HISTOIRE DES DUCS DE BOURGOGNE DE LA MAISON DE VALOIS — 1364 -1477

TOME HUITIÈME. — PHILIPPE-LE-BON

 

LIVRE DIXIÈME.

 

 

Mésintelligence entre le roi et le Duc. — Procès du duc d'Alençon. — Concile de Mantoue. — Persécution des Vaudois. — Mort de Charles VII. — Sacre de Louis XI.

 

LE Duc avait été informé des vastes projets qu'on avait conçus contre lui, et, selon son usage, il n'en avait montré ni trouble, ni souci. En apprenant la mort du roi Ladislas, il fit aussitôt célébrer un beau service en son honneur. Il était alors à Bruges, où il avait mené le Dauphin, et la ville se signalait par les fêtes qu'elle leur donnait. Jamais le Dauphin n'avait rien vu de si riche et de si peuplé que les bonnes villes de Flandre. Il courut alors un assez grand péril, et pensa se noyer dans le canal de Bruges en naviguant avec quelques seigneurs, dans une barque de pêcheur. Il y eut, à ce qu'on rapporte, des gens bien avisés, qui, portant déjà de lui un mauvais jugement, disaient tout bas que c'était bien dommage qu'on l'eût tiré de là[1]. Sa conduite avec son père continuait à être singulière ; on y voyait toujours le même mélange d'obstination et d'humilité. Il le faisait sans cesse assurer de son obéissance, et en même temps il nommait gouverneur de Dauphiné, par lettres du 24 janvier datées de Bruges, le bâtard d'Armagnac, destituant de cet emploi le sire de Châtillon, que le roi y avait nommé ; il donnait ses mandements à tous les officiers de la province, comme s'il en était souverain ; tandis qu'auparavant il leur avait enjoint à tous d'obéir aux ordres du roi. Sans doute en ce moment où le duc de Bourgogne semblait prêt à être eu guerre avec la France, il reprenait plus d'audace contre son père.

La mort du roi Ladislas n'avait pas en effet détruit le dessein arrêté auparavant de dépouiller le Duc du pays de Luxembourg. Des ambassadeurs furent envoyés pour en réclamer la possession au nom de madame Magdeleine, à qui son futur époux l'avait légué. Le roi prétendait exercer le droit de retrait sur ce fief, sauf à payer la somme pour laquelle il avait autrefois été engagé. En attendant le roi déclarait qu'il prenait sous sa garde Thionville et les terres du damoiseau de Rodemach ; il défendit toutefois aux gens qu'il y envoyait d'inquiéter en rien les gens du duc de Bourgogne.

Le Duc, malgré le respect qu'il montrait-toujours au roi, répondit cette fois d'une façon plus hautaine à Raoul Regnault, écuyer du roi, qui avait eu commission de lui remettre les lettres. Il lui dit que le damoiseau de Rodemach était son sujet, qu'ainsi le roi n'avait rien à voir en cette affaire. « Je voudrais bien savoir, ajouta-t-il, si le roi veut tenir la paix d'Arras ; quant à moi je ne la veux point briser, mais dites-lui que je le prie de me faire savoir sa volonté. Je me recommande à lui, et je sais bien qu'il y a des gens dans son conseil qui ne m'aiment pas. » Il écrivit en même temps que l'affaire était grave, et qu'il lui fallait du temps pour répondre[2].

Il ne fut pas moins ferme dans sa volonté sur un autre point où le conseil de France voulût lui faire de graves reproches. Il avait l'année d'auparavant prolongé de neuf ans ses trêves avec l'Angleterre ; les ambassadeurs lui déclarèrent qu'il avait en cela manqué à ses engagements. Le roi en était d'autant plus mécontent, dirent-ils, que peut-être eût-il sans cela tenté de reprendre Calais ; mais les pays du Duc environnaient de toutes parts la ville, et il eût fallu son consentement.

L'Angleterre avait continué à être dans de grands troubles ; le duc d'York avait pris les armes, et il y avait eu, en 1455, une grande bataille où le duc de Somerset avait été tué ainsi que ses principaux partisans. Le roi était alors tombé entre les mains du duc d'York, qui s'était fait nommer protecteur du royaume et avait pris le gouvernement. Il le garda peu de temps, la reine reprit son pouvoir, et le trouble et la guerre recommencèrent. C'était dans ces circonstances que les trêves avaient été prolongées après des conférences tenues à Gravelines par le bâtard de Bourgogne et le comte d'Étampes, avec lord Warwick, gouverneur de Calais, qui était le principal appui du duc d'York. Le Duc rappela que, depuis le moment où la guerre avait recommencé, en 1449, par la prise de Fougères, la France et la' Bourgogne avaient toujours conclu des trêves séparées. En outre le roi avait une sorte d'alliance avec le parti de la reine Marguerite ; et la favorisait de tout son pouvoir ; ainsi le Duc se croyait autorisé à faire, de son côté, une trêve avec le parti du duc d'York : « Comment ! disait-il, le roi Charles s'allie avec le roi Henri et il l'engage à nous nuire, et nous ne pourrions pas nous tirer de ce péril et garder nos états des dommages de la guerre en continuant les trêves ? »

C'était, dii moins on le disait ainsi en Bourgogne, le comte de Saint-Pol qui continuait à exciter ainsi les conseillers du roi contre le duc Philippe. Outre le désir de se venger, il avait maintenant placé toute son ambition et ses espérances dans le service du royaume. La commune renommée publiait qu'il voulait devenir connétable[3]. En effet, le comte de Richemont venait d'hériter, en septembre 1457, du duché de Bretagne, succédant à ses deux neveux François II et Pierre. On pensait généralement qu'étant ainsi prince souverain, il ne conserverait pas son office. La plupart des barons de Bretagne trouvaient même que Ce serait chose messéante à sa dignité. Il en pensa autrement, et répondit qu'il voulait honorer dans sa vieillesse la charge dont il avait été honoré dans sa jeunesse[4]. Lorsque, vers la fin du janvier 1458, il arriva près du roi, qui l'avait mandé pour le mariage si soudainement rompu de madame Magdeleine, il fit son entrée solennelle dans la ville de Tours. Deux épées furent portées devant lui : l'une élevée par la pointe, pour le duché de Bretagne ; l'autre suspendue à une écharpe et dans son fourreau, pour l'office de connétable. Mais bien qu'il eût ainsi conservé le service du roi, et qu'il formât le noble dessein d'assembler une armée de Français et de Bretons, pour tenter la conquête d'Angleterre, on pouvait facilement voir que ce vieux capitaine, usé par les fatigues et les maladies, n'avait pas grand temps à vivre. Ainsi l'espoir et le désir de monsieur de Saint-Pol n'étaient pas remis à un trop grand délai.

Le duc de Bourgogne, qui ne voulait point la' guerre, mais qui semblait ne la point craindre, n'ignorait rien de ce qu'on tramait en France contre lui, et remarquait bien que de jour en jour on lui montrait plus de mauvaise volonté. Il ne marquait aucune faiblesse, défendait son honneur et ses droits, prenait ses précautions, et faisait avertir ses hommes d'armes, ses vassaux et tous les gens de guerre de ses états de se tenir prêts ; malgré sa promesse, il exigea les tailles consenties seulement pour le voyage contre les Turcs ; enfin il n'omettait rien pour n'être pas pris au dépourvu, mais agissait prudemment et sans nulle précipitation. C'était sans doute la présence du Dauphin qui lui valait surtout la haine du roi. Il le savait ; comme t'eût été toutefois, en cas de guerre, un avantage pour lui d'avoir ce prince entre ses mains, et qu'il aurait eu par là un grand parti dans les seigneurs de France, le Duc ne songeait pas à lui retirer l'hospitalité. Il ne voyait non plus nul motif de ménager le comte de Saint-Pol, et continuait à lui tenir rigueur.

Il en donna une preuve manifeste. Le comte de Saint-Pol avait pour principal favori le sire de Ront, et lui avait donné en mariage sa sœur bâtarde. Ce gentilhomme lui servait ordinairement à exécuter les violences et les crimes dont le Duc lui avait fait reproche. En ce temps-là, le sire de Ront avait aussi commis pour son propre compte un horrible assassinat. Il aimait une jeune fille d'assez petit état ; et comme, malgré sa défense, elle fut fiancée avec un jeune homme de même condition, il fit prendre le fiancé ; on l'étendit par terre, on le mutila cruellement, on lui ouvrit le corps, et on lui arracha le cœur. Le Duc ordonna que le sire de Ront fût saisi, pour être mis en justice ; mais il se sauva chez les Anglais du côté de Calais. Sans la querelle du Duc avec le comte de Saint-Pol, il est à croire qu'il eût fermé les yeux sur ce crime. Il n'était pas rare, en effet, de voir les hommes d'armes et les gens de guerre enlever les filles qu'ils trouvaient jolies, maltraiter et mettre à mort leurs pères, leurs frères ou leurs prétendus, sans que pour cela ils fussent nullement recherchés[5]. Au moment même où le Duc faisait poursuivre le sire de Bout, il tenait sur les fonts de baptême l'enfant du sire de Havait, qui était la terreur de la ville d'Arras et des environs, à cause des violences de ce genre qu'il exerçait impunément. A vrai dire il y avait peu ou point de justice sin' cette frontière ; les voyageurs, les marchands, les laboureurs, n'y marchaient jamais qu'en armes pour se défendre des gens de guerre ou de ceux qui voulaient faire comme eux. Les querelles et les vengeances particulières causaient aussi une foule de meurtres. Le voisinage de Calais empêchait beaucoup le bon ordre. Les coupables se sauvaient sur terre ennemie, et quand il se faisait quelque pillage ou autre méfait nocturne, c'était aux Anglais qu'on l'imputait.

Le Duc jugea que dans de telles circonstances, et lorsqu'il était menacé de guerre par la France, il était sage de se réconcilier tout-à-fait avec la ville de Gand. Le Dauphin servit de médiateur, et le Duc parut céder à ses instances en effaçant le dernier souvenir de la révolte des Gantois. Toutefois, lorsqu'au mois d'avril [458 il fit son entrée à Gand, il ne voulut avoir près de lui ni ce prince ni le comte de Charolais, dont les Gantois se montraient grands amis et disaient beaucoup de bien. Par un autre motif sans doute il ne prit pas non plus en sa compagnie le sire de Croy[6].

Les Gantois surpassèrent en magnificence tout ce qu'on avait vu en pareille occasion. Il y eut partout des représentations et des mystères ; ce qui parut surtout à remarquer, c'est la façon docte et ingénieuse dont la faute et le repentir de la ville, la grandeur et la miséricorde du Duc étaient rappelés par des sentences tirées des livres sacrés ou profanes, et par les figures peintes ou vivantes qu'on voyait sur les échafauds. Ainsi à la porte de la ville, descendit une jeune fille qui se mit à genoux les mains jointes, et au-dessus de sa tête un écriteau, où on lisait : Inveni, quem diligit anima mea. Plus loin parut l'Enfant prodigue demandant pardon à son père ; une tapisserie représentait l'empereur César au milieu du sénat, et Cicéron prononçant l'oraison pour Marcellus ; l'inscription était : Nulla de virtutibus tuis major clementia est. Il y avait aussi un lion tenant entre ses pattes la bannière de Bourgogne, et devant lui une lionne et ses lionceaux humblement couchés par terre ; au bas se lisait : Quasi leo rugiens, et formidabant filii ejus. Puis Abigaïl implorant David, et disant : Benedictus Dominus quoniam te misit. Le bon Pasteur retrouvant sa brebis égarée ; Pompée ayant pitié de Tigranes, roi d'Arménie, avec la devise : Pulchrum est vincere reges, qui rappelait la générosité du Duc au traité d'Arras. Enfin, beaucoup d'autres peintures ou représentations de ce genre. On fit aussi passer devant le Duc un éléphant. La tour qu'il portait était remplie de musiciens qui chantaient des triolets, dont le refrain était :

Vive Bourgogne est notre cri.

Lorsque le Duc fut près de son hôtel, un homme couvert d'une peau de lion, en souvenir des armoiries de Flandre, vint prendre la bride de son cheval pour le conduire dans la cour.

Les illuminations dans la ville et sur la rivière, les banquets, la musique, les danses embellirent cette joyeuse entrée, et, le Duc, en signe de parfaite réconciliation, accepta un repas à l’Hôtel-de-Ville, qui coûta, dit-on, dix mille écus d'or.

Ce fut à Gand que de nouveaux ambassadeurs du roi vinrent trouver le Duc. Outre les sujets ordinaires de négociation, ils avaient à lui signifier de se trouver, le 15 de juin suivant, dans la ville de Montargis, pour y assister, comme pair de France, au jugement ; du duc d'Alençon.

Il y avait déjà deux ans que ce prince avait été emprisonné par ordre du roi, qui avait eu la preuve de ses criminelles intelligences avec les Anglais. C'était au moment où le roi, pour lors au château de Chatelar en Bourbonnais, s'avançait contre son fils qu'il avait appris cette nouvelle trahison ourdie dans sa famille. Ce lui fut un surcroît de chagrin. « Ma vie est bien douloureuse, disait-il, puisqu'il faut me garder de ceux à qui je devrais me fier plus qu'à tous les autres, et que ceux de mon sang me trahissent. » Il délibéra dans son conseil sur ce qu'il y avait à faire. L'ordre régnait maintenant assez bien dans le royaume, la puissance du roi était assez affermie, et l'affection de ses peuples assez grande pour qu'il ne parût point difficile de poursuivre, selon la justice, un prince du sang.

Le duc d'Alençon était alors à Paris ; avait quitté ses domaines, exprès pour ne point donner de méfiance, au moment où l'exécution de ses complots allait commencer. Le comte de Dunois fut chargé de le saisir. Il prit secrètement toutes ses mesures avec les plus fidèles serviteurs du roi, Guillaume Cousinot, le sire de Brezé, Odet d'Aydie, le sire de Moui baillif de Vermandois. Laissant hors de la ville les archers et les gens d'armes qu'il avait amenés, il entra à Paris, manda le prévôt, lui dit les ordres du roi, et le chargea de faire environner, avec un nombre d'hommes suffisant, l'hôtel du duc d'Alençon. C'était où est maintenant la Force. Quand tout fut sur le point de l'exécution, le comte de Dunois se rendit seul chez le prince, comme pour le visiter. Il en fut honorablement reçu, et ils commencèrent à deviser entre eux de choses indifférentes. Puis, au moment où le comte de Dunois fut assuré que chacun était à son poste : « Monseigneur, dit-il, pardonnez-moi ; le roi m'a envoyé vers vous ; je n'en sais pas bien la cause, mais je dois lui obéir ; » et lui mettant la main sur l'épaule : « Vous êtes prisonnier du roi, » ajouta-t-il. Le duc d'Alençon n'eut pas le temps de répondre ; la chambre se remplit aussitôt des gens du comte de Dunois. Il fallut bien obéir. On pouvait craindre quelque rumeur à Paris. Le comte lui dit : « Monseigneur, sans faire ici plus de séjour, il vous faut partir et monter au plus vite à cheval. » — « Je me trouve bien ici, et j'y veux rester, » répliqua le prince ; on n'en fit pas moins amener ses chevaux. Il écrivit un billet à sa femme, désigna quelques serviteurs pour le suivre, et l'on se mit sur-le-champ en route. Arrivé à la porte Saint-Antoine, il vit de loin quarante lances, sous les ordres du sire de Moui. « Quels sont ces gens ? demanda-t-il, et ma vie est-elle en sûreté ? » — « Ne craignez rien, ce sont des gens du roi, » lui répondit le comte de Dunois.

Il fut ainsi conduit à Melun ; le connétable de Richemont, dont il avait épousé la nièce, et qui avait toujours été de ses amis, vint le voir. Il ne voulut rien avouer ni répondre aux commissaires que le roi avait envoyés pour l'interroger[7] : « Je ne cacherai rien au roi, disait-il, mais je ne veux parler qu'à lui ; je sais bien qui m'a joué ce tour. On veut me faire passer pour Anglais, je ne l'ai jamais été, ni voulu l'être ; mais les manières du roi contre moi et contre tous ceux de son sang nie font un grand déplaisir. Quand nous venons le voir, nous sommes souvent cinq ou six jours sans être admis, sans avoir audience ; il n'est entouré que de méchantes gens de petit état, sortis de bas lieu ; ce sont eux qui le gouvernent. »

Le roi consentit à le voir, il fut amené en Bourbonnais et mis en prison au château de Chantelle. Lorsqu'il fut conduit en sa présence, le roi lui demanda comment il avait pu s'allier avec les anciens ennemis du royaume, et leur promettre les places de Domfront et de Falaise afin de faciliter leur descente en France. Le duc d'Alençon se montra hautain dans sa réponse : « Monseigneur, dit-il, j'ai bien pu faire alliance avec quelques grands seigneurs pour ravoir ma ville de Fougères que me retient injustement le duc de Bretagne dont je n'ai jamais pu avoir raison à votre conseil. — Jamais, répondit le roi, nous n'avons refusé de vous rendre justice, et il n'est pas nécessaire d'aller chercher de telles couleurs pour expliquer vos alliances avec nos adversaires. Vous ne les pourrez nier, car on a vos lettres signées de vous, et aussi des témoins » Il y eut encore quelques paroles entre eux, et le duc d'Alençon finit par requérir qu'on le mît en liberté : « Ce n'est pas une chose à faire légèrement, dit le roi ; il y faudrait grande délibération ; on vous fera votre procès tout au long. »

L'instruction du procès dura deux ans, et fut faite avec le plus grand soin. Tout le crime du duc d'Alençon fut avéré ou par sa confession ou par des preuves irrécusables. Voici quelle avait été la suite de ses trahisons[8]. Quelque temps après que lord Talbot eut pris Bordeaux, un serviteur de sir Richard Woodwille chevalier anglais, qui avait épousé la veuve du duc de Bedfort, et qui était par conséquent beau-frère du comte de Saint-Pol, était venu trouver le duc d'Alençon et lui avait proposé de marier sa fille au fils du duc d'York. Il avait été question aussi de beaucoup d'autres choses ; en se quittant, ils étaient convenus d'une certaine façon de se prendre le pouce en signe de reconnaissance, lorsqu'on s'enverrait des messages.

En 1455 au mois d'août vint à La Flèche un héraut anglais nommé Huntington ; le duc d'Alençon lui découvrit ses desseins et le chargea de retourner en Angleterre. « Dites-leur donc de se mettre enfin d'accord de par Dieu ou de par le diable, disait-il parlant des discordes du duc d'York et du parti de la reine ; il faut descendre en Normandie, et ne pas penser à autre chose. C'est le moment ou jamais ; le roi est loin ; son armée est séparée en trois parties ; l'une dans le comté d'Armagnac, l'autre en Guyenne ; la troisième marche contre le Dauphin. Les nobles, les bonnes villes, le peuple, tout le monde est aussi mécontent que moi ; j'aiderai les Anglais de mes forteresses et de mon artillerie, qui est suffisante pour combattre dix mille hommes en campagne. Il faut venir avec trente ou quarante mille hommes, et amener le roi Henri. Il n'y a pas quatre cents lances en Normandie ; le pays sera conquis avant qu'on puisse y porter secours. Il sera nécessaire de publier la défense de rien prendre sur les habitants et les laboureurs et punir sévèrement les délinquants. Il ne faudra pas non plus penser à maintenir les dons de domaines faits autrefois par les Anglais ; le roi Henri devra ne point parler du passé. Pendant qu'on descendrait en Normandie, une expédition partirait aussi de Calais. Si le roi veut retirer son armée de Guyenne, le pays se révoltera encore une fois. Le duc de Bourgogne n'est point à craindre en ceci ; ce n'est pas un homme qui aime la guerre ; il ne veut que paix et amour. Quant au Dauphin, il se déclarera pour nous et nous aidera de ses places et de ses gens. » Le duc d'Alençon chargea aussi Huntington de demander qu'on lui envoyât au plus tôt vingt mille écus ou dix mille au moins, à prendre à Bruges on sur toute autre ville de négoce, afin qu'il pût apprêter son artillerie et former ses compagnies ; enfin il donna, pour le duc d'York, une lettre de créance conçue ainsi : « Seigneur, veuillez croire ce que le porteur vous dira de moi ; je vous remercie de votre bon vouloir ; j'ai bonne volonté, il ne tient qu'à vous. » Il avait signé d'un N barré ; Pouancé son héraut avait accompagné le héraut anglais.

