HISTOIRE DES DUCS DE BOURGOGNE DE LA MAISON DE VALOIS — 1364 -1477

TOME HUITIÈME. — PHILIPPE-LE-BON

 

LIVRE NEUVIÈME.

 

 

Vœu du faisan. — Mariage du comte de Charolais. — Voyage du Duc en Allemagne. — Seconde conquête de la Guyenne. — Discordes entre le Roi et le Dauphin. — Le Dauphin se retire auprès du Duc.

 

APRÈS la glorieuse issue de la guerre contre les Gantois, le Duc retourna à Lille. Le sire de Croy avait aussi obtenu d'heureux succès dans le Luxembourg, et avait contraint les Allemands à se renfermer dans Thionville ; peu après ils consentirent même à rendre la forteresse dans le terme de dix mois, sils n'étaient point secourus. Ainsi la cour de Bourgogne revint à son repos et à son loisir. Les fêtes recommencèrent comme auparavant[1]. Le comte de Charolais avait la passion des tournois ; il aimait toute sorte de mouvement, de fatigue, de peine, comme s'il eût été un pauvre gentilhomme cherchant à faire sa fortune. Son esprit avait aussi grande activité. Maintenant ce n'était plus les histoires de chevalerie qu'il se faisait lire, mais les histoires de Rome, qui lui semblaient bien grandes et remplies de merveilleux faits de guerre. Souvent il veillait fort avant dans la nuit, pendant que le sire d'Himbercourt, qui lisait fort bien, lui faisait ces belles lectures. Il était aussi bon compagnon et bien venu des femmes, mais pour cela n'était pas moins exact au service de Dieu, observant au moins tous les jeûnes ordonnés par l'Église ; fort charitable, et donnant toujours l'aumône aux pauvres sur son passage.

Les fiançailles du duc Jean de Clèves et de madame Isabelle de Bourgogne, fille unique du comte d'Étampes, donnèrent lieu surtout à de grandes réjouissances. Chaque prince tenait à son tour un banquet splendide. Ce temps de magnificence se termina par une solennité qui l'emporta sur tout ce qui avait été vu jusqu'alors en Bourgogne et ailleurs.

Pendant que le Duc était occupé de sa guerre contre les Gantois, le 29 mai 1453, la ville de Constantinople, depuis si longtemps menacée par les Turcs, abandonnée de toute la chrétienté malgré les instances pressantes et répétées adressées aux rois et aux princes, avait enfin été prise d'assaut par les infidèles. L'empereur d'Orient avait été tué. Il n'y avait sorte de profanations, de cruautés, d'horreurs, qu'on ne racontât partout, comme ayant été commises par les Turcs : les reliques brûlées, les hosties traînées dans la boue, le massacre des fidèles. Il y avait là de quoi émouvoir tous les chrétiens ; et certes ils pouvaient se reprocher d'avoir répandu leur sang et employé leur courage à de vaines querelles plutôt qu'à épargner de tels affronts à leur sainte croyance[2]. C'était le sujet de tous les discours. Le duc Philippe avait, sur ce sujet, moins de blâme à endurer qu'aucun autre prince. On savait que son plus cher désir avait toujours été de guerroyer contre les infidèles. Seul, il avait fait passer des secours dans l'Orient Avant sa guerre contre les Gantois en 1451, il avait envoyé le sire Jean de Croy et le bon chevalier Jacques de Lalaing en ambassade aux rois de France et d'Aragon pour les conjurer de s'entendre avec lui afin .de sauver Constantinople du joug où elle allait passer. Depuis dix ans et plus, il avait mainte fois essayé de réveiller la négligence des autres princes, sans pouvoir les rappeler à ce saint devoir de chrétien. Déjà, à son dernier chapitre de la Toison-d'Or, le Duc avait, pour ainsi dire, fait prêcher la croisade à ses chevaliers, avant que la guerre de Gand vint occuper toutes ses pensées.

Aussi ce fut à lui que le pape Nicolas s'adressa dès qu'il le sut libre et en paix, pour l'engager à réparer ce qu'on aurait dû empêcher, et à se réunir avec les rois de la chrétienté en une croisade contre les Turcs. Un chevalier arriva à Lille de la part du saint-père ; il y fut reçu honorablement, et le Duc résolut de donner un grand éclat à l'entreprise chrétienne dont il voulait être le chef. Il chercha tous les moyens pour émouvoir d'un zèle pieux les seigneurs, les nobles et les sujets de ses états, afin que, par dévotion et sans contrainte, ils l'aidassent de leur personne ou de leurs biens. Il tint, à ce sujet, plusieurs conseils, et l'on avisa que rien ne serait plus à propos pour un tel dessein que de profiter d'une de ces fêtes et de ces banquets, qui avaient attiré à Lille un si grand et noble concours.

On fit en même temps courir le bruit parmi le peuple, que le pape était menacé lui-même par la puissance des Sarrasins et infidèles, et que le chevalier venu de sa part avait apporte le défi qu'il avait reçu du Grand-Turc ; on allait jusqu'à montrer des copies de cette lettre. Voici à peu près en quels termes elle était conçue[3] :

« Morbesant Hopresant et ses frères Callabilabra chevaliers de l'empire d'Orguant, seigneur d'Achaïe, au grand prêtre de Rome, notre bien-aimé s'il le mérite. Il est venu à notre connaissance qu'à la requête du peuple des Vénitiens, vous faites publier que tous ceux qui nous feront la guerre auront pardon en ce monde et une vie éternelle dans l'autre ; de cela nous nous émerveillons ; car, si Dieu vous a donné telle puissance, vous devez en user plus raisonnablement, et ne pas induire les chrétiens à nous faire la guerre ; attendu que nos prédécesseurs n'ont jamais été consentants à la mort de votre Jésus-Christ, n'ont point possédé la Terre Sainte, et ont même toujours haï les juifs, lesquels, d'après vos chroniques, ont mis votredit prophète entre les mains de Pilate président de Jérusalem pour les Romains, qui le fit périr en croix.

« D'autre part il nous déplaît que les Italiens nous fassent guerre, eux qui viennent de nous avec toute leur gloire et puissance, c'est-à-dire qui descendent d'Anténor de la race du grand Priam, cet ancien seigneur de Troie, origine de la nation des Turcs.

« Pour ce, comme son successeur, nous nous proposons de réédifier cette cité de Troie, de remettre en état sa seigneurie, et ramener toute l'Europe à notre obéissance, surtout pour venger le sang d'Hector, la subversion de ladite noble cité, et la pollution du grand temple de Pallas. Aussi avons-nous subjugué toute la Grèce et ses habitants, comme héritiers de ceux qui firent cette destruction. D'ailleurs ces terres nous étaient promises par les prophéties. Nous requérons votre prudence de ne plus dorénavant donner de telles bulles, et de ne plus solliciter les chrétiens de nous faire la guerre. Car nous ne sommes pas résolus à les combattre pour leur foi, mais seulement pour le droit temporel que nous avons sur leurs terres. Nous n'adorons point Jésus-Christ ; mais, nous le confessons, nous savons qu'il est votre prophète, De plus votre loi, dit-on, vous défend de contraindre personne par force. Si donc nous faisons la guerre aux Vénitiens, c'est qu'ils retiennent des terres d'Europe, qu'ils ont usurpées. Ce peuple de Venise n'a rien de commun avec les autres nations d'Italie, et se prétend plus grand que les autres. C'est pourquoi, avec l'aide du grand dieu Jupiter, nous voulons rabaisser son orgueil.

« Si, après toutes les susdites raisons, vous voulez encore nous faire la guerre, soyez certain que nous lèverons toute notre puissance ; nous appellerons l'aide de l'empereur d'Orguant et les autres princes et rois d'Orient ; jusqu'ici ils ont feint de dormir ; mais, quand ils paraîtront avec toute leur puissance, ils pourront résister non-seulement à vos croisés à pied que nous avons vus, mais à tous les Gaulois et Latins. Si vous les émouvez contre nous, nous invoquerons l'aide de Neptune dieu de la mer, et, par la puissance de nos vaisseaux, nous conquerrons l'île de l'Hellespont ; de là nous entrerons dans la Croatie et la Dalmatie et les autres régions de l'aquilon. — Donné en notre palais triomphant, l'an dix de Mahomet, au mois de juin. »

On faisait remarquer au peuple la ruse de ce Turc, qui feignait de ne vouloir conquérir la chrétienté que pour recouvrer sa seigneurie temporelle sans toucher à la foi ; chacun, parmi le vulgaire, voyait bien qu'il ne fallait pas se laisser abuser, ni rester sans défense contre un si puissant ennemi.

Mais la cérémonie pic le Duc avait préparée afin de recevoir l'engagement des chevaliers et des gentilshommes devait avoir sur eux plus de pouvoir encore qu'une telle lettre. Les principaux conseillers pour cette fête, dont les préparatifs durèrent plus de trois mois, furent le sire Jean de Lannoy, seigneur rempli d'invention et de goût pour les choses nouvelles, un écuyer nommé Jean Beudant, et le sire Olivier de la Marche ancien page du Duc, qui depuis écrivit le récit des choses de son temps. Le Duc s'occupait sans cesse avec eux de tous les détails, et on les tenait fort secrets pour mieux surprendre la cour de Bourgogne.

C'était l'usage pour lors qu’à la fin de chaque banquet, un intermède était représenté pour le plaisir des convives, et qu'un des acteurs venait placer une couronne de fleurs sur la tête du prince ou du seigneur qui était convié à donner le banquet suivant[4]. Le jour du festin du comte d'Étampes, lorsque le repas fut terminé et les mets enlevés, on vit sortir de la salle voisine, Dourdan héraut d'armes du comte, et deux de ses chambellans en robes de velours fourrées de martre ; chacun soutenait d'une main une couronne de fleurs. Après eux venait une jeune dame de l'âge de douze ans, toute brillante d'or, vêtue de soie violette brodée en lettres grecques ; elle était montée sur une haquenée conduite par trois écuyers. Ce cortége fit le tour de la table en chantant, s'arrêta en face du Duc ; le héraut annonça en vers la venue de cette dame, qui se nommait, disait-il, la princesse de Joie. Les deux chevaliers l'aidèrent à descendre de sa haquenée ; elle monta sur la table par des degrés, s'agenouilla par deux fois et posa le chapeau de fleurs sur la tête (lu bon Duc ; il l'embrassa et annonça son banquet pour huit jours après.

Pendant la matinée de ce jour-là, qui était le 9 février 1454, monsieur Adolphe de Clèves fut le tenant d'une entreprise d'armes sous le nom du chevalier du Cygne ; il avait pris, disait-on, ce titre en souvenir de l'origine de sa maison ; dans les temps anciens, l'héritière unique de Clèves, selon de vieilles chroniques, avait épousé un chevalier qui était miraculeusement arrivé par le Rhin dans une petite barque que traînait un cygne. Le prix de la joute devait être un cygne d'or, attaché d'une chaîne d'or avec un rubis au bout, et c'étaient les darnes qui devaient le donner.

Après ce beau tournois, on se rendit dans la salle du banquet[5] ; elle était immense el tendue d'une belle tapisserie représentant les travaux d'Hercule ; on y avait dressé trois tables chargées de belles décorations. Sur la table du Duc étaient : une église avec ses vitraux, ses cloches, son orgue, et des chantres dont la voix accompagnait cet instrument : une fontaine qui présentait la figure toute nue d'un petit enfant jetant de l'eau de roses : un navire avec ses mâts, ses voiles et les matelots grimpant aux cordages qui faisaient les manœuvres de mer : une prairie plantée de fleurs et d'arbrisseaux, avec des rochers de rubis et de saphirs : au milieu une fontaine représentant saint André sur sa croix.

Sur la seconde table on voyait : un pâté qui renfermait un concert tout entier de vingt-huit musiciens : le château de Lusignan avec ses fossés et ses tours ; sur la plus haute se montrait la fée Mélusine, avec sa queue de serpent : un moulin placé sur un tertre ; au haut était une pie, et des gens de tous états tiraient dessus avec leur arbalète : un vignoble, au milieu duquel étaient les deux tonneaux du bien et du mal, avec leurs liqueurs douce ou amère ; un homme, richement habillé, donnait à choisir : un désert, où un tigre combattait un serpent : un sauvage sur son chameau : un homme qui battait un buisson, d'où s'envolaient de petits oiseaux ; près de là, sous un berceau de roses, un chevalier et sa mie guettaient les oiseaux chassés par l'autre, et les prenaient en se moquant de lui : un ours, monté par un fou, gravissant : une montagne glacée : un lac, environné de villages et de châteaux, avec une barque qui y voguait.

La troisième table était plus petite ; elle n'avait que trois décorations : un porte-balle, qui apportait sa marchandise dans un village : une forêt des Indes, avec des animaux féroces : un lion attaché à un arbre, et près de lui un homme qui battait son chien.

Le buffet resplendissait de vases d'or, d'argent et de cristal. Il était surmonté de deux colonnes. L'une portait une statue de femme, à demi vêtue d'une draperie blanche, où l'on avait écrit des lettres grecques ; de ses mamelles jaillissait de l'hypocras. L'a lion vivant était attaché à l'autre colonne par une forte chaîne de fer. Au-dessus on lisait : « Ne touchez point à ma dame. » Autour de la salle régnaient des échafauds en amphithéâtre pour les spectateurs. Le duc Philippe était vêtu avec une richesse plus grande encore que de coutume. On assurait qu'il portait sur sa personne des pierreries pour plus d'un million d'écus d'or. Pour la première fois, depuis longues années, ses habillements n'étaient pas tout noirs. Il était mis en noir et gris ; ses gens aussi portaient ces couleurs en leurs livrées.

Quand chacun fut assis, le service commença. Chaque plat était porté par un chariot d'or et d'azur qui descendait du plafond. En guise de benedicite, les musiciens de l'église et du pâté chantèrent une très-douce chanson ; puis commencèrent les intermèdes. Deux trompettes, assis dos à dos sur un beau cheval, jouèrent des fanfares en faisant le tour de la salle. On vit après un sanglier énorme monté par un monstre, moitié homme, moitié griffon, qui lui-même portait un homme debout sur ses épaules. Un rideau de soie verte s'ouvrit ensuite, et l'histoire de Jason et de la Toison-d'Or fut jouée en l'honneur de l'ordre du Duc. Les taureaux qui jetaient des flammes, domptés par Jason et attachés à une charrue ; le dragon qu'il tuait, et dont il semait les dents qui se changeaient en soldats, tout cela parut merveilleusement exécuté. On vit ensuite un cerf blanc, aux cornes dorées, qui chantait avec son conducteur ; un dragon de feu qui traversa la salle, et une chasse au vol, où deux faucons abattirent un héron.

Mais tout cela n'était que des passe-temps mondains ; enfin arriva le véritable intermède. Un géant, coiffé du turban et vêtu d'une longue robe, s'avança, conduisant un éléphant. Une tour s'élevait sur l'animal, et l'on voyait aux créneaux une dame. Elle portait un voile blanc à la façon des religieuses, et un grand manteau noir : c'était le personnage de la sainte Église. Il était représenté par Olivier de la Marche. Cette darne semblait fort éplorée. Quand elle fut devant le Duc, elle adressa un triolet au géant qui la menait :

Géant, je veux ci arrêter,

Car je vois noble compagnie

A laquelle me faut parler.

Géant, je veux ci arrêter,

Dire leur veux et remontrer

Chose qui doit bien être ouïe.

Géant je veux ci arrêter,

Car je vois noble compagnie.

Puis elle commença une longue complainte sur tous les maux que lui faisaient les infidèles, et implora le secours du Duc et des nobles chevaliers ici présents. Alors entra Toison-d'Or avec deux chevaliers de l'ordre, qui donnaient la main à Iolande bâtarde de Bourgogne, et à Isabeau de Neufchâtel. Le roi d'armes portait un faisan vivant, orné d'un collier d'or et de pierreries. Il fit une profonde révérence au Duc, lui dit que l'ancienne coutume des grands festins était d'offrir aux princes et seigneurs quelque noble oiseau pour faire un vœu, et qu'il venait avec les darnes et les chevaliers faire hommage du faisan à sa vaillance.

Le Duc dit alors à haute voix : « Je voue à Dieu premièrement, puis à la très-glorieuse vierge Marie, aux darnes et au faisan, que je ferai ce qui est écrit ; » et il remit à Toison-d'Or le billet suivant, en lui ordonnant d'en faire la publique lecture :

« Le plaisir du très-chrétien et très-victorieux prince monseigneur le roi, est sans doute d'entreprendre et exposer son corps pour la défense de la foi chrétienne, et pour résister à la damnable entreprise du Grand-Turc et des infidèles ; alors si je n'ai loyale excuse de mon corps, je le servirai de ma personne et de ma puissance en ce saint voyage le mieux que Dieu m'en donnera la grâce. Si les affaires de mondit seigneur le roi étaient telles qu'il n'y pût aller de sa personne, et que son plaisir art d'y commettre un prince de son sang, ou autre chef et seigneur de son armée, j'obéirai à sondit commis ainsi qu'à lui-même. Si, pour ses grandes affaires, il est disposé à ne pas y aller, et à ne pas y envoyer, et que des princes chrétiens entreprennent ce saint voyage, je les accompagnerai et m'emploierai avec eux, pourvu que ce soit le plaisir et le congé de mondit seigneur, et que les pays que Dieu m'a confiés soient en paix et en sûreté. A quoi je travaillerai et me mettrai en tel devoir, que Dieu et le monde connaîtront qu'il n'aura pas tenu à moi d'y aller. Et si, durant ce voyage, je puis par quelque manière savoir que ledit Grand-Turc a volonté d'avoir affaire avec moi corps à corps, je le combattrai avec l'aide de Dieu tout-puissant et de sa très-douce mère, lesquels j'appelle toujours à mon aide. »

La dame sainte Église remercia le Duc, et commença à faire le tour des tables, recevant l'un après l'autre le vœu de chaque seigneur et de chaque chevalier. Le duc de Clèves, le comte de Saint-Pol, monsieur de Charolais, le comte d'Étampes, tous les princes et les grands seigneurs vouèrent d'aller à la croisade. C'était un empressement général ; les convives s'animaient ; plusieurs commencèrent par ajouter quelque clause particulière à leur vœu, ainsi qu'ils avaient vu dans les histoires de chevalerie ou les chroniques. Le seigneur du Pont promit de ne jamais se mettre au lit le samedi jusqu'à l'accomplissement de son vœu ; le sire de Hautbourdin de ne pas se désister de son entreprise qu'il ne tînt en son pouvoir le Turc mort ou vif ; le sire de Rennequin de ne manger les vendredis nulle chose qui eût reçu mort, jusqu'à ce qu'il se fût trouvé main à main avec les ennemis de la sainte foi, et d'aborder, au péril de sa vie, la bannière du Grand-Turc. Philippe Pot fit vœu de ne pas s'asseoir à table les mardis, et de ne jamais porter en cette entreprise d'armure au bras droit ; sur cela, le bon Duc l'arrêta et lui dit qu'il y fallait au contraire venir bien et suffisamment armé. Antoine Raulin promit de servir dans ce voyage, si son père voulait le lui permettre et en faire les frais ; et son père Nicolas Raulin, le vieux chancelier de Bourgogne, s'engagea à l'y envoyer avec vingt-quatre gentilshommes entretenus à ses frais. Hugues de Longueval voua qu'une fois parti il ne boirait pas de vin avant d'avoir tiré du sang à un infidèle, et qu'il passerait deux ans à la croisade, dût-il y rester seul, à moins que Constantinople ne fût repris auparavant ; Guillaume de Vandrey s'engagea à ne point revenir sans avoir présenté au Duc un Turc prisonnier. Érard et Chrétien de Digoine de la noble maison de Damas, vouèrent ensemble de faire leur possible pour renverser la première enseigne ennemie qu'ils verraient ; et Chrétien, en outre, de faire en revenant entreprise d'armes dans trois royaumes chrétiens ; Antoine et Philippe, bâtards de Brabant, demandèrent à être les premiers de l'avant-garde, et promirent de porter en banderole de dévotion une image de Notre-Dame ; Antoine de Tournay fit vœu de donner un coup d'épée sur la couronne d'un roi infidèle ; Jean de Chassa, de ne jamais faire tourner la tête à son cheval avant d'avoir vu une bannière turque conquise ; Louis de Chevalart, de ne porter, dès qu'on serait à quatre lieues des infidèles, ni chaperon, ni chapeau, et de combattre un Turc à pied avec le bras armé du seul gantelet ; Guillaume de Montigny, de porter jour et nuit une pièce de son armure, de ne point boire de vin le samedi, et de se vêtir ce jour-là d'tine haire. Puis les uns vouaient de combattre corps à corps, les autres de ne pas revenir avant d'avoir jeté un Turc les jambes en l'air. Chacun enchérissait sur l'autre, l'émulation et le vin les échauffaient : c'était une sorte de folie, si bien que Jean de Rebreniettes écuyer-tranchant du bâtard de Bourgogne, finit par vouer que s'il n'avait point les faveurs de sa dame avant la croisade, il épouserait au retour la première dame ou demoiselle qui aurait vingt mille écus.

