HISTOIRE DES DUCS DE BOURGOGNE DE LA MAISON DE VALOIS — 1364 -1477

TOME SEPTIÈME. — PHILIPPE-LE-BON

 

LIVRE SEPTIÈME.

 

 

Trèves entre la France et l'Angleterre. — Mariage de Marguerite d'Anjou. — Guerre contre les Suisses. — Conférences de Châlons. — Compagnies d'ordonnance. — Fêtes et tournois.

 

LE Duc arriva à Bruxelles en janvier 1444. Son fils, le comte de Charolais, vint au-devant de lui. Il avait alors un peu plus de dix ans, et son père le faisait élever avec un soin extrême sous le gouvernement du sire Jean, Ber d'A tixy, un des plus sages et des plus renommés chevaliers de France et de Bourgogne, qui parlait bien, se plaisait à raconter des histoires de guerre, d'honneur et de chevalerie, et savait bien les grandes affaires ; d'ailleurs habile aux exercices du corps, aux joutes, expert à la chasse, et digne en tout de gouverner un jeune prince. Avec le comte de Charolais étaient élevés plusieurs enfants des grandes maisons de Bourgogne et de Flandre : Jean de la Trémoille, Philippe de Croy, Guy de Brimeu, Charles de Ternant, Philippe de Crèvecœur, Philippe de Waurin et d'autres, qui furent par la suite de vaillants chevaliers tout dévoués à leur jeune maître. Parmi eux était aussi Antoine bâtard de Bourgogne, plus âgé qu'eux, et jeune homme de belle espérance. Ce fut un grand plaisir pour le Duc de rencontrer en arrivant toute cette compagnie de nobles enfants, montés sur de petits chevaux assortis à leur taille. Au milieu de ce loisir les joutes et les fêtes recommencèrent. Mais bien qu'on ne fût pas en guerre, de grands changements se préparaient.

L'entreprise du roi de France sur Tartas avait pleinement réussi. Les Anglais, au -jour marqué., ne s'étaient pas rencontrés en force suffisante. Les otages avaient été rendus, et la ville, qui avait été placée en dépôt aux mains dit sire de Cognac, avait été remise au seigneur d'Albret. Puis on avait assiégé Saint-Sever, que les Bretons du connétable avaient emporté d'assaut. Dax avait ensuite été, pris après une vigoureuse résistance et un siée de six semaines. Tonneins et Marmande se soumirent. La Réole fut forcée par un assaut meurtrier où le comte d'Eu fut dangereusement blessé. Une foule de seigneurs du pays quittaient l'obéissance des Anglais pour reconnaître l'autorité du roi. Les pillages des routiers du Béarn étaient réprimés ; tout prospérait aux affaires du royaume de France. Le roi alla passer l'hiver à Montauban. Ce fut là qu'il perdit son brave serviteur la Hire, qui était déjà vieux, et avait voulu, tout malade qu'il était, suivre encore cette guerre.

La puissance que le roi montrait dans ses provinces du Midi lui servit à terminer encore une affaire importante[1]. Marguerite, unique héritière du comté de Comminges, avait été mariée trois fois : d'abord à Jean III comte d'Armagnac, mort en 1391 ; elle en avait eu deux filles, qui étaient mortes sans postérité : puis à Jean de Pardiac vicomte de Fezensaguet, qu'elle avait chassé d'auprès d'elle ; alors il lui avait fait la guerre ; elle avait appelé à son aide son parent le comte Bernard d'Armagnac connétable de France. Jean de Pardiac, vaincu et pris par ce puissant seigneur, avait eu les yeux brûlés, et avait péri en prison, ainsi que son père et son frère. Enfin en 1419, elle avait épousé Mathieu de Grailly, frère du comte de Foix. Aidé de son cousin le comte d'Armagnac, il avait tout aussitôt fait mettre madame Marguerite en prison, et il l'y tenait depuis vingt ans, lorsque les trois Etats de Comminges demandèrent au roi de faire rendre la liberté à leur dame et maîtresse. Il y avait déjà trois ans que le roi avait fait ajourner Mathieu de Foix ; cependant il n'avait pas encore eu le temps de prononcer. En attendant, soit au nom de Mathieu de Foix, soit au nom du comte d'Armagnac, il y avait sans cesse guerre et voies de fait dans le pays de Comminges. Le roi se rendit à Toulouse au commencement de 1443, fit venir les députés des États, et Mathieu de Foix. La comtesse qui avait pour lors quatre-vingts ans, fut mise en liberté après vingt-quatre ans de prison ; elle fit donation de son comté au roi de France, en réservant jouissance à elle et à son mari, leurs vies durant. Ce traité dépouillait le comte d'Armagnac d'un héritage qu'il réclamait à double titre : d'abord à cause de la donation faite par Marguerite de Comminges à Jean III d'Armagnac, son premier mari : secondement il arguait du testament de Pierre Raymond, dernier comte de Comminges, père de Marguerite, qui avait substitué tous ses biens à défaut d'héritiers mâles issus de sa fille, au comte d'Armagnac. Car ces deux maisons étaient des branches de cette grande famille des ducs de Gascogne et des comtes de Fezensac. Le roi de France était bien substitué aussi dans ce testament, mais seulement à défaut des comtes d'Armagnac.

Il fallut céder, et le comte rendit les forteresses dont il s'était déjà saisi dans le pays de Comminges. Un autre déplaisir plus cuisant encore lui fut donné. Il se prétendait souverain, et tous ses actes portaient : « Par la grâce de Dieu, comte d'Armagnac. » Depuis quelque temps cette formule était regardée comme le signe qu'un seigneur relevait de Dieu seulement[2]. Ses sujets n'avaient jamais été non plus assujettis aux subsides royaux. Le roi lui fit signifier de renoncer à ces deux prétentions. Il en appela au Parlement de Paris, au pape, au concile, et ne se conforma nullement à ce qu'on exigeait de lui.

Le roi en quittant ses provinces du Midi y laissa donc pour ennemi un des grands seigneurs qui jusque-là avait le mieux défendu sa cause ; mais il fallait se rapprocher en hâte des contrées de son royaume, où les Anglais se montraient avec leur plus grande puissance.

Le comte de Dunois avait défendu avec courage et prudence le pays Chartrain contre lord Talbot, que le roi d'Angleterre, pour prix de ses services, venait de créer comte de Schrewsbury. Lorsqu'ensuite lord Talbot était venu mettre le siège devant Dieppe, le comte de Dunois avait encore réussi à y conduire du secours. Mais les Anglais semblaient avoir la ferme volonté de s'emparer de cette ville. Lord-Talbot était allé chercher de nouvelles forces en Angleterre. Une forte bastille avait été construite sur la hauteur devant le château du Pollet, qui était la principale défense de Dieppe ; la forteresse d'Arques et tous les environs étaient au pouvoir des ennemis. Il y avait fort à craindre de perdre une place si importante.

Le roi était alors à Poitiers ; il donna commission au Dauphin d'être son lieutenant dans les pays entre la Seine et la Somme, d'y réunir une armée et d'aller au secours de Dieppe. Avec lui s'assemblèrent de renommés capitaines et beaucoup de seigneurs ; le comte de Dunois, le comte de Gaucourt, le sire d'Estouteville, le comte de Saint-Pol, le damoiseau de Commercy. Il se rendit d'abord à Paris pour y lever de l'argent. Puis d'Abbeville, il conduisit son armée à Dieppe vers le milieu du mois d'août 1443. Peu de jours après un vaillant assaut fut livré à la bastille des Anglais. Elle fut prise avec sir Guillaume Peyton, sir Jean Ruppeleie, et le bâtard de Talbot qui y commandaient. Le Dauphin fit pendre les Français qui furent trouvés parmi les ennemis, et aussi quelques Anglais qui lui avaient crié des injures pendant l'assaut lorsqu'il marchait à la tête des combattants. Le siège fut levé ; l'artillerie des assaillants prise et la ville complétement ravitaillée. Ce fut un des beaux faits d'armes de ce temps, et le Dauphin y gagna une grande renommée de vaillance.

Dans le même temps le duc de Sommerset avait fait avec des forces considérables une entreprise sur le Maine et l'Anjou. Il arriva jusqu'aux portes d'Angers, mettant tout à feu et à sang. Le connétable était venu récemment en Bretagne voir son neveu François, qui venait d'hériter du duché après la mort de son père le duc Jean V ; il était encore dans ces contrées et accourut aussitôt. Le duc d'Alençon, le sire de Beuil et le maréchal de Loheac assemblèrent aussi du monde. Les Anglais assiégèrent Pouancé, prirent la Guerche sur les terres de Bretagne, sans se soucier qu'ils fussent en paix avec le Duc. Après avoir remporté quelqu'avantage sur les Français, et fait prisonnier le sire de Beuil et plusieurs autres, ils revinrent en Normandie, cette course ne leur ayant pas servi à grand'chose[3].

Le Dauphin, après sa victoire, était revenu à Paris, et avait logé aux environs une partie des gens qu'il ramenait de Dieppe. Il n'avait pas de quoi les payer ; le peuple ne pouvait acquitter les tailles qu'on mettait sans cesse sur lui[4]. Les désordres recommencèrent. Le Dauphin et les capitaines qui étaient autour de lui étaient grands protecteurs des gens de guerre ; ils ordonnèrent que tous les paysans de Brie rachèteraient chacune de leurs vaches un demi-écu, et leurs chevaux un écu. Il fallait aussi payer pour avoir permission de faire sa propre vendange ; on peut juger quels murmures s'élevèrent. Cependant on commençait à rendre plus de justice au roi et à ses conseillers. On voyait que c'était le Dauphin et les seigneurs qui trahissaient sa volonté. Vainement on disait au peuple que cet argent était nécessaire pour aller conquérir la Normandie, on pour faire le siège de Rouen, ou pour reprendre Mantes dont la garnison gênait si fort les Parisiens. On avait donné tous ces motifs tant de fois, qu'ils n'étaient plus écoutés. Les pauvres gens voyaient tous ces capitaines ne faire que jouer aux dés, aller à la chasse, danser, bien boire et bien manger. Ils ne remarquaient : point qu'ils fussent, et le Dauphin tout le premier, assidus à l'église, ni craignant Dieu. Aussi, les avaient-ils en grande haine et mépris ; ils assuraient que tous ces vaillants hommes étaient devenus poltrons comme des femmes, n'étaient hardis que contre les laboureurs et les marchands, et n'osaient plus même combattre en tournois, de peur de se blesser.

Ce n'étaient pas seulement les gens du commun qui se plaignaient de la conduite du Dauphin. Il eut de grandes querelles avec le Parlement pour contraindre cette cour à enregistrer une donation que pour faire sa paix avec le comte du Maine, il lui avait fait obtenir du roi. Cette donation comprenait le comté de Gien et les seigneuries de Saint-Maixent, Civray, Chizé et Sainte-Néomaye. Le Parlement ne céda qu'aux ordres exprès, ou plutôt aux importunités du Dauphin, ainsi que cela fut inscrit au registre, et protesta contre la validité de l'enregistrement. En même temps la chambre des comptes se montrait tout aussi ferme à ne pas admettre les dépenses dont les serviteurs de ce jeune prince ne justifiaient pas l'emploi. Le roi fut enfin obligé de rétablir la précaution d'interdire à son fils le droit de faire sceller aucun acte. Cependant il assigna bientôt un nouvel emploi à la vaillance du Dauphin et de ses compagnons. Le comte d'Armagnac n'avait pas tardé à chercher vengeance des offenses qu'il avait reçues. Aussitôt après le départ du roi, il avait envoyé des ambassadeurs au roi d'Angleterre pour lui proposer son alliance et une de ses filles en mariage[5]. Le secours d'un si puissant seigneur n'était pas à dédaigner dans un moment où la puissance des Anglais décroissait visiblement. L'offre fut agréée, et des ambassadeurs partirent aussitôt pour régler les conditions du mariage. Ce fut l'influence du duc de Glocester qui décida une si prompte réponse.

Enhardi par le succès de cette négociation, le comte d'Armagnac envahit le pays de Comminges, et réclama ouvertement l'héritage de la vieille comtesse Marguerite, qui venait de mourir. Il débaucha du service du roi deux de ses capitaines, Sallazar et Jean de Lescun bâtard d'Armagnac, et ils recommencèrent à faire le métier de routiers qu'ils avaient pratiqué souvent depuis plusieurs années. Le roi risquait de perdre tout le Languedoc, ou de le voir ravagé. Il y envoya le Dauphin avec le maréchal de Culant, le sire de Châtillon, le sire d'Estissac, Blanchefort et d'autres bons capitaines.

Les Anglais ne secoururent point le comte d'Armagnac ; les discordes du duc de Glocester et du cardinal de Winchester troublaient plus que jamais les conseils du roi Henri ; lui-même, venant à l'âge d'homme, ne montrait aucune connaissance du gouvernement, ni aucune volonté. Le Dauphin arriva dans le Rouergue, où le comte d'Armagnac et ses partisans occupaient quelques forteresses. Sallazar ; enfermé dans Rhodez, fut contraint de se rendre, et sa compagnie fut mise aux ordres d'un nouveau capitaine. En peu de temps le comte d'Armagnac se trouva sans autre ressource que de soutenir le siège dans sa ville de l'Isle-en-Jourdain, entre Auch et Toulouse. Il s'en vint, avec l'espoir de traiter, se présenter au Dauphin, qui le fit prisonnier avec sa femme, ses deux filles et son second fils ; puis il l'envoya en prison à Lavaur.

Pendant que cet allié des Anglais succombait sans qu'ils fissent un seul effort pour le soutenir, le cardinal de Winchester, le comte de Suffolk et les partisans de la paix prenaient toute autorité dans le conseil du roi Henri. Pour la mieux conserver, ils résolurent de donner à l'Angleterre une reine qui leur eût entièrement obligation de son mariage, et qui fût en même temps assez habile pour leur aider à tenir toujours le roi sous leur influence[6]. Il n'y avait pas alors dans la chrétienté de princesse plus accomplie que madame Marguerite d'Anjou, fille du roi René. Elle avait déjà en France une renommée de beauté et d'esprit, et toutes les infortunes de son père lui avaient donné occasion de montrer de la fierté et du courage. Toutefois quelque illustre que fût sa naissance, elle ne pouvait pas espérer un si grand mariage. Son père se nommait roi, mais dans ses trois royaumes, de Jérusalem, de Naples et de Sicile, il ne possédait pas un seul château ; la Lorraine lui était contestée ; sa rançon n'était pas même payée ; le duché de Bar, son unique domaine, se trouvait engagé aussi bien que sa personne elle-même.

Tel était le mariage qu'avait avisé le cardinal de Winchester, et qui paraissait plus favorable qu'aucun autre à la paix. Il n'était plus besoin, pour y parvenir, de la médiation du duc de Bourgogne. Ce prince devenait par-là étranger à cette affaire[7], et la réconciliation de l'Angleterre et de la France allait le rendre beaucoup moins considérable. Ainsi, tandis que, munie de ses pouvoirs, la Duchesse se rendait à Gravelines, où ses conférences excitaient la méfiance des ambassadeurs français ; tandis qu'un voyage du bâtard de Saint-Pol en Angleterre augmentait leurs soupçons, et leur faisait craindre une alliance du Duc avec les Anglais, le moment approchait où le roi de France allait se trouver plus rapproché de l'Angleterre que le Duc lui-même. La Duchesse signa une trêve particulière au mois d'avril 1444[8].

Les Anglais firent proposer au conseil du roi d'ouvrir de nouvelles conférences, et acceptèrent sans difficulté qu'elles eussent lieu à Tours, au lieu même où se tenait la cour. Le chancelier de France, ce vénérable prélat[9], qui, depuis tant d'années, était l'âme des conseils du roi, ne put y assister. Il mourut en arrivant à Tours, avant l'ouverture des pourparlers. Alors la confiance du roi passa à un homme qui acquit bientôt beaucoup de crédit et de puissance ; c'était Pierre de Brezé sire de la Varenne, sénéchal de Poitou, vaillant et loyal chevalier, qui commençait à se faire connaître depuis quelques années, et à plaire au roi. Il était sage, entreprenant, honorable de tous points, et parlant mieux que personne[10]. Son entrée dans le conseil et la mort du chancelier diminuèrent le pouvoir du connétable. L'amiral de Coëtivy, qui leur était tout dévoué, fut éloigné. Mais les affaires du roi n'eurent point à en 'souffrir, et il continua de mériter son nom de Charles-le-bien-servi[11].

Les ambassadeurs de France pour ce traité furent le duc d'Orléans, le comte de Vendôme, le sire de Brezé et l'évêque de Beauvais. Pour l'Angleterre, ce fut William. Pool comte de Suffolk, Adam Molins doyen de Salisbury et garde du sceau privé, sir Robert de Ros et d'autres encore. Le duc de Bourgogne envoya Jean de Croy, le prieur de Vergi et maître Oudard Coperel.

Quelque volonté qu'on pût avoir de faire la paix, on arrêta seulement une trêve jusqu'au 1er avril 1445. Elle comprenait tous les alliés quelconques des deux partis et tous les princes de France ; elle était générale sur terre et sur nier. Toute surprise de place ou forteresse, toute course de compagnie était interdite ; chaque parti était obligé de faire cesser et de réparer le mal commis par les siens. Le commerce était permis entre les pays occupés par les uns ou par les autres, sauf que les gens de guerre ne pouvaient entrer dans les lieux fermés que sans armes et avec la permission des capitaines. Les pèlerins ne devaient pas être interrompus dans l'accomplissement de leurs vœux. On régla aussi comment se feraient les apatis, c'est-à-dire la nourriture des gens de guerre, et il fut stipulé que chacun ne pourrait faire d'apatis que sur le pays qu'il tenait[12].

