Continuation du
désordre. — États d'Orléans. — Praguerie. — Siège de Pontoise. — Assemblée
des princes à Nevers. — Conquête du duché de Luxembourg.
LE roi ne demeura que trois
semaines à Paris ; dès les premiers jours de décembre 1437, il retourna à
Orléans, à Tours, à Bourges, et dans les pays de la Loire. Sa présence qui
avait tant réjoui les Parisiens, n'apporta aucun soulagement à leurs maux.
Les ravages des écorcheurs, la disette, la misère, le manque de commerce et
de travail ne se firent pas sentir moins cruellement. Paris, seul, n'était
pas en proie à ces fléaux ; tout le royaume et la Flandre furent au
commencement de cette année ravagées par la plus effroyable famine qu'on eût
jamais vue ; elle augmenta encore les désordres, les pillages, les cruautés.
Une femme fut brûlée à Abbeville pour avoir égorgé des petits enfants, et mis
leur chair en vente après l'avoir salée[1]. Une
épidémie affreuse se joignit à tant de calamités, elle fit périr une quantité
immense de personnes. Dans beaucoup de villes on ne pouvait suffire à
ensevelir les morts ; à Paris il mourut environ cinquante mille habitants ;
des rues entières étaient désertes, les loups venaient sans nulle crainte, et
en plein jour, au milieu de la ville ; ils y dévorèrent parfois des enfants
et des femmes[2]. La chambre des comptes promit
vingt sous par tête de loup. Au
milieu d'une si horrible situation, les courses des compagnies ne pouvaient
que redoubler. Il n'y avait plus aucun ordre, aucune obéissance dans le
royaume. Pendant l’épidémie, le connétable, pour fuir la contagion, voulut se
loger à Vincennes ou à Beauté[3]. Les gens qui tenaient ces
châteaux lui en refusèrent l'entrée au nom du duc de Bourbon, et il fut
obligé de se les faire ouvrir de vive force. Quelque
temps auparavant, il avait chassé de Compiègne Guillaume de Flavy, le plus
cruel, le plus avare de tous les capitaines des compagnies, qui était devenu
la terreur du pays par ses pillages, ses désordres et ses crimes ; il l'avait
même rançonné de quatre mille écus[4]. Peu après, Flavy trouva moyen
de rentrer par surprise dans la ville et de s'y fortifier. Comme il sut que
le maréchal de Rieux, se rendant de Dieppe à Paris, passait près de là avec
peu de gens, il le fit arrêter par un nommé Robert l'Hermite, et le jeta en
un cachot. Il disait que le maréchal était présent lorsque le connétable
l'avait mis hors de Compiègne, qu'il voulait se venger sur lui, et tirer de
là un moyen pour traiter avec le connétable et pour ravoir ses quatre mille
écus. Le connétable ne put jamais en-avoir justice, et le sire de Rieux
mourut en prison. On réussit seulement à saisir Robert l'Hermite, qui fut
décapité. Tel
était le faible pouvoir du connétable ; et c'était lui pourtant qui avait en
ce moment la première autorité dans le royaume. Malgré sa volonté de remettre
l'ordre, il éprouvait mille dégoûts. Le roi écoutait bien plus les conseils
de Christophe de Harcourt, de l'évêque de Clermont, et du sire de Chaumont
que ceux du connétable[5]. Dès qu'il usait de rigueur
contre quelque capitaine d'écorcheurs on se plaignait de lui. C'était tantôt
les Écossais, tantôt les Gascons, tantôt quelqu'un des princes ou des grands
seigneurs qui prenaient parti pour ceux qu'on punissait. En même temps les
Parisiens et le peuple, qui l'avaient d'abord beaucoup aimé et qui avaient
espéré en lui, voyant que rien ne changeait, que leurs maux ne diminuaient
pas, étaient devenus méfiants et haineux. On disait qu'il ne songeait qu'à
gagner de l'argent, qu'il faisait le bon serviteur pour avoir des tailles ou
des emprunts, puis ne se souciait nullement ni du roi, ni du peuple. On
assurait que les Anglais ne le craignaient pas, et souvent même savaient par
lui les entreprises résolues contre eux. On lui reprochait de laisser les
riches ramasser le blé dans les greniers, et le vendre cher aux pauvres gens
