Mésintelligence entre
le roi et le Duc. — Procès du duc d'Alençon. — Concile de Mantoue. —
Persécution des Vaudois. — Mort de Charles VII. — Sacre de Louis XI.
LE Duc avait été informé des
vastes projets qu'on avait conçus contre lui, et, selon son usage, il n'en
avait montré ni trouble, ni souci. En apprenant la mort du roi Ladislas, il
fit aussitôt célébrer un beau service en son honneur. Il était alors à Bruges,
où il avait mené le Dauphin, et la ville se signalait par les fêtes qu'elle
leur donnait. Jamais le Dauphin n'avait rien vu de si riche et de si peuplé
que les bonnes villes de Flandre. Il courut alors un assez grand péril, et
pensa se noyer dans le canal de Bruges en naviguant avec quelques seigneurs,
dans une barque de pêcheur. Il y eut, à ce qu'on rapporte, des gens bien
avisés, qui, portant déjà de lui un mauvais jugement, disaient tout bas que
c'était bien dommage qu'on l'eût tiré de là[1]. Sa conduite avec son père
continuait à être singulière ; on y voyait toujours le même mélange
d'obstination et d'humilité. Il le faisait sans cesse assurer de son
obéissance, et en même temps il nommait gouverneur de Dauphiné, par lettres
du 24 janvier datées de Bruges, le bâtard d'Armagnac, destituant de cet
emploi le sire de Châtillon, que le roi y avait nommé ; il donnait ses
mandements à tous les officiers de la province, comme s'il en était souverain
; tandis qu'auparavant il leur avait enjoint à tous d'obéir aux ordres du
roi. Sans doute en ce moment où le duc de Bourgogne semblait prêt à être eu
guerre avec la France, il reprenait plus d'audace contre son père. La mort
du roi Ladislas n'avait pas en effet détruit le dessein arrêté auparavant de
dépouiller le Duc du pays de Luxembourg. Des ambassadeurs furent envoyés pour
en réclamer la possession au nom de madame Magdeleine, à qui son futur époux
l'avait légué. Le roi prétendait exercer le droit de retrait sur ce fief,
sauf à payer la somme pour laquelle il avait autrefois été engagé. En
attendant le roi déclarait qu'il prenait sous sa garde Thionville et les
terres du damoiseau de Rodemach ; il défendit toutefois aux gens qu'il y
envoyait d'inquiéter en rien les gens du duc de Bourgogne. Le Duc,
malgré le respect qu'il montrait-toujours au roi, répondit cette fois d'une
façon plus hautaine à Raoul Regnault, écuyer du roi, qui avait eu commission
de lui remettre les lettres. Il lui dit que le damoiseau de Rodemach était
son sujet, qu'ainsi le roi n'avait rien à voir en cette affaire. « Je
voudrais bien savoir, ajouta-t-il, si le roi veut tenir la paix d'Arras ;
quant à moi je ne la veux point briser, mais dites-lui que je le prie de me
faire savoir sa volonté. Je me recommande à lui, et je sais bien qu'il y a
des gens dans son conseil qui ne m'aiment pas. » Il écrivit en même temps que
l'affaire était grave, et qu'il lui fallait du temps pour répondre[2]. Il ne
fut pas moins ferme dans sa volonté sur un autre point où le conseil de
France voulût lui faire de graves reproches. Il avait l'année d'auparavant
prolongé de neuf ans ses trêves avec l'Angleterre ; les ambassadeurs lui
déclarèrent qu'il avait en cela manqué à ses engagements. Le roi en était
d'autant plus mécontent, dirent-ils, que peut-être eût-il sans cela tenté de
reprendre Calais ; mais les pays du Duc environnaient de toutes parts la
ville, et il eût fallu son consentement. L'Angleterre
avait continué à être dans de grands troubles ; le duc d'York avait pris les
armes, et il y avait eu, en 1455, une grande bataille où le duc de Somerset
avait été tué ainsi que ses principaux partisans. Le roi était alors tombé
entre les mains du duc d'York, qui s'était fait nommer protecteur du royaume
et avait pris le gouvernement. Il le garda peu de temps, la reine reprit son
pouvoir, et le trouble et la guerre recommencèrent. C'était dans ces
circonstances que les trêves avaient été prolongées après des conférences
tenues à Gravelines par le bâtard de Bourgogne et le comte d'Étampes, avec
lord Warwick, gouverneur de Calais, qui était le principal appui du duc
d'York. Le Duc rappela que, depuis le moment où la guerre avait recommencé,
en 1449, par la prise de Fougères, la France et la' Bourgogne avaient
toujours conclu des trêves séparées. En outre le roi avait une sorte
d'alliance avec le parti de la reine Marguerite ; et la favorisait de tout
son pouvoir ; ainsi le Duc se croyait autorisé à faire, de son côté, une
trêve avec le parti du duc d'York : « Comment ! disait-il, le roi Charles
s'allie avec le roi Henri et il l'engage à nous nuire, et nous ne pourrions
pas nous tirer de ce péril et garder nos états des dommages de la guerre en
continuant les trêves ? » C'était,
dii moins on le disait ainsi en Bourgogne, le comte de Saint-Pol qui
continuait à exciter ainsi les conseillers du roi contre le duc Philippe.
Outre le désir de se venger, il avait maintenant placé toute son ambition et
ses espérances dans le service du royaume. La commune renommée publiait qu'il
voulait devenir connétable[3]. En effet, le comte de
Richemont venait d'hériter, en septembre 1457, du duché de Bretagne,
succédant à ses deux neveux François II et Pierre. On pensait généralement
qu'étant ainsi prince souverain, il ne conserverait pas son office. La
plupart des barons de Bretagne trouvaient même que Ce serait chose messéante
à sa dignité. Il en pensa autrement, et répondit qu'il voulait honorer dans
sa vieillesse la charge dont il avait été honoré dans sa jeunesse[4]. Lorsque, vers la fin du
janvier 1458, il arriva près du roi, qui l'avait mandé pour le mariage si
soudainement rompu de madame Magdeleine, il fit son entrée solennelle dans la
ville de Tours. Deux épées furent portées devant lui : l'une élevée par la
pointe, pour le duché de Bretagne ; l'autre suspendue à une écharpe et dans
son fourreau, pour l'office de connétable. Mais bien qu'il eût ainsi conservé
le service du roi, et qu'il formât le noble dessein d'assembler une armée de
Français et de Bretons, pour tenter la conquête d'Angleterre, on pouvait
facilement voir que ce vieux capitaine, usé par les fatigues et les maladies,
n'avait pas grand temps à vivre. Ainsi l'espoir et le désir de monsieur de
Saint-Pol n'étaient pas remis à un trop grand délai. Le duc
de Bourgogne, qui ne voulait point la' guerre, mais qui semblait ne la point
craindre, n'ignorait rien de ce qu'on tramait en France contre lui, et
remarquait bien que de jour en jour on lui montrait plus de mauvaise volonté.
Il ne marquait aucune faiblesse, défendait son honneur et ses droits, prenait
ses précautions, et faisait avertir ses hommes d'armes, ses vassaux et tous
les gens de guerre de ses états de se tenir prêts ; malgré sa promesse, il
exigea les tailles consenties seulement pour le voyage contre les Turcs ;
enfin il n'omettait rien pour n'être pas pris au dépourvu, mais agissait
prudemment et sans nulle précipitation. C'était sans doute la présence du
Dauphin qui lui valait surtout la haine du roi. Il le savait ; comme t'eût
été toutefois, en cas de guerre, un avantage pour lui d'avoir ce prince entre
ses mains, et qu'il aurait eu par là un grand parti dans les seigneurs de
France, le Duc ne songeait pas à lui retirer l'hospitalité. Il ne voyait non
plus nul motif de ménager le comte de Saint-Pol, et continuait à lui tenir
rigueur. Il en
donna une preuve manifeste. Le comte de Saint-Pol avait pour principal favori
le sire de Ront, et lui avait donné en mariage sa sœur bâtarde. Ce
gentilhomme lui servait ordinairement à exécuter les violences et les crimes
dont le Duc lui avait fait reproche. En ce temps-là, le sire de Ront avait
aussi commis pour son propre compte un horrible assassinat. Il aimait une
jeune fille d'assez petit état ; et comme, malgré sa défense, elle fut
fiancée avec un jeune homme de même condition, il fit prendre le fiancé ; on
l'étendit par terre, on le mutila cruellement, on lui ouvrit le corps, et on
lui arracha le cœur. Le Duc ordonna que le sire de Ront fût saisi, pour être
mis en justice ; mais il se sauva chez les Anglais du côté de Calais. Sans la
querelle du Duc avec le comte de Saint-Pol, il est à croire qu'il eût fermé
les yeux sur ce crime. Il n'était pas rare, en effet, de voir les hommes
d'armes et les gens de guerre enlever les filles qu'ils trouvaient jolies,
maltraiter et mettre à mort leurs pères, leurs frères ou leurs prétendus,
sans que pour cela ils fussent nullement recherchés[5]. Au moment même où le Duc
faisait poursuivre le sire de Bout, il tenait sur les fonts de baptême
l'enfant du sire de Havait, qui était la terreur de la ville d'Arras et des environs,
à cause des violences de ce genre qu'il exerçait impunément. A vrai dire il y
avait peu ou point de justice sin' cette frontière ; les voyageurs, les
marchands, les laboureurs, n'y marchaient jamais qu'en armes pour se défendre
des gens de guerre ou de ceux qui voulaient faire comme eux. Les querelles et
les vengeances particulières causaient aussi une foule de meurtres. Le
voisinage de Calais empêchait beaucoup le bon ordre. Les coupables se
sauvaient sur terre ennemie, et quand il se faisait quelque pillage ou autre
méfait nocturne, c'était aux Anglais qu'on l'imputait. Le Duc
jugea que dans de telles circonstances, et lorsqu'il était menacé de guerre
par la France, il était sage de se réconcilier tout-à-fait avec la ville de
Gand. Le Dauphin servit de médiateur, et le Duc parut céder à ses instances en
effaçant le dernier souvenir de la révolte des Gantois. Toutefois, lorsqu'au
mois d'avril [458 il fit son entrée à Gand, il ne voulut avoir près de lui ni
ce prince ni le comte de Charolais, dont les Gantois se montraient grands
amis et disaient beaucoup de bien. Par un autre motif sans doute il ne prit
pas non plus en sa compagnie le sire de Croy[6]. Les
Gantois surpassèrent en magnificence tout ce qu'on avait vu en pareille
occasion. Il y eut partout des représentations et des mystères ; ce qui parut
surtout à remarquer, c'est la façon docte et ingénieuse dont la faute et le
repentir de la ville, la grandeur et la miséricorde du Duc étaient rappelés
par des sentences tirées des livres sacrés ou profanes, et par les figures
peintes ou vivantes qu'on voyait sur les échafauds. Ainsi à la porte de la
ville, descendit une jeune fille qui se mit à genoux les mains jointes, et
au-dessus de sa tête un écriteau, où on lisait : Inveni, quem diligit
anima mea. Plus loin parut l'Enfant prodigue demandant pardon à son père
; une tapisserie représentait l'empereur César au milieu du sénat, et Cicéron
prononçant l'oraison pour Marcellus ; l'inscription était : Nulla de
virtutibus tuis major clementia est. Il y avait aussi un lion tenant
entre ses pattes la bannière de Bourgogne, et devant lui une lionne et ses
lionceaux humblement couchés par terre ; au bas se lisait : Quasi leo
rugiens, et formidabant filii ejus. Puis Abigaïl implorant David, et
disant : Benedictus Dominus quoniam te misit. Le bon Pasteur
retrouvant sa brebis égarée ; Pompée ayant pitié de Tigranes, roi d'Arménie,
avec la devise : Pulchrum est vincere reges, qui rappelait la
générosité du Duc au traité d'Arras. Enfin, beaucoup d'autres peintures ou
représentations de ce genre. On fit aussi passer devant le Duc un éléphant.
La tour qu'il portait était remplie de musiciens qui chantaient des triolets,
dont le refrain était : Vive
Bourgogne est notre cri. Lorsque
le Duc fut près de son hôtel, un homme couvert d'une peau de lion, en
souvenir des armoiries de Flandre, vint prendre la bride de son cheval pour
le conduire dans la cour. Les
illuminations dans la ville et sur la rivière, les banquets, la musique, les
danses embellirent cette joyeuse entrée, et, le Duc, en signe de parfaite
réconciliation, accepta un repas à l’Hôtel-de-Ville, qui coûta, dit-on, dix
mille écus d'or. Ce fut
à Gand que de nouveaux ambassadeurs du roi vinrent trouver le Duc. Outre les
sujets ordinaires de négociation, ils avaient à lui signifier de se trouver,
le 15 de juin suivant, dans la ville de Montargis, pour y assister, comme
pair de France, au jugement ; du duc d'Alençon. Il y
avait déjà deux ans que ce prince avait été emprisonné par ordre du roi, qui
avait eu la preuve de ses criminelles intelligences avec les Anglais. C'était
au moment où le roi, pour lors au château de Chatelar en Bourbonnais,
s'avançait contre son fils qu'il avait appris cette nouvelle trahison ourdie
dans sa famille. Ce lui fut un surcroît de chagrin. « Ma vie est bien
douloureuse, disait-il, puisqu'il faut me garder de ceux à qui je devrais me
fier plus qu'à tous les autres, et que ceux de mon sang me trahissent. » Il
délibéra dans son conseil sur ce qu'il y avait à faire. L'ordre régnait
maintenant assez bien dans le royaume, la puissance du roi était assez
affermie, et l'affection de ses peuples assez grande pour qu'il ne parût
point difficile de poursuivre, selon la justice, un prince du sang. Le duc
d'Alençon était alors à Paris ; avait quitté ses domaines, exprès pour ne
point donner de méfiance, au moment où l'exécution de ses complots allait
commencer. Le comte de Dunois fut chargé de le saisir. Il prit secrètement
toutes ses mesures avec les plus fidèles serviteurs du roi, Guillaume
Cousinot, le sire de Brezé, Odet d'Aydie, le sire de Moui baillif de
Vermandois. Laissant hors de la ville les archers et les gens d'armes qu'il
avait amenés, il entra à Paris, manda le prévôt, lui dit les ordres du roi,
et le chargea de faire environner, avec un nombre d'hommes suffisant, l'hôtel
du duc d'Alençon. C'était où est maintenant la Force. Quand tout fut sur le
point de l'exécution, le comte de Dunois se rendit seul chez le prince, comme
pour le visiter. Il en fut honorablement reçu, et ils commencèrent à deviser
entre eux de choses indifférentes. Puis, au moment où le comte de Dunois fut
assuré que chacun était à son poste : « Monseigneur, dit-il, pardonnez-moi ;
le roi m'a envoyé vers vous ; je n'en sais pas bien la cause, mais je dois
lui obéir ; » et lui mettant la main sur l'épaule : « Vous êtes
prisonnier du roi, » ajouta-t-il. Le duc d'Alençon n'eut pas le temps de
répondre ; la chambre se remplit aussitôt des gens du comte de Dunois. Il
fallut bien obéir. On pouvait craindre quelque rumeur à Paris. Le comte lui
dit : « Monseigneur, sans faire ici plus de séjour, il vous faut partir et
monter au plus vite à cheval. » — « Je me trouve bien ici, et j'y veux
rester, » répliqua le prince ; on n'en fit pas moins amener ses chevaux. Il
écrivit un billet à sa femme, désigna quelques serviteurs pour le suivre, et
l'on se mit sur-le-champ en route. Arrivé à la porte Saint-Antoine, il vit de
loin quarante lances, sous les ordres du sire de Moui. « Quels sont ces gens
? demanda-t-il, et ma vie est-elle en sûreté ? » — « Ne craignez rien, ce
sont des gens du roi, » lui répondit le comte de Dunois. Il fut
ainsi conduit à Melun ; le connétable de Richemont, dont il avait épousé la
nièce, et qui avait toujours été de ses amis, vint le voir. Il ne voulut rien
avouer ni répondre aux commissaires que le roi avait envoyés pour l'interroger[7] : « Je ne cacherai
rien au roi, disait-il, mais je ne veux parler qu'à lui ; je sais bien qui
m'a joué ce tour. On veut me faire passer pour Anglais, je ne l'ai jamais
été, ni voulu l'être ; mais les manières du roi contre moi et contre tous
ceux de son sang nie font un grand déplaisir. Quand nous venons le voir, nous
sommes souvent cinq ou six jours sans être admis, sans avoir audience ; il
n'est entouré que de méchantes gens de petit état, sortis de bas lieu ; ce
sont eux qui le gouvernent. » Le roi
consentit à le voir, il fut amené en Bourbonnais et mis en prison au château
de Chantelle. Lorsqu'il fut conduit en sa présence, le roi lui demanda
comment il avait pu s'allier avec les anciens ennemis du royaume, et leur
promettre les places de Domfront et de Falaise afin de faciliter leur
descente en France. Le duc d'Alençon se montra hautain dans sa réponse : «
Monseigneur, dit-il, j'ai bien pu faire alliance avec quelques grands
seigneurs pour ravoir ma ville de Fougères que me retient injustement le duc
de Bretagne dont je n'ai jamais pu avoir raison à votre conseil. — Jamais,
répondit le roi, nous n'avons refusé de vous rendre justice, et il n'est pas
nécessaire d'aller chercher de telles couleurs pour expliquer vos alliances
avec nos adversaires. Vous ne les pourrez nier, car on a vos lettres signées
de vous, et aussi des témoins » Il y eut encore quelques paroles entre eux,
et le duc d'Alençon finit par requérir qu'on le mît en liberté : « Ce
n'est pas une chose à faire légèrement, dit le roi ; il y faudrait grande
délibération ; on vous fera votre procès tout au long. » L'instruction
du procès dura deux ans, et fut faite avec le plus grand soin. Tout le crime
du duc d'Alençon fut avéré ou par sa confession ou par des preuves
irrécusables. Voici quelle avait été la suite de ses trahisons[8]. Quelque temps après que lord
Talbot eut pris Bordeaux, un serviteur de sir Richard Woodwille chevalier
anglais, qui avait épousé la veuve du duc de Bedfort, et qui était par
conséquent beau-frère du comte de Saint-Pol, était venu trouver le duc
d'Alençon et lui avait proposé de marier sa fille au fils du duc d'York. Il
avait été question aussi de beaucoup d'autres choses ; en se quittant, ils
étaient convenus d'une certaine façon de se prendre le pouce en signe de
reconnaissance, lorsqu'on s'enverrait des messages. En 1455
au mois d'août vint à La Flèche un héraut anglais nommé Huntington ; le duc
d'Alençon lui découvrit ses desseins et le chargea de retourner en
Angleterre. « Dites-leur donc de se mettre enfin d'accord de par Dieu ou de
par le diable, disait-il parlant des discordes du duc d'York et du parti de
la reine ; il faut descendre en Normandie, et ne pas penser à autre chose. C'est
le moment ou jamais ; le roi est loin ; son armée est séparée en trois
parties ; l'une dans le comté d'Armagnac, l'autre en Guyenne ; la troisième
marche contre le Dauphin. Les nobles, les bonnes villes, le peuple, tout le
monde est aussi mécontent que moi ; j'aiderai les Anglais de mes forteresses
et de mon artillerie, qui est suffisante pour combattre dix mille hommes en
campagne. Il faut venir avec trente ou quarante mille hommes, et amener le
roi Henri. Il n'y a pas quatre cents lances en Normandie ; le pays sera
conquis avant qu'on puisse y porter secours. Il sera nécessaire de publier la
défense de rien prendre sur les habitants et les laboureurs et punir
sévèrement les délinquants. Il ne faudra pas non plus penser à maintenir les
dons de domaines faits autrefois par les Anglais ; le roi Henri devra ne
point parler du passé. Pendant qu'on descendrait en Normandie, une expédition
partirait aussi de Calais. Si le roi veut retirer son armée de Guyenne, le
pays se révoltera encore une fois. Le duc de Bourgogne n'est point à craindre
en ceci ; ce n'est pas un homme qui aime la guerre ; il ne veut que paix et
amour. Quant au Dauphin, il se déclarera pour nous et nous aidera de ses
places et de ses gens. » Le duc d'Alençon chargea aussi Huntington de
demander qu'on lui envoyât au plus tôt vingt mille écus ou dix mille au
moins, à prendre à Bruges on sur toute autre ville de négoce, afin qu'il pût apprêter
son artillerie et former ses compagnies ; enfin il donna, pour le duc d'York,
une lettre de créance conçue ainsi : « Seigneur, veuillez croire ce que
le porteur vous dira de moi ; je vous remercie de votre bon vouloir ; j'ai
bonne volonté, il ne tient qu'à vous. » Il avait signé d'un N barré ; Pouancé
son héraut avait accompagné le héraut anglais. Peu
après, impatient de ne pas avoir de réponse, le duc d'Alençon s'était
découvert à un prêtre nommé Thomas Gillet, lui avait appris les signes de
reconnaissance, lui avait donné une lettre de créance signée de même, et
l'avait expédié au duc d'York. Au mois
de décembre, Fortin, parent de Thomas Gillet, avait été envoyé à Calais, où
se trouvait sir Richard Woodville ; enfin, au mois de janvier, Pouancé et
Thomas Gillet étaient revenus. Le duc d'York les avait chargés de remercier
le duc d'Alençon, de lui dire que le parlement des États d'Angleterre n'ayant
pas été assemblé, on ne pouvait donner une réponse finale : que cependant on
pouvait. compter que les, Anglais descendraient en France avant le mois de