Il fut dit que toute infraction à la trêve ne serait point motif de rupture, mais qu'il serait nommé de part et d'autre des commissaires et conservateurs de la trêve, qui poursuivraient la punition des malfaiteurs.

La trêve n'était pas le plus grand motif de voyage des ambassadeurs d'Angleterre ; la commission que le comte de Suffolk s'était fait donner par le conseil du roi Henri le chargeait d'aviser à son mariage. Il ne fut point encore déclaré, mais tout fut convenu et réglé ; aucune dot ne fut demandée, aucun domaine ne fut demandé ; le Maine et l'Anjou furent même reconnus comme apanage de Charles d'Anjou comte du Maine.

Un tel traité fut jugé très-diversement[13], ainsi qu'il en devait être dans un temps où régnaient tant de discordes, et où tant de seigneurs voulaient avoir part au gouvernement. Les uns disaient que le royaume éprouverait un grand dommage en accordant la paix aux Anglais : que le roi avait des forces suffisantes pour conquérir la Normandie : que les ennemis y souffraient de la disette : que le peuple allait se soulever contre eux. Les autres expliquaient que cette trêve donnerait le temps de bien former et équiper l'armée : que le commerce rendrait un peu d'argent au peuple épuisé par les tailles : que les marchands de Normandie, en faisant leur négoce avec les Français, sentiraient se renouveler leur affection pour le royaume : qu'ils avaient des parents et des amis dans les villes de France, et ainsi se réconcilieraient avec les gens de bon parti. On disait encore que les nobles de Normandie pourraient profiter de ce moment pour quitter le service d'Angleterre. Les uns comme les autres ne croyaient pas, comme on voit, à la durée de cette paix.

Quoi qu'il en fût, elle répandit une joie infinie parmi le peuple. Les Français et les Anglais se mirent à communiquer librement ; les habitants de Rouen vinrent à Paris et sur la rivière de Seine acheter le blé et le vin qui leur manquaient ; les marchands allaient et venaient d'un pays à l'autre sans nul empêchement. Les gens de la campagne sortaient par troupes de l'enceinte des cités et des forteresses ; ils s'en allaient retrouver leurs cabanes brûlées, leurs champs dévastés et depuis si longtemps sans culture. Ils commençaient par se rendre, pour remercier Dieu, dans l'église de leur paroisse, qu'ils revoyaient pillée, profanée, sans porte ni fenêtres. Les vieillards montraient aux enfants toutes ces ruines, et leur racontaient comment étaient les choses avant les troubles du royaume et la venue des Anglais[14]. Les laboureurs recommencèrent bientôt à travailler la terre ; les paysans, qui avaient pris parti dans les écorcheurs, quittaient leur méchant métier pour retourner chez eux, et reprendre la charrue.

Pour maintenir un bonheur qui était si nouveau, il était nécessaire de mettre enfin le bon ordre parmi les gens de guerre ; car jusqu'alors on y avait mal réussi. Les compagnies que le Dauphin avait ramenées de Languedoc, venaient encore récemment, en traversant le Nivernais, de se détourner pouf entrer en Bourgogne, et avaient couru jusqu'à Époisses. Le sire de Blanmont maréchal de Bourgogne, ayant assemblé les gentilshommes, tomba sur les routiers et en extermina un grand nombre. Le Dauphin, qui avait précédé ses gens, apprenant ce qui leur était advenu, entra en grande colère, et jura d'aller lui-même en Bourgogne pour s'en venger. Le duc Philippe ne s'en émut point et fit répondre qu'il irait défendre son pays Il fallut s'entremettre pour réconcilier les deux princes. Ainsi les gens de guerre étaient une occasion de ruine pour le peuple, et de discorde entre les seigneurs.

D'un autre côté, dissoudre toutes ces compagnies, renvoyer ces braves capitaines lorsque bientôt on pourrait avoir besoin de leur service, n'eût pas été chose prudente. On pensa qu'il fallait leur trouver un emploi, elles mener hors du pays. Déjà même quelques-uns de ces écorcheurs avaient imaginé de se masquer, et de courir ainsi les grands chemins pour dévaliser les marchands. Les conservateurs de la trêve se voyaient contraints à les faire poursuivre ; on en faisait justice, et on les accrochait aux arbres des routes.

Heureusement le roi avait une occupation à donner aux seigneurs, aux hommes d'armes et aux compagnies dont le service ne lui était plus utile pour le présent.

Il y avait déjà beaucoup d'années, presqu'un siècle et demi, que les paysans de la Suisse avaient chassé de leur pays les gouverneurs du duc d'Autriche, avaient cessé d'obéir à des seigneurs, et s'étaient érigés en communes. Peu à peu diverses villes, comme Lucerne, Soleure, Berne, Zurich, avaient fait de même, et, ayant formé des ligues, se gouvernaient librement. Les ducs d'Autriche avaient même comme renoncé pendant longtemps à soumettre ces communes suisses. Depuis quelques années, la discorde s'étant mise entre elles, Zurich avait eu recours à la puissance des empereurs Albert et Frédéric d'Autriche. Tous les seigneurs du voisinage, grands ennemis des ligues suisses, s'étaient mêlés de cette guerre avec ardeur, et la maison d'Autriche avait repris l'espérance de faire rentrer sous son pouvoir un pays qu'elle avait perdu[15]. Mais ces paysans et ces bourgeois étaient des hommes fiers, obstinés, vaillants, dès longtemps accoutumés à la guerre. Il n'était pas facile de les soumettre. Les ducs d'Autriche avaient d'autres affaires ; la Bohème était pleine de discordes et de guerre ; les Turcs s'avançaient du côté de la Hongrie. On ne pouvait donc employer contre les Suisses que les forces des domaines que l'Autriche possédait vers le Rhin, en les joignant aux seigneurs du voisinage. De sorte que, loin de réussir dans leurs entreprises, les gouverneurs autrichiens voyaient la ville de Zurich, leur alliée, assiégée par les Suisses et prête à succomber.

Dans cet embarras, le margrave Guillaume de Bade, gouverneur des pays d'Autriche en Souabe, conçut le projet d'appeler à son secours ces bandes d'Armagnacs, qui, quatre années auparavant, avaient paru jusqu'auprès de Bâle, et avaient laissé une si grande épouvante de leur nom. Il savait que le roi de France et le duc de Bourgogne cherchaient, chacun de son côté, les moyens de se débarrasser de serviteurs si dangereux et si mal disciplinés. Il commença par s'adresser au duc de Bourgogne, qui passait pour un grand ami de la noblesse, et lui envoya un chevalier allemand, nommé Pierre de Mörsperg. L'ambassadeur trouva ce prince à Dijon, au moment où il se disposait à sort entreprise sur le duché de Luxembourg. Quand il lui eut proposé de s'allier avec l'empereur pour défendre la cause de la noblesse contre les Suisses, et de lui prêter le secours de ses Armagnacs, le Duc répondit que les gens des ligues suisses s'étaient déjà adressés à lui, le priant de leur être un gracieux seigneur, et que, dans tontes ses affaires, ils lui avaient souvent offert leur assistance. En effet, le duc de Savoie et lui avaient toujours eu des relations de bon voisinage avec les gens de Berne. Il ajouta : « Néanmoins la mauvaise volonté de ces gens-là contre l'Autriche et contre toute la noblesse m'est trop connue : elle est depuis trop longtemps impunie pour que je ne désire pas, bien plus pour que je ne veuille pas, moi-même la châtier ; et assurément je m'emploierai à punir les méfaits de ces méchants paysans, dès que monseigneur le roi des Romains aura pour agréable de m'attribuer les fiefs des pays de Flandre, auxquels il est convenu que j'avais droit, et aussi le Luxembourg, qui m'appartient légitimement, selon toute évidence[16]. »

Le chevalier rapporta cette réponse au margrave et à l'empereur, qui virent bien que, selon sa coutume, le duc Philippe tâchait de retirer profit et agrandissement de toute entreprise où il s'engageait. Ils s'adressèrent alors au roi de France ; pour le mieux persuader, ils firent écrire une lettre au nom de l'empereur par le plus savant et le plus éloquent des pères du concile de Bâle, Æneas Sylvius Piccolomini, qui depuis fut pape sous le nom de Pie II.

« Les Suisses, disait cette lettre, furent autrefois sujets de la maison d'Autriche ; ils se sont rendus libres sous l'ombre des lois de l'empire, et maintenant ne craignent point de l'attaquer. De même que tous ceux qui se fondent plus sur la force que sur la justice, ils aiment mieux combattre sur un champ de bataille que devant un tribunal, et attirent dans leur alliance ceux de leurs voisins qui ont du penchant à dérober et à vivre du bien d'autrui. Ils font ordinairement la guerre à la ville impériale de Zurich qui leur a réclamé ses droits, à nous-mêmes leur roi, et à l'empire. Nous avons peu de souci des injures que les Suisses ont récemment faites à nous et au saint empire. Il ne nous faudrait ni beaucoup de courage, ni beaucoup de force pour les mettre à la raison, bien que Dieu leur ait accordé une triste et sanglante victoire. Car il ne souffrira point que leurs efforts soient toujours heureux : eux, qui n'épargnent pas même ses temples ! Certes, c'est un exemple qui touche à tous les princes à la fois : ce sont les sujets qui s'élèvent contre leurs maîtres, et les vilains qui bravent orgueilleusement les nobles. C'est là ce qui nous a donné la pensée de- venir dans nos pays vers le Rhin, et d'appeler à notre aide, selon de certaines conditions, un nombre de ces Armagnacs qui servent dans les provinces de France. Nous prions donc le roi de France de nous accorder cette demande, de prêter passage à ces compagnies, et par-là de prendre part au mérite d'une entreprise qui va éteindre l'incendie dont tous les rois souffriraient sans aucun doute un notable dommage. » On écrivit aussi au nom du duc Sigismond d'Autriche, à qui le roi de France venait de promettre en mariage madame Radegonde sa fille aînée, bien qu'elle n'eût alors que trois ans.

Quelle que fût la bonne volonté du roi Charles pour la maison d'Autriche, il avait, au moment où Pierre de Mörsperg lui porta cette lettre, besoin de ses gens de guerre pour les envoyer contre le comte d'Armagnac. Il ne put donner une réponse satisfaisante, et toute cette négociation demeura pour lors enveloppée d'un profond secret. D'ailleurs les communes de Suisse étaient composées de gens simples qui se fiaient à leur courage et s'informaient peu des projets des princes. Elles accordèrent même une trêve, que le margrave leur demanda pour gagner du temps. Elle expira le 22 mars 1444, et le secours des Armagnacs n'était pas encore obtenu. La guerre recommença avec une nouvelle cruauté. Dans ces pays-là, comme clans les autres, elle ne se faisait jamais sans le pillage, le meurtre et les incendies. Les seigneurs des ligues suisses, comme ou les nommait souvent dans le pays, étaient en force. Après quelques semaines, ils mirent le siège devant Zurich et devant la forteresse de Farnsbourg, auprès de Bâle ; elle appartenait au comte de Falkenstein, un des seigneurs qui leur faisaient la guerre.

Le margrave Guillaume et toute la noblesse de ces contrées pressèrent l'empereur de ne les point abandonner, et de faire auprès du roi de France des instances nouvelles four obtenir du secours. Deux ambassadeurs furent envoyés à la hâte ; c'étaient deux chevaliers nommés Burckardt Mönch de Landscrone, et Jean de Rechberg. Bientôt après, une ambassade solennelle, composée du comte de Starhemberg, de l'évêque d'Augsbourg, de Thuring de Hallwyl, et de Frédéric de Hohenburg, se rendit à Tours pour presser la réponse du roi.

Elle pouvait alors être prompte et favorable. Il venait de conclure une longue trêve avec les Anglais. Loin d'avoir besoin de ses compagnies, elles allaient ne lui causer que trouble et dépense. D'ailleurs, comme il était facile de le voir, le royaume ne pouvait que gagner à se mêler ainsi des affaires d'Allemagne, et à venir au secours du parti qui l'implorait à son aide.

Le pape joignait ses instances à celles de l'empereur. Il avait autant de haine contre les pères du concile de Bâle que la maison d'Autriche et la noblesse d'Allemagne en avaient contre les ligues suisses. On promettait en son nom qu'il approuverait la pragmatique sanction, si le roi chassait le concile, qui ne faisait pourtant rien de plus que réclamer pareilles libertés pour la chrétienté entière. Le bruit courut que le pape avait même dépensé de grandes sommes d'argent pour décider cette affaire.

En outré les princes d'Allemagne des bords du Rhin avaient l'appui de la reine de France et de toute la maison d'Anjou, déjà si puissante dans les conseils du roi, et qui le devenait bien plus par le mariage de madame Marguerite avec le roi d'Angleterre. Le roi René était beau-frère du margrave Jacques de Baden-Bade. L'électrice palatine Marguerite de Savoie avait eu pour premier mari Louis d'Anjou, roi de Naples, frère de René et de la reine de France. Ces deux princesses étaient restées en grande amitié. Dès qu'il fut décidé à Tours qu'on enverrait contre les Suisses les compagnies de gens de guerre sous le commandement du Dauphin, la reine se hâta de l'écrire au margrave Jacques. Ce fut ainsi que les princes de l'empire apprirent la première nouvelle de la venue prochaine des Armagnacs, tant la maison d'Autriche et le margrave Guillaume avaient tenu secrètes leurs négociations.

Ils avaient réussi fort au-delà de leurs espérances. Au lieu de dix mille lances qu'avaient demandées les ambassadeurs, le conseil de France allait envoyer de ce côté tous les gens d'armes du royaume, soit pour soumettre les Suisses, soit pour ranger à l'obéissance du roi René et des seigneurs les villes et communes de Lorraine et d'Alsace, qui maintenaient leurs privilèges. Bien plus, les Anglais résolurent de profiter aussi de la circonstance pour éloigner leurs compagnies de routiers. Sir Mathieu Goche, avec huit mille combattants, se réunit à l'armée de France pour marcher vers l'Allemagne. Il y avait en tout au moins cinquante mille hommes.

Les seigneurs d'Allemagne avaient un tel désir de détruire les communes libres de Suisse, qu'ils s'inquiétaient peu de faire venir dans leur pays toute cette multitude, qui, depuis tant d'années, désolait les provinces où elle passait. Burckardt Mönch, que les Français, mettant ce nom en leur langue, appelaient Bourga-le-Moine, était le guide de toute cette expédition. C'était lui qui devait enseigner au Dauphin et à ses capitaines les passages de montagnes pour entrer dans le pays des Suisses. En même temps, le roi en personne se mit aussi en route pour aller, avec le reste de ses gens de guerre, mettre le siège devant Metz, et soumettre la ville au roi René.

Cependant les déclarations du roi de France auraient pu donner quelque inquiétude à l'empire d'Allemagne.

« Notre secours, disait-il, a été recherché par l'empereur des Romains, par la maison d'Autriche et par la noblesse assemblée contre les entreprises des Suisses, ces ennemis jurés de toute puissance établie par le pouvoir divin. Nous avons cédé d'autant plus volontiers à ce désir, que la couronne de France a été, depuis beaucoup d'années, dépouillée de ses limites naturelles, qui allaient jusqu'au fleuve du Rhin, et qu'elle veut y rétablir sa souveraineté. Nous avons donc lieu d'espérer que ceux qui ont imploré notre assistance comme une faveur du ciel feront à nos gens un bon accueil, et auront soin de leur fournir ce qui leur est nécessaire ; nous espérons en particulier que les princes et les États de l'empire d'Allemagne reconnaîtront le bon office d'alliance que nous leur rendons, et ne nous soupçon-lieront aucun projet contre l'empire, comme, de notre côté, nous sommes résolus à maintenir et assurer une bonne et heureuse amitié avec eux. »

Le duc de Bourgogne n'était pour rien dans cette grande affaire. La paix étant rétablie entre la France et l'Angleterre sans sa médiation, sa puissance n'était plus à craindre pour le roi, et il n'y avait plus besoin de garder tant de ménagements avec lui. Une alliance fut même conclue avec la maison de Saxe, avec laquelle il était encore en guerre. Le duc Philippe ne se troubla nullement de ce changement des choses ; selon son caractère, il se montra calme, patient et sachant endurer les circonstances difficiles, pour mieux profiter ensuite des bonnes occasions[17]. Il renouvela ses traités avec la maison de Bavière ; il était le parent et l'ami du duc de Savoie, et songea à garder ses frontières pour empêcher toute cette- multitude de gens de guerre de se répandre dans ses provinces. Il envoya des renforts au sire de Blanmont maréchal de son duché ; les États de Bourgogne s'assemblèrent et lui accordèrent de l'argent, afin de pourvoir à la défense du pays contre les compagnies.

Elles avaient, pour la plupart, pris la route de Langres, sous le commandement du Dauphin, du maréchal de Culant, du comte de la Marche, d'Antoine de Chabanne, du sire de Beuil, de Blanchefort, de Joachim Rohaut, de Gilles de Saint-Simon, du sire de Montgomery Écossais au service du roi, et de tous les plus fameux capitaines. D'autres avaient pris leur chemin par Beauvais, Laon et la Champagne ; les principaux de ceux- là étaient Robert Floquet, et Mathieu Goche avec sa compagnie anglaise.