Quand les vœux furent faits, une dame entra à la clarté des flambeaux ; elle était aussi vêtue en religieuse, mais tout en blanc. De son épaule gauche descendait un petit rouleau où était écrit en lettres d'or : Grâce-de-Dieu ; c'était son nom. Elle amenait douze chevaliers vêtus de pourpoints cramoisis avec des chausses noires et un manteau noir et gris ; le tout couvert des plus riches broderies. Ils donnaient la main à douze dames habillées en satin cramoisi, avec une robe de dentelle par-dessus et une large frange en or. Chacune avait aussi son nom écrit sur son épaule, c'étaient les douze vertus : la foi, l'espérance, la charité, la justice, la raison, la prudence, la tempérance, la force, la vérité, la largesse, la diligence et la vaillance. Madame Grâce-del/eu s'avança vers le Duc, lui expliqua en huit vers le motif de sa venue, et lui vernit un billet ; le seigneur de Créqui eut ordre d'en faire la lecture.

« Mou béni créateur a entendu le vœu que toi, Philippe, duc de Bourgogne et de Brabant, a fait naguère ainsi que plusieurs autres hommes nobles et de vertueux courage. Lesquels vœux sont agréables à Dieu et â la Sainte-Vierge Marie, et ils m'envoient par-devers les empereurs, roi, ducs, princes, comtes, barons, chevaliers, écuyers et autres bons chrétiens, leur présenter ces douze dames portant chacune le nom d'une vertu. Si eux et toi les voulez croire et user de leurs conseils, vous viendrez à bonne et victorieuse conclusion de votre entreprise, je demeurerai avec vous, vous acquerrez bonne renommée par tout le monde et le royaume de paradis à la fin. »

Madame Grâce-de-Dieu se retira après avoir présenté les douze dames ; comme le mystère était achevé, elles quittèrent leurs inscriptions et se mirent à danser avec leurs chevaliers ; c'étaient les premières dames et les plus grands seigneurs de la cour qui avaient représenté cet intermède.

Les hérauts vinrent ensuite faire l'enquête auprès des darnes pour savoir à qui elles donnaient le prix de la joute du matin. On trouva que personne n'avait plus gracieusement rompu les lances que monsieur de Charolais ; mademoiselle Isabelle de Bourbon et mademoiselle d'Étampes lui présentèrent le prix et lui accordèrent un baiser selon l'usage, tandis que les hérauts criaient : Mont-joie ! puis on se remit à danser jusque bien avant dans la nuit.

Le comte de Saint-Pol pour continuer encore cette suite de fêtes fit publier qu'il donnerait un mois après dans la ville de Cambray un grand tournoi où il serait tenant avec quarante chevaliers[6]. Cette entreprise d'armes devait se faire au nom du chevalier de la Licorne. Mais déjà le Duc commençait à être fort mécontent du comte de Saint-Pol ; il le trouvait trop attaché, aux intérêts du roi, dont, comme on a vu, il avait été ambassadeur. Dans son vœu du faisan, il avait fait réserve expresse de la volonté du roi, comme s'il n'eût pas été sujet du duc de Bourgogne. En outre il était au nombre des seigneurs de cette cour qui se montraient de plus en plus mécontents de la haute faveur d'Antoine de Croy chambellan du Duc et de toute cette maison. Il avait auparavant, assez à regret et sur la demande du Duc, fiancé sa fille Jacqueline, encore enfant, avec Philippe fils du sire de Croy, et l'avait même remise à la famille de son nouveau mari. Cette alliance lui déplaisait cependant de plus en plus, et lui semblait trop inégale ; le sire de Croy, tout puissant qu'il fût devenu, était un simple gentilhomme ; et il était sorti quatre empereurs de la maison de Luxembourg ; elle était alliée à tous les rois de la chrétienté. Il avait donc fallu tout le pouvoir du duc de Bourgogne pour faire consentir le comte de Saint-Pol à cette mésalliance ; maintenant qu'il voyait la faveur du prince lui échapper, il redemandait sa fille. Plus tard il l'envoya même chercher à main armée ; mais le sire de Croy qui la tenait dans la ville de Luxembourg, en fit fermer les portes et envoya dire au comte de Saint-Pol que le mariage était consommé[7]. Le comte de Saint-Pol s'était aussi attiré l’inimitié du comte d'Étampes pendant la guerre de Gand, pour quelque querelle au sujet du commandement de l'avant-garde.

Le Duc résolut donc de lui montrer son ressentiment, et déclara que ni lui, ni ses serviteurs ne paraîtraient au tournoi de la Licorne. En même temps il rompit un projet dont le comte de Saint-Pol s'occupait depuis longtemps : le mariage de son fils Jean de Luxembourg avec mademoiselle Isabelle fille du duc de Bourbon. Le duc de Bourbon y avait déjà consenti ; mais mademoiselle Isabelle avait toujours été élevée à la cour de Bourgogne, et son oncle le duc Philippe disposait d'elle plus que son père. Il se décida tout d'un coup à la marier à monsieur de Charolais.

La duchesse de Bourgogne avait eu d'autres vues[8] ; elle était princesse de Portugal, fille de madame Philippe de Lancastre, et avait toujours aimé l'Angleterre plus que la France. Son dessein était donc de marier son fils à la fille du duc d'York, celui qui à ce moment même disputait la couronne au roi Henri VI. Le duc Philippe voulut faire finir toute cette secrète négociation, qui ne lui convenait pas. La Duchesse avait du crédit sur son fils ; elle lui avait inspiré une grande préférence pour le mariage qu'elle souhaitait ; plusieurs seigneurs avaient été prévenus aussi contre le choix du Duc. Aussi trouva-t-il de l'opposition dans son conseil et dans sa famille ; le bâtard de Bourgogne, qui était en grande amitié avec monsieur de Charolais, favorisait surtout le désir de la Duchesse.

Le duc Philippe fit venir son fils : « J'ai su, que tu sembles opposé au mariage que je veux que tu fasses. Je ne sais qui te pousse ; mais on m'a dit que tu voudrais te marier en Angleterre. Je veux bien que tu saches que si j'ai eu de grandes alliances avec les Anglais pour venger la mort de mon père, jamais pour cela je n'ai eu le cœur anglais. Si je savais que tu fisses ce mariage, et que tu voulusses cette alliance, je te bouterais hors de mes pays, et tu ne jouirais jamais des seigneuries que je possède. Bien plus, si je croyais que mon fils bâtard ici présent, ou tout autre, te le conseillât, je le ferais mettre dans un sac et jeter à la rivière. »

Le Duc ne voulut point qu'on tardât davantage à suivre sa volonté. On n'avait point le consentement du duc, ni de la duchesse de Bourbon. Les futurs époux étaient cousins-germains, et il fallait avant tout la dispense du pape ; n'importe, il fallut conclure les fiançailles, Sauf à faire le mariage après, lorsqu'on aurait consentement et dispense.

Ce qui donnait au Duc cette précipitation, c'est qu'il voulait partir pour l'Allemagne, où il devait aller conférer avec l'empereur et les princes, à la diète de Ratisbonne, pour les projets de croisade. Il laissa le comte de Charolais pour son lieutenant-général, et le chargea du gouvernement de ses états de Flandre, en lui donnant pour conseillers le chancelier de Bourgogne, le sire de Croy et Pierre de Goux ; puis se mit en route vers la fin de mars 1454, presque sans avoir annoncé son départ, avec une suite de cent hommes environ, n'emmenant aucun de ses principaux serviteurs, hormis Simon de Lalaing et Philippe Pot.

Deux jours après, on publia une ordonnance qu'il avait tenue fort secrète, et qui causa une grande surprise[9]. Tant de festins, de tournois, d'intermèdes et de magnifiques divertissements avaient fort dérangé ses finances. Pour les réparer quelque peu, et guérir par l'épargne ce que lui avait coûté sa profusion, son ordonnance congédiait, pour deux ans, tous les serviteurs de son hôtel, sans leur accorder aucun gage. Il y en avait qui le servaient depuis longtemps et qui étaient sans autre ressource. Il était dû à d'autres de fortes sommes, dont le paiement n'était ni promis ni réglé. Les archers de la garde du corps murmuraient et disaient qu'ils iraient servir en Angleterre. Toute cette foule de domestiques de divers états, qui avaient coutume de vivre largement dans cette grande maison toujours si abondante, ne savaient plus où aller, et le fou de la cour disait que le Duc avait rompu le manche du gigot[10].

Le Duc traversa la comté de Bourgogne et passa en Suisse[11]. Ses alliés, les seigneurs de Berne, lui firent une réception superbe. Les petits enfants de la ville portaient des bannières à ses armoiries, et criaient : Vive Bourgogne ! A Baden, à Arau, à Zurich, à Constance, ce fut le même accueil. On venait au-devant de lui ; les villes défrayaient toutes ces dépenses ; enfin, il était partout reçu comme s'il eût été le souverain, tant sa renommée était grande dans la chrétienté. Lorsqu'il fut entré en Allemagne, l'empressement était plus grand encore. Les princes et les seigneurs du pays de Souabe venaient lui faire cortége avec tous leurs hommes, lui envoyaient des présents et des vivres ; l'empereur lui-même n'aurait pas eu un tel accueil. Le comte de Waldbourg se distingua entre tous. Il reçut le Duc dans son château de Waldsee ; puis l'accompagna pendant tout son voyage comme s'il eût été son sujet et son serviteur. Les villes ne lui rendaient pas de moindres honneurs ; sur sa recommandation, elles mettaient leurs prisonniers en liberté ; les différends qu'elles avaient entre elles, ou avec des seigneurs, étaient soumis à son arbitrage. A Ulm, où il passa quelques jours, les princes de la maison de Wurtemberg lui envoyaient chaque jour du gibier, du vin, de l'avoine pour ses chevaux ; et le comte Ulrich de Wurtemberg, qui avait épousé sa cousine Marguerite de Savoie, vint le conjurer de passer par sa ville de Stuttgart, au retour de Ratisbonne. Le duc Albert d'Autriche lui envoya une ambassade pour le prier aussi de prendre sa route par ses états, puis le reçut en grande pompe à Gunzbourg, et lui donna des chevaux et des armes à son départ. Le duc Louis de Bavière, son parent et son allié, ne se montra pas moins magnifique dans son hospitalité ; après lui avoir fait traverser ses villes de Lauengen, Rain et Ingoldstadt, il le conduisit à Ratisbonne par le Danube, sur des bateaux pompeusement ornés.

Il n'y trouva point l'empereur. Frédéric d'Autriche, que dix ans auparavant le Duc avait si bien fêté à Besançon, n'était point un prince qui aimât beaucoup la guerre, ni la chevalerie. Il ne songeait guère qu'à son repos, et n'avait pas même cherché à augmenter sa puissance. Les couronnes de Bohême et de Hongrie lui avaient été offertes, et il les avait refusées. Sa renommée était mauvaise parmi les seigneurs et les chevaliers. Ils le trouvaient endormi, lâche, pesant, rêveur, mélancolique, avare, dissimulé, se laissant insulter à sa barbe sans avoir le cœur de se venger ; enfin insensible à l'honneur[12]. Il était donc bien éloigné d'entrer dans les projets aventureux de la croisade. En outre, tous ces honneurs que les princes d'Allemagne rendaient au duc de Bourgogne, ce faste dont il était environné, ne lui plaisaient guère[13]. Il ne vint point à Ratisbonne, et se retira au contraire dans son duché d'Autriche. Toutefois un ambassadeur et son secrétaire Æneas Sylvius Piccolomini y furent envoyés de sa part. Le seul prince d'Allemagne qui se fût rendu à cette diète était le margrave de Brandebourg ; on se vit contraint d'assigner une autre journée dans le mois de novembre, à Francfort, pour y régler les projets de croisade. Le Duc ne voulait pas être si longtemps absent de ses états. On commençait à s'y inquiéter de ce qu'il était devenu ; les uns disaient que l'empereur l'avait fait prendre et le tenait enfermé dans quelque forteresse, comme jadis le roi Richard ; d'autres allaient même jusqu'à publier que le bon Duc était mort dans ce loin- tain voyage ; il lui fallut songer au retour. Il s'excusa de venir en personne à Francfort, mais promit d'y envoyer des ambassadeurs. Le marquis de Brandebourg et quelques villes impériales d'Allemagne le pressèrent de faire encore quelque séjour en Allemagne, pour y recevoir les fêtes que partout on voulait lui donner. Il refusa courtoisement, passa quelque temps à Landshut, chez le duc de Bavière, où il tomba malade ; puis à Stuttgart, chez le comte de Wurtemberg ; de là, dans les domaines du duc Albert d'Autriche, et il rentra en Suisse par Bâle.

Il trouva encore des fêtes, et dans son pays de Bourgogne, à Nozeroy, chez le prince d'Orange, et chez le sire d'Autrey, de la maison de Vergi, qui mariait son fils à la fille du comte de Neufchâtel, sœur du maréchal de Bourgogne. Cette alliance entre les deux plus grandes maisons de la province donna lieu à de grandes réjouissances, où se trouva rassemblée toute la noblesse. Le maréchal de Bourgogne continuait à être dans la plus haute faveur du Duc, et à la mériter par ses services.

Il venait de calmer une sédition violente à Besançon[14]. Cette ville, grâce aussi à ses soins, se trouvant trop mal protégée par l'autorité lointaine de l'empire et de l'empereur, s'était donnée au duc de Bourgogne. Elle avait renoncé à ses privilèges de ville impériale. Sur la proposition de ses magistrats et le consentement du peuple, il avait été réglé que le Duc, comme comte de Bourgogne, instituerait un juge qui le représenterait, et siégerait avec les recteurs et gouverneurs de la commune pour juger tous les cas : on ne pourrait sans lui modérer aucune amende : le comte aurait la moitié des profits de justice, et la moitié des gabelles mises et à mettre ; il mettrait un capitaine à ses gages pour avoir connaissance des fortifications et de tout ce qui avait rapport à la guerre ; en un mot la ville serait sous la garde du Duc et de ses successeurs.

Peu de temps après ce traité, il y eut dans la ville une émeute contre l'archevêque, et son château de Burgille fut saccagé. Lorsque le trouble fut apaisé, on convint que la ville acquitterait le dommage. La sédition devint alors violente ; le peuple se refusa à payer la somme imposée pour ce sujet, prétendit qu'il fallait la lever sur les seuls auteurs du désordre, et que d'ailleurs les magistrats devaient rendre leurs comptes ; puis il les chassa et se nomma d'autres chefs. Les riches bourgeois menacés dans leurs personnes et leurs biens se sauvèrent ; leurs maisons furent pillées.

Le maréchal de Bourgogne se rendit à Besançon avec une petite suite, comptant tout apaiser. Loin d'y réussir il fut lui-même assailli dans la rue, et courut quelque danger. Le Duc, instruit exactement de tout ce qui se passait, ordonna d'assembler des hommes d'armes pour dompter cette révolte. Le maréchal en réunit jusqu'à seize cents, mais il n'eut pas besoin d'employer la force ; les habitants furent émus de crainte ; une épidémie ravageait la ville, elle se soumit. Le maréchal lui fit payer huit mille francs pour les frais occasionnés par sa révolte ; plusieurs de ceux à qui l'on imputait de l'avoir excitée furent pendus à Gray, et leurs têtes envoyées à Besançon.

Le Duc passa quelques mois dans ses états de France ; il eut à Nevers une entrevue avec le duc d'Orléans[15]. Il lui parla des projets de croisade, des conférences qu'il avait eues à ce sujet en Allemagne, de l'assemblée qui allait se tenir à Francfort, et du dessein qu'il avait d'envoyer des ambassadeurs au roi pour savoir ses intentions. Il traita aussi le mariage de monsieur de Charolais. Sa sœur, madame Agnès duchesse de Bourbon, était venue à Nevers, mais non pas le duc que la goutte retenait à Moulins. La dispense du pape était arrivée ; le roi avait fait repoudre qu'il donnait son agrément à cette alliance. Quelques difficultés s'étaient seulement élevées pour la dot, parce que le conseil de France s'opposait à ce qu'elle comprit la seigneurie de Château-Chinon qui était, disait-on, un fief masculin. Le Duc consentit à recevoir d'autres domaines ; il était pressé de conclure cette affaire. Sans vouloir qu'on attendît sort retour en Flandre, sans déférer au désir de la duchesse de Bourbon, qui avait le projet d'aller aux noces, il envoya Philippe Pot en toute diligence à Lille avec ordre que tout aussitôt le mariage fût célébré et consommé. La duchesse de Bourgogne, bien qu'elle eût souhaité une autre alliance, aimait beaucoup mademoiselle de Bourbon qui avait été élevée dans sa maison ; elle obéit volontiers aux ordres de son mari, et monsieur de Charolais, du moment que madame Isabelle fut sa femme, lui porta le plus grand et le plus fidèle amour. Ce fut un exemple bien rare et fort admiré dans un temps où les princes respectaient si peu la foi du mariage, et où chacun se faisait gloire de tromper les femmes ; même les prélats et les gens d'église qui étaient, disait-on, plus dissolus encore que les autres[16].

Après l'assemblée de Francfort, le Duc qui était encore à Dijon, envoya Simon de Lalaing au roi pour lui rendre compte de ce qui venait d'être réglé en Allemagne. Le conseil de France ne pouvait pas être fort disposé à cette croisade dont ou parlait tant. Les sages hommes qui s'y trouvaient, et que le roi écoutait beaucoup, songeaient bien plus à guérir les maux du royaume, et à le relever de sa longue ruine, qu'à chercher les glorieuses et lointaines entreprises. D'ailleurs, pendant l'année précédente 1453, la guerre s'était renouvelée ; le bienheureux repos dont on avait commencé à jouir avait été troublé ; et, bien que tout eût réussi glorieusement aux armes de France, on n'était pas encore bien remis de cette nouvelle calamité.

Après la conquête de Bordeaux et de la Guyenne, les habitants s'étaient d'abord montrés loyaux Français et joyeux d'être délivrés de la domination des anciens ennemis du royaume[17]. Mais bientôt les gouverneurs des finances du roi voulurent recueillir dans la province les mêmes impôts qui se payaient dans le reste de la France. Ils trouvaient surtout essentiel d'établir cette taille des gens d'armes, qui se percevait toujours, encore que la guerre fût finie et que les Anglais fussent chassés. On entreprit d'abord de persuader aux gens de Bordeaux qu'ils devaient y consentir de plein gré. « C'est pour votre bien, disait-on ; le roi veut vous tenir en paix et en sûreté. Les Anglais qui venaient acheter vos vins et vous vendre leurs draps et leurs laines, regrettent la possession de votre pays et le gain que le commerce leur donnait. Ils feront sans doute quelque tentative contre vous. Au contraire ils n'auront pas cette audace, si vous avez de bonnes garnisons de gens d'armes et des francs-archers prêts à s'armer au premier avis. D'ailleurs, l'argent de cette taille n'ira point dans les coffres du roi ; il se dépensera chez vous par des hommes pris et levés dans la province ; c'est vous-même qui les paierez. »

Tous ces discours ne persuadaient pas les Gascons. Ils avaient une extrême méfiance de tous les gens de la finance du roi, et s'imaginaient que l'argent qu'on leur payait n'était ni loyalement employé, ni fidèlement dépensé. En outre, la province et les villes s'assuraient sur leurs privilèges renouvelés par le roi, scellés de son sceau, revêtus de sa signature. Les habitants n'étaient pas aussi dociles que ceux des autres pays du royaume, qui, contents d'être délivrés du désordre et de voir la fin de leurs maux, payaient, sans trop murmurer, des tailles mises, contre les anciennes coutumes, d'après la seule volonté du roi. Lorsqu'on vit que par adresse ou par force des officiers royaux voulaient absolument en venir à leurs fins, les Bordelais et les autres gens de la Guyenne envoyèrent des députés à Bourges devant le roi. Ils représentèrent que le meilleur et le plus sûr moyen de tenir le pays en repos et en sûreté contre les Anglais, était de lui laisser ses libertés, de tenir les promesses faites et jurées, d'y faire aimer et respecter le nom du roi. « Les Anglais ne songeraient pas à y revenir, disaient les députés, s'ils savaient que tous les habitants sont dans l'union et le contentement. Quand par hasard ils s'y risqueraient, les villes sauraient bien se défendre sans garnisons de gens d'armes. Au lieu que si l'on nous fait payer plus que du temps des Anglais, tandis que déjà notre commerce est moindre, il y aura beaucoup de malveillants, et les ennemis en sauront profiter. »

De tels conseils étaient sages, mais ils ne furent pas écoutés, et les députés revinrent sans rapporter une bonne réponse du roi. Pour lors le mécontentement augmenta beaucoup. Chacun s'indignait de ce qu'on ne tenait point les promesses jurées, de ce qu'on allait -violer les privilèges, et accabler la province des maltôtes qui pesaient sur le royaume. Le clergé, les riches bourgeois de Bordeaux étaient surtout animés d'un vif regret d'être tombés sous la puissance dit roi. De leur côté, les seigneurs de la Guyenne, malgré les serments qu'il avaient prêtés, étaient toujours restés Anglais dans le cœur. Les garnisons étaient peu nombreuses ; l'armée de France n'était pas assemblée ; un complot se forma pour rappeler les Anglais. Les sires de Lesparre, de Rauzan, d'Anglade, de Langeac, en furent les principaux chefs. Le sire de Duras s'était déjà rendu en Angleterre ; il y avait pris service. Le sire de Lesparre y passa aussi, et promit aux Anglais que si l'on envoyait une armée dans le Médoc, toutes les villes tarderaient peu à se livrer.