Peu après, impatient de ne pas avoir de réponse, le duc d'Alençon s'était découvert à un prêtre nommé Thomas Gillet, lui avait appris les signes de reconnaissance, lui avait donné une lettre de créance signée de même, et l'avait expédié au duc d'York.

Au mois de décembre, Fortin, parent de Thomas Gillet, avait été envoyé à Calais, où se trouvait sir Richard Woodville ; enfin, au mois de janvier, Pouancé et Thomas Gillet étaient revenus. Le duc d'York les avait chargés de remercier le duc d'Alençon, de lui dire que le parlement des États d'Angleterre n'ayant pas été assemblé, on ne pouvait donner une réponse finale : que cependant on pouvait. compter que les, Anglais descendraient en France avant le mois de septembre. Le duc d'York priait le duc d'Alençon de s'emparer d'un port de mer pour faciliter la descente, et de lui faire savoir si le Dauphin ne viendrait point défendre la Normandie.

Un nouveau messager reçut encore la confidence du duc d'Alençon, qui lui fit prêter serment sur l'Évangile : celui-ci s'en alla avec une lettre de créance qui, cette fois, était signée Jean. Il était chargé de dire qu'il fallait se hâter, que le roi marchait contre le Dauphin, qu'ainsi on pouvait lui préparer un beau retour de noces : que, pour son compte, il voudrait déjà voir les Anglais descendre en France, épais comme grêle, et qu'ils passeraient pour de bien mauvais combattants s'ils ne profitaient d'une telle occasion.

Mais, dans cet intervalle, les choses avaient changé en Angleterre ; le duc d'York n'était plus protecteur du royaume. Ce fut au roi Henri lui-même que fut présenté Aymon Gallet, dernier envoyé du duc d'Alençon. Ce roi, qui était simple d'esprit, mais rempli de piété, avait toujours été gouverné soit par les uns, soit par les autres, et n'avait aucune volonté. Il s'informa à ce messager quelle personne c'était que son oncle le roi Charles : « Je ne l'ai vu que deux fois, répondit Gallet ; une fois à cheval, et il me sembla gentil prince ; puis, dans une abbaye près de Caen, où il lisait en une chronique, et personne ne m'a jamais paru lire si couramment que lui. » Pour lors le roi Henri lui dit : « Je m'étonne comment les princes de France ont si grande volonté de lui faire du déplaisir ; au reste, autant m'en font ceux de mon pays. » Il donna toutefois à Gallet une lettre pour le duc d'Alençon, où il le remerciait et l'engageait à envoyer, au mois d'août, ses agents à Bruges, où se rendaient les ambassadeurs d'Angleterre, afin de prolonger les trêves avec le duc de Bourgogne. Là, pourrait se traiter l'affaire des vingt mille écus, ainsi que les autres.

Ce terme parut trop long au duc d'Alençon ; il envoya encore une fois Galla et le chargea de parler d'une autre demande qu'il avait faite. Il voulait à tout hasard avoir une retraite en Angleterre, et désirait qu'on lui accordât les duchés de Glocester et de Bedfort. Il annonçait aussi les démarches qu'il avait faites pour surprendre le pont de Granville.

Les choses en étaient là, quand Thomas Gillet, ce prêtre que le duc d'Alençon avait chargé de plusieurs messages, engagea Fortin, qui venait d'être encore expédié pour l'Angleterre, à aller remettre au roi de France les lettres qu'on lui avait données. Ce fut alors que le roi se résolut à faire saisir le duc d'Alençon.

La procédure l'ayant confondu par ces preuves et par les témoins, il avoua tout on à peu près ; il ajouta que s'il avait ainsi comploté contre le royaume, c'était à la suggestion du bâtard d'Armagnac et du Dauphin. Cette excuse fut examinée avec soin ; il ne pouvait produire nulle preuve, nul témoignage ; il variait et vacillait dans son récit ; il ne savait que répondre aux difficultés qu'on opposait à son récit. On s'assura que ce n'était qu'un mensonge, et que s'il avait parlé du Dauphin aux Anglais, c'était connue de tout le reste, pour les mieux engager, en leur montrant l'entreprise comme plus facile.

Son ambition et son avarice seules l'avaient induit à mal ; les promesses des sorciers et des devins y avaient contribué aussi ; il en avait consulté plusieurs, et avait même envoyé un de ses serviteurs en Italie afin d'interroger un hermite fort renommé ; il voulait savoir de lui comment il devait s'y prendre pour être dans la bonne grâce du roi, et aussi pour retrouver le même empressement qu'il avait eu autrefois à satisfaire la tendresse de sa femme la duchesse d'Alençon. Le saint homme fit une bien sage réponse à la première question. « Que le duc d'Alençon, dit-il, se mette en la grâce de Dieu, il aura celle de tout le monde. » Pour satisfaire à la seconde, il donna une forme de conjuration, dont il disait que l'effet serait certain.

L'instruction terminée, le roi convoqua son Parlement pour procéder au jugement. Comme le duc d'Alençon était pair du royaume, les autres pairs furent appelés à siéger, ce qui ne s'était point vu depuis le procès du roi de Navarre, en 1386. Le duc de Bourgogne répondit aux ambassadeurs, qui venaient requérir sa présence, qu'encore que, d'après le traité d'Arras, le roi n'eût aucun commandement à lui adresser et qu'il ne fût en rien son sujet, néanmoins au plaisir de Dieu, il se rendrait à Montargis. En même temps il envoya Toison-d'Or au roi, et fit publier dans ses états que tous ses vassaux et arrière-vassaux, les archers et arbalétriers assermentés des bonnes villes eussent à s'armer et se tenir prêts pour l'accompagner à Montargis, où le roi l'avait sommé de venir. Puis il partit pour Lille, où était son artillerie, afin de la faire mettre en état. Le roi de son côté sachant quels apprêts de guerre se faisaient en Flandre, convoqua le ban et l'arrière-ban du royaume. Chacun s'affligeait que les choses en fussent venues à ce point ; cependant Toison-d'Or revint de son ambassade. Le roi, cette fois encore, ne voulut point pousser le Duc à l'extrême, et rompre une paix si heureuse pour son royaume ; il fit répondre au Duc que sa présence au lit de justice n'était point nécessaire : que la suite nombreuse dont il serait accompagné serait dommageable pour le pays, et qu'il suffirait d'envoyer quelques personnes de son conseil afin d'assister au jugement.

La paix se trouvant ainsi conservée, la cour de Bourgogne revint à ses divertisse-meus accoutumés. Le comte de Charolais n'avait pas de plus grand plaisir que les joutes, et il s'en faisait souvent de fort belles. Par malheur, le Duc tomba malade et eut une assez forte fièvre. La Duchesse quitta son couvent pour venir lui donner tous ses soins. Elle n'avait pas vu son mari depuis le jour où elle avait pris parti dans la querelle avec son fils. Cette marque de tendresse émut vivement le Duc. Ils pleurèrent ensemble, et il rendit toute son amitié à sa femme. Elle la méritait bien ; non-seulement elle avait toujours aimé uniquement le Duc, et lui avait pardonné les torts qu'il avait sans cesse, mais elle avait été pour lui comme un sage conseiller, s'acquittant d'ambassades difficiles, et terminant de grandes affaires.

Lorsqu'il fut rétabli, les fêtes recommencèrent. L'arrivée de la comtesse de Nevers, qui était fille du sire d'Albret, et que Charles comte de Nevers avait épousée en France depuis un peu plus d'une année, rendit encore les amusements plus magnifiques. Le Duc se trouvait réuni avec presque toute sa famille, et réconcilié avec son fils et sa femme. Tout se passait donc avec une complète allégresse. Après quelque séjour, la comtesse de Nevers quitta Lille pour se rendre chez sa belle-sœur la comtesse d'Étampes. Le Duc et Adolphe de Clèves comte de Ravenstein l'accompagnaient, et elle avait aussi avec elle un beau cortége de dames. Quand on fut venu à un petit pont, non loin de la ville, se présentèrent six chevaliers. Leur chef demanda au sire de Ravenstein qui il était, et où il menait ces dames. « Que vous importe ? répondit-il ; laissez-nous passer notre chemin. » Le chevalier coucha sa lance et courut sur Adolphe de Clèves. Pour lors commença la joute, car c'était le comte de Charolais. Les lances se brisèrent, ils prirent leurs épées ; quand ils eurent bien combattu, ils ôtèrent leurs casques et vinrent aux dames, qui leur donnèrent grandes louanges. Le comte de Charolais avait fait apprêter un repas élégant dans une maison voisine ; on chanta et l'on dansa. Puis les dames remontèrent sur leurs haquenées, et prirent congé des princes de Bourgogne[9].

Cependant le sire de Croy, le sire Simon de Lalaing, maître Jean l'Orfèvre président de Luxembourg, et Toison-d'Or, avaient été choisis pour assister au jugement du duc d'Alençon. Ce ne fut pas à Montargis que se tint le lit de justice. Une épidémie qui régnait dans le pays fit transférer à Vendôme la séance du Parlement. Tout s'y passa en grande pompe et cérémonie. Le roi était sur son siège royal ; le Parlement, consulté auparavant, avait été d'avis que ce devait être une séance royale. A ses pieds était assis le comte de Dunois, Brand chambellan. Le haut banc, à la droite, était occupé par les ducs d'Orléans, de Bourbon, les comtes d'Angoulême et du Maine, les comtes de Foix et d'Eu, qui venaient d'être élevés au rang des pairs, et les comtes de Vendôme et de Laval. Au-dessous d'eux, les trois présidents au Parlement, le grand-maître de France, l'amiral le grand-prieur, le marquis de Saluces, fils du duc de Savoie ; quatre maîtres des requêtes, le baillif de Senlis, deux conseillers du roi et trente-quatre seigneurs du Parlement. Au pied du trône, le chancelier. A la gauche, sur le haut banc, les pairs ecclésiastiques, quatre évêques et l'abbé de Saint-Denis. Au-dessous, les seigneurs de la Tour-d'Auvergne, de Torcy, de Vauvert, de Prie, de Pressigny ; les baillifs de Touraine et de Rouen, les trésoriers, Tristan-l'Hermite prévôt des maréchaux, le Prévôt de l'hôtel et trente-quatre seigneur du Parlement. Sur un banc séparé, le procureur-général et deux avocats du roi. Enfin, cinq greffiers sur des petits bancs.

Le chancelier commença par commander aux huissiers qu'on allât appeler le duc de Bourgogne, qui à lui seul représentait trois pairies, Bourgogne ; Flandre et Artois. Les huissiers sortirent, et alors se présentèrent les ambassadeurs du duc Philippe. Le connétable duc de Bretagne avait demandé à ne point siéger à cause de sa parenté avec l'accusé, qui était son propre neveu.

Les pairs ecclésiastiques, le chancelier, les présidents au Parlement, plusieurs maîtres des requêtes et plusieurs conseillers .au Parlement avaient déjà assisté, depuis plusieurs semaines, à une instruction préparatoire qui avait suivi les informations faites depuis deux ans. Les princes du sang, les pairs de France, les seigneurs appelés par le roi au Parlement, prenaient connaissance de l'affaire pour la première fois. L'accusé fut amené et placé sur une escabelle basse ; il fut interrogé et répéta librement tous ses aveux.

Avant que la sentence fût prononcée, maître Jean l'Orfèvre, ambassadeur du duc de Bourgogne, fit supplier le roi d'entendre ce qu'il avait, proposer de la part du Duc, et il fut admis à prononcer un discours, qui fut trouvé bien éloquent et bien docte. Il était rempli de citations tirées des livres saints, des lois impériales de l'empereur Justinien, de Virgile et d'autres auteurs profanes. Maître l'Orfèvre y alléguait de beaux et célèbres exemples de clémence, entr'autres celui de « Trajan, le meilleur empereur des païens, qui fut, non pas austère, mais clément, et qui, pour sa miséricordieuse justice, fut tiré des enfers par les prières de saint Grégoire, et fait chrétien trois cents après sa mort. »

Après beaucoup d'autres exhortations générales, l'orateur continuait ainsi :

« Sire, monsieur de Bourgogne a l'espérance que si l'épée de justice était tirée de son fourreau et remise à l'exécuteur pour frapper, vous le feriez retirer en reconnaissant que le condamné est votre parent et votre sang.

« Considérez, sire, les bons services rendus à vous et à vos nobles aïeux par monsieur d'Alençon et ses devanciers. Son bisaïeul mourut à la bataille de Créci ; son grand'père fut otage en Angleterre pour le roi Jean ; son père finit ses jours à la bataille d'Azincourt ; lui-même à la bataille de Verneuil fut trouvé parmi les morts et mené en Angleterre. Sire, vous savez bien que c'est en vendant le peu d'héritage qui lui restait, qu'il a été mis hors des mains de vos anciens ennemis. Il aima mieux avoir sa délivrance à ce prix, que d'être quitte, de ravoir ses terres, et d'obtenir tout ce qu'on lui promettait, en faussant sa loyauté. Songez à ses enfants, sire ; ils vous offrent aussi leur sang à répandre, en suivant la trace de leurs nobles prédécesseurs.

Là, maître l'Orfèvre rappelait encore diverses histoires d'enfants qui avaient obtenu grâce pour leurs parents ; entr'autres le fils de Servius Galba, en faveur de qui l'on avait pardonné à son père, et surtout par la considération que cet enfant était parent du roi Gallus. « Et les enfants de monsieur d'Alençon ne sont-ils pas aussi parents du roi Gallus ? c'est-à-dire de vous, sire... Considérez enfin la personne de monsieur d'Alençon. Sire, ceux qui ont con versé souvent avec lui, et ont hanté sa compagnie, savent assez, tant par sa conduite que par son langage, qu'il y a toujours eu en lui plus de négligence et de simplicité que de mauvaise malice. A de tels hommes, sire, la loi est plus douce et moins rigoureuse qu'aux autres. D'autre part, si, par quelque soudaine mélancolie, monsieur d'Alençon avait projeté quelque chose qui vous fût préjudiciable, toutefois, Dieu merci, l'effet ne s'en est pas suivi. Ne croyez pas cependant que monsieur de Bourgogne veuille dire qu'en tout délit il faut que l'œuvre soit consommée pour qu'il y ait délit ; il sait que, particulièrement pour le crime imputé à monsieur d'Alençon, il en est autrement, et que la volonté est à punir comme l'effet. Mais monsieur de Bourgogne prétend seulement que la grâce est plus facile à accorder que si la chose était consommée, et si le péril s'en fût suivi. Même on peut, trouver vraisemblable qu'avant la consommation du crime, monsieur d'Alençon eût pu s'en repentir et s'en retirer.

« Par ces considérations, sire, monsieur de Bourgogne vous supplie, en toute humilité de cœur, de jeter un œil de miséricorde sur monsieur d'Alençon, de remettre et pardonner tout ce qu'il peut avoir méfait contre vous, et de lui garder l'honneur sans lequel le cœur d'un noble homme ne peut vivre. Sire, princes, étrangers, voisins, amis et ennemis connaissent par expérience votre charité, votre humanité, votre puissante et miséricordieuse bonté ; pour Dieu, sire, ne rejetez pas la demande de votre humble parent, et il répétera avec tout le monde : Misericordiam Domini in œternum cantabo.

L'évêque de Coutances répondit, par ordre du roi, de point en point, au discours de l'ambassadeur de Bourgogne. Il parla de l'obligation de faire justice, imposée par la majesté royale. « C'est par la justice que règnent les rois ; et, n'était la bonne justice des rois et des princes, les royaumes et seigneuries ne seraient que larronneries.

« La parenté de monsieur d'Alençon lui imposait, dit-il, de plus grands devoirs envers le roi et le royaume. Les services de ses devanciers n'ont pas été imités par lui ; et, si les enfants ne doivent pas porter la peine des forfaits du père, de même la gloire du père ne doit pas profiter au fils. On dit que monsieur d'Alençon s'est toujours montré simple et négligent ; certes, le contraire a bien paru, et il n'a fait voir que trop de malice et de subtilité.

« Enfin, le roi vous fait dire qu'il agira en ceci, d'après l'avis des princes et seigneurs de son sang et autres, et de ceux de son conseil qui sont près de lui. Il eût bien voulu que monsieur de Bourgogne y eût été pour avoir son bon conseil ; cependant il fera si bien que mondit sieur de Bourgogne et tout le monde en seront contents. »

Alors, après mûre délibération de la cour des pairs, l'arrêt fut rendu : le duc d'Alençon fut déclaré criminel de lèse-majesté, et comme tel, privé et débouté de l'honneur et dignité de pair de France et autres dignités et prérogatives, condamné à recevoir la mort et à être exécuté en justice. Ses biens furent confisqués.

Toutefois, le roi se réservant d'en ordonner selon son bon plaisir, déclara que l'exécution du duc d'Alençon serait différée, et que ses biens-meubles et la plupart de ses seigneuries seraient laissés à ses enfants.

L'arrêt fut d'abord prononcé au duc d'Alençon, dans sa prison, par un président et un conseiller au parlement, maître Jean Bureau trésorier de France, et quelques autres du conseil du roi ; puis une seconde-fois en audience solennelle[10].

Ce ne fut pas l'intercession du duc de Bourgogne qui décida le roi à user ainsi d'indulgence. Il y fut déterminé par sa propre volonté et par les conseils du duc de Bretagne ; l'arrêt portait même, en ce qui touchait la remise d'une partie de la confiscation, que c'était en faveur et contemplation des requêtes du duc de Bretagne. Il était revenu auprès du roi, uniquement pour sauver la vie à son neveu ; sans ce motif on ne l'eût point revu à la cour, dont l'année précédente il était parti fort mécontent. Des difficultés au sujet de l'hommage du duché de Bretagne s'étaient élevées entre lui et le conseil du roi. Du reste elles n'étaient pas nouvelles ; à chaque avènement d'un duc de Bretagne, on débattait toujours pour savoir si l'hommage était lige ou simple. Le connétable pensait, que les services qu'il avait rendus devaient rendre le roi moins exigeant cette fois ; au contraire on l'était davantage[11] ; et l'on ne voulait point se contenter de la formule qui, lors des autres investitures, avait toujours servi à réserver les droits des deux parties ; cependant il ne céda point.