septembre. Le duc d'York priait le duc d'Alençon de s'emparer d'un port de
mer pour faciliter la descente, et de lui faire savoir si le Dauphin ne
viendrait point défendre la Normandie. Un
nouveau messager reçut encore la confidence du duc d'Alençon, qui lui fit
prêter serment sur l'Évangile : celui-ci s'en alla avec une lettre de créance
qui, cette fois, était signée Jean. Il était chargé de dire qu'il fallait se
hâter, que le roi marchait contre le Dauphin, qu'ainsi on pouvait lui
préparer un beau retour de noces : que, pour son compte, il voudrait déjà
voir les Anglais descendre en France, épais comme grêle, et qu'ils
passeraient pour de bien mauvais combattants s'ils ne profitaient d'une telle
occasion. Mais,
dans cet intervalle, les choses avaient changé en Angleterre ; le duc d'York
n'était plus protecteur du royaume. Ce fut au roi Henri lui-même que fut
présenté Aymon Gallet, dernier envoyé du duc d'Alençon. Ce roi, qui était
simple d'esprit, mais rempli de piété, avait toujours été gouverné soit par
les uns, soit par les autres, et n'avait aucune volonté. Il s'informa à ce
messager quelle personne c'était que son oncle le roi Charles : « Je ne
l'ai vu que deux fois, répondit Gallet ; une fois à cheval, et il me sembla
gentil prince ; puis, dans une abbaye près de Caen, où il lisait en une
chronique, et personne ne m'a jamais paru lire si couramment que lui. » Pour
lors le roi Henri lui dit : « Je m'étonne comment les princes de France ont
si grande volonté de lui faire du déplaisir ; au reste, autant m'en font ceux
de mon pays. » Il donna toutefois à Gallet une lettre pour le duc d'Alençon,
où il le remerciait et l'engageait à envoyer, au mois d'août, ses agents à
Bruges, où se rendaient les ambassadeurs d'Angleterre, afin de prolonger les
trêves avec le duc de Bourgogne. Là, pourrait se traiter l'affaire des vingt
mille écus, ainsi que les autres. Ce
terme parut trop long au duc d'Alençon ; il envoya encore une fois Galla et
le chargea de parler d'une autre demande qu'il avait faite. Il voulait à tout
hasard avoir une retraite en Angleterre, et désirait qu'on lui accordât les
duchés de Glocester et de Bedfort. Il annonçait aussi les démarches qu'il
avait faites pour surprendre le pont de Granville. Les
choses en étaient là, quand Thomas Gillet, ce prêtre que le duc d'Alençon
avait chargé de plusieurs messages, engagea Fortin, qui venait d'être encore
expédié pour l'Angleterre, à aller remettre au roi de France les lettres
qu'on lui avait données. Ce fut alors que le roi se résolut à faire saisir le
duc d'Alençon. La
procédure l'ayant confondu par ces preuves et par les témoins, il avoua tout
on à peu près ; il ajouta que s'il avait ainsi comploté contre le royaume,
c'était à la suggestion du bâtard d'Armagnac et du Dauphin. Cette excuse fut
examinée avec soin ; il ne pouvait produire nulle preuve, nul témoignage ; il
variait et vacillait dans son récit ; il ne savait que répondre aux
difficultés qu'on opposait à son récit. On s'assura que ce n'était qu'un
mensonge, et que s'il avait parlé du Dauphin aux Anglais, c'était connue de
tout le reste, pour les mieux engager, en leur montrant l'entreprise comme
plus facile. Son
ambition et son avarice seules l'avaient induit à mal ; les promesses des
sorciers et des devins y avaient contribué aussi ; il en avait consulté plusieurs, et avait même envoyé un de ses serviteurs en Italie
afin d'interroger un hermite fort renommé ; il voulait savoir de lui comment il devait
s'y prendre pour être dans la bonne grâce du roi, et aussi pour retrouver le même empressement qu'il avait eu
autrefois à satisfaire la tendresse de sa femme la duchesse d'Alençon. Le saint homme fit une bien
sage réponse à la première question. « Que le duc d'Alençon, dit-il, se mette
en la grâce de Dieu, il aura celle de tout le monde. » Pour satisfaire à la
seconde, il donna une forme de conjuration, dont il disait que l'effet serait
certain. L'instruction
terminée, le roi convoqua son Parlement pour procéder au jugement. Comme le
duc d'Alençon était pair du royaume, les autres pairs furent appelés à
siéger, ce qui ne s'était point vu depuis le procès du roi de Navarre, en
1386. Le duc de Bourgogne répondit aux ambassadeurs, qui venaient requérir sa
présence, qu'encore que, d'après le traité d'Arras, le roi n'eût aucun
commandement à lui adresser et qu'il ne fût en rien son sujet, néanmoins au
plaisir de Dieu, il se rendrait à Montargis. En même temps il envoya Toison-d'Or
au roi, et fit publier dans ses états que tous ses vassaux et
arrière-vassaux, les archers et arbalétriers assermentés des bonnes villes
eussent à s'armer et se tenir prêts pour l'accompagner à Montargis, où le roi
l'avait sommé de venir. Puis il partit pour Lille, où était son artillerie,
afin de la faire mettre en état. Le roi de son côté sachant quels apprêts de
guerre se faisaient en Flandre, convoqua le ban et l'arrière-ban du royaume.
Chacun s'affligeait que les choses en fussent venues à ce point ; cependant
Toison-d'Or revint de son ambassade. Le roi, cette fois encore, ne voulut
point pousser le Duc à l'extrême, et rompre une paix si heureuse pour son
royaume ; il fit répondre au Duc que sa présence au lit de justice n'était
point nécessaire : que la suite nombreuse dont il serait accompagné serait
dommageable pour le pays, et qu'il suffirait d'envoyer quelques personnes de
son conseil afin d'assister au jugement. La paix
se trouvant ainsi conservée, la cour de Bourgogne revint à ses
divertisse-meus accoutumés. Le comte de Charolais n'avait pas de plus grand
plaisir que les joutes, et il s'en faisait souvent de fort belles. Par
malheur, le Duc tomba malade et eut une assez forte fièvre. La Duchesse
quitta son couvent pour venir lui donner tous ses soins. Elle n'avait pas vu
son mari depuis le jour où elle avait pris parti dans la querelle avec son
fils. Cette marque de tendresse émut vivement le Duc. Ils pleurèrent ensemble,
et il rendit toute son amitié à sa femme. Elle la méritait bien ;
non-seulement elle avait toujours aimé uniquement le Duc, et lui avait
pardonné les torts qu'il avait sans cesse, mais elle avait été pour lui comme
un sage conseiller, s'acquittant d'ambassades difficiles, et terminant de
grandes affaires. Lorsqu'il
fut rétabli, les fêtes recommencèrent. L'arrivée de la comtesse de Nevers,
qui était fille du sire d'Albret, et que Charles comte de Nevers avait
épousée en France depuis un peu plus d'une année, rendit encore les amusements
plus magnifiques. Le Duc se trouvait réuni avec presque toute sa famille, et
réconcilié avec son fils et sa femme. Tout se passait donc avec une complète
allégresse. Après quelque séjour, la comtesse de Nevers quitta Lille pour se
rendre chez sa belle-sœur la comtesse d'Étampes. Le Duc et Adolphe de Clèves
comte de Ravenstein l'accompagnaient, et elle avait aussi avec elle un beau
cortége de dames. Quand on fut venu à un petit pont, non loin de la ville, se
présentèrent six chevaliers. Leur chef demanda au sire de Ravenstein qui il
était, et où il menait ces dames. « Que vous importe ? répondit-il ; laissez-nous
passer notre chemin. » Le chevalier coucha sa lance et courut sur
Adolphe de Clèves. Pour lors commença la joute, car c'était le comte de
Charolais. Les lances se brisèrent, ils prirent leurs épées ; quand ils
eurent bien combattu, ils ôtèrent leurs casques et vinrent aux dames, qui
leur donnèrent grandes louanges. Le comte de Charolais avait fait apprêter un
repas élégant dans une maison voisine ; on chanta et l'on dansa. Puis les
dames remontèrent sur leurs haquenées, et prirent congé des princes de
Bourgogne[9]. Cependant
le sire de Croy, le sire Simon de Lalaing, maître Jean l'Orfèvre président de
Luxembourg, et Toison-d'Or, avaient été choisis pour assister au jugement du
duc d'Alençon. Ce ne fut pas à Montargis que se tint le lit de justice. Une
épidémie qui régnait dans le pays fit transférer à Vendôme la séance du
Parlement. Tout s'y passa en grande pompe et cérémonie. Le roi était sur son
siège royal ; le Parlement, consulté auparavant, avait été d'avis que ce
devait être une séance royale. A ses pieds était assis le comte de Dunois,
Brand chambellan. Le haut banc, à la droite, était occupé par les ducs
d'Orléans, de Bourbon, les comtes d'Angoulême et du Maine, les comtes de Foix
et d'Eu, qui venaient d'être élevés au rang des pairs, et les comtes de
Vendôme et de Laval. Au-dessous d'eux, les trois présidents au Parlement, le
grand-maître de France, l'amiral le grand-prieur, le marquis de Saluces, fils
du duc de Savoie ; quatre maîtres des requêtes, le baillif de Senlis, deux
conseillers du roi et trente-quatre seigneurs du Parlement. Au pied du trône,
le chancelier. A la gauche, sur le haut banc, les pairs ecclésiastiques,
quatre évêques et l'abbé de Saint-Denis. Au-dessous, les seigneurs de la
Tour-d'Auvergne, de Torcy, de Vauvert, de Prie, de Pressigny ; les baillifs
de Touraine et de Rouen, les trésoriers, Tristan-l'Hermite prévôt des
maréchaux, le Prévôt de l'hôtel et trente-quatre seigneur du Parlement. Sur
un banc séparé, le procureur-général et deux avocats du roi. Enfin, cinq
greffiers sur des petits bancs. Le
chancelier commença par commander aux huissiers qu'on allât appeler le duc de
Bourgogne, qui à lui seul représentait trois pairies, Bourgogne ; Flandre et
Artois. Les huissiers sortirent, et alors se présentèrent les ambassadeurs du
duc Philippe. Le connétable duc de Bretagne avait demandé à ne point siéger à
cause de sa parenté avec l'accusé, qui était son propre neveu. Les
pairs ecclésiastiques, le chancelier, les présidents au Parlement, plusieurs
maîtres des requêtes et plusieurs conseillers .au Parlement avaient déjà
assisté, depuis plusieurs semaines, à une instruction préparatoire qui avait
suivi les informations faites depuis deux ans. Les princes du sang, les pairs
de France, les seigneurs appelés par le roi au Parlement, prenaient
connaissance de l'affaire pour la première fois. L'accusé fut amené et placé
sur une escabelle basse ; il fut interrogé et répéta librement tous ses
aveux. Avant
que la sentence fût prononcée, maître Jean l'Orfèvre, ambassadeur du duc de
Bourgogne, fit supplier le roi d'entendre ce qu'il avait, proposer de la part
du Duc, et il fut admis à prononcer un discours, qui fut trouvé bien éloquent
et bien docte. Il était rempli de citations tirées des livres saints, des
lois impériales de l'empereur Justinien, de Virgile et d'autres auteurs
profanes. Maître l'Orfèvre y alléguait de beaux et célèbres exemples de
clémence, entr'autres celui de « Trajan, le meilleur empereur des
païens, qui fut, non pas austère, mais clément, et qui, pour sa
miséricordieuse justice, fut tiré des enfers par les prières de saint
Grégoire, et fait chrétien trois cents après sa mort. » Après
beaucoup d'autres exhortations générales, l'orateur continuait ainsi : « Sire,
monsieur de Bourgogne a l'espérance que si l'épée de justice était tirée de
son fourreau et remise à l'exécuteur pour frapper, vous le feriez retirer en
reconnaissant que le condamné est votre parent et votre sang. « Considérez,
sire, les bons services rendus à vous et à vos nobles aïeux par monsieur
d'Alençon et ses devanciers. Son bisaïeul mourut à la bataille de Créci ; son
grand'père fut otage en Angleterre pour le roi Jean ; son père finit ses
jours à la bataille d'Azincourt ; lui-même à la bataille de Verneuil fut
trouvé parmi les morts et mené en Angleterre. Sire, vous savez bien que c'est
en vendant le peu d'héritage qui lui restait, qu'il a été mis hors des mains
de vos anciens ennemis. Il aima mieux avoir sa délivrance à ce prix, que
d'être quitte, de ravoir ses terres, et d'obtenir tout ce qu'on lui
promettait, en faussant sa loyauté. Songez à ses enfants, sire ; ils vous
offrent aussi leur sang à répandre, en suivant la trace de leurs nobles
prédécesseurs. Là,
maître l'Orfèvre rappelait encore diverses histoires d'enfants qui avaient
obtenu grâce pour leurs parents ; entr'autres le fils de Servius Galba, en
faveur de qui l'on avait pardonné à son père, et surtout par la considération
que cet enfant était parent du roi Gallus. « Et les enfants de monsieur
d'Alençon ne sont-ils pas aussi parents du roi Gallus ? c'est-à-dire de vous,
sire... Considérez enfin la personne de monsieur d'Alençon. Sire, ceux qui
ont con versé souvent avec lui, et ont hanté sa compagnie, savent assez, tant
par sa conduite que par son langage, qu'il y a toujours eu en lui plus de
négligence et de simplicité que de mauvaise malice. A de tels hommes, sire,
la loi est plus douce et moins rigoureuse qu'aux autres. D'autre part, si,
par quelque soudaine mélancolie, monsieur d'Alençon avait projeté quelque
chose qui vous fût préjudiciable, toutefois, Dieu merci, l'effet ne s'en est
pas suivi. Ne croyez pas cependant que monsieur de Bourgogne veuille dire
qu'en tout délit il faut que l'œuvre soit consommée pour qu'il y ait délit ;
il sait que, particulièrement pour le crime imputé à monsieur d'Alençon, il
en est autrement, et que la volonté est à punir comme l'effet. Mais monsieur
de Bourgogne prétend seulement que la grâce est plus facile à accorder que si
la chose était consommée, et si le péril s'en fût suivi. Même on peut,
trouver vraisemblable qu'avant la consommation du crime, monsieur d'Alençon
eût pu s'en repentir et s'en retirer. « Par
ces considérations, sire, monsieur de Bourgogne vous supplie, en toute
humilité de cœur, de jeter un œil de miséricorde sur monsieur d'Alençon, de
remettre et pardonner tout ce qu'il peut avoir méfait contre vous, et de lui
garder l'honneur sans lequel le cœur d'un noble homme ne peut vivre. Sire,
princes, étrangers, voisins, amis et ennemis connaissent par expérience votre
charité, votre humanité, votre puissante et miséricordieuse bonté ; pour
Dieu, sire, ne rejetez pas la demande de votre humble parent, et il répétera
avec tout le monde : Misericordiam Domini in œternum cantabo. L'évêque
de Coutances répondit, par ordre du roi, de point en point, au discours de
l'ambassadeur de Bourgogne. Il parla de l'obligation de faire justice,
imposée par la majesté royale. « C'est par la justice que règnent les
rois ; et, n'était la bonne justice des rois et des princes, les royaumes et
seigneuries ne seraient que larronneries. « La
parenté de monsieur d'Alençon lui imposait, dit-il, de plus grands devoirs
envers le roi et le royaume. Les services de ses devanciers n'ont pas été
imités par lui ; et, si les enfants ne doivent pas porter la peine des
forfaits du père, de même la gloire du père ne doit pas profiter au fils. On
dit que monsieur d'Alençon s'est toujours montré simple et négligent ;
certes, le contraire a bien paru, et il n'a fait voir que trop de malice et
de subtilité. « Enfin,
le roi vous fait dire qu'il agira en ceci, d'après l'avis des princes et
seigneurs de son sang et autres, et de ceux de son conseil qui sont près de
lui. Il eût bien voulu que monsieur de Bourgogne y eût été pour avoir son bon
conseil ; cependant il fera si bien que mondit sieur de Bourgogne et tout le
monde en seront contents. » Alors,
après mûre délibération de la cour des pairs, l'arrêt fut rendu : le duc
d'Alençon fut déclaré criminel de lèse-majesté, et comme tel, privé et
débouté de l'honneur et dignité de pair de France et autres dignités et
prérogatives, condamné à recevoir la mort et à être exécuté en justice. Ses
biens furent confisqués. Toutefois,
le roi se réservant d'en ordonner selon son bon plaisir, déclara que
l'exécution du duc d'Alençon serait différée, et que ses biens-meubles et la
plupart de ses seigneuries seraient laissés à ses enfants. L'arrêt
fut d'abord prononcé au duc d'Alençon, dans sa prison, par un président et un
conseiller au parlement, maître Jean Bureau trésorier de France, et quelques
autres du conseil du roi ; puis une seconde-fois en audience solennelle[10]. Ce ne
fut pas l'intercession du duc de Bourgogne qui décida le roi à user ainsi
d'indulgence. Il y fut déterminé par sa propre volonté et par les conseils du
duc de Bretagne ; l'arrêt portait même, en ce qui touchait la remise d'une
partie de la confiscation, que c'était en faveur et contemplation des
requêtes du duc de Bretagne. Il était revenu auprès du roi, uniquement pour
sauver la vie à son neveu ; sans ce motif on ne l'eût point revu à la cour,
dont l'année précédente il était parti fort mécontent. Des difficultés au
sujet de l'hommage du duché de Bretagne s'étaient élevées entre lui et le
conseil du roi. Du reste elles n'étaient pas nouvelles ; à chaque avènement
d'un duc de Bretagne, on débattait toujours pour savoir si l'hommage était
lige ou simple. Le connétable pensait, que les services qu'il avait rendus
devaient rendre le roi moins exigeant cette fois ; au contraire on l'était
davantage[11] ; et l'on ne voulait point se
contenter de la formule qui, lors des autres investitures, avait toujours
servi à réserver les droits des deux parties ; cependant il ne céda point. Lorsqu'il
fut dans la chambre de parade du roi pour cette cérémonie, le comte de Dunois
lui adressa la parole en ces termes : « Monseigneur de Bretagne, vous
devenez homme du roi, mon souverain seigneur ici présent, et lui faites
hommage lige, à cause de votre duché de Bretagne, vous lui promettez foi et
loyauté, et de le servir envers tous ceux qui peuvent vivre et mourir. » Alors,
tout d'une voix, le comte d'Eu, le baillif de Touraine, et d'autres qui
étaient dans la chambre, s'écrièrent : « Faites-lui ôter sa ceinture. »
C'était comme on faisait pour l'hommage lige. « Il ne le fera pas, et ne le
doit pas faire, répondit le chancelier de Bretagne. — Je vous fais, continua
le duc de Bretagne, tel hommage que mes prédécesseurs vous ont fait, et je
n'entends point qu'il soit lige. » Le chancelier de France répliqua : «
Vos prédécesseurs ont fait hommage lige. — « Vous le dites, et je dis
que non, » poursuivit le duc de Bretagne. Alors le roi, pour mettre fin à ce
débat, prit la parole et dit : « Vous le faites tel que vos
prédécesseurs l'ont fait. — Oui, et point lige. » Il plaça ses mains dans les
mains du roi, ne mit point le genou en terre, ne fit aucun serment, ne prit
aucun engagement, et embrassa le roi. « Le duc n'entend faire en ceci,
dit le chancelier de Bretagne, rien qui déroge, ni qui porte préjudice à ses
droits et noblesses. — Et le roi proteste du contraire, » repartit le
chancelier de France. Pour lors le roi ajouta : « Je n'entends, ni ne veux en
rien préjudicier à vos droits, et je crois que vous ne voudriez point
préjudicier aux miens. — Non, » répondit le Duc. Puis,
pour l'hommage du comté de Montfort et de la seigneurie de Neauphle-le-Château,
il mit le genou en terre, se reconnut homme lige, promit et jura de servir le
roi contre tous ceux qui pouvaient vivre et mourir. Le
chancelier de France s'adressa ensuite au Duc : « Monsieur, et de la pairie
de France, ne faites-vous pas hommage ? Non, je ne suis point délibéré de le
faire à présent ; je n'en ai point parlé à mes États. C'est son fait, reprit
le roi ; il sait bien ce qu'il a à faire ; on doit s'en rapporter à lui. — Je
le dis pour ma décharge, continua le chancelier de France, et pour savoir
comment je dois gouverner la chancellerie ; car les pairs sont ajournés par
une lettre à part, et c'est vous qui les ajournez ; les autres sont ajournés
par un sergent. Cette fois il n'y a eu qu'une lettre. La chose demeurera donc
au même état, et je continuerai à régler la chancellerie dans la forme
accoutumée. — Je l'entends ainsi. » Telle fut la réponse du roi. L'hommage
de la pairie n'était pas d'ordinaire distinct de l'hommage du fief portant
pairie. Cependant Jean duc de Bourgogne avait prêté double hommage. Si le duc
de Bretagne eût fait hommage lige de la pairie, il aurait donc, en quelque
sorte, reconnu que son duché était lige ; si, au contraire, l'hommage était
pur et simple, il s'en suivait qu'un pair du royaume ne contractait nulle
obligation envers le roi. Après
ces discussions, dont le duc de Bretagne se tint pour fort offensé, il
retourna dans son pays, où il mourut deux mois ensuite. Ses serviteurs
avaient été grandement irrités du mauvais accueil qu'on avait fait à leur
seigneur ; lui qui', au dire de beaucoup de gens, avait sauvé le royaume.