Le gouvernement de la reine Marguerite et du duc de Somerset était en ce moment un peu mieux établi. Le duc d'York après avoir pris les armes pour réclamer son droit à la couronne, s'était soumis à la condition que le duc de Somerset serait mis en prison pour que son procès lui fût fait. Mais une fois qu'il eut renvoyé son armée, le duc de Somerset avait été délivré, et avait repris tout son pouvoir. Pour réparer l'honneur de l'Angleterre et satisfaire à la volonté de tout le peuple qui se courrouçait d'avoir perdu les belles conquêtes du roi Henri V, il s'empressa d'accepter les offres des seigneurs de la Guyenne. Une armée de cinq mille combattants fut mise sons le commandement du vaillant lord Talbot. Il avait alors quatre-vingts ans, mais nul capitaine anglais n'avait une renommée si grande ; nul n'avait remporté de si belles victoires contre les Français. Le roi Charles, qui l'avait reçu en otage après la prise de Rouen, lui avait noblement rendu sa liberté sans rançon, et lui avait permis d'accomplir le voyage de dévotion qu'il avait voulu faire au jubilé de Rome, en l'année 1450.

Lord Talbot débarqua sur la côte de Médoc au mois d'octobre 1452 ; peu de jours après, Bordeaux lui ouvrit ses portes, livrant même le sire Olivier de Coëtivy capitaine de la ville, et le sire du Puy-du-Fou, qui était maire nommé par le roi.

Le roi était alors en Forez, occupé à conclure un traité avec le duc de Savoie. Après avoir reçu cette triste nouvelle, il en délibéra mûrement dans son conseil. Sa résolution fut aussitôt prise de conquérir de nouveau la Guyenne et de ne pas endurer une telle trahison. Il envoya tous les renforts qu'on put assembler au comte de Clermont, son lieutenant-général, afin de mettre les garnisons en état de résister jusqu'au moment où il pourrait avec toute sa puissance recommencer une forte guerre. Joachim Rouault, Amanjeu d'Albret sire d'Orval, et d'autres capitaines partirent à la tête de six cents lances et d'un bon nombre d'archers. Ainsi les Anglais ne purent faire beaucoup de progrès. Le comte de Dunois fut laissé à la défense de la Normandie.

L'hiver se passa à rassembler les compagnies d'ordonnance, à mander les francs archers, à faire tous les préparatifs. Ils ne furent pas achevés avant le mois de juin 1453. Le roi partit alors de Lusignan, et vint à Saint-Jean-d’Angély. Le siège fut d'abord mis devant Chalais, que les Anglais avaient réparé. En quatre jours, la forteresse fut emportée d'assaut, et tous les Français qui s'y trouvaient furent pendus sans miséricorde, à la diligence de Tristan-l'Hermite, prévôt des maréchaux. Jonzac et Montendre se rendirent. Beaucoup de capitaines voulaient qu'on marchât aussitôt vers Bordeaux. Le sire Jean Bureau, maitre de l'artillerie, qui était écouté plus que personne dans les conseils de la guerre, proposa d'assiéger Castillon, sur la Dordogne, afin d'être maîtres du cours de la rivière.

Cependant les habitants de Bordeaux s'inquiétaient de voir l'armée du roi approcher ainsi sans nul empêchement. Ils rappelèrent à lord Talbot que lorsqu'ils s'étaient rendus à lui, c'était sous la condition d'être défendus contre les Français : que lui-même s'était engagé à résister, avec dix mille combattants, à toute la puissance du roi de France : qu'il lai était arrivé des renforts d'Angleterre, et qu'il importait de sauver Castillon. Lord Talbot répondit froidement : « On peut les laisser approches encore davantage ; soyez en repos. Au plaisir de Dieu, j'accomplirai ma promesse quand je trouverai le temps et le lieu favorables. » Mais ces paroles ne contentaient point les gens de la ville ; ils craignaient d'être livrés ; les murmures commençaient, et leur bonne volonté était si essentielle à conserver, que lord' Talbot se résolut à combattre.

Il quitta Bordeaux avec toute son armée, et vint d'abord à Libourne. Les Français avaient à peine commencé le siège de Castillon. Cependant Jean et Gaspard Bureau avaient à la hâte fait élever, par sept cents manœuvres qui étaient sous leurs ordres, de forts retranchements en terre, et des palissades qui défendaient toute leur redoutable artillerie. Joachim Rouault et le sire Pierre de Beauveau, à la tête des francs archers, étaient venus se loger dans une abbaye plus rapprochée de la ville, du côté de la route de Libourne. Lord Talbot, averti par les messages de la garnison de Castillon, marcha toute la nuit, et surprit de grand matin l'abbaye. Les Anglais tombèrent avec de grands cris sur les francs archers ; nulle mesure n'était encore prise pour leur résister. Le désordre se mit parmi les Français ; les archers prenaient la déroute ; mais les chefs et quelques gentilshommes qui étaient avec eux firent tant et se comportèrent si vaillamment, qu'ils rallièrent leurs gens. Le sire Rouault rendait courage aux archers dont il était aimé plus qu'aucun autre chef de l'armée. Il leur disait : « Ne vous ai-je pas promis de vivre et de mourir avec vous ? Voulez-vous donc m'abandonner ? » et il se jetait tout des premiers contre l'ennemi. Plus d'une fois il fut abattu de son cheval ; les archers le relevèrent, et commencèrent à faire meilleure résistance, afin de rentrer en bon ordre au camp. Ou y voyait toute leur fâcheuse situation ; cependant personne ne sortit du retranchement pour les secourir, tant on était résolu à ne pas engager la bataille. Enfin le sire Rouault et les archers parvinrent, après avoir perdu beaucoup des leurs, à rejoindre l'armée. Lord Talbot, la voyant si bien fortifiée dans son camp, revint d'abord à l'abbaye qu'il venait de conquérir. Il était encore fort matin, et la messe n'avait pas été dite. Il fit venir un chapelain pour la célébrer ; en attendant, il permit de défoncer les barriques de vin qu'on avait trouvées dans l'abbaye, et tous ses soldats se mirent à boire.

Comme la messe commençait, un homme du pays accourut à lord Talbot, et lui dit : « Monseigneur, les Français abandonnent leur parc et s'enfuient ; voici l'heure ou jamais d'accomplir votre promesse. » Le vieux capitaine, tout habile qu'il était, avait un tel désir de venger l'honneur de l'Angleterre, il voyait si bien l'importance de remporter une victoire afin de conserver la fidélité des gens de Bordeaux, que, sans autre information, sans envoyer reconnaître la chose par quelque homme de guerre ou quelque officier d'armes, il laissa la messe et s'écria : « Puissé-je ne jamais entendre de messe, si aujourd'hui je ne mets pas en déroute les Français qui sont dans ce parc ! » Aussitôt il disposa tout pour l'attaque, et, sans tarder, mena ses gens devant le retranchement des Français. « Monseigneur, lui dit un vieux gentilhomme anglais nommé sir Thomas Cunningham, qui depuis longtemps portait sa bannière, on vous a fait un faux rapport ; voyez la profondeur du fossé et la contenance de ces gens-là ; ils n'ont pas mine de songer à la retraite. Vous n'y gagnerez rien pour cette fois ; mort avis est qu'il faut s'en retourner. Le pays est pour nous ; les vivres ne nous manqueront pas, et avec un peu de patience nous affamerons les Français. »

Mais une espérance aveugle s'était mise au cœur de ce vaillant homme ; il comptait sur la terreur que son glorieux nom jetterait parmi les ennemis ; son premier succès le rendait présomptueux. Il répondit durement à ce sage conseil ; même on raconta que, comme ce gentilhomme maintenait son avis, lord Talbot lui donna de son épée à travers le visage. Puis, d'un grand courage, sans même attendre-ses archers, il s'avança avec ses gens d'armes au plus près de la fortification des Français, et fit planter son étendard jusque sur un des pieux de la première enceinte, au bord du fossé.

Les Francais avaient une artillerie formidable ; tout dans leur camp était préparé pour recevoir cette valeureuse attaque. La bannière de lord Talbot ne tarda guère à être abattue, et sir Thomas Cunningham fut tué ; un fort combat s'engagea pour la relever. Lord Talbot, monté sur sa petite haquenée, criait à ses hommes d'armes Anglais et Gascons : « Mettez pied à terre. » Alors commença un cruel assaut. Les Anglais essayaient d'emporter ce rempart, et tombaient de toutes parts, abattus par l'artillerie et les traits, repoussés par les lances et les haches. Les Bretons, qui étaient en réserve, arrivèrent pour soutenir un si rude choc. Il durait depuis plus d'une heure, lorsqu'un coup de coulevrine vint frapper lord Talbot, déjà blessé au visage, lui fracassa la cuisse, tua sa haquenée et le jeta par terre.

Le trouble et le désespoir se mirent parmi les Anglais. Lord Lisle, fils de lord Talbot, se jeta sur le corps de son vieux père. « Laisse-moi, lui dit lord Talbot ; la journée est aux ennemis ; il n'y aura pas de honte pour toi à fuir ; car c'est ici ta première bataille. » Mais la douleur de son fils était trop forte pour qu'il se souciât de la vie ; il resta près de son père pour le défendre. Un fils bâtard, qu'il avait aussi dans son armée ; lord Hull, chevalier de la Jarretière, et trente autres seigneurs des plus vaillants de l'Angleterre, voulurent de même périr ou le sauver. Les Français, voyant le désordre se mettre parmi leurs ennemis, étaient sortis de leurs retranchements, et mettaient les Anglais en déroute. Dans cette mêlée sanglante, le fils de lord Talbot et tous ceux qui l'entouraient périrent en le défendant ; lui-même fut percé de nouveaux coups et achevé. Toute son armée se mit en fuite, poursuivie par les hommes d'armes français, qui en firent un grand massacre. Les uns se sauvèrent vers Saint-Émilion et Libourne ; les autres se réfugièrent dans le fort de Castillon, dont une porte leur fut ouverte. Lord Molines, le principal chef des Anglais après lord Talbot, fut fait prisonnier ; la victoire fut complète. C'était le 17 juillet, six jours avant la grande victoire que le duc de Bourgogne remporta à Gavre sur les gens de Gand.

Lord Talbot était tellement défiguré par ses blessures que, lorsqu'on releva les morts sur le champ de bataille, on ne le reconnut pas. Cependant, comme on savait qu'il avait été tué, on regarda avec soin ; on avait cru distinguer, pendant la bataille, la couleur de son habillement ; et, trouvant le corps d'un homme âgé, revêtu d'une cuirasse couverte en velours rouge, on pensa que c'était lui. Il fut placé sur un bouclier et porté dans le camp. On était encore en doute, lorsqu'arriva un héraut d'Angleterre, qui demanda la permission de chercher le corps de lord Talbot. « Le pourriez-vous reconnaître ? » lui dit-on. A ces mots, le pauvre serviteur s'imagina que son maître était prisonnier et vivant ; il répondit avec joie : « Menez-moi le voir. » On le conduisit à l'endroit où le corps gisait dépouillé, sur un pavois. « Regardez, lui dirent les Français, est-ce là votre maître ? » Le malheureux changea de visage, et fut près de s'évanouir. La blessure de lord Talbot et le sang qui couvrait son visage le rendaient en effet si méconnaissable que le héraut hésita à le reconnaître. Il s'agenouilla devant le cadavre ; et, mettant son doigt dans la bouche, il s'assura que c'était lui, par une dent qui lui manquait. Ce fidèle serviteur poussait des cris de douleur, se jetait sur son maître, baisait son visage sanglant et répandait un torrent de larmes. Puis il quitta sa cotte d'armes aux couleurs et aux armoiries de lord Talbot : « Ah ! monseigneur mon maître, disait-il en sanglotant, est-ce bien vous ? Que Dieu vous pardonne vos péchés. Depuis quarante ans et plus, j'ai été votre officier d'armes, vêtu de votre habit, et voilà que je vous le rends. » Alors il couvrit de sa cotte d'armes le corps dépouillé de son vieux seigneur.

Le lendemain la forteresse de Castillon se rendit. On y trouva les sires de Montferrand, de Rauzan et d'Anglade ; mais le principal auteur de la trahison, le sire de Lesparre, celui qui était allé en Angleterre querir les ennemis du royaume, parvint à s'échapper. Saint-Émilion et Libourne revinrent ensuite entre les mains du roi, qui fit grand accueil aux gens de Libourne. ; c'était malgré eux que l'année d'auparavant la garnison française les avait laissés, et ils avaient fait leur possible pour la retenir, bien résolus à souffrir un siège.

Pendant que le roi avait une partie de son armée sur la Dordogne, le comte de Clermont, le comte de Foix, le sire d'Orval, le sire Theaulde de Valperga, Saintrailles, Geoffroy de Saint-Belin, le vicomte de Turenne, le bâtard de Béarn et beaucoup d'autres s'étaient avancés par la Gascogne et ils étaient entrés dans le pays de Médoc. Ils prirent Castelnau ; puis ou assiégea Cadillac, Blanquefort, Saint-Macaire, Fronsac et quelques autres châteaux. Tout succédait ainsi pour le mieux. Le roi arriva d'Angoulême et se logea à Saint-Macaire. Bordeaux commençait à être resserré de tous côtés ; la rivière même était pleine de vaisseaux français. La ville n'était pas fortement défendue ; mais les sires de Lesparre et de Durass, ainsi que les autres gentilshommes de Guyenne, qui n'espéraient point de conditions, entretenaient l'obstination des habitants. D'ailleurs, Farinée du roi, toute forte qu'elle était, se trouvait divisée en trois portions par les rivières de Garonne et de Dordogne. Blanquefort et Cadillac se défendirent assez longtemps ; les vivres arrivaient difficilement ; il y avait des maladies dans l'armée. Enfin, ce ne fut qu'au mois de septembre, lorsque la disette commença à se faire sentir aussi dans la ville, que les gens de Bordeaux demandèrent à traiter. Le roi et son conseil ne voulaient d'abord accorder aucune condition à la ville, ils exigeaient qu'elle se rendît à merci. Ainsi les pourparlers furent d'abord rompus, puis repris. Après trois semaines, le roi qui aurait pu, selon ce que lui promettait le sire Bureau, brûler la ville de Bordeaux avec son artillerie, consentit que la garnison anglaise se retirât, et il accorda une abolition générale ; il en excepta, et cet article retarda longtemps le traité, vingt personnes qu'il désigna. Les premiers étaient les sires de Lesparre et de Duras ; mais il promit de ne leur infliger d'autres peines qu'un bannissement perpétuel. La ville fut contrainte aussi de renoncer à ses privilèges et de payer une somme de 100.000 écus d'or.

Ainsi le roi par une seconde conquête se trouva encore maître de tout le royaume, hormis Guines et Calais, et cette fois les Anglais furent chassés pour ne plus revenir. Il y avait quarante ans ou environ qu'ils s'étaient établis en France, et leur domination n'y laissait, disait-on, d'autres traces que les bois qui maintenant couvraient des guérets laissés si longtemps sans culture. Malgré cette glorieuse délivrance, le roi avait plus que jamais à s'occuper du bien public de son royaume. Cette guerre avait épuisé ses finances. Il voyait par ce qui s'était passé, comment tant que la paix ne serait pas faite avec l'Angleterre, de nouvelles entreprises pouvaient tout à coup renouveler ses périls et ses embarras ; la discorde qui régnait entre le Dauphin et lui, devenait chaque jour plus grave. C'étaient assez de motifs pour ne pas entrer soudainement dans les entreprises du duc Philippe, quelque pieuses qu'elles fussent.

Aussi lorsque Simon de Lalaing eut exposé au roi le sujet de son ambassade, il lui fut répondu que le roi était très-content de connaître le bon vouloir de l'empereur, et des rois, ducs, comtes, marquis, seigneurs de l'empire, et surtout de monsieur de Bourgogne, pour le bien de la chrétienté et pour la défense de la foi catholique. Leur projet non-seulement de résister à la damnable entreprise du Turc, mais de lui reprendre ce qu'il avait usurpé[18] était digne d’éloges. La conclusion prise par les princes de l'empire, de fournir chacun un certain nombre d'hommes réglé selon l'étendue de leur seigneurie, semblait aussi fort louable au roi. Monsieur de Bourgogne faisait très-bien d'avoir libéralement accepté la portion de quai re mille combattants à pied et deux mille à cheval qui lui avait été assignée pour les terres qu'il tenait de l'empire et qui étaient belles, notables et de grand revenu. Le roi était très-joyeux encore d'apprendre l'intention de monsieur de Bourgogne d'entreprendre lui-même ce voyage et d'y aller en personne. Cette entreprise et cette volonté étaient très-honorables ; l'honneur en reviendrait même à la maison de France dont il était issu. Cependant la grande importance de sa personne, sa parenté si prochaine avec le roi, sa qualité de prince du royaume qui pourrait être si utile à la défense de la chose publique, devaient peut-être, malgré la grandeur de l'affaire et le mérite de cette œuvre, la plus pieuse qui se pût entreprendre, faire trouver quelque difficulté à son absence et à un si grand éloignement.

Le roi désirait donc qu'on remontrât au duc de Bourgogne que son voyage produirait un grand affaiblissement de la noblesse du royaume, et une diminution de sa prospérité ; ce qui devait grandement toucher le roi souverain et père de la chose publique.

Une autre chose avait aussi mérité grande attention de la part du roi ; c'était à Francfort entre l'empereur d'Allemagne et les princes de ce pays étranger que cette entreprise avait été résolue. Or le roi de France était empereur dans son royaume, et n'était tenu à déférer en rien aux délibérations prises dans d'autres pays ; cet exemple ne pourrait-il pas être allégué à l'avenir par les empereurs qui diraient que la France a obtempéré à une délibération de l'empire ?

Comme le duc de Bourgogne avait en même temps obtenu du pape la permission d'imposer pour ce sujet un décime sur le clergé de ses états, le roi rappelait que le saint Père me pouvait sous nul prétexte mettre aucun impôt sur le clergé de France, sans le vouloir et le consentement du roi.

Néanmoins, après avoir en plusieurs occasions répété ces sages remontrances aux ambassadeurs de Bourgogne et avoir chargé ses propres ambassadeurs de les présenter au Duc, le roi, par lettres patentes du 5 mars 1455, pour ne pas empêcher ni retarder une si bonne et louable entreprise, lui accorda la permission de lever, dans ses seigneuries de France, des hommes, une aide d'argent, et le décime sur le clergé.

Après avoir connu les intentions du roi, et passé quelques mois en Bourgogne, le Due revint à Lille au mois de février 1455. Son retour y était fort souhaité, et il tardait aux peuples de Flandre de voir finir le gouvernement de monsieur de Charolais[19]. Il leur semblait, à la vérité, que ce jeune prince avait, ainsi que le disaient ses serviteurs, bon désir que justice fût faite, et même la voulait prompte et sans résistance. Mais il la rendait à sa volonté, sans grande délibération, sans s'informer suffisamment et sans écouter les cieux parties ; de sorte que les gens sages prévoyaient avec crainte le moment où il succéderait à son père. Ce n'est pas que le bon duc Philippe connût beaucoup d'autres lois que son vouloir ; toutefois il était plus tranquille, plus doux que son fils, et consultait mieux la raison. Du reste, jamais son pouvoir et sa renommée n'avaient été dans un si haut point ; jamais ses voisins et ses ennemis ne l'avaient ménagé plus ; jamais ses sujets ne l'avaient craint et aimé autant.

Les Etats de Bourgogne lui avaient accordé des subsides considérables. Il vint à Arras, où il fut reçu avec un empressement tel qu'on eût dit que c'était Dieu qui descendait du ciel, et assembla aussi les trois États du pays. Il leur demanda une aide de cent cinquante mille livres pour son entreprise contre les Turcs. Les Etats demeurèrent fort surpris d'une si forte demande. Le domaine du comté d'Artois rie rapportait en effet que quatorze mille livres. Enfin on consentit fort à regret une aide de cinquante-six mille livres, à la condition qu'il ne la lèverait point avant de partir avec son armée pour son voyage. Il assura que telle était son intention, et s'y engagea. De là il alla dans le comté de Flandre, le Hainaut et ses autres pays, où on lui accorda fort à regret de lourds subsides.

Pendant qu'il était à Bruges, des députés de la ville de Valenciennes vinrent l'entretenir d'une affaire qui déjà avait été mise sous ses yeux en Bourgogne, et sur laquelle il avait promis de statuer. Il s'agissait d'un cas singulier dont il n'y avait plus d'exemple depuis beaucoup d'années, et qui se rapportait aux anciens privilèges de la ville[20].