Lorsqu'il fut dans la chambre de parade du roi pour cette cérémonie, le comte de Dunois lui adressa la parole en ces termes : « Monseigneur de Bretagne, vous devenez homme du roi, mon souverain seigneur ici présent, et lui faites hommage lige, à cause de votre duché de Bretagne, vous lui promettez foi et loyauté, et de le servir envers tous ceux qui peuvent vivre et mourir. » Alors, tout d'une voix, le comte d'Eu, le baillif de Touraine, et d'autres qui étaient dans la chambre, s'écrièrent : « Faites-lui ôter sa ceinture. » C'était comme on faisait pour l'hommage lige. « Il ne le fera pas, et ne le doit pas faire, répondit le chancelier de Bretagne. — Je vous fais, continua le duc de Bretagne, tel hommage que mes prédécesseurs vous ont fait, et je n'entends point qu'il soit lige. » Le chancelier de France répliqua : « Vos prédécesseurs ont fait hommage lige. — « Vous le dites, et je dis que non, » poursuivit le duc de Bretagne. Alors le roi, pour mettre fin à ce débat, prit la parole et dit : « Vous le faites tel que vos prédécesseurs l'ont fait. — Oui, et point lige. » Il plaça ses mains dans les mains du roi, ne mit point le genou en terre, ne fit aucun serment, ne prit aucun engagement, et embrassa le roi. « Le duc n'entend faire en ceci, dit le chancelier de Bretagne, rien qui déroge, ni qui porte préjudice à ses droits et noblesses. — Et le roi proteste du contraire, » repartit le chancelier de France. Pour lors le roi ajouta : « Je n'entends, ni ne veux en rien préjudicier à vos droits, et je crois que vous ne voudriez point préjudicier aux miens. — Non, » répondit le Duc.

Puis, pour l'hommage du comté de Montfort et de la seigneurie de Neauphle-le-Château, il mit le genou en terre, se reconnut homme lige, promit et jura de servir le roi contre tous ceux qui pouvaient vivre et mourir.

Le chancelier de France s'adressa ensuite au Duc : « Monsieur, et de la pairie de France, ne faites-vous pas hommage ? Non, je ne suis point délibéré de le faire à présent ; je n'en ai point parlé à mes États. C'est son fait, reprit le roi ; il sait bien ce qu'il a à faire ; on doit s'en rapporter à lui. — Je le dis pour ma décharge, continua le chancelier de France, et pour savoir comment je dois gouverner la chancellerie ; car les pairs sont ajournés par une lettre à part, et c'est vous qui les ajournez ; les autres sont ajournés par un sergent. Cette fois il n'y a eu qu'une lettre. La chose demeurera donc au même état, et je continuerai à régler la chancellerie dans la forme accoutumée. — Je l'entends ainsi. » Telle fut la réponse du roi.

L'hommage de la pairie n'était pas d'ordinaire distinct de l'hommage du fief portant pairie. Cependant Jean duc de Bourgogne avait prêté double hommage. Si le duc de Bretagne eût fait hommage lige de la pairie, il aurait donc, en quelque sorte, reconnu que son duché était lige ; si, au contraire, l'hommage était pur et simple, il s'en suivait qu'un pair du royaume ne contractait nulle obligation envers le roi.

Après ces discussions, dont le duc de Bretagne se tint pour fort offensé, il retourna dans son pays, où il mourut deux mois ensuite. Ses serviteurs avaient été grandement irrités du mauvais accueil qu'on avait fait à leur seigneur ; lui qui', au dire de beaucoup de gens, avait sauvé le royaume. C'était, disaient-ils, une preuve nouvelle de l'ingratitude du roi, et de sa faiblesse pour ceux de ses conseillers qui le gouvernaient. Leur mécontentement fut si grand, que le bruit se répandit eu Bretagne que le duc Arthus était mort empoisonné :

Quel que fût son désir d'obtenir l'office de connétable, devenu vacant par le décès du duc de Bretagne, le comte de Saint-Pol jugea à propos de se réconcilier avec le duc Philippe. Il vint à Mons se présenter à lui, en reçut un accueil favorable, eut avec lui de grands entretiens. Chacun, et le comte de Charolais surtout, se montra joyeux de cette réconciliation. Elle n'était sans doute, pour le comte de Saint-Pol, qu'un moyen de plus pour servir le roi de France ; c'était un homme sans nulle loyauté, comme la suite le fit bien voir.

Le bruit commun était en effet à ce moment, que le roi ou du moins ses conseillers tendaient de plus en plus à la destruction du duc de Bourgogne. Il en recevait de secrets avis[12]. Un jour il trouva dans son hôtel des vers où les projets menaçants du roi étaient expressément indiqués ; on y disait que la puissance de Bourgogne avait duré cent ans, mais que tout pouvait *se payer en une heure : que le roi ne craignait plus la force du duc Philippe, et que s'il plaisait à Dieu de seconder son travail, il serait enfin roi régnant, et seul roi. On répandait aussi de plus en plus que des conditions secrètes du mariage de madame Marguerite d'Anjou avec le roi d'Angleterre, avaient été le partage des états de Bourgogne, et que les Anglais devaient avoir la Hollande et la Zélande[13]. En même temps le Duc voyait le roi ou s'allier successivement avec tous ses ennemis, ou contracter amitié avec ses anciens alliés pour lui ôter leur appui ; l'empereur, la maison d'Autriche, le duc de Saxe, la plupart des électeurs, le Danemark, les Liégeois, les gens de Berne, le duc de Savoie étaient maintenant liés par des traités au roi de France. Sans cesse il y avait des négociations avec l'Angleterre ; on ne pouvait, à la vérité, rien conclure de solide avec un royaume si fort troublé et divisé ; mais toute ambassade et tout pourparler semblaient toujours cacher quelque projet ennemi de la France contre la Bourgogne, ou de la Bourgogne contre la France.

En outre le roi et ses serviteurs avaient de jour en jour changé de langage ; il n'y avait plus rien d'humble ni de craintif dans les réponses qu'on faisait aux ambassadeurs du Duc[14], et il n'était pas accoutumé à voir sa puissance ne plus inspirer aucune épouvante. Jamais ce changement n'avait mieux paru qu'au lit de justice à Vendôme ; les plaintes des envoyés de Bourgogne n'avaient pas été écoutées. Le conseil du roi avait au contraire déclaré hautement que c'était-le roi qui avait des griefs à imputer au Duc. Le procureur général avait dit au milieu du conseil, devant tous les princes, qu'il faudrait plus de quinze jours pour réciter toutes les désobéissances du duc de Bourgogne. Ce propos, qui lui avait été rapporté, l'avait fort offensé.

Le séjour du Dauphin en Flandre était un sujet de reproche toujours subsistant ; le roi attendait l'effet des exhortations que le Duc avait tant promis de faire pour ramener le prince à son devoir, et il ne voyait pas, disait-il, qu'elles eussent encore profité eu rien.

Cependant le Dauphin avait chargé les ambassadeurs de Bourgogne qui s'étaient rendus au lit de justice, de parler pour lui à son oncle le comte du Maine. Le roi l'ayant appris, fit savoir à son fils qu'il ne pouvait ajouter foi à un tel rapport, puisqu'il n'avait reçu ni lettres ni messages de lui. Le Dauphin saisit alors cette occasion de témoigner au roi son respect et sa reconnaissance. Il lui annonça en même temps, pour la seconde fois, la grossesse de sa femme : « Grâce à Dieu, disait-il, je puis vous le signifier, ainsi que je le dois, comme chose sûre, car elle a senti plusieurs fois bouger son enfant ; ce dont vous serez bien joyeux. Et qu'il vous plaise m'avoir et me tenir toujours en votre bonne grâce et me mander vos bons plaisirs pour que je les puisse accomplir. » A Genappe, 13 décembre 1458.

Eu même temps, le Duc renvoya encore une ambassade pour s'expliquer sur les reproches qui lui avaient été faits à Vendôme, et surtout sur les paroles du procureur général. Il rappelait à ce sujet tous les services qu'il avait rendus au roi et au royaume, ainsi que le peu de reconnaissance qu'on lui en avait témoigné. Tout ce que ses ambassadeurs étaient chargés de remontrer en son nom, marquait assez de fierté et d'amertume. Ils devaient déclarer formellement quel avait été, quel était, quel voulait être leur seigneur envers leur roi ; et demander que le roi déclarât et signifiât les causes de son mécontentement envers lui.

La réponse signifiée par ordre du roi, se ressentit de la puissance qu'il avait conquise sur ses ennemis du dedans ou du dehors. Il s'étonnait que le Duc se plaignît des réponses données à ses ambassadeurs pendant leur séjour à Vendôme, et pensait qu'elles étaient si bonnes et si raisonnables, que monsieur de Bourgogne en aurait dû être content.

Le discours du procureur général se rapportait aux désobéissances nombreuses et journalières qu'éprouvaient dans ses états les arrêts du Parlement ; et monsieur de Bourgogne devrait bien les faire cesser.

Le Duc avait parlé de la paix d'Arras, comme il faisait toujours, en faisant valoir, sa générosité, et répétant qu'il l'avait accordée par respect de Dieu, par affection pour la noble maison de France et par compassion du pauvre peuple. Le roi répondit qu'il n'avait pas été contraint à cette paix par la nécessité, qu'il avait su auparavant recouvrer la pins grande partie de l'île de France, de la Brie, de la Champagne et de la Picardie. Il ne disconvenait pas, au reste, du malheur d'un royaume où les sujets et les membres de la maison royale étaient divisés de leur chef ; mais c'était lui, disait-il, qui voulait bien oublier tout le passé.

Il refusait aussi aux sires de l'Isle Adam, de Ternant, de Lalaing et autres serviteurs du duc de Bourgogne, l'honneur d'avoir délivré Paris, ainsi que le prétendait le Duc ; il rappelait que le connétable et monsieur de Dunois avaient été chefs de l'entreprise, et qu'elle s'était faite avec les hommes d'armes et les finances de la France. Toutes les autres villes du royaume, à la réserve de Noyon et Soissons, avaient été conquises par les armes du roi, et non par le Duc.

Le roi ne se souvenait surtout point que le duc de Bourgogne eût envoyé aucun de ses gens à la conquête de la Normandie ; seulement le comte de Saint-Pol et d'autres parents, sujets et serviteurs du roi, étaient venus avec des chevaliers et des écuyers de Picardie ou d'autres provinces du royaume, se mettre aux gages du roi ; ils s'étaient conduits honorablement, et le roi leur en avait témoigné son contentement.

Le roi ajoutait qu'il avait bien le pouvoir de prendre alliance avec qui il voulait pour l'avantage du royaume : que les traités conclus ne portaient aucune condition au préjudice du duc de Bourgogne : que ce prince devait comme seigneur du sang royal se réjouir de voir le roi allié à des souverains puissants, comme le roi Ladislas ou le roi de Danemark : que presque toutes ces alliances étaient seulement renouvelées et avaient jadis existé.

Quant au mariage qui avait été conclu pour madame Magdeleine, il n'était pas besoin d'y chercher un motif d'inimitié ; car il était notoire que la fille du roi ne pouvait trouver, dans la chrétienté, un mariage plus grand en biens et en honneurs. D'ailleurs le duc de Bourgogne n'était pas, du moins à la connaissance du roi, l'adversaire du roi Ladislas. C'était son proche parent, et il avait offert d'aller combattre les Turcs sous son commandement. Leur différend sur le pays de Luxembourg n'était pas un motif pour se dire ennemis, surtout lorsque le roi de Bohême s'était soumis à l'arbitrage du roi, bien que le Due s'y fût refusé.

En toutes trêves faites par le roi avec les Anglais le duc de Bourgogne avait toujours été compris. Au contraire, le Duc avait fait des trêves séparées, donnant pour excuses qu'il avait voulu garantir ses pays de la guerre que venaient y faire des capitaines et gens de guerre du roi ; tandis que chacun avait vu que le roi, à qui ces désordres déplaisaient, avait bien su les faire cesser.

Pour les conditions secrètes, que le Duc prétendait qui avaient été arrêtées au mariage de madame Marguerite d'Anjou, le roi s'étonnait que monsieur de Bourgogne eût si légèrement et si longtemps persévéré à croire des choses évidemment contraires à la vérité.

Il n'était donc point véritable que le roi eût rien fait de contraire au traité d'Arras ; monsieur de Bourgogne devait, au contraire, se rappeler ce qui avait été convenu lors du mariage de monsieur de Charolais et de feu madame Catherine de France.

Monsieur de Bourgogne s'était plaint qu'on avait mainte fois, à la cour, parlé de lui et de ses gens injurieusement et avec dérision. Le roi répondait sagement qu'il en ferait punition s'il en avait connaissance, mais que communément de tees choses se disaient par des gens de petite réputation, et qu'encore qu'on eût parlé de sa propre personne plus librement et plus outrageusement, il n'y avait jamais pris garde.

Enfin, aux prières que le Duc faisait au roi de le tenir en sa bonne grâce, il répondait qu'il serait bien joyeux que monsieur de Bourgogne se gouvernât toujours envers lui tellement qu'il eût sujet de continuer à le tenir dans sa bonne grâce.

Il avait toujours été convenu que, lorsqu'il s'élèverait des difficultés sur l'exécution du traité d'Arras, le pape en ferait décider par des commissaires. Le Duc donna donc l'ordre à son chancelier d'examiner de nouveau le traité, l'acte de mariage de son fils avec madame Catherine, et de dresser, en conséquence, des instructions pondes ambassadeurs qu'il allait envoyer au concile de Mantoue, que le pape venait d'assembler.

Le pape était Æneas Sylvius Piccolomini, qui avait été secrétaire du concile de Bâle, puis de l'empereur, et avec lequel le duc de Bourgogne avait traité pendant son voyage d'Allemagne. Il venait de succéder au pape Calixte III, et avait pris le nom de Pie II. Sou premier soin avait été d'écrire à tous les princes chrétiens, et de leur demander qu'ils eussent à venir en personne, ou du moins à envoyer des ambassadeurs, pour aviser en commun aux moyens de défendre la chrétienté contre les Turcs qui faisaient toujours de nouveaux progrès, et venaient encore de conquérir la Morée et l'Achaïe. Les Grecs avaient récemment envoyé une grande ambassade au duc de Bourgogne, pour lui dire leur détresse et implorer son secours.

Le nouveau pape avait une amitié particulière pour le duc Philippe ; et ce prince, en lui confiant ses intérêts, ne les mettait point en mauvaises mains. L'ambassade qu'il lui envoya se composait de son neveu le duc de Clèves, du sire Jean de Croy, du sire de Bergobzoom, de l'évêque d'Arras, et de plusieurs autres seigneurs et conseillers, tant clercs que laïques. Elle traversa la France et la Savoie. Le seigneur François Sforza, duc de Milan, fit au duc de Clèves l'accueil le plus magnifique, tant à cause de lui qu'à cause du grand et célèbre prince qu'il représentait. La renommée du duc de Bourgogne dans la chrétienté était plus éclatante que celle d'aucun roi. Le pape Pie II lui écrivait à peu près vers le même temps[15] : « J'ai appris avec joie, par les lettres de l'empereur lui-même, qu'il est résolu, et surtout à notre considération, de vous donner l'investiture royale, et je me souviens d'avoir souvent écrit à son altesse sur ce sujet en votre faveur. Non-seulement il s'est déterminé à cela, mais il veut encore contracter alliance avec vous, en mariant son fils à la fille de votre fils, et vous créer vicaire-général de l'empire dans les pays de la Gaule, par-delà le Rhin ; ce qui certes nous est fort agréable. »

Cette grande affection du pape se manifesta par les honneurs dont il entoura le duc de Clèves. Lui seul de tous les ambassadeurs eut séance au consistoire avec les cardinaux ; et, lorsque l'évêque d'Arras à l'assemblée du concile eut excusé le duc de Bourgogne de n'être pas venu en personne, le pape répondit[16] : « Quant à la non venue de très-noble, très-puissant et mon très-cher fils le duc de Bourgogne, je sais bien que ses excuses sont véritables et raisonnables. Plût à Dieu que chaque prince de la chrétienté fit, selon sa puissance, aussi-bien son devoir que lui ! » Puis il rappela que le Duc était le principal auteur du pieux dessein d'aller combattre les Turcs : qu'il était venu en personne à Ratisbonne : qu'il avait déjà envoyé une ambassade à Francfort, et que nul ne semblait plus disposé et préparé à cette sainte entreprise.

L'offre des ambassadeurs de Bourgogne répondit aux espérances du pape[17]. Ils s'engagèrent à fournir six mille combattants à la solde et à l'entretien de leur seigneur. Toutefois ils dirent que l'entreprise ne pourrait se faire tant que la chrétienté serait en proie aux discordes et aux guerres.

Les ambassadeurs de France ne devaient pas s'attendre à être accueillis de la même sorte par le pape. Ce n'est pas que la puissance du roi n'eût aussi un bien grand renom en Italie. Gênes venait de se donner à lui ; les Florentins, peu d'années auparavant, avaient choisi pour leur capitaine Jean duc de Calabre, fils du roi René. En ce moment même la maison d'Anjou disputait avec avantage le royaume de Naples au roi d'Aragon. Mais le pape et le duc de Milan favorisaient les Aragonais ; et là, comme en tout autre lieu et en toute autre affaire, le duc de Bourgogne tenait le parti opposé à la France. Ainsi c'était lui qui était comblé de louanges et d'honneurs au concile de Mantoue. Au contraire, le roi avait pour partisans tous les ennemis du duc de Milan et de la maison d'Aragon, particulièrement les Vénitiens. Comme avant l'arrivée des ambassadeurs de France qui tardaient beaucoup, le pape semblait tout disposer pour la grande entreprise, et, de concert avec le cardinal Bessarion, Grec d'origine et réuni à l'Église romaine, promettait toujours un succès facile, alors les envoyés de Venise raillant cette présomption et cette hâte, lui dirent : : « Vous êtes né homme en pauvreté et ne savez ce qu'est une telle besogne que de vouloir faire bataille aux Turcs. Il est besoin d'attendre la délibération du grand roi. »

Enfin après deux mois arrivèrent les ambassadeurs de France ; c'étaient l'archevêque de Rouen, l'évêque de Paris, maître Thomas de Courcelles fameux docteur en théologie et Guillaume Cousinot. Leur commission était bien plus de parler pour l'affaire de Naples, et de défendre les droits du roi René, que de traiter des préparatifs de la croisade. Ils avaient aussi à défendre contre le saint Père, les libertés du clergé de France, et la pragmatique sanction contre laquelle il était vivement déclaré, après y avoir contribué de tout son pouvoir tandis qu'il était secrétaire du concile de Bâle[18].

Les ambassadeurs trouvant donc tant de mauvaise volonté de la part du pape dans les affaires qui leur importaient le plus, témoignèrent peu d'empressement pour l'entreprise qu'il voulait persuader à tous les princes de la chrétienté. Ils refusèrent la levée d'un décime sur le clergé, et dirent qu'il fallait auparavant justifier l'emploi de celui que le roi avait déjà permis de lever pour le même motif, et dont on n'avait vu aucun fruit. Lorsque le pape sembla opposer à la négligence du roi pour les intérêts de la foi catholique, le zèle et les promesses du duc de Bourgogne, les ambassadeurs répondirent que le roi ne voulait rien promettre qu'avec la loyale intention de l'acquitter, et n'avait point coutume d'avancer des paroles incertaines : que d'ailleurs la promesse du duc de Bourgogne était soumise à la volonté du roi dont le consentement était nécessaire pour lever des hommes et de l'argent dans ses provinces. Du reste le roi fit assurer le saint Père que lorsque son royaume n'aurait plus rien à craindre de ses ennemis, il s'emploierait de toute sa volonté et de ses moyens à chasser les Turcs.

