.

L'Assemblée entière était debout. — « Qu'est-ce que cela, s'écriaient un grand nombre de représentants, des sabres ici ! des baïonnettes ! » — Parlant ainsi, ils se précipitaient au-devant du général. Un représentant, nommé Destrem, le serrant de près, l'apostropha en disant : — « Est-ce donc pour cela que tu as vaincu. » D'autres le prenaient au collet ou le repoussaient comme pour le chasser de la salle, criant : — « Hors la loi ! A bas le dictateur ! » — Les grenadiers se pressaient à ses côtés pour le défendre contre les violences des représentants, qui devenaient de plus en plus injurieux et menaçants. — « Sauvons le Général, » disaient-ils. — Lefebvre sortit du groupe des généraux qui se tenaient à la porte et l'entraîna hors de la salle.

Son premier soin fut d'envoyer un piquet de grenadiers chercher son frère, qui présidait cette tumultueuse assemblée.

Lucien avait quitté le fauteuil où Chazal avait pris place ; il était à la tribune, répondant aux Jacobins, qui parmi beaucoup de propositions demandaient qu'on mît aux voix, « l'ordre à la garde du Corps législatif et aux troupes qui se trouvaient à Saint-Cloud, de ne pas obéir au général Bonaparte. »

Lucien essayait de justifier son frère, disant : — « Je ne m'oppose point à la proposition, mais un mouvement, même irrégulier, aurait-il déjà fait oublier tant de services rendus à la liberté ? » — Il était sans cesse interrompu ; on ne l'écoutait point. Voyant le piquet de grenadiers entrer dans la salle, il termina en disant : « — Puisque je ne puis être entendu, je dépose sur la tribune les insignes de la magistrature populaire ; » — il quitta sa toge et sa toque.

Les grenadiers s'avancèrent, entourèrent Lucien et l'emmenèrent hors de la salle. — « C'est par ordre du Général, » dit l'officier aux représentants étonnés.

L'Assemblée était dans le désordre et la confusion ; les uns disaient : — « Il faut suivre le président. » — Les autres : — « Il n'y a plus de Conseil, nous ne pouvons plus délibérer librement. »

Lucien était venu retrouver son frère qui était à cheval, entouré des généraux ; les grenadiers du Corps législatif étaient en rang dans la cour ; ils avaient été mis sous le commandement du général Mural : si le général Bonaparte se décidait à employer la force armée contre le conseil des Cinq-Cents, c'était à la garde chargée de les défendre qu'il fallait en donner l'ordre. Jusqu'à ce moment ils avaient montré de l'obéissance et du dévouement au Général ; ils l'avaient tiré des mains des factieux ; ils venaient de remplir le même office pour ramener son frère : mais obéir au commandement de tourner leurs baïonnettes contre les représentants commis à leur garde et qu'ils étaient accoutumés à respecter, c'est ce qu'on pouvait hésiter à leur demander. Les généraux étaient inquiets ; le général Bonaparte semblait préoccupé.

Lucien monta à cheval et harangua les soldats : « Le président du conseil des Cinq-Cents vous déclare que ce Conseil est opprimé par la terreur que leur inspirent des représentants à stylet, qui menacent leurs collègues et leur présentent la mort. » — Il disait : « Ce sont des brigands soldés par l'Angleterre ; ils sont en rébellion contre le conseil des Anciens ; ils ont osé parler de mettre hors la loi le général chargé de veiller au salut de la République... Eux-mêmes se sont mis hors la loi par leurs attentats... Au nom du peuple, je vous confie, soldats, le soin de délivrer la majorité de vos représentants. Que les baïonnettes les délivrent des stylets. Vous ne reconnaîtrez pour législateurs que ceux qui vont se rendre auprès de moi. Que ceux qui resteront dans l'Orangerie soient expulsés : ce ne sont plus les représentants du peuple, ce sont les représentants du poignard. — Vive la République ! »

Les soldats répondirent par le cri de Vive Bonaparte ! Mais on lisait encore sur leur physionomie un sentiment de doute et d'hésitation. Lorsque Lucien était monté à cheval, on lui avait donné une épée ; il la tira et s'écria : — « Je jure de percer le sein de mon propre frère, si jamais il porte atteinte à la liberté des Français. »

Ce mouvement parut produire quelque effet sur les soldats. Les généraux leur parlaient aussi pour les décider à une franche et entière obéissance.

Alors Murat demanda au général Bonaparte : « Faut-il entrer dans la salle ? — Oui, » répondit-il gravement et avec fermeté.

Un corps de grenadiers s'avança, tambour battant ; l'Assemblée était dans un complet désordre. Il n'y avait ni délibération, ni discussion. Les représentants, entendant le bruit du tambour et les pas des soldats qui approchaient, s'étaient levés en criant : — « Vive la République ! vive la Constitution de l'an m ! n — Le colonel Dujardin, qui commandait les grenadiers, éleva la voix : — « Citoyens représentants, je vous invite à vous retirer : on ne répond plus de la sûreté du Conseil. »

Les cris de : Vive la République ! répondirent à cet avertissement. La colonne de grenadiers traversa la salle au pas de charge. Les représentants s'écartèrent pour la laisser passer. Quand elle fut au bout de l'Orangerie, elle se retourna et un officier monta au bureau du président. — « Représentants, cria-t-il, retirez-vous ; le Général a donné des ordres. » — Le tumulte continua ; la plupart des représentants restaient à leur place.

L'officier s'écria : — « Grenadiers, en avant ! » Le tambour recommença à battre. Les grenadiers se placèrent au milieu de la salle. Alors les représentants sortirent précipitamment et en désordre. Les grenadiers poussaient devant eux ceux qui restaient en arrière ainsi que les spectateurs présents à cette scène ; beaucoup sortaient par les fenêtres. Les représentants se hâtaient de quitter leur ample manteau rouge et leur toque... Bientôt la salle fut entièrement vide.

La consigne donnée par le général Bonaparte avait été ponctuellement suivie : on avait employé la force, mais point la violence. Il n'y avait eu ni combat ni blessure ; à la vérité, les représentants n'avaient pas essayé une résistance inutile. Les soldats obéissaient ; la population restait calme ou même applaudissait à la déroute du parti jacobin et de l'assemblée qu'il dominait. Le dévouement à une cause perdue ne pouvait avoir aucun résultat et n'eût pas ému l'opinion publique.

Elle était tellement disposée qu'il fut facile d'attribuer aux jacobins les desseins les plus criminels, les complots les plus atroces. Lucien Bonaparte ne sembla point exagéré en les appelant les représentants du poignard.