Un nommé Mahiot Coquel, tailleur à Tournay, avait assassiné un homme ; puis s'était réfugié à Valenciennes, qui, d'après des chartes impériales, était un lieu de franchise ; car la ville, ou du moins un de ses quartiers, était terre d'empire. Un parent du mort, nommé Jacotin Plouvier, de Valenciennes, trouva Mahiot en pleine rue, et lui dit : « Traître, tu as méchamment mis à mort mon parent ; prends garde à moi, car avant peu je vengerai sa mort. » Mahiot s'en alla aussitôt trouver les magistrats de la ville, et leur dit : « Vous m'avez reçu dans votre franchise, afin que j'y sois en sûreté de mon corps ; et nonobstant, Jacques Plouvier est venu m'outrager et me menacer. Je vous requiers de m'accorder aide, et de me conseiller ce que je dois faire. » Le prévôt et les jurés envoyèrent quérir Plouvier, qui était un de leurs habitants, et lui demandèrent s'il était vrai qu'il eût ainsi violé les franchises de la ville. « Messieurs, répondit-il, je dis et maintiens que Mathieu Coquel a tué traîtreusement mon parent par guet-apens, et sans cause raisonnable. » — « Prenez garde à vos paroles, dit le prévôt, car il faudra les maintenir et les prouver par votre corps. La franchise de la ville vous laisse ce seul recours ; autrement, nous ferons de vous justice pour avoir attenté à ladite franchise. » Plouvier, sans s'émouvoir, jeta un gage de bataille devant Coquel, qui, malgré ses excuses, fut contraint de le relever. On les envoya chacun dans une prison séparée, et on leur donna à tous deux un maître de combat, pour leur enseigner la façon de se battre. C'était la ville qui payait la nourriture et le maître de Coquel, parce qu'il s'était réclamé de la franchise.

Toute cette façon de procéder était si ancienne, que la chose traîna longtemps, et donna lieu à beaucoup de débats entre les jurés de la ville ; ils finirent cependant par ordonner le combat en vertu de sentence, et ils en réglèrent toutes les circonstances. On parlait, comme on peut croire, beaucoup de cette affaire ; elle vint à la connaissance du comte de Charolais pendant qu'il était lieutenant-général de son père. Il donna ordre de différer le combat. Pendant ce délai, les gens de son conseil essayèrent de tout terminer par un accommodement. Mais les jurés et les habitants voulaient absolument que ce combat eût lieu ; l'empêcher leur semblait un attentat contre leurs privilèges, et ils envoyaient demande sur demande au comte de Charolais. Dès qu'ils surent que le Duc était en Bourgogne, ils s'adressèrent aussitôt à lui. Quand il fut de retour en Flandre, ils lui députèrent une seconde fois, et représentèrent que, comme comte de Hainaut, il avait juré de respecter leurs privilèges : que déjà ils avaient dépensé beaucoup d'argent pour -les préparatifs de ce combat : enfin qu'ils ne voulaient point renoncer à leurs vieilles libertés. Pour lors le Duc leur assigna un jour, et annonça qu'il y viendrait. Son fils et plusieurs gens de sa cour l'accompagnèrent ; ou était très-curieux de voir un tel combat.

La lice n'était point construite comme pour une joute ; elle était ronde et n'avait qu'une seule entrée. Le prévôt de la ville et le prévôt du comte de Hainaut étaient juges du champ clos ; le Duc n'était là que comme spectateur. Au milieu de la lice on avait, placé, en face l'une de l'autre, deux chaises couvertes de drap noir. Les deux champions furent amenés ; ils avaient la tête rasée ; un vêtement de cuir, lacé et étroit, leur couvrait tout le corps, en laissant les jambes et les bras nus. Chacun fut assis sur sa chaise ; on apporta les évangiles pour leur faire prêter serment. Puis ils graissèrent leurs corsets de cuir pour ne pas laisser prise, se frottèrent les mains avec de la cendre afin que l'arme ne glissât point dans leurs poings, et mirent un morceau de sucre dans leur bouche, de peur que la chaleur ne leur desséchât le gosier. Ils furent ensuite armés de bâtons noueux, parfaitement égaux en longueur et en poids, et de deux écus peints en rouge ; mais ils devaient les porter la pointe en haut, pour marquer qu'ils n'étaient point gens nobles.

Dès que le signal fut donné, Mahiot Co-quel, qui était moins grand et moins fort que son adversaire, se baissa, ramassa une poignée de sable et la lui jeta aux yeux. Jacotin fut un instant troublé, et reçut un grand coup de bâton dans le visage ; mais, reprenant aussitôt courage, il se jeta sur Mahiot, le prit à bras le corps, le renversa par terre, lui appuya le genou sur l'estomac, lui enfonça, à la grande horreur des assistants, son bâton dans les yeux ; puis l'assomma roide mort. Mahiot fut plaint dans la ville ; car c'était à lui que le peuple prenait intérêt, disant qu'il était champion des privilèges de Valenciennes. Quoi qu'il en fût, on le traîna hors de la lice, et son corps fut attaché à la potence. Tout ce combat parut une chose trop ignoble à la cour de Bourgogne. Pour effacer, en quelque sorte, la honte d'un lieu où le Duc avait été rendu témoin d'un si vilain meurtre, deux gentilshommes, qui avaient eu querelle, résolurent, quelque temps après, de combattre sous ses yeux, dans cette même place de Valenciennes ; ce qu'ils firent avec courtoisie et noblesse.

Malgré tout le désir que montrait le Duc de commencer l'entreprise de la croisade, de nouveaux embarras et le gouvernement de ses vastes états le retenaient, tantôt par un motif, tantôt pal- un autre. La volonté qu'il avait toujours de maintenir obstinément tout ce qui lui semblait-toucher à son honneur, et de ne souffrir nulle résistance à ses désirs, le conduisit encore à une guerre. L'évêque d'Utrecht était mort récemment ; cet évêché était riche, puissant, et la souveraineté du pays eu dépendait ; aussi avait-il été de tous les temps un grand objet d'ambition pour les princes, et il y avait eu souvent des guerres pour décider les élections du chapitre épiscopal d'Utrecht.

Le duc de Bourgogne désirait vivement que son fils bâtard David, déjà évêque de Thérouenne, passât sur le siège d'Utrecht. Outre l'accroissement d'honneur et de puissance qu'il en attendait, il y voyait encore un moyen de contenir dans le repos les gens de la Hollande. De son côté, le duc de Gueldre avait recommandé aux chanoines d'élire Étienne de Bavière. Ne croyant offenser aucun des deux princes, les chanoines nommèrent Ghisbert de Brederode, leur prévôt, qui appartenait à la plus grande famille de Hollande, et semblait à eux et aux habitants le meilleur choix que l'on pût faire

Le Duc, voyant que le chapitre n'avait pas eu égard à sa pressante recommandation, s'adressa au pape, et lui demanda des bulles pour son fils David. Il avait, dès l'année Précédente, éprouvé la complaisance du Saint-Siège dans un cas à peu près semblable. L'évêché d'Arras était vacant ; le duc de Bourgogne s'était pourvu auprès du pape eu faveur de Jean Godefroy abbé de Luxeuil. Les chanoines, sur son invitation, s'étaient abstenus de nommer. Alors l'archevêque de Reims, métropolitain, avait pourvu au siège, en choisissant maître Louis de Montmorency, doyen du chapitre ; il y avait eu procès. Le Parlement avait prononcé en faveur du doyen ; mais le duc Philippe avait envoyé des gens d'armes qui s'opposèrent à ce que l'arrêt fût signifié. Peu après, il était venu lui-même, avait mis d'autorité Jean Godefroy en possession de l'évêché ; et le doyen ne se trouvant pas assez fort pour lutter contre un si puissant prince, avait résigné son droit, en recevant une forte somme pour l'indemniser de ses frais[21].

La chose se passa de même pour l'évêché d'Utrecht ; le pape accorda l'institution an bâtard du duc de Bourgogne ; mais les chanoines et les habitants du diocèse firent une plus longue et plus forte résistance que les gens d'Arras[22]. Le Duc, après avoir obtenu les bulles du pape, vint à La Haye et fit sommer le chapitre de recevoir son fils. Il lui fut répondu que l'élection avait été faite régulièrement et par l'inspiration du Saint -Esprit : que leur prévôt était un grand homme de bien, issu d'une puissante famille alliée à celle du Duc lui-même : qu'enfin il était déjà pourvu de l'évêché depuis un an, l'avait, gouverné sagement, et avait reçu de l'empereur l'investiture du temporel.

Bien ne put faire revenir les chanoines de leur résolution. Les vieilles discordes de la Hollande étaient pour beaucoup dans leur obstination. Les sires de Brederode étaient les chefs de la faction des Hoeks ; les seigneurs du parti des Kabeljauws animaient le Duc, et l’engageaient à maintenir sa volonté. Il passa neuf mois de suite à La Hay', toujours occupé de cette affaire, qu'il ne voulait point quitter sans l'avoir terminée. Il continuait cependant à s'y occuper du gouvernement de ses autres états. Ce fut là qu'il reçut toutes les enquêtes et interrogatoires secrètement faits à Poligny contre Jean de Granson sire de Pesmes, qui était accusé de manœuvres criminelles contre l'autorité du Duc, et surtout de vouloir soulever la noblesse contre lui[23]. Sur le vu de toute la procédure, il approuva l'arrêt de son conseil séant, à Dole, et le sire de Granson fut étouffé entre deux matelas dans sa prison, afin, disait-on, de ménager l'honneur de sa noble famille. C'était lui qui avait eu douze ans auparavant un différend avec le sire de Chabanne où le Duc s'était déclaré son allié. Le maréchal de Bourgogne son proche parent fit de grandes instances pour le sauver, mais le prince fut inflexible.

Voyant que les gens d'Utrecht ne cédaient point à la persuasion, il avait assemblé une nombreuse armée, et s'avança avec environ quatorze mille combattants. Lorsque Ghisbert de Brederode vit le danger où tout l'évêché se mettait pour le maintenir, il renonça à sa dignité ; le duc de Clèves fut médiateur de ce traité et vint à Leyde en régler les conditions. Ghisbert de Brederode fut nommé conseiller du duc de Bourgogne, doyen du chapitre de Saint- Donat à Bruges, et avec une forte pension sur les évêchés d'Utrecht et de Thérouanne.

Lorsque le Duc eut installé son fils à Utrecht, il fallait encore lui soumettre tout le pays d'Over-Yssel, qui ne voulait point accéder au traité, et continuait à reconnaître l'évêque élu par le chapitre. On alla mettre le siège devant une forte ville nommée Dewenter, la principale de cette contrée ; elle résista longtemps, et ce fut seulement après plusieurs attaques vaillamment repoussées qu'au mois de septembre 1456 les habitants demandèrent à traiter.

Ils obtinrent des conditions assez favorables, car le Duc venait d'apprendre que cette guerre, s'il ne la terminait point promptement, pourrait devenir plus fâcheuse pour lui. Comme il était à son camp près de Dewenter, sa cousine la duchesse de Gueldre, fille du feu duc de Clèves et sœur de Jean et Adolphe de Clèves qui avaient été élevés à sa cour, arriva tout à coup éperdue et fugitive. Elle s'était échappée pendant la nuit de chez son mari, et amenait avec elle son fils enfant de quinze ou seize ans. Le motif de sa fuite était l'ingratitude horrible du duc de Gueldre envers le duc de Bourgogne. Ils avaient toujours été bons et fidèles alliés ; le duc de Bourgogne avait marié sa fille au roi d'Écosse ; cependant il venait d'entrer dans les projets du duc de Saxe, et ils avaient tous les deux secrètement engagé les Frisons à s'armer pour venir surprendre le Duc dans le pays d'Oves-Yssel.

Une autre nouvelle plus importante encore rappela bientôt après le duc de Bourgogne. Il apprit que le Dauphin de France allait arriver pour lui demander un asile contre la colère du Roi.

Il y avait déjà dix années que le Dauphin vivait éloigné de son père, sans quitter son apanage du Dauphiné, ni jamais venir là la cour. Depuis la Praguerie, ils avaient vécu en méfiance réciproque. Le Dauphin s'était toujours montré l'ennemi des conseillers qui avaient toute la faveur du roi. On disait aussi que, courroucé de l'abandon où vivait la reine, il portait une violente haine à madame Agnès Sorel, et l'on répétait, dans le vulgaire, qu'un jour il s'était emporté au point de lui donner un soufflet[24]. Après la mort de la Dauphine, et au moment où le pouvoir du sire de Brezé sénéchal de Poitou, était devenu si grand, le mécontentement du Dauphin devint plus marqué. Comme personne n'était à la fois plus imprudent dans ses discours et plus caché dans sa conduite[25], il donnait sans cesse de l'inquiétude aux conseillers du roi, par conséquent au roi lui-même. On voyait qu'il tâchait à se former un parti. Le sire Louis de Beuil qui avait eu aussi son temps de faveur à la cour, le sire de Châtillon de la maison de Laval, le sire Jean de Daillon, semblaient être de plus en plus dans sa confiance. Son oncle Charles d'Anjou comte du Maine, n'était pas non plus sans quelques intelligences avec les mécontents. Par malheur pour le Dauphin, il s'adressa à un homme qui ne voulut point entrer dans ses projets : c'était Antoine de Chabanne comte de Dammartin[26].

Un jour, à Chinon, en 1446,1e Dauphin et lui étaient à regarder par une fenêtre. Vint à passer un Écossais de la garde, vêtu de sa huque à la livrée du roi, et l'épée ceinte à son côté : « Voilà ceux qui tiennent le royaume de France en sujétion, dit le Dauphin. — Qui donc ? répondit le comte de Dammartin. — Ces Écossais, continua le prince. » Puis il ajouta : « On en viendrait pourtant facilement à bout. — Monsieur, dit Chabanne pour rompre ce discours, c'est une belle chose que cette garde. Le roi n'a peut-être rien fait plus à propos ; cela lui forme une suite honorable quand il chevauche dans les villes ou aux champs, et c'est une grande sûreté pour son corps. N'eût été la garde, il y a bien des choses qu'on n'eût pas pu entreprendre. » L'entretien passa sur d'autres sujets. Le Dauphin lui avait donné une commission pour aller traiter, avec le duc de Savoie, des points relatifs au Dauphiné. Il lui en parla, et lui promit de lui donner mille francs de rente dans son comté de Valentinois ; car ce jeune prince commençait déjà à vouloir gagner les gens, à leur donner, à leur promettre, à leur offrir avec instance, jusqu'à ce qu'il leur eût fait accepter quelque argent, quelque bienfait de lui.

Quelque temps après que Chabanne fut revenu de Savoye, il chevauchait un jour mêlé avec la suite du Dauphin, qui s'en allait du château de Razilly, où habitait le roi, à la ville de Chinon. Le Dauphin l'appela, et s'en alla avec lui seul, un peu en avant des autres. « Venez çà, lui dit-il en le prenant familièrement par le col ; il n'y a rien à faire qu'à mettre ces gens-là dehors. — Comment, Monsieur ? — J'ai quinze ou vingt arbalétriers et trente archers environ ; et vous, n'avez vous pas des archers ? Cédez-m'en cinq ou six. N'avez-vous pas, entre autres, un nommé Richard, qui était à monsieur de Bourbon ? Quel homme est-ce ? — Monsieur, c'est un des plus vaillants hommes du monde. — Hé bien ! il faut l'envoyer quérir. — Monsieur, ce n'est pas chose facile, car le roi a sous son commandement tous les gens d'armes d'ici autour. — J'ai assez de gens, répliqua le Dauphin. — Et comment prétendez-vous faire cela ? — Vous savez que chacun entre à Razilly comme il veut. Nous entrerons les uns après les autres, sans qu'on le remarque, et nous serons assez de gens pour cette affaire. J'aurai mes trente archers, mes arbalétriers et les gentilshommes de mon hôtel. Mon oncle m'a fait avoir le serment de M. de Montgascon, et m'a dit qu'il me ferait avoir Nicole Chambre, capitaine de la garde. Les gens de Laval sont à moi, et bien d'autres. Je ne puis donc manquer d’être le plus fort. » Et lorsque Chabanne lui faisait quelque difficulté, le Dauphin ajoutait : « Ne vous souciez pas, je vous donnerai plus de biens que vous n'en avez jamais eus. Tout se passera pour le mieux. Je serai là en personne ; car chacun craint la personne du roi quand on le voit, et le cœur manquerait à mes gens ; mais, en ma présence, on fera ce que je voudrai. Tout ira bien. Je mettrai de bonnes gens et sûrs autour du roi. Je lui choisirai une garde de trois ou quatre cents lances. Je vous donnerai de l'autorité et des biens. Quant aux favoris du roi, ils n'auront point à se plaindre. Je sais que vous aimez bien le sénéchal. Hé bien ! il continuera à gouverner ; mais ce sera sous moi. Tout cela est facile ; il n'y a qu'à l'exécuter. »

Le Dauphin s'aperçut que le comte de Dammartin recevait froidement cette confidence, et commença à se méfier de lui. Il lui demanda plusieurs fois quand ses archers viendraient, et ne les voyant pas arriver, il cessa de lui parler et, de lui faire bon visage. Le sire de Beuil reprocha manie à Dammartin d'avoir deux cordes à son arc. Chaque fois qu'il avait quelque entretien avec le roi, c'était un sujet d'inquiétude pour le Dauphin. Dès qu'un des serviteurs de l'hôtel du jeune prince avait été vu devisant avec le comte de Dammartin, il tombait aussitôt dans la disgrâce de son maître. « Monsieur, dit un jour au Dauphin, Jupille un de ses domestiques, je connais bien que vous êtes mécontent de moi, et je ne sais pourquoi. — Il me semble, répondit le Dauphin, que vous et le comte de Dammartin, êtes les meilleurs amis du monde, et tenez de grands conseils ensemble. Je n'en suis point content, car vous êtes de ma chambre, et bien près de moi. — Monsieur, je croyais que vous aimiez le comte plus que personne de votre hôtel. — Oui ; mais il ne convient pas que vous, qui êtes si près de ma personne, ayez une si grande amitié avec lui. — Monsieur, je ne lui parlerai donc plus. — Si, si, répliqua le Dauphin, tant que vous voudrez, je ne m'en soucie pas. »

Cependant les allées et venues des sires de Beuil, de Châtillon, de Daillon étaient continuelles ; on remarquait des gens de la cour qui étaient auparavant très-mal ensemble, et qui devenaient amis ; c'était tics conférences perpétuelles ; on parlait souvent à des gens de la garde. Une grosse somme que le comte de Dammartin avait rapportée de Dauphiné, et qui était restée en dépôt entre ses mains, lui fut tout à coup redemandée par le Dauphin. N'en voyant pas l'emploi, il s'inquiéta de ce que le prince eu avait fait ou voulait en faire. Souvent il s'adressa à ses confidents et les chargea de lui donner de bons conseils, de lui dire que le roi était mécontent, que tout ceci aurait une mauvaise fin. Cela dura ainsi près de six mois ; enfin le sire de Dammartin craignant ce qui pourrait en arriver, prit la résolution de tout déclarer au roi, qui fit dresser acte de sa déposition par le chancelier ; on arrêta Cunningham capitaine des Écossais ; on interrogea plusieurs des gardes ; les confidents du Dauphin prirent la fuite. Lui- même fut appelé devant le roi ; il donna un démenti au comte de Dammartin : « Monsieur, dit le comte, je sais le respect que je dois au roi et à vous, mais je maintiendrai de mon corps tout ce que j'ai dit, contre tel de votre hôtel qui voudra se présenter. » Le roi sembla persuadé que le sire de Dammartin avait dit la vérité ; plusieurs gardes écossais furent mis à mort. Cunningham eût péri de même sans la protection du roi d'Écosse ; le Dauphin demanda à se retirer pour quelques mois[27] en Dauphiné. C'était au mois de décembre 1446 ; son intention était de ne plus revenir à la cour. « Par cette tête sans chaperon, disait-il en sortant, tête nue, de la chambre de son père, je me vengerai de ceux qui me jettent hors de ma maison. »

La crainte que le Dauphin inspirait aux conseillers du roi, le désir qu'on lui savait de gouverner le royaume, continuèrent à entretenir et à accroître la division. Tous les desseins que formait, le prince, dans son apanage du Dauphiné, tout ce qu'il proposait était sans cesse traversé et repoussé. La république de Gênes voulut se donner à lui ; on lui refusa les hommes et l'argent nécessaires pour accepter cette offre. Il inspirait trop de méfiance pour qu'on risquât de lui mettre une armée entre les mains.