Le comte d'Étampes était venu pour garder les marches de Picardie et les seigneuries de Péronne et de Montdidier, que le Duc son cousin lui avaient récemment données. Il avait des forces suffisantes pour se faire respecter. Toutefois les deux capitaines qui marchaient ensemble comme deux frères d'armes, après avoir tant fait la guerre l'un contre l'autre, et qui, d'après tout ce qui se passait, avaient peu de souci d'offenser le duc de Bourgogne, montrèrent la volonté de passer où bon leur semblerait[18]. Floquet eut même une entrevue avec le comte d'Étampes ; après mainte parole, il dit à ce prince qu'il était en marche pour le service de son souverain seigneur le roi de France : qu'il avait ordre de suivre sa route droit devant lui, en passant chez le duc de Bourgogne comme ailleurs : que, certes, il ne ferait pas retourner ses gens en arrière, promettant toutefois qu'on n'aurait point à se plaindre d'eux. Ainsi il ne s'engagea à rien, et, en s'en retournant, il disait qu'apparemment on le prenait pour un marchand de volaille.

Le comte d'Étampes vit bien que la force seule ferait entendre raison à ces capitaines de routiers. Il rassembla tout son monde dans la ville de Lihons en Santerre, par où Floquet voulait passer, et, lorsque les Français approchèrent, il se rangea en ordre de combat devant les murailles. Il avait avec lui la plus illustre chevalerie de Bourgogne, le seigneur de Hautbourdin, Baudoin de Noyelles, le sire de l'Isle-Adam fils du maréchal, le sire de Humières, le sire de Moreul, le sire de Lalaing. Floquet arrêta aussi sa troupe à portée de canon, et l'on vit le moment où allait s'engager une rude bataille. Cependant de part et d'autre une foule de gentilshommes et d'officiers d'armes s'entremirent et parlementèrent. Enfin tout se passa paisiblement ; les capitaines continuèrent leur route sans traverser les terres du duc de Bourgogne. Pour montrer plus de courtoisie, sir Mathieu Goche offrit au comte d'Étampes une belle haquenée d'Angleterre, et en reçut un grand cheval de bataille.

Ce fut à Langres que le Dauphin et le roi rassemblèrent cette grande armée ; le roi s'en alla assiéger Metz, et son fils prit sa route vers la Suisse. Le comte de Wurtemberg ne jugea point à propos de lui refuser passage, et lui remit pour un an sa ville de Montbéliard, moyennant caution[19]. De là, les Français vinrent à Altkirch. Ils approchaient de Bâle ; l'épouvante se mettait dans cette grande ville remplie de tant d'étrangers, et où la noblesse et la bourgeoisie étaient divisées de sentimens. Les magistrats envoyèrent deux messagers au camp des Suisses, devant Farnsbourg, pour les presser de venir défendre Bâle. Un des messagers fut gagné par quelque ennemi des communes, et fit un faux rapport. L'autre, troublé par tous les récits qu'on faisait de cette redoutable armée des Armagnacs, qui arrivait brûlant et dévastant tout sur son passage, débita de si absurdes nouvelles, qu'on se railla de lui. Ainsi, trompés sur leur danger, présomptueux par le souvenir de tant de belles victoires gagnées sur tous ceux qui les avaient voulu soumettre, ignorant la puissance d'un grand royaume comme la France, les Suisses, sans quitter leur siège de Farnsbourg, imaginèrent d'envoyer seize cents hommes pour défendre Bâle contre les vingt-deux mille combattants qu'amenait le Dauphin. Les pères du concile, qui s'enfuyaient de cette ville dont la ruine semblait certaine, rencontrèrent sur la route cette petite troupe de jeunes gens qui marchaient joyeusement, et semblaient aller à une fête. Lorsqu'ils leur disaient que les Armagnacs étaient au nombre de vingt ou même de trente mille, et que c'était une entreprise plus qu'humaine de vouloir défendre la ville contre une si épouvantable multitude : « Hé bien, répondaient les hommes des ligues suisses, nous baillerons nos âmes à Dieu, et nos corps aux Armagnacs. »

Le Dauphin était arrivé près de la ville. On voyait, du haut des murailles, s'avancer et se déployer sa redoutable armée. Déjà elle avait en -partie passé la petite rivière de la Birse qui se jette dans le Rhin, précisément au-dessus de Bâle ; elle occupait les villages qui sont au voisinage des portes. Les Bâlois, de plus en plus consternés du danger qui s'approchait, envoyèrent Hemman Seevogel un de leurs magistrats, pour presser l'arrivée des Suisses : « Si vous ne vous hâtez, disait-il, il ne sera plus temps d'entrer dans la ville ; elle sera entourée par l'ennemi. » Ils se raillèrent de son effroi. « Ah ! leur dit ce brave bourgeois qui avait souvent fait la guerre, je ne suis pas un poltron ; ce que je dis n'est que trop vrai. Je reste avec vous, et vous verrez si j'ai du courage. »

Lorsque les Suisses avaient reçu au siège de Farnsbourg la nouvelle que les Armagnacs, étaient devant Bâle, leurs capitaines les avaient assemblés pour aviser à ce qu'il y avait à faire ; ils avaient proposé de se retrancher fortement et d'attirer l'ennemi dans les montagnes ; la troupe leur avait répondu avec des murmures et des cris : « Comment ! la bataille tiendra donc à la volonté des ennemis ? et, s'ils prennent un autre chemin, s'ils veulent se retirer, quelle honte d'avoir évité le combat ! » Le tumulte s'en allait croissant ; ils étaient comme, des furieux ; il fallut leur céder. On leur fit du moins promettre de ne pas engager un combat sérieux, et de se borner d'abord à essayer la force des ennemis, en attaquant ceux qui avaient passé la Birse ; sur toutes choses, on leur recommanda de ne point tenter le passage de la rivière.

Pour régler la conduite de cette guerre où les Français ne connaissaient en aucune façon ni le pays ni leurs adversaires, car à peine avaient-ils entendu parler des Suisses, le Dauphin s'adressa à Jean de Rechberg, qui était un chevalier plein d'expérience. Il expliqua au jeune prince en quel nombre merveilleusement petit étaient les gens qu'il allait combattre, mais, aussi quelle était leur vaillance. Il lui dit que, si l'on engageait une bataille, sans doute ils y seraient enveloppés de toutes parts ; néanmoins, disait-il, les Suisses pourraient faire une si incroyable résistance, qu'ils jetteraient le trouble dans la multitude de gens qu'amenait le Dauphin. Il conseilla donc de diviser l'armée, et de forcer les Suisses à livrer plusieurs combats, qui leur feraient perdre beaucoup des leurs, les fatigueraient, et enfin les laisseraient sans défense.

Cet avis sembla bon. Le gros de l'armée resta campé sur la rive gauche de la Birse ; le sire de Beuil et Antoine de Chabanne furent placés en avant, avec quelques milliers de combattants, sur les hauteurs de la rive droite. Ce fut là qu'à huit heures du matin, le 26 août 1444, les Français et les Suisses se rencontrèrent pour la première fois les armes à la main. Les premiers gens d'armes, envoyés en avant par le sire de Beuil, furent en un instant repoussés ; ils revinrent en toute hâte et en désordre vers le gros de la troupe qui s'était retranchée derrière un fossé. Le fossé fut tout aussitôt franchi par les Suisses ; le sire de Beuil, de plus en plus surpris d'une telle vigueur de l'attaque, se retira, non sans perte, vers la troupe d'Antoine de Chabanne, qui était plus nombreuse, et défendue par un plus fort retranchement. Les capitaines des Suisses criaient en vain à leurs gens de ne point engager le combat ; ni la fatigue de leur marche, ni la résistance d'un ennemi qui savait se défendre, ni la difficulté d'attaquer un lieu fortifié, ne purent arrêter l'élan de cette jeunesse furieuse. Le succès leur donna raison, et, en peu de temps, ils mirent en déroute toutes ces compagnies qui comptaient plus de milliers de combattants que les Suisses n'en avaient de centaines.

Pour lors, ils furent bien plus enivrés encore de leur victoire. Ils se trouvaient dans un camp ennemi, maîtres des bannières, des chevaux, des équipages, des canons, des chariots de munitions. Du haut de la colline ils voyaient les Armagnacs s'enfuir en désordre vers la Birse. Près d'eux était une grande ville, où leurs amis les attendaient. La poussière leur dérobait presque toutes les forces du Dauphin ; ils n'apercevaient qu'une faible troupe de l'autre côté de la rivière. Saris s'arrêter, ils entreprirent de la passer. Toutes les remontrances de leurs capitaines furent inutiles. Vainement on leur disait qu'ils allaient perdre l'avantage de leur belle victoire : qu'au contraire s'ils s'en tenaient là, l'ennemi effrayé s'arrêterait et laisserait le temps à des renforts d'arriver de la Suisse. Vainement on leur rappelait qu'ils avaient juré d'obéir à leurs chefs, et de se conduire comme on l'avait réglé en partant de Farnsbourg. Ils ne pouvaient rien entendre ; l'ardeur du combat et le succès de leur vaillance les avaient rendus comme insensés.

Cependant le Dauphin et ses capitaines prenaient de sages mesures, rassemblaient leurs forces, amenaient leurs canons, et surtout veillaient soigneusement à empêcher toute communication entre la ville et la troupe des Suisses. En effet, les habitants de Bâle, qui, du haut de leurs tours, voyaient tout le combat, conçurent maintenant l'espérance que leurs alliés pourraient pénétrer, et leur envoyèrent un homme qui passa la Birse à la nage sans être aperçu, pour les avertir qu'on allait essayer de les secourir. Trois mille bourgeois prirent aussitôt les armes ; les bannières des métiers furent déployées, et ils sortirent par la porte Saint-Alban.

Les Suisses avaient tenté le passage de la rivière sous le feu des coulevrines et des canons ; ils étaient parvenus sur l'autre rive ; mais ils essayèrent vainement de s'y ranger en bataille. Jean de Rechberg, avec seize cents cavaliers d'Allemagne, suivi de huit mille combattants les meilleurs des Armagnacs, fondit sur eux à mesure qu'ils essayèrent de se développer sur la prairie de Saint-Alban. Bientôt leur petite troupe fut séparée en deux parts : l'une fut enveloppée de tous côtés, au bord de la rivière ; l'autre résolut de se frayer un passage jusqu'à la ville, et d'aller rejoindre les Bâlois qui venaient à leur rencontre. Mais le Dauphin avait envoyé une forte troupe de ce côté, et elle s'avançait vers la porte. Les bourgeois couraient risque d'être séparés de la ville, et de n'y pouvoir plus rentrer. Les sentinelles, placées au haut des tours, virent tout le danger ; les cris, les trompettes, les cloches en avertirent les bourgeois qui marchaient à la bataille. La ville se crut perdue ; les habitants pensaient déjà voir entrer ces cruels Armagnacs, qui s'étaient promis le pillage et la ruine de Bâle, et qui avaient avec eux des guides pour leur montrer les plus riches maisons. Messages sur messages furent envoyés à Jean de Roth, le bourgmestre qui commandait la troupe des bourgeois armés, et il lui fut ordonné de rentrer au plus vite, pour défendre la ville selon ses devoirs et son serment.

Les Suisses se trouvèrent ainsi sans nul espoir de secours. Ceux qui marchaient vers la porte Saint-Alban, assurés de leur mort, mais résolus à se bien défendre, s'emparèrent de la maladrerie de Saint-Jacques, et se retranchèrent dans le jardin, dans la chapelle, dans le cimetière ; les autres, au bord de la rivière, continuaient à tenir ferme contre les attaques d'un nombre vingt fois plus grand que le leur.

Le Dauphin et ses capitaines touchés du sort de ces braves gens, voyant aussi qu'ils vendaient chèrement leur vie, eurent la pensée de leur offrir de bonnes conditions. Mais les chevaliers allemands, ne songeant qu'à se venger, et pleins de haine contre les bourgeois et les paysans, ne voulaient point qu'on leur fit grâce. Pierre de Mörsperg se jeta aux genoux du sire de Chabanne, le conjurant de n'en pas épargner un, et lui rappelant que le Dauphin l'avait ainsi promis.

D'ailleurs les Suisses ne songeaient nullement à demander merci ; rien ne pouvait les abattre ni diminuer leur ardeur ; et quand ils succombaient, il semblait que ce fût par la fatigue de vaincre[20]. Après beaucoup d'heures de combat, la troupe qui était environnée au bord de la rivière, fut enfin exterminée.

Pour ceux qui s'étaient enfermés dans Saint-Jacques, leur résistance fut encore plus longue. Par trois fois ils repoussèrent avec un grand carnage les assauts des Armagnacs. Les seigneurs allemands en faisaient reproche aux Français, et leur parlaient de la honte qu'il y avait à ne pouvoir venir à bout de cette poignée de gens. On fit avancer les canons pour détruire les murailles du jardin et du cimetière ; on mit le feu à la chapelle et à une tour, où quelques Suisses s'étaient retranchés en démolissant l'escalier. Ceux qui se trouvaient dans les bâtiments furent brûlés ou écrasés par la ruine des voûtes et des murailles. Les autres ne cessaient point de combattre main à main avec les hommes d'armes Armagnacs et Allemands qui avaient mis pied h terre, et qui avaient pénétré par toutes les brèches delà clôture. On voyait ces malheureux Suisses, percés de flèches qui leur traversaient les membres, se défendre avec un courage toujours égal. D'autres arrachaient les traits qui les avaient blessés, et s'en faisaient une arme. Quelques-uns, ayant la main coupée, combattaient avec celle qui leur restait. Il y eu avait qui, affaiblis par leur sang répandu, se traînaient sur les genoux, ou rampaient à terre, se défendant encore. Autour du corps expiré de chacun de ceux qui tombaient, étaient couchés au moins cinq ou six des assaillants. Il fallut dix heures de combat pour achever ces vaillants hommes ; ils avaient, avant de succomber, jeté sur le champ de bataille huit, mille des gens du Dauphin, et onze cents chevaux. A peine en put-il survivre quelques-uns. Un homme de Schwitz, revint dans son pays sans nulle blessure ; tant qu'il vécut, il fut pour titis un objet de mépris et de honte.

Les seigneurs allemands ne se sentirent nulle admiration et nulle pitié pour un si merveilleux courage. Ils insultaient ces malheureux blessés ; ils n'avaient pas honte de leur porter le dernier coup, et en égorgèrent qui leur avaient rendu les armes. Burckard Mönch arriva vers la fin du combat, et chevauchait joyeusement sur le champ de bataille parmi les corps de ses ennemis. Un des capitaines d'Uri était expirant et étendu par terre. « Nous coucherons ce soir sur des roses, lui cria le chevalier. — Eh bien, mange celle-ci, » lui répondit le mourant, rassemblant un reste de forces et lançant une pierre qu'il ramassa près de lui. La pierre frappa Burckard droit au visage, lui écrasa les yeux et toute la face. Il tomba de cheval, et on l'emporta ; il mourut le troisième jour. Telle fut la fin de celui qui avait conduit les Armagnacs dans son propre pays.

Le Dauphin et les Français pensaient bien autrement du courage et de la fierté de ces hommes des communes suisses, dont auparavant ils savaient à peine le nom. Les nobles capitaines, qui avaient vu tant de guerres, et assisté à tant de batailles contre les Anglais et les Bourguignons, disaient que jamais ils n'avaient rencontré des gens de si grande défense, si ardents à l'attaque, si téméraires pour abandonner leur vie[21], sachant si bien manier la longue pique et la pesante hallebarde[22]. Là, commença la grande renommée des ligues suisses ; elles avaient ainsi montré ce qu'elles valaient en combattant contre la fleur des capitaines de France et d'Angleterre, et sous les yeux des pères du concile, qui s'en allèrent après dans les divers états de la chrétienté, publiant cette vaillance dont ils avaient été témoins.

Tout malheureux qu'avait été le succès de leur audace, il sauva pourtant leur pays. L'effroi s'y répandit, à la vérité ; le siège de Farnsbourg et de Zurich furent levés à la hâte et en désordre. Bâle, dès le premier moment, implora la clémence du Dauphin. Le clergé, les magistrats, les femmes des principaux bourgeois vinrent lui offrir de le recevoir dans la ville, mais le supplièrent de n'y point faire entrer son armée. Il y consentit ; et, peu de jours après, il entra en négociation, sous la médiation du duc de Savoie, avec les cardinaux, le concile, l'évêque de Bâle, les bourgmestres, le syndic des métiers, et d'autres hommes de la ville. On lui remontra comblent les Suisses étaient un peuple pauvre, obstiné, vaillant ainsi qu'il avait pu voir, aussi bien armé et plus accoutumé à combattre que les gens de guerre d'aucune nation ; on lui dit qu'ils habitaient un pays couvert de montagnes, dont les chemins étaient difficiles, et où il serait dangereux d'engager son armée. Tous ces discours, venant après la bataille de Saint-Jacques, étaient fort persuasifs. Le Dauphin répondit avec douceur et sagesse qu'il était venu seulement pour porter secours à la maison d'Autriche contre les Suisses, et qu'il avait accompli sa commission, puisqu'ils avaient levé le siège des villes dont ils avaient voulu s'emparer. L'évêque promit qu'on réglerait tout, de manière à contenter le duc d'Autriche, et partit tout aussitôt pour se rendre auprès du duc Albert, que son frère l'empereur Frédéric avait envoyé dans la Souabe autrichienne. Le Dauphin, emmenant sa redoutable armée, la conduisit en Alsace.

Là, elle fit sur les deux rives du Rhin ses ravages accoutumés. Elle se répandait partout. Les seigneurs allemands l'employaient à leurs querelles contre les villes, les bourgs et les paysans. A. force de maltraiter les pauvres habitants, elle finit par les mettre au désespoir, et, comme ils avaient fait quelques années auparavant, ils se rassemblaient par troupes, tombaient sur les Armagnacs et les exterminaient, lorsqu'ils ne marchaient pas en force.