L'assemblée de Mantoue ne fut donc pas plus efficace que les journées de Ratisbonne et de Francfort. Beaucoup de princes y firent des promesses magnifiques. Le pape s'y montra fort éloquent à remontrer les dangers que courait la chrétienté ; mais tout en demeura là. Il eu fut de même de la paix entre la France et l'Angleterre, qui était un autre objet de ce concile. Les différends entre le roi et le duc Philippe restèrent aussi au même point. Le juge lui était trop favorable pour que les ambassadeurs de France acceptassent sa médiation.

Pendant la durée du concile, les esprits ne faisaient que s'aigrir davantage, surtout en ce qui touchait la juridiction du Parlement. Le Duc assurait sans cesse le roi de la volonté qu'il avait de lui obéir et de lui complaire ; le roi faisait témoigner au Duc quelle était sa bienveillance et son affection ; mais aucune difficulté n'était ni résolue ni éclaircie. Il y en eut une qui finit par donner lieu aux voies de fait. Le roi, en cédant par le traité d'Arras les villes situées au-delà de la Somme, avait conservé une portion du territoire d'Amiens, et il y avait établi un officier qui conservait le titre de baillif d'Amiens. Le Duc avait souvent réclamé contre le nom pris par ce baillif. Le bruit se répandit qu'Arthur de Longueval, qui pour lors exerçait cette charge, formait quelque entreprise contre Amiens, et y avait des intelligences. Le sire d'Ailli vidame d'Amiens, c'est-à-dire lieutenant du baillif d'Amiens pour le duc de Bourgogne, avait épousé une fille bâtarde du Duc, et le comte d'Étampes avait épousé sa sœur. Comme il était prodigue et de mauvaise conduite, il avait engagé sa seigneurie de Pecquigny au comte du Maine, et l'on disait même qu'il allait la lui Vendre. On le soupçonnait aussi d'être en secret accord avec le sire de Longueval. Le Duc donna ordre au comte d'Étampes de se rendre aussitôt à Amiens avec des gens d'armes. Le sire de Longueval n'eu t que le temps de s'échapper. Le vidame fut saisi, et, malgré ses nobles alliances avec le Duc et le comte (l'Étampes, il fut conduit en prison à Rupelmonde ; d'autres se dérobèrent par la fuite aux soupçons ou au courroux du Duc.

Le 17 juillet 1459, la Dauphine accoucha d'un fils. Le Dauphin s'empressa de l'écrire au roi. « Mon très-redouté seigneur, il a plu à notre béni Créateur et à la glorieuse Vierge sa mère de délivrer aujourd'hui ma femme d'un beau fils, dont je loue mon béni Créateur, et le remercie très-humblement de ce que, par sa clémence, il lui a plu si bénignement me visiter, et nie donner connaissance des ses grâces et bontés infinies. Laquelle chose je vous signifie en toute humilité, afin de toujours vous donner de mes nouvelles et encore plus quand elles sont bonnes et joyeuses, comme raison est, et comme j'y suis tenu. »

Le Dauphin écrivit aussi à son frère le duc de Berri, à l'évêque de Paris, au Parlement, à la chambre des comptes, à la ville de Paris, pour leur annoncer cette heureuse nouvelle. Tous adressèrent au roi les lettres qu'ils reçurent, et attendirent ses volontés[19]. Il ordonna qu’on fît des prières publiques, et écrivit au Dauphin pour le féliciter.

A la cour de Bourgogne, le Duc faisait éclater une bien plus grande joie de cet événement. Il donna mille écus d'or au serviteur du Dauphin qui lui apporta la nouvelle ; il écrivit aussitôt aux bonnes villes de ses états pour qu'on chantât le Te Deum et qu'on allumât des feux de joie. Lui-même fut parrain de l'enfant avec le sire de Croy, et madame de Ravenstein fut marraine. Il fut baptisé dans l'église de Genappe, à la même paroisse où jadis l'avait été Godefroy de Bouillon. Les présents furent magnifiques ; le Duc donna à l'accouchée une vaisselle d'or et d'argent, telle, que, dans leur exil, le Dauphin et sa femme étaient loin de l'avoir. Ce fut le sire de Croy qui tint l'enfant, et le Duc le rapporta lui-même sur ses bras[20]. Après la cérémonie, le Dauphin, en remerciant le Duc, ôta tout-à-fait son chapeau. Le Duc, confus de voir le fils du roi le traiter ainsi, mit aussitôt un genou en terre, et ne voulut lias se relever que le Dauphin ne se fût couvert. « Mon très-cher oncle, lui dit le Dauphin, je vous remercie du bien et de l'honneur que vous nue faites ; je ne pourrais, je ne saurais le reconnaître, sinon qu'en retour je vous donne mon corps, le corps de ma femme et le corps de mon enfant. » Tout le monde pleurait de joie d'entendre les paroles d'affection de ces deux princes.

Tel était l'accueil que recevait le Dauphin à cette cour. Malgré le mécontentement qu'en éprouvait le roi, le Duc prenait soin de lui rendre le séjour de ses états honorable et sûr ; aussi y vivait-il doucement. A la vérité, il ne pouvait exercer sa jeunesse dans les entreprises, et cela devait sembler dur à un prince qui, comme lui, n'aimait aucunement la paix et le repos. Au lieu de commander, il lui fallait aussi, tout absolu qu'il était, plaire à ceux dont il avait besoin. Du reste il passait son temps sans faire paraître aucune tristesse ; après la chasse, il se mettait à table avec de joyeux compagnons ; là, on racontait à qui mieux mieux des histoires de galanterie. Le Dauphin aimait les bons contes, et celui qui faisait le plus lascif était le mieux venu[21]. Le comte de Charolais était aussi un convive jovial ; le bâtard de Bourgogne, les sires de Fienne, de Digoine, de Thianges, de Rothelin, de Lannoy, de Créqui, payaient ainsi leur écot en narrations plaisantes ; parfois le bon Duc lui-même s'en mêlait. On fit un recueil de leurs récits, qui se nomme les Cent Nouvelles nouvelles, et dans la suite il fut publié.

Ce fut vers ce temps-là qu'un autre ennemi du roi crut qu'il trouverait sans doute refuge auprès du duc de Bourgogne. C'était le comte d'Armagnac, petit-fils du connétable, fils de ce comte Jean IV, qui avait fait la guerre au roi, qui avait passé longtemps en prison, qui avait vu une part de ses biens confisquée, et qui était mort en 1450. Jean V son fils était marié à Jeanne de Foix, mais il devint amoureux de sa propre sœur Isabelle qui avait été promise autrefois au roi d'Angleterre, vécut dans un scandaleux commerce avec elle, et en eut même deux enfants. Il n'avait pas écouté les remontrances que le roi lui avait fait faire ; il n'avait tenu compte de l'excommunication du pape.

Cependant le comte d'Armagnac finit par promettre au roi de ne plus vivre dans un si grand péché. Mais ayant envoyé à Rome l'évêque de Lectoure, ce prélat revint avec une fausse bulle du pape, qu'avait fabriquée Jean de Cambray, référendaire à la cour de Rome. Muni de cette bulle, Jean d'Armagnac commanda à un de ses chapelains de le marier avec sa sœur. Ce prêtre montra quelques doutes sur la vérité d'une telle permission ; son maître se courrouça de ce qu'il ne croyait point à sa parole, et l'eût fait jeter dans la rivière, s'il eût résisté plus longtemps. Le scandale fut donc plus grand encore. Le roi lui envoya le comte de la Marche, son oncle, et madame d'Albret, sa tante, pour essayer de le tirer d'un tel abîme d'impudicité. Dès qu'il sut qu'ils approchaient de sa ville de Lectoure, où il vivait enfermé, il monta à cheval avec une troupe d'hommes armés, et vint au-devant d'eux. « Je sais pourquoi vous venez, dit-il, et vous pouvez vous en retourner ; malgré vous et tous ceux qui m'en parleront, il n'en sera ni plus ni moins, et sachez que je ne vous laisserai pas même entrer dans ma ville. »

Il était tard, la nuit tombait ; la ville de Lectoure était dans un pays désert et peu sûr ; il n'y avait pas, pour se loger, de maisons autour des murs. Le comte de la Marche et madame d'Albret conjurèrent leur neveu de ne pas les laisser du moins dans cet embarras et ce péril ; enfin, il consentit à ce qu'ils prissent gite, non dans le château, mais dans une maison de la ville. Le lendemain, le comte de Castres, fils du comte de la Marche, alla le voir, lui parla doucement, et réussit à lui persuader de descendre à l'hôtellerie où étaient ses parents. Il y amena même sa sœur. Comme elle semblait émue et disait qu'elle avait été contrainte, le comte d'Armagnac, furieux, tira son épée, et il fallut employer la force pour l'empêcher d'en frapper le comte de la Marche. Lorsqu'il fut remonté au château, son oncle et sa tante écrivirent, en partant, à leur nièce qu'ils la conjuraient de se dérober, dès qu'elle le pourrait, au crime où elle vivait. Cette lettre mit Jean d'Armagnac dans une telle fureur, qu'il s'arma et courut à cheval à la poursuite de ses parents ; ce fut à grand'peine qu'ils échappèrent à sa fureur.

Il ne tarda guère à offenser le roi par une rébellion ouverte ; l'archevêque d'Auch avait résigné son siège à Philippe de Lévis son neveu. Le roi et le pape avaient ratifié cette nomination ; le comte d'Armagnac se rendit à Auch avec ses gens d'armes, chassa Philippe de Lévis, assembla le chapitre, fit élire Jean de Lescun son frère bâtard, et l'installa à l'archevêché.

C'était au commencement de la seconde guerre de Guyenne ; le roi avait à chasser les Anglais, et ne put envoyer point de forces suffisantes pour soumettre le comte d'Armagnac. Il bravait les arrêts du Parlement de Toulouse jetait les sergents dans ses prisons, ne leur donnant à manger que lorsqu'ils avaient crié par trois fois : Vive Armagnac. Ainsi révolté contre le roi, il ne se rendit point à son mandement contre les Anglais, n'envoya point ses vassaux à l'armée, et souhaita hautement la victoire à lord Talbot.

Un des premiers soins du roi après la conquête de Bordeaux fut d'envoyer le comte de Dammartin et Jean Bureau contre le comte d'Armagnac ; il ne put faire aucune résistance et s'enfuit en Aragon. Le Parlement de Paris commença enfin son procès en 1457. Il fit réclamer, par procureur, le privilège d'être jugé en cour des pairs, comme descendant du sang royal, par Isabelle de Navarre sa mère, et issu du côté maternel, depuis plus de mille ans, des rois d'Espagne et des anciens ducs d'Aquitaine. Il n'était point prince de la maison royale, il ne tenait aucun fief en pairie, sa demande fut rejetée ; il allégua qu'un chevalier combattant pour le royaume &Irait avoir le bénéfice de clergé, ce qui semblait peu raisonnable. Enfin il se présenta en personne avec des lettres de sauvegarde du roi ; le Parlement les déclara subreptices et le fit mettre en prison ; toutefois on le remit en liberté pendant le cours du procès, en lui commandant de ne pas s'éloigner à plus de dix lieues de Paris et lui assignant dix mille écus d'or sur ses revenus pour son entretien. Il ne garda point son han et s'enfuit en Flandre, pensant peut-être y trouver quelqu'accueil.

Le Duc ne voulut pas même le voir ; on pensa que c'était en souvenir de son grand-père, le fameux connétable d'Armagnac, ce mortel ennemi du duc Jean. Le Dauphin s'entretint une fois à la chasse avec lui, mais-ne le reçut pas autrement. Il s'en alla dans la comté de Bourgogne, et protesta contre l'arrêt qui le bannissait et confisquait ses biens.

L'enfant qui avait causé une si grande joie dans la maison du Dauphin, vécut peu. Il mourut au mois de novembre. Le Duc lui fit célébrer un service à Bruxelles. Peu de jours après, l'évêque de Coutances arriva à la tête d'une nouvelle ambassade du roi. Il était chargé d'exhorter formellement le Dauphin à rentrer dans son devoir ; le roi avait voulu que ce fût en présence du duc de Bourgogne que cette remontrance fût faite.

L'évêque lui parla d'abord de la tendresse du roi, du désir qu'il avait de le revoir, de l'accueil doux et bienveillant qu'il lui ferait, de la joie et de l'utilité qui en résulteraient pour-le royaume. Il lui demanda ensuite quelles étaient ces grandes peurs, ces craintes, ces doutes qu'il alléguait toujours. Si on en savait le motif, le roi s'empresserait de les dissiper ; il en avait chargé ses ambassadeurs.

« Monseigneur, pensez que le roi est votre père, et que vous êtes son fils chéri. Il vous appelle ; il veut vous voir, pour recevoir de vous joie et consolation. Vous êtes d'une même nature et d'une même substance ; ainsi vous ne devez avoir qu'un cœur, qu'une âme, qu'une volonté. Quels honneurs et quelle grande joie et gloire vous viennent de lui ; et, comme dit le sage : Gloria hominis ex honore patris sui est ! Quelle monarchie ! quelle conquête ! quelle seigneurie il vous garde et vous prépare ! Car, comme dit la loi : Omnia quæ nostra sunt ex voto filii paramus. Il continua ainsi à le presser et à tenter de le persuader par de touchantes paroles et de doctes citations.

L'évêque : d'Arras répondit pour le Dauphin ; il ne montra pas moins d'éloquence, et encore plus de savoir, que l'ambassadeur de France. Il s'étendit longuement sur les louanges du roi, sur ses conquêtes plus grandes et plus glorieuses que celles de César et d'Alexandre, sur la splendeur de son royaume, sur l'antiquité de sa race qui descendait des Troyens. Il rappela un passage de saint Ambroise sur la fleur de lis, qui a la forme du ciel qui renferme des ornements couleur d'or, qui ne craint rien des injures de l'air, et dont l'odeur repousse les serpents ; il y vit fine belle figure de la France chrétienne, riche, inébranlable aux tempêtes et chassant ses ennemis.

Puis il parla de la tendresse du prince pour son père. « La rosée du ciel n'est pas si douce à la terre que l'amour paternel à monseigneur. Larmes et pleurs ne pourraient exprimer ses angoisses. Quelle joie quelle gloire ! quelle plus grande cause pour remercier Dieu peut avoir monseigneur que d'être fils d'un père à qui Dieu donne sa force et sa grâce plus qu'à nul autre prince ! Prince plein d'industrie, prudent au conseil, courageux dans la fortune, terrible dans la guerre, humain dans la victoire, sans douleur dans les plus Cruelles angoisses. Or le courroux de ce père victorieux est tombé sur son sang, sur son fils aîné. D'autant plus aigres sont les maladies qu'elles attaquent une noble complexion... Et quelle chose est plus aimable pour l'homme que la maison où il fut nourri ? Cependant, lorsqu'on y voit le feu, on part et l'on s'enfuit. C'est ainsi que monseigneur a été contraint par calomnies, inventions, rapports faits contre lui à son père, de demander à quitter l'hôtel de son père pour aller aux montagnes du Dauphiné, croyant que le temps et son absence apaiseraient les flammes allumées contre lui. Mais, comme dit l'Écriture : « Ils ne renoncèrent pas à leurs inventions, et marchèrent dans la voie très-dure qu'ils avaient accoutumée. » On a procuré à monseigneur angoisses sur angoisses, douleurs sur douleurs ; on a miné sa fortune, mais non son courage, ni son amour pour son père. »

« On a parlé de la puissance, de la justice, de la sagesse du roi ; certes il est le plus puissant prince de l'univers, et son fils le plus pauvre gentilhomme du monde. Mais le roi n'a jamais rien ôté à ses vassaux sans procès et sentences. Quel forfait a commis monseigneur ? où a-t- il été cité et condamné ? Le roi est si sage et si modéré, que jamais il n'a laissé ses serviteurs, même en sa disgrâce, sans un état convenable ; et monseigneur est, ainsi que dit le prophète, « pareil au térébinthe dont les feuilles sont tombées, et au jardin sans eau. » Il est, comme disent les tragédies, sans lieu, sans pays, sans cité, sans domicile, errant, sans un seul pied de terre. A quoi pourrais-je comparer le fils aîné, l'héritier de France réduit en un tel état ? Il s'est vu arracher de la bienveillance de son père ; ses serviteurs sont chassés du Dauphiné ; ses places sont ouvertes à ses ennemis ; son pays lui est ôté ; il est précipité du plus haut degré de dignité dans la plus profonde ruine ; et voyez cependant quel respect pour son père ! .... « L'abondance des eaux n'a pu éteindre l'amour, » comme dit Salomon.

« Vous requérez que monseigneur vienne par devers le roi, et vous demandez pourquoi il ne se rend pas à l'obéissance de son père. « Qu'il ôte sa verge de moi ; et que la terreur ne m'épouvante point, » dit Job.

« L'enfant, tandis que son père tient les verges en ses mains, tant plus on l'appelle, tant plus il craint. » L'évêque d'Arras rappela ici le conseil de Rebecca, qui exhorta Jacob à fuir chez son oncle la colère de son père. Puis il dit que le Dauphin avait trois motifs pour ne pas aller trouver le roi : la honte vertueuse, qui l'empêchait de se présenter ainsi dépouillé et dans la contenance d'un coupable, et de retourner en cet état dans des villes qu'il a conquises, dans des pays où il a gagné des batailles, dans un royaume où l'on a chanté sa gloire : la juste compassion pour ses serviteurs chassés et ruinés à cause de lui ; et là fut cité l'exemple de Marius, qui ne voulait pas rentrer à Borne sans ses amis proscrits pour sa querelle ; et, si un citoyen eut ce courage, que n'exige pas l'honneur dans le fils du roi ? Enfin, la prudence : si l'on a pu changer la douceur de la très-noble âme du roi en une grande aigreur ; si l'on a pu entamer l'amour naturel du roi pour son sang et sa chair, quand cet amour était entier, combien plus facilement pourrait-ou irriter une bienveillance encore fraîche et nouvelle ? Quoi de plus aisé, après une maladie, qu'une rechute ? Quelle chose serait plus laide et plus périlleuse pour monseigneur que de retomber une seconde fois dans la disgrâce du roi ? »

Ce n'est donc pas l'orgueil qui retient monseigneur ; comment pouvait-il mieux montrer son obéissance et son respect qu'en se laissant dépouiller successivement de toutes les administrations qu'il a eues ? Le roi lui avait d'abord donné le gouvernement du pays en deçà de la Seine, puis le lui a ôté. Il avait reçu la conduite des gens d'armes : il les a menés à la gloire du roi et avait gagné de très-hautes victoires ; on n'a plus voulu qu'il les conduisît. L'entreprise périlleuse de faire lever le siège de Dieppe lui fut commandée avec une très-petite armée, il obéit sans s'excuser. Puis monseigneur vint, vit et vainquit les Helvétiens que nous appelons Suisses, qui sont forts, vaillants, et, comme dit Jules César, si dangereux en bataille qu'ils ne font pas différence de tuer un prince ou un autre homme. Ils ont tué plusieurs princes dans leurs batailles, et même un duc d'Autriche. Il plut au roi, tant pour l'excellence et la noblesse de l'entreprise, que pour la nécessité du royaume, d'y faire aller monseigneur. Le roi lui donna des compagnies dangereuses à mettre ensemble, des Français et des Anglais ; il ne s'excusa pas davantage ; et, ce qui est la souveraine louange d'un chef d'armes, il maintint cette armée sans dissensions, fit lever le siège de Zurich et délivra la noblesse d'Allemagne de la servitude populaire des vilains ; et non-seulement la noblesse des Allemagnes, mais celle de tout le monde. Car si les Suisses n'eussent pas été refrénés, comme le feu va d'une maison à l'autre, tout le populaire se fût tourné contre la noblesse. »

Après avoir rapporté tous les exemples d'obéissance donnés par le Dauphin, l'évêque d'Arras revenait aux motifs de crainte qui pouvaient le retenir ; il alléguait maintes histoires saintes et profanes, de pères, qui, sur de faux rapports, avaient poursuivi leurs enfants avec une haine d'autant plus âpre, qu'elle avait pris la place de la tendresse naturelle. « Le roi ne pouvait imaginer que les ennemis de monseigneur mentaient à leur maitre et calomniaient son fils ; nécessité a été pour lui de les écouter. Ce n'est pas merveille si monseigneur craint ceux qui, à l'insu du roi, comme il l'a déclaré, ont osé le faire poursuivre et ont envoyé des gens d'armes côtoyer la Bourgogne pour le saisir à son passage du côté de Langres. Ce qui prouve encore que tant de duretés ne viennent pas tant de l'âme du roi que de certaines instigations particulières, c'est que le roi, dans sa noble bonté, avait ordonné un état honorable pour madame la Dauphine ; cependant elle était dans un si misérable dénuement, que lorsqu'elle partit pour venir vers monseigneur, elle ne put se procurer un écu, un denier vaillant qui lui appartînt, et qu'elle n'avait qu'une seule robe toute déchirée. Quelle angoisse pour monseigneur de la voir dans une telle fortune ! nulle dame ne devait espérer un sort si heureux et si tranquille, et elle ne trouve que larmes, gémisse-mens, et une pauvreté si grande qu'elle et monseigneur ne possèdent rien que leur corps. »

« Et que n'oseraient point ceux qui, sans commandement, ont osé faire ceci ? Il n'est pas besoin de déclarer les personnes desquelles monseigneur a crainte. Ceux qui sont là-bas peuvent les connaître mieux que lui qui est depuis si longtemps absent ; mais, si le roi veut le savoir autrement, monseigneur espère, quelque jour, les lui déclarer en présence de tous les princes de son sang. »

Enfin l'évêque finissait par prier Dieu que le roi eût compassion de son fils qui avait eu de si grandes et si longues fluctuations, et voulut bien le laisser en repos dans l'honorable réception où il se trouvait, en l'hôtel de son oncle, le premier pair des ducs séculiers et comtes de France. Que le roi, ce père renommé par sa bonté dans tout le monde, consente, dit l'évêque, à ne pas le presser davantage, et à le laisser respirer en sûreté.