En 1448 un nommé maître Guillaume Mariette arriva de Dauphiné, et se présenta au sénéchal de Poitou, qui gouvernait encore les conseils du roi, pour lui faire, disait-il, de grandes révélations[28]. Il lui raconta que le Dauphin était en grande intelligence avec le duc de Bourgogne : que ce prince lui avait fait offrir de grandes sommes pour l'accomplissement de ses desseins : que plusieurs autres princes étaient aussi entrés dans cette affaire : que plusieurs conseillers du roi le trahissaient et que le Dauphin devait arriver pour changer tout le gouvernement. Ce récit sembla rempli de beaucoup de circonstances impossibles ; le sénéchal en fit peu de cas, et dit à Mariette qu'il n'en fallait point parler au roi ni lui donner inutilement du souci : qu'au reste il n'avait qu'à retourner en Dauphiné pour mieux s'assurer des choses. Mariette revint et répéta les mêmes informations, sans que le sénéchal y ajoutât plus de foi. Il lui disait que c'était surtout à lui que le Dauphin eu voulait, et qu'il le haïssait à la mort. « Il ne vous appartient pas, répondit le sénéchal, de parler ainsi du fils du roi ; sachez qu'en partant il m'a fait les plus grands serments d'amitié ; il serait le plus faux et le plus déloyal du monde de les rompre ; un fils de roi ne saurait être si infâme. » Cependant le sénéchal dit à Mariette d'en parler lui-même au roi, sans dire qu'il s'en fût ouvert à aucun autre. Cet homme retourna de nouveau eu Dauphiné. Cette fois le Dauphin le fit prendre et mettre en prison ; il y tomba malade, et les plus grands soins lui furent donnés par ordre du prince, tant il craignait de le voir mourir avant qu'on fît son procès. Une fois guéri Mariette parvint à se sauver ; il fut repris et livré à la justice du Parlement. Le sénéchal se trouva impliqué dans ses aveux pour n'avoir pas donné connaissance au roi des révélations de Mariette ; ce qu'il aurait dû faire, encore qu'il les jugeât mensongères. Ce calomniateur fut condamné à mort ; le sénéchal fut obligé de recevoir des lettres de rémission et perdit quelque temps la faveur du roi, qu'il recouvra, comme on a vu, lorsqu'on entreprit la guerre de Normandie.

Après la conquête de cette province le Dauphin demanda que le gouvernement lui en fût confié[29] ; mais le roi rejeta bien loin une telle proposition. Lorsque l'année d'après il s'offrit encore pour conquérir la Guyenne à ses propres dépens, pourvu que cette province lui fût cédée eu accroissement d'apanage, cela sembla peu raisonnable ; où aurait-il pris une si grande finance, lui qui ne pouvait se contenter des revenus du Dauphiné ?

Du reste, il y agissait en souverain, rendant des édits, instituant un parlement à Grenoble, fondant une université à Valence, réformant les monnaies, rendant les ordonnances pour conserver la chasse qui était sa plus grande passion, réprimant avec sévérité les défis particuliers que se portaient entr'eux les seigneurs de la province. On le voyait sans cesse occupé, ayant toujours quelque dessein en tête. Il contracta une alliance avec le duc de Savoie, avec promesse de s'assister mutuellement envers et contre tous, excepté : de la part du Dauphin le roi son père et les princes de France : et de la part du duc de Savoie son père, le pape Félix et la ville de Berne. La liberté de commerce entre les deux pays fut aussi réglée. C'était en 1749.

L'année d'après, le Dauphin aggrava encore ses divisions avec le roi Cil se rendant indépendant de lui dans une circonstance plus importante. Il traita de son mariage avec madame Charlotte, Cille du duc de Savoie, et la chose étant à peu près conclue, il écrivit à son père pour lui demander son consentement. Le roi avait d'autres projets ; il pensait que le mariage de son fils avec-une princesse d'Angleterre pourrait entrer dans des conditions de paix. Il avait songé aussi à lui faire épouser une princesse d'Écosse, sœur de la première Dauphine. D'ailleurs madame Charlotte de Savoie n'avait que douze ans ; et c'était retarder longtemps l'espérance d'avoir des enfants. Le roi répondit au duc de Savoie en donnant ce dernier motif. Bientôt après il sut que le Dauphin se proposait de passer outre, nonobstant le refus de son consentement. Après que son conseil en eut délibéré, le comte de Dunois, qui commençait alors à avoir plus grand pouvoir que jamais, fit venir Normandie, roi d'armes de France, et lui dit : « Vous irez par-devers monseigneur de Savoie et lui présenterez ces lettres, puis celles-ci aux gens de son conseil. Si le mariage de monseigneur le Dauphin n'est point fait, vous direz à monseigneur de Savoie que le roi s'émerveille de ce que ce mariage se traite sans le lui faire savoir : que c'est trop peu priser sa personne ; toutefois le roi ne veut point par-là faire injure à la maison de Savoie. Vous direz ensuite aux gens du conseil de Savoie que le roi est fort mécontent de ceux qui ont mené cette affaire, qu'elle lui fait grand déplaisir, surtout parce que la fille n'est pas d'âge à avoir enfants, ce que désiraient fort le roi et les États du royaume. Vous aurez soin de ne point accepter de réponse verbale, et d'en rapporter une par écrit. »

Normandie se rendit aussitôt à Chambéry logea ses chevaux à l'auberge, et se hâta d'aller se mettre en une église ; puis de là il envoya avertir le duc de Savoie de sa venue. Le maître d'hôtel de ce prince vint lui demander les lettres dont il était chargé ; il refusa de les remettre autrement qu'en main propre. On revint à lui ; ou l'engagea à s'en aller passer quatre ou cinq jours à Grenoble, à s'y divertir de son mieux, promettant de lui payer ses frais. Il répondit qu'il n'en ferait rien. On insista pour avoir les lettres ; continuellement ou allait et venait de chez le duc de Savoie et de chez le Dauphin à l'église où s'était mis le héraut. Le mariage était pour le lendemain ; Normandie aurait bien voulu trouver quelque moyen de le retarder. Il finit par consentir à remettre sa lettre au chancelier du Savoie. On le conduisit au château de Chambéry ; là, le chancelier descendit dans la cour, reçut le héraut, sans plus de cérémonie, sous un hangar, écouta sans rien -répondre les paroles du message, promit une réponse pour le lendemain, et renvoya le héraut à son auberge. Le lendemain le mariage se fit, et quelques heures après on apporta à Normandie deux lettres, une du Dauphin, l'autre du duc de Savoie. Celui-ci s'excusait sur ce que le héraut était arrivé trop tard, et sur ce que feu le cardinal légat du pape lui avait dit, en revenant de France, que le roi consentait à cette union.

Le roi fut, comme on peut croire, fort offensé d'une telle conduite. Lorsqu'il eut achevé la première conquête de la Guyenne, il résolut de faire éprouver son ressentiment au duc de Savoie[30]. Ce prince avait un conseiller nommé Jean de Compeys sire de Thorens, qui le gouvernait absolument. Les gentilshommes de Savoie firent entre eux une ligne contre ce seigneur, réservant toutefois le duc de Savoie, sa famille, les chevaliers de son ordre et ses officiers. Bientôt après une querelle s'éleva à la chasse, et le sire de Thorens fut gravement insulté. Le duc de Savoie fit commencer une procédure contre les gentilshommes ligués, et ceux-ci se réfugièrent en Dauphiné. En effet, plusieurs étaient sujets du royaume de France, ou du duché de Bourgogne, bien qu'ils eussent des seigneuries en Savoie. Le pape Félix V, qui, depuis son abdication, portait le titre de cardinal de Sabine, s'employa pour apaiser cette affaire qui troublait toute la contrée. Par égard pour son père, le duc de Savoie consentit à tenir les gentilshommes pour excusés. Mais son père étant mort, le seigneur de Thorens, fort de l'appui du Dauphin, fit reprendre les poursuites ; les gentilshommes, qui s'étaient de nouveau dérobés à une justice toute partiale, furent bannis à perpétuité, leurs biens confisqués, leurs châteaux rasés. Vainement le pape, le duc de Bourgogne, le roi de France s'intéressèrent à eux ; le duc de Savoie, c'est-à-dire le sire de Thorens, demeura inflexible.

Ce fut cette occasion que prit le roi pour déclarer la guerre au duc de Savoie. Il l'envoya défier, assembla quelques troupes et s'avança jusqu'à Feurs. Le cardinal d'Estouteville, légat du pape, revenait pour lors d'Angleterre ; il avait essayé d'y faire agréer des projets de paix, sans pouvoir obtenir d'autre réponse, sinon que les Anglais traiteraient lorsqu'ils auraient conquis autant que les Français venaient de conquérir. Il voulut du moins prévenir cette nouvelle guerre, et conjura le roi de ne pas aller plus avant, jusqu'à ce que le duc de Savoie fût venu le trouver. Il se rendit en effet au Château de Clespié, près de Feurs. Les anciens traités de la France et de la Savoie furent renouvelés. Le duc s'engagea de servir et assister le roi envers et contre tous, hormis le pape et l'empereur, et de lui envoyer quatre cents lances quand. il en serait requis. Le mariage de madame Yolande de France fut conclu avec le prince de Piémont, et le duc de Savoie s'engagea à rappeler tous ses gentilshommes. Ce fut à cet instant que le roi apprit la trahison des gens de Bordeaux et l'arrivée prochaine des Anglais dans la Guyenne.

Le voyage du roi dans ces contrées avait donné de grandes inquiétudes au Dauphin ; il le regardait, avec raison, comme dirigé non moins contre lui que contre le duc de Savoie. De jour en jour il avait éprouvé de plus fortes marques de la malveillance que les conseillers du roi lui portaient. Les seigneuries de Beaucaire et de Château-Thierry lui avaient été ôtées. Les domaines confisqués en Rouergue, sur le comte d'Armagnac, et que le roi lui avait donnés, furent remis au comte. Il crut pour cette fois qu'on voulait le chasser à main armée du Dauphiné : Il envoya au roi le sire Gabriel de Bornes, son maître-d'hôtel. Le, roi répondit que tel n'était point le but de son voyage ; mais que le mauvais gouvernement de son fils avait excité tant de plaintes, qu'il serait obligé d'assembler les seigneurs de son sang pour y pourvoir. Le Dauphin fit alors supplier le roi d'envoyer en Dauphiné quelque personne distinguée pour s'enquérir de ce qui s'y passait. Comme le roi ne répondait rien de précis, le sire de Bornes alla jusqu'à dire qu'on pousserait le Dauphin au point qu'il sortirait du royaume.

C'était ce que le roi craignait le plus. Il envoya le sire de Montsoreau à son fils, qui le reçut avec une extrême courtoisie. Le prince répondit qu'il était disposé à complaire en tout à son seigneur et père, sauf deux choses : la première, de ne point se rendre près de lui, car il y voyait peu de sûreté, et avait d'ailleurs quelques pèlerinages à accomplir : la seconde, de ne pas renvoyer les officiers attachés à sa personne.

Le sire d'Estouteville, grand-maître des arbalétriers, et le sire de Montsoreau retournèrent auprès du Dauphin, et lui dirent que le roi consentait à ce qu'il ne vint pas le trouver, mais voulait qu'il laissât jouir de l'archevêché de Vienne Jean Duchâtel que le pape en avait pourvu : qu'il rendît à l'église de Lyon les domaines dont il s'était emparé : qu'il renvoyât les mécontents qui venaient s'assembler autour de lui, et les malfaiteurs qui se réfugiaient en Dauphiné. A ces conditions il pourrait rendre son amitié à son fils.

Le Dauphin faisait toujours aux ambassadeurs de son père le plus honorable accueil, et leur répondait avec douceur et soumission, mais sans se départir de sa volonté. Il répondit que c'était de plein droit et autorisé par un bref du pape qu'il avait pourvu à l'archevêché de Vienne, qu'il voulait bien toutefois se soumettre au jugement du cardinal d'Estouteville : qu'il s'étonnait qu'on lui fit un crime d'assister d'anciens et fidèles serviteurs du roi : qu'il voyait bien que l'avenir ne lui vaudrait pas mieux que le passé, et que ses ennemis tournaient contre lui l'esprit du roi : qu'au reste, il aimerait mieux mourir que de lui déplaire et de ne pas vivre honorablement, et ne demandait que son pardon, promettant de le servir et de lui obéir.

Après de si humbles protestations, comme le roi, mécontent qu'elles fussent ainsi vagues et obscures, ne faisait point savoir sa volonté, le Dauphin acheta des armes, assembla les gentilshommes de la province, leur confirma les anciens privilèges de la noblesse, leur accorda remise des condamnations qu'ils pouvaient avoir encourues, et leur fit toutes sortes d'avantages. Il en réunit ainsi un assez grand nombre, forma des compagnies, et leur nomma des capitaines.

Les choses en étaient là, quand on sut la prise de Bordeaux par les Anglais. Alors le Dauphin, profitant de l'occasion, offrit au roi de marcher aussitôt contre les ennemis, et de les chasser de la Guyenne. « Ce n'est pas contre eux, répondit le roi, qu'il a assemblé ses gens. S'il se fût conduit d'autre sorte, sa demande eût été mieux revue. Nous avons déjà conquis la Normandie et la Guyenne sans lui, et nous les pourrons encore conquérir de même. »

Le Dauphin, irrité de tout ce qui venait de se passer, confisqua et réunit à son domaine la seigneurie de Valbonnais, qui appartenait au comte de Dunois. Puis regardant comme une sorte de trahison le traité que son beau-père avait fait avec le roi, il réveilla une ancienne querelle qui existait entre les Dauphins et les ducs de Savoie, pour l'hommage du marquisat de Saluce, et déclara la guerre. Il entra en Savoie, s'empara de plusieurs forteresses, commit de grands ravages, fit prisonniers beaucoup de gentilshommes. Ce fut après quatre mois seulement que la médiation du duc de Bourgogne et des Bernois rétablit la paix. La question de l'hommage du marquisat de Saluce fut mise en suspens pour sept années. Ce traité fut conclu en septembre 1454.

La Guyenne avait été reconquise ; le roi se trouvait revêtu de plus de pouvoir et d'honneur qu'il n'en avait jamais eu. Toutefois sa cour continuait à être sans cesse livrée aux désordres. et aux cabales. On ne le contraignait plus par la violence, comme aux temps de sa jeunesse, à changer ses conseillers. Ceux qui, après avoir gagné sa confiance, gouvernaient le royaume, n'étaient plus Mis à mort et assassinés, comme le sire de Giac, le Camus de Beaulieu ou la Trémoille ; mais le connétable, le comte du Maine, le sire de Beuil, le sire de Brezé, le comte de Dammartin, le comte de Dunois s'étaient tour à tour succédés dans sa faveur, et celui qui la possédait disposait presque entièrement de sa volonté. Car, si le roi aimait la justice, le bon ordre, l’honneur du royaume ; s'il était plein de douceur, sans rancune et sans cruauté, il était pourtant sans beaucoup de fermeté dans ses desseins et ses amitiés.

On venait d'en voir un bien grand exemple. Pendant longtemps le roi avait accordé sa confiance à Jacques Cœur, son argentier, c'est-à-dire le trésorier de sa maison ; et l'on a vu quels services il en avait reçus[31]. Les richesses de Jacques Cœur étaient si grandes qu'elles attirèrent l'envie ; d'ailleurs il avait prêté de l'argent à presque tous les seigneurs de la cour du roi et aux serviteurs de son hôtel ; en perdant le créancier, ils trouvaient moyen d'acquitter leurs dettes. Le comte de Dammartin et le sire de Gouffier, chambellan du roi, se mirent à la tête de la cabale qui cherchait à le ruiner dans l'esprit du roi. Le premier prétexte dont on se servit fut une accusation portée contre lui, pour avoir empoisonné madame Agnès Sorel. Déjà l'on avait voulu jeter un pareil soupçon sur le Dauphin. Jacques Cœur avait toujours été un des plus grands amis d'Agnès ; elle l'avait choisi pour exécuteur testamentaire ; d'ailleurs elle était morte par suites de couches, comme chacun savait. Ainsi cette imputation avait peu d'apparence. Jacques Cœur n'en fut pas moins mis en prison à Taillebourg, où était alors le roi pendant la première conquête de la Guyenne. En 1451, sans information, sans jugement, ses biens furent confisqués. Le roi prit cent mille écus pour les frais de la guerre ; puis il donna les seigneuries qu'il possédait au comte de Dammartin, au sire de Gouffier et à d'autres personnes de la cour.

C'était sur la déposition formelle de Jeanne de Vendôme, dame de Montbazon, qu'il avait été emprisonné. Son fils Jean Cœur, archevêque de Bourges, et ses autres enfants, intentèrent un procès à cette dame. Elle fut condamnée à faire amende honorable à Jacques Cœur, pour avoir témoigné contre la vérité.

Il ne fut pas pour cela mis hors de prison. On ne suivait pas contre lui les voies de justice ; le roi avait chargé une commission de son conseil d'instruire son procès ; elle était formée du comte de Dammartin, du sire de Gouffier, d'un Florentin nommé Othon Castellan, qui avait eu sa charge d'argentier, enfin de ses plus cruels ennemis. On chercha de nouveaux prétextes. Il fut d'abord accusé d'avoir conspiré contre le roi ; mais il n'eut pas grand’peine à s'en justifier. Alors on trouva d'autres griefs. Il avait, disait-on, fait sortir du royaume beaucoup d'argent et de cuivre, envoyé en Égypte un esclave chrétien réclamé par les Sarrasins, contrefait le sceau privé du roi, ruiné le Languedoc par ses exactions, vendu des armes aux infidèles. Ce fut en vain que ses enfants et lui demandèrent aux commissaires la permission de faire entendre des témoins. On exigea qu'il se justifiât par preuves écrites, et cependant on reçut contre lui toutes sortes de témoignages, provenant de gens infâmes, accusés de meurtres et décriés pour leurs crimes. Il demanda des avocats et un conseil, et rie put les obtenir. Il supplia qu'au moins on lui permît d'être assisté du principal de ses facteurs de commerce en qui il avait confiance. On ne le voulut pas, et on lui en donna deux qui, selon lui, se connaissaient mal en matière de finances. Ou interdit à ses fils, même à l'archevêque de Bourges, de venir en sa prison, recevoir de lui les indications nécessaires pour se procurer les pièces justificatives. Les deux facteurs, dont l'assistance lui avait été accordée, n'avaient point licence de lui parler, ni de lui demander des explications sur les choses qu'il indiquait. Ils ne pouvaient recueillir aucuns témoignages ; mais seulement chercher des pièces et des registres. L'évêque de Poitiers et le clergé le réclamèrent comme ayant été tonsuré, n'ayant jamais épousé qu'une seule femme, et n'ayant porté que des vêtements conformes à l'état de clerc. Le cardinal d'Estouteville intercéda pour lui ; rien ne toucha les commissaires, et le roi les laissait maîtres.

Cependant on faisait voir une telle partialité, on accordait au prisonnier des délais si insuffisants pour faire venir des pièces soit de Rome, soit de chez ses facteurs des pays d'outre-mer, qu'il persista à réclamer la juridiction ecclésiastique et refusa de répondre aux interrogatoires ; alors on le menaça de la torture. Il fut même lié et dépouillé ; ainsi contraint, il essaya de se justifier.

Le fait le plus grave était le renvoi de l'esclave chrétien aux infidèles ; cet esclave avait été furtivement enlevé à un marchand sarrasin d'Alexandrie, par le patron d'une galère de Jacques Cœur. Le soudan d'Égypte en avait porté plainte, parce que c'était contrevenir aux traités passés avec lui. Le grand-maître de Rhodes avait écrit à Jacques Cœur, que maintenant ses galères et celles des marchands français ne pourraient plus naviguer en sûreté, que même leurs marchandises à Alexandrie couraient risque d'être confisquées. Sur cela les commerçants de Montpellier avaient tous été d'avis qu'il fallait que Jacques Cœur renvoyât l'esclave.

Quant aux armes vendues aux Sarrasins, il promettait de produire une permission du pape, mais on ne lui donna point le temps de la faire venir de ses comptoirs d'Italie. Il alléguait que le roi le lui avait formellement permis ; et le roi déclara ne s'en point souvenir.

Aucune excuse ne fut écoutée, aucune protestation contre la forme d'une telle procédure ne fut reçue, et le 29 mai 1453 le chancelier après en avoir rendu compte au roi, prononça par son ordre un arrêt de condamnation ; tous les chefs d'accusation furent établis comme constants, Jacques Cœur fut déclaré coupable de crime de lèse-majesté, et ayant encouru la peine de mort. Toutefois en considération de ses services et par égard pour la requête du pape, Jacques Cœur était seulement déclaré inhabile à tous offices royaux, et condamné : à faire amende honorable au roi en la personne de son procureur-général : à racheter l'esclave mi tout autre esclave chrétien : à payer cent mille écus pour sommes indument retenues par lui et trois cent mille écus d'amende : à tenir prison jusqu'au paiement : puis à être banni à perpétuité du royaume. Cet arrêt était si éloigné de toute bonne justice, qu'il portait, quant à l'imputation d'empoisonnement de madame Agnès déjà reconnue calomnieuse par jugement, que le roi n'était pas en état d'en juger pour le présent.