; ce ne pouvait être, croyait-on, que pour en retirer quelque profit. Enfin
le connétable était, au dire de tout ce peuple malheureux et mécontent, un
homme mauvais et plein de couardise[6]. En même temps les gens de
guerre ne parlaient que de sa cruelle sévérité, racontaient que dès qu'il
rencontrait quelque soldat sans aveu, il le faisait tout aussitôt pendre ou
noyer, et l'avaient surnommé le Justicier. Les
compagnies continuaient à se répandre dans la Champagne, dans
l'Ile-de-France, dans la Picardie. Ayant trouvé les seigneuries du comte de
Ligny en bon état de défense, les chefs traitèrent presque tous avec lui, et
l'on se promit mutuellement de ne se point attaquer. De là les écorcheurs
poussèrent jusqu'en Hainaut ; le sire de Croy manda les nobles et les gens
des communes pour défendre le pays. Les compagnies tombèrent d'abord sur une
troupe des communes ; nonobstant une vive résistance elles la défirent
complétement, et emmenèrent beaucoup de prisonniers. Le duc de Bourgogne
envoya aussitôt au secours de son pays de Hainaut ; les compagnies craignant
sa puissance se retirèrent, et même rendirent sans rançon les prisonniers
qu'elles avaient faits. Elles retournèrent en Champagne et bientôt après en
Lorraine, où le comte de Vaudemont et le duc de Bar avaient recommencé à se
faire la guerre. Chacun d'eux prenait pour auxiliaires des chefs
d'écorcheurs, comme Fortépice, Antoine de Chabanne, Floquet, Geoffroy de
Saint-Belin, et autres qui, servaient alternativement l'un ou l'autre selon
les meilleures occasions de pillage. Rodrigue
de Villandrada était retourné dans le Midi. Le bâtard de Bourbon ravageait
les marches de Bourgogne. Pour la Hire, il se tenait assez constamment à
Beauvais et aux environs, et il guerroyait contre le comte de Ligny,
nonobstant les ordres du roi, qui avait donné un délai à ce seigneur pour
reconnaître la paix d'Arras. Il faisait même parfois des courses sur les pays
du duc de Bourgogne, qui cependant l'avait toujours en grande bienveillance,
et lui rendit en ce temps-là un service important[7]. Le sire
d'Auffemont conservait rancune à la Hire, pour l'avoir traîtreusement pris et
rançonné. Il le fit guetter, et un jour trouva moyen d'introduire cent vingt
hommes dans la ville de Beauvais. La lire jouait alors à la paume dans la
cour d'une hôtellerie. La maison fut environnée ; il se cacha sous la
mangeoire de l'écurie ; mais bientôt après on le découvrit. Il fut mis en
croupe derrière un cavalier, avec menace de le tuer s'il criait au secours ;
ce fut ainsi qu'on l'emmena en prison chez le seigneur de Mony, de là au
château d'Ancre. Le roi, qui aimait fort la Hire, enjoignit au sire
d'Auffemont de le délivrer ; mais il était soutenu par la plupart des grands
seigneurs, ses pareras ou ses alliés. Car c'était un puissant gentilhomme, de
l'ancienne maison de Clermont ; aussi ne se mit-il pas en devoir d'obéir. Le
roi pensa que le duc de Bourgogne aurait plus de puissance, et lui écrivit
pour le prier instamment de terminer cette affaire. Le sire d'Auffemont
consentit, bien qu'à grand'peine, à s'en rapporter au jugement du Duc. Les
deux parties vinrent par-devant lui à Douai ; il fit rendre au sire
d'Auffemont son château de Clermont que la Hire retenait toujours, régla la
rançon que celui-ci payerait ; et la Hire, redevenu libre, recommença ses
courses. Après
que le Duc, en domptant les gens de Bruges, eut apaisé, pour quelque temps du
moins, les révoltes de Flandre, il reprit ses desseins contre Calais. Ou lui
persuada qu'en rompant les digues, il pourrait inonder la ville et
contraindre les Anglais à l'abandonner. Un grand nombre de pionniers et de
manœuvres fut assemblé, et ils travaillèrent sous la défense d'environ cinq
mille combat-tans, que conduisaient le comte d'Étampes et le sire de Croy.