En effet, à l'instant même où le général Bonaparte avait quitté la salle, protégé et entraîné par les grenadiers, le bruit s'était répandu qu'il avait vu des poignards levés sur lui et que des représentants s'étaient élancés pour l'assassiner. Un des grenadiers, voyant que la manche de son habit était déchirée, avait dit à ses camarades : — « C'est peut-être un coup de poignard de ces brigands. » — Cette supposition était devenue un fait avéré, si bien que Mme Bonaparte fit venir le grenadier, lui donna une forte récompense. Le Général, dans une proclamation écrite quelques heures après, disait : — « Les stylets qui menaçaient les députés sont levés sur leur libérateur ; vingt assassins se précipitent sur moi et cherchent ma poitrine. »

Des anarchistes et même des représentants avaient peut-être beaucoup parlé de percer de leurs poignards le tyran liberticide, d'être les Brutus d'un nouveau César : c'était un lieu commun de la déclamation jacobine. Mais personne n'avait vu de stylets levés sur le Général. On accusa aussitôt Aréna, qu'on savait ennemi juré des Bonaparte, et qui pouvait avoir l'habitude assez commune aux Corses de porter toujours un stylet dans sa poche ; mais aucun témoin oculaire n'attesta qu'il l'eût laissé voir. Le général Bonaparte, dans la conversation familière et dans les mémoires qu'il a dictés à Sainte-Hélène, n'a point répété le récit placé dans sa proclamation. Aréna nia formellement cette imputation, en invoquant le témoignage des représentants présents à la séance.

A neuf heures du soir, Lucien Bonaparte réunit quelques membres des Cinq-Cents qui ne se comptèrent pas, mais qui de moment en moment devinrent un peu plus nombreux. Le président leur proposa de nommer une commission chargée de présenter ses vues sur la situation actuelle et sur les moyens de l'améliorer. La commission fut aussitôt formée ; puis l'Assemblée vota que le général Bonaparte et les généraux, qui l'avaient accompagné pendant la journée, avaient bien mérité de la patrie, ainsi que les différents corps, qui avaient été réunis à Saint-Cloud et les grenadiers qui avaient couvert de leur corps le général Bonaparte.

Pendant que la commission rédigeait ce qui venait d'être convenu d'avance avec le Général et Sieyès, Lucien Bonaparte fit un long discours sur les vices de la Constitution et la nécessité de la réformer.

Aussitôt après la commission vint présenter son travail. Boulay, rapporteur de la loi du 19 fructidor, remplit le même office le 19 brumaire, et produisit en preuve des imperfections de la Constitution, la nécessité où on s'était trouvé de la violer. Il fallait donc changer l'organisation des pouvoirs.

Le projet de loi renfermait d'autres dispositions, qui témoignaient combien il était à propos de rappeler le précédent du 18 fructidor.

— « Il n'y a plus de Directoire, et ne sont plus membres de la représentation nationale, pour les excès et attentats auxquels ils se sont constamment portés, les individus ci-après nommés. » — Suivait une liste de cinquante-sept membres des Cinq-Cents ou des Anciens. Les orateurs du parti jacobin et les représentants les plus connus par l'exagération de leurs opinions se trouvaient sur cette liste : Talot, Aréna, Garrau, Quirot, Poullain Grandpré, Grandmaison, Bigonnet, Delbrel, le général Jourdan, Lesage Senault, Colombel, Moreau (de l'Yonne). Le public s'était depuis longtemps intéressé si peu au détail quotidien des séances législatives, que la plupart des noms placés sur cette liste étaient presque inconnus.

— « Le Corps législatif crée provisoirement une commission consulaire exécutive, composée des citoyens Sieyès, Roger Ducos et Bonaparte.

« Cette commission est investie de la plénitude du pouvoir directorial et spécialement chargée d'organiser l'ordre dans toutes les parties de l'administration, de rétablir la tranquillité intérieure et de procurer une paix honorable et solide.

« Le Corps législatif s'ajourne au 1er ventôse[4].

« Avant sa séparation, et séance tenante, chaque Conseil nommera dans son sein une commission composée de vingt-cinq membres.

« Les commissions statueront, avec la proposition formelle et nécessaire de la commission consulaire, sur tous les objets de police, de législation et de finances.

« La commission des Cinq-Cents exercera l'initiative ; la commission des Anciens, l'approbation.

« Les deux commissions sont chargées de préparer, dans le même ordre de travail et de concours, les changements à apporter aux dispositions organiques de la Constitution, dont l'expérience a fait sentir les vices et les inconvénients.

« Ces changements ne peuvent avoir pour but que de consolider, garantir et conserver inviolablement la souveraineté du peuple français, la République une et indivisible, le système représentatif, la division des pouvoirs, la liberté, l'égalité, la sûreté et la propriété.

« La commission consulaire pourra leur présenter ses vues à cet égard.

« Elles siégeront à Paris et elles pourront convoquer le Corps législatif extraordinairement pour la ratification de la paix ou dans un grand danger public. »

Cabanis développa dans un long discours les motifs qui rendaient nécessaires des changements à la constitution de l'an III. — « Si elle subsistait telle qu'elle est, elle entraînerait rapidement la ruine de la liberté, et notre état actuel la dissolution de la nation française elle-même. »

L'Assemblée, telle qu'elle était composée et dans la disposition où elle se trouvait, était facile à persuader : elle vota à l'unanimité le projet de loi et une proclamation au peuple français ; le général Bonaparte en avait fait une aussi. Il y en avait encore une du ministre de la police.

A une heure du matin, la résolution du conseil des Cinq-Cents fut portée aux Anciens. Quelques objections furent faites, mais sans vivacité et sans insistance. Un représentant dit : — « Je ne me fais point le défenseur de ceux qui sont expulsés, mais je demande que les inculpés soient entendus. »

On demanda à aller aux voix. Trois ou quatre votes furent négatifs et la résolution fut sanctionnée.

Chacun des deux Conseils procéda immédiatement au choix des vingt-cinq membres de la commission à laquelle il déléguait ses pouvoirs. Ils avaient sans doute été désignés d'avance dans les conciliabules qui avaient réglé le programme de cette révolution. Presque tous les commissaires étaient des hommes modérés, estimés du public, distingués par leurs lumières et l'expérience des affaires. Leurs noms déjà connus devaient se trouver sur les listes des hauts fonctionnaires du gouvernement qu'ils allaient instituer.

Parmi les Anciens, on comptait : Lebrun, Garat, Vimar, Cretet, Lemercier, Regnier, Cornudet, Porcher, Lenoir La Roche, Cornudet, Fargues, Laussat, Chassiron, Chatry La Fosse, Herwyn. Sur la liste des Cinq-Cents on remarquait Cabanis, Boulay, Chazal, Lucien Bonaparte, Chénier, Creuzé La Touche, Bérenger, Daunou, Gaudin, Jacqueminot, Villetard, Girod Pouzol, Chollet, Fréqeville, Chabaud-Latour.

La commission des Anciens choisit pour son président Lebrun ; la commission des Cinq-Cents, Lucien Bonaparte.