Les ambassadeurs du roi n'étaient pas chargés seulement d'engager le Dauphin à revenir près de son père ; ils avaient aussi à répéter au DUC toutes les plaintes dont les motifs ne cessaient point depuis plusieurs années : les trêves avec les Anglais ; le passage accordé aux compagnies anglaises de Calais, qui, traversant l'Artois, venaient courir sur les terres de France ; le séjour du Dauphin en Flandre ; les désobéissances au Parlement de Paris, et la conquête du pays de Luxembourg.

Le Duc répondit lui-même à l'évêque : « Il semble, de la façon dont on parle, que j'aurais séduit et attiré monsieur le Dauphin dans mes états ; mais il est notoire que la chose n'est pas ainsi. Monsieur Louis est venu chercher ici sa sûreté, à cause de la crainte qu'il a du roi son père. C'est pour l'honneur du roi que je l'ai reçu et soutenu de mes biens autant que j'ai pu, et pas si bien que je l'aurais voulu, ni comme il conviendrait pour un prince tel que lui. Je veux bien qu'on sache que, tant qu'il plaira à monsieur Louis de se tenir dans mes pays, je ne lui manquerai pas, et tant qu'il nie restera un denier, il en aura la moitié. Mais je ne lui défends nullement de retourner vers le roi ; au contraire, je suis tout prêt, lorsqu'il lui plaira, de l'y faire conduire par mon fils, ou, s'il était besoin, j'irais moi-même, et tellement accompagné, qu'il arriverait en sûreté jusqu'au roi. Ainsi, je ne l'empêcherai point de partir, et je ne le contraindrai pas non plus de s'en aller. »

Il répondit aussi lui-même au reproche de livrer passage aux Anglais de Calais ; ses états n'avaient pas moins à souffrir de leurs courses que les pays de France. Il avait renforcé ses garnisons, et s'employait de son mieux à prévenir et punir ces désordres. Autant d'Anglais il faisait saisir, autant il en faisait pendre. On n'avait donc rien à lui imputer à ce sujet. Il s'en remit à son conseil de débattre les autres griefs, et, peu de jours après, il écrivit au roi, comme à la coutume, avec le langage le plus respectueux, en l'assurant que, s'il n'était point satisfait des explications données à ses ambassadeurs, il en recevrait d'autres encore par ceux que lui-même allait envoyer.

De toutes les difficultés, celle peut-être que le conseil de France avait le plus à cœur c'était la juridiction du Parlement. Le Duc ne refusait rias absolument de soumettre les jugements de ses officiers à l'appel par-devant le Parlement. Toutefois il représentait que les rois de France, eu réunissant à la couronne de grands duchés, comme l'Aquitaine, la Normandie, la Bourgogne, n'auraient pas dû s'arroger l'administration de la justice : que, selon les anciennes lois, un pair dont le jugement était attaqué n'en devait compte qu'au roi assisté des autres pairs : que plusieurs fois il avait été promis aux États généraux du royaume qu'un tribunal de douze personnes serait établi pour juger les appels contre les pairs : que maintenant leur autorité se trouvait comme abolie et confondue parmi les juges du Parlement de Paris : et que nul dans cette cour ne pouvait, ni n'osait défendre les privilèges et coutumes de la Flandre et de la Bourgogne[22].

Dans cette idée, le Duc cherchait tous les moyens de diminuer la juridiction du Parlement. Il avait, en 1455, institué un conseil privé, où ses sujets avaient la faculté de se pouvoir en appel contre les jugements de ses officiers, et qui prononçait souverainement, lorsque les parties s'adressaient à lui de plein gré ; néanmoins la juridiction du Parlement avait été réservée, ainsi que les traités et les titres de ses seigneurs l'y obligeaient. Cette réserve semblait insuffisante aux gens du Parlement ; ils maintenaient que le Duc n'avait pas le droit d'instituer ce conseil. Jamais il ne céda aux remontrances qui lui furent faites sur ce point[23].

C'était donc la source de plaintes continuelles. Il y eut surtout plusieurs arrêts rendus par le Parlement contre les jugements du baillif de Cassel, qui demeurèrent sans exécution. Guillaume Bouchet, conseiller au Parlement de Paris, fut envoyé auprès du Duc, pour traiter cette affaire ; il trouva peu de satisfaction auprès de son conseil. On lui dit d'abord que la seigneurie de Cassel était domaine direct de la Duchesse, et tout ce qu'il put obtenir fut que ce baillif ne résiderait plus sur la portion de cette seigneurie qui relevait de la France. Durant ce débat, comme il lui fut dit que le Duc n'avait pas sujet d'être content du Parlement qui voulait retenir toutes les causes de Flandre, maître Bouchet repartit que ce qui pouvait arriver de plus heureux aux sujets du Duc, c'était d'être jugés au Parlement, qu'ils y trouveraient justice, tandis qu'en Flandre tout se jugeait par caprice ou par violence.

Il ne disait que trop vrai, et il se passait, depuis un an, à Arras, les plus horribles iniquités[24]. Bientôt la voix publique en murmura hautement, non pas seulement en Artois et en Flandre, mais presque dans tout le royaume. Il y avait à Arras, comme dans tous les diocèses de France, un inquisiteur de la foi, nommé Pierre le Bressant, de l'ordre des jacobins ; il était allé au chapitre général de son ordre qui se tenait à Langres. Pendant son séjour 'en cette ville, où y avait brûlé un nommé Robert de Vaux, qui vivait en hermite, et qu'on avait reconnu pour Vaudois. Depuis quelque temps c'était le nom qu'on donnait aux hérétiques, comme on avait fait autrefois, trois cents ans auparavant, pendant les croisades contre les Albigeois ; de même aussi on leur imputait mille abominations. Ce Robert de Vaux était natif d'Artois. L'inquisiteur à son retour de Langres, répandit qu'en mourant il avait confessé qu'il y avait beaucoup de Vaudois à Arras et dans le pays. L'évêque était absent, et son diocèse était alors gouverné par frère Jean, évêque de Baruth in partibus. Par son autorité et celle du chapitre, on fit saisir d'abord une femme d'assez mauvaise vie, nommée Deniselle, et un vieux peintre nommé maître Jean Labitte. Il avait été dans son temps joyeux compagnon, rhétoricien, faiseur de chansons et de ballades, qu'il disait devant les gens de même qu'un jongleur ; il avait fait aussi beaucoup de beaux cantiques qu'on chantait par la ville ; du reste, grand diseur de bons mots, que chacun aimait et traitait comme une sorte de fol, dont les paroles amusaient sans tirer à conséquence ; aussi n'était-il connu que sous le nom de l'abbé de peu de sens. Il fut, ainsi que cette femme, mis dans la prison de l'évêque, du consentement des échevins. D'abord il voulut se couper la langue avec un canif ; mais bien qu'il ne pût parler, on le mit à la torture, en lui faisant écrire sa confession. Il avoua, dit-on, de même que Deniselle qui fut aussi mise à la torture, qu'ils étaient allés aux assemblées de Vaudois, et qu'ils y avaient vu beaucoup de personnes de la ville.

Les vicaires de l'évêque et quelques chanoines, voyant où la chose allait monter, furent d'avis de n'en plus parler et de mettre en liberté les prisonniers ; mais l'évêque de Baruth et Jacques Dubois doyen du chapitre, s'y opposèrent fortement, et allèrent trouver le comte d'Étampes qui se tenait à Péronne. Ce prince étant venu à Arras, ordonna aux chanoines du chapitre de faire leur devoir, qu'autrement il s'en prendrait à eux. Le procès continua, et l'on arrêta encore un barbier, un sergent de la ville, une bourgeoise et trois filles de joie. Ces nouveaux accusés furent de même torturés ; puis leurs aveux envoyés en consultation à de savants docteurs en théologie de l'évêché de Cambrai. Ils furent d'avis que puisqu'on n'imputait aux prisonniers ni meurtres, ni profanation de l'hostie, il suffirait de les admonester et de les faire renoncer à leur péché.

Mais telle n'était pas la volonté de l'évêque de Baruth et de maître Dubois. Ils étaient d'opinion que tous ces Vaudois devaient être mis à mort, ainsi que ceux qui pourraient être accusés de vauderie par deux ou trois témoins. Toutes leurs peines tendaient à faire brûler ces pauvres gens, et ils s'y employaient diligemment. Le zèle du doyen était si grand, qu'il ne se pouvait concevoir ; il disait non-seulement que les accusés étaient Vaudois, mais que ceux qu'ils dénonçaient ou dénonceraient l'étaient aussi : que d'ailleurs on ne pouvait guères se tromper en condamnant, tant le nombre des Vaudois était grand. A l'entendre il y avait peut-être le tiers des chrétiens coupables de vauderie, et ceux qui le contredisaient en étaient, suivant lui, grandement suspects. Il disait aussi qu'il ne faudrait pas s'étonner, si, à la mort, les accusés rétractaient leurs confessions, parce que le diable les y contraindrait pour les avoir en enfer. L'évêque de Baruth soutenait le doyen et n'en disait pas moins que lui ; comme il avait été pénitencier à Rome, l'année du grand jubilé, où tant de gens y étaient venus chercher des pardons, on croyait qu'il pouvait savoir beaucoup de choses. Il assurait qu'il y avait des évêques, voire même des cardinaux qui étaient vaudois : qu'ils étaient secrètement répandus partout : que s'ils pouvaient mettre en leur compagnie quelque prince ou quelque roi, c'en était fait de la chrétienté. Il voyait des Vaudois partout, et avait une telle imagination, qu'il la première vue il jugeait si un homme était de la vauderie. Aussi avait-on grande crainte de lui. Il ajoutait qu'un Vaudois ne devait être secouru d'aucun père, mère, frère, parent et ami, et qu'il fallait les tous brûler, nobles ou bourgeois, riches ou pauvres.

Le comte d'Étampes semblait avoir non moins de zèle. Il pressait sans cesse le jugement des prisonniers. On institua pour prononcer sur leur accusation un certain nombre de commissaires qui procédèrent sous l'autorité du duc de Bourgogne. Tous les chanoines du chapitre, l'abbé de Saint-Waast, des religieux jacobins ou des autres ordres, quelques avocats et docteurs en droit, entr'autres maître Gilles Flamand, furent choisis, au gré de l'évêque de Baruth et du doyen.

Enfin, le 9 de niai tous les prisonniers furent amenés sur un grand échafaud dans la cour de l'évêché, et revêtus de mitres où l'on avait peint des hommes faisant hommage au diable. Tout le peuple de la ville et les habitants de dix lieues à la ronde s'étaient assemblés ; la foule était immense.

L'inquisiteur commença par faire un long discours, pour expliquer ce qu'était la vauderie. Lorsqu'on voulait s'y rendre, disait-il, on frottait un bâton avec un onguent composé avec les cendres d'un crapaud à qui l'on avait fait manger une hostie consacrée, et avec de la poussière d'os humains détrempée dans le sang d'un petit enfant. Puis l'on montait à califourchon sur ce bâton, et l'on était aussitôt transporté par les airs au lieu où s'assemblaient les Vaudois. Là, se trouvait le diable, sous la forme d'un singe, d'un bouc, ou d'un chien, quelquefois même d'un homme. Les Vaudois lui faisaient hommage et l'adoraient avec les cérémonies les plus vilaines et les plus sales qu'on pût imaginer ; à son commandement, ils foulaient aux pieds le crucifix et crachaient dessus. Ils bravaient aussi le ciel en faisant des postures impudentes et déhontées. C'était, racontait l'inquisiteur, l'abbé de peu de sens qui était maitre des cérémonies dans cette assemblée, et enseignait les nouveaux venus. Des tables étaient servies ; les Vaudois buvaient et mangeaient. Enfin, ils éteignaient les chandelles et se livraient à mille abominations entre eux, et avec le diable, qui se faisait tantôt homme, tantôt femme. Tout cela était si horrible, que l'inquisiteur assurait même qu'il ne pouvait pas le publier en entier.

En outre, le diable défendait aux Vaudois d'aller à l'église, de prendre de l'eau bénite, de se confesser et de faire aucun signe de religion. Si pourtant ils y étaient contraints, il leur fallait ajouter : « N'en déplaise à notre maître. » Le diable leur disait aussi qu'il n'y avait point d'autre vie : que tout était fini à la mort, et que l'homme n'a point d'âme. On racontait de plus que ceux qui avaient eu quelque repentir et avaient voulu revenir an giron de l'Église, avaient été rudement battus à coups de nerf de bœuf.

Quand l'inquisiteur eut fini, il demanda aux accusés si tout cela n'était pas vrai ; ils répondirent que oui. Alors leur sentence fut prononcée. Ils étaient retranchés de l'Église comme membres pourris, et livrés à la justice séculière. Leurs héritages étaient confisqués au profit du seigneur, et leurs biens-meubles au profit de l'évêque. La justice séculière s'empara aussitôt des condamnés, et rendit la sentence d'exécution. Lorsque ces malheureuses femmes entendirent qu'elles allaient être brûlées, elles commencèrent à pousser des cris ; s'adressant à maître Flamand, l'un des commissaires, elles disaient : « Ah faux traître, tu nous as déçues ; tu nous disais d'avouer ce qu'on nous demandait, et que nous n'aurions d'autre pénitence que d'aller en pèlerinage à cinq ou six lieues. Tu le sais bien, méchant, que tu nous as trahies. » Puis elles racontèrent que c'était à force de tortures et de promesses qu'on leur avait fait confesser toute cette vauderie, mais qu'il n'en était rien. L'abbé de peu de sens eu disait autant, et même avec plus de circonstances. Cela ne servit en rien à ces malheureux ; ils furent brûlés. Jusqu'à la fin ils se montrèrent bous chrétiens, se recommandant aux prières des fidèles, et protestant de leur innocence.

Ce qu'ils avaient dit devant tout le peuple commença de donner à penser à beaucoup de gens et à exciter quelques murmures. Cependant il y avait tant d'aventures, d'hérésies et de sorcelleries ; on voyait si souvent des gens reconnus coupables de ces sortes de crimes, que cela jetait dans de grands doutes. C'était pour sortilèges qu'Othon Castellan, argentier du roi de France, le successeur de Jacques Cœur, et Guillaume de Gouffier son chambellan, avaient été condamnés. Il en avait été question dans le procès du duc d'Alençon. L'année d'auparavant, un hermite, natif de Portugal, avait été brûlé à Lille, pour avoir prêché, dit-on, que, depuis saint Grégoire, aucune élection de pape n'avait été valable, et que par suite toute institution d'évêque, toute ordination de prêtres, toute administration de sacrements étaient de nulle valeur. On lui reprochait aussi diverses erreurs dans la foi ; c'était cependant un homme de vie sainte et austère. Il avait annoncé que le feu s'éteindrait plutôt que de le consumer ; mais il n'en fut rien. Peu après, il y avait eu un religieux carme brûlé, dans Arras même, aussi pour hérésie. Précisément alors il y avait au diocèse du Mans une jeune fille possédée du démon, qui tenait les plus merveilleux propos[25]. Nul exorcisme ne pouvait la délivrer. Elle parlait de ses souffrances et du malheur d'être en proie an démon, d'une façon à toucher et à édifier tout le monde. L'évêque la fit venir. Après l'avoir interrogée et examinée, après l'avoir entendue en confession, il demeura aussi surpris que les autres. Comme on parlait beaucoup de cette fille dans tout le royaume, la reine en écrivit à l'évêque, qui était son aumônier. Il répondit une longue lettre, où il racontait les merveilles dont il avait été témoin, les combats de cette fille et du démon, et comment lorsqu'elle disait : « Je veux aller en paradis, » le démon répondait en dedans d'elle-même : « Non, en enfer. » Enfin, il pensait que les gens qui voulaient s'amender et corriger leurs péchés, pourraient grandement profiter avec elle. Sur ce rapport, le conseil du roi la fit venir. Mieux examinée et interrogée, elle confessa ses mensonges qui lui avaient été suggérés par un jeune clerc avec lequel elle vivait. Elle fut condamnée à être sept ans enfermée dans un cachot, au pain de douleur et à l'eau d'angoisses. Pour désabuser le peuple, elle fut exposée et prêchée publiquement à Tours, au Mans et à Laval.

Il venait de se passer aussi, près de Soissons, une aventure qui se rapprochait un peu de celle des Vaudois. Un curé avait eu querelle et procès, pour la dîme, avec un fermier de l'ordre de Malte ; il lui en voulait beau-cou' p. Une vieille femme, qui gagnait sa vie à filer, eut une dispute avec la fermière pour le paiement de quelques livres de fil. Comme un jour le curé et elle se confiaient mutuellement leur mauvaise volonté envers le fermier, elle lui proposa de se venger et de faire tout ce qu'elle dirait. Alors elle alla chercher un crapaud ; le curé baptisa cette bête, et lui donna même le nom de Jean, puis ils lui firent manger une hostie ; elle le brûla, et, mêlant la cendre avec d'autres poisons, elle en composa un sortilège, en disant de certaines paroles. Le sortilège fut ensuite remis à la jeune fille de la sorcière, qui l'alla jeter furtivement sous la table du fermier. Trois jours après, cet homme, sa femme et son fils moururent de maladie. Cette mort subite donna des soupçons ; on saisit la vieille femme ; elle fut mise à la torture, et, ce fut, dit-on, par son aveu qu'on apprit la cause et les circonstances de la mort du fermier. Elle fut brûlée ; tout le pays demeura bien persuadé que c'était bien justement, et que les choses s'étaient passées comme le racontaient les juges. Le curé fut aussi poursuivi en justice ecclésiastique ; mais il en appela au Parlement, et ne fut point trouvé coupable ; ce qui parut un grand scandale au gens du Soissonnais. Ils pensèrent que c'était pure faveur, parce que ce curé était riche et de famille riche.