Toute cette peine et cette dépense furent inutiles, et l'on s'aperçut mais
trop tard, que c'était une chose impraticable. Les Anglais ne souffrirent
d'autre dommage de cette entreprise que de voir la campagne de Calais et de
Guines dévastée par les Bourguignons. La
guerre se continuait ainsi sans aucun avantage pour les uns ni pour les
autres ; l'Angleterre, comme la France et comme la Flandre, était épuisée
d'argent, en proie à la famine et aux maladies. La discorde y régnait
toujours dans les conseils du roi : le cardinal de Winchester plus porté à la
paix : le duc de Glocester, au contraire, ne voulant jamais entendre parler
de traiter. Mais, en ce moment, le cardinal était plus en crédit. On se
résolut donc à écouter les instances que le pape ne cessait de renouveler,
pour arrêter enfin l'effusion du sang chrétien. Le duc de Bretagne avait
offert sa médiation. Le duc d'Orléans redemandait aussi à intervenir comme
médiateur. Le conseil y consentit, et, au mois de janvier 1439[8], des conférences préliminaires
se tinrent à Gravelines, entre le cardinal de Winchester et des ambassadeurs
du roi de France. La duchesse de Bourgogne s'y rendit avec plusieurs sages
conseillers ecclésiastiques ou séculiers ; soit que le Duc ne voulût pas
traiter en personne avec les Anglais ; soit qu'il craignît d'exciter en rien
la méfiance du roi Charles. Il venait en effet de resserrer encore ses liens
avec la France. Pendant le traité d'Arras, il avait été convenu que madame
Catherine, fille du roi, épouserait le comte de. Charolais. Ce mariage fut
définitivement conclu et signé au mois de septembre 1438, à Blois, par le
sire de Crèvecœur, ambassadeur du Duc. Les
conférences de Gravelines ne conclurent à rien ; il fut cependant résolu que
bientôt après on en tiendrait de nouvelles et plus solennelles, soit à
Cherbourg, soit à Calais, où le duc d'Orléans viendrait en qualité de
médiateur. On parla de trêves, et il fut impossible de s'entendre même à ce
sujet. Les
malheurs qui désolaient les états du roi de France et du duc de Bourgogne
continuèrent donc comme auparavant. Après avoir épuisé la Lorraine, en se
mêlant aux guerres que se faisaient entre eux le duc de Bar et le comte de Vaudemont,
le damoiseau de Commercy, et le sire Éverard de la Marck ; après avoir
repoussé le connétable qui était venu au secours de ce dernier seigneur, les
compagnies se réunirent au nombre d'environ six mille chevaux, et, sous la
conduite de la Hire, de Brussac, d'Antoine de Chaban ne et autres, elles s'en
allèrent faire des incursions en Allemagne. Beaucoup
de seigneurs et de nobles de ce pays-là[9], voyant ce qui se passait
auprès d'eux, s'étaient mis aussi à courir la campagne, pillant et
maltraitant les paysans et les bourgeois. Ils disaient que c'était le
véritable moyen de tenir, ces gens des communes dans leur état, d'où ils voulaient
orgueilleusement sortir, quand ils étaient trop riches. Mais comme ils
n'étaient ni si nombreux, ni si bien aguerris que les écorcheurs de France,
ils furent mis en déroute par les bourgeois de Bâle. Ce fut alors que le
vieux comte Guillaume de Diest, évêque de Strasbourg, qui était depuis long,
temps en discorde avec les communes d'Alsace, et qui était le principal
conseiller de cette noblesse, imagina d'envoyer querir les Armagnacs, comme
on les nommait encore dans ces contrées. Il n'était guère besoin de leur
donner un motif pour venir ravager un nouveau pays ; cependant cet évêque
leur persuada qu'ils rempliraient mi devoir de chrétiens, en prenant le parti
du pape contre les pères du concile. La
discorde avait éclaté tout de nouveau entre eux, et plus vivement que jamais.