Pendant ce temps-là, l'empereur sentait chaque jour davantage le dommage que lui faisaient de tels alliés ; il savait les discours des capitaines français, et leur désir d'agrandir le royaume. Leur présomption et l'imprudence de leurs paroles offensaient. de plus en plus les Allemands. D'un autre côté, l'empereur ne tenait aucune de ses promesses ; il ne payait point la solde des compagnies ; il ne faisait point fournir à l'armée ce qui lui était nécessaire. Vainement le Dauphin lui envoyait message sur message, il n'en obtenait aucune réponse. De semaine en semaine, plus de discordes et de divisions se mettaient entre la France et la maison d'Autriche. Si bien que, dans la négociation avec les gens de Bâle qui se continuait à Altkirch, les conseillers du Dauphin, après avoir d'abord pris en main la cause de la noblesse d'Allemagne, finirent par presser la ville de faire hommage au roi de France, qui, depuis les temps anciens, avait toujours eu pour elle amitié et bienveillance, et qui accroîtrait volontiers ses privilèges, si elle voulait dépendre du royaume de France.

La ville de Bâle résista aux menaces et aux promesses du Dauphin ; l'empereur, de son côté, commençait à témoigner par ses plaintes, combien il s'irritait de la conduite des Français. Le jeune prince, ne pouvant rien espérer des Suisses ni par la force, ni par la persuasion, résolut du moins de traiter avec eux, en telle sorte qu'il pût, û l'avenir, compter sur l'amitié de gens qu'il avait vus si redoutables à la guerre.

L'influence du duc de Bourgogne hâta aussi cette paix ; rien n'eût été plus contraire au repos de ses états et de sa puissance que la domination de la France ou de l'Allemagne sur les Suisses. Il vivait en concorde avec eux ; sa frontière était comme gardée par eux et par le duc de Savoie. Si, au contraire, ce pays était devenu un sujet de guerre, la Bourgogne eût été sans cesse \exposée an passage et aux courses des armées. Ce qui importait au duc Philippe, c'était donc que les choses demeurassent en leur premier état. Il n'eut pas même besoin de paraître en cette affaire, où peut-être il eût inspiré quelque méfiance. Deux de ses serviteurs, poussés par le même intérêt que lui, et assez puissants pour que leurs efforts fussent efficaces, y mirent un grand zèle. C'était Jean de Fribourg comte de Neufchâtel, qui avait été, pendant quelques années, maréchal de Bourgogne, jusqu'à ce que la goutte et les maladies l'eussent contraint à quitter cet office ; et Jean d'Arberg comte de Valengin, parent des Beaufremont, des Vergi et de toutes les grandes familles de Bourgogne, un des douze tenants du sire de Charni au tournoi de l'arbre Charlemagne. La paix de la Suisse importait plus encore à ces deux seigneurs qu'au duc Philippe ; tous deux étaient grands amis des Bernois, et s'étaient même fait donner le droit de bourgeoisie à Berne. Ils firent tant, que, par leur médiation et celle du duc de Savoie, le Dauphin conclut, le 28 octobre, à Einsisheim en Alsace, un traité avec les Suisses.

Il y était dit que, sur la demande des ambassadeurs du concile, il y aurait désormais bonne intelligence et ferme amitié entre le roi de France et Louis Dauphin de Viennois, d'une part ; et d'autre part les gens spirituels et temporels, nobles, bourgeois et paysans des villes et communes de Bâle, Berne, Lucerne, Soleure, Uri, Schwitz, Unterwalden, Zug et Glaris, ainsi qu'avec leurs alliés, nommément le duc de Savoie, les comtes de Neufchâtel et de Valengin, et les villes de Berne et de Neufchâtel. Le commerce devait se faire librement d'un pays à l'autre. Le Dauphin promettait de s'employer pour que les seigneurs qui faisaient la guerre à la ville de Bâle ou aux autres communes suisses, accédassent à la paix. Il s'engageait à ce que nul acte de guerre ne serait commis par les garnisons des villes et bourgs qu'il tenait sur les deux rives du Rhin, et à ce que son armée ne traversât aucune portion du pays des Suisses ou de leurs alliés. Enfin, il témoignait son désir de procurer la paix entr'eux et la maison d'Autriche, entre la noblesse et la ville de Zurich ; mais il ne devait s'y entremettre que si l'on était content qu'il le fit. Si son entremise échouait, le traité ne recevrait pour cela nulle, atteinte. Le bruit courut qu'en outre et sans que cette condition fît partie du traité, le Dauphin avait pris une telle estime de la valeur des Suisses, qu'il en engagea un certain nombre au service du royaume de France. Après avoir, ainsi que ses capitaines, juré le traité, le Dauphin tarda peu à aller rejoindre son père, laissant garnison à Montbéliard et dans quelques autres villes. La saison était mauvaise, les chemins difficiles, et il se trouva contraint à mettre ses canons en dépôt chez le margrave Jacques de Bade.

Pendant la guerre contre les Suisses, le roi avait soumis Épinal, Verdun, Orville, Challencey et quelques autres places[23]. Mais sa principale entreprise avait été le siège de Metz. Cette ville, la plus importante des pays de Lorraine, était riche, tranquille, et gouvernée selon ses privilèges ; ce qui excitait l'envie et la mauvaise volonté des princes et seigneurs[24]. Le roi René avait surtout grand désir de la soumettre ou du moins d'acquitter par voie de force ouverte, la dette qu'il avait contractée envers ces bourgeois, quand ils lui avaient prêté une partie de la somme nécessaire pour payer sa rançon au duc de Bourgogne. La ville fut d'abord sommée de faire hommage et feauté au roi, comme devant, de toute ancienneté, être tenue sous la 'souveraineté du royaume de France[25]. Les habitants ne voulurent aucunement reconnaître cette prétention, et alors commença une cruelle guerre. Le sire de Brezé et Saintrailles entrèrent dans le territoire de Metz, bridant et saccageant tout ; puis ils assiégèrent la ville. Le gouverneur était vaillant ; il avait avec lui beaucoup de nobles Allemands et de soldats habitués à la guerre. Les Français ne l'intimidèrent point, et il se résolut à une rude défense. Il ne faisait nulle merci aux prisonniers, et ne voulait pas les mettre à rançon. Autant de Français il prenait dans les sorties, autant il en mettait à mort. Chacun, dans la ville, tremblait devant lui. Quand il chevauchait par les rues et qu'on entendait la sonnette que portait son petit cheval, on se gardait de tout murmure, et le peuple s'écartait de son passage. Il ne voulait pas même que les femmes dont les maris étaient prisonniers des Français sortissent de la ville pour aller leur porter une rançon, et il y en eut qu'il fit noyer à leur retour.

Pour arrêter tant d'effusion de sang, on eut recours à maint pourparler. Plusieurs fois les gens de Metz envoyèrent des ambassadeurs au roi pour lui représenter qu'ils ne pouvaient savoir à quel titre ni pour quel motif il leur avait déclaré une si mortelle guerre : qu'ils n'étaient ni de son royaume ni de sa seigneurie : qu'ils ne lui avaient jamais porté aucun préjudice : qu'au contraire ils avaient tenu son parti contre le duc de Bourgogne. Les conseillers du roi répondaient qu'il serait facile de prouver le droit de la France par les chartes et les chroniques : que les motifs des gens de Metz n'étaient que mensonges et subtilités : qu'on connaissait dès longtemps leur fraude accoutumée, qui était de n'obéir ni à l'empereur d'Allemagne, en disant qu'ils étaient du royaume de France : ni au roi, en disant qu'ils étaient de l'Empire.

La résistance de la garnison valut mieux aux habitants de Metz que toutes leurs remontrances. Après quelques mois de siège, ils payèrent au roi une forte somme d'argent, lui firent présent d'une belle vaisselle d'or, donnèrent quittance au roi René de leur créance, et il ne fut plus question de la souveraineté.

Cependant l'empereur et la diète de l'Empire ne voyaient point avec patience les entreprises du roi ; le margrave Jacques refusait de remettre les canons confiés à sa garde ; la noblesse qui avait appelé les Français se réunissait contre eux avec les gens des communes. Après beaucoup de plaintes, et des lettres écrites de part et d'autre dans un langage assez hautain, la guerre fut déclarée. C'en fut assez pour que le conseil de France songeât à terminer par un traité cette querelle qui pouvait devenir si grande. L'archevêque de Trèves et d'autres grands seigneurs d'Allemagne vinrent en ambassade, et il fut convenu que toutes les villes de l'Empire seraient rendues, mais que le roi ne serait tenu à payer aucun des dommages. Ainsi les grands desseins qu'on avait formés, les espérances qu'on avait conçues, n'aboutirent à rien. Seulement le royaume avait été garanti du ravage des compagnies. Elles avaient perdu beaucoup de monde ; leur insolence avait diminué : Comme disait le roi, il avait fait tirer une partie du mauvais sang qui, depuis longtemps, causait les maux de son peuple[26]. Le travail de former des compagnies selon les ordonnances devenait maintenant moins difficile.

Pendant le temps qu'on avait employé à la guerre contre les Suisses, au siège de Metz, aux autres entreprises et aux négociations avec l'Allemagne, le roi s'était tenu à Nancy. Le comte de Suffolk était venu avec une ambassade solennelle pour chercher madame Marguerite[27]. Ce fut une occasion de réjouissances. On se trouvait chez le roi René, le prince le plus expert de toute la chrétienté pour les fêtes et toutes sortes de divertissements. La cour du roi de France s'y trouvait toute entière réunie à la cour de Lorraine. La reine, la reine de Sicile, la Dauphine, madame Marguerite d'Anjou qui devenait reine d'Angleterre, étaient environnées de toutes leurs dames et demoiselles. Le roi Charles et le roi René étaient remplis de courtoisie, et ils aimaient beaucoup les femmes aimables et belles. Le comte de Saint-Pol, le sire de Lalaing, le sire de Charni et d'autres chevaliers de Bourgogne, étaient venus prendre part à ces nobles fêtes. Le Comte de Foix, le comte du Maine étaient jeunes, et jaloux de se montrer avec éclat. Le sire de Brezé que le roi aimait pour lors plus que nul autre, et qui avait gagné la confiance de tous les princes de France, n'était pas seulement un sage et habile conseiller et un hardi chevalier ; il n'y avait personne de plus gracieux et sachant mieux plaire.

D'ailleurs, en ce temps-là, il commençait à être aussi profitable que doux d'être bien venu des dames[28] ; elles avaient crédit à la cour. Il y avait surtout une belle et aimable demoiselle, qu'on nommait Agnès, fille du seigneur de Sorel gentilhomme de Touraine. Elle avait été élevée dans la maison de madame Isabelle de Lorraine reine de Sicile ; et, c'était parmi les dames de sa compagnie que, dix ou douze années auparavant ; elle avait paru à la cour. Elle avait plu au roi, qui lui témoignait de jour en jour davantage son amour et sa faveur. Il l'avait récemment placée parmi les dames de la reine. Il lui avait fait présent du château de Beauté, près Paris, pour qu'elle fût, de nom comme de fait, dame de Beauté ; la richesse de ses ajustements et de ses joyaux était merveilleuse ; elle tenait un aussi grand état qu'aucune princesse. Du reste on disait qu'elle ne donnait au roi que de bons conseils, et qu'elle avait ainsi rendu de grands services au royaume. Elle protégeait les jeunes gentilshommes et les vaillants chevaliers, et les avançait dans la faveur du roi. Aussi c'était à qui pourrait se faire voir par toute cette cour, dans les joutes et tournois, sur un plus beau cheval, avec de plus belles armes et des habits plus magnifiques, afin d'être remarqué et connu des dames. Les beaux et bons chevaux étaient devenus hors de prix, tant ils étaient recherchés des hommes d'armes. Les princes et les deux rois eux-mêmes parurent maintes fois dans la lice, et y gagnèrent de grands applaudissements par leur adresse et leur bonne grâce.

En outre, c'était le moment de se montrer avec avantage ; car le roi s'occupait cette fois tout de bon à former ses compagnies d'ordonnance, et à leur choisir d'honorables chefs et des officiers. Chacun voyant que la chose se faisait avec bon ordre et de façon à durer, ne voulait pas être laissé de côté, et s'efforçait d'être bien placé dans ces compagnies '.

Ce n'est pas que la chose fût devenue encore tout-à-fait simple à exécuter[29]. Il se tint encore bien des conseils où elle fut débattue ; le roi y faisait appeler les princes de son sang, les grands seigneurs, les capitaines qui avaient le plus de renommée et d'autorité, et demandait à chacun de dire librement son avis. Tous, ou la plupart du moins, s'accordaient bien à dire que rien ne serait plus honorable et plus avantageux pour le roi, pour le royaume, et même pour les seigneurs ; mais il y en avait beaucoup qui doutaient qu'on y pût réussir. « Ces gens-là, disaient-ils, sont bien nombreux, et pour la plupart de moyen et de petit état. Cette façon de vivre leur est profitable ; ils y sont accoutumés, et n'ont aucune envie de retourner à leurs anciens métiers. S'ils entendent parler de cette réforme, ils pourront se rassembler, se choisir des capitaines ; alors il sera difficile de les réduire ; ce sera une » guerre dans le royaume. » On en donnait des exemples récents ; on rappelait aussi que le roi Charles-le-Sage avait voulu, de son temps, réduire au bon ordre les grandes compagnies, et n'avait pu y réussir qu'en les envoyant tuer en Espagne, sous le commandement du connétable du Guesclin.

D'autres disaient que c'était une entreprise impossible, si l'on ne se procurait pas toujours de l'argent, régulièrement et à point nommé, pour payer les gens d'armes soudoyés. Or, comment remettre l'ordre dans les finances, lorsque le pays, les villes, tous les sujets du roi étaient ruinés et réduits à la misère ?

Mais le roi avait cette affaire à cœur, et voulait absolument tirer son peuple du lamentable état où il était réduit. Il écoutait doucement les difficultés qu'on lui faisait, ne se fâchait point, et parfois lui-même répondait, pour montrer comment la chose lui semblait possible.

Le connétable qui, depuis tant d'aimées, ne désirait et ne demandait rien tant que cette réforme[30], secondait le roi dans sa volonté ; et, bien que le sire de Brezé l'eût remplacé dans le gouvernement, il s'accordait avec lui pour terminer cette grande affaire. Elle fut ainsi conduite avec sagesse et précaution. Les princes et les grands seigneurs furent d'abord chargés d'en parler à ceux des capitaines qui étaient ou leurs serviteurs, ou leurs partisans. Ils sondèrent leurs intentions, les amenèrent par la persuasion, et en leur promettant d'être des premiers placés, au point de condescendre à la volonté du roi, et de s'entremettre pour l'exécution des ordonnances. Ces capitaines firent presque tous des réponses assez courtoises, et ce fut alors qu'on se décida à tenter la chose.

Il fut réglé qu'on conserverait quinze capitaines ayant chacun une compagnie de cent lances. Une lance comportait six hommes : l'homme d'armes, trois archers, un coutelier et un page. Le gage de chaque homme d'armes et des cinq de sa suite fit réglé. La province, le diocèse, que chaque compagnie devait occuper, furent réglés, ainsi que le nombre de lances h mettre dans chaque ville ; il n'était pas trop grand, car des villes comme Châlons, Troyes, ou Reims, n'en devaient avoir que vingt ou trente. Les gages furent assignés sur les impôts des villes ou du plat pays qu'occupait la compagnie. Pour lors s'établit la taille annuelle ou taille des gens d'armés, qui ne fut pas autrement consentie que par les États d'Orléans, où il avait été dit qu'on paierait pour la réforme des compagnies. Des commis furent établis dans les taillages et sénéchaussées pour recueillir cette taille, et la payer sur le compte des capitaines.

Ces quinze capitaines furent menés devant le roi et son conseil. Là il leur fut donné lecture des ordonnances ; le roi leur recommanda sévèrement de s'y conformer et d'empêcher tout désordre, tout pillage, tout mauvais traitement exercé sur les sujets du roi, sous peine d'encourir toute son indignation. On leur remit par écrit le lieu assigné à leurs compagnies. Puis ils furent chargés de ne prendre que des officiers dont ils fussent sûrs et dont ils pussent répondre. Ou choisit ensuite parmi tous les gens de guerre les plus expérimentés et les mieux vêtus.

On leur ordonna de s'habiller d'un simple hoqueton de cuir de cerf ou de mouton, et d'une robe courte de drap de couleur, à vingt ou vingt-cinq sols l'aune, sans nul galon ni broderie[31]. Il leur fut défendu d'avoir des paniers de bagage, et de mener jamais avec eux femmes, chiens ou oiseaux. Leurs capitaines pouvaient les casser s'ils étaient ivrognes, tapageurs, ou s'ils blasphémaient le nom de Dieu ; mais autrement ils ne pouvaient les renvoyer sans cause. On leur promit de veiller sévèrement à ce que leurs capitaines les payassent avec exactitude, ou bien ne fissent pas de faux états de revue. Il y eut aussi des commissaires nommés pour faire les revues, s'assurer du nombre des hommes dans les compagnies, et savoir s'ils étaient bien et dûment habillés, équipés et entretenus.

Mais ce qui contribua le plus à mettre une bonne discipline et à garantir le pauvre peuple, c'est qu'il fut enjoint aux sénéchaux, aux baillifs et aux prévôts, et à toute la justice ordinaire, de connaître des crimes des gens de guerre. A l'armée, et durant la guerre, ils étaient justiciables du prévôt de l'armée ; en garnison, ils devaient, sans nul ordre du roi, sans permissions de leurs capitaines, être pris et jugés par les justiciers royaux.