C'était, disaient-ils, une preuve nouvelle de l'ingratitude du roi, et de sa
faiblesse pour ceux de ses conseillers qui le gouvernaient. Leur
mécontentement fut si grand, que le bruit se répandit eu Bretagne que le duc
Arthus était mort empoisonné : Quel
que fût son désir d'obtenir l'office de connétable, devenu vacant par le
décès du duc de Bretagne, le comte de Saint-Pol jugea à propos de se
réconcilier avec le duc Philippe. Il vint à Mons se présenter à lui, en reçut
un accueil favorable, eut avec lui de grands entretiens. Chacun, et le comte
de Charolais surtout, se montra joyeux de cette réconciliation. Elle n'était
sans doute, pour le comte de Saint-Pol, qu'un moyen de plus pour servir le
roi de France ; c'était un homme sans nulle loyauté, comme la suite le fit
bien voir. Le
bruit commun était en effet à ce moment, que le roi ou du moins ses
conseillers tendaient de plus en plus à la destruction du duc de Bourgogne.
Il en recevait de secrets avis[12]. Un jour il trouva dans son hôtel
des vers où les projets menaçants du roi étaient expressément indiqués ; on y
disait que la puissance de Bourgogne avait duré cent ans, mais que tout
pouvait *se payer en une heure : que le roi ne craignait plus la force du duc
Philippe, et que s'il plaisait à Dieu de seconder son travail, il serait
enfin roi régnant, et seul roi. On répandait aussi de plus en plus que des
conditions secrètes du mariage de madame Marguerite d'Anjou avec le roi
d'Angleterre, avaient été le partage des états de Bourgogne, et que les
Anglais devaient avoir la Hollande et la Zélande[13]. En même temps le Duc voyait le
roi ou s'allier successivement avec tous ses ennemis, ou contracter amitié
avec ses anciens alliés pour lui ôter leur appui ; l'empereur, la maison
d'Autriche, le duc de Saxe, la plupart des électeurs, le Danemark, les
Liégeois, les gens de Berne, le duc de Savoie étaient maintenant liés par des
traités au roi de France. Sans cesse il y avait des négociations avec
l'Angleterre ; on ne pouvait, à la vérité, rien conclure de solide avec un royaume
si fort troublé et divisé ; mais toute ambassade et tout pourparler
semblaient toujours cacher quelque projet ennemi de la France contre la
Bourgogne, ou de la Bourgogne contre la France. En
outre le roi et ses serviteurs avaient de jour en jour changé de langage ; il
n'y avait plus rien d'humble ni de craintif dans les réponses qu'on faisait
aux ambassadeurs du Duc[14], et il n'était pas accoutumé à
voir sa puissance ne plus inspirer aucune épouvante. Jamais ce changement
n'avait mieux paru qu'au lit de justice à Vendôme ; les plaintes des envoyés
de Bourgogne n'avaient pas été écoutées. Le conseil du roi avait au contraire
déclaré hautement que c'était-le roi qui avait des griefs à imputer au Duc.
Le procureur général avait dit au milieu du conseil, devant tous les princes,
qu'il faudrait plus de quinze jours pour réciter toutes les désobéissances du
duc de Bourgogne. Ce propos, qui lui avait été rapporté, l'avait fort
offensé. Le
séjour du Dauphin en Flandre était un sujet de reproche toujours subsistant ;
le roi attendait l'effet des exhortations que le Duc avait tant promis de
faire pour ramener le prince à son devoir, et il ne voyait pas, disait-il,
qu'elles eussent encore profité eu rien. Cependant
le Dauphin avait chargé les ambassadeurs de Bourgogne qui s'étaient rendus au
lit de justice, de parler pour lui à son oncle le comte du Maine. Le roi
l'ayant appris, fit savoir à son fils qu'il ne pouvait ajouter foi à un tel
rapport, puisqu'il n'avait reçu ni lettres ni messages de lui. Le Dauphin
saisit alors cette occasion de témoigner au roi son respect et sa
reconnaissance. Il lui annonça en même temps, pour la seconde fois, la
grossesse de sa femme : « Grâce à Dieu, disait-il, je puis vous le signifier,
ainsi que je le dois, comme chose sûre, car elle a senti plusieurs fois
bouger son enfant ; ce dont vous serez bien joyeux. Et qu'il vous plaise
m'avoir et me tenir toujours en votre bonne grâce et me mander vos bons
plaisirs pour que je les puisse accomplir. » A Genappe, 13 décembre 1458. Eu même
temps, le Duc renvoya encore une ambassade pour s'expliquer sur les reproches
qui lui avaient été faits à Vendôme, et surtout sur les paroles du procureur
général. Il rappelait à ce sujet tous les services qu'il avait rendus au roi
et au royaume, ainsi que le peu de reconnaissance qu'on lui en avait
témoigné. Tout ce que ses ambassadeurs étaient chargés de remontrer en son
nom, marquait assez de fierté et d'amertume. Ils devaient déclarer
formellement quel avait été, quel était, quel voulait être leur seigneur
envers leur roi ; et demander que le roi déclarât et signifiât les causes de
son mécontentement envers lui. La
réponse signifiée par ordre du roi, se ressentit de la puissance qu'il avait
conquise sur ses ennemis du dedans ou du dehors. Il s'étonnait que le Duc se
plaignît des réponses données à ses ambassadeurs pendant leur séjour à
Vendôme, et pensait qu'elles étaient si bonnes et si raisonnables, que
monsieur de Bourgogne en aurait dû être content. Le
discours du procureur général se rapportait aux désobéissances nombreuses et
journalières qu'éprouvaient dans ses états les arrêts du Parlement ; et
monsieur de Bourgogne devrait bien les faire cesser. Le Duc
avait parlé de la paix d'Arras, comme il faisait toujours, en faisant valoir,
sa générosité, et répétant qu'il l'avait accordée par respect de Dieu, par
affection pour la noble maison de France et par compassion du pauvre peuple.
Le roi répondit qu'il n'avait pas été contraint à cette paix par la
nécessité, qu'il avait su auparavant recouvrer la pins grande partie de l'île
de France, de la Brie, de la Champagne et de la Picardie. Il ne disconvenait
pas, au reste, du malheur d'un royaume où les sujets et les membres de la
maison royale étaient divisés de leur chef ; mais c'était lui, disait-il, qui
voulait bien oublier tout le passé. Il refusait
aussi aux sires de l'Isle Adam, de Ternant, de Lalaing et autres serviteurs
du duc de Bourgogne, l'honneur d'avoir délivré Paris, ainsi que le prétendait
le Duc ; il rappelait que le connétable et monsieur de Dunois avaient été
chefs de l'entreprise, et qu'elle s'était faite avec les hommes d'armes et
les finances de la France. Toutes les autres villes du royaume, à la réserve
de Noyon et Soissons, avaient été conquises par les armes du roi, et non par
le Duc. Le roi
ne se souvenait surtout point que le duc de Bourgogne eût envoyé aucun de ses
gens à la conquête de la Normandie ; seulement le comte de Saint-Pol et
d'autres parents, sujets et serviteurs du roi, étaient venus avec des
chevaliers et des écuyers de Picardie ou d'autres provinces du royaume, se
mettre aux gages du roi ; ils s'étaient conduits honorablement, et le roi
leur en avait témoigné son contentement. Le roi
ajoutait qu'il avait bien le pouvoir de prendre alliance avec qui il voulait
pour l'avantage du royaume : que les traités conclus ne portaient aucune
condition au préjudice du duc de Bourgogne : que ce prince devait comme
seigneur du sang royal se réjouir de voir le roi allié à des souverains
puissants, comme le roi Ladislas ou le roi de Danemark : que presque toutes
ces alliances étaient seulement renouvelées et avaient jadis existé. Quant
au mariage qui avait été conclu pour madame Magdeleine, il n'était pas besoin
d'y chercher un motif d'inimitié ; car il était notoire que la fille du roi
ne pouvait trouver, dans la chrétienté, un mariage plus grand en biens et en
honneurs. D'ailleurs le duc de Bourgogne n'était pas, du moins à la connaissance
du roi, l'adversaire du roi Ladislas. C'était son proche parent, et il avait
offert d'aller combattre les Turcs sous son commandement. Leur différend sur
le pays de Luxembourg n'était pas un motif pour se dire ennemis, surtout
lorsque le roi de Bohême s'était soumis à l'arbitrage du roi, bien que le Due
s'y fût refusé. En
toutes trêves faites par le roi avec les Anglais le duc de Bourgogne avait
toujours été compris. Au contraire, le Duc avait fait des trêves séparées,
donnant pour excuses qu'il avait voulu garantir ses pays de la guerre que
venaient y faire des capitaines et gens de guerre du roi ; tandis que chacun
avait vu que le roi, à qui ces désordres déplaisaient, avait bien su les
faire cesser. Pour
les conditions secrètes, que le Duc prétendait qui avaient été arrêtées au
mariage de madame Marguerite d'Anjou, le roi s'étonnait que monsieur de
Bourgogne eût si légèrement et si longtemps persévéré à croire des choses
évidemment contraires à la vérité. Il
n'était donc point véritable que le roi eût rien fait de contraire au traité
d'Arras ; monsieur de Bourgogne devait, au contraire, se rappeler ce qui
avait été convenu lors du mariage de monsieur de Charolais et de feu madame
Catherine de France. Monsieur
de Bourgogne s'était plaint qu'on avait mainte fois, à la cour, parlé de lui
et de ses gens injurieusement et avec dérision. Le roi répondait sagement
qu'il en ferait punition s'il en avait connaissance, mais que communément de
tees choses se disaient par des gens de petite réputation, et qu'encore qu'on
eût parlé de sa propre personne plus librement et plus outrageusement, il n'y
avait jamais pris garde. Enfin,
aux prières que le Duc faisait au roi de le tenir en sa bonne grâce, il
répondait qu'il serait bien joyeux que monsieur de Bourgogne se gouvernât
toujours envers lui tellement qu'il eût sujet de continuer à le tenir dans sa
bonne grâce. Il
avait toujours été convenu que, lorsqu'il s'élèverait des difficultés sur
l'exécution du traité d'Arras, le pape en ferait décider par des
commissaires. Le Duc donna donc l'ordre à son chancelier d'examiner de
nouveau le traité, l'acte de mariage de son fils avec madame Catherine, et de
dresser, en conséquence, des instructions pondes ambassadeurs qu'il allait
envoyer au concile de Mantoue, que le pape venait d'assembler. Le pape
était Æneas Sylvius Piccolomini, qui avait été secrétaire du concile de Bâle,
puis de l'empereur, et avec lequel le duc de Bourgogne avait traité pendant
son voyage d'Allemagne. Il venait de succéder au pape Calixte III, et avait
pris le nom de Pie II. Sou premier soin avait été d'écrire à tous les princes
chrétiens, et de leur demander qu'ils eussent à venir en personne, ou du
moins à envoyer des ambassadeurs, pour aviser en commun aux moyens de
défendre la chrétienté contre les Turcs qui faisaient toujours de nouveaux
progrès, et venaient encore de conquérir la Morée et l'Achaïe. Les Grecs
avaient récemment envoyé une grande ambassade au duc de Bourgogne, pour lui
dire leur détresse et implorer son secours. Le
nouveau pape avait une amitié particulière pour le duc Philippe ; et ce
prince, en lui confiant ses intérêts, ne les mettait point en mauvaises
mains. L'ambassade qu'il lui envoya se composait de son neveu le duc de
Clèves, du sire Jean de Croy, du sire de Bergobzoom, de l'évêque d'Arras, et
de plusieurs autres seigneurs et conseillers, tant clercs que laïques. Elle
traversa la France et la Savoie. Le seigneur François Sforza, duc de Milan,
fit au duc de Clèves l'accueil le plus magnifique, tant à cause de lui qu'à
cause du grand et célèbre prince qu'il représentait. La renommée du duc de
Bourgogne dans la chrétienté était plus éclatante que celle d'aucun roi. Le
pape Pie II lui écrivait à peu près vers le même temps[15] : « J'ai appris avec joie, par
les lettres de l'empereur lui-même, qu'il est résolu, et surtout à notre
considération, de vous donner l'investiture royale, et je me souviens d'avoir
souvent écrit à son altesse sur ce sujet en votre faveur. Non-seulement il
s'est déterminé à cela, mais il veut encore contracter alliance avec vous, en
mariant son fils à la fille de votre fils, et vous créer vicaire-général de
l'empire dans les pays de la Gaule, par-delà le Rhin ; ce qui certes nous est
fort agréable. » Cette
grande affection du pape se manifesta par les honneurs dont il entoura le duc
de Clèves. Lui seul de tous les ambassadeurs eut séance au consistoire avec
les cardinaux ; et, lorsque l'évêque d'Arras à l'assemblée du concile eut
excusé le duc de Bourgogne de n'être pas venu en personne, le pape répondit[16] : « Quant à la non
venue de très-noble, très-puissant et mon très-cher fils le duc de Bourgogne,
je sais bien que ses excuses sont véritables et raisonnables. Plût à Dieu que
chaque prince de la chrétienté fit, selon sa puissance, aussi-bien son devoir
que lui ! » Puis il rappela que le Duc était le principal auteur du pieux
dessein d'aller combattre les Turcs : qu'il était venu en personne à
Ratisbonne : qu'il avait déjà envoyé une ambassade à Francfort, et que nul ne
semblait plus disposé et préparé à cette sainte entreprise. L'offre
des ambassadeurs de Bourgogne répondit aux espérances du pape[17]. Ils s'engagèrent à fournir six
mille combattants à la solde et à l'entretien de leur seigneur. Toutefois ils
dirent que l'entreprise ne pourrait se faire tant que la chrétienté serait en
proie aux discordes et aux guerres. Les
ambassadeurs de France ne devaient pas s'attendre à être accueillis de la
même sorte par le pape. Ce n'est pas que la puissance du roi n'eût aussi un
bien grand renom en Italie. Gênes venait de se donner à lui ; les Florentins,
peu d'années auparavant, avaient choisi pour leur capitaine Jean duc de
Calabre, fils du roi René. En ce moment même la maison d'Anjou disputait avec
avantage le royaume de Naples au roi d'Aragon. Mais le pape et le duc de
Milan favorisaient les Aragonais ; et là, comme en tout autre lieu et en
toute autre affaire, le duc de Bourgogne tenait le parti opposé à la France.
Ainsi c'était lui qui était comblé de louanges et d'honneurs au concile de
Mantoue. Au contraire, le roi avait pour partisans tous les ennemis du duc de
Milan et de la maison d'Aragon, particulièrement les Vénitiens. Comme avant
l'arrivée des ambassadeurs de France qui tardaient beaucoup, le pape semblait
tout disposer pour la grande entreprise, et, de concert avec le cardinal
Bessarion, Grec d'origine et réuni à l'Église romaine, promettait toujours un
succès facile, alors les envoyés de Venise raillant cette présomption et
cette hâte, lui dirent : : « Vous êtes né homme en pauvreté et ne savez
ce qu'est une telle besogne que de vouloir faire bataille aux Turcs. Il est
besoin d'attendre la délibération du grand roi. » Enfin
après deux mois arrivèrent les ambassadeurs de France ; c'étaient
l'archevêque de Rouen, l'évêque de Paris, maître Thomas de Courcelles fameux
docteur en théologie et Guillaume Cousinot. Leur commission était bien plus
de parler pour l'affaire de Naples, et de défendre les droits du roi René,
que de traiter des préparatifs de la croisade. Ils avaient aussi à défendre
contre le saint Père, les libertés du clergé de France, et la pragmatique
sanction contre laquelle il était vivement déclaré, après y avoir contribué
de tout son pouvoir tandis qu'il était secrétaire du concile de Bâle[18]. Les
ambassadeurs trouvant donc tant de mauvaise volonté de la part du pape dans
les affaires qui leur importaient le plus, témoignèrent peu d'empressement
pour l'entreprise qu'il voulait persuader à tous les princes de la
chrétienté. Ils refusèrent la levée d'un décime sur le clergé, et dirent
qu'il fallait auparavant justifier l'emploi de celui que le roi avait déjà
permis de lever pour le même motif, et dont on n'avait vu aucun fruit.