Il y avait donc fort à parler, pour et contre, dans l'affaire des Vaudois d'Arras. Chacun en raisonnait. Quelques gens se souvenaient d'avoir vu l'abbé de peu de sens ôter son chapeau après avoir chanté ses ballades en l'honneur de Notre-Dame, et dire : « N'en déplaise à mon maître. » Cela se rapportait bien à ce qu'avait raconté l'inquisiteur.

Cependant les poursuites continuaient contre de nouveaux accusés ; ce n'étaient plus des gens de petit état et des filles de joie, mais de riches bourgeois, des échevins. Enfin, on prit un chevalier nommé Payen le Beaufort, une des anciennes bannières de l'Artois, homme respectable, âgé de soixante et douze ans, qui avait une famille nombreuse et, puissante. Il fut prévenu qu'on l'accuserait de vauderie, et ne voulut jamais s'enfuir, tant il trouvait la chose déraisonnable. Lorsqu'il fut arrêté, il demanda à parler au comte d'Etampes, qui refusa absolument de le voir. En même temps, les exécutions continuaient ; mais toujours ceux qu'on menait au bûcher criaient qu'on les avait trompés, et qu'on avait obtenu leurs aveux par force et par artifice. Quelques-uns, qui n'avaient jamais varié dans leur confession, étaient seulement condamnés â la prison. Tout cela commentait à faire grand bruit dans la ville ; les échevins ne voulaient plus prononcer l'arrêt de la justice séculière ; les exécutions ne s'en taisaient pas moins. Bientôt Antoine Saquépée, un des plus riches bourgeois d'Arras, et Jean Josset, aubergiste de l'hôtel de la Clef, tous deux échevins de la ville, furent emprisonnés comme vaudois. Guillaume Lefèvre, échevin aussi, et Martin Corneille, receveur des aides, se sauvèrent à Paris.

Pour juger des accusés plus considérables, il fallut d'autres commissaires. L'évêque de Baruth et le doyen conduisaient toujours l'affaire ; Gilles Flamand était aussi avec eux ; mais le sire de Crèvecœur baillif d'Amiens, le sire Baudoin de Noyelles gouverneur de Péronne, Philippe de Saveuse qui était le plus zélé de tous à faire brûler les Vaudois, un religieux jacobin confesseur du duc de Bourgogne, maître Jean Forme secrétaire du comte d'Étampes, furent institués nouveaux commissaires. Chaque jour on saisissait encore des bourgeois.

Tout le monde tremblait dans la ville ; il n'y avait personne si notable, sujet si loyal, chrétien si fidèle, qui ne courût risque d'être poursuivi comme Vaudois ; et, d'autre part, si l'on se fût absenté, tout le menu peuple eût crié qu'on se reconnaissait coupable. Les commissaires, voyant la grande crainte qu'ils avaient jetée partout, et sachant les murmures, firent publier que nul n'avait rien à redouter, que bonne justice serait faite, et qu'ils n'avaient condamné personne que sur sept ou huit témoignages ; ce qui était faux.

Le bruit de ce qui se passait à Arras se répandait dans tout le royaume ; chacun se demandait si ce qu'on disait pouvait bien être véritable. Le commun peuple était fort porté à le croire, et le scandale de la vauderie d'Arras était si grand, que, dans beaucoup de villes, on ne voulait plus loger les marchands Artésiens, ni faire négoce avec eux. Les gens doctes et sages ne pensaient pas ainsi, et se doutaient qu'il y avait là-dessous quelque iniquité. On voulut commencer des poursuites contre les Vaudois aux diocèses de Tournay et d'Amiens. Les évêques déclarèrent qu'autant on en saisirait, autant ils en feraient mettre en liberté. Peu à peu chacun commentait à penser ainsi ; à Arras, l'on n'osait point se dire ce qu'on en croyait.

Les commissaires n'allaient pas moins en avant, et rien ne semblait les arrêter. Enfin le fils de Guillaume Lefèvre, un des échevins qui s'étaient enfuis à Paris, vint avec, un notaire signifier son appel au Parlement, et tout aussitôt monta à cheval pour ne pas tomber sous la main des commissaires, Ils firent courir après lui ; on le rejoignit ; il fut mis en prison ainsi que quatre bourgeois qui avaient eu connaissance de son intention ; pour être relâché, il lui fallut renoncer à son appel.

Cependant le sire de Beaufort et les autres prisonniers savaient un peu mieux se défendre que les pauvres gens qu'on avait brûlés. Ils requirent la présence de l'inquisiteur du diocèse de Tournay, et, de plusieurs autres ecclésiastiques respectables des pays voisins ; la plupart refusèrent de venir, tant on redoutait de se mêler d'une affaire où l'on voyait tant de passion. Mais l'inquisiteur de Tournay s'y rendit. Ce qu'il dit, et le refus des autres ecclésiastiques commença à donner du souci à quelques-uns des commissaires. Les vicaires de l'évêque, l'inquisiteur d'Arras, Gilles Flamand, et d'autres s'en allèrent à Bruxelles pour rendre compte au Duc de toute l'affaire des Vaudois.

Il désirait de grand cœur son tenir la foi chrétienne et maintenir son autorité ; mais ce qu'on disait de tous côtés l'inquiétait. Il lui avait été rapporté qu'en France et surtout à Paris, on disait que le duc de Bourgogne faisait brûler à Arras des gens riches et nobles pour avoir leurs biens ; cela le troublait beaucoup. Il fit venir les plus habiles docteurs de l'université de Louvain ; le procès du sire de Beaufort et de tous les autres leur fut montré. Ils surent que plusieurs accusés n'avaient rien confessé, à quelques tortures qu'on les eût soumis. Il y eut grande diversité d'opinions parmi ces docteurs ; les uns soutenaient que tout était illusion, les autres que lorsqu'un homme s'est donné au diable, Dieu permet que le diable exerce sur lui toute sa puissance. Le Duc encore incertain envoya à Arras, pour voir et interroger les prisonniers, Toison-d'Or en qui il avait une parfaite confiance. Depuis son arrivée on les traita plus doucement, et ou ne fit plus saisir personne. Leur procès terminé fut envoyé au Duc pour qu'il le fit encore examiner.

Lorsque la procédure eut été renvoyée à Arras, le jugement fut prononcé à quatre prisonniers, en public et sur un grand échafaud. L'inquisiteur leur imputa exactement les mêmes choses qu'aux premiers. Le sire de Beaufort avoua tout et demanda miséricorde ; il en fut de même de l'échevin Jean Taquet ; mais Pierre Carrieux se mit à dire que tout cela était faux et qu'on ne l'en avait fait convenir que par la torture ; on eut grand’peine à le faire taire.

Le quatrième était un nommé Huguet surnommé Patenostre ; il avait été mis quinze fois à la torture ; on avait fait venir le bourreau, on lui avait bandé les yeux, on lui avait mis la tête sur le billot ; rien n'avait pu le forcer à se reconnaître pour Vaudois. Alors on lui avait imputé à crime de s'être une fois échappé de prison.

Le sire de Beaufort, et Taquet furent condamnés à recevoir des coups de verges de la main de l'inquisiteur, à tenir sept ans prison et à payer de fortes sommes à tous les couveras de la ville. Patenostre fut condamné à vingt ans de cachot ; Carrieux fut brûlé, et ses biens confisqués. D'après les privilèges d'Arras la confiscation aurait dû être pour la ville ; les officiers du Duc s'en emparèrent.

Ce furent les dernières condamnations ; la clameur publique était devenue si forte dans l'Artois et les pays voisins, que le Duc s'aperçut enfin qu'il fallait faire cesser tout-à-fait cette iniquité. D'ailleurs, parmi les fugitifs, les uns s'étaient pourvus au Parlement, et il allait prendre connaissance de l'affaire. D'autres avaient porté leurs plaintes jusqu'au pape, qui leur avait donné des juges moins suspects. L'évêque d'Arras, qui se trouvait pour lors en ambassade à Rome, écrivait lui-Même qu'il fallait procéder d'autre sorte. L'évêque de Baruth, le doyen, le sire de Saveuse, et presque tous les commissaires, se retirèrent. L'inquisiteur et les vicaires de l'évêque se hâtèrent de mettre successivement en liberté tous les prisonniers qui n'avaient pas encore été jugés, sans leur imposer d'autre pénitence que quelques pèlerinages voisins.

Mais la plupart de ces malheureux avaient été cruellement torturés ; mais la mort des premiers paraissait maintenant dans toute son injustice et sa cruauté ; mais les biens restaient confisqués, les amendes n'étaient pas restituées ; le sire de Beaufort et quelques autres étaient encore en prison. Le peuple mieux informé murmurait hautement ; il courait des ballades où il était parlé de l'évêque de Baruth, du doyen et des autres commissaires, comme ils le méritaient. Le fils du sire de Beaufort avait porté son recours au Parlement, qu'on regardait comme la source de toute justice. Cette cour envoya un huissier, accompagné de trente hommes armés ; il tira, par autorité et par force, le sire de Beaufort de sa prison, pour le conduire à la Conciergerie à Paris. Les vicaires de l'évêque furent cités en personne.

Ils comparurent au Parlement. La cause du sire de Beaufort fut plaidée par maître Jean de Popincourt, qui révéla pleinement les fausses promesses et les tortures dont on avait usé pour obtenir les aveux des accusés et leurs témoignages contre ceux qu'on voulait poursuivre. Il dit comment le sire de Saveuse avait sauté de joie, lorsqu'on eut, à force de souffrances, tiré de quelques filles publiques des faits à la charge du sire de Beaufort : comment il avait aussitôt envoyé un des commissaires au Duc, pour lui faire part qu'il y avait moyen d'accuser ce chevalier et d'autres hommes riches dont on pourrait tirer de l'argent[26] : comment le doyen d'Arras s'était jeté aux pieds du vieux sire de Beaufort, le conjurant de s'avouer coupable, de ne point perdre sa famille, de ne pas se laisser mettre à la torture, lui promettant qu'il ne subirait aucune condamnation : comment il lui avait dit de ne pas se soucier de déposer le contraire de la vérité, parce qu'il l'en absoudrait : comment, outre les amendes portées au jugement, il lui avait fallu payer quatre mille francs pour le Duc, deux mille au comte d'Étampes, mille au baillif d'Amiens, deux cents au lieutenant.

Le pourvoi de maître Taquet et de tous les autres condamnés, l'appel interjeté par les parents des malheureux condamnés, les enquêtes faites à Arras par l'inquisiteur du diocèse de Paris, ne dévoilèrent pas de moindres cruautés exercées pour se procurer de l'argent, ou pour contenter des vengeances. On avait brûlé les pieds de ceux qu'on avait torturés ; on avait versé du vinaigre et de l'huile bouillante sur leurs plaies ; on leur avait serré la tête ou les membres avec des cordes à nœuds ; on avait traîné les femmes par les cheveux ; on les avait foulées aux pieds ; enfin rien de si horrible n'avait jamais été raconté. Ceux qui avaient été condamnés à la prison ne tardèrent pas à être mis en liberté par l'autorité du Parlement.

Mais l'affaire n'en resta pas là ; les commissaires avaient été pris à partie, et les condamnés ou leurs parents demandaient des réparations et des dommages à ceux qui les avaient jugés contre les lois et la justice. Ce procès fut long ; il dura plus de trente années. Ce fut seulement après ce long terme que justice complète fut rendue. En 1491, le Parlement prononça un arrêt, qui condamnait le duc de Bourgogne, le sire de Saveuse, l'évêque de Baruth, le doyen et les autres commissaires, à restituer tout ce qui avait été confisqué ou exigé des accusés, leur imposait des amendes en réparation. Tous les détails de l'arrêt rappelaient cette cruelle procédure.

Le duc de Bourgogne était mort depuis vingt—cinq ans, et sa race était éteinte. Le doyen d'Arras, poursuivi par la voix du peuple, avait perdu la raison, et n'avait pas seulement survécu une année à ceux qu'il avait fait périr. Le comte d'Étampes et ses serviteurs, qu'on chargeait plus que tous du crime de cette affaire, ne vivaient plus ; juges, bourreaux et condamnés n'étaient plus de ce monde. Ceux des habitants d'Arras qui conservaient un souvenir présent de tant d'iniquités, étaient déjà vieux. Mais le procès des Vaudois avait longtemps continué à faire l'entretien de toute la ville. Jean Angenost, conseiller et commissaire du Parlement, se transporta à Arras. Il se fit montrer la place où les Vaudois avaient été brûlés, et sur laquelle l'arrêt du Parlement portait qu'une grande croix de pierre serait élevée en expiation, et aux frais des anciens juges. Un échafaud y fut dressé ; tout le peuple fut convoqué par trois fois à venir entendre la lecture de l'arrêt du Parlement, et le sermon d'un docteur de l'Université de Paris, qui devait justifier la mémoire des pauvres condamnés. Les habitants s'y rendirent en foule, bannières déployées ; on écouta avec grande joie et curiosité cette tardive justice : « Instruisez-vous, vous qui jugez la terre. » Tel fut le texte du sermon. Après cette cérémonie, des réjouissances publiques furent célébrées ; les échevins avaient promis une fleur de lis en argent à l'auteur de la meilleure folie moralisée, comme on appelait alors les comédies qui avaient une moralité ; et une paire d'oisons devait être le second prix. Il y avait aussi une tasse d'argent promise à celui qui ferait la meilleure folie pure, c'est-à-dire une comédie où l'on ne cherchait qu'à rire et se divertir. Le second prix pour celle-là n'était rien de plus qu'une paire de chapons.

Ces divertissements furent exécutés à la satisfaction générale. Le motif de la fête augmentait l'allégresse du peuple ; car la mort des Vaudois avait jadis rempli la ville de tristesse et de crainte, et depuis ou en parlait toujours comme d'une grande calamité que Dieu avait permise pour affliger la noble cité d'Arras.

Pendant les premières et iniques procédures intentées aux Vaudois, la discorde continuait à régner, de plus en plus, entre le roi et le Duc. Le conseil de France était résolu à la guerre, et proposa au roi d'employer enfin les voies de fait et la puissance des armes à remettre monsieur de Bourgogne dans l'obéissance[27]. Le comte du Maine, qui avait présidé ce conseil, le comte de la Marche, le maréchal de Loheac, le comte de Dammartin, qui y avaient assisté, rappelèrent au roi comment ses ordonnances et les arrêts de son Parlement n'avaient aucun cours et n'étaient pas admis dans les pays de la domination du Duc. En lui représentant que le serment prêté à son sacre l'engageait à garder et défendre les prérogatives de la couronne, ils insistèrent aussi sur les trêves séparées, négociées avec les Anglais contre la teneur du traité d'Arras ; ils conclurent qu'il était urgent de bien munir la Guyenne pour être sans inquiétude de ce côté, d'aviser quelles compagnies d'ordonnance on manderait, de bien apprêter l'artillerie ; enfin de préparer tout pour faire la guerre à monsieur de Bourgogne ; ce qui, selon leur opinion, était le seul moyen d'éviter une guerre générale.

Le roi ne précipita rien ; néanmoins il ne se méfiait pas moins que ses conseillers des projets du duc Philippe. Un voyage que le bâtard de Bourgogne fit secrètement à Paris, sans se faire connaître, et seulement pour un jour et une nuit, lui donna de grandes inquiétudes[28]. Il craignait cette ville de Paris, dont il avait eu tant à se plaindre en sa jeunesse, et qu'il n'avait guère habitée depuis. Le maréchal de Loheac et Jean Bureau s'y rendirent par ses ordres, pour s'enquérir avec soin des motifs qu'avait pu avoir ce voyage d'Antoine de Bourgogne. Ils trouvèrent Paris fort tranquille. D'après leur avis, on envoya une ambassade de bourgeois et docteurs de l'Université, pour protester au roi de la fidélité de sa bonne ville. Il les accueillit avec sa douceur accoutumée et leur fit une gracieuse réponse. On se plaignait beaucoup de sire Robert d'Estouteville prévôt de la ville, et on lui reprochait un grand nombre d'injustices et d'abus de pouvoir. Le maréchal de Loheac le destitua de son office, et le fit mettre à la Bastille ; un conseiller au Parlement visita avec rigueur tous ses papiers, mais il ne fut trouvé coupable d'aucune trahison.

Quelque désir qu'eût le roi de maintenir la paix, sa bonne intention aurait fini par ne pouvoir résister aux avis répétés de ses conseillers. En effet, le duc de Bourgogne ne cédait en rien aux représentations qui lui étaient faites. Nonobstant sa parenté avec le roi Henri d'Angleterre, et son attachement pour la maison de Lancastre, toutes ses alliances étaient avec la maison d'York ; et tandis que le roi soutenait madame Marguerite dans ces revers, le Duc donnait asile et secours aux jeunes fils du duc d'York, lorsque leur parti succombait. Il envoya même une ambassade en Écosse, pour rompre le mariage d'Édouard de Lancastre, fils de la reine Marguerite, avec la fille du roi d'Écosse, qui était sa petite-nièce, car ce roi d'Écosse avait épousé une fille de la duchesse de Gueldre. Enfin, s'il semblait ne pas vouloir la guerre, au moins ne faisait-il rien pour l'éviter. Il gardait même si peu de ménagement, que lorsqu'au mois de mai 1461, il tint, à Saint-Omer, son chapitre de la Toison-d'Or, avec plus de solennité encore qu'à la coutume, il chargea un chevalier de représenter le duc d'Alençon ; comme si, aux termes des statuts de l'ordre, ce prince était chevalier sans reproche. Ce ne fut pas tout ; le docteur qui fit le sermon parla hautement de l'arrêt de condamnation, en affirmant qu'il n'était point fondé en justice, et que le duc de Bourgogne ne regardait en nulle façon son cousin comme coupable d'aucun vilain fait.

Le Duc ne changeait rien non plus à sa façon de se conduire envers le Dauphin ; c'était toujours la même courtoisie, la même munificence. La Dauphine venait d'accoucher au mois d'avril i46, d'une fille, qui fut nommée Anne ; et dans cette occasion, comme en toute autre, rien n'était épargné pour que les choses fussent conformes au rang et à l'état du Dauphin. Le Duc avait rassemblé récemment les États de son comté d'Artois, et leur avait demandé une aide triple de l'aide ordinaire, en exposant pour principal motif les dépenses qu'il lui fallait faire pour entretenir la maison du Dauphin.