 

La constitution de l'an III n'existait plus ; aucun des pouvoirs qu'elle avait établis ne subsistait ; rien encore n'était institué : tout était provisoire. Mais l'opinion publique n'était point inquiète ; un sentiment de contentement et d'espérance se répandait dans la France entière. On ne savait pas bien quelle forme de gouvernement on allait avoir ; mais on avait confiance dans l'homme qui s'emparait du pouvoir. Sans doute beaucoup d'intrigue s'était mêlée à cette révolution ; la force avait été employée contre la légalité ; des récits mensongers avaient été publiés ; les opinions professées dans les proclamations n'avaient pas évidemment une entière sincérité ; les déclamations étaient plus pompeuses que persuasives : — l'événement n'en avait pas moins un caractère de grandeur. Le général Bonaparte y avait gardé un aspect imposant ; les dangers qu'il avait courus étaient exagérés par les récits et par les journaux ; toutefois cette exagération même était une preuve de l'intérêt universel qui se portait sur lui ; il avait vaincu et chassé un parti tyrannique et insensé, qui ne permettait à aucun gouvernement d'être juste et régulier ; qui le contraignait à employer partout des agents incapables et détestés. Le nouveau maître du pouvoir allait établir l'ordre et gouverner pour les honnêtes gens et avec eux ; la guerre civile cesserait ; l'armée forcerait de nouveau les puissances ennemies à accepter une paix glorieuse pour la France agrandie.

Telles étaient les espérances qui, de toutes parts, se portaient vers le général Bonaparte. A quel titre exercerait-il le pouvoir dont il s'emparait ? quelles seraient les garanties données à la liberté politique, dont la France avait fait son symbole depuis plus de dix années ? quel contrôle serait exercé sur cette autorité suprême ? serait-elle absolue en droit comme en fait ? quelle part serait laissée aux délibérations d'un pouvoir législatif ?

Ces questions n'agitaient point les esprits dans la masse nationale ; elle se contentait, sans même examiner leur vraisemblance, des assurances que prodiguaient le Général et tous les hommes dont il s'était entouré. Le serment qu'il prêta et qui était imposé aux fonctionnaires promettait — « fidélité à la République une et indivisible fondée sur l'égalité, la liberté et le système représentatif. »

Dans les discours de tribune, dans les articles de journaux, dans les conversations familières, on parlait plus que jamais des principes de 1789. Le mot idées libérales, qui n'était pas encore très-usité et que les républicains trouvaient moins significatif que l'amour de la liberté, devint alors à la mode.

La constitution, qui devait émaner des commissions législatives, était donc attendue avec plus de curiosité que d'impatience. On voyait que le général Bonaparte et ses deux collègues n'attendaient point qu'elle fût promulguée, pour faire des actes qui annonçaient quelle direction suivrait le gouvernement.

Deux ministres furent conservés : M. Cambacérès au département de la justice, Fouché à la police ; M. de Talleyrand revint aux relations extérieures ; le général Berthier fut ministre de la guerre ; M. de La Place de l'intérieur ; M. Forfait de la marine. M. Gaudin, que les gouvernements précédents avaient voulu avoir pour ministre des finances et qui avait cru impossible de rétablir l'ordre sous leur autorité, prit confiance cette fois et accepta le portefeuille qu'il garda pendant quatorze ans. M. Maret fut secrétaire général des Consuls.

Le parti jacobin n'avait pas montré au conseil des Cinq-Cents une énergie désespérée ; et les anciens meneurs des insurrections et conspirations avaient peu d'espoir de soulever des émeutes ; toutefois, par précaution et pour les intimider, une mesure sévère et arbitraire fut prise dès le lendemain. Trente-sept individus furent, par arrêté des Consuls, désignés pour sortir du territoire continental de la République. Destrem et Aréna et deux autres représentants étaient les premiers de cette liste. Le reste se composait d'hommes qui avaient figuré, dans les plus mauvais jours de la Terreur, à la Commune, dans les sections ou dans les émeutes de prairial et le complot de Babeuf. Quelques-uns étaient restés dans une sorte d'évidence ; Félix Lepelletier, Maignet, Audoin, Charles de Hesse, d'Aubigny.

Les individus portés sur une seconde liste devaient se rendre à la Rochelle pour être conduits et retenus dans tel lieu de la Charente-Inférieure qu'indiquerait le ministre de la police. Cette seconde liste comprenait aussi des représentants. Briot, Poullain-Grandpré, Grandmaison, Talot, Delbrel, Lesage Senault, Julien de Toulouse, Antonelle ancien juré du tribunal révolutionnaire, étaient au nombre des vingt individus de cette seconde liste. Les conseils de Joseph Bonaparte en avaient fait retrancher Jourdan, Bernadotte et Salicetti.

Ce n'était pas dans un esprit de réaction qu'on exerçait cette rigueur ; on voulait effrayer et dissoudre ce parti. Fouché savait que la menace suffirait pour imposer aux uns la prudence, aux autres la soumission ; c'était même un moyen pour en rallier quelques-uns. Aussi n'y en eut-il qu'un petit nombre sur qui pesa pendant quelque temps cette mesure ; elle les mettait sous la main de la police, la précaution était suffisante.

L'opinion publique ne demandait point des mesures de ce genre ; elle n'était point animée de cet esprit de vengeance manifesté après le régime de la Terreur. Les vœux qu'elle formait le plus vivement ne tardèrent pas être satisfaits. — La loi des otages fut abolie, et le général Bonaparte alla lui-même faire ouvrir les portes de la prison du Temple aux détenus qui y étaient enfermés ; -l'emprunt forcé fut converti en une addition à la contribution directe ; — le semestre des rentes fut payé avec des bons sur l'impôt de l'année courante, ce qui les rendait facilement réalisables.

Les naufragés de Calais, retenus depuis quatre ans en prison par le Directoire, en violation des arrêts de la justice et au mépris du droit des gens et de l'humanité, furent rendus à la liberté par un arrêté des Consuls, mais non pas encore rayés de la liste des émigrés ; ils durent sortir de France.

Rappeler les déportés de fructidor était plus difficile. C'étaient Sieyès et ses amis, membres de la commission des Cinq-Cents, qui les avaient envoyés à la Guyane ou contraints à s'exiler ; mais leur proscription ne pouvait subsister, lorsque le 18 fructidor était une des accusations que le général Bonaparte avait portées contre le gouvernement qu'il renversait. Une des dernières délibérations des commissions autorisa les Consuls à faire revenir les déportés ; en laissant toutefois peser sur eux une surveillance, qui devait se changer bientôt après en une promotion aux emplois publics les plus importants.

Les commissions avaient donc journellement à délibérer sur les lois qu'exigeait la circonstance et sur les lois nécessaires pour les finances et l'administration. Mais les affaires s'expédiaient facilement dans une assemblée peu nombreuse où aucune opposition ne retardait les délibérations. Ainsi l'œuvre importante de la constitution pouvait être leur occupation principale.