Lorsque le pape sembla opposer à la négligence du roi pour les intérêts de la
foi catholique, le zèle et les promesses du duc de Bourgogne, les
ambassadeurs répondirent que le roi ne voulait rien promettre qu'avec la
loyale intention de l'acquitter, et n'avait point coutume d'avancer des
paroles incertaines : que d'ailleurs la promesse du duc de Bourgogne était
soumise à la volonté du roi dont le consentement était nécessaire pour lever
des hommes et de l'argent dans ses provinces. Du reste le roi fit assurer le
saint Père que lorsque son royaume n'aurait plus rien à craindre de ses
ennemis, il s'emploierait de toute sa volonté et de ses moyens à chasser les
Turcs. L'assemblée
de Mantoue ne fut donc pas plus efficace que les journées de Ratisbonne et de
Francfort. Beaucoup de princes y firent des promesses magnifiques. Le pape
s'y montra fort éloquent à remontrer les dangers que courait la chrétienté ;
mais tout en demeura là. Il eu fut de même de la paix entre la France et
l'Angleterre, qui était un autre objet de ce concile. Les différends entre le
roi et le duc Philippe restèrent aussi au même point. Le juge lui était trop
favorable pour que les ambassadeurs de France acceptassent sa médiation. Pendant
la durée du concile, les esprits ne faisaient que s'aigrir davantage, surtout
en ce qui touchait la juridiction du Parlement. Le Duc assurait sans cesse le
roi de la volonté qu'il avait de lui obéir et de lui complaire ; le roi
faisait témoigner au Duc quelle était sa bienveillance et son affection ;
mais aucune difficulté n'était ni résolue ni éclaircie. Il y en eut une qui
finit par donner lieu aux voies de fait. Le roi, en cédant par le traité
d'Arras les villes situées au-delà de la Somme, avait conservé une portion du
territoire d'Amiens, et il y avait établi un officier qui conservait le titre
de baillif d'Amiens. Le Duc avait souvent réclamé contre le nom pris par ce
baillif. Le bruit se répandit qu'Arthur de Longueval, qui pour lors exerçait
cette charge, formait quelque entreprise contre Amiens, et y avait des
intelligences. Le sire d'Ailli vidame d'Amiens, c'est-à-dire lieutenant du
baillif d'Amiens pour le duc de Bourgogne, avait épousé une fille bâtarde du
Duc, et le comte d'Étampes avait épousé sa sœur. Comme il était prodigue et
de mauvaise conduite, il avait engagé sa seigneurie de Pecquigny au comte du
Maine, et l'on disait même qu'il allait la lui Vendre. On le soupçonnait
aussi d'être en secret accord avec le sire de Longueval. Le Duc donna ordre
au comte d'Étampes de se rendre aussitôt à Amiens avec des gens d'armes. Le
sire de Longueval n'eu t que le temps de s'échapper. Le vidame fut saisi, et,
malgré ses nobles alliances avec le Duc et le comte (l'Étampes, il fut
conduit en prison à Rupelmonde ; d'autres se dérobèrent par la fuite aux
soupçons ou au courroux du Duc. Le 17
juillet 1459, la Dauphine accoucha d'un fils. Le Dauphin s'empressa de
l'écrire au roi. « Mon très-redouté seigneur, il a plu à notre béni
Créateur et à la glorieuse Vierge sa mère de délivrer aujourd'hui ma femme
d'un beau fils, dont je loue mon béni Créateur, et le remercie
très-humblement de ce que, par sa clémence, il lui a plu si bénignement me
visiter, et nie donner connaissance des ses grâces et bontés infinies.
Laquelle chose je vous signifie en toute humilité, afin de toujours vous
donner de mes nouvelles et encore plus quand elles sont bonnes et joyeuses,
comme raison est, et comme j'y suis tenu. » Le
Dauphin écrivit aussi à son frère le duc de Berri, à l'évêque de Paris, au
Parlement, à la chambre des comptes, à la ville de Paris, pour leur annoncer
cette heureuse nouvelle. Tous adressèrent au roi les lettres qu'ils reçurent,
et attendirent ses volontés[19]. Il ordonna qu’on fît des
prières publiques, et écrivit au Dauphin pour le féliciter. A la
cour de Bourgogne, le Duc faisait éclater une bien plus grande joie de cet
événement. Il donna mille écus d'or au serviteur du Dauphin qui lui apporta
la nouvelle ; il écrivit aussitôt aux bonnes villes de ses états pour qu'on
chantât le Te Deum et qu'on allumât des feux de joie. Lui-même fut parrain de
l'enfant avec le sire de Croy, et madame de Ravenstein fut marraine. Il fut
baptisé dans l'église de Genappe, à la même paroisse où jadis l'avait été
Godefroy de Bouillon. Les présents furent magnifiques ; le Duc donna à
l'accouchée une vaisselle d'or et d'argent, telle, que, dans leur exil, le
Dauphin et sa femme étaient loin de l'avoir. Ce fut le sire de Croy qui tint
l'enfant, et le Duc le rapporta lui-même sur ses bras[20]. Après la cérémonie, le
Dauphin, en remerciant le Duc, ôta tout-à-fait son chapeau. Le Duc, confus de
voir le fils du roi le traiter ainsi, mit aussitôt un genou en terre, et ne
voulut lias se relever que le Dauphin ne se fût couvert. « Mon très-cher
oncle, lui dit le Dauphin, je vous remercie du bien et de l'honneur que vous
nue faites ; je ne pourrais, je ne saurais le reconnaître, sinon qu'en retour
je vous donne mon corps, le corps de ma femme et le corps de mon enfant. »
Tout le monde pleurait de joie d'entendre les paroles d'affection de ces deux
princes. Tel
était l'accueil que recevait le Dauphin à cette cour. Malgré le
mécontentement qu'en éprouvait le roi, le Duc prenait soin de lui rendre le
séjour de ses états honorable et sûr ; aussi y vivait-il doucement. A la
vérité, il ne pouvait exercer sa jeunesse dans les entreprises, et cela
devait sembler dur à un prince qui, comme lui, n'aimait aucunement la paix et
le repos. Au lieu de commander, il lui fallait aussi, tout absolu qu'il
était, plaire à ceux dont il avait besoin. Du reste il passait son temps sans
faire paraître aucune tristesse ; après la chasse, il se mettait à table avec
de joyeux compagnons ; là, on racontait à qui mieux mieux des histoires de
galanterie. Le Dauphin aimait les bons contes, et celui qui faisait le plus
lascif était le mieux venu[21]. Le comte de Charolais était
aussi un convive jovial ; le bâtard de Bourgogne, les sires de Fienne, de
Digoine, de Thianges, de Rothelin, de Lannoy, de Créqui, payaient ainsi leur
écot en narrations plaisantes ; parfois le bon Duc lui-même s'en mêlait. On
fit un recueil de leurs récits, qui se nomme les Cent Nouvelles nouvelles, et
dans la suite il fut publié. Ce fut
vers ce temps-là qu'un autre ennemi du roi crut qu'il trouverait sans doute
refuge auprès du duc de Bourgogne. C'était le comte d'Armagnac, petit-fils du
connétable, fils de ce comte Jean IV, qui avait fait la guerre au roi, qui
avait passé longtemps en prison, qui avait vu une part de ses biens
confisquée, et qui était mort en 1450. Jean V son fils était marié à Jeanne
de Foix, mais il devint amoureux de sa propre sœur Isabelle qui avait été
promise autrefois au roi d'Angleterre, vécut dans un scandaleux commerce avec
elle, et en eut même deux enfants. Il n'avait pas écouté les remontrances que
le roi lui avait fait faire ; il n'avait tenu compte de l'excommunication du
pape. Cependant
le comte d'Armagnac finit par promettre au roi de ne plus vivre dans un si
grand péché. Mais ayant envoyé à Rome l'évêque de Lectoure, ce prélat revint
avec une fausse bulle du pape, qu'avait fabriquée Jean de Cambray,
référendaire à la cour de Rome. Muni de cette bulle, Jean d'Armagnac commanda
à un de ses chapelains de le marier avec sa sœur. Ce prêtre montra quelques
doutes sur la vérité d'une telle permission ; son maître se courrouça de ce
qu'il ne croyait point à sa parole, et l'eût fait jeter dans la rivière, s'il
eût résisté plus longtemps. Le scandale fut donc plus grand encore. Le roi
lui envoya le comte de la Marche, son oncle, et madame d'Albret, sa tante,
pour essayer de le tirer d'un tel abîme d'impudicité. Dès qu'il sut qu'ils
approchaient de sa ville de Lectoure, où il vivait enfermé, il monta à cheval
avec une troupe d'hommes armés, et vint au-devant d'eux. « Je sais
pourquoi vous venez, dit-il, et vous pouvez vous en retourner ; malgré vous
et tous ceux qui m'en parleront, il n'en sera ni plus ni moins, et sachez que
je ne vous laisserai pas même entrer dans ma ville. » Il
était tard, la nuit tombait ; la ville de Lectoure était dans un pays désert
et peu sûr ; il n'y avait pas, pour se loger, de maisons autour des murs. Le
comte de la Marche et madame d'Albret conjurèrent leur neveu de ne pas les
laisser du moins dans cet embarras et ce péril ; enfin, il consentit à ce
qu'ils prissent gite, non dans le château, mais dans une maison de la ville.
Le lendemain, le comte de Castres, fils du comte de la Marche, alla le voir,
lui parla doucement, et réussit à lui persuader de descendre à l'hôtellerie
où étaient ses parents. Il y amena même sa sœur. Comme elle semblait émue et
disait qu'elle avait été contrainte, le comte d'Armagnac, furieux, tira son
épée, et il fallut employer la force pour l'empêcher d'en frapper le comte de
la Marche. Lorsqu'il fut remonté au château, son oncle et sa tante
écrivirent, en partant, à leur nièce qu'ils la conjuraient de se dérober, dès
qu'elle le pourrait, au crime où elle vivait. Cette lettre mit Jean
d'Armagnac dans une telle fureur, qu'il s'arma et courut à cheval à la
poursuite de ses parents ; ce fut à grand'peine qu'ils échappèrent à sa
fureur. Il ne
tarda guère à offenser le roi par une rébellion ouverte ; l'archevêque d'Auch
avait résigné son siège à Philippe de Lévis son neveu. Le roi et le pape
avaient ratifié cette nomination ; le comte d'Armagnac se rendit à Auch avec
ses gens d'armes, chassa Philippe de Lévis, assembla le chapitre, fit élire
Jean de Lescun son frère bâtard, et l'installa à l'archevêché. C'était
au commencement de la seconde guerre de Guyenne ; le roi avait à chasser les
Anglais, et ne put envoyer point de forces suffisantes pour soumettre le
comte d'Armagnac. Il bravait les arrêts du Parlement de Toulouse jetait les sergents
dans ses prisons, ne leur donnant à manger que lorsqu'ils avaient crié par
trois fois : Vive Armagnac. Ainsi révolté contre le roi, il ne se
rendit point à son mandement contre les Anglais, n'envoya point ses vassaux à
l'armée, et souhaita hautement la victoire à lord Talbot. Un des
premiers soins du roi après la conquête de Bordeaux fut d'envoyer le comte de
Dammartin et Jean Bureau contre le comte d'Armagnac ; il ne put faire aucune
résistance et s'enfuit en Aragon. Le Parlement de Paris commença enfin son
procès en 1457. Il fit réclamer, par procureur, le privilège d'être jugé en
cour des pairs, comme descendant du sang royal, par Isabelle de Navarre sa
mère, et issu du côté maternel, depuis plus de mille ans, des rois d'Espagne
et des anciens ducs d'Aquitaine. Il n'était point prince de la maison royale,
il ne tenait aucun fief en pairie, sa demande fut rejetée ; il allégua qu'un
chevalier combattant pour le royaume &Irait avoir le bénéfice de clergé,
ce qui semblait peu raisonnable. Enfin il se présenta en personne avec des
lettres de sauvegarde du roi ; le Parlement les déclara subreptices et le fit
mettre en prison ; toutefois on le remit en liberté pendant le cours du
procès, en lui commandant de ne pas s'éloigner à plus de dix lieues de Paris
et lui assignant dix mille écus d'or sur ses revenus pour son entretien. Il
ne garda point son han et s'enfuit en Flandre, pensant peut-être y trouver
quelqu'accueil. Le Duc
ne voulut pas même le voir ; on pensa que c'était en souvenir de son
grand-père, le fameux connétable d'Armagnac, ce mortel ennemi du duc Jean. Le
Dauphin s'entretint une fois à la chasse avec lui, mais-ne le reçut pas
autrement. Il s'en alla dans la comté de Bourgogne, et protesta contre
l'arrêt qui le bannissait et confisquait ses biens. L'enfant
qui avait causé une si grande joie dans la maison du Dauphin, vécut peu. Il
mourut au mois de novembre. Le Duc lui fit célébrer un service à Bruxelles.
Peu de jours après, l'évêque de Coutances arriva à la tête d'une nouvelle
ambassade du roi. Il était chargé d'exhorter formellement le Dauphin à
rentrer dans son devoir ; le roi avait voulu que ce fût en présence du duc de
Bourgogne que cette remontrance fût faite. L'évêque
lui parla d'abord de la tendresse du roi, du désir qu'il avait de le revoir,
de l'accueil doux et bienveillant qu'il lui ferait, de la joie et de
l'utilité qui en résulteraient pour-le royaume. Il lui demanda ensuite
quelles étaient ces grandes peurs, ces craintes, ces doutes qu'il alléguait
toujours. Si on en savait le motif, le roi s'empresserait de les dissiper ;
il en avait chargé ses ambassadeurs. « Monseigneur,
pensez que le roi est votre père, et que vous êtes son fils chéri. Il vous
appelle ; il veut vous voir, pour recevoir de vous joie et consolation. Vous
êtes d'une même nature et d'une même substance ; ainsi vous ne devez avoir
qu'un cœur, qu'une âme, qu'une volonté. Quels honneurs et quelle grande joie
et gloire vous viennent de lui ; et, comme dit le sage : Gloria hominis ex
honore patris sui est ! Quelle monarchie ! quelle conquête ! quelle
seigneurie il vous garde et vous prépare ! Car, comme dit la loi : Omnia quæ
nostra sunt ex voto filii paramus. Il continua ainsi à le presser et à
tenter de le persuader par de touchantes paroles et de doctes citations. L'évêque
: d'Arras répondit pour le Dauphin ; il ne montra pas moins d'éloquence, et
encore plus de savoir, que l'ambassadeur de France. Il s'étendit longuement
sur les louanges du roi, sur ses conquêtes plus grandes et plus glorieuses
que celles de César et d'Alexandre, sur la splendeur de son royaume, sur
l'antiquité de sa race qui descendait des Troyens. Il rappela un passage de
saint Ambroise sur la fleur de lis, qui a la forme du ciel qui renferme des ornements
couleur d'or, qui ne craint rien des injures de l'air, et dont l'odeur
repousse les serpents ; il y vit fine belle figure de la France chrétienne,
riche, inébranlable aux tempêtes et chassant ses ennemis. Puis il
parla de la tendresse du prince pour son père. « La rosée du ciel n'est pas
si douce à la terre que l'amour paternel à monseigneur. Larmes et pleurs ne
pourraient exprimer ses angoisses. Quelle joie quelle gloire ! quelle plus
grande cause pour remercier Dieu peut avoir monseigneur que d'être fils d'un
père à qui Dieu donne sa force et sa grâce plus qu'à nul autre prince !
Prince plein d'industrie, prudent au conseil, courageux dans la fortune,
terrible dans la guerre, humain dans la victoire, sans douleur dans les plus
Cruelles angoisses. Or le courroux de ce père victorieux est tombé sur son
sang, sur son fils aîné. D'autant plus aigres sont les maladies qu'elles attaquent
une noble complexion... Et quelle chose est plus aimable pour l'homme que la
maison où il fut nourri ? Cependant, lorsqu'on y voit le feu, on part et l'on
s'enfuit. C'est ainsi que monseigneur a été contraint par calomnies,
inventions, rapports faits contre lui à son père, de demander à quitter
l'hôtel de son père pour aller aux montagnes du Dauphiné, croyant que le
temps et son absence apaiseraient les flammes allumées contre lui. Mais,
comme dit l'Écriture : « Ils ne renoncèrent pas à leurs inventions, et
marchèrent dans la voie très-dure qu'ils avaient accoutumée. » On a
procuré à monseigneur angoisses sur angoisses, douleurs sur douleurs ; on a
miné sa fortune, mais non son courage, ni son amour pour son père. » « On
a parlé de la puissance, de la justice, de la sagesse du roi ; certes il est
le plus puissant prince de l'univers, et son fils le plus pauvre gentilhomme
du monde. Mais le roi n'a jamais rien ôté à ses vassaux sans procès et
sentences. Quel forfait a commis monseigneur ? où a-t- il été cité et
condamné ? Le roi est si sage et si modéré, que jamais il n'a laissé ses
serviteurs, même en sa disgrâce, sans un état convenable ; et monseigneur
est, ainsi que dit le prophète, « pareil au térébinthe dont les feuilles sont
tombées, et au jardin sans eau. » Il est, comme disent les tragédies, sans
lieu, sans pays, sans cité, sans domicile, errant, sans un seul pied de
terre. A quoi pourrais-je comparer le fils aîné, l'héritier de France réduit
en un tel état ? Il s'est vu arracher de la bienveillance de son père ; ses
serviteurs sont chassés du Dauphiné ; ses places sont ouvertes à ses ennemis
; son pays lui est ôté ; il est précipité du plus haut degré de dignité dans
la plus profonde ruine ; et voyez cependant quel respect pour son père ! ....
« L'abondance des eaux n'a pu éteindre l'amour, » comme dit Salomon. « Vous
requérez que monseigneur vienne par devers le roi, et vous demandez pourquoi
il ne se rend pas à l'obéissance de son père. « Qu'il ôte sa verge de
moi ; et que la terreur ne m'épouvante point, » dit Job. « L'enfant,
tandis que son père tient les verges en ses mains, tant plus on l'appelle,
tant plus il craint. » L'évêque d'Arras rappela ici le conseil de Rebecca,
qui exhorta Jacob à fuir chez son oncle la colère de son père. Puis il dit
que le Dauphin avait trois motifs pour ne pas aller trouver le roi : la honte
vertueuse, qui l'empêchait de se présenter ainsi dépouillé et dans la
contenance d'un coupable, et de retourner en cet état dans des villes qu'il a
conquises, dans des pays où il a gagné des batailles, dans un royaume où l'on
a chanté sa gloire : la juste compassion pour ses serviteurs chassés et
ruinés à cause de lui ; et là fut cité l'exemple de Marius, qui ne voulait
pas rentrer à Borne sans ses amis proscrits pour sa querelle ; et, si un
citoyen eut ce courage, que n'exige pas l'honneur dans le fils du roi ?
Enfin, la prudence : si l'on a pu changer la douceur de la très-noble âme du
roi en une grande aigreur ; si l'on a pu entamer l'amour naturel du roi pour
son sang et sa chair, quand cet amour était entier, combien plus facilement
pourrait-ou irriter une bienveillance encore fraîche et nouvelle ? Quoi de
plus aisé, après une maladie, qu'une rechute ? Quelle chose serait plus laide
et plus périlleuse pour monseigneur que de retomber une seconde fois dans la
disgrâce du roi ? » Ce
n'est donc pas l'orgueil qui retient monseigneur ; comment pouvait-il mieux
montrer son obéissance et son respect qu'en se laissant dépouiller
successivement de toutes les administrations qu'il a eues ? Le roi lui avait
d'abord donné le gouvernement du pays en deçà de la Seine, puis le lui a ôté.
Il avait reçu la conduite des gens d'armes : il les a menés à la gloire du
roi et avait gagné de très-hautes victoires ; on n'a plus voulu qu'il les
conduisît. L'entreprise périlleuse de faire lever le siège de Dieppe lui fut
commandée avec une très-petite armée, il obéit sans s'excuser. Puis
monseigneur vint, vit et vainquit les Helvétiens que nous appelons Suisses,
qui sont forts, vaillants, et, comme dit Jules César, si dangereux en
bataille qu'ils ne font pas différence de tuer un prince ou un autre homme.
Ils ont tué plusieurs princes dans leurs batailles, et même un duc
d'Autriche. Il plut au roi, tant pour l'excellence et la noblesse de
l'entreprise, que pour la nécessité du royaume, d'y faire aller monseigneur.