Les États lui accordèrent la moitié de sa demande. A peine venaient-ils d'achever le paiement des aides qu'on avait obtenues pour cette guerre contre les Turcs, dont on parlait toujours, sans s'occuper de la commencer. Cette année encore le pape fit un dernier effort, afin de réveiller le zèle des princes chrétiens pour la défense de la foi. Il avait envoyé frère Louis, cordelier de Bologne, parcourir toutes les contrées les plus lointaines de l'Asie, et s'informer des ennemis qu'on y pourrait susciter contre les Turcs. Ce religieux passa deux ans à faire ce périlleux voyage dans des pays inconnus aux chrétiens de l'Occident, et ramena des ambassadeurs de toutes les nations de l'Orient[29]. Ils offraient d'attaquer les Turcs en Asie, en même temps que les princes d'Europe viendraient les assaillir dans la Grèce et vers Constantinople. Le pape leur fit grand accueil, nomma frère Louis patriarche d'Antioche, et le chargea d'aller présenter ces ambassadeurs d'Asie au roi de France et au duc de Bourgogne. Ce fut un spectacle curieux pour les deux cours que ces envoyés de régions étrangères, si différents, par les habillements et les coutumes, de tout ce qu'on avait pu voir jusqu'alors. Il y avait avec frère Louis des ambassadeurs de David Comnène, empereur de Trébizonde, du roi de Perse, du roi de Géorgie et d'Arménie, du prêtre Jean seigneur de la Petite-Arménie. Le soudan de Mésopotamie, tout infidèle qu'il fût, avait aussi envoyé son ambassadeur ; car il était pour lors ennemi des Turcs. Celui qu'on regardait le plus était l'ambassadeur de Géorgie ; il était fort gros ; sa chevelure était disposée en couronne par une double tonsure ; il portait des anneaux aux oreilles et avait la barbe rasée ; cependant on le trouvait de douce apparence. On parlait aussi beaucoup de cet adorateur de Mahomet, qui se mettait avec les chrétiens contre les Turcs, et l'on disait que c'était le petit Turc qui voulait faire la guerre au Grand-Turc. L'ambassadeur du prêtre Jean était, assurait-on, un bon astrologue. Frère Louis fit, au nom de toute l'ambassade, les plus pompeux discours. Il dit que le souvenir des grands faits d'armes des Français dans l'Orient était si grand encore, que la bannière de France et un chef envoyé par le roi vaudraient mieux que cent mille combattants. Le roi témoigna bienveillance à ces hommes des pays lointains. ils furent fêtés par tous les seigneurs de la cour.

Ils allèrent de Bourges à Bruxelles, et donnèrent aussi de grandes louanges au Duc, lui parlant de la renommée qu'il avait dans les régions d'outre-mer. Le texte du discours que lui adressa frère Louis était : « Voici, les mages vinrent de l'Orient vers l'étoile qu'ils avaient vue en Occident. » Le Duc leur fit de riches présents, les assura de son désir de venger la foi chrétienne, et leur dit que si le roi voulait l'assurer de maintenir ses états en paix, il ferait volontiers ce saint voyage.

Il n'en pouvait guère concevoir une raisonnable espérance. Outre ses différends avec le conseil de France, qui semblaient devoir prochainement rompre la paix, il voyait aussi le trouble se mettre dans sa famille. Si le roi eût voulu, il aurait pu susciter au Duc les mêmes embarras, les mêmes chagrins, dont lui-même était affligé ; il ne tenait qu'à lui d'exciter la discorde entre le père et le fils. En effet, la haine de monsieur de Charolais contre les seigneurs de Croy, s'était allumée plus vivement que jamais. Enfin, iii la pouvant contenir, il arriva du Quesnoy où il faisait le plus souvent son séjour, et demanda au Duc de lui accorder une audience, afin qu'il pût lui dire ce qu'il avait sur le cœur. Le comte d'Étampes et les autres seigneurs de la famille du Duc étaient présents, ainsi que monsieur de Charolais l'avait souhaité ; il avait voulu aussi que le seigneur du Croy s'y trouvât.

Ce fut maître Girard Ourri, son principal conseiller, qui porta la parole ; il commença par déduire les méfaits et crimes du sire de Croy. Lorsque le Duc entendit qu'on accusait ainsi le seigneur, qui avait toute sa confiance, de plusieurs choses qui touchaient grandement à l'honneur, il interrompit maître Girard, et lui dit sévèrement. « Prenez bien garde à dire autre chose que la vérité, et songez qu'il faudra prouver ce que vous avancez. » Ces paroles troublèrent le pauvre orateur, il faillit se trouver mal. Lorsqu'il fut un peu remis, il s'excusa à son maître, et dit qu'il ne parlerait pas davantage. Chacun demeura fort surpris, car maître Girard passait pour un fort habile homme, et bien accoutumé à discourir.

Alors, le comte mit un genou en terre ; puis à haute voix, sans se troubler, et en fort beau langage, il reprit l'accusation du sire de Croy. Son père lui coupa la parole, lui défendit d'eu parler davantage et de jamais lui tenir de discours à ce sujet ; se retournant ensuite vers le sire de Croy : « Faites en sorte, dit-il, que mon fils soit content de vous. » Sur ce, il quitta la chambre et se retira.

Le sire de Croy se mit en devoir d'apaiser le comte, de s'excuser, d'implorer son pardon. « Quand vous aurez réparé le mal dont vous êtes coupable, je me souviendrai du bien que vous avez fait. » Ce fut toute la réponse qu'il put obtenir. Le comte de Charolais quitta son père avec toutes les apparences de l'amour et du respect, et s'en retourna auprès de sa femme, au Quesnoy. Le seigneur de Croy l'accompagna humblement jusque hors les portes de Bruxelles ; mais sans réussir à cal mer sa colère.

C'était surtout le comte de Saint-Pol qui excitait ainsi monsieur de Charolais, il le jeta même dans une démarche bien grave[30]. De son aveu, il vint trouver le roi à Bourges, et lui confia le dessein qu'avait le jeune prince de mettre monsieur de Croy hors de l'hôtel de son père. « Mais, disait le comte de Saint-Pol, comme monsieur de Bourgogne en pourrait être mécontent, et qu'il y aurait telle nécessité qui contraindrait monsieur de Charolais à s'éloigner, il désire savoir si le roi voudrait le recevoir, et de quelle manière. Ce n'est pas qu'il ait de mauvaises intentions contre son père ; il n'agira que pour son bien et celui de sa maison, en éloignant ceux qui le gouvernent si mal. »

Il ajoutait que si le roi voulait, ainsi qu'on le disait, envoyer une armée en Angleterre, monsieur de Charolais désirait la commander.

Le roi renvoya l'affaire à son conseil où siégeaient en ce moment le chancelier, monsieur de Foix, monsieur de Beuil, le comte de Dammartin, Odet d'Aydie, maître Pierre d'Oriole, maître Étienne Chevalier. Il fut répondu au comte de Saint-Pol, que le roi recevait monsieur de Charolais en sa bonne grâce : que s'il rendait des services à lui et au royaume, il le verrait volontiers : que le roi n'était pas encore résolu d'envoyer une armée au secours de la reine d'Angleterre, mais qu'en ce cas il lui en donnerait volontiers le commandement.

Du reste le roi ne voulut rien écrire, puisqu'on ne lui avait remis aucune lettre de monsieur de Charolais ; il ajouta formellement et de sa propre bouche qu'il ne se prêterait jamais à ce que monsieur de Charolais usât d'aucune voie de fait dans l'hôtel de son père. Il répéta plus d'une fois : « Pour deux royaumes tels que le mien, je ne consentirais point à un vilain fait. »

Il y eut encore plusieurs autres messages. Le comte de Saint-Pol et monsieur de Charolais pressaient de plus en plus pour avoir une réponse claire et des promesses. Le conseil en délibéra souvent ; les autres conseillers qui n'avaient pas été présents d'abord : monsieur du Maine, Guillaume Cousinot, l'évêque de Coutances, Jean Bureau prirent connaissance des propositions. Ils présentèrent d'un commun accord une réponse au roi. Toute prudente qu'elle était, il la voulut encore moins significative. Il revenait toujours sur ce qu'il avait dit que jamais de son aveu et avec son appui on ne commettrait aucune violence dans l'hôtel de monsieur de Bourgogne. Il dit aussi à ses conseillers qu'il se pourrait bien que tout cela ne fût qu'un jeu joué entre monsieur de Charolais et son père, et que quelques personnes l'eu avaient averti. Il y avait de même des gens de la cour du Duc qui avaient toujours soutenu que la brouillerie du roi et du Dauphin était une feinte[31].

Ces divisions entre les pères et les fils n'étaient cependant que trop réelles. Le roi s'en affligeait de plus en plus ; son langage avec les messagers, que le Dauphin lui envoyait, était souvent tendre et paternel[32]. C'est ainsi qu'il disait à Houarte, valet de chambre de son fils : « Dites-lui que j'ai intention de lui dire pour son bien et pour le bien de la chose publique du royaume, ce que je ne voudrais point écrire, ni confier à nul autre. Il me semble que quand il m'aura parlé, il connaîtra bien qu'il ne doit avoir ni doutes, ni craintes. Pour qu'il n'en ait aucune, je promets ici par parole de roi, en présence de ceux de mon conseil qui sont ici, que s'il veut venir vers moi, lui et ceux de son hôtel qu'il voudra amener, ils pourront être en toute sûreté. Quand il m'aura déclaré sa pensée et aura connu nies intentions, s'il veut s'en retourner, soit où il est, soit où bon lui semblera, il le pourra faire sûrement, lui et ceux de sa compagnie ; ou bien il demeurera, si telle est sa volonté. Mais j'ai bonne espérance que lorsqu'il saura mon vouloir, il sera plus joyeux et content de demeurer avec moi que de s'en aller ; c'est une satisfaction pour moi, Houarte, que vous qui êtes de son intimité, vous soyez venu ici, afin de mieux l'assurer de toutes mes paroles. »

C'est ainsi que le roi devenait de jour en jour plus doux envers son fils, et ressentait plus douloureusement son absence. Tandis que le Dauphin était rempli de méfiance et supposait toujours que son père avait la secrète volonté de le traiter avec rigueur et de le perdre, le roi, au contraire, faisait paraître à ses plus intimes conseillers une paternelle affection pour le Dauphin, et un soin tout royal pour ses droits et ses intérêts[33]. En 1460, le roi de Castille avait envoyé un ambassadeur pour traiter le mariage de sa sœur avec le jeune duc de Berri second fils du roi. On demandait qu'en considération de cette alliance, la Guyenne fût donnée à ce jeune prince. Le roi répondit qu'il ne semblait pas raisonnable de s'occuper d'une telle affaire, tandis que le Dauphin était absent : qu'après le roi, personne n'y était plus intéressé que son fils aîné, et qu'il pourrait par la suite ne pas reconnaître ce qui aurait été fait sans qu'il fût appelé. « J'espère, disait le roi, qu'il se conduira mieux envers moi, et que tous les différends du temps passé cesseront. Lors même qu'il ne le voudrait pas, j'aurais fort à examiner ce qu'il faut résoudre à ce sujet. » Tels étaient les pensées et les discours (lu roi ; et cependant le Dauphin imaginait qu'il ne s'agissait de rien moins que de le dépouiller de ses droits, et de transporter la couronne au duc de Berri.

Les soins du roi pour la paix du royaume n'étaient pas moins sages et moins assidus. Assurément il avait grande affection pour la reine Marguerite d'Angleterre, et il désirait le bon succès de sa cause. Cependant il se refusait à lui accorder des secours en hommes et en argent ; il ne voulait point lui livrer les• prisonniers de la faction opposée que la guerre avait mis entre ses mains ou celles de ses sujets ; il promettait de la bien recevoir si elle était contrainte à quitter son royaume, mais il l'engageait à n'en sortir qu'à la dernière extrémité. Le crédit qu'il pouvait avoir à Rome ou dans les divers états de la chrétienté, il l'employait, à la vérité, en faveur de la maison de Lancastre ; mais jamais il ne voulut conclure de traité avec le roi Henri, Il répondait toujours que, lorsque le roi d'Angleterre aurait subjugué ses adversaires, recouvre sa liberté, et repris sa puissance, alors il serait temps de parler de traité de paix. Quant aux propositions du duc d'York et de sa faction, toutes avantageuses qu'elles pussent être, il les rejetait encore plus loin. « Cette querelle n'est pas bonne, disait-il. Le duc d'York a fait serment de féauté au roi Henri ; et l'entreprise d'un sujet qui veut débouter son souverain de la seigneurie n'est ni juste, ni raisonnable, ni soutenable, — Quand il n'y aurait pas d'autre raison, le roi doit rejeter les offres du duc d'York. » Ainsi parlaient ses conseillers.

Tandis que la paix, la tranquillité, la justice étaient si bien entretenues dans le royaume par le sage gouvernement de ce prince, sa santé commença à décliner visiblement. Il lui survint un abcès dans la bouche qui le faisait cruellement souffrir[34]. On lui arracha une dent ; on ouvrit cet abcès, sans le soulager beaucoup. Cependant on avait encore quelque espérance de guérison ; mais un de ses serviteurs les plus intimes lui parla alors du bruit qui s'était répandu en son hôtel qu'on cherchait à l'empoisonner. Le soupçon s'empara de l'esprit de ce malheureux roi, et ne lui laissa plus un seul instant de contentement ni de repos ; il refusa même absolument de manger[35]. Par son ordre, Adam Fumée, son médecin, fut mis en prison[36]. La haine que son fils avait pour lui, et leurs longues querelles depuis quinze ans qu'ils ne s'étaient vus, remplissaient son cœur d'une mortelle tristesse. Ses conseillers s'assemblèrent et envoyèrent un héraut au Dauphin, pour lui annoncer en quel état se trouvait son père.

En même temps, le comte du Maine, voyant tous les conseillers accablés de douleur et de crainte par le danger et l'affliction du roi, leur dit : que si l'on avait le bonheur de le conserver, il serait nécessaire que chacun s'acquittât loyalement de son devoir en ce qui touchait l'affaire du Dauphin, et qu'il fallait faire cesser les inconvénients et les malheurs qu'avaient amenés la discorde de ce prince avec le conseil du roi[37]. Tous promirent et jurèrent devant Dieu que si le roi revenait à la santé, ils le réconcilieraient avec le Dauphin, dussent-ils perdre sa faveur, leurs offices et leur état. Ils jurèrent aussi qu'ils ne conserveraient aucun souvenir ni rancune pour les différends qui avaient souvent divisé le conseil. Le comte du Maine, le comte de Foix, le comte de Dunois, le comte de la Marche, le sire d'Albret s'y engagèrent, ainsi que les autres conseillers de moindre condition. Car la division s'établissait d'ordinaire entre les grands seigneurs et ceux qui ne les valaient point, et le roi écoutait souvent mieux les derniers. Quoi qu'il en soit, tout le chagrin et l'attachement qu'ils avaient pour lui les mirent tous d'accord.

Mais l'état du roi empirait d'heure en heure. Ses médecins, jugeant que cette obstination à ne point manger allait le faire mourir, lui firent d'inutiles remontrances. Alors de l'avis de ses principaux serviteurs, on se détermina à le contraindre et à lui introduire dans la bouche des aliments liquides[38]. Il n'était plus temps, son estomac affaibli, ses entrailles resserrées ne pouvaient plus supporter la nourriture. Il se confessa, reçut les sacrements, et mourut avec courage et religion, le 22 juillet 1461, à Meung-sur-Yèvre, dans la cinquante-huitième année de son âge.

Jamais roi de France n'avait inspiré à ses peuples de tels regrets et si bien mérités ; ce fut une lamentation universelle, et chacun disait que c'était grande pitié et dommage. On repassait sur toutes les circonstances de son règne si long et si plein de choses diverses. Il avait trouvé la plus belle part du royaume, et la bonne ville de Paris envahies par les Anglais ; leur roi, se disant roi de France d'après la volonté de Charles VI, son propre père ; une guerre civile désolant cruellement le pays depuis beaucoup d'années, et divisant la maison royale ; les peuples dans la dernière misère ; plus de négoce, plus de labourage ; nulle justice ; les bois remplis de brigands qui ne respectaient ni le bien, ni la vie des hommes ; les gens de guerre devenus pires que les brigands ; la puissance du roi détruite et méprisée de tous les grands, même de ceux qui ne l'étaient pas. Il avait supporté avec patience et douceur cette mauvaise fortune, jamais n'avait perdu courage, s'était fié à la bonté de Dieu et à la vaillance de ses sujets. La Providence l'avait en effet secouru ; son armée s'était tout à coup animée, et voyant dans l'arrivée de la Pucelle une marque évidente de la protection divine, avait redoublé ses efforts. Les ennemis s'étaient troublés et effrayés ; le désordre et le mauvais gouvernement les avaient à leur tour privés de la sagesse dans les conseils et du bon ordre dans les entreprises. Puis le duc de Bourgogne s'était lassé de faire la guerre au chef de sa race, et avait voulu donner enfin la paix à ses états si fort agrandis par son habileté et sa fortune. Le roi et ses conseillers, cédant à la nécessité des temps, avaient traité de façon à contenter l'ambition et la fierté de ce prince ; pour lors, la guerre contre les l'Anglais avait pu laisser quelque espoir de se terminer par une paix honorable. Leur orgueil, leur obstination, les querelles de leurs princes avaient fait durer cette guerre pendant beaucoup d'années encore. Le royaume avait été reconquis pied à pied. Si le roi n'avait pas lui-même conduit ses armées, au moins il s'était montré mainte fois vaillant et téméraire chevalier.

Mais le désordre durait toujours ; les calamités des peuples devenaient plus effroyables ; les gens de guerre leur étaient aussi funestes que les ennemis. Dans ce temps, le roi, malgré son courage et sa bonté, était loin de posséder le cœur de ses sujets ; sa mollesse, sa négligence, les scandales qu'il donnait à sa cour, excitaient de grands murmures. Après avoir souvent changé de conseillers, après les avoir tour à tour abandonnés aux complots et aux cabales, après s'être montré trop faible et trop docile à leurs conseils, il s'était vu enfin entouré de gens sages ; il avait écouté leurs avis et les gémissements du peuple. Ne cédant plus aux volontés des princes et seigneurs, qui voulaient maintenir le trouble, il avait su les réprimer. C'était de la sorte, mais non pas sans de longs délais et d'extrêmes difficultés, que s'était faite cette merveilleuse réforme des gens de guerre ; c'était là surtout ce qui faisait bénir sa mémoire par ses sujets, et répandait sa renommée dans les pays étrangers. Dès-lors il avait régné comme sur tin royaume nouveau, car jamais rien de pareil n'avait été vu. Les gens de guerre qui faisaient le désordre, maintenant entretenaient le repos. Autrefois ils bravaient la justice ; aujourd'hui c'étaient eux qui lui prêtaient main-forte. Le commerce, le labourage avaient reparu et enrichi la France plus que jamais. Les impôts pouvaient se payer, et chacun consentait à acheter, même à grand prix, le repos et la bonne police. Il avait aussi mis fin aux désordres de l'Église par la pragmatique sanction, et, en respectant le pape, il avait établi les libertés du clergé de France. Les finances avaient été mieux réglées ; de sages ordonnances sur la manière d'administrer la justice avaient été rendues.

Se trouvant ainsi plus fort que jamais n'avait été aucun roi de France, il avait entrepris de chasser les Anglais du royaume. Alors avait paru, dans tout son jour, la puissance d'un pays sagement réglé et bien gouverné contre un peuple divisé et mal conduit. Il n'avait presque fallu que faire avancer les nouvelles compagnies d'ordonnance et cette armée si bien disciplinée et payée, pour recouvrer tout aussitôt la Normandie et la Guyenne.