 

Le Général avait jusqu'alors évité de s'expliquer sur ce sujet ; il disait d'abord, comme tous, que la constitution de l'an m devait subir de graves amendements et que l'expérience avait démontré ses imperfections ; il ajoutait que le citoyen Sieyès avait profondément médité sur l'organisation du gouvernement ; qu'il avait de grandes lumières et de vastes idées politiques ; qu'il avait conçu un projet de constitution et qu'il n'y avait rien de mieux à faire que de l'adopter.

A Sieyès et à ses confidents, ce langage ne paraissait point sérieux ; il y voyait une sorte d'ironie et savait d'avance que sa constitution ne conviendrait pas au maître dont il portait déjà le joug et dont il avait consenti à devenir l'instrument ; tandis que pour faire prévaloir ses doctrines et ses inventions constitutionnelles, il avait souhaité avoir sous sa main un chef militaire qui lui remît docilement le pouvoir après l'avoir conquis.

Sieyès se prêta donc mal volontiers à expliquer son système et à lui donner une forme positive par une rédaction en articles. D'ailleurs, il ne faisait point partie des commissions législatives. En ce moment, le plus dévoué de ses disciples était M. Chazal ; ce fut lui qu'il chargea de présenter son projet de constitution. Il devait être d'abord discuté et préparé dans une commission composée de représentants choisis par les deux commissions législatives : — Lucien Bonaparte, Daunou, Boulay, Chazal, Chénier, Chabot (de l'Allier) et Cabanis, étaient délégués par les Cinq-Cents. Lebrun, Garat, Laussat, Lemercier, Regnier, Lenoir-Laroche par les Anciens.

Le général Bonaparte sembla d'abord prendre peu d'intérêt à ce travail préliminaire ; il affectait de s'en rapporter entièrement au citoyen Sieyès ; chaque soir, les membres de la commission se rendaient au Luxembourg dans le salon du Général, et on lui rendait compte de ce qui avait été mis en question et discuté.

Le projet de constitution ne devait pas être précédé d'une déclaration des droits de l'homme. En 1789, Sieyès, plus que personne, avait soutenu l'indispensable nécessité de ce préambule de tout code politique. Depuis, il avait reconnu combien étaient fondées les objections qu'alors il avait dédaigneusement repoussées. Il s'était convaincu que poser en articles de loi des principes généraux, c'était exposer toutes les dispositions pratiques et légales à une discussion continuelle, et même à une rébellion qui prétendrait trouver les lois, en contradiction avec des droits antérieurs et supérieurs, annulant ainsi l'autorité légale.

L'idée principale de Sieyès lui avait été suggérée par la persuasion où il était depuis longtemps qu'un État ne pouvait être bien réglé, si la population n'était point classée et si les droits politiques n'étaient pas inégalement distribués, selon la capacité présumée des citoyens qui composaient les diverses classes ; en même temps, il détestait une classification dérivant de l'hérédité. Il voulait donc une aristocratie, mais viagère. C'était réaliser la pensée des Girondins ; M. Rœderer était le principal promoteur de ce système et le rédacteur du projet.

Pour établir cette aristocratie, voici comment il procédait : tous les hommes âgés de vingt et un ans, après un an de résidence dans une commune, étaient citoyens français. — L'assemblée primaire de chaque arrondissement communal se réunissait pour désigner par ses suffrages ceux des citoyens, qui lui semblaient les plus propres à gérer les affaires publiques. Il en résultait une liste contenant un nombre de citoyens égal au dixième de cette assemblée primaire. Parmi ces notables devaient être choisis tous les fonctionnaires de l'arrondissement communal.

Tous les citoyens inscrits sur ces listes de notabilité communale se réunissaient, pour élire en nombre égal au dixième de leur assemblée, des notables d'un degré supérieur, qu'ils regardaient comme capables d'exercer des fonctions publiques. Tous les fonctionnaires du département devaient être choisis parmi cette notabilité départementale.

Les citoyens de cette troisième liste devaient pareillement désigner un dixième d'entre eux, qu'ils regarderaient comme capables de remplir les fonctions publiques nationales.

Ces trois listes hiérarchiques n'étaient point soumises à un renouvellement. Tous les trois ans, les assemblées étaient appelées à remplir par élection les vacances que la mort ou la perte des droits civiques avaient faites pendant cet intervalle. Elles pouvaient aussi prononcer des exclusions, mais en observant des conditions et des formalités difficiles.

Maintenant comment seraient choisis ces fonctionnaires municipaux, départementaux et nationaux ? Sieyès avait pris une détermination hardie : il supprimait les élections. Cette énormité ne devait pas trouver une forte résistance parmi les vétérans de la Révolution. On venait de voir la constitution de l'an III rendue impraticable, une fois chaque année, par une crise électorale.

La composition du gouvernement devait être à peu près telle que Sieyès l'avait indiquée ou plutôt laissé entrevoir, lorsqu'on discutait la constitution de l'an III.

Son jury constitutionnaire devenait le Sénat conservateur : il devait être composé de quatre-vingts membres âgés de quarante ans au moins, inamovibles et à vie. Ils étaient élus par le sénat lui-même sur une liste triple de candidats présentés par le Corps législatif, le Tribunat et le conseil d'État. — Les sénateurs étaient inéligibles à toute autre fonction publique. — Le sénat choisissait sur la liste nationale les législateurs, les Consuls, les juges de cassation et les commissaires de la comptabilité. — Il maintenait ou annulait les actes qui lui étaient déférés comme inconstitutionnels par le gouvernement ou le Tribunat.

Jusque-là le projet de Sieyès, que Chazal présentait successivement par chapitres, sans qu'il fût encore connu dans son ensemble et sa totalité, ne s'éloignait point des vues du général Bonaparte ; mais lorsqu'il fut question du pouvoir exécutif, le dissentiment éclata. Les idées de Sieyès avaient peu varié sur ce point, depuis qu'il les avait indiquées en 1795 ; il entendait par division des pouvoirs une répartition des fonctions entre diverses autorités, dont chacune aurait une attribution spéciale et exclusive. — Il avait décomposé la puissance exécutive entre trois magistrats. Deux Consuls, l'un directeur de la politique intérieure, c'est-à-dire de l'administration, de la police, de la poursuite des délits et des finances ; l'autre, directeur de la politique extérieure, était chargé des relations avec les puissances étrangères et de la direction de la guerre. Au-dessus d'eux était un Grand électeur sans autre attribution que de nommer tous les agents, y compris les deux consuls : il pouvait même les destituer et les déférer au sénat. Seulement il fallait qu'il eût, d'avance et au moment où il les nommait, déposé, au Sénat un billet cacheté désignant leurs successeurs. Lui-même était destituable par le Sénat, qui pouvait, sans nulle accusation, sans en donner aucun motif, le rendre incapable de toute fonction publique, le nommer Sénateur et l'absorber, comme disait Sieyès.