Le pape niait l'autorité du concile, et en tenait un de son côté à Florence,
où il s'efforçait de réunir les Grecs à l'Église. Les pères assemblés à Bâle
traitaient d'hérésie toute résistance à l'autorité souveraine d'un concile
général, et procédaient contre le pape. Chaque parti diffamait l'autre, au
grand scandale de la chrétienté. Seul de tous les princes de l'Europe, le duc
de Bourgogne tenait pleinement pour le pape, et avait des ambassadeurs au
concile `de Florence. Le, roi de France, qui s'était environné :de toutes les
lumières de son clergé assemblé à Bourges, approuvait au contraire assez les
doctrines du concile sur la puissance des papes. Il fit même, vers ce temps,
la fameuse ordonnance nommée pragmatique-sanction, où, renouvelant ce qui
avait été réglé sous le saint roi Louis IX, tout pouvoir de collation des
évêchés et archevêchés fut enlevé aux papes et remis à l'élection des
chapitres. La juridiction du pape fut aussi restreinte. Nul ne devait être
contraint de plaider par-devant la cour de Home, et les appels devaient se
juger en France par un évêque in partibus, délégué par le pape. L'autorité
souveraine des conciles généraux était pleinement reconnue ; le nombre des
cardinaux restreint à vingt-quatre, et les communications et interdits ne
pouvaient être prononcés qu'après une procédure suivie par les pasteurs
ordinaires. Mais si
le conseil de France se montrait favorable aux décrets du concile touchant la
discipline de l'Église, il ne prenait nullement parti contre le pape, et
n'approuvait point les procédés violents employés de part et d'autre. Ce fut
donc, quoi qu'ils en pussent dire, sans aucun ordre ou permission du roi, que
les chefs des compagnies prirent la querelle du Saint-Père. Annsen de
Winckingen seigneur des marches de la Lorraine, d'accord avec l'évêque
Guillaume de Diest, leur livra passage, et leur montra les chemins à travers
les montagnes. Une autre troupe de routiers, qui avaient attaqué la Bresse,
et que le duc de Savoie, avec le secours des gens de Berne, venait de
repousser, vint se joindre aux autres. Ils arrivèrent à l'improviste devant
Saverne. Le sire Louis de Lichtenberg eut à peine le temps de rassembler
quelques gens du pays ; ils n'opposèrent aucune résistance ; la terreur que
répandaient les Armagnacs ôtait courage à tout le monde. Pour accroître
l'épouvante attachée à leur nom, ils avaient fait brûler à demi un malheureux
paysan, et dans cet état l'avaient renvoyé vers les siens. Ils mirent en
fuite une troupe de bourgeois de Strasbourg, qui avait tenté une sortie. Puis
ils se répandirent partout, commettant leurs horreurs accoutumées ; elles semblaient
bien plus merveilleusement cruelles à des peuples où l'on avait le bonheur de
vivre en paix. Les Armagnacs passèrent ensuite le Rhin ; quelques-uns
poussèrent jusque vers Francfort. Quant à
leur entreprise sur Bâle et sur le concile, elle échoua. Les gens de Bâle
appelèrent à leur secours les vaillantes communes de la Suisse ; elles
commençaient à être en grande discorde entr'elles, mais se réunirent pour
cette fois contre les Armagnacs. Peu à peu le désespoir aguerrit les paysans ;
ils sortaient des forteresses où ils avaient pris refuge, et tombaient sur
ces écorcheurs dès qu'ils les voyaient en petites troupes. Il en périt ainsi
beaucoup. Ils reçurent un échec plus cruel encore, lorsqu'ils rentrèrent dans
le royaume par la haute Bourgogne[10]. Jean de Vergi, gouverneur du
duché, assembla les gentilshommes à Châlons-sur-Saône, et se mit à la
poursuite de ces méchantes gens ; un grand nombre fut tué. Pour ceux qu'on
prenait, on les livrait aussitôt au bourreau, ou bien on les jetait à la
rivière. Le Doubs et la Saône étaient pleins de leurs cadavres, et les déposaient
sur les rivages qui en étaient tout empestés. Les débris de ces compagnies
s'en allèrent à travers le Nivernois et l'Auvergne, dans le Midi, rejoindre
celles qui mettaient sans cesse à rançon la province du Languedoc. Le sire
de Villandrada, à force d'argent, consentit enfin à suivre, avec sa troupe, Saintrailles
dans la guerre qu'il allait faire aux Anglais dans la Guyenne. Ils s'y
conduisirent vaillamment, repoussèrent les ennemis jusqu'à Bordeaux, et
s'emparèrent même de Saint -Séverin, qui touche à cette ville. Le roi
pardonna alors au seigneur Rodrigue, en considération de ce bon service.