Quand les compagnies furent formées, on ordonna à tous ceux qui n'y étaient pas engagés de s'en retourner chez eux, au plus vite, paisiblement, sans piller sur leur route ; autrement ils devaient être traités comme gens sans aveu, et pendus aussitôt que pris. Des ordres furent envoyés sur les divers chemins où ils devaient passer pour qu'on prît des précautions. Personne cette fois ne les soutenait, ne les excitait. Ils s'en allèrent sans bruit, chacun de son côté, sans s'assembler par troupes, ni commettre aucun désordre. En quinze 'jours de temps on n'en entendit plus parler. C'était une bénédiction et une joie dans tout le royaume.

Pour en venir là, il avait fallu beaucoup de conseils et agir avec une extrême prudence. L'affaire avait commencé par se traiter à Nancy, et ne se termina qu'à Châlons, dans l'espace de six mois environ. Le roi se rendit dans cette ville, quelque temps après que madame Marguerite fut partie pour l'Angleterre. Il était allé avec le roi René la conduire jusqu'à Bar-le-Duc, où cette jeune princesse les avait quittés après beaucoup de larmes, pour aller cher-, cher le sort glorieux et brillant qui semblait si fort au- dessus de son attente, et qui se termina par tant de malheurs.

C'était pour traiter une autre affaire presque aussi grande que celles des compagnies que le roi venait à Châlons-sur-Marne. Depuis les trêves avec l'Angleterre, la méfiance et la division se mettaient de plus en plus entre le conseil de France et le duc de Bourgogne. On avait cessé de le ménager, et de jour en jour il avait de nouvelles plaintes à présenter[32]. Le roi de Sicile et tout le parti des princes d'Anjou étaient d'avis qu'on passât outre, et désiraient assez que les choses en vinssent au point de rallumer la guerre avec la Bourgogne. Le connétable aurait pensé d'autre sorte, mais il avait moins de crédit et moins de part au gouvernement ; d'ailleurs depuis trois ans madame Marguerite de Bourgogne, sa femme, était morte ; il avait épousé Jeanne d’Albret, et n'avait plus les mêmes alliances de famille avec le duc Philippe. Toutefois quel que fût en ce moment le pouvoir de la maison d'Anjou, les hommes sages du conseil redoutaient le renouvellement d'une telle guerre. Le roi lui—même se montrait plus que tout autre bienveillant pour son cousin de Bourgogne, et voulait qu'on se conduisît envers lui aussi courtoisement qu'il serait possible.

Ainsi l'on décida que l'on ouvrirait des conférences avec la duchesse de Bourgogne. Le Duc, depuis la paix d'Arras, la chargeait toujours de négocier les affaires les plus délicates ; tant elle avait de prudence et de mérite. Au retour d'un voyage qu'elle venait de faire en Hollande pour essayer de rétablir quelque paix entre les Hoeks et les Kabeljauws, elle se rendit à Châlons au commencement de niai 1445. Sa suite était brillante. Elle avait avec elle la comtesse d'Etampes, mademoiselle de Clèves, et beaucoup d'autres dames, Adolphe de Clèves, le sire de Créqui, le sire d'Humières, le sire de Corday, et pour principaux conseillers l'évêque de Verdun et maitre Philippe Maugart. Nonobstant ce qu'on disait des malveillances de la maison de France et de la maison de Bourgogne, la Duchesse reçut le plus grand accueil du roi et de la reine. L'arrivée de cette nouvelle cour toujours brillante et fastueuse, redoubla l'ardeur pour les fêtes, les banquets, les danses et les tournois. Nul jour ne se passait sans être embelli de quelque divertissement nouveau. Le mariage de Jean de Calabre, fils du roi René, avec Marie de Bourbon, nièce du duc de Bourgogne, ne fit qu'augmenter la commune allégresse[33].

Cependant la reine et la duchesse de Bourgogne ne prenaient pas autant de part à tout ce train de réjouissances que la noble foule des princes et des dames qui les entouraient. Toutes deux voyaient leur jeunesse passée, et se trouvaient hors de bruit ; toutes deux étaient secrètement, atteintes du chagrin (le la jalousie. Le roi de France n'avait jamais été un époux fidèle ; et maintenant la belle Agnès, car on la nommait ainsi communément[34], étalait tout l'éclat de son triomphe devant cette superbe assemblée. De son côté, la duchesse de Bourgogne avait un mari, qui était assurément le plus galant de son temps, qui ne s'était jamais refusé le contentement d'aucun de ses désirs, et qui faisait publiquement élever dix ou douze enfants bâtards. De sorte que ces deux excellentes princesses, conformes dans leurs malheurs, en devisaient ensemble à l'écart parmi les ébats de cette jeune cour.

Pendant ce temps-là, les affaires se traitaient sérieusement dans les conseils. On avait d'abord à traiter les griefs du duc de Bourgogne[35] ; ils étaient nombreux.

Lorsque le roi et le Dauphin avaient amené les compagnies en Lorraine et en Allemagne, ils s'étaient emparés de la forteresse de Darney, une de celles que le roi René avait données en gage de sa rançon. Depuis ce moment, la garnison faisait des courses en Bourgogne, et y avait même enlevé des habitants pour les mettre à rançon.

Cette garnison et quelques autres que le Dauphin avait laissées, outre les désordres qu'elles commettaient, prétendaient exercer le droit 'd'apatis sur les terres dépendant du duché ; ce qui était contraire aux trêves signées à Tours, où il avait été réglé que chacun ne pourrait prendre les apatis que chez soi.

Les officiers royaux avaient depuis un an réveillé toutes les difficultés, qui, à une épique quelconque, avaient pu s'élever sur la fixation des limites. De là des prétentions à imposer la taille royale sur telle ou telle portion du duché.

Le sénéchal de Lyon avait pris le titre de baillif de Mâcon, et le baillif de Sens s'intitulait baillif d'Auxerre ; cela était formellement contraire au traité d'Arras, qui avait abandonné ces deux comtés avec leur juridiction. Ces officiers royaux s'arrogeaient le droit de donner des sauvegardes dans le-duché de Bourgogne.

Le conseil de Bourgogne se plaignait aussi que l'on voulait assujettir le monnayage de Dijon, de Mâcon, d'Auxerre, d'Amiens et de Saint-Quentin, au contrôle des officiers royaux.

Il réclamait encore la collation des bénéfices et la régale, soutenant que ce n'était pas une prérogative inséparable de la couronne, et que le roi s'en était dessaisi et qu'il en avait le droit.

Tels étaient les principaux sujets de plainte que madame de Bourgogne et ses ambassadeurs avaient à présenter au roi. Mais, durant le long séjour qu'elle fit à Châlons, les griefs allaient toujours se multipliant et s'aggravant. Les conseillers du Duc à Dijon, le maréchal de Bourgogne, le sire Thibaud de Neufchâtel écrivaient lettre sur lettre, envoyaient message sur message à la Duchesse pour lui rendre compte des ravages que la garnison de Montbéliard et les gens laissés en Alsace par le Dauphin, faisaient dans le comté de Bourgogne. Quelques troupes avaient traversé le duché pour rentrer en France, dévastant tout sur leur passage, et brûlant des villages jusqu'à la porte de Dijon. L'ordonnance sur les compagnies n'était pas encore à exécution, et l'on ne pouvait pas faire obéir aussi bien les gens de guerre qui étaient au loin et en pays étranger. D'ailleurs le roi, et surtout le Dauphin, n'étaient point fâchés, disait-on, que le pays de Bourgogne souffrit un peu, du moins jusqu'au moment où les arrangements seraient conclus avec la Duchesse[36]. Plus tard, et lorsqu'on commença à placer les compagnies d'ordonnance, il y eut encore difficulté sur des villes et territoires que la Bourgogne prétendait ne pas appartenir au domaine du roi, et ne pas devoir être soumis à cette charge. L'entrée fut refusée aux deux lances comprenant douze hommes et douze chevaux assignés à la ville de Crevant, et le commissaire envoyé au nom du roi se vit contraint à jeter sa baguette par-dessus la porte en signe de rébellion.

Ce n'était pas tout ; le roi René voulait profiter aussi de la circonstance pour faire changer les conditions trop dures, qu'il avait été contraint de consentir en 1436, et surtout pour diminuer la trop forte somme de sa rançon qu'il ne pouvait achever de payer.

Le duc de Bourgogne ne commandait plus comme auparavant, et le royaume de France n'était plus à sa volonté ; il lui fallut céder sur beaucoup de points. Il réduisit la rançon du roi René, lui rendit les deux villes de Neufchâteau en Lorraine, et de Clermont en Argonne, qu'il avait encore en gage. Il obtint cependant que Montbéliard, moyennant qu'il prêterait passage à la garnison, serait vidé des troupes françaises et remis en dépôt au comte de Saint-Pol, jusqu'à l'accomplissement des conditions que le comte de Wurtemberg avait promises au Dauphin.

L'affaire du comte d'Armagnac se termina aussi à Châlons[37]. Il était toujours en prison, et avait envoyé des ambassadeurs. Le comte de Foix, le comte à Dunois et d'autres grands seigneurs les assistaient. Ils donnèrent fort au long tous les motifs de justification du comte ; puis, un jour leur fut assigné pour entendre la réponse de maitre. Barbin, avocat du roi. Il fit le détail des faits de désobéissance et de rébellion qu'on pouvait imputer à ce seigneur. C'était un long et horrible récit d'une quantité infinie de crimes : meurtres, rapines, exactions sur le peuple, tyrannie et voies de fait sur la noblesse, séditions contre le roi, fausses monnaies, débauches de toute sorte. Le clergé n'avait pas été à l'abri des violences de ce seigneur ; il dépouillait les églises de leurs biens, ne souffrait aucune remontrance des ecclésiastiques, et il fut même établi par preuve qu'il battait son confesseur pour le contraindre à lui donner l'absolution. Maître Barbin conclut à la confiscation de ses pays et domaines, en outre à une punition personnelle. Les ambassadeurs avaient d'abord demandé un délai pour répliquer ; d'après l'avis des amis de leur maître, ils se résolurent à implorer grâce, au lieu de justice. Comparaissant devant le roi, ils se mirent humblement à genoux, promirent à l'avenir bonne et complète obéissance du comte d'Armagnac, et soumission à ce que le roi réglerait en son conseil. Le comte de Foix, le comte de Dunois et les autres intercesseurs se portèrent pour garans de ses promesses, et sollicitèrent aussi la miséricorde du roi. Elle fut accordée ; le comte d'Armagnac fut mis en liberté, et ses domaines lui furent rendus.

Parmi tant de grandes choses qui se réglaient à la satisfaction commune, et au milieu des fêtes, arriva un événement douloureux. Le Dauphin avait épousé, en 1436 madame Marguerite d'Écosse, pour lors âgée de douze ans seulement. Élevée ainsi depuis dix ans à la cour de France, cette jeune princesse s'était de plus en plus montrée aimable, douce, agréable à tous. Le roi l'aimait beaucoup[38] ; elle était comme inséparable de la reine, et vivait en bonne intelligence avec son mari. Nulle personne parmi les princes et princesses ne montrait plus de goût pour les hommes doctes et habiles dans les lettres et la poésie. On racontait qu'un jour ayant vu, en traversant une salle, maître Alain Chartier secrétaire du roi, qui s'était endormi sur une chaise, elle s'était doucement approchée, et l'avait baisé ; ceux qui étaient avec elle s'en étant étonnés : « Ce n'est point à l'homme que j'ai donné un baiser, dit-elle ; c'est à la bouche d'où sortent de si belles paroles. » Car maître Chartier non-seulement passait pour l'homme le plus éloquent de son temps, mais il faisait des poésies, et c'était la grande passion de madame Marguerite. Elle passait les jours et les nuits à faire des ballades, des rondeaux et autres pièces de vers ; si bien qu'on en était inquiet pour sa santé. Elle n'aimait pas moins les bons et nobles chevaliers, et on la vit un jour donner une bourse de trois cents écus à un pauvre gentilhomme qu'elle avait remarqué dans un tournoi comme le plus adroit et le moins bien vêtu de tous les tenants. Pourtant alors elle avait peu d'argent, car c'était durant la détresse du roi et de sa cour.

Pendant le séjour du roi à Châlons, elle alla à pied un jour de grande chaleur, de Sarri, maison de l'évêque où se tenait la cour, faire ses prières dans la ville, à Notre-Dame-de-l’Épine, et fut prise d'une pleurésie. La maladie sembla bientôt dangereuse ; les médecins s'aperçurent qu'elle avait quelque grand chagrin ; ses femmes l'entendirent se plaindre, se désespérer, protester qu'elle était innocente de ce qui lui était imputé, et mêler à ses touchantes lamentations le nom de Jamet de Tillay. C'était un gentilhomme, baillif du Vermandois, que le sire de Brezé avait, depuis quelque temps, fort avancé dans la faveur du roi ; son habitude était de parler assez librement sur toutes choses et toutes personnes de la cour. « Ah ! Jamet, Jamet, disait la pauvre princesse, vous en êtes venu à votre intention ; si je meurs, c'est par vous, et par les bonnes paroles que vous avez dites de moi sans cause ni raison. » Et elle se frappait la poitrine en disant : « Sur mon Dieu, sur mon baptême, je n'ai pas mérité cela ; jamais je n'eus un tort envers monseigneur le Dauphin. » Elle n'avait pas une autre pensée, et ne disait point d'autres paroles. Chacun avait d'elle la plus grande pitié, et l'on entendit même le sire de Brezé qui vint la voir, dire en se retirant : « Ah ! faux et mauvais ribaud, c'est toi qui l'as tuée. » Quand elle fut à l'heure de sa mort, son confesseur lui commanda de pardonner à ses ennemis ; mais elle ne voulait point pardonner à Jamet ; par trois fois elle s'y refusa. Il fallut, pour l'y décider, les remontrances du prêtre et les instances de tous ceux qui étaient présents. « Ah ! disait-elle, si ce n'était contre la foi de mon mariage, je regretterais bien d'être jamais venue en France. » Et, lorsqu'on voulait lui donner quelque espérance : « Fi de la vie, répondait-elle ; qu'on ne m'en parle plus. »

Cette mort était si triste, et les paroles de la Dauphine si publiques parmi toute la cour, que, quelque temps après, le roi ordonna une enquête contre Jamet de Tillay. On interrogea les dames de la maison de la Dauphine. Aucune ne put dire autre chose, sinon que la princesse, durant sa maladie et quelque temps auparavant, s'était plainte de Jamet et de ses discours, mais sans rien dire de précis. Le chancelier fut commis pour recevoir la déclaration de la reine elle-même. Elle ne savait rien, et raconta seulement à ce propos, sans témoigner ce qu'elle en pensait, comment Jamet de Tillay était venu faire l'important auprès d'elle, en lui disant les intentions du roi touchant un voyage qu'il voulait faire sans la reine. D'autres témoins rapportèrent des paroles plus ou moins indirectes de ce Jamet, sur la vie que menait la Dauphine, sur l'habitude qu'elle avait de veiller pour deviser ou pour faire des ballades : sur ce qu'elle mangeait du fruit vert et buvait du vinaigre, ce qui l'empêcherait d'avoir des enfants. Une fois, à Nancy, il avait fait grand bruit de ce que la Dauphine était un soir, sans torches ni bougies, couchée sur son lit, entourée de ses dames, et faisant la conversation avec le sire d'Estouteville. Le propos le plus grave qu'on lui imputa était d'avoir dit que la Dauphine avait plutôt l'air d'une paillarde que d'une grande dame. Il nia ce propos, et offrit le combat au sire du Dresnay, qui l'avait rapporté ; il convenait des autres, en les tournant de meilleure façon. La chose en resta là, sans qu'on en pût savoir davantage. Ce qui était assuré, c'est qu'il avait pu suffire des moindres propos pour exciter la colère et la jalousie du Dauphin. Tout jeune qu'il fût, c'était le plus soupçonneux des hommes[39], et sa femme le craignait au-delà de tout[40].

Peu de jours après cette mort, le roi quitta Châlons pour retourner à Tours. Le crédit du sire de Brezé était plus grand que jamais ; plusieurs seigneurs qui lui étaient contraires eurent ordre de ne plus paraître à la cour. Il donna au roi de la défiance contre tous les princes, même contre la maison d'Anjou, à qui il imputa de vouloir, avec le connétable, recommencer une Praguerie. La faveur de madame Agnès était aussi de plus en plus éclatante. La reine en semblait malheureuse. Quant au Dauphin, il avait en grande haine tout ce qui se faisait dans le gouvernement.

Néanmoins la réconciliation avec la Bourgogne, les trêves qui venaient d'être prolongées et qui semblaient promettre la paix, l'ordre établi dans le royaume, le contentement des peuples, qui trouvaient enfin justice et protection, le repos que tous désiraient depuis si longtemps, répandaient partout une allégresse nouvelle, et elle paraissait à la cour plus encore que partout ailleurs. Ou y employait le loisir à faire des tournois et toutes sortes de fêtes. Comme on lisait beaucoup tous les beaux romans de chevalerie de la Table Ronde[41], d'Amadis, de Charlemagne, les chevaliers s'occupaient à imiter tout ce qu'ils voyaient dans ces livres, et à donner comme une sorte de représentation des mœurs et gestes des chevaliers fabuleux. Ce n'était que devises, couleurs données par les dames, défis portés à tous venants. On faisait même paraître dans la lice des monstres et des bêtes féroces, comme des lions, des tigres, des licornes. Le roi René était fort inventif dans ce genre de divertissements ; il y en eut de beaux à Saumur et à Tours.

A la cour de Bourgogne, les choses se passaient avec plus d'éclat encore et de magnificence. C'était aussi le goût du duc Philippe ; il avait autour de lui des seigneurs plus riches, et la Flandre était un pays célèbre pour le faste et la dépense[42].