L'institution d'une magistrature suprême et sans pouvoir réel était déduite de sa théorie politique. En outre, on y retrouvait une certaine imitation des républiques de Venise et de Gênes, où la souveraineté résidait dans un corps aristocratique. Il voulait donner à son Grand électeur une représentation toute royale : il le logeait à Versailles et lui allouait un traitement de six millions.

Lorsque cette bizarre conception, cette dissection de la souveraineté fut connue dans le monde politique, elle y provoqua non pas même la discussion, mais la raillerie. Quant au général Bonaparte, il repoussa bien loin une semblable idée. — « Il veut donc faire de moi un porc à l'engrais. » — Ce mot circula dans le public.

Sieyès ne mit aucune obstination à défendre son projet. Il n'aimait point la discussion. Son esprit et son langage n'avaient point, dans une conversation contradictoire ni dans l'improvisation, le caractère de supériorité qui le distinguait lorsqu'il était écouté complaisamment. Plutôt que de répondre aux objections, il préférait désavouer le citoyen Chazal, qui n'avait pas bien rendu ses idées.

Mais quelle était la pensée du Général sur le pouvoir exécutif ? C'était lui qui devait l'exercer : c'est ce que personne ne mettait en doute ; il était plus difficile de déterminer à quel titre et sous quelle forme. Déjà s'élevait, non pas dans le public, ni même parmi la plupart des coopérateurs du 18 brumaire, mais dans la société libérale, philosophique et littéraire, qui sans s'associer aux théories de Sieyès, formait son entourage, des inquiétudes pour la liberté. Peut-être aurait-on renoncé sans trop de regret à la république, mais n'avoir aucune garantie contre le pouvoir absolu, c'était un chagrin et une humiliation sentis d'autant plus vivement que l'opinion publique était loin d'y compatir. Tel fut le point de départ d'une opposition qui se manifesta bientôt après dans le Tribunat et qui subsista sans démonstrations publiques dans le petit groupe qui reçurent le nom d'idéologues.

Dans les commissions législatives et parmi les hommes politiques, bien peu étaient disposés à restreindre le pouvoir que le général Bonaparte voulait tenir de la constitution. Mais concentrer l'autorité exécutive en lui seul, créer un dictateur, un président, une apparence monarchique, c'était une pensée qui ne pouvait être admise. Il s'en apercevait et ne risquait pas cette proposition afin qu'elle ne fut pas repoussée. Toutefois, après quelques jours d'hésitation, lorsque les commissions restaient incertaines sur ce chapitre de la constitution, il en parla dans une conversation particulière avec les deux conseillers les plus intimes qu'il eût en ce moment, M. Rœderer et M. Regnauld de Saint-Jean-d'Angély. Ils lui répondirent que cette question ne pouvait être posée. — « Mais, dit-il, s'il y a trois Consuls, qui me donnera-t-on pour collègues ? — Qui vous voudrez, » répondirent-ils. — Dès lors il ne balança plus, et il fut convenu qu'il y aurait un premier, un deuxième et un troisième Consul ; que le premier aurait des attributions particulières.

— « Le Premier consul promulgue les lois ; il nomme et révoque à sa volonté les membres du conseil d'État, les ministres, les ambassadeurs et autres agents extérieurs, les officiers des armées de terre et de mer, les membres des administrations locales et les commissaires du gouvernement près les tribunaux ; il nomme les juges criminels et civils autres que les juges de cassation sans pouvoir les révoquer, et les juges de paix. — Dans les autres actes du gouvernement, le deuxième et le troisième Consul, ont voix consultative.

« Le gouvernement prépare les lois. — Le conseil d'État en rédige les projets sous la direction des consuls, rédige les règlements d'administration publique et résout les difficultés qui s'élèvent en matière administrative. »

Le pouvoir législatif fut établi selon les idées de Sieyès. Le conseil d'État présentait les projets de loi. Ils étaient communiqués au Tribunat, qui les discutait, et en votait l'adoption ou le rejet. Les conseillers d'État et les orateurs délégués par le Tribunat expliquaient ou débattaient les motifs du projet devant le Corps législatif qui votait par scrutin secret, sans aucune discussion de la part de ses membres. — Les séances du Tribunat et du Corps législatif étaient publiques, celles du Sénat étaient secrètes.

Le Corps législatif était composé de trois cents membres ; le Tribunat de cent. Ces deux corps étaient renouvelés par cinquième chaque année, par élection du Sénat qui les choisissait sur la liste nationale.

Hormis dans le Tribunat, qui semblait constitué officiellement pour être en rivalité avec le conseil d'État et en opposition contre les projets du gouvernement, aucune résistance ne semblait plus à craindre. Plus d'élections, un Corps législatif muet : tel était le mécanisme constitutionnel où aboutissait l'expérience de onze années d'un gouvernement représentatif : l'apparence et le principe restaient encore. L'opinion publique acceptait sans regret ce régime ; elle s'en promettait la paix intérieure et extérieure et une liberté plus réelle que ne la lui avaient donnée les trois constitutions précédentes.

Aucun article ne garantissait la liberté de la presse, et un arrêté des consuls prononça que pendant la durée de la guerre, le ministre de la police ne laisserait imprimer, publier et distribuer que treize journaux dont la liste était jointe à l'arrêté. De ces treize journaux trois subsistent encore : le Moniteur, le Journal des Débats, et la Gazette de France.

Les garanties données à la liberté individuelle furent conservées ; le texte déclarait que le ministre signataire d'un mandat d'arrêt qui n'aurait pas été suivi de poursuites judiciaires, serait coupable du crime de détention arbitraire ; jamais aucun ministre n'en fut accusé ; jamais une réclamation ne se prévalut de cette disposition légale.

Un article important ne fut point tel que le voulait le général Bonaparte. Il l'avait écrit de sa main et proposé sous la forme suivante : — « Lorsqu'un département se mettra en révolte ouverte, il sera déclaré en état de guerre, et dès lors le seul pouvoir militaire sera reçu. » — Après quelque discussion et l'essai de plusieurs rédactions, l'article de la constitution fut ainsi arrêté : — « Dans le cas de révolte à main armée ou de troubles qui menacent la sûreté de l'État, la loi peut suspendre dans les lieux et pour le temps qu'elle détermine, l'empire de la constitution. »

Les deux derniers articles constataient que le moment n'était pas encore venu d'abroger la législation révolutionnaire. Ils maintenaient solennellement la liste des émigrés et interdisaient qu'il y fût fait aucune exception. — Les ventes des biens nationaux étaient déclarées irrévocables, lors même qu'elles avaient été faites au préjudice des tiers, qui pourraient seulement diriger leurs réclamations contre le trésor public.