Mais, comme 'on n'envoya point de renforts de ce côté, les Anglais reprirent
bientôt ce qu'ils avaient perdu. La
Flandre n'était pas beaucoup plus heureuse ni tranquille que la France. Les
habitants de Bruxelles, de Louvain et de Maline recommencèrent à se faire la
guerre, à cause du commerce des blés que la disette rendait plus important
que jamais. Les gens de Hollande et de Zélande exerçaient sur mer le métier
de pirate, s'emparaient des vaisseaux étrangers, ruinaient tout le commerce,
et souvent même descendaient sur les côtes de Flandre pour piller. Leur
amiral, le seigneur de la Vere, de la maison de Borssele, commandait lui-même
ces expéditions. Il faisait en même temps une guerre cruelle aux villes de
Hambourg, Lubeck, Brême et Wismar ; c'étaient les rivalités pour le' commerce
de mer qui avaient allumé cette haine des Hollandais contre les Oostrelins,
comme on appelait alors les peuples des frontières de l'Occident en
Allemagne. Vainement le duc Philippe fit ses efforts pour les réconcilier[11] ; les deux partis avaient trop
d'orgueil et d'envie. Plus de trois ans se passèrent avant que le négoce pût
reprendre son cours avec cette portion de l'Allemagne. Avant
que les nouvelles conférences s'ouvrissent à Gravelines, le roi de France
envoya au duc de Bourgogne madame Catherine comtesse de Charolais. Elle avait
pour lors dix ans ; sa suite était illustre ; elle était accompagnée des
archevêques de Reims et de Narbonne, des comtes de Vendôme et de Tonnerre, du
sire de Beaujeu fils du duc de Bourbon, du bâtard d'Orléans, et d'un cortége
nombreux de chevaliers et d'écuyers. Une noble réception lui fut faite à
Cambray : les comtes de Nevers et d'Étampes, le chancelier de Bourgogne, et
une foule de seigneurs vinrent au-devant d'elle. La comtesse de Namur, la
darne de Crèvecœur, la dame de Hautbourdin, et plusieurs autres femmes de
grand état formaient sa compagnie. De semblables honneurs lui furent rendus
dans toutes les villes de la domination de Bourgogne, et elle arriva dans
cette pompe à Saint-Omer, où se tenait alors le Duc. Là le mariage fut
célébré. Parmi les fêtes, il y eut une joute magnifique où le sire de Créqui
fut le tenant. Tout
aussitôt après, la Duchesse partit pour Gravelines ; l'évêque de Cambray, le
sire de Crèvecœur et le sire de Sautes étaient ses principaux conseillers. Le
roi de France envoyait aux conférences les seigneurs qui avaient accompagné
madame Catherine. Le cardinal de Winchester, le duc de Norfolk, le comte
d'Essex étaient ambassadeurs pour les Anglais. Le concile de Bâle avait
envoyé l'évêque de Vicence. On y voyait aussi les ambassadeurs du comte
d'Armagnac comme prince souverain. La
Duchesse étala, dans cette occasion, une grande magnificence. Ses tentes
étaient dressées non loin de Calais. Les conférences se tenaient tout auprès
de cette ville ; car les Anglais ne voulaient pas que le duc d'Orléans, leur
prisonnier, sortît des pays de leur domination. Ce prince eut d'abord le
bonheur de revoit son frère, le bâtard d'Orléans, qui avait acquis tant de
gloire à défendre le royaume, et qui, depuis longtemps, n'avait rien plus à
cœur que la délivrance de son noble frère. Pour lui marquer son amitié et sa
reconnaissance, il lui fit don de son comté de Dunois, dont le bâtard
d'Orléans porta dorénavant et illustra le nom. La
duchesse de Bourgogne montra au duc d'Orléans la plus gracieuse courtoisie ;
elle eut d'abord avec lui un entretien particulier, puis ils dînèrent
ensemble dans la tente du cardinal d'Angleterre. En le quittant elle lui dit,