Les loisirs de cette cour n'avaient pas même été interrompus par un incident où le Duc aurait pu trouver une nouvelle, preuve de la mauvaise volonté qu'on avait pour lui en France. Le damoiseau Éberhard de la Marck, dont les seigneuries se trouvaient dans le pays des Ardennes et dans le Luxembourg, était en discorde avec deux seigneurs liégeois, les sires de Meulenaer et de Roll[43]. Le duc de Bourgogne le requit de demeurer en paix, et de prendre pour arbitre le sire de Hautbourdin bâtard de Saint-Pol. Il se conforma à cette volonté ; mais, trouvant ensuite qu'il n'avait pas bonne justice, il envoya un défi de guerre au Duc. C'était pendant les derniers temps du séjour de la Duchesse à Châlons. « Il me semble, disait-il, que mes adversaires sont grandement soutenus contre moi ; je suis un jeune homme mais d'âge raisonnable, pauvre d'argent, et je n'ai pas assez de puissance pour endurer de telles pertes. Ainsi, je fais savoir à votre grâce que, moi Eberhard de la Marck, je veux être votre ennemi, moi, mes serviteurs et les serviteurs de mes serviteurs. Je renonce à la foi et hommage que je pourrais avoir à votre grâce, et je verrai à sauver et garder mon honneur, dût-il en advenir dommage à votre pays et seigneuries. »

Quand ce défi arriva à la cour de Bourgogne, il y excita de grandes risées ; chacun se raillait d'un si petit seigneur, attaquant un prince si puissant, et demandait la commission d'aller le mettre à la raison. Le Duc fit bonne réception au héraut. Après en avoir délibéré dans son conseil, il ordonna aux sires Antoine et Jean de Croy, ses baillifs à Namur et dans le Hainaut, d'assembler des gens de guerre pour garder les frontières, et pour repousser les courses du sire de la Marck. En même temps, il signifia à l'évêque et aux communes de Liège de pourvoir au bon ordre dans leur pays, puisque sire Eberhard était leur sujet. Autrement il irait, disait-il, y aviser lui-même avec son armée.

Quant à sire Eberhard, il avait, dès l'abord, reçu le secours de quelques capitaines français. Regnault frère de la Hire, et Nandonnet sire de la Cassaigne neveu de Saintrailles, avaient toute sa confiance. Il avait donné à chacun d'eux une de ses principales forteresses, Harchimont et Rochefort. Ils commencèrent par aller attaquer Grandpré, dans le comté de Namur, et en furent vivement repoussés par Antoine de Croy. Bientôt ils eurent à combattre une forte armée de Liégeois ; car l'évêque et la ville, dans la crainte de voir arriver le duc Philippe à leur aide, s'étaient pressés d'obéir à son invitation. Les deux capitaines français s'enfermèrent dans leurs châteaux. Nandonnet tarda peu à traiter ; sans se soucier des promesses qu'il avait faites au sire de la Marck, il vendit, moyennant quelque somme d'argent, le château de Rochefort. Regnault se défendit plus longtemps ; il avait avec lui des gens de guerre venus de France, qui s'entendaient mieux à se défendre que les Liégeois à attaquer. Il fallut que Philibert de Vauldrey, grand-maître de l'artillerie de Bourgogne, vînt à l'aide des assiégeants. Alors Regnault traita aussi par finance de la forteresse d'Harchimont. Sire Eberhard se trouva ainsi ruiné et honni pour avoir témérairement attaqué le puissant duc de Bourgogne ; à peine ses amis et ses parents osaient-ils le soutenir et lui faire accueil.

Le duc de Bourgogne s'était approché du pays où se faisait cette guerre, et avait amené à Mons sa cous, avec tout le faste qui l'entourait. Ce fut là que, vers le mois de novembre, on vit arriver un écuyer nommé Galeotto Baltazin, chambellan du duc de Milan, qui s'en allait de pays en pays, cherchant les faits d'armes et la renommée, comme faisait alors tout noble et courageux jeune seigneur. Il était beau, de grande taille, de contenance assurée, et avait avec lui une suite de trente chevaux environ. Le duc de Milan était allié du duc Philippe, et il avait défendu au seigneur Galeotto de provoquer personne dans les états de Bourgogne, sans avoir auparavant l'agrément du Duc. Il comptait passer en Angleterre pour y chercher aventure, s'il ne trouvait point d'adversaire parmi les Bourguignons. Mais il ne pouvait en manquer. Le sire de Ternant entr'autres désirait depuis longtemps une telle occasion. Il obtint la permission du Duc pour faire une entreprise d'armes. Aussitôt il commença par porter au bras gauche, comme gage de son entreprise, la manchette d'une dame en belle dentelle, bien brodée, suspendue avec une aiguillette noire et bleue à un nœud de perles et de diamants.

Toison-d'Or, le héraut, alla pour lors annoncer au seigneur Galeotto que s'il voulait se trouver à midi, dans la grand'salle chez le Duc, il y verrait un chevalier qui faisait une entreprise. Il n'y manqua pas ; mettant un genou en terre, il demanda d'abord la permission du Duc ; quand elle fut accordée, il s'avança avec une profonde révérence vers le sire de Ternant : « Noble chevalier, dit-il en portant la main à son bras, je touche le gage de votre entreprise, et, au plaisir de Dieu, j'accomplirai ce que vous désirez faire, soit à pied, soit à cheval. » Si, au lieu de toucher le gage, il l'eût arraché, c'eût été la marque qu'il s'agissait, non de simple chevalerie, mais de la vie d'un des combattants. Le sire de Ternant le remercia humblement ; on convint des conditions de la joute ; elles furent écrites et scellées. Le seigneur Galeotto demanda à retourner à Milan pour achever ses préparatifs, et l'affaire fut fixée au mois d'avril 1446, dans la ville d'Arras.

Avant que ce moment fût arrivé, il se présenta d'autres occasions de solennités. Le chapitre de la Toison-d'Or n'avait pas été réuni depuis trois ans ; le Duc l'assembla avec une pompe extraordinaire dans son château de Gand. Le duc d'Orléans était venu y siéger. Plusieurs des chevaliers étaient morts, et l'on procéda à une nouvelle élection ; l'ordre fut donné au roi d'Aragon, Alphonse V ; au sire de Borsèle, le mari de feu madame Jacqueline ; à Renaud, comte de Brederode, de l'ancienne maison des comtes de Hollande ; au sire de Borsèle de la Vere, amiral de Hollande, qui avait épousé la fille du roi d'Écosse ; à Jean Ber d'Auxy, et à André de Humières.

Durant ces fêtes, arriva d'Italie un autre chevalier sicilien, serviteur d'Alphonse roi d'Aragon, qui se nommait Jean de Bonifazio[44]. Il demanda au Duc la permission de faire une entreprise d'armes. L'ayant obtenue, il se montra à la cour avec son gage d'entreprise, qui était un carcan d'or attaché à la jambe gauche, et soutenu par une chaîne ; une main, sortant d'un nuage, était ajustée au-dessus du genou, et tenait cette chaîne. C'était à qui toucherait le premier ce gage d'entreprise. Le Duc accorda la préférence à un des plus vaillants, des plus courtois, des plus sages seigneurs de Flandre, que chacun aimait et estimait au premier rang, tout jeune qu'il était, car il n'avait que vingt-quatre ans : c'était le sire Jacques de Lalaing.

La lice fut dressée sur le grand marché des Vendredis. Une tribune, richement ornée, fut préparée pour le Duc, juge du combat, pour le duc d'Orléans et pour toute la cour qui était nombreuse et brillante. A une des portes de l'enceinte était la tente de messire Bonifazio, d'étoffe de soie blanche et verte, avec l'écusson de ses armes, qui étaient une femme portant un dard, avec la devise : Qui a belle dame, la garde bien. Il sortit de sa tente, vint se présenter devant le Duc, et rentra pour prendre ses armes. Les hérauts avertissaient à haute voix les tenants de vêtir leurs armures : « Lacez, lacez, » criaient-ils.

Jacques de Lalaing entra par la porte opposée, tout armé, avec une cotte aux armoiries de sa noble maison, et la visière levée. Il avait pour écuyers Simon de Lalaing, son oncle, chevalier de la Toison-d'Or, et un vaillant Breton, nommé Hervé de Mériadec. Il s'avança vers la tribune du juge, se mit à genoux, et pria le bon Duc, son maître, de vouloir bien le faire chevalier. Le Duc descendit dans la lice. Jacques tira son épée, en baisa la poignée, la remit au Duc ; il s'en servit pour donner la colée, le coup retentit sur l'armure ; puis le Duc le releva, le baisa sur la bouche, et lui dit : « Au nom de Dieu, de Notre-Dame et de monseigneur Saint-Georges, puissiez-vous être bon chevalier. » Le nouveau chevalier se retira dans son pavillon, et bientôt les deux champions entrèrent en combat. « Faites votre devoir, » crièrent les hérauts.

Chacun portait de la main droite une lourde épée, de celles qu'on nommait estocs ; de la main gauche une hache d'armes : une épée plus petite était attachée à la ceinture. Au bras gauche était passé un petit bouclier d'acier, de forme carrée, nommé targe. Le Duc avait lui-même visité les armes avec soin, comme il n'y manquait pas lorsqu'elles étaient laissées au choix de chacun des combattants. Ils commencèrent par se lancer leurs estocs l'un à l'autre de toutes leurs forces. Le sire de Lalaing se garantit avec sa targe ; le chevalier sicilien ne fut pas atteint. Alors ils tirèrent leur targe ; chacun la jeta dans les jambes de son adversaire pour l'embarrasser, et le combat à la hache commença. Le Sicilien frappait de grands coups à la hauteur de la tête du jeune chevalier, tâchant de l'atteindre au visage ; car il avait une visière qui ne couvrait que le menton et la bouche. Jacques de Lalaing, avec un admirable sang-froid, profitant de tout l'avantage de sa taille, rabattait, avec le bâton de sa hache, les coups du seigneur Bonifazio, et tâchait, en les écartant, d'enfoncer le bout ferré de ce bâton dans la visière. Enfin il réussit à le faire entrer dans une des ouvertures ; mais le fer se rompit.

Voyant combien son adversaire était fort et subtil à manier la hache, le Sicilien jeta tout à coup la sienne, saisit de la main gauche celle du sire de Lalaing, puis ayant tiré son épée, il allait lui porter un coup au visage ; mais le sire de Lalaing fit un pas en arrière et dégagea sa hache. Le combat devenait pressant et dangereux. « Beau-frère, dit le duc d'Orléans au duc Philippe, voyez en quel état est ce noble chevalier. Si vous ne voulez sa honte, il est temps de jeter votre bâton. » Le Duc jeta en effet dans la lice sa baguette blanche et le combat cessa. Ou lui amena les chevaliers ; il leur donna des louanges, et remit à une autre fois le combat à cheval. Jacques de Lalaing s'en alla dévotement et tout armé remercier Dieu dans l'église prochaine ; car il était fort pieux, ce qui n'était pas commun à son âge.

Le combat à cheval n'eut rien de remarquable que la dextérité du chevalier italien et la magnificence de l'armure et des ajustements du sire de Lalaing. Il avait, ainsi que cela se pratiquait parfois, des rondelles d'acier ajustées à son armure ; l'une au poignet, l'autre au coude, l'autre près de l'épaule. Le seigneur Bonifazio frappait si juste, que sa lance venant à s'arrêter sur l'une ou l'autre des rondelles, il tenait le jeune chevalier à une distance où de sa lance celui-ci ne pouvait atteindre tout-h-fait jusqu'au corps de l'adversaire. On fut obligé d'interrompre la joute pour ôter les rondelles. Après qu'ils eurent couru vingt-sept lances, le combat fut terminé à leur grand honneur à tous deux. Ce fut un beau commencement de chevalerie pour le sire de Lalaing, et le seigneur Bonifazio augmenta la renommée que se faisaient les chevaliers d'Italie.

Bientôt après arriva le jour marqué pour l'entreprise du sire de Ternant. La lice fut préparée sur la grande place de la ville d'Arras ; elle était carrée et formée d'une double enceinte de fortes planches ; les deux portes étaient en face l'une de l'autre, t la tente de chacun des combattants y était dressée. Celle du sire de Ternant était en dama ; noir et bleu, avec l'écusson de ses armes ; il avait fait broder à l'entour en grosses lettres : « Je souhaite avoir de mes désirs assouvissance, et jamais d'autre bien. » La tente du seigneur Galeotto n'était pas moins belle.

Une tribune richement tapissée avait été préparée pour le Duc sur le milieu d'un des côtés de la lice. Deux cents soldats de la ville d'Arras étaient rangés dans le passage laissé à l'entour de la lice entre les deux enceintes de planches. Huit hommes d'armes, le bâton blanc à la main, se tenaient dans la lice pour séparer les combattants et exécuter les ordres du Duc. Il arriva avec son fils le comte de Charolais, le comte d'Étampes, ses neveux Adolphe de Clèves et le seigneur de Beaujeu, accompagné d'une foule de noblesse. Il descendit les gradins de sa tribune et vint s'asseoir devant la balustrade, tenant en main son bâton de juge.

Bientôt après, le sire de Ternant parut à cheval et tout armé, nais la visière levée, laissant voir son visage fier et brun et sa barbe noire. Le comte ce Saint-Pol et le seigneur de Beaujeu étaient venus lui servir d'écuyers. On remarqua, non sans quelque blâme, que, contre la coutume de tout dévot chevalier, il ne portait point suspendue à son col une banderole de dévotion. Il descendit de cheval, s'approcha de la tribune du Duc, et lui exposa son entreprise, puis se retira en sa tente. Le seigneur Galeotto entra ensuite dans la lice, sauta légèrement de son cheval, tout armé qu'il était, se présenta à son tour devant le Duc, avec le comte d'Étampes qui lui servait d'écuyer, puis alla dans sa tente.

Pour lors le sire d’Humières, lieutenant du maréchal de Bourgogne, et remplissant son office en son absence, parut à la tête des rois d'armes et des hérauts. Les publications et les défenses de rien faire qui pût porter trouble ou dommage aux combattants, furent criées comme à la coutume ; puis il alla à la tente du sire de Ternant lui demander les armes que, selon les conditions, il devait fournir. Le seigneur Galeotto choisit une des deux lances qu'on lui présenta de la part de son adversaire. Un moment après, chaque combattant sortit de son pavillon tout armé et la visière baissée.

Le sire de Ternant fit d'abord un grand signe de croix, puis mit sa lance en arrêt, et commença à marcher d'un pas ferme et puissant, de sorte qu'il enfonçait d'un pied à chaque pas dans le sable dont la lice était couverte. Quand le seigneur Galeotto eut aussi fait le signe de la croix avec sa banderole bénie, toute peinte d'images de dévotion, il prit sa lance des mains du comte d'Étampes. Il la Maniait comme une flèche, et se mit à courir à l'encontre de son adversaire, de telle façon qu'on n'aurait pas cru qu'il fût couvert d'une lourde armure. Les deux combattants se rencontrèrent de leurs lances. Le seigneur Galeotto brisa la sienne, et son casque fut faussé du coup que lui poussa le sire de Ternant.

Les rois d'armes arrivèrent, et avec une corde qu'avait mesurée le maréchal de la lice, marquèrent les sept pas dont chaque combattant devait reculer pour recommencer à pousser une nouvelle lance. Ils y revinrent ainsi jusqu'à sept fois, toujours avec une force et une fermeté merveilleuses, brisant leurs lances, et faussant profondément leurs armures.

Puis vint le combat à coups d'estoc. Le sire de Ternant avait changé d'armure, et avait pris une cotte d'armes de satin blanc brodée en écailles d'argent, comme on représentait les neuf preux dans les tapisseries d'Arras. Ce combat fut terrible ; ils rompirent leurs épées ; ils firent sauter des pièces de leur armure ; leurs gantelets de fer furent brisés : à chaque fois on rajustait les pièces qui auraient laissé les champions désarmés.

Ensuite on apporta les haches. Elles étaient faites dans la forme d'un triple coin à fendre le bois, et, selon les conditions du combat, elles n'avaient pas de pointe. Le seigneur Galeotto vint d'abord sur son adversaire avec une force et une vivacité extraordinaires ; mais le sire de Ternant se déroba au coup eu passant de côté ; la hache tomba à vide ; l'Italien, déjà chancelant de ce faux mouvement, reçut au même moment une atteinte vigoureuse sur le col : on crut qu'il allait choir, mais il reprit pied ; le combat s'anima, et le seigneur Galeotto se mit à serrer de si près et à coups si redoublés le sire de Ternant, qu'on pensa un moment que celui-ci allait succomber. Cependant l'un et l'autre étaient encore debout après les quinze coups.

Quelques jours après se fit le combat à cheval. Rien n'était si riche que le harnachement et l'armure des chevaux ; mais chacune des pièces qui bardaient le cheval du seigneur Galeotto se terminait par une longue pointe d'acier. Le Duc envoya aussitôt Toison-d'Or lui dire que cela était contre l'usage des nobles champs clos. Il s'excusa, et arma son cheval d'autre sorte.