Dans ces conférences, qui se prolongeaient quelquefois très-avant dans la nuit, le Général rencontrait peu de contradictions. Les vrais amis de la liberté et de la république étaient devenus rares et timides. Instituer un pouvoir fort semblait le mot d'ordre. M. Daunou, presque seul, conservait ses anciennes opinions et les défendait, plus par acquit de conscience que dans l'espérance d'être écouté et de faire changer une volonté exprimée impérieusement. C'était lui qui avait été le rédacteur de la constitution de l'an III ; il plut au général Bonaparte que le texte définitif de la nouvelle constitution, si peu conforme à la précédente, fût rédigé par le même législateur. — « Citoyen Daunou, prenez la plume et mettez-vous là, » lui dit le Général ; Daunou essaya de s'excuser, et obéit. Lorsqu'un article était agréé, il le rédigeait et l'écrivait.

Quand la série des articles eut ainsi été adoptée, il était nécessaire de les examiner dans leur ensemble et de les coordonner. M. Rœderer refusa de se charger de ce travail, qui fut encore imposé à M. Daunou ; on lui donna une nuit pour terminer sa tâche.

La rédaction première n'était pas toujours assez précise, assez arrêtée pour qu'il fût suffisant de la transcrire ; M. Daunou profita de cette chance pour risquer quelques changements conformes à ses opinions personnelles et destinés à atténuer les facilités laissées au pouvoir absolu. Ses amendements ne furent pas acceptés, et il lui fallut encore une fois écrire des articles contre lesquels il votait.

La constitution devait pourvoir à la nomination des trois Consuls qui, à l'avenir, seraient élus par le Sénat ; les noms à insérer dans un des articles étaient donc soumis au vote des deux commissions législatives. Le général Bonaparte ne pouvait être sujet à un scrutin ; il se regardait comme déjà proclamé par le vœu de la nation. Mais il semblait que le second et le troisième consuls ne pouvaient être nommés que par l'élection des commissions législatives.

Le Premier consul avait mis dans ses conditions inofficielles qu'il choisirait ses collègues.

Bien que M. Cambacérès eût refusé avec sa prudence accoutumée de coopérer en rien à la révolution du 18 brumaire dont il souhaitait le succès, le général Bonaparte avait jugé que personne ne lui conviendrait mieux pour l'associer, comme premier de ses subordonnés, à l'exercice du pouvoir exécutif. M. Cambacérès avait parlé le langage des révolutionnaires, avait professé leurs opinions, n'avait protesté contre aucun de leurs actes : il avait vécu avec eux, mais il n'était pas des leurs. Son caractère, ses habitudes de société, ses manières graves et un peu guindées, sa conduite, sa réserve lui avaient toujours valu la confiance des modérés de toute opinion. Il avait la réputation d'un jurisconsulte éclairé, et tenait plus du magistrat que de l'avocat.

Le Premier consul, qui voulait ranger tous les partis sous son gouvernement, sans complaisance pour les passions ni pour les opinions d'aucun d'eux, ne prétendait point les dompter uniquement par la force et l'intimidation. Il n'avait nullement le projet de les opprimer ni de les humilier. C'eût été le même procédé révolutionnaire qui avait perpétué une lutte continuelle et des réactions alternatives : ménager les intérêts individuels, ne rappeler aucun souvenir du passé ; imputer la conduite de chacun à la nécessité des circonstances, à l'entraînement universel ; rallier les hommes de talent, d'esprit, d'expérience ; employer ceux qui deviendraient raisonnables : telle était la pensée du Premier consul.

Cambacérès était le meilleur intermédiaire pour établir les relations que le Général se proposait d'avoir, avec les révolutionnaires. Le second Consul allait devenir le patron de tous ceux qui voudraient servir le gouvernement, oublier leurs opinions sans les renier, et ne point se vanter de leur conduite précédente, sans pourtant accepter l'attitude d'amnistiés.

En ce moment, il n'existait pas réellement d'autres partis que les diverses factions révolutionnaires. Depuis le 18 fructidor, la scène politique n'avait été occupée que par les conventionnels, par les amis du Directoire et par les Jacobins. C'était à leurs discordes que le 18 brumaire était venu mettra un terme.

Le parti royaliste consistait en quelques agents secrets, quelques comités plus ou moins prudents, jugeant -les hommes et les circonstances avec ou sans discernement.

Les Chouans et les Vendéens avaient les armes à la main ; par cela même ils ne formaient pas un parti politique : une fois vaincus, comme ils allaient l'être, par un gouvernement fort et habile, cette position leur ôtait toute action et toute influence sur les affaires publiques.

Des hommes de 1789, des amis de la monarchie constitutionnelle, les uns étaient encore émigrés, les autres déportés ou exilés par les lois de fructidor. Le Premier consul les rappelait, mais individuellement, et non pas comme représentants d'une opinion.

Il n'y avait pas, à proprement parler, un parti modéré ; les adversaires de la révolution républicaine ne formaient pas une faction unie et compacte. Mais il existait une nation entière de citoyens qui demandaient l'ordre, le repos, la justice, la liberté civile ; il subsistait encore une aristocratie de propriétaires, qui depuis sept années avaient été persécutés, mis hors du droit, éloignés par leur volonté ou par exclusion des fonctions publiques, ennemis opprimés et passifs des gouvernements qui avaient successivement exercé le pouvoir.

C'était pour cette nation que le général Bonaparte faisait la révolution du 18 brumaire. Quel que fût l'usage auquel il destinait l'autorité souveraine, que ce fût pour accomplir les rêves de son ambition, ou pour donner à la France le bonheur avec la gloire, il savait que s'il voulait établir son règne il lui fallait obtenir le suffrage et la reconnaissance des bons citoyens et des honnêtes gens.

Cette considération le décida dans le choix du troisième consul. M. Lebrun avait été attaché au chancelier Maupeou et avait écrit pour lui des mémoires, des projets d'édits ou des discours, à l'époque de l'exil et de l'abolition momentanée des parlements, lorsque le gouvernement de Louis XV voulait faire concourir avec un acte de despotisme et la subversion des lois du royaume quelques réformes utiles dans l'administration. Sous le règne de Louis XVI, M. Lebrun n'avait ni exercé, ni recherché aucun emploi public : il avait une charge de finance, une position honorable, des relations avec les hommes les plus considérables de la haute administration. Déjà sa traduction de l'Iliade et de la Jérusalem délivrée lui avaient donné une réputation littéraire qu'il n'avait point recherchée ; il ne mettait pas son nom aux ouvrages qu'il publiait.