devant les principaux ambassadeurs : « Ne désirez-vous pas bien la paix, mon
cousin ? — Je donnerais ma vie pour la procurer, répondit-il. — Hé bien,
dit-elle, puisque nous sommes si bien d'accord, nous en viendrons à bout. » Elle y
échoua cependant. Malgré toute sa bonne volonté et le soin qu'elle mit à
apaiser les deux partis, ils n'étaient pas plus près de s'entendre que lors
du traité d'Arras. Les Francais ne voulaient céder que la N6rmandie et la
Guyenne, et ils exigeaient que le roi Henri renonçât au titre de roi de
France. Les Anglais prétendaient, au contraire, posséder toute la France
jusqu'à la Loire, et de plus, la Guyenne et le Poitou. Il fut impossible de
conclure même une trêve, parce que chacun exigeait préalablement la remise de
diverses forteresses. Pendant
que les ambassadeurs se débattaient ainsi sans espoir de s'accorder, on
apprit que le connétable venait de prendre la ville de Meaux. Il y avait
longtemps qu'il demandait au roi de lui fournir les moyens d'assiéger cette
forteresse, dont la garnison ravageait toute la Brie, arrêtait la navigation
de la Marne, et faisait enchérir les vivres à Paris. Mais il n'obtenait nulle
réponse satisfaisante[12] ; personne ne lui obéissait,
chacun trouvait protection coutre lui auprès du roi. Le chagrin s'empara de
lui ; il résolut de laisser tout le gouvernement de la France, et de se
retirer dans ses seigneuries ; il déclara même son dessein au conseil qui réglait
les affaires à Paris avec lui. Le
lendemain, comme il était seul à prier en la chapelle de son hôtel, le prieur
des Chartreux vint le visiter : « Mon père, que vous faut-il ? lui dit
le connétable. — Je voudrais parler à monseigneur le connétable, répondit le
bon père. — C'est moi. — Ah ! dit le prieur, je ne vous connaissais pas, mais
j'ai fort à vous parler. — Volontiers, continua le prince. — Monseigneur,
vous tintes hier conseil, et vous délibérâtes de quitter le gouvernement. —
Comment le savez-vous ? dit vivement le connétable, qui vous l'a dit ? — Monseigneur,
ce n'est personne de votre conseil, ne vous en mettez point en peine ; mais
je le tiens d'un homme bien croyable, d'un de nos frères. Ah ! je vous prie,
monseigneur, ne faites pas cela ; n'ayez point de souci, Dieu vous aidera. —
Hélas ! mon père, comment cela se pourrait-il faire ! s'écria le connétable ;
le roi ne veut point m'aider, il ne me donne ni gens, ni argent ; les hommes
d'armes me haïssent parce que j'en fais justice et ne veulent point m'obéir. —
Monseigneur, ils feront ce que vous voudrez ; vous souhaitez de mettre le
siège devant Meaux, le roi vous mandera de le faire, et vous enverra gens et
argent. — Mon père, Meaux est bien fort, le roi d'Angleterre y passa neuf
mois. — Monseigneur, n'ayez point de souci, vous n'y resterez pas si
longtemps ; ayez toujours bonne espérance en Dieu, soyez humble, ne vous
enorgueillissez pas comme tous vos gens d'armes ; eux auront un peu à
souffrir, mais vous en viendrez à votre honneur. » Le
lendemain le connétable alla entendre la messe aux Chartreux et demanda au
prieur de lui montrer le frère qui avait dit toutes ces choses. — « Oui »,
répondit le bon père, et il fit passer devant le prince tous les frères du
couvent, sans vouloir le lui montrer autrement. Depuis il découvrit que
c'était frère Hervé Dupont, et il le fit prieur d'une Chartreuse qu'il fonda
à Nantes. Peu de
jours après ce bon avis du prieur des Chartreux, le connétable reçut une
réponse favorable du roi qui lui ordonnait de commencer le siège, et
enjoignait aux divers capitaines de venir sous ses ordres. Il n'avait pas eu