Le combat était à la lance et à l'épée. Le sire de Ternant avait la lance en arrêt et son épée à la ceinture. L'Italien tenait sa lance de la main droite, son épée et sa bride de la main gauche. Il évita le choc de la lance, et, connaissant la force de son cheval, il s'en vint heurter rudement celui de son adversaire. En effet, il le fit fléchir des jambes de derrière, et le sire de Ternant tomba sur la croupe. On le crut perdu ; mais, sans se troubler, il releva son cheval et lui. Aussitôt il porta la main pour tirer son épée. Dans le mouvement, la ceinture s'était à demi brisée, et l'épée pendait à l'envers. Ne pouvant la saisir, il prit sa bride de la main droite ; de la gauche, il opposait son gantelet à l'épée de sire Baltazar, et cherchait à la saisir par la lame. Enfin, la ceinture acheva de se rompre, et l'épée tomba sur le sable. Pour lors, d'après les conditions, fallait qu'elle lui fût rendue. Le combat recommença plus égal ; après quelques coups, le sire de Ternant parvint à serrer de près son adversaire, et chercha longtemps à faire pénétrer la pointe de son épée entre les pièces de l'armure, au poignet, au pli du bras, sous l'épaule, à la jointure du casque et de la cuirasse, à la ceinture. Parfois on la voyait entrer de deux doigts, mais ce fut en vain ; l'armure était si bien faite, qu'elle garda l'Italien de toutes blessures. Après un assez long temps, le juge fit cesser le combat. Il y avait longtemps qu'on n'en avait vu un si beau et si rude. Les deux champions s'embrassèrent par ordre du Duc ; il fit asseoir le seigneur Galeotto à sa table, et lui donna les plus beaux présents.

Ces loisirs et les nobles divertissements de la chevalerie ne se prolongèrent point pendant le reste de l'année 1446. Les guerres civiles et les grands carnages qui se passaient en Hollande depuis si long- temps, étaient arrivés au point, que le Duc fut obligé de s'y rendre avec des forces considérables[45]. Les Kabeljauws avaient été chassés d'Amsterdam. A Leyde, après une terrible émeute, les Hoeks, pour échapper au massacre, s'étaient retirés dans le cimetière de Saint-Pancrace. Déjà les canons étaient amenés ; il avait fallu que le clergé arrivât en portant les saints ornements pour arrêter la fureur des assaillants ; c'était le seul moyen qu'on pût d'ordinaire employer pour empêcher l'effusion du sang. Le Duc parvint enfin à mettre quelque repos dans ce pays. Il fit prendre et mettre à mort les hommes les plus turbulents. Plusieurs villes furent condamnées à payer de fortes sommes. Le sire Gosswin van Wilden gouverneur de Hollande, et le sire Baenguert capitaine de la ville de Medemblick, étaient en grande discorde, et s'accusaient mutuellement de crime et d'infâme débauche. Ils furent tous deux emprisonnés ; après éclaircissements, les commissaires chargés par le Duc d'instruire la procédure, pensèrent que le sire Gosswin était réellement coupable. On l'amena sur la place publique. D'un côté brûlait un bûcher ardent ; de l'autre était tendu un grand rideau rouge. « Messire Gosswin, vous voyez la mort devant vous ; vous êtes coupable, et nous en avons la preuve. Mais vous avez toujours été un honorable personnage, et l'on vous fait la grâce de choisir votre mort ; confessez votre indigne péché, et vous ne serez pas brûlé vif. » Le gouverneur de Hollande se troubla grandement en écoutant ce discours. « Oui, dit-il, je suis coupable des abominations qu'on me reproche. » On amena un confesseur ; il se prépara à la mort. Le rideau rouge fut tiré, et laissa voir un grand échafaud où monta le sire Gosswin, pour avoir la tête tranchée. Quant au capitaine de Medemblick, il avait en effet tué un homme, mais ce n'était point par guet-apens, et il fut rétabli dans sa charge. Toute la forme du gouvernement de Hollande fut changée[46] ; chaque ville fut mise sous le pouvoir d'un comte, et, dans chaque province, il fut établi un stathouder pour rendre la justice au nom du souverain. Des peines sévères furent portées contre ceux qui chanteraient les vieilles et populaires chansons que les Hoeks et les Kabeljauws s'adressaient pour s'insulter. Pour achever de rétablir le calme, le Duc habita souvent la Hollande pendant ces deux ou trois années.

Il alla aussi faire ses justices en Zélande[47] ; les États y furent assemblés. Parmi les hommes qui troublaient le pays, on lui dénonça surtout Jean de Dombourg, qui appartenait à une des plus grandes familles. On l'accusait de meurtres, de pillage, de mises à rançon ; il n'avait voulu obéir à aucune justice, et maltraitait les sergents et les huissiers. Le Duc envoya des gens de guerre contre lui ; mais il s'enferma, avec quelques serviteurs, dans le clocher des Cordeliers, Middlebourg. Là, il fut assiégé ; par respect pour l'Église, le Duc avait ordonné qu'il ne fût pas tiré un seul coup d'arbalète. La sœur du sire de Dombourg, qui était religieuse, vint plusieurs fois au pied de la tour, lui crier de se faire tuer les armes à la main, plutôt que de faire honte à sa race, en périssant de la main d'un bourreau. Il se rendit pourtant ; son procès lui fut fait, et il eut la tête tranchée sur la place de Middlebourg. Beaucoup d'autres auteurs de troubles et de guerre furent ainsi justiciés.

Ce fut vers ce temps-là, au mois de juillet, que mourut à Bruxelles, malgré tous les soins qui lui furent prodigués, madame Catherine de France, femme du comte de Charolais. Le Duc et la Duchesse lui montrèrent la plus grande tendresse. On fit venir de France les deux meilleurs médecins du roi ; mais tout fut inutile. Elle avait alors dix-sept ans.

C'était une chose fâcheuse pour le Duc de voir ainsi se rompre les liens qu'il avait avec le roi de France, dans un moment où il régnait déjà entre eux si peu de bonne intelligence. On en eut, encore une nouvelle preuve. Le duc de Clèves, beau-frère du duc de Bourgogne, était en discorde avec l'archevêque de Cologne, pour quelques domaines situés sur leurs frontières, et, depuis plusieurs mois, ils se faisaient la guerre ; du moins il y avait des courses d'un pays sur l'autre, ainsi que cela se pratiquait[48]. Le damoiseau Jean de Clèves, neveu du duc de Bourgogne, élevé à sa cour, et qui cherchait à guerroyer pour illustrer, sûr de l'appui de ce puissant prince, défia en son propre nom l'archevêque de Cologne. Plusieurs grands seigneurs de Bourgogne en firent autant. Ils partirent, et bientôt commencèrent une rude guerre contre l'archevêque. Celui-ci s'adressa au duc Guillaume de Saxe, l'ennemi du duc de Bourgogne, son concurrent au duché de Luxembourg, et l'allié du roi de France. C'était en effet ce prince qui, se confiant sur cette alliance et espérant allumer une guerre contre le duc de Bourgogne, avait excité l'archevêque à attaquer le duc de Clèves. Il lui envoya un renfort considérable de gens de Hongrie et de Bohême, sujets de son beau-frère le roi Ladislas, comme lui héritier prétendu de Luxembourg. Le damoiseau de Clèves sévit alors contraint de s'enfermer dans la ville de Zonsbeck, et de faire demander des secours au duc de Bourgogne. Après de mûres délibérations dans son conseil, il résolut d'envoyer d'abord une ambassade à l'archevêque. Mais, pour secourir à temps messire Jean de Clèves, Louis comte de Saint-Pol, son ami et son frère d'armes, assembla un bon nombre des meilleurs chevaliers de Bourgogne : son frère Jacques de Luxembourg, Corneille et Antoine, bâtards du Duc, Simon de Lalaing, Quieret Gauvain sire de Breuil, Antoine de Rubempré, et d'autres jusqu'au nombre de cinq cents lances et douze cents archers. Le comte de Saint-Pol les passa en revue, paya leur solde pour un mois et ils se dirigèrent à travers la campine de Liège, vers le duché de Clèves.

Le vieux duc, qui avait été jeté par son fils dans tout ce trouble, ne montrait pas un grand empressement à recevoir un tel secours, et craignait bien plus celui qui pourrait encore lui venir. Car le duc Philippe avait mandé son maréchal de Bourgogne et ses hommes d'armes de Picardie, d'Artois et de Flandre. Le duc de Clèves fit donc rompre les ponts de la Meuse, et déclara au comte de Saint-Pol qu'il lui ferait savoir s'il était besoin d'aller plus loin. Heureusement pour lui son fils se défendit avec une vaillance extrême dans Zonsbeck, où il eut de terribles assauts à soutenir.

Cependant les Allemands surent que l'armée du comte de Saint-Pol s'avançait pour les combattre. L'archevêque craignit d'avoir affaire à toute la puissance de Bourgogne. En même temps le duc de Saxe lui demandait le paiement dû aux gens qu'il lui avait amenés ; il n'y avait pas de quoi l'acquitter. Alors les Allemands se mirent à ravager le pays ; ils voulaient même se saisir de l'archevêque, et l'emmener en gage de leurs créances. Il s'enferma dans une forteresse, et eut grand’peine à leur échapper. Telle fut l'issue de la guerre où chacun des combattants souffrit plus de son allié que de son ennemi.

De telles querelles entre de petits princes ne troublaient guère la paix de la chrétienté ; à peine en était-on informé en France. Les trêves se prolongeaient toujours, bien qu'on ne pût pas en venir à un traité définitif. Les conseils de France et d'Angleterre continuaient, depuis le mariage de madame Marguerite d'Anjou, à se montrer d'accord. Cette reine avait aussitôt pris un grand pouvoir[49] ; elle se montra comme on l'avait jugée, habile, fière, courageuse, entreprenante. Mais, telle qu'une femme, elle était sujette à s'irriter des obstacles, à prendre des résolutions soudaines, et à en changer tout à coup. Ce fut pour vouloir gouverner trop absolument qu'elle apporta le trouble dans le royaume d'Angleterre, et elle fut cause de la guerre, précisément parce qu'elle voulait mieux assurer la paix et l'alliance avec la France. Elle était dans un pays où les choses ne se passaient pas à la volonté des princes autant que dans celui où elle était née et avait été élevée.

Le duc de Glocester, oncle du roi, qui s'était opposé à son mariage, avait perdu presque tout son crédit dans le conseil, et il y était opprimé par le cardinal de Winchester, le duc de Sommerset, le marquis de Suffolk, et tout le parti qui lui était opposé. Il ne laissait pas néanmoins d'avoir encore une grande influence sur les affaires. Car le peuple l'aimait et le savait bon anglais, zélé pour l'honneur et l'avantage du royaume. La reine, impatiente de régner seule, poussée par ses partisans et les avis qui lui venaient de France, résolut de se débarrasser de ce prince. On lui suscita une accusation. Le parlement avait été assemblé à Saint-Edmond-bury, dans la crainte d'un soulèvement à Londres, où le duc de Glocester était chéri des habitants. Il fut arrêté, et le lendemain trouvé mort dans sa prison. Pour apaiser les murmures de tout le royaume, on répandit qu'il avait conspiré contre le roi, et ses principaux serviteurs furent et condamnés. Toutefois la grâce leur fut accordée, et aucun ne périt. Il demeura pour certain dans l'esprit du peuple que le duc de Glocester avait été tué en prison.

Dès lors le parti de la reine se crut maître de gouverner selon ses volontés. Le cardinal venait de mourir, laissant d'immenses trésors ; car, avant tout, il avait pensé à s'enrichir. Mais le marquis de Suffolk, qui se fit pour lors créer duc, avait la principale part au gouvernement et à la faveur de la reine. Le duc de Sommerset fut envoyé comme vice-roi en France, au lieu du duc d'Yorck, qui n'était pas assez favorable aux Fiançais. La ville du Mans avait conservé garnison anglaise, bien que le comté du Maine eût été promis à Charles d'Anjou. Le roi de France réclama la pleine exécution du traité signé à Tours. Comme les Anglais tardaient, à quitter une ville si importante, le Comte de Dunois, avec une forte armée, alla y mettre le siège. Le roi d'Angleterre ordonna que le Mans fût rendu, en faisant protester en son nom que c'était pour le temps de la trêve seulement, et qu'il réservait son droit de souveraineté.

Tant de faiblesse excitait un mécontentement terrible en Angleterre, et en même temps donnait au conseil de France l'espoir de reconquérir tout le royaume. Les trêves furent encore une fois prolongées ; mais il était facile de voir que les Français s'apprêtaient à la guerre, et ne voulaient plus se contenter d'une paix qu'ils auraient été contents d'accepter quelques années plus tôt.

Quant au duc de Bourgogne, il n'entrait pour rien dans les desseins du roi de France. Il négociait avec les Anglais de son côté pour prolonger les trêves. La Duchesse signa un traité qui obligeait chacune des parties à prévenir l'autre un an avant de recommencer la guerre ; puis il fut de nouveau convenu qu'elles dureraient au moins quatre années. Le Duc qui ne cherchait qu'à maintenir son repos et le bien que ses états retiraient des trêves, veillait à ce qu'elles ne fussent pas violées. Il en donna une preuve éclatante[50]. Un de ses meilleurs chevaliers, et qu'il aimait le mieux, le sire de Ternant, était capitaine du château de l'Écluse. Il sut qu'un riche commerçant anglais passait souvent proche de cette ville en allant de Bruges à Calais. Il feignit de chasser quelques-uns de ses serviteurs, et les aposta sur la route ; ils enlevèrent cet Anglais, et prirent en toute hâte le chemin de la France. Le Duc fut instruit de cet enlèvement fait dans ses propres pays. La Duchesse, qui avait traité avec les Anglais et signé la trêve, mit une merveilleuse vivacité à ce que justice fût faite. Les archers du Duc atteignirent les coupables. On trouva sur eux une lettre du sire de Ternant à son beau-frère le seigneur de Mont-Jay, par laquelle il lui adressait cet Anglais, le chargeant de le garder prisonnier jusqu'à rançon. La Duchesse n'en fut que plus empressée à faire punir ce méfait. Le sire de Ternant était chambellan du Duc ; il lui avait rendu les plus grands services, et avait toute sa faveur. Il n'en fut pas moins envoyé au château de Courtray, où il passa une année ; en outre, il eut à payer de grands dommages et intérêts à l'Anglais qu'il avait fait prendre.

Le duc Philippe ne cherchait point cependant à s'allier plutôt à l'Angleterre qu'à la France. Il voulait seulement maintenir ses droits et prérogatives. Personne n'en était plus jaloux que lui. Il savait que dans les conseils du roi étaient beaucoup de gens qui n'étaient pas de ses amis ; mais il portait un loyal attachement à la maison de France, et un grand respect au roi. C'est ce qu'on pouvait voir, bien qu'il y eût sans cesse des difficultés entre eux sur l'exécution du traité d'Arras[51]. Elles portaient presque toujours sur des querelles de juridiction. En effet ce traité ayant, pour ainsi dire, aboli toute vassalité de la part du duc de Bourgogne, il avait souvent occasion de se plaindre des moindres actes de souveraineté du roi. Il lui déplaisait que l'on appelât de ses tribunaux et officiers devant le Parlement de Paris. Précédemment il avait représenté que l'appel était impossible pour les jugements rendus dans la Flandre, selon les lois du pays. Les causes s'y traitaient non devant des officiers de judicature, mais par des échevins, choisis parmi les habitants, soit par le prince, soit par les villes. Ils instruisaient sommairement les affaires, sans écriture, de vive voix, et sans aucune des formes de jugement suivies en France. Ils admettaient dans beaucoup de cas le défendeur au serment, sans recevoir de témoignages contraires : En outre, leurs coutumes et leur langue étaient inconnues au Parlement de Paris. L'appel ne semblait donc ni raisonnable ni même possible, si ce n'était pour les causes jugées par la chambre du conseil du comte de Flandre. Ces motifs avaient semblé justes., et le Duc les avait fait admettre. Il n'y avait rien à dire de pareil pour le duché de Bourgogne ou pour l'Artois ; mais le Duc prétendait en de certaines causes que le cas, se trouvant décidé par tel ou tel article du traité d'Arras, ne devait pas tomber sous la juridiction du Parlement. — A quoi il était répondu que le Parlement admettrait l'exception s'il y avait lieu ; mais qu'il en était juge.

Puis venaient les discussions sur l'étendue du ressort des baillis, parce que de certaines portions du territoire du Duc avaient auparavant dépendu des bailliages royaux. Le duc de Bourgogne se plaignait même d'avoir reçu des significations en personne par huissiers : ce pouvait être le fait de la partie plaignante et non du roi.

Il y avait aussi les lettres de rémission accordées par le roi, qui parfois n'étaient pas respectées en Bourgogne, et n'arrêtaient pas les poursuites. Le conseil de France s'en plaignait.

Le Duc, pour excuser sa méfiance du. Parlement, répétait encore que les gens qui avaient siégé au parlement de Poitiers ne lui rendaient point bonne justice, et gardaient leurs anciennes partialités.

Le roi avait imposé le vin venant de Bourgogne, taxe que requérait la nécessité du temps. — Mais, disait le conseil de France, ce n'était point taxer les sujets du Duc, et il suffisait de lui accorder franchise entière pour le vin qu'il ferait venir à son usage, et qui traverserait la France.

Les plaintes étaient donc réciproques, et parfois faites avec assez d'aigreur. « Monseigneur voudrait bien savoir, disait maître Vanderiesche ambassadeur de Bourgogne, comment dorénavant il a à vivre sous le roi, et comment il pourra s'y fier. » Le roi s'étonnait d'un tel langage ; il avait, répondait-il, doucement pardonné beaucoup d'excès et d'abus faits contre son autorité et ses droits souverains, et il avait plus fait pour complaire au duc de Bourgogne que pour aucun autre prince de son sang.

Et, lorsque le Duc faisait remontrer qu'autour du roi et dans son conseil il y avait des gens mal disposés pour lui, le roi répondait qu'il n'avait aperçu autour de lui aucun homme, de quelque état qu'il fût, qui n'eût bonne volonté pour le duc de Bourgogne, et ne cherchât à entretenir avec lui bon amour et bonne paix : que, s'il en était autrement, il y pourvoirait sans délai.