Quelque prodigieuse que fût une telle amende, Jacques Cœur aurait pu la payer, si ou l'avait laissé régler ses affaires. Il était si riche que le vulgaire le soupçonnait d'avoir trouvé le secret de faire de l'or, et il avait, disait—on, fait plus de commerce à lui tout seul que tous les marchands de la chrétienté ensemble. Mais on avait saisi ses biens ; il avait contracté de grandes dettes pour le service du roi ; ses domaines et seigneuries furent vendus à la diligence du procureur-général, c'est-à-dire, adjugés pour la forme à ceux qui les avaient déjà sous leurs mains ; le roi se réservant de disposer du prix. Madame de Villequiers en eut sa part.

Après deux années de prison le malheureux Jacques Cœur, qui avait eu une telle fortune, à qui le roi et le royaume avaient de si grandes obligations, fut ainsi, sans ombre de justice régulière, amené à Poitiers sur un échafaud et y fit amende honorable la torche au poing, la tête nue, sans ceinture ni chaperon. Sa femme était morte de douleur pendant le procès.

Pour essayer de rassembler quelque débris de ses richesses, il se rendit à Beaucaire en Languedoc ; on y avait, par ordre du roi, saisi ses marchandises et ses navires. Un de ses facteurs, nommé Jean de Village, s'était opposé à la saisie ; il avait dit qu'outre une décharge du roi, il lui en fallait une aussi de Jacques Cœur lui-même., Alors on voulut procéder contre cet homme ; il se sauva ; ses biens furent saisis ; sa femme et ses enfants emprisonnés.

Jacques Cœur en arrivant à Beaucaire n'eut donc rien de mieux à faire que d'aller prendre asile dans le couvent des cordeliers. Il était loin de s'y croire en sûreté. Sachant que Jean de Village était caché à Marseille, il lui envoya un des moines du couvent, conjurant qu'on le tirât de là, pour lui sauver la vie ; « car sûrement, disait-il, à l'insu du roi, on chercherait à me faire mourir. » Son facteur lui devait tout ; il avait épousé sa nièce et l'aimait comme un père. D'ailleurs le bruit commun était que le roi ne pourrait s'empêcher de rendre justice à Jacques Cœur et de le rappeler dans sa faveur. Jean de Village s'entendit avec deux autres facteurs de son oncle qui habitaient Marseille. Ils louèrent le service de dix-huit ou vingt compagnons de guerre, comme on en trouvait facilement, puis les embarquèrent à Tarascon pour traverser le Rhône. L'un de ces compagnons connaissait une ouverture des murs de Beaucaire, qu'il ne fallait qu'agrandi run peu. L'heure et le signal étaient convenus ; Jacques Cœur parvint à s'échapper ainsi, et se rendit aussitôt en Italie. Le pape lui fit bon accueil. Après qu'il eut passé plusieurs mois à s'efforcer de réparer ses affaires, il fut nommé commandant de quelques galères que le pape envoyait contre les infidèles. Ce fut là qu'il tarda peu à trouver la mort eu combattant contre eux dans He de Chio. Sou corps fut transporté à Mitilène, où il fut enseveli dans une église chrétienne.

Ses dernières paroles furent une recommandation au roi en faveur de ses enfants. Déjà le roi en 1456 avait arrêté toute poursuite contre Jean de Village. En 1457, Guillaume de Gouffier et Othon Castellan, les principaux ennemis de Jacques Cœur, furent mis en justice et condamnés pour des crimes avérés. Tout s'était adouci ; le roi, à la requête de l'archevêque de Bourges, qui était un prélat respectable, ordonna que de ce qui restait des biens de Jacques Cœur fût rendu à ses enfants, à titre seulement de pure libéralité. Plus tard, après la mort du roi, ils demandèrent la révision du procès, mais le Parlement se trouva dans l'impossibilité de procéder dans une affaire dont le roi avait connu souverainement ; il lui sembla que ce serait manquer de respect à sa mémoire. Il y eut encore longtemps des contestations juridiques entre la famille de Jacques Cœur, et ceux qui avaient plus ou moins indûment acquis ses biens ; ce fut seulement beaucoup d'années après que des transactions mirent tin aux dernières suites de cette triste affaire.

Ce qui rendait surtout le roi facile à se laisser gouverner, et à prêter sa puissance aux volontés de ses conseillers, c'était le goût qu'il avait pour les femmes. Durant ses malheurs et quand il n'était que le roi de Bourges, on louait beaucoup sa piété ; il disait chaque jour ses heures, et se montrait fort exact à toutes les dévotions ; mais plus il se trouva en prospérité, plus il se donna de bon temps, sans toutefois cesser de craindre et honorer Dieu[32]. Dès-lors il commença à dédaigner entièrement sa femme, cette bonne et digne princesse. En vain elle essaya de regagner l'amour du roi. Sa douceur, sa tendresse, son chagrin, les prières qu'elle adressa à Dieu, les talismans qu'elle fit venir d'Italie, rien ne put ramener à elle son mari toujours occupé à de nouvelles amours. Après la mort de madame Agnès Sorel, qu'il avait aimée publiquement pendant plusieurs années, madame de Villequiers, toute belle qu'elle était, afin de mieux conserver les bonnes grâces du roi et le pouvoir qu'elle avait sur lui, prenait toujours soin d'avoir autour d'elle quatre ou cinq jeunes demoiselles des plus jolies qu'on pouvait trouver. Elles étaient le plus souvent issues d'assez petite famille ; mais comme c'était un moyen de s'avancer et de faire fortune, il y avait des gens de noblesse qui cherchaient aussi à en profiter.

Il arriva entr’autres que la damé de Genlis ; ayant amené à la cour Blanche de Rebreuves, qui était la plus belle jeune fille qu'on pût voir, madame de Villequiers voulut aussitôt la garder avec elle. La dame de Genlis répondit qu'elle n'en pouvait disposer sans ses parents, et la ramena à Arras chez son père. Ce gentilhomme ; tout riche qu'il était, après s'être consulté avec sa famille, résolut d'envoyer sa fille à madame de Villequiers. La jeune fille pleurait beaucoup en quittant l'hôtel de son père, et disait qu'elle aimerait mieux toute sa vie ne manger que du pain et ne boire que de l'eau. Toutefois elle alla à la cour. ; on envoya avec elle son frère Antoine de Rebreuves, pour qu'il recueillit le profit de cette aventure. Il fut fait écuyer de madame de Villequiers, et le bruit courut que sa jeune sœur ne tarda guère à être très-agréable au roi.

Afin de se livrer plus à son aise à tous ses penchants, le roi, au lieu d'habiter sa bonne ville de Paris, ou quelqu'autre grande cité, se tenait d'ordinaire dans ses châteaux de Berri ou de la Touraille ; à Meung-sur-Yèvre, près de Bourges ; aux Montas près de Tours ; à Razilli près de Chinon. Lorsque ses affaires ou la guerre l'attiraient dans d'autres provinces, il faisait peu de séjour dans les villes, mais cherchait quelque château où il pût se loger avec ses serviteurs et les femmes de sa cour. Là, il se trouvait à l'abri des discours qu'auraient tenus les bourgeois de Paris, s'il eût vécu parmi eux. Les plaintes et les murmures des peuples„ quand ils avaient des sujets de mécontentement, n'arrivaient pas jusqu'à lui ; non qu'il ne voulût de bon cœur que tout le monde fût content dans le royaume, mais il eût été importuné et troublé d'entendre parler de maux qu'il ne pouvait pas toujours guérir. Ainsi il passait une vie facile, telle qu'un seigneur noble, courtois et bienveillant, aurait pu la mener dans son château ; fuyant les soucis de la royauté, encore qu'il n'en oubliât pas les devoirs.

Malgré ses désordres, le roi était partout obéi et aimé. Il avait chassé les Anglais du royaume. Il y avait établi une police qu'on n'avait jamais connue auparavant. Les hommes d'armes de ses compagnies placés en garnison dans toutes les villes, les francs archers qui retournaient chez eux quand la guerre était finie, maintenaient un grand ordre. Grâce à eux la justice se faisait mieux que jamais. A la vérité le peuple payait de fortes tailles que n'avaient point consenties les États ; et plusieurs hommes sages déploraient la perte des anciennes libertés du royaume[33]. On avait vu s'accroître les aides sur le vin vendu en détail, et la gabelle du sel. Parfois les capitaines des compagnies s'entendaient avec les gens de finance, ne tenaient pas au complet le nombre de leurs hommes d'armes, et profitaient de l'argent de la solde ; parfois aussi la discipline n'était pas aussi exacte que l'avaient promis les ordonnances. Lorsque les bonites villes ou les habitants des provinces envoyaient des députés au roi pour porter plainte de ces abus, ils avaient peine à parvenir jusqu'à lui, et souvent on ne leur répondait que de vaines paroles. Néanmoins tout se rétablissait et prospérait dans le royaume ; chacun était satisfait, en comparant le repos du temps présent aux horribles calamités du temps passé. Le laboureur était assuré qu'on ne lui prendrait pas sa récolte. Le commerce était en grand honneur, et il s'y faisait de merveilleux profits. On pouvait voyager par, tout, aller d'une ville à l'autre, courir les campagnes sans le moindre risque. On eût traversé le royaume avec la main pleine d'or sans être inquiété. Les larrons et les brigands n'osaient plus se montrer[34].

Les pays du duc de Bourgogne, qui autrefois étaient en meilleur ordre que les provinces du roi, maintenant regardaient d'un œil d'envie le bon gouvernement du royaume, et surtout les belles ordonnances sur les gens d'armes, qui avaient mis le pauvre peuple à l'abri de tant de maux. Chez les Bourguignons ou ne trouvait pas si bonne justice[35]. Les petits n'y étaient pas si bien protégés contre les grands. Sans cesse on y voyait des violences et des voies de fait, surtout dans l'Artois-et la Picardie ; car, dans la Flandre, les bonnes villes et les communes savaient mieux maintenir la paix publique. En outre la volonté du Duc était si absolue, que dans ses états les sujets n'étaient assurés d'aucun droit. Ainsi quand il advenait que quelque marchand, un riche laboureur, un bourgeois avaient une fille à marier, il leur fallait bon gré mal gré la donner soit à un archer, soit à quelque serviteur de la maison du Duc, de son fils ou des grands seigneurs. Si le père essayait de racheter son enfant., ce n'était pas sans donner beaucoup d'argent à l'homme qui prétendait l’épouser, aux gens qui gouvernaient le seigneur dont cet homme était protégé, souvent au seigneur lui-même. Lorsqu'un chef de famille avait un peu de bien, il mariait donc ses filles très-jeunes, et parfois les veuves se hâtaient tellement de se remarier, que, sans cette excuse, cela eût été contre la décence.

Lien de pareil ne se passait eu France ; chacun y vivait en repos sous la protection du roi et de sa justice, et le peuple s'inquiétait peu des changements qui se passaient à la cour. Depuis près de dix années, que le roi donnât sa faveur à l'un ou à l'autre, les thos.es allaient à peu près de même sorte pour le bien du pays. Il y avait toujours dans-des conseils bon nombre d'hommes sages qui étaient écoutés, comme le chancelier, le sire Guillaume Cousinot, les frères Bureau, et quelques autres de pareille condition. De la sorte les princes et les seigneurs mécontents, qui ne se trouvaient pas assez de pouvoir ou de crédit, ne pouvaient causer aucun trouble, ni engager beaucoup de partisans. Le roi était plus aimé qu'aucun d'entre eux, et il donnait à ses sujets plus que d'autres ne leur pouvaient promettre. C'est ce que le Dauphin éprouvait dans son apanage. Comme on avait diminué ses revenus, retranché ses pensions, pris ses domaines ; comme son esprit méfiant le portait à tenir des gens en armes et à munir ses forteresses, il se voyait contraint à augmenter les taxes dans le Dauphiné, et chacun, loin de favoriser ses projets de désobéissance, avait recours à la puissance du roi pour être soulagé de son joug.

Enfin le roi résolut d'user de toute sa puissance envers son fils ; partant de la Touraine où il faisait son séjour ordinaire, il s'avança jusqu'en Bourbonnais. Le Dauphin informé des desseins de son père, lui envoya aussitôt Guillaume de Courcillon, son fauconnier, avec nue lettre de créance par laquelle il priait humblement le roi d'entendre les propositions que l'ambassadeur était chargé de faire, et qui étaient jointes à la lettre.

Le roi était alors au château du Chatelar, près Ebreuille ; il reçut Guillaume de Courcillon prit de sa main la lettre de créance, ne lui dit pas un mot, pas même pour demander des nouvelles de son fils, et donna la lettre sans l'ouvrir au chancelier. Quatre jours après Courcillon fit mandé, et le chancelier lui dit en présence du roi : « Messire Guillaume, le roi a vu la lettre de créance de monseigneur ; il en a été content, et y a trouvé de belles paroles qui lui ont bien plu. Quant aux articles proposés, le roi n'y entend rien. Au surplus la chose a trop duré ; le roi veut en voir la fin, et il a délibéré de ne la plus souffrir. Prenez congé du roi, vous êtes expédié. » Courcillon s'agenouilla devant le roi : « Sire, dit-il, n'avez-vous rien à mander à monseigneur ? Non, » répondit le roi, et il se retira.

« Messeigneurs, dit alors Courcillon au chancelier et aux gens du conseil, je ne suis pas clerc, et suis de gros entendement ; baillez-moi ; s'il vous plaît, cette réponse par écrit. — Ce n'est pas la coutume, » fut toute la parole qu'il put avoir du chancelier.

Deux autres ambassades furent successivement envoyées par le Dauphin. Il protestait toujours de son respect pour le roi, de son désir de lui obéir, puis il déclarait ne pouvoir consentir à éloigner de sa personne les serviteurs auxquels le roi imputait la mauvaise conduite de son fils. Le Dauphin ajoutait qu'il s'engageait à ne jamais passer le Rhône, tandis que c'était surtout son absence que le roi blâmait. En même temps le Dauphin envoyait aux princes et grands seigneurs du royaume des lettres où il se plaignait du mauvais et étrange accueil qu'avaient reçu ses soumissions respectueuses, taisant ce qu'il y avait de blâmable dans ses demandes et ce qu'il y avait de bienveillant dans les réponses du roi.

Après que le roi eut fait donner une réponse écrite et détaillée à la troisième ambassade du Dauphin, qui se composait de Guillaume de Courcillon, de Gabriel de Bernes, et d'un fort habile homme nommé Simon le Couvreur, prieur des célestins d'Avignon, il prit lui-même la parole, et dit :

« J'ai entendu ce qu'hier vous m'avez dit de la part de mon fils le Dauphin, et je ne puis trop m'émerveiller de ce qu'il a pris la réponse, que je vous ai faite l'autre fois, si étrangement, qu'il en a été déplaisant et courroucé ; car il avait semblé aux seigneurs de mon sang et aux gens de mon conseil que cette réponse était si douce, si gracieuse et si raisonnable, qu'il devait s'en contenter et s'en réjouir.

« D'après ce que vous avez dit, il me semble que c'est toujours le vieux train, et que mon fils veut que j'approuve son absence et l'éloignement où il se tient de moi. Or, ce serait nourrir l'erreur qui a été longtemps dans le royaume, où l'on disait que je ne voulais pas qu'il vint vers moi ; ce qui, comme chacun pourrait le savoir, ne tint jamais à moi. Certes, j'aurais été au contraire bien joyeux qu'il s'employât à recouvrer le royaume, à chasser les ennemis, et à avoir sa part dans l'honneur et les biens que d'autres ont gagné. J'ai désiré sa venue, non pas tant pour moi que pour lui. Bien que ce fût une grande joie pour moi de le voir et de lui parler, je le souhaite principalement pour le bien et l'honneur qui lui en reviendraient. S'il était ici, je lui dirais des choses que je ne peux ni lui écrire ni lui mander par d'autres, et il en serait, je crois, joyeux et content ; si bien qu'il n'aurait plus la pensée de s'en retourner. Si toutefois il le voulait, il pourrait le faire en toute sûreté, comme je vous l'ai déjà dit. Mais s'il veut continuer à éviter ma présence, ainsi qu'il a fait jusqu'à présent, j'aime mieux que ce soit de lui-même, par son vouloir et de l'avis de ses conseillers, que de mon consentement. En outre, je m'ébahis d'où lui viennent les craintes dont vous m'avez parlé. Il me semble qu'il est absent de moi depuis assez longtemps pour y avoir pensé et avoir avisé à la cause de tout ceci. C'est une chose merveilleuse, qu'il refuse de venir à celui dont il doit attendre des biens et des honneurs. Pourquoi fuit-il ? pourquoi refuse-t-il de voir mes bons et loyaux sujets, ceux qui se sont si honorablement et vaillamment employés aux grandes affaires de ce royaume, et à résister aux entreprises de nos anciens ennemis, ceux qui ont rendu de si grands services avec une loyauté si éprouvée ? Dans les termes où il s'est mis avec eux il ne peut avoir leur amour, et il l'aurait, s'il était avec moi et qu'il leur parlât comme il convient, ainsi que je fais. Mes ennemis se fient bien à ma parole. Lors même que je les ai eus à ma volonté, et qu'ils étaient abandonnés des gens de leur propre parti, chacun sait si je leur ai fait cruauté. Et maintenant voici mon fils qui ne se fie pas à ma parole pour venir à moi. Il me semble que c'est me faire petit honneur ; car il n'y a si grands seigneurs en Angleterre, tout mes ennemis qu'ils sont, qui ne s'y fiassent volontiers. Ne serait-ce pas un grand déplaisir pour moi que, sous ma sûreté, il lui fût fait la moindre chose préjudiciable ? Si j'avais ce vouloir, pensez-vous que je sois si impuissant et mon royaume si dépourvu que je ne pusse aller saisir mon fils où il est ? Ai-je besoin de prendre des sûretés de lui, ainsi qu'il me les fait offrir ? Je n'en ai pas eu besoin jusqu'ici ; et, Dieu merci, je ne vois pas qu'elles me soient nécessaires. Quant à la provision que vous avez requise pour lui, je vous l'ai déjà dit : lorsqu'il viendra vers moi faire son devoir, et même ce qui est moins que son devoir, quand il s'emploiera comme il doit au bien de la chose publique, je lui donnerai telle provision qu'il sera content. Autrement, ce serait nourrir l'éloignement qu'il a depuis si longtemps pour moi. C'est à ceux qui le conseillent et le tiennent en ce train, et non pas à moi, de lui donner provision. »

Toutes les paroles du roi furent vaines. Le pape et le roi d'Aragon s'employèrent comme médiateurs entre le père et le fils. Rien ne pouvait guérir la méfiance du Dauphin. Il croyait que sile roi était une fois maître de lui, sa vie ne serait pas en sûreté. C'était aussi l'opinion de beaucoup de gens du vulgaire. Ils disaient que le roi soupçonnait son fils d'avoir fait empoisonner la belle Agnès, et voulait en tirer vengeance[36]. D'ailleurs les assassinats du duc d'Orléans et du duc de Bourgogne étaient demeurés si fameux, qu'ils revenaient souvent à la pensée des princes, et surtout du Dauphin[37]. Il avait encore eu sous les yeux la récente et cruelle mort de messire Gilles de Bretagne[38]. Le duc Pierre son frère l'avait accusé d'intelligences criminelles avec les Anglais, et, du consentement du roi, malgré les efforts de leur oncle le connétable de Richemont, fait mettre en prison. Il y passa trois ans ; puis ses gardiens, par l'ordre des conseillers du duc de Bretagne, voulurent le faire mourir de faim et de maladie. Ils l'enfer-nièrent dans une prison basse et humide au château de la Hardouinaye, et le laissaient souvent sans nourriture. Le pauvre prince, quand, à travers la grille de son cachot, il voyait passer quelqu'un de l'autre côté du fossé, s'écriait : « Je meurs de faim, donnez-moi du pain pour l'amour de Dieu. » Mais personne n'osait le secourir. Un jour, une pauvre femme fut émue de pitié par ses cris de douleur. Elle se laissa glisser dans le fossé, et posa, devant les barreaux de la fenêtre, son pain bis pour nourrir le frère du duc son seigneur. Elle continua ainsi pendant quelques semaines sans être aperçue. Voyant que le prince tardait trop à mourir, ses geôliers l'étranglèrent ; c'était en 1449. Deux ans auparavant, le duc rie Glocester, oncle du roi d'Angleterre, avait été de même mis à mort dans sa prison.

Le Dauphin était donc résolu à tout, plutôt qu'à se remettre aux mains de son père[39]. Sentant le péril de sa situation, il cherchait toute espèce de moyens d'en sortir. Outre les préparatifs qu'il faisait pour se défendre, il implorait instamment les secours du ciel, car c'était son habitude de mettre ses espérances et ses desseins sous la recommandation de quelques dévotions particulières. Il alla au mois de mars en pèlerinage à la sainte Baume, et durant toute cette année ce ne fut que vœux et offrandes à Notre-Dame de Cléry, au mont Saint-Michel, à Saint-Claude, à Saint-Jacques de Compostelle. Mais rien ne changeait, et le roi avait fini par répondre que puisque son fils ne se soumettait pas, il allait procéder contre ceux qui lui donnaient de mauvais conseils. Une lettre du comte de Dammartin hâta sa résolution.