Le roi lui donna des compagnies dangereuses à mettre ensemble, des Français
et des Anglais ; il ne s'excusa pas davantage ; et, ce qui est la souveraine
louange d'un chef d'armes, il maintint cette armée sans dissensions, fit
lever le siège de Zurich et délivra la noblesse d'Allemagne de la servitude
populaire des vilains ; et non-seulement la noblesse des Allemagnes, mais
celle de tout le monde. Car si les Suisses n'eussent pas été refrénés, comme
le feu va d'une maison à l'autre, tout le populaire se fût tourné contre la
noblesse. » Après
avoir rapporté tous les exemples d'obéissance donnés par le Dauphin, l'évêque
d'Arras revenait aux motifs de crainte qui pouvaient le retenir ; il
alléguait maintes histoires saintes et profanes, de pères, qui, sur de faux
rapports, avaient poursuivi leurs enfants avec une haine d'autant plus âpre,
qu'elle avait pris la place de la tendresse naturelle. « Le roi ne
pouvait imaginer que les ennemis de monseigneur mentaient à leur maitre et
calomniaient son fils ; nécessité a été pour lui de les écouter. Ce n'est pas
merveille si monseigneur craint ceux qui, à l'insu du roi, comme il l'a
déclaré, ont osé le faire poursuivre et ont envoyé des gens d'armes côtoyer
la Bourgogne pour le saisir à son passage du côté de Langres. Ce qui prouve
encore que tant de duretés ne viennent pas tant de l'âme du roi que de
certaines instigations particulières, c'est que le roi, dans sa noble bonté,
avait ordonné un état honorable pour madame la Dauphine ; cependant elle
était dans un si misérable dénuement, que lorsqu'elle partit pour venir vers
monseigneur, elle ne put se procurer un écu, un denier vaillant qui lui
appartînt, et qu'elle n'avait qu'une seule robe toute déchirée. Quelle
angoisse pour monseigneur de la voir dans une telle fortune ! nulle dame ne
devait espérer un sort si heureux et si tranquille, et elle ne trouve que
larmes, gémisse-mens, et une pauvreté si grande qu'elle et monseigneur ne
possèdent rien que leur corps. » « Et
que n'oseraient point ceux qui, sans commandement, ont osé faire ceci ? Il
n'est pas besoin de déclarer les personnes desquelles monseigneur a crainte.
Ceux qui sont là-bas peuvent les connaître mieux que lui qui est depuis si
longtemps absent ; mais, si le roi veut le savoir autrement, monseigneur
espère, quelque jour, les lui déclarer en présence de tous les princes de son
sang. » Enfin
l'évêque finissait par prier Dieu que le roi eût compassion de son fils qui
avait eu de si grandes et si longues fluctuations, et voulut bien le laisser
en repos dans l'honorable réception où il se trouvait, en l'hôtel de son
oncle, le premier pair des ducs séculiers et comtes de France. Que le roi, ce
père renommé par sa bonté dans tout le monde, consente, dit l'évêque, à ne
pas le presser davantage, et à le laisser respirer en sûreté. Les
ambassadeurs du roi n'étaient pas chargés seulement d'engager le Dauphin à
revenir près de son père ; ils avaient aussi à répéter au DUC toutes les
plaintes dont les motifs ne cessaient point depuis plusieurs années : les
trêves avec les Anglais ; le passage accordé aux compagnies anglaises de
Calais, qui, traversant l'Artois, venaient courir sur les terres de France ;
le séjour du Dauphin en Flandre ; les désobéissances au Parlement de Paris,
et la conquête du pays de Luxembourg. Le Duc
répondit lui-même à l'évêque : « Il semble, de la façon dont on parle, que
j'aurais séduit et attiré monsieur le Dauphin dans mes états ; mais il est
notoire que la chose n'est pas ainsi. Monsieur Louis est venu chercher ici sa
sûreté, à cause de la crainte qu'il a du roi son père. C'est pour l'honneur
du roi que je l'ai reçu et soutenu de mes biens autant que j'ai pu, et pas si
bien que je l'aurais voulu, ni comme il conviendrait pour un prince tel que
lui. Je veux bien qu'on sache que, tant qu'il plaira à monsieur Louis de se
tenir dans mes pays, je ne lui manquerai pas, et tant qu'il nie restera un
denier, il en aura la moitié. Mais je ne lui défends nullement de retourner
vers le roi ; au contraire, je suis tout prêt, lorsqu'il lui plaira, de l'y
faire conduire par mon fils, ou, s'il était besoin, j'irais moi-même, et
tellement accompagné, qu'il arriverait en sûreté jusqu'au roi. Ainsi, je ne
l'empêcherai point de partir, et je ne le contraindrai pas non plus de s'en
aller. » Il
répondit aussi lui-même au reproche de livrer passage aux Anglais de Calais ;
ses états n'avaient pas moins à souffrir de leurs courses que les pays de
France. Il avait renforcé ses garnisons, et s'employait de son mieux à
prévenir et punir ces désordres. Autant d'Anglais il faisait saisir, autant
il en faisait pendre. On n'avait donc rien à lui imputer à ce sujet. Il s'en
remit à son conseil de débattre les autres griefs, et, peu de jours après, il
écrivit au roi, comme à la coutume, avec le langage le plus respectueux, en
l'assurant que, s'il n'était point satisfait des explications données à ses
ambassadeurs, il en recevrait d'autres encore par ceux que lui-même allait
envoyer. De
toutes les difficultés, celle peut-être que le conseil de France avait le
plus à cœur c'était la juridiction du Parlement. Le Duc ne refusait rias
absolument de soumettre les jugements de ses officiers à l'appel par-devant
le Parlement. Toutefois il représentait que les rois de France, eu réunissant
à la couronne de grands duchés, comme l'Aquitaine, la Normandie, la
Bourgogne, n'auraient pas dû s'arroger l'administration de la justice : que, selon
les anciennes lois, un pair dont le jugement était attaqué n'en devait compte
qu'au roi assisté des autres pairs : que plusieurs fois il avait été promis
aux États généraux du royaume qu'un tribunal de douze personnes serait établi
pour juger les appels contre les pairs : que maintenant leur autorité se
trouvait comme abolie et confondue parmi les juges du Parlement de Paris : et
que nul dans cette cour ne pouvait, ni n'osait défendre les privilèges et
coutumes de la Flandre et de la Bourgogne[22]. Dans
cette idée, le Duc cherchait tous les moyens de diminuer la juridiction du
Parlement. Il avait, en 1455, institué un conseil privé, où ses sujets
avaient la faculté de se pouvoir en appel contre les jugements de ses
officiers, et qui prononçait souverainement, lorsque les parties
s'adressaient à lui de plein gré ; néanmoins la juridiction du Parlement
avait été réservée, ainsi que les traités et les titres de ses seigneurs l'y
obligeaient. Cette réserve semblait insuffisante aux gens du Parlement ; ils
maintenaient que le Duc n'avait pas le droit d'instituer ce conseil. Jamais
il ne céda aux remontrances qui lui furent faites sur ce point[23]. C'était
donc la source de plaintes continuelles. Il y eut surtout plusieurs arrêts
rendus par le Parlement contre les jugements du baillif de Cassel, qui
demeurèrent sans exécution. Guillaume Bouchet, conseiller au Parlement de
Paris, fut envoyé auprès du Duc, pour traiter cette affaire ; il trouva peu
de satisfaction auprès de son conseil. On lui dit d'abord que la seigneurie de
Cassel était domaine direct de la Duchesse, et tout ce qu'il put obtenir fut
que ce baillif ne résiderait plus sur la portion de cette seigneurie qui
relevait de la France. Durant ce débat, comme il lui fut dit que le Duc
n'avait pas sujet d'être content du Parlement qui voulait retenir toutes les
causes de Flandre, maître Bouchet repartit que ce qui pouvait arriver de plus
heureux aux sujets du Duc, c'était d'être jugés au Parlement, qu'ils y
trouveraient justice, tandis qu'en Flandre tout se jugeait par caprice ou par
violence. Il ne
disait que trop vrai, et il se passait, depuis un an, à Arras, les plus
horribles iniquités[24]. Bientôt la voix publique en
murmura hautement, non pas seulement en Artois et en Flandre, mais presque
dans tout le royaume. Il y avait à Arras, comme dans tous les diocèses de
France, un inquisiteur de la foi, nommé Pierre le Bressant, de l'ordre des jacobins
; il était allé au chapitre général de son ordre qui se tenait à Langres.
Pendant son séjour 'en cette ville, où y avait brûlé un nommé Robert de Vaux,
qui vivait en hermite, et qu'on avait reconnu pour Vaudois. Depuis quelque
temps c'était le nom qu'on donnait aux hérétiques, comme on avait fait
autrefois, trois cents ans auparavant, pendant les croisades contre les
Albigeois ; de même aussi on leur imputait mille abominations. Ce Robert de
Vaux était natif d'Artois. L'inquisiteur à son retour de Langres, répandit
qu'en mourant il avait confessé qu'il y avait beaucoup de Vaudois à Arras et
dans le pays. L'évêque était absent, et son diocèse était alors gouverné par
frère Jean, évêque de Baruth in partibus. Par son autorité et celle du
chapitre, on fit saisir d'abord une femme d'assez mauvaise vie, nommée
Deniselle, et un vieux peintre nommé maître Jean Labitte. Il avait été dans
son temps joyeux compagnon, rhétoricien, faiseur de chansons et de ballades,
qu'il disait devant les gens de même qu'un jongleur ; il avait fait aussi
beaucoup de beaux cantiques qu'on chantait par la ville ; du reste, grand
diseur de bons mots, que chacun aimait et traitait comme une sorte de fol,
dont les paroles amusaient sans tirer à conséquence ; aussi n'était-il connu
que sous le nom de l'abbé de peu de sens. Il fut, ainsi que cette femme, mis
dans la prison de l'évêque, du consentement des échevins. D'abord il voulut
se couper la langue avec un canif ; mais bien qu'il ne pût parler, on le mit
à la torture, en lui faisant écrire sa confession. Il avoua, dit-on, de même
que Deniselle qui fut aussi mise à la torture, qu'ils étaient allés aux
assemblées de Vaudois, et qu'ils y avaient vu beaucoup de personnes de la
ville. Les
vicaires de l'évêque et quelques chanoines, voyant où la chose allait monter,
furent d'avis de n'en plus parler et de mettre en liberté les prisonniers ;
mais l'évêque de Baruth et Jacques Dubois doyen du chapitre, s'y opposèrent
fortement, et allèrent trouver le comte d'Étampes qui se tenait à Péronne. Ce
prince étant venu à Arras, ordonna aux chanoines du chapitre de faire leur
devoir, qu'autrement il s'en prendrait à eux. Le procès continua, et l'on
arrêta encore un barbier, un sergent de la ville, une bourgeoise et trois
filles de joie. Ces nouveaux accusés furent de même torturés ; puis leurs
aveux envoyés en consultation à de savants docteurs en théologie de l'évêché
de Cambrai. Ils furent d'avis que puisqu'on n'imputait aux prisonniers ni
meurtres, ni profanation de l'hostie, il suffirait de les admonester et de
les faire renoncer à leur péché. Mais
telle n'était pas la volonté de l'évêque de Baruth et de maître Dubois. Ils
étaient d'opinion que tous ces Vaudois devaient être mis à mort, ainsi que
ceux qui pourraient être accusés de vauderie par deux ou trois témoins.
Toutes leurs peines tendaient à faire brûler ces pauvres gens, et ils s'y
employaient diligemment. Le zèle du doyen était si grand, qu'il ne se pouvait
concevoir ; il disait non-seulement que les accusés étaient Vaudois, mais que
ceux qu'ils dénonçaient ou dénonceraient l'étaient aussi : que d'ailleurs on
ne pouvait guères se tromper en condamnant, tant le nombre des Vaudois était
grand. A l'entendre il y avait peut-être le tiers des chrétiens coupables de
vauderie, et ceux qui le contredisaient en étaient, suivant lui, grandement suspects.
Il disait aussi qu'il ne faudrait pas s'étonner, si, à la mort, les accusés
rétractaient leurs confessions, parce que le diable les y contraindrait pour
les avoir en enfer. L'évêque de Baruth soutenait le doyen et n'en disait pas
moins que lui ; comme il avait été pénitencier à Rome, l'année du grand
jubilé, où tant de gens y étaient venus chercher des pardons, on croyait
qu'il pouvait savoir beaucoup de choses. Il assurait qu'il y avait des
évêques, voire même des cardinaux qui étaient vaudois : qu'ils étaient
secrètement répandus partout : que s'ils pouvaient mettre en leur compagnie
quelque prince ou quelque roi, c'en était fait de la chrétienté. Il voyait
des Vaudois partout, et avait une telle imagination, qu'il la première vue il
jugeait si un homme était de la vauderie. Aussi avait-on grande crainte de
lui. Il ajoutait qu'un Vaudois ne devait être secouru d'aucun père, mère,
frère, parent et ami, et qu'il fallait les tous brûler, nobles ou bourgeois,
riches ou pauvres. Le
comte d'Étampes semblait avoir non moins de zèle. Il pressait sans cesse le
jugement des prisonniers. On institua pour prononcer sur leur accusation un
certain nombre de commissaires qui procédèrent sous l'autorité du duc de
Bourgogne. Tous les chanoines du chapitre, l'abbé de Saint-Waast, des
religieux jacobins ou des autres ordres, quelques avocats et docteurs en
droit, entr'autres maître Gilles Flamand, furent choisis, au gré de l'évêque
de Baruth et du doyen. Enfin,
le 9 de niai tous les prisonniers furent amenés sur un grand échafaud dans la
cour de l'évêché, et revêtus de mitres où l'on avait peint des hommes faisant
hommage au diable. Tout le peuple de la ville et les habitants de dix lieues
à la ronde s'étaient assemblés ; la foule était immense. L'inquisiteur
commença par faire un long discours, pour expliquer ce qu'était la vauderie.
Lorsqu'on voulait s'y rendre, disait-il, on frottait un bâton avec un onguent
composé avec les cendres d'un crapaud à qui l'on avait fait manger une hostie
consacrée, et avec de la poussière d'os humains détrempée dans le sang d'un
petit enfant. Puis l'on montait à califourchon sur ce bâton, et l'on était
aussitôt transporté par les airs au lieu où s'assemblaient les Vaudois. Là,
se trouvait le diable, sous la forme d'un singe, d'un bouc, ou d'un chien,
quelquefois même d'un homme. Les Vaudois lui faisaient hommage et l'adoraient
avec les cérémonies les plus vilaines et les plus sales qu'on pût imaginer ;
à son commandement, ils foulaient aux pieds le crucifix et crachaient dessus.
Ils bravaient aussi le ciel en faisant des postures impudentes et déhontées.
C'était, racontait l'inquisiteur, l'abbé de peu de sens qui était maitre des
cérémonies dans cette assemblée, et enseignait les nouveaux venus. Des tables
étaient servies ; les Vaudois buvaient et mangeaient. Enfin, ils éteignaient
les chandelles et se livraient à mille abominations entre eux, et avec le
diable, qui se faisait tantôt homme, tantôt femme. Tout cela était si
horrible, que l'inquisiteur assurait même qu'il ne pouvait pas le publier en
entier. En
outre, le diable défendait aux Vaudois d'aller à l'église, de prendre de
l'eau bénite, de se confesser et de faire aucun signe de religion. Si
pourtant ils y étaient contraints, il leur fallait ajouter : « N'en
déplaise à notre maître. » Le diable leur disait aussi qu'il n'y avait
point d'autre vie : que tout était fini à la mort, et que l'homme n'a point
d'âme. On racontait de plus que ceux qui avaient eu quelque repentir et
avaient voulu revenir an giron de l'Église, avaient été rudement battus à
coups de nerf de bœuf. Quand
l'inquisiteur eut fini, il demanda aux accusés si tout cela n'était pas vrai
; ils répondirent que oui. Alors leur sentence fut prononcée. Ils étaient
retranchés de l'Église comme membres pourris, et livrés à la justice
séculière. Leurs héritages étaient confisqués au profit du seigneur, et leurs
biens-meubles au profit de l'évêque. La justice séculière s'empara aussitôt
des condamnés, et rendit la sentence d'exécution. Lorsque ces malheureuses
femmes entendirent qu'elles allaient être brûlées, elles commencèrent à
pousser des cris ; s'adressant à maître Flamand, l'un des commissaires, elles
disaient : « Ah faux traître, tu nous as déçues ; tu nous disais d'avouer ce
qu'on nous demandait, et que nous n'aurions d'autre pénitence que d'aller en
pèlerinage à cinq ou six lieues. Tu le sais bien, méchant, que tu nous as
trahies. » Puis elles racontèrent que c'était à force de tortures et de
promesses qu'on leur avait fait confesser toute cette vauderie, mais qu'il
n'en était rien. L'abbé de peu de sens eu disait autant, et même avec plus de
circonstances. Cela ne servit en rien à ces malheureux ; ils furent brûlés.
Jusqu'à la fin ils se montrèrent bous chrétiens, se recommandant aux prières
des fidèles, et protestant de leur innocence. Ce
qu'ils avaient dit devant tout le peuple commença de donner à penser à
beaucoup de gens et à exciter quelques murmures. Cependant il y avait tant
d'aventures, d'hérésies et de sorcelleries ; on voyait si souvent des gens
reconnus coupables de ces sortes de crimes, que cela jetait dans de grands
doutes. C'était pour sortilèges qu'Othon Castellan, argentier du roi de
France, le successeur de Jacques Cœur, et Guillaume de Gouffier son
chambellan, avaient été condamnés. Il en avait été question dans le procès du
duc d'Alençon. L'année d'auparavant, un hermite, natif de Portugal, avait été
brûlé à Lille, pour avoir prêché, dit-on, que, depuis saint Grégoire, aucune
élection de pape n'avait été valable, et que par suite toute institution
d'évêque, toute ordination de prêtres, toute administration de sacrements
étaient de nulle valeur. On lui reprochait aussi diverses erreurs dans la foi
; c'était cependant un homme de vie sainte et austère. Il avait annoncé que
le feu s'éteindrait plutôt que de le consumer ; mais il n'en fut rien. Peu
après, il y avait eu un religieux carme brûlé, dans Arras même, aussi pour
hérésie. Précisément alors il y avait au diocèse du Mans une jeune fille
possédée du démon, qui tenait les plus merveilleux propos[25]. Nul exorcisme ne pouvait la
délivrer. Elle parlait de ses souffrances et du malheur d'être en proie an
démon, d'une façon à toucher et à édifier tout le monde. L'évêque la fit
venir. Après l'avoir interrogée et examinée, après l'avoir entendue en
confession, il demeura aussi surpris que les autres. Comme on parlait
beaucoup de cette fille dans tout le royaume, la reine en écrivit à l'évêque,
qui était son aumônier. Il répondit une longue lettre, où il racontait les
merveilles dont il avait été témoin, les combats de cette fille et du démon,
et comment lorsqu'elle disait : « Je veux aller en paradis, » le démon
répondait en dedans d'elle-même : « Non, en enfer. » Enfin, il pensait que
les gens qui voulaient s'amender et corriger leurs péchés, pourraient grandement
profiter avec elle. Sur ce rapport, le conseil du roi la fit venir. Mieux
examinée et interrogée, elle confessa ses mensonges qui lui avaient été
suggérés par un jeune clerc avec lequel elle vivait. Elle fut condamnée à
être sept ans enfermée dans un cachot, au pain de douleur et à l'eau
d'angoisses. Pour désabuser le peuple, elle fut exposée et prêchée
publiquement à Tours, au Mans et à Laval. Il
venait de se passer aussi, près de Soissons, une aventure qui se rapprochait
un peu de celle des Vaudois. Un curé avait eu querelle et procès, pour la
dîme, avec un fermier de l'ordre de Malte ; il lui en voulait beau-cou' p.
Une vieille femme, qui gagnait sa vie à filer, eut une dispute avec la
fermière pour le paiement de quelques livres de fil. Comme un jour le curé et
elle se confiaient mutuellement leur mauvaise volonté envers le fermier, elle
lui proposa de se venger et de faire tout ce qu'elle dirait. Alors elle alla
chercher un crapaud ; le curé baptisa cette bête, et lui donna même le nom de
Jean, puis ils lui firent manger une hostie ; elle le brûla, et, mêlant la
cendre avec d'autres poisons, elle en composa un sortilège, en disant de
certaines paroles. Le sortilège fut ensuite remis à la jeune fille de la
sorcière, qui l'alla jeter furtivement sous la table du fermier. Trois jours
après, cet homme, sa femme et son fils moururent de maladie. Cette mort
subite donna des soupçons ; on saisit la vieille femme ; elle fut mise à la
torture, et, ce fut, dit-on, par son aveu qu'on apprit la cause et les
circonstances de la mort du fermier. Elle fut brûlée ; tout le pays demeura
bien persuadé que c'était bien justement, et que les choses s'étaient passées
comme le racontaient les juges. Le curé fut aussi poursuivi en justice
ecclésiastique ; mais il en appela au Parlement, et ne fut point trouvé
coupable ; ce qui parut un grand scandale au gens du Soissonnais. Ils
pensèrent que c'était pure faveur, parce que ce curé était riche et de
famille riche. Il y
avait donc fort à parler, pour et contre, dans l'affaire des Vaudois d'Arras.