En 1789, il avait été élu membre des États généraux. A l'Assemblée constituante, il s'occupa presque exclusivement des finances et acquit une véritable autorité sur cette matière. Il appartenait au parti libéral modéré. La constitution de 1791 lui avait donné des espérances qui furent loin de se réaliser ; il fut détenu comme suspect pendant le règne de la Terreur. Élu au conseil des Anciens en 1795, il s'y plaça dans ce groupe d'hommes honorables et sensés : Portalis, Tronçon Ducoudray, Mathieu Dumas, Marbois. Comme à l'Assemblée constituante, il s'occupa spécialement de finance et d'administration. Bien que ses opinions et ses amitiés ne fussent pas cachées, il ne fut point compris sur les listes de proscription et continua à siéger au conseil des Anciens. Il ne parut point aux conciliabules qui préparèrent le 18 brumaire, et à ce moment il n'avait pas encore fait une visite au général Bonaparte. Ce fut seulement lorsque la commission législative déléguée par les Anciens l'eut élu pour président qu'il crut convenable de se présenter chez le Consul. Ce peu d'empressement contribua à le faire remarquer. Il avait des manières distinguées, une physionomie noble et calme, une conversation naturelle et facile et une apparence tout aristocratique. La conversation fut longue, et il revit ensuite plusieurs fois le général Bonaparte, qui jugea avec son habituelle sagacité que M. Lebrun était précisément le collègue dont il avait besoin pour être en communication avec les hommes qui n'avaient ni aimé, ni voulu, ni servi la République et qu'elle avait repoussés ou persécutés ; il ne pouvait mieux placer sa confiance. M. Rœderer le confirma dans l'opinion qu'il en avait conçue.

Avant que son choix fût fixé, on lui avait parlé de Daunou, et sans l'accepter il n'avait pas semblé l'exclure. Daunou jouissait à juste titre de l'estime et de la confiance des républicains. Parmi les membres des deux commissions législatives, quelques-uns commençaient à s'inquiéter du pouvoir absolu dont ils investissaient le général Bonaparte : ils auraient voulu placer près de lui un ferme et austère ami de la liberté.

Le Premier consul avait d'abord ouvert un scrutin pour l'élection de ses deux collègues. Il n'y avait ni doute, ni difficulté pour Cambacérès ; mais lorsqu'il vit qu'un certain nombre de suffrages se portait sur Daunou, il n'acheva pas le dépouillement des bulletins déposés dans l'urne. — « Nous ferons mieux, dit-il, de nous en rapporter au citoyen Sieyès, qui a désigné les citoyens Cambacérès et Lebrun. » — Leurs noms furent donc écrits dans la constitution.

Aux termes de l'article 24, les vingt-neuf premiers membres du Sénat devaient être nommés par Sieyès et Roger Ducos, consuls sortants, Cambacérès et Lebrun deuxième et troisième consuls. Le Premier consul exerça peu d'influence sur ces choix. La liste fut presque entièrement composée des membres du conseil des Anciens qui, soit par l'influence de Sieyès, soit par admiration du général Bonaparte, s'étaient montrés favorables à la révolution du 18 brumaire ; il avait souhaité, et cette pensée avait été généralement approuvée, que quelques hommes notables dans les sciences ou dans les lettres fussent appelés au sénat. Berthollet, Lacépède, Laplace, Monge, Volney furent sénateurs ; Ducis refusa. Kellermann, Hatry, Lespinasse, Pléville Lepelley y représentèrent les armées de terre et de mer. Sieyès s'entoura de quelques-uns de ses amis : ils formèrent bientôt une coterie philosophique et opposante qui ne devait pas inquiéter le gouvernement dans une assemblée dont les séances restaient fermées au public et où régnait un esprit de prudence et de conservation. Cette première promotion comprenait MM. Cabanis, de Tracy, Garat, Lenoir La Roche, Lambrechts.

Les vingt-neuf autres sénateurs devaient être élus, par les premiers nommés, adjoints aux deux consuls sortants. Les choix furent faits dans le même esprit. La plupart furent pris dans le conseil des Anciens ou parmi des membres notables des précédentes assemblées représentatives ; d'autres savants furent aussi choisis dans l'Institut : Lagrange, Daubenton et Darcet ; le peintre Vien, ce doyen de l'école française, fut placé sur cette liste, ce qui fut fort remarqué. Des négociants ou banquiers de Paris, de Nantes, de Marseille, de Bordeaux ; François de Neufchâteau qui avait été ministre et Directeur s'y trouvaient aussi. Rœderer, Crétet, Regnier et Abrial refusèrent pour devenir conseillers d'État ou ministres ; ils furent remplacés par le général Serrurier, les amiraux Bougainville et Morard de Galles, M. Jacqueminot un des Cinq-Cents et le duc de Choiseul Praslin, ancien membre de l'Assemblée constituante.

Sieyès était sénateur par une disposition spéciale de la constitution. Il ne souhaita point d'être second Consul. Cette position, authentiquement subalterne, l'eut humilié et ne convenait pas à son caractère. Sa carrière politique était terminée ; elle avait consisté à proposer des théories et à s'abstenir de toute action, parce qu'il ne pouvait les faire adopter. Il aimait le calme, le bien-être, la vie commode, et par conséquent, l'argent ; non pas qu'il ait jamais voulu s'en procurer par des moyens contraires à la probité ; mais, dès le temps de l'Assemblée constituante, on avait remarqué qu'il cherchait à s'arranger une bonne position. Le Premier consul lui fit offrir par les commissions législatives, comme récompense nationale, la terre de Crosne, qui était un bien national. Il accepta, on dit même qu'il désira cette donation. Il prévoyait sans doute que ce dénouement de la révolution de brumaire, ce sacrifice de son ambition et des opinions libérales qu'on lui supposait, seraient un grand échec à la considération dont il jouissait ; cette crainte ne l'arrêta point.

Au total, la composition du Sénat fut accueillie favorablement par l'opinion publique et convenait aux circonstances.

Le Sénat, ainsi formé, avait à nommer les trois cents membres du Corps législatif. La liste fut formée dans le même esprit de conciliation et de fusion ; les noms étaient moins connus ; le public ne pouvait prendre un grand intérêt à la composition d'une assemblée muette ; on s'attendait à ne la voir jamais résister au gouvernement, et dans la disposition générale des esprits, on ne souhaitait pas qu'elle se montrât indépendante.