« Mon souverain seigneur, disait-il, voici des nouvelles : monseigneur est à Valence ; il a mandé tous les nobles de son pays jusqu'à l'âge de dix-huit ans, et tous ceux qui sont en état de porter les armes. Il a fait crier que tout homme eût à retirer ses biens dans les places fortes ; tout le pays s'effraye, mais quelque chose qu'il fasse, les nobles et tous ceux du Dauphiné n'ont confiance qu'en vous, et disent qu'ils sont perdus, si vous n'y mettez bon ordre. Dès qu'ils vous sauront en marche ils parleront plus haut, et quand vous serez assez avant, ils se rendront à leur devoir auprès de vous. Monsieur de Savoye avait aussi donné son mandement en Bresse ; mais il n'est venu que sept ou huit vingts hommes d'armes, et, voyant ce petit nombre, il les a contremandés. Monsieur de Savoye dissimule, et l'on peut apercevoir de la méfiance entre lui et monseigneur. Les villes de Bresse disent que vous êtes un prince qui aime la justice, et que si vous venez elles se remettront à vous. Il me semble qu'il faudrait laisser les choses dans les termes où elles sont, donner de bonnes paroles à monseigneur, parler de votre arrivée, et en faire plus de bruit que jamais. Cela pourrait les faire rendre, car c'est ce qu'ils craignent le plus. En attendant vous aurez des nouvelles de vos ambassadeurs de Savoye, et d'autres informations ; ainsi vous aurez avis de quelle manière vous devez mener cette affaire. Vous ne ferez pas une petite œuvre en la conduisant à bien, ce qui me semble aisé, car je ne leur vois nul appui. »

D'après ces nouvelles, le comte de Dam-mania reçut ordre du roi d'entrer en Dauphiné. Le prince vit qu'il n'avait pas espérance de résister, et ne songea qu'à ne pas être pris. Il feignit une partie de chasse. Trompant toutes les mesures du comte de Dammartin, et ses serviteurs eux-mêmes, dont ils se méfiait avec raison, car presque tous étaient effrayés ou gagnés, il se hâta de sortir du Dauphiné et de France. Suivi d'un très-petit nombre de ses gens, il parvint à Saint-Claude dans le comté de Bourgogne ; de là il écrivit au roi.

« Mon très redouté seigneur, je me recommande à votre bonne grâce aussi humblement que je puis. Qu'il vous plaise savoir que comme mon oncle de Bourgogne a intention d'aller bientôt sur le Turc pour la défense de la foi catholique, et que nia volonté serait d'y aller, moyennant votre bon plaisir, attendu que notre saint-père le pape m'en a requis, et que je suis gonfalonnier de l'église, dont j'ai fait le serment par votre commandement, j'envoie par devers mon oncle pour savoir son intention sur ce voyage, afin que je puisse, s'il est besoin, m'employer à la défense de la foi catholique ; et aussi pour qu'il puisse s'employer à trouver moyen de me remettre en votre bonne grâce, qui est la chose que je désire le plus au monde. Sur ce, mon redouté seigneur, je prie Dieu qu'il vous donne une vie bonne et longue. Le dernier jour d'août 1456. »

Il écrivit en même temps à tous les évêques de France pour leur faire part de son dessein, en les priant de faire faire pour lui des prières dans leurs églises, et leur annonçant qu'il rendait les princes du sang juges de ce qui le concernait.

Il alla ensuite, en toute confiance, prendre asile au château de Vers, chez le prince d'Orange. Il avait eu de violents démêlés avec ce seigneur, qui, lors de la guerre de Suisse, était tombé les armes à la main sur les compagnies françaises, quand elles traversaient la Comté. Le Dauphin fut néanmoins reçu avec respect par le prince d'Orange ; puis il envoya chercher le maréchal de Bourgogne, que pour la même cause il avait eu en grande haine, lui demanda de le conduire en Flandre, et se mit eu route avec lui. Évitant avec soin les pays de France, et traversant la Lorraine et le Luxembourg, il arriva à Bruxelles avec une suite d'environ dix chevaux. Le Duc et son fils étaient en Hollande. La Duchesse et madame de Charolais étaient seules pour le recevoir[40].

Dès que la Duchesse sut, à huit heures du soir, que le Dauphin entrait dans la ville, elle descendit avec sa belle-fille et toutes ses dames jusqu'à la porte de la cour pour l'attendre. Il descendit de cheval. La Duchesse et madame de Charolais s'agenouillèrent ; il se hâta de les relever, et les embrassa ; puis il embrassa aussi toutes les dames, et offrit le bras à madame de Bourgogne. Il voulait lui donner la droite. « Ah, monsieur, dit-elle, vous voulez qu'on se moque de moi, en me contraignant à faire ce qui ne m'appartient pas. — C'est à moi à vous faire honneur, disait le Dauphin, car je suis le plus pauvre du royaume de France, et je ne sais où chercher refuge, sinon chez mon oncle Philippe et chez vous. » Après beaucoup de façons, et malgré tout ce qu'elle put dire, il lui prit le bras et la mit à sa droite. Elle le conduisit à sa chambre, qui était la chambre du Duc ; et en le quittant elle s'agenouilla de nouveau. En un mot il n'y eut sorte de respect qu'elle ne rendit au Dauphin. Dès qu'il était présent, elle le traitait en tout comme son seigneur, et ne se laissait plus rendre à elle-même aucun honneur de souveraine ; elle ne faisait plus porter la queue de sa robe, mais la soutenait elle-même ; aux repas on n'essayait plus les mets avant de la servir.

Le Duc avait en effet pris soin d'ordonner que le fils du roi fût ainsi reçu. Ce fut surtout dans cette circonstance qu'il montra bien sa sagesse, et son habileté à faire ce qui convenait envers toutes personnes, en toutes circonstances. Le roi l'avait, ainsi que les autres princes, instruit du point où en étaient les négociations avec le Dauphin ; car il n'avait pas voulu laisser s'établir dans les esprits les fausses informations que son fils s'efforçait de répandre. Le Duc l'avait remercié respectueusement de sa confiance, lui avait témoigné tout le désir qu'il avait de voir cette affaire s'apaiser, et rendu compte d'un message qu'il avait reçu du Dauphin. En effet ce prince, plusieurs mois avant sa fuite, lui avait envoyé en présent des arbalètes par Odet Daidie, un de ses serviteurs ; le Duc espérait, avait-il écrit au roi, d'après ce que lui avait dit cet envoyé, que le Dauphin était en bonne disposition de se réconcilier.

Dès que le Duc eut appris l'arrivée du Dauphin en Bourgogne, il se hâta d'en écrire an roi. « De cette chose, disait-il, je ne me donnais aucune garde, et j'en ai été bien émerveillé ; puisqu'il en est ainsi, vous saurez, mon très-redouté seigneur, que ; pour l'honneur de vous, de lui et de votre noble maison, la raison veut et enseigne que je lui fasse tout honneur, révérence et plaisir. J'entendrai volontiers, comme il appartient, et comme je le dois, ce qu'il lui plaira de me dire et de me déclarer, et après je vous le signifierai. Dieu sait que je désirerais de tout mon cœur qu'il fût en votre bonne grâce, et s'acquittât envers vous comme un bon fils doit envers son seigneur et père. »

Le Duc ne se rendit à Bruxelles que le 15 octobre. Mad-me de Bourgogne et madame de Charolais à son arrivée descendirent, selon l'usage, jusque dans la cour pour l'attendre et le recevoir ; et le Dauphin, quoi qu'on pût lui dire, y voulut être aussi. Le Duc, in formé de cette courtoisie du prince, ne voulut pas entrer à cheval dans la cour ; il descendit à la porte, et, dès qu'il aperçut monsieur le Dauphin, mit un genou en terre. Le prince voulait aller à lui ; madame de Bourgogne le retint, et il ne put arriver au Duc qu'après le deuxième salut. Il lui en fit aussi un très-profond, le prit sous le bras, et ils entrèrent ainsi dans le palais.

Le lendemain, le Dauphin fit longuement au Duc toutes ses plaintes sur la conduite qu'on avait tenue envers lui, sur les conseillers du roi, sur ce qu'on le laissait sans finances et sans ressources. Il semblait qu'il voulût qu'on lui fournît hommes et argent pour faire la guerre à son père[41]. « Monseigneur, lui dit le Duc après l'avoir bien écouté, soyez le très-bien venu dans mes pays. Je suis joyeux de vous y voir. En tant qu'il s'agirait de vous procurer gens et finances, sachez que je vous servirais de corps et de biens contre tous les princes de la terre, sauf contre monseigneur le roi votre père, contre lequel je ne voudrais pour rien entreprendre une chose qui fût à son déplaisir. Je ne vous aiderai pas non plus à mettre hors de son hôtel les gens de son conseil. Je le tiens si puissant, si sage, si prudent, qu'il saura bien réformer ceux qui le méritent, sans qu'il soit besoin que personne s'en mêle ; sur cela je m'en rapporte à lui. »

Du reste, il lui offrit son corps, ses biens, ses états, promit de lui fournir des revenus, et de pourvoir sa maison de façon à ce qu'il en fût content. Il parvint ainsi à adoucir quelque peu le Dauphin, et à obtenir qu'il donnât une marque de soumission au roi, s'offrant à être médiateur. En effet, il fit partir bientôt après une solennelle ambassade, composée de Jean de Croy sire de Chimay, Simon de Lalaing, maître Jean de Clugny maître des requêtes, et Toison-d'Or. Ils portaient une lettre du Dauphin. Elle témoignait encore tout son courroux et son obstination. Il se louait du bon accueil que lui avait fait et lui faisait chaque jour son oncle de Bourgogne. En même temps, il se plaignait que le roi eût envoyé le maréchal de Loheac et le sire de Beuil, amiral de France, à Lyon pour veiller au hou ordre dans la province de Dauphiné et prévenir les entreprises qu'on y pourrait former. « Comme si, disait le prince, on pouvait penser que de mon pays il vous vint aucun ennemi ni aucun dommage, ou que je voulusse faire chose qui ne fût pas bien faite. » Cependant il finissait par dire au roi qu'il le suppliait de le tenir en sa bonne grâce, et de lui donner ses commandements, pour les accomplir selon son pouvoir.

Pour le duc de Bourgogne, il avait chargé ses ambassadeurs de l'excuser auprès du roi eu telle sorte qu'aucun reproche ne pût lui être fait pour sa conduite en cette affaire. Il devaient dire d'abord que le maréchal de Bourgogne n'avait pu se dispenser de céder aux instances du Dauphin, le voyant dans une situation si pitoyable : que le roi avait été soigneusement informé de tout, et que le Duc n'avait voulu rien faire à son insu : que si le Dauphin avait reçu un accueil honorable et respectueux, certes le roi ne devait pas en être mécontent, car le prince était fils aîné de France ; ainsi le Duc, tant par amour du roi que par respect pour la noble maison de France dont il était lui-même issu et à laquelle il était redevable de tous ses biens, lui devait honneur et révérence. D'ailleurs le Dauphin arrivait de lointain pays, petitement accompagné, désolé, plein de frayeur ; il venait de traverser à grandes journées des contrées difficiles et dangereuses ; il semblait tout ébahi de sa triste position, livré aux regrets et à la douleur, dénué de tout et comme perdu. Si dans un tel état et une telle disposition, tandis qu'il faisait de si grandes lamentations, le Duc ne l'eût pas bien reçu, c'est alors que le roi aurait eu sujet d'être mécontent. Si le Duc eût refusé l'entrée de ses seigneuries et de sa maison, c'eût été assurément une tache à son honneur ; et s'il fût advenu quelque inconvénient de cette rudesse, c'est au Duc qu'on l’eût imputé. Dieu sait ce que toute la France en aurait pu dire ; et non-seulement les princes et le peuple français, mais les princes et nations de toute la chrétienté.

De plus les ambassadeurs devaient faire remarquer que le Duc pouvait, à ce moyen, s'employer à réduire et à attirer le Dauphin aux volontés du roi ; il le ferait si tel était-le bon plaisir du roi, car il était tenu de chercher l'honneur, le bien, l'union et la prospérité de la maison de France. A la vérité, en devisant avec le prince, il l'avait jusqu'ici trouvé dans une merveilleuse amertume de cœur, et le Duc avouait que ce n'est pas ainsi qu'il aurait dû être.

Néanmoins il conseillait au roi, quelque douceur qu'il eût mise jusqu'ici envers son fils, de le traiter encore avec indulgence, d'avoir égard à ses requêtes, d'élargir encore son amour et sa miséricorde paternelle. Ce sera, disait-il, grand bien et aumône d'en agir ainsi.

Puis le Duc parlait de son saint voyage en Turquie, se montrait encore disposé à le faire, si c'était le plaisir du roi, et 'à se mettre sous le commandement du Dauphin. Enfin il entrait dans les excuses que le Dauphin avait offertes au sujet des ordres du roi touchant la province de Dauphiné.

Les ambassadeurs de Bourgogne trouvèrent le roi à Saint-Symphorien d'Ozun sur les marches du Dauphiné. Ils s'acquittèrent de leur charge, et parlèrent suivant les instructions qu'ils avaient reçues. Le roi leur fit répondre de point en point, à peu près en ces termes :

Quant à l'accueil qu’a reçu le Dauphin en Bourgogne, le roi sait bien qu'on doit rendre honneur et faire bon accueil à son fils aîné, mais seulement lorsqu'il se comporte envers son père comme y est tenu un fils bon et obéissant. Autrement il n'a pas droit à de tels honneurs qui ne lui viennent que du roi.

Le roi est fort surpris de l'épouvante qu’à fait paraître le Dauphin, et ne saurait en connaître la cause ; car il s'est toujours montré enclin à le recevoir dans sa bonne grâce, à le traiter comme un bon père doit traiter un bon fils, et à oublier tout le passé. C'est ce que le roi a dit et répété aux ambassadeurs du Dauphin, au cardinal d'Avignon envoyé par le pape, en présence des princes de son sang et des seigneurs de son conseil. Quand il saura d'où peuvent venir de si grandes craintes, il espère les dissiper par ses paroles.

Mais pour les requêtes du Dauphin, qui sont de ne point venir et de garder ses serviteurs, le roi n'a été conseillé par personne de les lui accorder. L'avis du duc de Bourgogne lui-même a été de pourvoir le Dauphin de conseillers sages et notables, qui aient égard a son honneur et le ramènent an service du roi et du royaume. Si le roi consentait à l'absence du Dauphin, il ferait croire qu'elle a été jusqu'ici de sa volonté, ce qui n'est pas ; puisque ayant pris congé pour quatre mois, il a été éloigné dix ans et n'a pu se trouver aux victorieuses besognes qui se sont, faites pour le recouvrement du royaume ; Cg qui a causé grand déplaisir au roi, car la gloire du père s'accroît des œuvres glorieuses du fils.

Touchant l'a volonté que le Dauphin dit avoir d'aller au saint voyage 'de Turquie, le roi a été bien surpris d'apprendre cette soudaine imagination, dont son fils n'avait rien dit auparavant. Il lui semble que c'est une nouvelle couleur pour demeurer toujours éloigné ; il aurait du préalablement se soumettre au roi, et savoir sur cela quel était son bon plaisir. Ne sait-il pas que les Anglais, ces anciens ennemis du royaume, s'efforcent chaque jour de l'envahir, cherchent par subtilité des moyens d'y avoir entrée ? Ils auraient même pu y réussir, n'était que les nouveaux complots sire de Lesparre ont été découverts et qu'il a encouru juste châtiment après avoir abusé de la merci à lui accordée. Quelles qu'aient été les instances du pape, lesdits Anglais n'entendent à aucune paix, mais veulent continuer la guerre. Ainsi le roi voit bien que le Dauphin n'a pas grandement songé à l'état et à la sûreté du royaume ; ce serait en effet le mettre en péril trop évident que de le vider de noblesse et de chevalerie. Ce n'est pas que le roi, s'il avait la paix ou une longue trêve, s'il voyait son royaume en sûreté, ne s'employât bien volontiers au secours de la chrétienté, et il l'a ainsi répondu au pape.

Enfin, le roi a dû mettre bon ordre aux affaires du Dauphiné, abandonné par son fils, et la résolution qu'il a prise a donné consolation et joie aux habitants ; ils enverront des députés à leur seigneur pour l'exhorter à se soumettre à son père, et il faut espérer que ces remontrances et les bons conseils du duc de Bourgogne le ramèneront à son devoir.

Le Dauphin, qui pensait bien que son absence serait longue, avait accepté les offres du Duc ; il s'était établi au château de Genappe, à quatre lieues de Bruxelles. On lui avait monté une maison conforme à son rang, et il recevait une pension de deux mille cinq cents livres par mois. Là, il passait son temps, soit à chasser, soit à lire, sans montrer aucune volonté de céder. Cependant, au retour des ambassadeurs, il écrivit, selon les conseils du Duc, une lettre plus soumise et plus respectueuse à son père, et lui fit de nouvelles propositions. Il offrait de pardonner aux conseillers du roi dont il avait à se plaindre et de les traiter dorénavant avec toute bienveillance, de demander pardon au roi dans les termes les plus humbles par une lettre qu'il signerait, de faire demander ce pardon par la Dauphine en personne, ou de le requérir lui-même de vive voix, à genoux et aussi respectueusement qu'on voudrait en présence de la personne que le roi voudrait lui envoyer. Mais quant à revenir près du roi et à congédier ses serviteurs, c'était deux points dont il n'était pas question. Les ambassadeurs de Bourgogne retournèrent auprès du roi, lui porter ces offres du Dauphin.

Le courroux du roi de France ne changea rien à la conduite du Duc envers le Dauphin ; il continua à lui montrer les mêmes égards. Lorsqu'au mois de février 1457, la comtesse de Charolais accoucha de son premier enfant, le comte s'en alla respectueusement à Genappe supplier le Dauphin d'être son compère et le parrain de sa fille. Le baptême se célébra avec pompe. Les marraines furent la duchesse Isabelle et madame de Ravenstein, femme d'Adolphe de Clèves. L'enfant fut nommé Marie par le Dauphin, en souvenir de la reine, sa mère.

Cependant ce prince vivait à Genappe tranquillement, et suivait les conseils du duc Philippe, sinon pour se réconcilier avec son père, du moins pour ne lui point faire de nouvelles offenses. Ses principaux conseillers étaient le bâtard d'Armagnac, le sire de Montauban et le sire de Craon. Il avait aussi autour de lui plusieurs jeunes gentilshommes, qui avaient tout quitté pour s'attacher à sa fortune, entr’autres le sire Robert de Gramont, dont la famille était de Navarre et que le prince avait attiré en Dauphiné, en lui offrant un état considérable auprès de lui. Toute cette jeunesse lui formait une sorte de cour et l'accompagnait dans ses amusements et ses chasses. Dès qu'il voyait un homme notable ou habile, il n'avait pas de relâche qu'il n'eût trouvé moyen de se l'attacher ; et il n'épargnait pour cela ni or ni caresses. Puis, après avoir bien travaillé à attirer les gens à lui, trouvant quelque mécompte, ou se laissant aller à sa méfiance accoutumée, il s'en dégoûtait, et les congédiait aussi facilement qu'il les avait pris.

Parmi les serviteurs du Duc, il cherchait surtout à s'attacher les seigneurs de Croy. Ils avaient, depuis longtemps, le plus grand pouvoir dans cette cour, et avaient excité l'envie de presque toute la noblesse, aussi bien que la haine du peuple[42]. Déjà ils avaient pour ennemis déclarés la maison de Luxembourg ; et leurs discordes, disait-on, avaient contribué à semer la méfiance et presque à exciter la guerre entre la Bourgogne et la France ; car le comte de Saint-Pol jouissait de quelque crédit auprès des conseils du roi. Mais les seigneurs de Croy se faisaient un adversaire plus redoutable encore ; depuis longtemps leur influence sur le Duc déplaisait au comte de Charolais ; il était en contestation avec eux pour les meubles de la succession de madame de Béthune, qu'il prétendait compris dans une donation que lui avait faite son père, et dont madame de Croy retenait une partie. Le bruit courait en outre que le Duc voulait séparer de son domaine ses plus grandes seigneuries, et donner le comté de Boulogne à monsieur d'Étampes, le comté de Namur au sire Jean de Croy, la seigneurie de Gorcum au sire Jean de Lannoy. Pour achever d'allumer la haine du comte de Charolais, les sires de Croy se montrèrent sensibles aux amitiés du Dauphin, et lui semblaient dévoués et favorables en toutes choses, beaucoup plus qu'au fils de leur seigneur.

La cour de Bourgogne se divisait ainsi en deux partis : la famille de Croy était forte de la faveur du Duc ; elle était alliée avec les de Lalaing, avec les Lannoy. Presque tous les grands seigneurs partageaient, au contraire, l'inimitié du comte de Charolais. II avait aussi pour lui le vieux chancelier Nicolas Raulin, en qui le Duc avait eu si longtemps une grande confiance. Depuis la mort de Jean de Granson sire de Pesmes, dont il passait pour le principal auteur, le chancelier avait pour mortel ennemi le maréchal de Bourgogne, qui se trouvait par-là dans la cabale du sire de Croy ; aussi était-il pour cette raison habituellement retenu à la cour.