Chacun en raisonnait. Quelques gens se souvenaient d'avoir vu l'abbé de peu
de sens ôter son chapeau après avoir chanté ses ballades en l'honneur de
Notre-Dame, et dire : « N'en déplaise à mon maître. » Cela se rapportait bien
à ce qu'avait raconté l'inquisiteur. Cependant
les poursuites continuaient contre de nouveaux accusés ; ce n'étaient plus
des gens de petit état et des filles de joie, mais de riches bourgeois, des
échevins. Enfin, on prit un chevalier nommé Payen le Beaufort, une des
anciennes bannières de l'Artois, homme respectable, âgé de soixante et douze
ans, qui avait une famille nombreuse et, puissante. Il fut prévenu qu'on
l'accuserait de vauderie, et ne voulut jamais s'enfuir, tant il trouvait la
chose déraisonnable. Lorsqu'il fut arrêté, il demanda à parler au comte
d'Etampes, qui refusa absolument de le voir. En même temps, les exécutions
continuaient ; mais toujours ceux qu'on menait au bûcher criaient qu'on les
avait trompés, et qu'on avait obtenu leurs aveux par force et par artifice.
Quelques-uns, qui n'avaient jamais varié dans leur confession, étaient
seulement condamnés â la prison. Tout cela commentait à faire grand bruit
dans la ville ; les échevins ne voulaient plus prononcer l'arrêt de la
justice séculière ; les exécutions ne s'en taisaient pas moins. Bientôt
Antoine Saquépée, un des plus riches bourgeois d'Arras, et Jean Josset,
aubergiste de l'hôtel de la Clef, tous deux échevins de la ville, furent
emprisonnés comme vaudois. Guillaume Lefèvre, échevin aussi, et Martin
Corneille, receveur des aides, se sauvèrent à Paris. Pour
juger des accusés plus considérables, il fallut d'autres commissaires.
L'évêque de Baruth et le doyen conduisaient toujours l'affaire ; Gilles
Flamand était aussi avec eux ; mais le sire de Crèvecœur baillif d'Amiens, le
sire Baudoin de Noyelles gouverneur de Péronne, Philippe de Saveuse qui était
le plus zélé de tous à faire brûler les Vaudois, un religieux jacobin
confesseur du duc de Bourgogne, maître Jean Forme secrétaire du comte
d'Étampes, furent institués nouveaux commissaires. Chaque jour on saisissait
encore des bourgeois. Tout le
monde tremblait dans la ville ; il n'y avait personne si notable, sujet si
loyal, chrétien si fidèle, qui ne courût risque d'être poursuivi comme
Vaudois ; et, d'autre part, si l'on se fût absenté, tout le menu peuple eût
crié qu'on se reconnaissait coupable. Les commissaires, voyant la grande
crainte qu'ils avaient jetée partout, et sachant les murmures, firent publier
que nul n'avait rien à redouter, que bonne justice serait faite, et qu'ils
n'avaient condamné personne que sur sept ou huit témoignages ; ce qui était
faux. Le
bruit de ce qui se passait à Arras se répandait dans tout le royaume ; chacun
se demandait si ce qu'on disait pouvait bien être véritable. Le commun peuple
était fort porté à le croire, et le scandale de la vauderie d'Arras était si
grand, que, dans beaucoup de villes, on ne voulait plus loger les marchands
Artésiens, ni faire négoce avec eux. Les gens doctes et sages ne pensaient
pas ainsi, et se doutaient qu'il y avait là-dessous quelque iniquité. On
voulut commencer des poursuites contre les Vaudois aux diocèses de Tournay et
d'Amiens. Les évêques déclarèrent qu'autant on en saisirait, autant ils en
feraient mettre en liberté. Peu à peu chacun commentait à penser ainsi ; à
Arras, l'on n'osait point se dire ce qu'on en croyait. Les
commissaires n'allaient pas moins en avant, et rien ne semblait les arrêter.
Enfin le fils de Guillaume Lefèvre, un des échevins qui s'étaient enfuis à
Paris, vint avec, un notaire signifier son appel au Parlement, et tout
aussitôt monta à cheval pour ne pas tomber sous la main des commissaires, Ils
firent courir après lui ; on le rejoignit ; il fut mis en prison ainsi que
quatre bourgeois qui avaient eu connaissance de son intention ; pour être
relâché, il lui fallut renoncer à son appel. Cependant
le sire de Beaufort et les autres prisonniers savaient un peu mieux se
défendre que les pauvres gens qu'on avait brûlés. Ils requirent la présence
de l'inquisiteur du diocèse de Tournay, et, de plusieurs autres
ecclésiastiques respectables des pays voisins ; la plupart refusèrent de
venir, tant on redoutait de se mêler d'une affaire où l'on voyait tant de
passion. Mais l'inquisiteur de Tournay s'y rendit. Ce qu'il dit, et le refus
des autres ecclésiastiques commença à donner du souci à quelques-uns des
commissaires. Les vicaires de l'évêque, l'inquisiteur d'Arras, Gilles
Flamand, et d'autres s'en allèrent à Bruxelles pour rendre compte au Duc de
toute l'affaire des Vaudois. Il désirait
de grand cœur son tenir la foi chrétienne et maintenir son autorité ; mais ce
qu'on disait de tous côtés l'inquiétait. Il lui avait été rapporté qu'en
France et surtout à Paris, on disait que le duc de Bourgogne faisait brûler à
Arras des gens riches et nobles pour avoir leurs biens ; cela le troublait
beaucoup. Il fit venir les plus habiles docteurs de l'université de Louvain ;
le procès du sire de Beaufort et de tous les autres leur fut montré. Ils
surent que plusieurs accusés n'avaient rien confessé, à quelques tortures
qu'on les eût soumis. Il y eut grande diversité d'opinions parmi ces docteurs
; les uns soutenaient que tout était illusion, les autres que lorsqu'un homme
s'est donné au diable, Dieu permet que le diable exerce sur lui toute sa
puissance. Le Duc encore incertain envoya à Arras, pour voir et interroger
les prisonniers, Toison-d'Or en qui il avait une parfaite confiance. Depuis
son arrivée on les traita plus doucement, et ou ne fit plus saisir personne.
Leur procès terminé fut envoyé au Duc pour qu'il le fit encore examiner. Lorsque
la procédure eut été renvoyée à Arras, le jugement fut prononcé à quatre
prisonniers, en public et sur un grand échafaud. L'inquisiteur leur imputa
exactement les mêmes choses qu'aux premiers. Le sire de Beaufort avoua tout
et demanda miséricorde ; il en fut de même de l'échevin Jean Taquet ; mais
Pierre Carrieux se mit à dire que tout cela était faux et qu'on ne l'en avait
fait convenir que par la torture ; on eut grand’peine à le faire taire. Le
quatrième était un nommé Huguet surnommé Patenostre ; il avait été mis quinze
fois à la torture ; on avait fait venir le bourreau, on lui avait bandé les
yeux, on lui avait mis la tête sur le billot ; rien n'avait pu le forcer à se
reconnaître pour Vaudois. Alors on lui avait imputé à crime de s'être une
fois échappé de prison. Le sire
de Beaufort, et Taquet furent condamnés à recevoir des coups de verges de la
main de l'inquisiteur, à tenir sept ans prison et à payer de fortes sommes à
tous les couveras de la ville. Patenostre fut condamné à vingt ans de cachot
; Carrieux fut brûlé, et ses biens confisqués. D'après les privilèges d'Arras
la confiscation aurait dû être pour la ville ; les officiers du Duc s'en
emparèrent. Ce
furent les dernières condamnations ; la clameur publique était devenue si
forte dans l'Artois et les pays voisins, que le Duc s'aperçut enfin qu'il
fallait faire cesser tout-à-fait cette iniquité. D'ailleurs, parmi les
fugitifs, les uns s'étaient pourvus au Parlement, et il allait prendre
connaissance de l'affaire. D'autres avaient porté leurs plaintes jusqu'au
pape, qui leur avait donné des juges moins suspects. L'évêque d'Arras, qui se
trouvait pour lors en ambassade à Rome, écrivait lui-Même qu'il fallait
procéder d'autre sorte. L'évêque de Baruth, le doyen, le sire de Saveuse, et
presque tous les commissaires, se retirèrent. L'inquisiteur et les vicaires
de l'évêque se hâtèrent de mettre successivement en liberté tous les
prisonniers qui n'avaient pas encore été jugés, sans leur imposer d'autre
pénitence que quelques pèlerinages voisins. Mais la
plupart de ces malheureux avaient été cruellement torturés ; mais la mort des
premiers paraissait maintenant dans toute son injustice et sa cruauté ; mais
les biens restaient confisqués, les amendes n'étaient pas restituées ; le
sire de Beaufort et quelques autres étaient encore en prison. Le peuple mieux
informé murmurait hautement ; il courait des ballades où il était parlé de
l'évêque de Baruth, du doyen et des autres commissaires, comme ils le
méritaient. Le fils du sire de Beaufort avait porté son recours au Parlement,
qu'on regardait comme la source de toute justice. Cette cour envoya un
huissier, accompagné de trente hommes armés ; il tira, par autorité et par
force, le sire de Beaufort de sa prison, pour le conduire à la Conciergerie à
Paris. Les vicaires de l'évêque furent cités en personne. Ils
comparurent au Parlement. La cause du sire de Beaufort fut plaidée par maître
Jean de Popincourt, qui révéla pleinement les fausses promesses et les
tortures dont on avait usé pour obtenir les aveux des accusés et leurs
témoignages contre ceux qu'on voulait poursuivre. Il dit comment le sire de
Saveuse avait sauté de joie, lorsqu'on eut, à force de souffrances, tiré de
quelques filles publiques des faits à la charge du sire de Beaufort : comment
il avait aussitôt envoyé un des commissaires au Duc, pour lui faire part
qu'il y avait moyen d'accuser ce chevalier et d'autres hommes riches dont on
pourrait tirer de l'argent[26] : comment le doyen d'Arras
s'était jeté aux pieds du vieux sire de Beaufort, le conjurant de s'avouer
coupable, de ne point perdre sa famille, de ne pas se laisser mettre à la
torture, lui promettant qu'il ne subirait aucune condamnation : comment il
lui avait dit de ne pas se soucier de déposer le contraire de la vérité,
parce qu'il l'en absoudrait : comment, outre les amendes portées au jugement,
il lui avait fallu payer quatre mille francs pour le Duc, deux mille au comte
d'Étampes, mille au baillif d'Amiens, deux cents au lieutenant. Le
pourvoi de maître Taquet et de tous les autres condamnés, l'appel interjeté
par les parents des malheureux condamnés, les enquêtes faites à Arras par
l'inquisiteur du diocèse de Paris, ne dévoilèrent pas de moindres cruautés
exercées pour se procurer de l'argent, ou pour contenter des vengeances. On
avait brûlé les pieds de ceux qu'on avait torturés ; on avait versé du
vinaigre et de l'huile bouillante sur leurs plaies ; on leur avait serré la
tête ou les membres avec des cordes à nœuds ; on avait traîné les femmes par
les cheveux ; on les avait foulées aux pieds ; enfin rien de si horrible
n'avait jamais été raconté. Ceux qui avaient été condamnés à la prison ne
tardèrent pas à être mis en liberté par l'autorité du Parlement. Mais
l'affaire n'en resta pas là ; les commissaires avaient été pris à partie, et
les condamnés ou leurs parents demandaient des réparations et des dommages à
ceux qui les avaient jugés contre les lois et la justice. Ce procès fut long
; il dura plus de trente années. Ce fut seulement après ce long terme que
justice complète fut rendue. En 1491, le Parlement prononça un arrêt, qui
condamnait le duc de Bourgogne, le sire de Saveuse, l'évêque de Baruth, le
doyen et les autres commissaires, à restituer tout ce qui avait été confisqué
ou exigé des accusés, leur imposait des amendes en réparation. Tous les
détails de l'arrêt rappelaient cette cruelle procédure. Le duc
de Bourgogne était mort depuis vingt—cinq ans, et sa race était éteinte. Le
doyen d'Arras, poursuivi par la voix du peuple, avait perdu la raison, et
n'avait pas seulement survécu une année à ceux qu'il avait fait périr. Le
comte d'Étampes et ses serviteurs, qu'on chargeait plus que tous du crime de
cette affaire, ne vivaient plus ; juges, bourreaux et condamnés n'étaient
plus de ce monde. Ceux des habitants d'Arras qui conservaient un souvenir
présent de tant d'iniquités, étaient déjà vieux. Mais le procès des Vaudois
avait longtemps continué à faire l'entretien de toute la ville. Jean
Angenost, conseiller et commissaire du Parlement, se transporta à Arras. Il
se fit montrer la place où les Vaudois avaient été brûlés, et sur laquelle
l'arrêt du Parlement portait qu'une grande croix de pierre serait élevée en
expiation, et aux frais des anciens juges. Un échafaud y fut dressé ; tout le
peuple fut convoqué par trois fois à venir entendre la lecture de l'arrêt du
Parlement, et le sermon d'un docteur de l'Université de Paris, qui devait
justifier la mémoire des pauvres condamnés. Les habitants s'y rendirent en
foule, bannières déployées ; on écouta avec grande joie et curiosité cette
tardive justice : « Instruisez-vous, vous qui jugez la terre. » Tel
fut le texte du sermon. Après cette cérémonie, des réjouissances publiques
furent célébrées ; les échevins avaient promis une fleur de lis en argent à
l'auteur de la meilleure folie moralisée, comme on appelait alors les
comédies qui avaient une moralité ; et une paire d'oisons devait être le
second prix. Il y avait aussi une tasse d'argent promise à celui qui ferait
la meilleure folie pure, c'est-à-dire une comédie où l'on ne cherchait qu'à
rire et se divertir. Le second prix pour celle-là n'était rien de plus qu'une
paire de chapons. Ces
divertissements furent exécutés à la satisfaction générale. Le motif de la
fête augmentait l'allégresse du peuple ; car la mort des Vaudois avait jadis
rempli la ville de tristesse et de crainte, et depuis ou en parlait toujours
comme d'une grande calamité que Dieu avait permise pour affliger la noble
cité d'Arras. Pendant
les premières et iniques procédures intentées aux Vaudois, la discorde
continuait à régner, de plus en plus, entre le roi et le Duc. Le conseil de
France était résolu à la guerre, et proposa au roi d'employer enfin les voies
de fait et la puissance des armes à remettre monsieur de Bourgogne dans
l'obéissance[27]. Le comte du Maine, qui avait
présidé ce conseil, le comte de la Marche, le maréchal de Loheac, le comte de
Dammartin, qui y avaient assisté, rappelèrent au roi comment ses ordonnances
et les arrêts de son Parlement n'avaient aucun cours et n'étaient pas admis
dans les pays de la domination du Duc. En lui représentant que le serment
prêté à son sacre l'engageait à garder et défendre les prérogatives de la
couronne, ils insistèrent aussi sur les trêves séparées, négociées avec les
Anglais contre la teneur du traité d'Arras ; ils conclurent qu'il était
urgent de bien munir la Guyenne pour être sans inquiétude de ce côté,
d'aviser quelles compagnies d'ordonnance on manderait, de bien apprêter
l'artillerie ; enfin de préparer tout pour faire la guerre à monsieur de
Bourgogne ; ce qui, selon leur opinion, était le seul moyen d'éviter une
guerre générale. Le roi
ne précipita rien ; néanmoins il ne se méfiait pas moins que ses conseillers
des projets du duc Philippe. Un voyage que le bâtard de Bourgogne fit
secrètement à Paris, sans se faire connaître, et seulement pour un jour et
une nuit, lui donna de grandes inquiétudes[28]. Il craignait cette ville de
Paris, dont il avait eu tant à se plaindre en sa jeunesse, et qu'il n'avait
guère habitée depuis. Le maréchal de Loheac et Jean Bureau s'y rendirent par
ses ordres, pour s'enquérir avec soin des motifs qu'avait pu avoir ce voyage
d'Antoine de Bourgogne. Ils trouvèrent Paris fort tranquille. D'après leur
avis, on envoya une ambassade de bourgeois et docteurs de l'Université, pour
protester au roi de la fidélité de sa bonne ville. Il les accueillit avec sa
douceur accoutumée et leur fit une gracieuse réponse. On se plaignait
beaucoup de sire Robert d'Estouteville prévôt de la ville, et on lui
reprochait un grand nombre d'injustices et d'abus de pouvoir. Le maréchal de
Loheac le destitua de son office, et le fit mettre à la Bastille ; un
conseiller au Parlement visita avec rigueur tous ses papiers, mais il ne fut
trouvé coupable d'aucune trahison. Quelque
désir qu'eût le roi de maintenir la paix, sa bonne intention aurait fini par
ne pouvoir résister aux avis répétés de ses conseillers. En effet, le duc de
Bourgogne ne cédait en rien aux représentations qui lui étaient faites.