La gloire des armes du roi avait ensuite tourné tout entière à l'avantage de ses peuples. Après ses conquêtes, pendant les dix dernières années de sa vie, il avait gouverné noblement et sagement. Jamais homme n'avait été moins vindicatif ; durant tout son règne, il ne s'était pas souvenu d'une offense. Mais il voulait que justice fût faite, et même forte justice. Aussi les princes avaient été punis selon les lois du royaume ; les rébellions des grands seigneurs avaient été domptées ; le fils même du roi n'avait pas pu lui désobéir impunément. La paix avait été maintenue avec le duc de Bourgogne, non plus par soumission, mais par puissance. Le Parlement et les officiers de justice avaient toujours procédé avec fermeté contre la violence et le désordre. Les crimes n'avaient pas trouvé, comme dans les domaines du duc Philippe, une protection assurée dans les seigneurs, et malgré quelques iniquités accomplies par voie de commission, en somme la justice n'avait pas été en leurs mains un moyen de contenter leurs vengeances et leur avidité.

Une fois son royaume recouvré, il n'avait pas oublié ce qu'il devait à la mémoire de cette vaillante et sainte Pucelle, qui avait délivré Orléans et commencé la ruine des Anglais. Une solennelle procédure de révision avait vengé sa mémoire, et mis en lumière toute sa vertu et sa piété.

Il n'y avait donc qu'une voix dans tout le royaume pour raconter toutes ces louanges du roi, qu'on venait de perdre et qu'on pleurait avec tant de regret du passé et de crainte de l'avenir.

Aussitôt après que le roi fut mort, le comte du Maine envoya des messagers au Dauphin, qui était toujours à Genappe. Le nouveau roi fit sur-le-champ signifier cette nouvelle au duc de Bourgogne, qui en avait été instruit de son côté ; il lui fit savoir qu'il commencerait par aller à Reims pour le sacre, et l'engagea à l'y accompagner.

Le Duc manda sur-le-champ à tous les nobles de ses états de se trouver en armes avec leurs gens, le 8 août, à Saint- Quentin. Le roi Louis ne savait pas encore, quel accueil il trouverait en France, et s'il ne s'élèverait point quelque faction contre lui[39]. Mais cette crainte ne dura guère. Il s'était rendu à Avesnes, en passant par Maubeuge et par toutes les plus petites villes de ce pays, où il y en a pourtant de belles et de grandes. Chaque jour et à chaque heure arrivaient des princes, des chevaliers, des députés des bonnes villes pour le reconnaître et l'assurer de leur obéissance. Les capitaines des compagnies lui amenèrent aussi leurs gens d'armes. Il écrivit alors au Duc qu'il n'était point nécessaire de venir avec une si grande armée. Néanmoins tous les grands seigneurs de Bourgogne, de Flandre, de Hainaut, d'Artois, furent invités à se trouver au sacre avec leur train accoutumé. Les gentilshommes s'étaient déjà mis en grands frais pour s'armer et s'équiper ; ce leur fut un grand dépit que cette dépense inutile, dont ils avaient bien compté se récupérer dans le pays où ils auraient été conduits.

A Avesnes le roi Louis fit célébrer un service funèbre pour son père. Selon l'usage, il ne porta le deuil en noir que pour cette cérémonie. Dès qu'il 'en fut revenu, il s'habilla en pourpre violette ; car, en France, pour montrer que le roi ne meurt jamais, son successeur prend pour deuil une couleur royale. Le duc Philippe, le comte de Charolais, le comte d'Étampes, Adolphe de Clèves et toute la cour de Bourgogne assistaient en grand deuil à ce service. Ils dînèrent ensuite avec le roi, puis il alla à la chasse.

Le sacre fut célébré le 18 août. Le duc de Bourgogne y parut avec un grand éclat ; il était entouré de seigneurs riches et puissants ; c'étaient eux qui faisaient, pour ainsi dire, toute la pompe de cette cérémonie, et il semblait que le roi fût encore à la cour de Bourgogne tain il en était entouré. Le Duc tenait son rang de premier pair du royaume ; le duc de Bourbon son neveu représentait le duc de Guyenne ; le duc de Clèves, les comtes d'Angoulême, de Nevers, d'Eu et de Vendôme représentaient le comte d'Artois, le duc de Normandie, le comte de Flandre, le comte de Champagne et le comte de Toulouse. Le bâtard d'Armagnac, qui avait suivi constamment le Dauphin dans sa retraite, venait d'être fait comte de Comminges et maréchal de France. Ce fut lui qui fit l'office de connétable et porta l'épée. Joachim Rohaut était venu trouver aussitôt le nouveau roi à Avesnes, et avait aussi reçu la charge de maréchal. Il était à la cérémonie comme grand écuyer de France. Le sire de Montauban, qui n'avait pas quitté le Dauphin durant son exil, avait été nommé amiral. Le sire Antoine de Croy, chambellan du duc Philippe, fut pourvu de l'office de grand-maître.

Avant que le roi fût sacré, il tira son épée, et, la remettant au duc de Bourgogne, il lui dit qu'il voulait être fait chevalier de sa main. Lorsqu'il eut reçu la colée, il conféra aussi la chevalerie aux sires de Beaujeu et : Jacques de Bourbon, frères du duc de Bourbon, aux deux fils du seigneur de Croy, et à Jean Bureau, trésorier de France. Puis il dit au Duc qu'il se trouvait fatigué de toute cette journée, et lui demanda de faire les autres chevaliers. En effet, un grand nombre de seigneurs et de gentilshommes reçurent à chevalerie de la main du duc de Bourgogne.

Après le sacre, le Duc fit son hommage au roi ; car, d'après le traité d'Arras, il était exempt de vassalité seulement envers la personne du feu roi Charles ; maintenant il redevenait le féal et l'homme lige du roi de France. Son hommage fut donc en ces ternies : « Mon très-redouté seigneur, je vous fais hommage présentement du duché de Bourgogne, des comtés de Flandre et d'Artois et de tous les pays que je tiens de la noble couronne de France, et vous tiens à seigneur et vous en promets obéissance et service, et non pas seulement de celle que je tiens de vous, mais de tous mes autres pays que je ne tiens pas de vous, et d'autant de seigneurs, de nobles hommes, de gens de guerre et d'autres que j'en pourrai tirer. Je vous promets de vous servir de mon propre corps, et aussi d'autant d'or et d'argent que j'en pourrai avoir. » Le duc de Bourbon, le comte de Nevers, le comte de Vendôme et les autres pairs firent aussi leur hommage.

Au festin royal le duc de Bourgogne tint son rang de premier pair laïque, après les évêques. Lorsque le dîner fut fini et qu'on eut emporté les tables, le Duc demanda au roi de lui octroyer une demande[40] ; et, mettant un genou en terre, il le pria, en l'honneur de la passion et de la mort que notre Seigneur Jésus-Christ avait endurées pour tous les hommes, de vouloir pardonner à tous ceux qu'il soupçonnait d'avoir mis la discorde entre lui et le feu roi, et de laisser dans leurs charges ceux qui avaient été officiers et gouverneurs chez son père ; à moins que, par vraie information et bonne justice, ils ne fussent trouvés coupables. Parmi ces conseillers du roi Charles, il y en avait cependant plus d'un qui avait montré son mauvais vouloir contre le Duc, et qui s'était mis en peine pour émouvoir la guerre contre lui. Mais avant toutes choses il voulait le repos et craignait que le nouveau roi ne mît le, trouble dans le royaume. Le roi répondit qu'il le promettait, hormis pour huit personnes dont il ne dit pas les noms.

La colère du roi contre les conseillers de son père était en effet bien violente, et il ne la cachait guère. On savait depuis longtemps combien il les haïssait, personne ne croyait qu'il leur pardonnât, et beaucoup de gens au contraire le poussaient à la vengeance. Aussi à peine le roi Charles VII fut-il mort, que ceux qui avaient eu toute sa confiance dans les dernières années de son règne, se regardèrent comme perdus. Nul n'avait plus à redouter du nouveau roi que le comte de Dammartin[41]. Il songea tout de suite à quitter le royaume et assembla ses gens et ses serviteurs pour leur demander s'il pouvait compter sur eux ; tous lui devaient leurs biens et leurs honneurs. Il n'en trouva pas un ni dans sa maison ni dans sa compagnie de cent hommes d'armes, qui voulût le suivre, ni se mettre en péril pour lui. Son valet de chambre lui refusa même de lui prêter son cheval. Cependant un gentilhomme de ses serviteurs, nommé Voyaut, qui ne s'était point trouvé avec les autres, parce qu'il était allé voir la salle où gisait le corps du roi mort la veille, sachant son maître dans cette nécessité, l'alla chercher en sa chambre. Le comte de Dammartin était à genoux devant un banc, et disait ses vigiles en pleurant. Quand il eut fini : « Voyaut, dit-il, je vous ai nourri dès votre jeunesse, vous êtes mon vassal. N'êtes-vous pas résolu de me servir comme au temps passé ? » — « Oui, monseigneur, jusqu'à la mort. » Le comte alors écrivit des lettres pour le duc de Bourgogne, pour le sire de Montauban, pour Joachim Rohaut et Boniface Valperga, ses compagnons de guerre et ses amis, qui étaient allés des premiers, comme il le savait, offrir leur obéissance au nouveau roi. Il les conjurait de faire pour lui un accommodement aussi bien qu'il serait possible. Voyaut fut chargé de s'en aller discrètement remettre ces Patres.

Il arriva à Avesnes. Le premier des anciens amis de son maître qu'il aperçut, fut l'amiral. Il prit bien garde de n'être point vu, et lui remit les lettres. Dès que le sire de Montauban eut vu la signature, il regarda s'il n'avait pas autour de lui quelqu'un de ses gens pour faire saisir Voyant. « Ah ! je te ferai jeter à la rivière, » s'écriait-il. Puis, avisant un chevalier flamand qui s'en venait dîner avec lui, il lui dit : « Tenez-moi cet homme, que j'aille chercher un de mes gens pour le mener en prison. » Le flamand, quand il sut de quoi il s'agissait, retint le sire de Montauban par le bras : « Monsieur, dit-il, que voulez-vous faire ? Le roi vient de vous donner l'office d'amiral ; montrez que vous en êtes digne par votre sagesse ; faites-vous honneur et n'écoutez point votre colère. Le comte de Dammartin vous a rendu de bons offices du temps du feu roi. Songez que si vous requerriez un ancien ami de quelque service, et qu'il vous repoussât, vous ne seriez pas joyeux. »

L'amiral se calma un peu : « Dites à votre maître, dit-il, que si le roi le tenait, il lui ferait manger le cœur par ses chiens ; et vous, si vous êtes encore ici à sept heures, je vous ferai noyer. »

Voyaut n'eut pas meilleur accueil du sire Valperga, qui voulait aussi lui faire un mauvais parti. Il ne savait que devenir lorsqu'il rencontra un clerc de maître Jean de Reilhac secrétaire du feu roi, qui venait de passer au service du roi Louis. Ce clerc le connaissait, et l'emmena souper, puis le présenta à maître Reilhac. Celui-là le reçut doucement, et après lui avoir fait prêter serment de dire vérité : « Où est votre maître à présent ? dit-il. — Je l'ai laissé bien triste à Mehun-sur-Yèvre, répondit le serviteur. —Il est bien vrai, continua maître Reilhac, que le roi est dans une extrême fureur contre lui ; mais n'êtes-vous point chargé de quelques lettres pour prier ses amis de faire sa paix ? » Alors Voyaut raconta comment il avait été reçu des anciens amis du comte : « Donne-moi ce sac, » dit alors Reilhac à un de ses clercs ; puis il en tira les demandes du sire Sallazar, du sire Dullau et d'autres qui sollicitaient déjà la confiscation du comte de Dammartin. Allez hardiment le retrouver, ajouta-t-il, recommandez-moi à lui ; je lui ai plus d'obligations qu'à personne au monde, et je lui ferai volontiers tous les plaisirs que je pourrai ; dites-lui de ne pas s'inquiéter, de songer seulement à la sûreté de sa personne, que dans peu de temps tout s'arrangera et qu'on le rappellera. »

Le maréchal Joachim Robant était à sa fenêtre avec Sallazar et le comte de Comminges, quand il vit passer Voyant dans la rue. Il l'envoya avertir de ne se point montrer et de le venir voir en secret. Quand il eut ouvert la lettre du sire de Dammartin, les larmes lui vinrent aux yeux : « C'est mon vieil ami, dit-il, et nous nous sommes rendu bien des services l'un à l'autre. Le roi le hait à la mort, et j'en suis bien affligé, car le comte est un bon et hardi chevalier. Je vous donnerais bien une lettre pour lui, mais je crains, mon ami, que vous ne soyez saisi en route et mis en prison. » Cependant il prit courage et écrivit à Dammartin. « Dites-lui bien qu'il mette sa personne en sûreté, et qu'il attende. »

Le duc de Bourgogne était malade et on ne pouvait le voir ; alors le bon serviteur s'en alla au plus vite rassurer son maître. Il le trouva à son château de Saint-Fargeau, qu'il avait eu de la confiscation de Jacques Cœur. Le comte était à table ; voyant entrer Voyaut, il changea de couleur, se leva et l'emmena aussitôt dans la cour pour lui parler seul. Il fut bien courroucé de l'ingratitude de l'amiral et de Valperga ; mais les bonnes paroles de Reilhac et la lettre du maréchal Rohaut, que Voyaut tira de son habit, le rendirent tout joyeux. Après avoir délibéré avec le sire de Balsac son neveu, il résolut de se retirer au château de Chalus, près de Bort, dans les montagnes du Limousin, et d'envoyer encore un message à ses amis pendant le sacre. Voyant s'était tiré sagement de sa première commission ; le comte aima mieux le renvoyer une seconde fois, et prendre pour son compagnon de voyage le sire de Balsac, qui savait fort bien les chemins du Limousin, que Voyaut ne connaissait pas.

Arrivé à Reims, ce fidèle serviteur se fit présenter au duc de Bourbon, qui se chargea de lui avoir audience du duc de Bourgogne. On le plaça sur le passage du Duc, près de sa chambre. Lorsque tout le monde fut sorti, le duc de Bourbon remit à son oncle la lettre du comte de Dammartin ; en lisant et voyant la triste position d'un si vaillant chevalier, il fit le signe de la croix. « Qui a apporté cette lettre ? dit-il. — C'est un des gentilshommes du comte, répondit le duc de Bourbon, et il est là. — Où est le comte de Dammartin ? demanda-t-il à Voyaut qui s'avança. Monseigneur, je l'ai laissé quittant Saint-Fargeau et s'en allant à l'aventure, selon la volonté de Dieu ; il a plus de chagrin qu'on ne saurait dire. — C'est un des plus honnêtes gentilshommes du royaume de France, dit le duc Philippe ; il n'en est pas qui le vaille, ni qui en sache autant que lui. Je voudrais bien qu'il se retirât chez moi, je lui ferais plus de bien que ne lui en fit jamais le roi Charles. — S'il vous plaisait de lui en écrire quelque chose, dit le duc de Bourbon, vous lui réjouiriez le cœur. — Il n'est pas encore temps, répondit le Duc, mais cela pourra bien ne guère tarder ; car cet homme-ci ne régnera pas longtemps en paix. Je le connais : avant peu, il aura tout mis dans un trouble merveilleusement grand. » Là-dessus, il fit signe qu'on se retirât. Voyaut s'en alla au plus tôt rapporter ces bonnes paroles à son maître.

Après le sacre, le roi, le duc de Bourgogne et toute leur brillante suite se mirent en route pour Paris. Les funérailles du feu roi y avaient été solennisées le 6 août. Dans le trouble qu'avait causé cette mort, personne ne demeurant plus pour rien régler ni ordonner dans cette cour abandonnée, le sire Tanneguy Duchâtel, grand écuyer, neveu de celui qui avait autrefois emporté de Paris le roi Charles encore jeune dauphin, avait pris soin de toutes les cérémonies funèbres à Mehun-sur-Yèvre ; il avait même avancé de ses deniers la somme nécessaire pour que le corps fût transporté à Paris. Le duc d'Orléans, le comte d'Angoulême, le comte d'Eu et le comte de Dunois conduisaient le deuil. Le corps fut déposé à Notre-Dame-des-Champs ; porté ensuite à Notre-Dame de Paris ; puis à Saint-Denis, avec la pompe accoutumée, et toutes les cérémonies qui se pratiquent aux obsèques des rois de France. Le peuple suivit ce convoi, montrant la plus grande affliction, et regrettant hautement un si bon prince. Rien ne pouvait égaler la douleur de ses fidèles serviteurs[42]. Ils faisaient pitié à voir ; ce n'était que larmes et sanglots ; on montrait un des pages, qui, de désespoir, avait voulu se laisser mourir de faim. Lorsque le héraut eut crié : « Dieu veuille avoir l'âme de Charles septième, roi très-victorieux, » l'église retentit de gémissements[43]. Quand un autre héraut reprit en disant : Vive le roi de France, Louis onzième ; les pleurs ne cessèrent point, et chacun se retira la tristesse dans le cœur[44].

Les princes furent servis dans la salle de l'abbaye, et le peuple fut admis à voir ce banquet du deuil, comme si t'eût été une cour plénière. Lorsqu'on se leva de table, le comte de Dunois dit à haute voix : « Nous avons perdu notre maître, que chacun songe à se pourvoir. » Le comte d'Eu était déjà parti pour Reims, ainsi qu'une foule de seigneurs qui n'avaient pas même attendu la fin des cérémonies funèbres, pour aller en hâte vers le nouveau roi.

 

 

 



[1] Meyer.

[2] Monstrelet. — Pièces de l'Histoire de Bourgogne.

[3] Duclercq. — Couci.

[4] Argentré.

[5] Duclercq.

[6] Duclercq. — Continuateur de Monstrelet.

[7] Chartier. — Couci. — Recueil de Dupuy.

[8] Arrêt de condamnation. — Interrogatoires.

[9] Duclercq.

[10] Procès du duc d'Alençon : Recueil de Dupuy.

[11] Richemont. — Argentré.

[12] Duclercq.

[13] Pièces de l'Histoire de Bourgogne.

[14] Pièces de l'Histoire de Bourgogne.

[15] Lettres d'Æneas Sylvius.

[16] Couci.

[17] Histoire ecclésiastique.

[18] Histoire ecclésiastique.

[19] Histoire de Louis XI.

[20] Honneurs de la cour de Bourgogne.

[21] Brantôme.

[22] Meyer. — Histoire de Bourgogne.

[23] Heuterus. — Gollut.

[24] Duclercq.

[25] Duclercq. — Jean de Troy.

[26] Arrêt du Parlement ; pièces jointes à l'édition de Duclercq donnée par M. de Reiffenberg.

[27] Pièces de l'Histoire de Bourgogne.

[28] Jean de Troy.

[29] Histoire ecclésiastique. — Duclercq. — Continuateur de Monstrelet. — Histoire de Bourgogne.

[30] Preuves de l'Histoire de Louis XI.

[31] Meyer. — Paradin.

[32] Preuves de l'Histoire de Louis XI.

[33] Lettre du comte de Foix à Louis XI — Preuves de l'Histoire de Louis XI.

[34] Lettre du conseil au Dauphin. — Preuves de l'Histoire de Louis XI.

[35] Amelgard.

[36] Comines, d'après Louis XI. — Chartier. — Continuateur de Monstrelet.

[37] Lettre du comte de Foix à Louis XI.

[38] Comines.

[39] Duclercq. — La Marche.

[40] Duclercq.

[41] Chronique du comte de Dammartin. — Preuve de la préface de Comines.

[42] Vigiles. — Jean de Troy.

[43] Vigiles de Charles VII.

[44] Vigiles de Charles VII.