Enfin la discorde éclata. Le comte de Charolais avait pour chambellans Antoine Raulin sire d'Emeries fils du chancelier, et Philippe de Croy sire de Sempy, fils de Jean de Croy, gouverneur de Luxembourg. Il advint que le Ber d'Auxy et le sire de Formelles son premier et son second chambellan ne purent faire leur service auprès de lui ; il nomma pour les remplacer le sire d'Emeries. Le Duc voulut, au contraire, que le rang de troisième chambellan fût donné au sire de Sempy. Le comte de Charolais s'obstina à ne point changer l'ordonnance qu'il avait rendue. Le Duc le fit venir, et lui ordonna d'apporter son ordonnance.

Le comte de Charolais trouva son père en son oratoire ; madame de Bourgogne était présente. « Donnez-moi votre ordonnance, » dit-il, et, la prenant de sa main, il la jeta au feu. « Maintenant, allez en faire une nouvelle. » Le comte s'emporta et jura qu'il n'en ferait rien. « Je ne me laisserai pas gouverner par les Croy comme vous ; il n'y a que trop longtemps qu'ils font de vous à leur volonté. »

Pour lors le Duc entra dans une telle colère, qu'il chassa son fils de son oratoire, lui ordonna de quitter ses états, et le poursuivit même, dit-on, l'épée à la main. La Duchesse se montra mère ; elle arrêta son mari, elle prit la défense de son fils. Enfin, il y eut entre tous les trois de telles paroles, de telles violences, que le vieux Duc, tout égaré, ne sachant ce qu'il faisait, descendit, demanda un cheval, et s'en alla tout seul, fuyant sa maison, et chevauchant à l'aventure dans la campagne.

Le soir, comme on vit qu'il ne revenait pas, l'inquiétude s'empara de tout le monde ; ses serviteurs le cherchaient de tous côtés sans le trouver. La Duchesse était au désespoir ; le Dauphin, qui était resté pour les fêtes du baptême de mademoiselle de Bourgogne, était plus interdit et plus affligé que nul autre. « Que pensera-t-on en France ? disait-il ; on dira que nia personne porte malheur partout, et que je ne puis venir en aucun lieu, que bientôt il n'y éclate quelque discorde et quelque bruit. » Et il courut toute la nuit les chemins de la forêt pour retrouver son oncle de Bourgogne. Enfin, on sut qu'à la nuit tombante, se voyant égaré dans cette forêt, le Duc avait vu de loin le feu d'un pauvre charbonnier, lui avait donné quelques pièces d'or, et que cet homme l'avait conduit à la petite maison d'un des gens de la vènerie. Ce fut là que le bon. Duc coucha, tant bien que mal, et qu'on le retrouva le lendemain. *fies uns se félicitaient de le revoir après une si cruelle angoisse ; d'autres lui faisaient des remontrances. Pour lui, il se plaignait surtout de la Duchesse, qui avait pris le parti de son fils, et qui avait dit qu'elle le suivrait si on le chassait.

Il revint à Bruxelles. Le comte de Charolais s'était en allé à Termonde. Quant à la Duchesse, lorsque le maréchal de Bourgogne lui l'apporta les reproches de son mari, elle se montra fort affligée. « Comment devais-je faire ? disait-elle ; je connaissais monsieur mon mari pour un bien violent chevalier ; je le voyais courir sur mon fils, je me suis hâtée de le faire sortir. Il faut bien que monsieur me pardonne ; je suis une étrangère ici ; je n'ai que mon fils qui me console et me soutienne. » Comme elle ne put désarmer son courroux, elle tarda peu à fonder un couvent de Sœurs Grises de l'ordre de saint François, dans la forêt de Nieppe, pour y aller vivre et y passer son temps dans la dévotion et le service de Dieu.

Le Dauphin s'employa avec zèle à réconcilier le père et le fils. Monsieur de Ravenstein et Toison-d'Or se rendirent plusieurs fois, de sa part, à Termonde, auprès du comte de Charolais. Le chancelier Raulin donna aussi de sages conseils au jeune prince, qui ne se montra point trop obstiné. Le Duc, de son côté, craignit de le pousser à quelque extrémité. Il se contenta d'exiger qu'il renvoyât de sa maison deux serviteurs qui passaient pour avoir beaucoup de pouvoir sur lui. C'étaient deux jeunes écuyers, Guillaume Dusie et Guyot Biche ; tous deux étaient véritablement gens habiles et subtils. Ils passèrent en France ; l'un entra dans la maison du roi, l'autre se tint à Paris, et ce fut par son moyen que le Dauphin apprit ensuite ce qui se passait de plus secret dans les conseils du roi.

Cependant les ambassadeurs du duc de Bourgogne n'avaient obtenu aucune réponse aux propositions du Dauphin. Le Duc ne se découragea point, tant il avait à cœur de faire cesser une si fâcheuse discorde. Il envoya une troisième fois Jean de Cluny et Toison-d'Or.

Cette fois les affaires étaient encore empirées. Le roi était entré en Dauphiné ; il se tenait pour lors au château de Saint-Priest, avait mis sous sa main toute la province, et lui avait choisi, en son propre nom, le sire de Châtillon pour gouverneur ; ce seigneur avait auparavant reçu ses pouvoirs du Dauphin, mais il venait de quitter son parti.

Le roi fit part aux ambassadeurs de ses nouveaux griefs ; il se plaignit de ce que son fils avait essayé encore récemment d'exciter des troubles dans le Dauphiné : de ce qu'en ce moment même il abusait de l'autorité du duc de Bourgogne, en tenant en prison et menaçant de mort le sire de Malortic, uniquement parce que son neveu avait rendu au roi la forteresse de Virien. Il ajouta que le gouvernement du Dauphin, dans son apanage, avait été marqué par beaucoup de désordres et de nouveautés, qu'il avait dépouillé plusieurs seigneurs pour donner leurs domaines à des étrangers : qu'enfin, chacun se plaignait de lui.

Le roi était irrité ; il avait autour de lui des conseillers toujours contraires au duc de Bourgogne. On lui disait que c'était ce prince qui entretenait l'obstination de son fils. On lui persuadait qu'il importait à son honneur de le soumettre et de se saisir du Dauphin, quelque part qu'il fût. Des ordres furent donnés pour renforcer les garnisons de la frontière de Bourgogne, et pour assembler des gens d'armes. Le Duc fit aussi tous ses préparatifs, et donna des mandements pour réunir son armée. Le Dauphin, de son côté, disait que, si l'on ne voulait point le laisser en Bourgogne, il traiterait avec les Anglais. On crut, pendant près d'une année, que la guerre allait commencer[43]. Cependant le roi revint peu à peu à de plus sages conseils ; il songea à la difficulté de l'entreprise, et à tous les maux qui en pourraient advenir ; il se ressouvint de ce qu'avaient été les terribles discordes de la France et de la Bourgogne, et prit pitié de son pauvre peuple, qui se serait vu de nouveau ruiné et misérable. Sa colère finit par se calmer ; il écouta ceux de ses conseillers qui avaient plus de prudence. Le sire Antoine de Prie, grand queux de France, qui avait été serviteur du Dauphin, lui fit surtout de salutaires remontrances. Le roi se laissait facilement persuader ce qui touchait l'intérêt de son royaume ; mais, lorsqu'on lui disait que le Dauphin, si on le laissait en repos, reconnaîtrait sa faute, et finirait par se soumettre, « Louis, disait-il, n'est pas changeant en ses desseins, ni léger dans sa créance[44] ; je doute qu'il revienne ici de longtemps, et je n'ai nullement en gré ceux qui le conseillent[45]. » Puis on prétend qu'il disait aussi : « Mon cousin de Bourgogne ne sait ce qu'il fait, de nourrir le renard qui mangera ses poules. »

L'année 1457 s'écoula de la sorte avec une grande inimitié de part et d'antre. Le roi et le Duc s'envoyaient mutuellement des ambassades pour traiter de leurs griefs ; mais on ne songeait point sérieusement à la guerre, bien qu'on fit quelques préparatifs. Le Dauphin fit venir de Savoie madame Charlotte sa femme, qu'il avait épousée depuis six ans et qui, depuis ce temps-là, avait continué de demeurer chez son père ; elle avait maintenant dix-huit ans. Le Duc témoigna le plus grand intérêt à leur réunion ; ce fut le prince d'Orange qui la conduisit jusqu'à Namur. Elle alla ensuite habiter Genappe avec son mari, et le Duc augmenta la pension qu'il lui donnait.

Plusieurs de ses conseillers ne voyaient pas sans quelque inquiétude le séjour de ce prince dans les états de Bourgogne. On craignait toujours que, inquiet et dissimulé, comme il semblait être, il ne tramât quelque chose contre le Duc. Lui-même en jugeait à peu près de la même sorte ; mais il savait n'en rien laisser paraître ; c'étaient toujours les mêmes soins, les mêmes respects. Un jour le Dauphin et le comte de Charolais étaient allés ensemble à la chasse, le Dauphin s'égara dans la forêt. Lorsque le Duc vit revenir monsieur de Charolais tout seul, il entra dans une grande colère et ordonna à son fils de ne pas reparaître devant lui sans avoir retrouvé monsieur le Dauphin. Le comte retourna dans le bois, et on passa une partie de la nuit à courir avec des flambeaux. Enfin le Dauphin revint ; il était allé jusqu'à huit lieues de Bruxelles, et avait fini par demander à un pauvre homme de le remettre dans son chemin. Le Duc donna une récompense magnifique à cet homme. C'était ainsi qu'en toute occasion il prouvait sa déférence pour le fils du roi.

A sa cour les discordes que suscitait la puissance des Croy, allaient toujours croissant. Il en arriva enfin une rupture ouverte avec le comte de Saint-Pol[46]. Le Duc avait depuis un an fait saisir sur lui le comté d'Enghien. Le comte de Saint-Pol fit demander un sauf-conduit afin de venir savoir les causes de cette saisie. Le Duc refusa longtemps, disant qu'il ne donnait de sauf-conduits qu'à ses ennemis, et que si le comte de Saint-Pol se déclarait tel, alors il lui en enverrait un. Celui-ci répondit qu'il était l'humble sujet du duc de Bourgogne, mais qu'il redoutait sa colère. Enfin il obtint ce sauf-conduit et arriva à Bruxelles, accompagné des sires d'Auffemont, de Genlis et d'Happlaincourt, et de vingt autres chevaliers environ. Sa suite était de deux cents chevaux ; il emmenait avec lui maître Jean de Popincourt, un autre avocat au Parlement, et plusieurs gens de conseil. Le Duc le reçut publiquement, écouta ses remontrances, puis lui fit répondre. On commença par lui rappeler que lui et sa maison devaient tout aux ducs de Bourgogne : que, lorsque son grand'père et sa grand'mère, après avoir suivi le duc d'Anjou, étaient morts en Italie, le duc Philippe-le-Hardi avait envoyé chercher au pays de Luxembourg les enfants orphelins, qu'ils avaient laissés sans protecteurs et sans bien : qu'ils étaient si dénués, qu'on les avait apportés dans des hottes à la cour de Bourgogne : que de ces trois jeunes fils, l'un Pierre de Luxembourg, était devenu comte de Saint-Pol ; Louis, le second, archevêque de Rouen et chancelier de France ; Jean, le troisième, comte de Ligny et capitaine de l'Artois ; tout cela par la faveur du Duc : que, s'il avait fait mettre saisie sur le comté d'Enghien, c'était pour des meurtres, des pillages et autres crimes qu'on allait lui déclarer. Enfin, il lui fut reproché de venir, non comme sujet et vassal, mais avec un sauf-conduit, l'épée au poing et grandement accompagné. Cette réponse dura près de trois heures.

Le comte de Saint-Pol répéta qu'il était serviteur du Duc, et prêt à lui prouver son obéissance : qu'il le savait même si sage et si prudent, qu'en tout et pour tout il s'en remettrait à sa volonté ; mais qu'il savait bien qu'il y avait à la cour des gens qui ne l'aimaient point, et qui allumaient contre lui la colère du Duc. C'était son seul motif de chagrin et de méfiance. Il demanda à avoir un entretien particulier avec le Duc, ou du moins la permission de se justifier de ce qui lui était imputé ; cela seulement lui fut accordé. Mais tout ce qu'il put dire ou faire proposer en son nom par maître Jean de Popincourt, ne changea rien à la volonté du Duc. Le comté d'Enghien demeura saisi, et le comte de Saint-Pol retourna en France, où, bientôt après, il prépara de nouveaux embarras au duc de Bourgogne.

A ce moment, en effet, Ladislas, roi de Bohême et de Hongrie, venait d'envoyer une ambassade pour demander au roi sa fille madame Magdeleine en mariage. On n'avait peut-être jamais vu un pareil cortége. Les plus grands seigneurs et les principaux prélats de Bohème, d'Autriche et de Hongrie, avaient, été choisis pour cette occasion solennelle. Leur suite était de sept cents chevaux et de vingt-six chariots : c'était la merveille de tous les pays qu'ils traversaient. Le roi envoya au-devant d'eux les princes et toute sa cour jusqu'à l'entrée de la ville. Pour lui, il relevait à peine d'une forte maladie au château des Montils, près de Tours. Ce fut dix jours seulement après leur arrivée qu'il put donner audience aux ambassadeurs. Un archevêque de Hongrie fit une belle harangue eu latin, pour engager le roi à accorder sa fille. Il lui dit, entre autres choses : « Quand il y aura paix et amour entre vous et mon souverain seigneur, qui pourra essayer de vous nuire ? Vos prédécesseurs et les rois de Hongrie et de Bohême ont été amis et alliés, et nous venons pour renouveler cette alliance. Vous êtes la colonne de la chrétienté ; notre maitre en est le bouclier. Votre royaume est la maison chrétienne ; le nôtre en est la muraille. » Du reste, l'ambassade n'était que pure solennité. Ce mariage et cette alliance se traitaient depuis plusieurs mois, et avaient déjà été conclus.

Le comte de Saint-Pol n'avait pas été étranger à ce dessein. Aucun ne pouvait être plus nuisible à la maison de Bourgogne. Ladislas, depuis beaucoup d'années, se prétendait héritier du duché de Luxembourg. Ses partisans y avaient soutenu une longue guerre contre le duc Philippe ; à peine était-il déjà tranquille possesseur de ce pays. Maintenant la France allait se trouver intéressée dans la querelle, et' entraîner avec elle la plus grande partie des princes d'Allemagne. Déjà même on parlait de faire renouveler les difficultés que l'empereur Sigismond avait faites autrefois sur l'héritage du comte de Hainaut et de madame Jacqueline. Tous les ennemis du Duc, excités par le comte de Saint-Pol, espéraient détruire sa puissance.

Mais tandis que les princes donnaient à l'envie des festins et des divertissements aux ambassadeurs du roi de Bohême, tandis ne songeait qu'aux intermèdes, aux joutes et aux vœux que les chevaliers allemands faisaient en l'honneur de madame de Villequiers ou des autres belles demoiselles de la cour, au milieu de tant de joie et de magnificence on reçut tout à coup la nouvelle que le roi Ladislas était mort subitement, empoisonné, disait-on, soit par une femme qu'il avait trompée, soit par un seigneur nommé Podiegrad, qui fut élu roi après lui. Toutes les réjouissances se changèrent en deuil ; la fête de Noël, qui était le lendemain, ne fut pas même célébrée comme à la coutume ; les trompettes et les ménétriers ne jouèrent pas de leurs instruments devant le comte du Maine, qui ce jour-là tenait la place du roi encore malade ; les hérauts ne crièrent point largesse[47]. Chacun faisait de tristes réflexions sur la providence de Dieu., sur ce beau et noble mariage d'un roi de dix-huit ans avec une princesse qui à peine en avait quinze, sur cette alliance des deux plus puis-sans royaumes de la chrétienté, et l'espoir qu'on en avait conçu pour chasser en Asie les Turcs et, les infidèles, sur tous ces présents, ces diamants, ces étoffes d'or apportés en présents de noces, sur l'honneur que se promettaient les ambassadeurs d'emmener leur jeune reine, sur le récit qu'ils faisaient d'avance des splendeurs que leur maître préparait à Prague pour recevoir dignement la princesse de France : et tout cela rompu par la mort, par la mort la plus fatale, la plus imprévue ! On cacha durant plusieurs jours cette nouvelle au roi pour ménager sa santé, encore mal rétablie ; un service funèbre fut solennellement célébré à Saint-Martin de Tours, et toute la cour y assista.

Le 30 décembre, les ambassadeurs prirent congé de la reine et de madame Magdeleine, qui pleurèrent beaucoup, ainsi que 'tous ceux qui étaient présents. Les dons destinés au mariage ne furent pas moins offerts le lendemain. Le roi, qu'on avait enfin préparé apprendre un si grand malheur, admit aussi les ambassadeurs à sa présence. Il reçut quatre beaux chevaux blancs conquis sûr les Turcs, et magnifiquement harnachés ; les ambassadeurs furent comblés de riches présents.

Ils reprirent leur route, et partout 'on leur faisait un accueil d'autant plus empressé, qu'on prenait part à leur chagrin. Ce fut surtout à Paris qu'on les reçut en grande pompe ; le comte d'Eu, le clergé, le Parlement, la bourgeoisie, l'Université vinrent au-devant d'eux hors de la porte Saint-Jacques, comme s'ils eussent servi de cortége au cercueil de leur roi défunt, pu ramené solennellement leur jeune reine. Un service pour le roi Ladislas fut célébré en leur présence. On s'empressa de leur montrer toutes les curiosités de la ville, les églises, les reliques de la Sainte-Chapelle, de Notre-Dame et de Saint-Denis, les sépultures des rois et des reines, les palais du roi, l'hôtel-de-ville. On leur avait donné pour guide un héraut qui parlait leur langue. La ville leur envoyait chaque jour du pain, du vin et des vivres en abondance. Ce qu'il y avait d'étrange, dans leurs habillements et dans leurs coutumes était un grand sujet de curiosité. C'était alors le fort de l'hiver, et ils allaient dans les eues en traîneaux, ce qu'on n'avait jamais vu. ; ils avaient laissé dehors leurs chariots de bagages attachés par de grosses chaînes fermant à cadenas, et chaque nuit ils faisaient coucher dessus quelques-uns de leurs serviteurs, malgré la rudesse du froid, qui était extrême ; cela sembla singulier aux Parisiens[48].

En quittant Paris pour retourner en Allemagne, ils devaient passer non loin des frontières du duc de Bourgogne, et après ce qu'ils avaient négocié contre lui, ils n'étaient pas sans inquiétude. Le roi leur fit donner une escorte de cent lances.

 

 

 



[1] Olivier de la Marche.

[2] La Marche. — Meyer. — Couci.

[3] Duclercq.

[4] Couci. — La Marche.

[5] Couci, témoin oculaire.

[6] Couci. — La Marche.

[7] Couci. — La Marche.

[8] La Marche. — Duclercq.

[9] Couci.

[10] Olivier de la Marche.

[11] Couci.

[12] Lettre du commandeur de Champdeniers : Pièces de l'Histoire de Louis XI.

[13] La Marche.

[14] Gollut. — Pièces de l'Histoire de Bourgogne.

[15] Histoire de Bourgogne et Pièces justificatives.

[16] Duclercq.

[17] Amelgard. — Couci. — Berri. — Duclercq.

[18] Pièces de l'Histoire de Bourgogne.

[19] Duclercq. — Meyer. — La Marche.

[20] Couci. — La Marche.

[21] Duclercq.

[22] Duclercq. — Couci. — Paradin. — La Marche. — Chronique de Hollande.

[23] Dunod, Histoire du comté de Bourgogne. — Art de vérifier les dates. — Histoire de Bourgogne.

[24] Gaguin.

[25] Comines.

[26] Pièces de l'Histoire de Louis XI.

[27] Chartier. — Histoires de Louis XI par Legrand, par Mathieu, par Duclos.

[28] Pièces de l'Histoire de Louis XI.

[29] Préface de Comines. — Histoire manuscrite de Thomas Bazin.

[30] Guichenon. — La Marche.

[31] Mémoire de M. Bonamy : Académie des Inscriptions. — Recueil de Dupuis. — Amelgard.

[32] Duclercq. — Meyer. — Amelgard. — Procès du duc d'Alençon.

[33] Amelgard.

[34] Duclercq. — Vigiles. — Éloge de Charles VII.

[35] Duclercq.

[36] Continuateur de Monstrelet. — Paradin.

[37] Comines.

[38] Argentré.

[39] Duclos. — Préface de Comines.

[40] Les honneurs de la cour de Bourgogne, par Éléonore de Poitiers. — Amelgard.

[41] Couci.

[42] Heuterus. — La Marche. — Meyer. — Gollut. — Paradin.

[43] Couci. — Duclercq. — La Marche. — Legrand. — Amelgard.

[44] Couci.

[45] Paradin.

[46] Duclercq. — Couci.

[47] Duclercq. — Couci.

[48] Chartier.