La nomination des tribuns, confiée aussi au Sénat, avait beaucoup plus d'importance. L'institution du Tribunat était le dernier reste de la liberté de discussion ; Sieyès avait imaginé de lui donner la parole pour attribution exclusive. La délibération silencieuse et le vote appartenaient au Corps législatif ; la défense des projets de lois était attribuée au conseil d'Etat ; le Tribunat semblait donc destiné à l'opposition. On pouvait croire, en lisant la liste des cent tribuns nommés par le Sénat, qu'ils avaient été choisis pour s'acquitter de cette fonction. Les républicains hommes de lettres ou hommes d'esprit, dont le publie connaissait les noms ; qui voyaient déjà avec regret et méfiance l'établissement d'un pouvoir absolu ; ceux que le général Bonaparte n'avait- pas associés à l'œuvre de la constitution et qui n'avaient pas trouvé place dans le sénat ou dans le conseil d'État, devinrent membres du Tribunat. Chénier, Bailleul, Chazal, Ginguené, Benjamin Constant, Andrieux, Jacquemont, Daunou qui n'avait voulu être ni sénateur ni conseiller d'État, furent choisis par l'influence de Sieyès ; non pas qu'il cherchât à créer un parti hostile au gouvernement, mais pour ne pas laisser dans l'oubli et hors du monde politique ses amis et son entourage. Le Premier consul ne mit aucun empêchement à cette composition du Tribunat ; il ne craignit point d'abord de rencontrer une opposition quelconque, lorsqu'il avait l'appui de l'opinion publique, lorsque les journaux et les conversations répétaient chaque jour : « le règne des orateurs est passé. » D'ailleurs, les libéraux et les idéologues n'étaient pas en majorité dans le Tribunat ; beaucoup d'hommes distingués comme jurisconsultes, comme administrateurs, d'un esprit positif, ayant la pratique des affaires, pouvaient neutraliser les derniers champions des opinions trop libérales ou hostiles au pouvoir. Peu de temps ne devait pas s'écouler avant qu'ils parussent importuns et dangereux.

Le conseil d'État n'était pas un des grands pouvoirs publics. Il était sans indépendance et ne devait exercer aucune action sur la marche du gouvernement, ni sur la pensée première des grandes lois d'organisation. Mais son importance était réelle ; tout était à régler dans l'administration ; les lois civiles étaient à faire ; la Révolution avait aboli tous les codes et n'avait pu en donner d'autres ; les départements ministériels auraient comporté une autorité trop absolue sur les détails d'exécution, si le conseil d'État n'avait pas eu sa part dans leurs attributions contentieuses et délibératives. Le Premier consul attacha donc une attention extrême au choix des conseillers d'État.

Il avait placé son frère Lucien au ministère de l'intérieur. M. Abrial avait remplacé Cambacérès au ministère de la justice. Le conseil d'État fut divisé en plusieurs sections :

A la section de la guerre : Brune, Dejean, Cessac, Marmont, Petiet ;

A la section de la marine : Gantheaume, Champagny, Redon, Fleurieu ;

Aux finances : Defermon, Duchâtel, Devaisne, Jolivet ;

A la législation : Boulay, Berlier, Réal, Émery ;

A l'intérieur : Rœderer, Bénezech, Chaptal, Regnauld de Saint-Jean d'Angely, Fourcroy.

Des conseillers d'État furent en même temps directeurs généraux des principales administrations : Dufresne, du trésor public ; Duchâtel, de l'enregistrement ; Regnier, des domaines ; Cretet, des ponts et chaussées ; Lescalier, des colonies.

Les journées du 18 et du 19 brumaire n'auraient été qu'une nouvelle crise révolutionnaire, si elles n'avaient pas eu pour conséquence la création d'un gouvernement. Raconter seulement le drame en lui donnant pour dénouement la chute du Directoire et l'écroulement d'une constitution si souvent ébranlée et déjà brisée, eût été une histoire incomplète de ce grand événement. Il était indispensable de montrer ses résultats immédiats et son véritable caractère ; d'expliquer comment, pour la première fois depuis onze an- nées, le cours de la Révolution fut arrêté ; comment la France espéra qu'elle retrouverait la paix intérieure et l'ordre public ; comment fut conçu l'espoir de former une société nouvelle lorsque les éléments de l'ancienne société ne pouvaient plus être retrouvés parmi ses ruines. Le nom des hommes qui furent appelés aux principales fonctions de l'État était un des témoignages les plus significatifs de ce que voulait être le nouveau gouvernement, et de l'autorité avec laquelle il soumettrait et emploierait tous les partis.

L'article dernier de la constitution était ainsi conçu : — « La présente constitution sera offerte de suite à l'acceptation du peuple français. »

L'accomplissement de cette formalité, qui n'avait pas procuré un jour d'existence à la Constitution de 1793 ; qui n'avait mis aucun obstacle aux violations annuelles de la constitution de l'an ni, ne devait pas retarder l'installation du nouveau gouvernement. Ce vote ne fut et ne pouvait être que la reconnaissance d'un fait accompli, la soumission à un pouvoir déjà existant. A cette époque la souveraineté du peuple était exercée par la signature de chaque votant apposée sur un registre, et non pas en déposant un bulletin imprimé. Aussi les nombres étaient beaucoup moindres qu'on ne les a vus depuis, mais ils étaient supérieurs aux relevés des suffrages qui avaient accepté les constitutions précédentes. — Il y eut 3.011.007 acceptants et 1.562 non acceptants. Ce résultat fut proclamé six semaines après la mise en activité de cette constitution.

Dès que le gouvernement nouveau avait été formé et installé, le Premier consul avait proclamé son avènement et s'était adressé à la nation, en ces termes : « Français, rendre la République chère aux citoyens, respectable aux étrangers, formidable aux ennemis : telles sont les obligations que nous avons contractées en acceptant la première magistrature.

« Elle sera chère aux citoyens si les lois, si les actes de l'autorité sont toujours empreints de l'esprit d'ordre, de justice et de modération.

« Sans l'ordre, l'administration n’est qu'un chaos ; point de finances, point de crédit public ; et avec la fortune de l'État s'écroulent les fortunes particulières sans justice, il n'y a que des partis, des oppresseurs et des victimes.

« La modération imprime un caractère auguste aux gouvernements comme aux nations ; elle est toujours la compagne de la force et le garant de la durée des institutions sociales.

« La République sera imposante aux étrangers, si elle sait respecter dans leur indépendance le titre de sa propre indépendance ; si ses engagements préparés par la sagesse, formés par la franchise, sont gardés par la fidélité !

« Elle sera enfin formidable à ses ennemis, si ses armées de terre et de mer sont fortement constituées ; si chacun de ses défenseurs trouve une famille dans le corps auquel il appartient, et dans cette famille un héritage de vertu et de gloire ; si l'officier formé par de longues études obtient, par un avancement régulier, la récompense due à ses talents et à ses travaux.

« A ces principes tiennent la stabilité du gouvernement, les succès du commerce et de l'agriculture, la grandeur et la prospérité des nations.

« Nous avons tracé la règle qui doit nous juger : Français, nous vous avons dit nos devoirs. Ce sera vous qui nous direz si nous les avons remplis. »

Telles furent les espérances que donna le général Bonaparte en s'emparant du pouvoir suprême. Lorsqu'il tomba du sommet de la gloire et de la puissance, quelle réponse aurait-il pu attendre de la France, s'il lui avait adressé la même question ?

 

FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] 20 juillet 1798.

[2] Le Publiciste.

[3] 8 novembre.

[4] 20 février.