Nonobstant sa parenté avec le roi Henri d'Angleterre, et son attachement pour
la maison de Lancastre, toutes ses alliances étaient avec la maison d'York ;
et tandis que le roi soutenait madame Marguerite dans ces revers, le Duc
donnait asile et secours aux jeunes fils du duc d'York, lorsque leur parti
succombait. Il envoya même une ambassade en Écosse, pour rompre le mariage
d'Édouard de Lancastre, fils de la reine Marguerite, avec la fille du roi
d'Écosse, qui était sa petite-nièce, car ce roi d'Écosse avait épousé une
fille de la duchesse de Gueldre. Enfin, s'il semblait ne pas vouloir la
guerre, au moins ne faisait-il rien pour l'éviter. Il gardait même si peu de
ménagement, que lorsqu'au mois de mai 1461, il tint, à Saint-Omer, son
chapitre de la Toison-d'Or, avec plus de solennité encore qu'à la coutume, il
chargea un chevalier de représenter le duc d'Alençon ; comme si, aux termes
des statuts de l'ordre, ce prince était chevalier sans reproche. Ce ne fut
pas tout ; le docteur qui fit le sermon parla hautement de l'arrêt de
condamnation, en affirmant qu'il n'était point fondé en justice, et que le
duc de Bourgogne ne regardait en nulle façon son cousin comme coupable
d'aucun vilain fait. Le Duc
ne changeait rien non plus à sa façon de se conduire envers le Dauphin ;
c'était toujours la même courtoisie, la même munificence. La Dauphine venait
d'accoucher au mois d'avril i46, d'une fille, qui fut nommée Anne ; et dans
cette occasion, comme en toute autre, rien n'était épargné pour que les
choses fussent conformes au rang et à l'état du Dauphin. Le Duc avait
rassemblé récemment les États de son comté d'Artois, et leur avait demandé
une aide triple de l'aide ordinaire, en exposant pour principal motif les
dépenses qu'il lui fallait faire pour entretenir la maison du Dauphin. Les
États lui accordèrent la moitié de sa demande. A peine venaient-ils d'achever
le paiement des aides qu'on avait obtenues pour cette guerre contre les
Turcs, dont on parlait toujours, sans s'occuper de la commencer. Cette année
encore le pape fit un dernier effort, afin de réveiller le zèle des princes
chrétiens pour la défense de la foi. Il avait envoyé frère Louis, cordelier
de Bologne, parcourir toutes les contrées les plus lointaines de l'Asie, et
s'informer des ennemis qu'on y pourrait susciter contre les Turcs. Ce
religieux passa deux ans à faire ce périlleux voyage dans des pays inconnus
aux chrétiens de l'Occident, et ramena des ambassadeurs de toutes les nations
de l'Orient[29]. Ils offraient d'attaquer les
Turcs en Asie, en même temps que les princes d'Europe viendraient les
assaillir dans la Grèce et vers Constantinople. Le pape leur fit grand
accueil, nomma frère Louis patriarche d'Antioche, et le chargea d'aller
présenter ces ambassadeurs d'Asie au roi de France et au duc de Bourgogne. Ce
fut un spectacle curieux pour les deux cours que ces envoyés de régions
étrangères, si différents, par les habillements et les coutumes, de tout ce
qu'on avait pu voir jusqu'alors. Il y avait avec frère Louis des ambassadeurs
de David Comnène, empereur de Trébizonde, du roi de Perse, du roi de Géorgie
et d'Arménie, du prêtre Jean seigneur de la Petite-Arménie. Le soudan de
Mésopotamie, tout infidèle qu'il fût, avait aussi envoyé son ambassadeur ;
car il était pour lors ennemi des Turcs. Celui qu'on regardait le plus était
l'ambassadeur de Géorgie ; il était fort gros ; sa chevelure était disposée
en couronne par une double tonsure ; il portait des anneaux aux oreilles et
avait la barbe rasée ; cependant on le trouvait de douce apparence. On
parlait aussi beaucoup de cet adorateur de Mahomet, qui se mettait avec les
chrétiens contre les Turcs, et l'on disait que c'était le petit Turc qui
voulait faire la guerre au Grand-Turc. L'ambassadeur du prêtre Jean était,
assurait-on, un bon astrologue. Frère Louis fit, au nom de toute l'ambassade,
les plus pompeux discours. Il dit que le souvenir des grands faits d'armes
des Français dans l'Orient était si grand encore, que la bannière de France
et un chef envoyé par le roi vaudraient mieux que cent mille combattants. Le
roi témoigna bienveillance à ces hommes des pays lointains. ils furent fêtés
par tous les seigneurs de la cour. Ils
allèrent de Bourges à Bruxelles, et donnèrent aussi de grandes louanges au
Duc, lui parlant de la renommée qu'il avait dans les régions d'outre-mer. Le
texte du discours que lui adressa frère Louis était : « Voici, les mages
vinrent de l'Orient vers l'étoile qu'ils avaient vue en Occident. » Le Duc
leur fit de riches présents, les assura de son désir de venger la foi
chrétienne, et leur dit que si le roi voulait l'assurer de maintenir ses
états en paix, il ferait volontiers ce saint voyage. Il n'en
pouvait guère concevoir une raisonnable espérance. Outre ses différends avec
le conseil de France, qui semblaient devoir prochainement rompre la paix, il
voyait aussi le trouble se mettre dans sa famille. Si le roi eût voulu, il
aurait pu susciter au Duc les mêmes embarras, les mêmes chagrins, dont
lui-même était affligé ; il ne tenait qu'à lui d'exciter la discorde entre le
père et le fils. En effet, la haine de monsieur de Charolais contre les
seigneurs de Croy, s'était allumée plus vivement que jamais. Enfin, iii la
pouvant contenir, il arriva du Quesnoy où il faisait le plus souvent son
séjour, et demanda au Duc de lui accorder une audience, afin qu'il pût lui
dire ce qu'il avait sur le cœur. Le comte d'Étampes et les autres seigneurs
de la famille du Duc étaient présents, ainsi que monsieur de Charolais
l'avait souhaité ; il avait voulu aussi que le seigneur du Croy s'y trouvât. Ce fut
maître Girard Ourri, son principal conseiller, qui porta la parole ; il
commença par déduire les méfaits et crimes du sire de Croy. Lorsque le Duc
entendit qu'on accusait ainsi le seigneur, qui avait toute sa confiance, de
plusieurs choses qui touchaient grandement à l'honneur, il interrompit maître
Girard, et lui dit sévèrement. « Prenez bien garde à dire autre chose
que la vérité, et songez qu'il faudra prouver ce que vous avancez. » Ces
paroles troublèrent le pauvre orateur, il faillit se trouver mal. Lorsqu'il
fut un peu remis, il s'excusa à son maître, et dit qu'il ne parlerait pas
davantage. Chacun demeura fort surpris, car maître Girard passait pour un
fort habile homme, et bien accoutumé à discourir. Alors,
le comte mit un genou en terre ; puis à haute voix, sans se troubler, et en
fort beau langage, il reprit l'accusation du sire de Croy. Son père lui coupa
la parole, lui défendit d'eu parler davantage et de jamais lui tenir de
discours à ce sujet ; se retournant ensuite vers le sire de Croy : « Faites
en sorte, dit-il, que mon fils soit content de vous. » Sur ce, il quitta la
chambre et se retira. Le sire
de Croy se mit en devoir d'apaiser le comte, de s'excuser, d'implorer son
pardon. « Quand vous aurez réparé le mal dont vous êtes coupable, je me
souviendrai du bien que vous avez fait. » Ce fut toute la réponse qu'il put
obtenir. Le comte de Charolais quitta son père avec toutes les apparences de
l'amour et du respect, et s'en retourna auprès de sa femme, au Quesnoy. Le
seigneur de Croy l'accompagna humblement jusque hors les portes de Bruxelles
; mais sans réussir à cal mer sa colère. C'était
surtout le comte de Saint-Pol qui excitait ainsi monsieur de Charolais, il le
jeta même dans une démarche bien grave[30]. De son aveu, il vint trouver
le roi à Bourges, et lui confia le dessein qu'avait le jeune prince de mettre
monsieur de Croy hors de l'hôtel de son père. « Mais, disait le comte de
Saint-Pol, comme monsieur de Bourgogne en pourrait être mécontent, et qu'il y
aurait telle nécessité qui contraindrait monsieur de Charolais à s'éloigner,
il désire savoir si le roi voudrait le recevoir, et de quelle manière. Ce
n'est pas qu'il ait de mauvaises intentions contre son père ; il n'agira que
pour son bien et celui de sa maison, en éloignant ceux qui le gouvernent si
mal. » Il
ajoutait que si le roi voulait, ainsi qu'on le disait, envoyer une armée en
Angleterre, monsieur de Charolais désirait la commander. Le roi
renvoya l'affaire à son conseil où siégeaient en ce moment le chancelier,
monsieur de Foix, monsieur de Beuil, le comte de Dammartin, Odet d'Aydie,
maître Pierre d'Oriole, maître Étienne Chevalier. Il fut répondu au comte de
Saint-Pol, que le roi recevait monsieur de Charolais en sa bonne grâce : que
s'il rendait des services à lui et au royaume, il le verrait volontiers : que
le roi n'était pas encore résolu d'envoyer une armée au secours de la reine
d'Angleterre, mais qu'en ce cas il lui en donnerait volontiers le
commandement. Du
reste le roi ne voulut rien écrire, puisqu'on ne lui avait remis aucune
lettre de monsieur de Charolais ; il ajouta formellement et de sa propre
bouche qu'il ne se prêterait jamais à ce que monsieur de Charolais usât
d'aucune voie de fait dans l'hôtel de son père. Il répéta plus d'une fois : «
Pour deux royaumes tels que le mien, je ne consentirais point à un vilain
fait. » Il y
eut encore plusieurs autres messages. Le comte de Saint-Pol et monsieur de
Charolais pressaient de plus en plus pour avoir une réponse claire et des
promesses. Le conseil en délibéra souvent ; les autres conseillers qui
n'avaient pas été présents d'abord : monsieur du Maine, Guillaume Cousinot,
l'évêque de Coutances, Jean Bureau prirent connaissance des propositions. Ils
présentèrent d'un commun accord une réponse au roi. Toute prudente qu'elle
était, il la voulut encore moins significative. Il revenait toujours sur ce
qu'il avait dit que jamais de son aveu et avec son appui on ne commettrait
aucune violence dans l'hôtel de monsieur de Bourgogne. Il dit aussi à ses
conseillers qu'il se pourrait bien que tout cela ne fût qu'un jeu joué entre
monsieur de Charolais et son père, et que quelques personnes l'eu avaient
averti. Il y avait de même des gens de la cour du Duc qui avaient toujours
soutenu que la brouillerie du roi et du Dauphin était une feinte[31]. Ces
divisions entre les pères et les fils n'étaient cependant que trop réelles.
Le roi s'en affligeait de plus en plus ; son langage avec les messagers, que
le Dauphin lui envoyait, était souvent tendre et paternel[32]. C'est ainsi qu'il disait à
Houarte, valet de chambre de son fils : « Dites-lui que j'ai intention de lui
dire pour son bien et pour le bien de la chose publique du royaume, ce que je
ne voudrais point écrire, ni confier à nul autre. Il me semble que quand il
m'aura parlé, il connaîtra bien qu'il ne doit avoir ni doutes, ni craintes.
Pour qu'il n'en ait aucune, je promets ici par parole de roi, en présence de
ceux de mon conseil qui sont ici, que s'il veut venir vers moi, lui et ceux
de son hôtel qu'il voudra amener, ils pourront être en toute sûreté. Quand il
m'aura déclaré sa pensée et aura connu nies intentions, s'il veut s'en
retourner, soit où il est, soit où bon lui semblera, il le pourra faire
sûrement, lui et ceux de sa compagnie ; ou bien il demeurera, si telle est sa
volonté. Mais j'ai bonne espérance que lorsqu'il saura mon vouloir, il sera
plus joyeux et content de demeurer avec moi que de s'en aller ; c'est une
satisfaction pour moi, Houarte, que vous qui êtes de son intimité, vous soyez
venu ici, afin de mieux l'assurer de toutes mes paroles. » C'est
ainsi que le roi devenait de jour en jour plus doux envers son fils, et
ressentait plus douloureusement son absence. Tandis que le Dauphin était
rempli de méfiance et supposait toujours que son père avait la secrète
volonté de le traiter avec rigueur et de le perdre, le roi, au contraire,
faisait paraître à ses plus intimes conseillers une paternelle affection pour
le Dauphin, et un soin tout royal pour ses droits et ses intérêts[33]. En 1460, le roi de Castille
avait envoyé un ambassadeur pour traiter le mariage de sa sœur avec le jeune
duc de Berri second fils du roi. On demandait qu'en considération de cette
alliance, la Guyenne fût donnée à ce jeune prince. Le roi répondit qu'il ne
semblait pas raisonnable de s'occuper d'une telle affaire, tandis que le
Dauphin était absent : qu'après le roi, personne n'y était plus intéressé que
son fils aîné, et qu'il pourrait par la suite ne pas reconnaître ce qui
aurait été fait sans qu'il fût appelé. « J'espère, disait le roi, qu'il
se conduira mieux envers moi, et que tous les différends du temps passé
cesseront. Lors même qu'il ne le voudrait pas, j'aurais fort à examiner ce
qu'il faut résoudre à ce sujet. » Tels étaient les pensées et les discours
(lu roi ; et cependant le Dauphin imaginait qu'il ne s'agissait de rien moins
que de le dépouiller de ses droits, et de transporter la couronne au duc de
Berri. Les
soins du roi pour la paix du royaume n'étaient pas moins sages et moins
assidus. Assurément il avait grande affection pour la reine Marguerite
d'Angleterre, et il désirait le bon succès de sa cause. Cependant il se
refusait à lui accorder des secours en hommes et en argent ; il ne voulait
point lui livrer les• prisonniers de la faction opposée que la guerre avait
mis entre ses mains ou celles de ses sujets ; il promettait de la bien
recevoir si elle était contrainte à quitter son royaume, mais il l'engageait
à n'en sortir qu'à la dernière extrémité. Le crédit qu'il pouvait avoir à
Rome ou dans les divers états de la chrétienté, il l'employait, à la vérité,
en faveur de la maison de Lancastre ; mais jamais il ne voulut conclure de
traité avec le roi Henri, Il répondait toujours que, lorsque le roi
d'Angleterre aurait subjugué ses adversaires, recouvre sa liberté, et repris
sa puissance, alors il serait temps de parler de traité de paix. Quant aux
propositions du duc d'York et de sa faction, toutes avantageuses qu'elles
pussent être, il les rejetait encore plus loin. « Cette querelle n'est pas
bonne, disait-il. Le duc d'York a fait serment de féauté au roi Henri ; et
l'entreprise d'un sujet qui veut débouter son souverain de la seigneurie
n'est ni juste, ni raisonnable, ni soutenable, — Quand il n'y aurait pas
d'autre raison, le roi doit rejeter les offres du duc d'York. » Ainsi
parlaient ses conseillers. Tandis
que la paix, la tranquillité, la justice étaient si bien entretenues dans le
royaume par le sage gouvernement de ce prince, sa santé commença à décliner
visiblement. Il lui survint un abcès dans la bouche qui le faisait
cruellement souffrir[34]. On lui arracha une dent ; on
ouvrit cet abcès, sans le soulager beaucoup. Cependant on avait encore
quelque espérance de guérison ; mais un de ses serviteurs les plus intimes
lui parla alors du bruit qui s'était répandu en son hôtel qu'on cherchait à
l'empoisonner. Le soupçon s'empara de l'esprit de ce malheureux roi, et ne
lui laissa plus un seul instant de contentement ni de repos ; il refusa même
absolument de manger[35]. Par son ordre, Adam Fumée, son
médecin, fut mis en prison[36]. La haine que son fils avait
pour lui, et leurs longues querelles depuis quinze ans qu'ils ne s'étaient
vus, remplissaient son cœur d'une mortelle tristesse. Ses conseillers
s'assemblèrent et envoyèrent un héraut au Dauphin, pour lui annoncer en quel
état se trouvait son père. En même
temps, le comte du Maine, voyant tous les conseillers accablés de douleur et
de crainte par le danger et l'affliction du roi, leur dit : que si l'on avait
le bonheur de le conserver, il serait nécessaire que chacun s'acquittât
loyalement de son devoir en ce qui touchait l'affaire du Dauphin, et qu'il
fallait faire cesser les inconvénients et les malheurs qu'avaient amenés la
discorde de ce prince avec le conseil du roi[37]. Tous promirent et jurèrent
devant Dieu que si le roi revenait à la santé, ils le réconcilieraient avec
le Dauphin, dussent-ils perdre sa faveur, leurs offices et leur état. Ils
jurèrent aussi qu'ils ne conserveraient aucun souvenir ni rancune pour les différends
qui avaient souvent divisé le conseil. Le comte du Maine, le comte de Foix,
le comte de Dunois, le comte de la Marche, le sire d'Albret s'y engagèrent,
ainsi que les autres conseillers de moindre condition. Car la division
s'établissait d'ordinaire entre les grands seigneurs et ceux qui ne les
valaient point, et le roi écoutait souvent mieux les derniers. Quoi qu'il en
soit, tout le chagrin et l'attachement qu'ils avaient pour lui les mirent
tous d'accord. Mais
l'état du roi empirait d'heure en heure. Ses médecins, jugeant que cette
obstination à ne point manger allait le faire mourir, lui firent d'inutiles
remontrances. Alors de l'avis de ses principaux serviteurs, on se détermina à
le contraindre et à lui introduire dans la bouche des aliments liquides[38]. Il n'était plus temps, son
estomac affaibli, ses entrailles resserrées ne pouvaient plus supporter la
nourriture. Il se confessa, reçut les sacrements, et mourut avec courage et
religion, le 22 juillet 1461, à Meung-sur-Yèvre, dans la cinquante-huitième
année de son âge. Jamais
roi de France n'avait inspiré à ses peuples de tels regrets et si bien
mérités ; ce fut une lamentation universelle, et chacun disait que c'était
grande pitié et dommage. On repassait sur toutes les circonstances de son
règne si long et si plein de choses diverses. Il avait trouvé la plus belle
part du royaume, et la bonne ville de Paris envahies par les Anglais ; leur
roi, se disant roi de France d'après la volonté de Charles VI, son propre
père ; une guerre civile désolant cruellement le pays depuis beaucoup
d'années, et divisant la maison royale ; les peuples dans la dernière misère
; plus de négoce, plus de labourage ; nulle justice ; les bois remplis de
brigands qui ne respectaient ni le bien, ni la vie des hommes ; les gens de
guerre devenus pires que les brigands ; la puissance du roi détruite et
méprisée de tous les grands, même de ceux qui ne l'étaient pas. Il avait
supporté avec patience et douceur cette mauvaise fortune, jamais n'avait
perdu courage, s'était fié à la bonté de Dieu et à la vaillance de ses
sujets. La Providence l'avait en effet secouru ; son armée s'était tout à
coup animée, et voyant dans l'arrivée de la Pucelle une marque évidente de la
protection divine, avait redoublé ses efforts. Les ennemis s'étaient troublés
et effrayés ; le désordre et le mauvais gouvernement les avaient à leur tour
privés de la sagesse dans les conseils et du bon ordre dans les entreprises.
Puis le duc de Bourgogne s'était lassé de faire la guerre au chef de sa race,
et avait voulu donner enfin la paix à ses états si fort agrandis par son
habileté et sa fortune. Le roi et ses conseillers, cédant à la nécessité des
temps, avaient traité de façon à contenter l'ambition et la fierté de ce
prince ; pour lors, la guerre contre les l'Anglais avait pu laisser quelque
espoir de se terminer par une paix honorable. Leur orgueil, leur obstination,
les querelles de leurs princes avaient fait durer cette guerre pendant
beaucoup d'années encore. Le royaume avait été reconquis pied à pied. Si le
roi n'avait pas lui-même conduit ses armées, au moins il s'était montré
mainte fois vaillant et téméraire chevalier. Mais le
désordre durait toujours ; les calamités des peuples devenaient plus
effroyables ; les gens de guerre leur étaient aussi funestes que les ennemis.
Dans ce temps, le roi, malgré son courage et sa bonté, était loin de posséder
le cœur de ses sujets ; sa mollesse, sa négligence, les scandales qu'il
donnait à sa cour, excitaient de grands murmures. Après avoir souvent changé
de conseillers, après les avoir tour à tour abandonnés aux complots et aux
cabales, après s'être montré trop faible et trop docile à leurs conseils, il
s'était vu enfin entouré de gens sages ; il avait écouté leurs avis et les gémissements
du peuple. Ne cédant plus aux volontés des princes et seigneurs, qui voulaient
maintenir le trouble, il avait su les réprimer. C'était de la sorte, mais non
pas sans de longs délais et d'extrêmes difficultés, que s'était faite cette
merveilleuse réforme des gens de guerre ; c'était là surtout ce qui faisait
bénir sa mémoire par ses sujets, et répandait sa renommée dans les pays
étrangers. Dès-lors il avait régné comme sur tin royaume nouveau, car jamais
rien de pareil n'avait été vu. Les gens de guerre qui faisaient le désordre,
maintenant entretenaient le repos. Autrefois ils bravaient la justice ;
aujourd'hui c'étaient eux qui lui prêtaient main-forte. Le commerce, le
labourage avaient reparu et enrichi la France plus que jamais. Les impôts
pouvaient se payer, et chacun consentait à acheter, même à grand prix, le
repos et la bonne police. Il avait aussi mis fin aux désordres de l'Église
par la pragmatique sanction, et, en respectant le pape, il avait établi les
libertés du clergé de France. Les finances avaient été mieux réglées ; de
sages ordonnances sur la manière d'administrer la justice avaient été
rendues. Se
trouvant ainsi plus fort que jamais n'avait été aucun roi de France, il avait
entrepris de chasser les Anglais du royaume. Alors avait paru, dans tout son
jour, la puissance d'un pays sagement réglé et bien gouverné contre un peuple
divisé et mal conduit. Il n'avait presque fallu que faire avancer les
nouvelles compagnies d'ordonnance et cette armée si bien disciplinée et
payée, pour recouvrer tout aussitôt la Normandie et la Guyenne. La
gloire des armes du roi avait ensuite tourné tout entière à l'avantage de ses
peuples. Après ses conquêtes, pendant les dix dernières années de sa vie, il
avait gouverné noblement et sagement. Jamais homme n'avait été moins
vindicatif ; durant tout son règne, il ne s'était pas souvenu d'une offense.