Quelques-unes de ces difficultés furent mises en arbitrage devant le pape, qui nomma l'évêque de Liège et d'autres commissaires pour expliquer le traité d'Arras. Du reste il y avait de part et d'autre, malgré beaucoup de méfiance, un grand esprit d'accommodement. Le Duc obtint sur plusieurs points ce qu'il souhaitait ; de son côté, il protesta par une déclaration authentique, qu'en joignant à ses titres de seigneuries les mots par la grâce de Dieu, il n'entendait porter aucun préjudice à la souveraineté du roi sur les états qu'il tenait de lui et de ses ancêtres ; mais que ces paroles s'appliquaient à ceux de ses domaines qui ne relevaient de personne.

Ainsi, pendant qu'en France ou s'occupait à rendre au royaume toute sa force, en y établissant le bon ordre, pour pouvoir ensuite combattre les Anglais avec plus d'avantage, le duc de Bourgogne ne songeait qu'à gouverner en paix ses états, à se faire obéir de ses sujets, à visiter ses bonnes villes, et à tenir une cour chevaleresque et brillante.

Deux entreprises où plusieurs de ses capitaines prirent part n'avaient rien d'assez grand pour lui apporter aucun trouble. Le duc de Milan, Philippe-Marie Visconti, mourut en 1447 ; il ne laissait point d'autre enfant que Blanche, fille bâtarde, qu'il avait reconnue et donnée en mariage au capitaine François Sforza ; c'était le vaillant et habile conducteur d'une compagnie de gens de guerre, avec laquelle il s'était mis successivement à la solde des divers princes d'Italie. Plusieurs princes prétendaient à ce grand héritage[52] : l'empereur soutenait qu'à défaut d'héritier mâle, ce fief faisait retour à l'Empire : Alphonse, roi d'Aragon, alléguait un testament du dernier duc : le duc d'Orléans se présentait comme fils de madame Valentine : Louis duc de Savoie, dont la sœur était duchesse douairière de Milan, avait un fort parti à Milan : enfin, les Vénitiens étaient dans le pays avec une forte armée.

Le duc d'Orléans demanda à son allié le duc Philippe de l'aider dans ses desseins. Il y consentit, et Ce fut en Bourgogne que se forma l'armée destinée à conquérir le duché de Milan. Le duc d'Orléans y vint avec sa femme madame de Clèves. Les États de la province lui donnèrent six mille francs. Jean de Châlons seigneur d'Arguel fils du prince d'Orange, qui avait épousé Catherine de Bretagne nièce du duc d'Orléans, se mit à la tête de cette aventure. Il prit pour son lieutenant Philibert de Vauldrey. Cette expédition ne fut pas heureuse ; le duc d'Orléans n'avait point d'argent pour payer son armée ; la plupart des hommes d'armes revinrent avant qu'on pût rien entreprendre de considérable. Il se borna à prendre possession du comté d'Asti, qui lui appartenait d'après les conditions du mariage de sa mère. Le sire d'Arguel, qui, sur l'espoir de la conquête du duché de Milan, avait vendu la plupart de ses domaines, revint ruiné sans avoir réussi à rien. Ce fut François Sforza qui, après quelques années, grâce à son courage et à son habileté, devint duc de Milan.

C'était aussi pendant ce temps-là que les galères envoyées par le duc Philippe au secours des chrétiens d'Orient parcouraient la mer Méditerranée, portant partout la terreur de son nom. Geoffroy de Thoisy arriva à temps pour sauver Rhodes, où le soudan d'Égypte venait assiéger les vaillants chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, qu'abandonnaient sans défense les princes de la chrétienté[53]. Il leur prêta les canons de ses galères, et s'enferma avec eux ; tous les assauts des infidèles furent repoussés ; leur floue presque détruite. Puis Geoffroy de Thoisy alla rejoindre la flotte du sire de Waurin, qui gardait le détroit de Constantinople contre les Turcs. Il entra jusque dans la mer Noire, descendit plusieurs fois sur les terres des mécréants ; tantôt vainqueur, tantôt vaincu. Il tomba même entre leurs mains, mais fut délivré sur la demande du souverain de Trébizonde. Les deux chefs bourguignons retournèrent ensuite à Venise réparer leurs galères, reprirent lamer, défirent les infidèles dans l'île de Chypre, détruisirent tous leurs vaisseaux sur la côte de Barbarie, et ne rentrèrent à Marseille qu'après trois années de glorieuses aventures. Mais de telles entreprises ne faisaient pas même la gloire de ces braves chevaliers, tant la chrétienté songeait peu aux intérêts de la vraie foi, et elles étaient de bien peu d'effet pour arrêter la puissance des infidèles dans l'Orient. Les Turcs, conduits par Amurath II, petit-fils de Bajazet, menaçaient chaque jour de plus près Constantinople, sans qu'aucune alliance ou entreprise se formât dans l'Occident pour sauver les derniers restes de cet empire chrétien.

Les pays de Bourgogne étant ainsi en repos, et le Duc sans nulle crainte d'être attaqué, il se plaisait surtout à voir ses chevaliers exercer leurs loisirs dans les tournois. On en fit encore de fort beaux ; mais les seigneurs de France et d'Angleterre, qui se disposaient à la guerre, ne pouvaient plus y affluer comme dans les années précédentes.

Le sire de Hautbourdin fit d'abord publier son entreprise de la belle pélerine, où il (levait paraître sous l'armure et avec l'écu de Lancelot-du-Lac. C'était à Saint-Omer qu'avait été construit un perron où pendaient pour gages d'entreprise à pied et à cheval les écus de Lancelot et de Tristan de Leonois, afin d'être touchés par ceux qui voudraient combattre le chevalier de la pélerine. Les écuyers étaient habillés en robe blanche de pèlerins, et portaient de hauts bourdons comme armoiries parlantes de leur maître. Par malheur il ne se présenta, dans le temps fixé, qu'un vieux chevalier allemand, très vaillant toutefois, et fort expert à ces sortes de jeux. Le Duc et son fils présidèrent encore à ce tournoi, qui se passa tout au mieux. Après les délais passés, arriva Bernard de Béarn, bâtard de Foix, que la fièvre avait pris en route, et qui n'avait pu arriver à temps. Le sire de Hautbourdin ne voulut point pour cela lui refuser le combat ; mais la lice et tout l'appareil étant déjà démontés, il remit son adversaire à la prochaine occasion.

Elle se présenta bientôt ; Jacques de Lalaing le bon chevalier, car c'est ainsi que chacun le nommait, après son tournoi de Gand, était allé chercher des joutes en France, en Castille, en Aragon, en Portugal, en Écosse, et avait eu partout de beaux faits d'armes. De là il était venu en Angleterre, où il avait publié une entreprise. Comme il n'avait pas obtenu la permission du roi, on lui remontra qu'il agissait contre l'usage et la loi du pays. A cela il répondit : « J'ai fait vœu de publier mon entreprise dans la plupart des royaumes chrétiens ; si je demandais une permission qu'on pourrait me refuser, je m'exposerais à manquer à mon vœu, et à désobéir à une personne que je crains plus de mécontenter que tout les rois du monde entier. » Ainsi il continua à publier son entreprise ; mais le roi n'ayant pas fait connaître sa volonté, personne ne se présenta. Comme il-venait de s'embarquer à Sandwich, un écuyer du pays de Galles, nommé Thomas Kar, se jeta dans un petit bateau, et, abordant son vaisseau, lui demanda à le combattre, sinon en Angleterre, du moins en présence du duc de Bourgogne. C'était pour cette joute qu'une lice fut dressée à Bruges[54].

L'écuyer d'Angleterre demanda que les dames y assistassent, et elles y vinrent, sauf la Duchesse, qui ne se plaisait pas à ces sortes de divertissement, et ne s'y trouvait jamais. Le sire de Lalaing avait pour écuyers le sire de Beaujeu, Adolphe de Clèves seigneur de Ravenstein, le bâtard de Bourgogne et d'autres grands seigneurs qui, pour lui faire honneur, portaient ses couleurs, la robe de satin gris et le pourpoint cramoisi.

Le combat de la hache commença ; le sire de Lalaing portait la sienne par le milieu pour se servir, à son choix, ou du bout ferrée de la niasse qui était en bec de faucon. Tantôt il essayait d'entrer dans la visière avec la pointe, tantôt tenant sa hache des deux mains, il frappait à grands coups de masse sur le casque de l'adversaire. Celui-ci, sans s'émouvoir, parait les coups, et se défendait fièrement. Enfin, en repoussant du tranchant de sa hache une des attaques du sire de Lalaing, il l'atteignit au défaut du gantelet. On vit tout aussitôt le sang couler en abondance du bras du bon chevalier, et sa main gauche lâcher la hache, car il n'avait plus la force de la soutenir.

Chacun pensa que le Duc allait arrêter le combat où son chevalier le plus aimé courait un tel péril. Mais il craignit de paraître partial contre l'étranger ; et ne donna aucun ordre. Cependant le sire de Lalaing avait passé sa hache sous le bras gauche, comme une femme porte sa quenouille, et la dirigeant de la main droite, il parait avec le manche les coups qui lui étaient portés. Toute l'assemblée tremblait pour le jeune chevalier ; de temps en temps il soulevait sa main blessée, et l'on en voyait dégoutter le sang. Il semblait qu'il voulût ainsi montrer à son seigneur en quel état il se trouvait. Les assistants avaient tous les yeux fixés sur le bon Duc. Quoi qu'il lui en pût coûter, il voulut faire son devoir de juge, et s'en fia à Dieu et à la chevalerie de son cher Jacques de Lalaing.

Ne pouvant plus soutenir ce combat inégal, Jacques poussa le bâton de sa hache entre le bras et le corps de son adversaire ; et, se jetant sur lui, il souleva son bras blessé et le lui jeta sur l'épaule, tandis que de l'autre il le saisit par le bord de son casque ; puis il tira avec force. L'Anglais fut pris à l'improviste ; son armure était lourde, et le bon chevalier armé à la légère. Il fut ébranlé, et entraîné en avant, sans pouvoir se retenir. En un clin-d'œil il, tomba de son long, la visière dans le sable. Jacques de Lalaing ne songea point à user de son avantage, ni à faire un mauvais parti à son adversaire ; il ramassa la hache et se présenta devant son juge. Les hérauts relevèrent l'Anglais ; il voulut dire qu'il n'était tombé que sur le coude, et s'était retenu. Le maréchal de la lice et les témoins attestèrent qu'il avait eu tout le corps à terre ; et la victoire fut reconnue au bon chevalier. Il se montra si courtois et si généreux qu'au lieu d'enjoindre à son adversaire vaincu de s'en aller, selon les conditions du combat, rendre son gantelet à la personne que désignerait le vainqueur, il lui fit grâce de cet affront et lui donna même un beau diamant en gage de consolation et d'amitié.

On lit ensuite la joute du sire de Hautbourdin et du bâtard de Foix. Il ne s'y passa rien de remarquable, sinon que le chevalier gascon, ayant présenté une hache dont le manche avait un fer long et pointu, disposé pour entrer facilement dans les trous de la visière, le sire de Hautbourdin, au lieu de refuser une telle arme, décloua sur-le-champ sa visière, et voulut combattre à visage découvert ; mais aussi il fit ôter de son pavillon l'écu de Lancelot du Lac, et arbora ses propres armoiries de Luxembourg. Quand ce fut au combat à cheval le Duc fut obligé de faire cesser la joute presque aussitôt, parce que le casque du bâtard de Foix, n'étant pas attaché à son armure, était relevé à chaque coup de lance, et lui meurtrissait le visage. C'était ainsi qu'on s'armait en Espagne ; mais en Flandre et en Allemagne toutes les pièces de l'armure tenaient ensemble.

Après son tournoi de Bruges, le sire de Lalaing continua à chercher les aventures ; car il s'était promis d'avoir paru trente fois en champ clos avant d'avoir atteint sa trentième année. Pour en venir plus sûrement à ses fins, il imagina d'aller tenir son entreprise à Châlons-sur-Saône. C'était la route d'Italie, et comme on approchait de l'année 1450, où devait se faire le jubilé à Rome, beaucoup de chevaliers devaient passer par-là. Les affaires de la religion venaient enfin d'être accommodées par les soins des princes chrétiens, et surtout du roi de France. Le concile avait consenti à se séparer ; le pape Félix V avait bien voulu quitter la papauté, et il était retourné dans sa retraite de Ripaille. Le pape Nicolas V, successeur d'Eugène IV, était donc pour lors reconnu de tous ; et il n'y avait qu'une seule Église.

Le sire de Lalaing s'était associé au seigneur Pierre de Vasco, ce chevalier espagnol qui avait combattu à l'arbre Charlemagne. Ils firent dresser à Châlons, de l'autre côté de la rivière, un grand pavillon ; on y voyait un tableau représentant la sainte Vierge tenant l'enfant Jésus. Au bas de ce tableau était la représentation d'une figure de femme richement vêtue, qui semblait éplorée, et dont les larmes tombaient dans une fontaine. Près de la fontaine était une licorne qui portait les trois écus qu'on devait toucher pour le combat de la hache, de l'épée ou de la lance.

Les deux chevaliers devaient passer une année entière à Châlons, pour y combattre contre tous venants au nom de la dame des Pleurs. Le Duc n'avait pu venir si loin de la Flandre, où ses affaires le retenaient ; mais il avait envoyé Toison-d'Or pour servir de juge en sa place, et tout se fit avec une extrême solennité. Il se présenta successivement plusieurs chevaliers ou écuyers de Bourgogne de Nivernais, de Savoie, de Suisse. On y vit Jacques de Bonifazio, et ce fut lui qui eut le prix de la lancé. Le duc d'Orléans, la duchesse, madame d'Arguel, et toute une cour brillante qui revenait d'Italie, honorèrent de leur présence plusieurs joutes. Lorsque l'entreprise fut à sa fin, le bon chevalier donna un grand banquet à tous les nobles combat-tans. Pour orner la table il avait fait faire un entremets. C'était ainsi qu'on appelait les figures et représentations qu'on faisait paraître dans les banquets. Il avait voulu que tous les combattants fussent peints avec leurs armures, et l'on voyait son propre portrait avec un couplet écrit devant ses pieds, où il témoignait sa reconnaissance à tous les nobles compagnons qui avaient bien voulu le prendre pour adversaire ; leur offrait de les servir, en toute occasion, de son corps et de ses biens, comme leur frère d'armes. Il fit présent d'une belle robe de martre zibeline à Toison-d'Or. Enfin, après avoir salué courtoisement la dame des Pleurs, et baisé les pieds de la sainte Vierge, il fit porter, avec respect et en procession, le tableau, la figure et la Licorne dans l'église de Châlons. De là il partit pour aller publier des entreprises en Italie.

 

 

 



[1] Histoire de Languedoc. — Histoire généalogique. — Berri.

[2] Académie des Inscriptions, tome 45.

[3] Berri. — Chartier. — Richemont.

[4] Journal de Paris.

[5] Berri. — Hollinshed. — Rapin-Thoyras.

[6] Rapin-Thoyras. — Hume. — Rymer. — Grafton.

[7] La Marche.

[8] Histoire de Bourgogne.

[9] Journal de Paris.

[10] La Marche. — Richemont.

[11] Mathieu de Couci.

[12] Convention subséquente passée à Rouen. Pièces de l'Histoire de Bourgogne.

[13] Mathieu de Couci.

[14] Amelgard.

[15] Jean de Muller, Histoire de la Confédération suisse. — Mallet, Histoire des Suisses.

[16] Pfeffel, Histoire du Droit public d'Allemagne, an 1442.

[17] Chatelain.

[18] Mathieu de Couci.

[19] Mathieu de Couci. — Muller.

[20] Vincendo fatigati, expression de Justin, empruntée par Æneas Sylvius.

[21] Mathieu de Couci.

[22] Gollut.

[23] Ordonnance portant réunion de la ville d'Épinal.

[24] Amelgard.

[25] Mathieu de Couci. — Berri. — Richemont.

[26] Particularités de la vie de Charles VII. Manuscrit cité par Villaret.

[27] Olivier de la Marche. — Berri. — Mathieu de Couci. — Vigiles. — Chartier.

[28] Olivier de la Marche.

[29] Mathieu de Couci.

[30] Richemont.

[31] Éloge de Charles VII.

[32] Mathieu de Couci.

[33] Olivier de la Marche.

[34] Journal de Paris.

[35] Pièces de l'Histoire de Bourgogne.

[36] Lettre de Thibaud de Neufchâtel, 10 avril 1445.

[37] Mathieu de Couci. — Histoire de Languedoc.

[38] Informations faites sur la mort de la Dauphine : Pièces de l'Histoire de Louis XI. — Histoire manuscrite de Louis XI, par l'abbé Legrand.

[39] Déposition du comte de Dammartin.

[40] Déposition de la dame de Saint-Michel.

[41] Mathieu de Couci.

[42] Olivier de la Marche.

[43] Mathieu de Couci.

[44] Olivier de la Marche. — Vie de Jacques de Lalaing.

[45] Meyer. — Heuterus. — Chronique de Hollande.

[46] Histoire de Hollande de l'Histoire universelle.

[47] Olivier de la Marche.

[48] Mathieu de Couci. — Olivier de la Marche.

[49] Hollinshed. — Rapin-Thoyras. — Hume.

[50] Olivier de la Marche.

[51] Pièces de l'Histoire de Bourgogne.

[52] Guichenon. — Denina. — Sismondi.

[53] Meyer. — Heuterus. — Vertot. — Manuscrit 7445.

[54] Vie de Jacques de Lalaing. — Lamarche.