Mais il voulait que justice fût faite, et même forte justice. Aussi les
princes avaient été punis selon les lois du royaume ; les rébellions des
grands seigneurs avaient été domptées ; le fils même du roi n'avait pas pu
lui désobéir impunément. La paix avait été maintenue avec le duc de
Bourgogne, non plus par soumission, mais par puissance. Le Parlement et les
officiers de justice avaient toujours procédé avec fermeté contre la violence
et le désordre. Les crimes n'avaient pas trouvé, comme dans les domaines du
duc Philippe, une protection assurée dans les seigneurs, et malgré quelques
iniquités accomplies par voie de commission, en somme la justice n'avait pas
été en leurs mains un moyen de contenter leurs vengeances et leur avidité. Une
fois son royaume recouvré, il n'avait pas oublié ce qu'il devait à la mémoire
de cette vaillante et sainte Pucelle, qui avait délivré Orléans et commencé
la ruine des Anglais. Une solennelle procédure de révision avait vengé sa
mémoire, et mis en lumière toute sa vertu et sa piété. Il n'y
avait donc qu'une voix dans tout le royaume pour raconter toutes ces louanges
du roi, qu'on venait de perdre et qu'on pleurait avec tant de regret du passé
et de crainte de l'avenir. Aussitôt
après que le roi fut mort, le comte du Maine envoya des messagers au Dauphin,
qui était toujours à Genappe. Le nouveau roi fit sur-le-champ signifier cette
nouvelle au duc de Bourgogne, qui en avait été instruit de son côté ; il lui
fit savoir qu'il commencerait par aller à Reims pour le sacre, et l'engagea à
l'y accompagner. Le Duc
manda sur-le-champ à tous les nobles de ses états de se trouver en armes avec
leurs gens, le 8 août, à Saint- Quentin. Le roi Louis ne savait pas encore,
quel accueil il trouverait en France, et s'il ne s'élèverait point quelque
faction contre lui[39]. Mais cette crainte ne dura
guère. Il s'était rendu à Avesnes, en passant par Maubeuge et par toutes les
plus petites villes de ce pays, où il y en a pourtant de belles et de
grandes. Chaque jour et à chaque heure arrivaient des princes, des
chevaliers, des députés des bonnes villes pour le reconnaître et l'assurer de
leur obéissance. Les capitaines des compagnies lui amenèrent aussi leurs gens
d'armes. Il écrivit alors au Duc qu'il n'était point nécessaire de venir avec
une si grande armée. Néanmoins tous les grands seigneurs de Bourgogne, de
Flandre, de Hainaut, d'Artois, furent invités à se trouver au sacre avec leur
train accoutumé. Les gentilshommes s'étaient déjà mis en grands frais pour
s'armer et s'équiper ; ce leur fut un grand dépit que cette dépense inutile,
dont ils avaient bien compté se récupérer dans le pays où ils auraient été
conduits. A
Avesnes le roi Louis fit célébrer un service funèbre pour son père. Selon
l'usage, il ne porta le deuil en noir que pour cette cérémonie. Dès qu'il 'en
fut revenu, il s'habilla en pourpre violette ; car, en France, pour montrer
que le roi ne meurt jamais, son successeur prend pour deuil une couleur
royale. Le duc Philippe, le comte de Charolais, le comte d'Étampes, Adolphe
de Clèves et toute la cour de Bourgogne assistaient en grand deuil à ce
service. Ils dînèrent ensuite avec le roi, puis il alla à la chasse. Le
sacre fut célébré le 18 août. Le duc de Bourgogne y parut avec un grand éclat
; il était entouré de seigneurs riches et puissants ; c'étaient eux qui
faisaient, pour ainsi dire, toute la pompe de cette cérémonie, et il semblait
que le roi fût encore à la cour de Bourgogne tain il en était entouré. Le Duc
tenait son rang de premier pair du royaume ; le duc de Bourbon son neveu
représentait le duc de Guyenne ; le duc de Clèves, les comtes d'Angoulême, de
Nevers, d'Eu et de Vendôme représentaient le comte d'Artois, le duc de
Normandie, le comte de Flandre, le comte de Champagne et le comte de Toulouse.
Le bâtard d'Armagnac, qui avait suivi constamment le Dauphin dans sa
retraite, venait d'être fait comte de Comminges et maréchal de France. Ce fut
lui qui fit l'office de connétable et porta l'épée. Joachim Rohaut était venu
trouver aussitôt le nouveau roi à Avesnes, et avait aussi reçu la charge de
maréchal. Il était à la cérémonie comme grand écuyer de France. Le sire de
Montauban, qui n'avait pas quitté le Dauphin durant son exil, avait été nommé
amiral. Le sire Antoine de Croy, chambellan du duc Philippe, fut pourvu de
l'office de grand-maître. Avant
que le roi fût sacré, il tira son épée, et, la remettant au duc de Bourgogne,
il lui dit qu'il voulait être fait chevalier de sa main. Lorsqu'il eut reçu
la colée, il conféra aussi la chevalerie aux sires de Beaujeu et : Jacques de
Bourbon, frères du duc de Bourbon, aux deux fils du seigneur de Croy, et à
Jean Bureau, trésorier de France. Puis il dit au Duc qu'il se trouvait
fatigué de toute cette journée, et lui demanda de faire les autres
chevaliers. En effet, un grand nombre de seigneurs et de gentilshommes
reçurent à chevalerie de la main du duc de Bourgogne. Après
le sacre, le Duc fit son hommage au roi ; car, d'après le traité d'Arras, il
était exempt de vassalité seulement envers la personne du feu roi Charles ;
maintenant il redevenait le féal et l'homme lige du roi de France. Son
hommage fut donc en ces ternies : « Mon très-redouté seigneur, je vous fais
hommage présentement du duché de Bourgogne, des comtés de Flandre et d'Artois
et de tous les pays que je tiens de la noble couronne de France, et vous
tiens à seigneur et vous en promets obéissance et service, et non pas
seulement de celle que je tiens de vous, mais de tous mes autres pays que je
ne tiens pas de vous, et d'autant de seigneurs, de nobles hommes, de gens de
guerre et d'autres que j'en pourrai tirer. Je vous promets de vous servir de
mon propre corps, et aussi d'autant d'or et d'argent que j'en pourrai avoir.
» Le duc de Bourbon, le comte de Nevers, le comte de Vendôme et les autres
pairs firent aussi leur hommage. Au
festin royal le duc de Bourgogne tint son rang de premier pair laïque, après
les évêques. Lorsque le dîner fut fini et qu'on eut emporté les tables, le
Duc demanda au roi de lui octroyer une demande[40] ; et, mettant un genou en
terre, il le pria, en l'honneur de la passion et de la mort que notre
Seigneur Jésus-Christ avait endurées pour tous les hommes, de vouloir
pardonner à tous ceux qu'il soupçonnait d'avoir mis la discorde entre lui et
le feu roi, et de laisser dans leurs charges ceux qui avaient été officiers
et gouverneurs chez son père ; à moins que, par vraie information et bonne
justice, ils ne fussent trouvés coupables. Parmi ces conseillers du roi
Charles, il y en avait cependant plus d'un qui avait montré son mauvais
vouloir contre le Duc, et qui s'était mis en peine pour émouvoir la guerre
contre lui. Mais avant toutes choses il voulait le repos et craignait que le
nouveau roi ne mît le, trouble dans le royaume. Le roi répondit qu'il le promettait,
hormis pour huit personnes dont il ne dit pas les noms. La
colère du roi contre les conseillers de son père était en effet bien
violente, et il ne la cachait guère. On savait depuis longtemps combien il
les haïssait, personne ne croyait qu'il leur pardonnât, et beaucoup de gens
au contraire le poussaient à la vengeance. Aussi à peine le roi Charles VII
fut-il mort, que ceux qui avaient eu toute sa confiance dans les dernières
années de son règne, se regardèrent comme perdus. Nul n'avait plus à redouter
du nouveau roi que le comte de Dammartin[41]. Il songea tout de suite à
quitter le royaume et assembla ses gens et ses serviteurs pour leur demander
s'il pouvait compter sur eux ; tous lui devaient leurs biens et leurs
honneurs. Il n'en trouva pas un ni dans sa maison ni dans sa compagnie de
cent hommes d'armes, qui voulût le suivre, ni se mettre en péril pour lui.
Son valet de chambre lui refusa même de lui prêter son cheval. Cependant un
gentilhomme de ses serviteurs, nommé Voyaut, qui ne s'était point trouvé avec
les autres, parce qu'il était allé voir la salle où gisait le corps du roi
mort la veille, sachant son maître dans cette nécessité, l'alla chercher en
sa chambre. Le comte de Dammartin était à genoux devant un banc, et disait
ses vigiles en pleurant. Quand il eut fini : « Voyaut, dit-il, je vous
ai nourri dès votre jeunesse, vous êtes mon vassal. N'êtes-vous pas résolu de
me servir comme au temps passé ? » — « Oui, monseigneur, jusqu'à la mort. »
Le comte alors écrivit des lettres pour le duc de Bourgogne, pour le sire de
Montauban, pour Joachim Rohaut et Boniface Valperga, ses compagnons de guerre
et ses amis, qui étaient allés des premiers, comme il le savait, offrir leur
obéissance au nouveau roi. Il les conjurait de faire pour lui un
accommodement aussi bien qu'il serait possible. Voyaut fut chargé de s'en
aller discrètement remettre ces Patres. Il
arriva à Avesnes. Le premier des anciens amis de son maître qu'il aperçut,
fut l'amiral. Il prit bien garde de n'être point vu, et lui remit les
lettres. Dès que le sire de Montauban eut vu la signature, il regarda s'il
n'avait pas autour de lui quelqu'un de ses gens pour faire saisir Voyant. «
Ah ! je te ferai jeter à la rivière, » s'écriait-il. Puis, avisant un
chevalier flamand qui s'en venait dîner avec lui, il lui dit : « Tenez-moi
cet homme, que j'aille chercher un de mes gens pour le mener en prison. » Le
flamand, quand il sut de quoi il s'agissait, retint le sire de Montauban par
le bras : « Monsieur, dit-il, que voulez-vous faire ? Le roi vient de vous
donner l'office d'amiral ; montrez que vous en êtes digne par votre sagesse ;
faites-vous honneur et n'écoutez point votre colère. Le comte de Dammartin
vous a rendu de bons offices du temps du feu roi. Songez que si vous
requerriez un ancien ami de quelque service, et qu'il vous repoussât, vous ne
seriez pas joyeux. » L'amiral
se calma un peu : « Dites à votre maître, dit-il, que si le roi le tenait, il
lui ferait manger le cœur par ses chiens ; et vous, si vous êtes encore ici à
sept heures, je vous ferai noyer. » Voyaut
n'eut pas meilleur accueil du sire Valperga, qui voulait aussi lui faire un
mauvais parti. Il ne savait que devenir lorsqu'il rencontra un clerc de
maître Jean de Reilhac secrétaire du feu roi, qui venait de passer au service
du roi Louis. Ce clerc le connaissait, et l'emmena souper, puis le présenta à
maître Reilhac. Celui-là le reçut doucement, et après lui avoir fait prêter
serment de dire vérité : « Où est votre maître à présent ? dit-il. — Je l'ai
laissé bien triste à Mehun-sur-Yèvre, répondit le serviteur. —Il est bien
vrai, continua maître Reilhac, que le roi est dans une extrême fureur contre
lui ; mais n'êtes-vous point chargé de quelques lettres pour prier ses
amis de faire sa paix ? » Alors Voyaut raconta comment il avait été reçu des
anciens amis du comte : « Donne-moi ce sac, » dit alors Reilhac à
un de ses clercs ; puis il en tira les demandes du sire Sallazar, du sire
Dullau et d'autres qui sollicitaient déjà la confiscation du comte de
Dammartin. Allez hardiment le retrouver, ajouta-t-il, recommandez-moi à lui ;
je lui ai plus d'obligations qu'à personne au monde, et je lui ferai
volontiers tous les plaisirs que je pourrai ; dites-lui de ne pas
s'inquiéter, de songer seulement à la sûreté de sa personne, que dans peu de
temps tout s'arrangera et qu'on le rappellera. » Le
maréchal Joachim Robant était à sa fenêtre avec Sallazar et le comte de
Comminges, quand il vit passer Voyant dans la rue. Il l'envoya avertir de ne
se point montrer et de le venir voir en secret. Quand il eut ouvert la lettre
du sire de Dammartin, les larmes lui vinrent aux yeux : « C'est mon vieil
ami, dit-il, et nous nous sommes rendu bien des services l'un à l'autre. Le
roi le hait à la mort, et j'en suis bien affligé, car le comte est un bon et
hardi chevalier. Je vous donnerais bien une lettre pour lui, mais je crains,
mon ami, que vous ne soyez saisi en route et mis en prison. » Cependant
il prit courage et écrivit à Dammartin. « Dites-lui bien qu'il mette sa
personne en sûreté, et qu'il attende. » Le duc
de Bourgogne était malade et on ne pouvait le voir ; alors le bon serviteur
s'en alla au plus vite rassurer son maître. Il le trouva à son château de
Saint-Fargeau, qu'il avait eu de la confiscation de Jacques Cœur. Le comte
était à table ; voyant entrer Voyaut, il changea de couleur, se leva et
l'emmena aussitôt dans la cour pour lui parler seul. Il fut bien courroucé de
l'ingratitude de l'amiral et de Valperga ; mais les bonnes paroles de Reilhac
et la lettre du maréchal Rohaut, que Voyaut tira de son habit, le rendirent
tout joyeux. Après avoir délibéré avec le sire de Balsac son neveu, il
résolut de se retirer au château de Chalus, près de Bort, dans les montagnes
du Limousin, et d'envoyer encore un message à ses amis pendant le sacre.
Voyant s'était tiré sagement de sa première commission ; le comte aima mieux
le renvoyer une seconde fois, et prendre pour son compagnon de voyage le sire
de Balsac, qui savait fort bien les chemins du Limousin, que Voyaut ne
connaissait pas. Arrivé
à Reims, ce fidèle serviteur se fit présenter au duc de Bourbon, qui se
chargea de lui avoir audience du duc de Bourgogne. On le plaça sur le passage
du Duc, près de sa chambre. Lorsque tout le monde fut sorti, le duc de
Bourbon remit à son oncle la lettre du comte de Dammartin ; en lisant et
voyant la triste position d'un si vaillant chevalier, il fit le signe de la
croix. « Qui a apporté cette lettre ? dit-il. — C'est un des gentilshommes du
comte, répondit le duc de Bourbon, et il est là. — Où est le comte de
Dammartin ? demanda-t-il à Voyaut qui s'avança. Monseigneur, je l'ai laissé
quittant Saint-Fargeau et s'en allant à l'aventure, selon la volonté de Dieu
; il a plus de chagrin qu'on ne saurait dire. — C'est un des plus honnêtes
gentilshommes du royaume de France, dit le duc Philippe ; il n'en est pas qui
le vaille, ni qui en sache autant que lui. Je voudrais bien qu'il se retirât
chez moi, je lui ferais plus de bien que ne lui en fit jamais le roi Charles.
— S'il vous plaisait de lui en écrire quelque chose, dit le duc de Bourbon,
vous lui réjouiriez le cœur. — Il n'est pas encore temps, répondit le Duc,
mais cela pourra bien ne guère tarder ; car cet homme-ci ne régnera pas
longtemps en paix. Je le connais : avant peu, il aura tout mis dans un
trouble merveilleusement grand. » Là-dessus, il fit signe qu'on se
retirât. Voyaut s'en alla au plus tôt rapporter ces bonnes paroles à son
maître. Après
le sacre, le roi, le duc de Bourgogne et toute leur brillante suite se mirent
en route pour Paris. Les funérailles du feu roi y avaient été solennisées le
6 août. Dans le trouble qu'avait causé cette mort, personne ne demeurant plus
pour rien régler ni ordonner dans cette cour abandonnée, le sire Tanneguy
Duchâtel, grand écuyer, neveu de celui qui avait autrefois emporté de Paris le
roi Charles encore jeune dauphin, avait pris soin de toutes les cérémonies
funèbres à Mehun-sur-Yèvre ; il avait même avancé de ses deniers la somme
nécessaire pour que le corps fût transporté à Paris. Le duc d'Orléans, le
comte d'Angoulême, le comte d'Eu et le comte de Dunois conduisaient le deuil.
Le corps fut déposé à Notre-Dame-des-Champs ; porté ensuite à Notre-Dame de
Paris ; puis à Saint-Denis, avec la pompe accoutumée, et toutes les
cérémonies qui se pratiquent aux obsèques des rois de France. Le peuple
suivit ce convoi, montrant la plus grande affliction, et regrettant hautement
un si bon prince. Rien ne pouvait égaler la douleur de ses fidèles serviteurs[42]. Ils faisaient pitié à voir ;
ce n'était que larmes et sanglots ; on montrait un des pages, qui, de
désespoir, avait voulu se laisser mourir de faim. Lorsque le héraut eut crié
: « Dieu veuille avoir l'âme de Charles septième, roi très-victorieux, »
l'église retentit de gémissements[43]. Quand un autre héraut reprit
en disant : Vive le roi de France, Louis onzième ; les pleurs ne
cessèrent point, et chacun se retira la tristesse dans le cœur[44]. Les princes furent servis dans la salle de l'abbaye, et le peuple fut admis à voir ce banquet du deuil, comme si t'eût été une cour plénière. Lorsqu'on se leva de table, le comte de Dunois dit à haute voix : « Nous avons perdu notre maître, que chacun songe à se pourvoir. » Le comte d'Eu était déjà parti pour Reims, ainsi qu'une foule de seigneurs qui n'avaient pas même attendu la fin des cérémonies funèbres, pour aller en hâte vers le nouveau roi. |
[1]
Meyer.
[2]
Monstrelet. — Pièces de l'Histoire de Bourgogne.
[3]
Duclercq. — Couci.
[4]
Argentré.
[5]
Duclercq.
[6]
Duclercq. — Continuateur de Monstrelet.
[7]
Chartier. — Couci. — Recueil de Dupuy.
[8]
Arrêt de condamnation. — Interrogatoires.
[9]
Duclercq.
[10]
Procès du duc d'Alençon : Recueil de Dupuy.
[11]
Richemont. — Argentré.
[12]
Duclercq.
[13]
Pièces de l'Histoire de Bourgogne.
[14]
Pièces de l'Histoire de Bourgogne.
[15]
Lettres d'Æneas Sylvius.
[16]
Couci.
[17]
Histoire ecclésiastique.
[18]
Histoire ecclésiastique.
[19]
Histoire de Louis XI.
[20]
Honneurs de la cour de Bourgogne.
[21]
Brantôme.
[22]
Meyer. — Histoire de Bourgogne.
[23]
Heuterus. — Gollut.
[24]
Duclercq.
[25]
Duclercq. — Jean de Troy.
[26]
Arrêt du Parlement ; pièces jointes à l'édition de Duclercq donnée par M. de
Reiffenberg.
[27]
Pièces de l'Histoire de Bourgogne.
[28]
Jean de Troy.
[29]
Histoire ecclésiastique. — Duclercq. — Continuateur de Monstrelet. — Histoire
de Bourgogne.
[30]
Preuves de l'Histoire de Louis XI.
[31]
Meyer. — Paradin.
[32]
Preuves de l'Histoire de Louis XI.
[33]
Lettre du comte de Foix à Louis XI — Preuves de l'Histoire de Louis XI.
[34]
Lettre du conseil au Dauphin. — Preuves de l'Histoire de Louis XI.
[35]
Amelgard.
[36]
Comines, d'après Louis XI. — Chartier. — Continuateur de Monstrelet.
[37]
Lettre du comte de Foix à Louis XI.
[38]
Comines.
[39]
Duclercq. — La Marche.
[40]
Duclercq.
[41]
Chronique du comte de Dammartin. — Preuve de la préface de Comines.
[42]
Vigiles. — Jean de Troy.
[43]
Vigiles de Charles VII.
[44]
Vigiles de Charles VII.