souvent en sa vie une si grande joie. Il se hâta de réunir tout son monde à
Corbeil ; il avait avec lui Ambroise de Loré, la Hire, Denis de Chadli,
Olivier de Coëtivy, le commandeur de Giresme, le seigneur de Chatillon, le
capitaine Bourgeois ; et de sa propre maison, Gilles de Saint-Simon, le sire
de Rostrenen et d'autres Bretons[13]. Le
siège commença le 20 juillet ; le connétable avait d'abord établi ses
bastilles et ses logements, autour de la ville, au nord sur la rive droite de
la Marne ; laissant pour l'attaquer ensuite l'autre partie de Meaux qu'on
nomme le Marché, et qui se trouve sur la rive gauche du côté de la Brie. Dès que
les Anglais surent qu'on voulait leur enlever cette importante place, ils résolurent
de tout essayer pour la secourir. Lord Talbot, lord Scales, lord
Falconbridge, sous les ordres du comte de Sommerset, réunirent environ quatre
mille combattants pour faire lever le siège. Le connétable prévenu de leur
marche par ses espions, se détermina à emporter la ville avant leur arrivée.
L'artillerie était dirigée par maître Jean Bureau, qui était un très-habile homme,
et qui avait, disait-on, appris d'un juif venu d'Allemagne des choses bien
subtiles sur la poudre et les canons. Déjà il avait fait une brèche
praticable ; l'assaut fut ordonné. Jamais les Français n'avaient eu plus
grand courage ni meilleure espérance ; malgré une vigoureuse défense, la
ville fut prise en une demi-heure. Mais le
pont était rompu, et pour prendre, le Marché qui était une forteresse encore
plus redoutable, il fallait un nouveau siège. Les Anglais qui étaient dedans
offrirent de se retirer à de bonnes conditions, si l'on rendait la liberté au
bâtard de Thian, capitaine de la ville, que les Français venaient de faire
prisonnier. Il s'agissait en effet de lui sauver la vie, car les Français de
l'ancien parti de Bourgogne, qui, depuis la paix d'Arras, étaient restés avec
les Anglais ; n'étaient pas épargnés. Le traité allait se conclure ; mais la
Hire et Antoine de Chabanne voulurent absolument qu'en outre les Anglais
rendissent sans nulle rançon le petit Blanchefort, un des leurs, et comme eux
chef célèbre de compagnie. Le pourparler fut ainsi rompu, et le connétable
fit aussitôt couper la tête au bâtard de Thian et à deux autres prisonniers
de France, au grand regret des hommes d'armes qui les avaient pris et qui
perdaient ainsi les rançons. Le siège
du Marché se poussa vivement ; une forte bastille fut faite du côté de la
Brie, et les Français s'établirent aussi dans une petite île de la rivière,
dont la forteresse est entourée presque de toutes parts. Le 14 août, l'armée
anglaise approcha ; plusieurs capitaines de France étaient d'avis qu'il
fallait sortir Our la combattre. Le connétable, craignant de se trouver entre
les Anglais qui arrivaient et la garnison qui sortirait, s'y refusa
absolument, et fit même garder les portes de la ville pour être mieux assuré de
l'obéissance de ses gens. Les Anglais avaient amené des bateaux de cuir sur
leurs charrettes ; ils assaillirent la petite île, et tous les Francais qui
s'y trouvaient périrent en se défendant vaillamment. Le sire de Chailli, qui
commandait la bastille de la rive gauche, ne se trouvant pas en forces, se
retira. Les Anglais renforcèrent à leur volonté la garnison du marché, et la
fournirent de vivres. Rien ne
put décider le connétable â sortir de la ville. C'était une sage résolution ;
car les Anglais, apprenant que le roi en personne s'avançait vers
Brie-Comte-Robert, furent contraints à se retirer. Le siège recommença ; la
bastille fut reconstruite, l'île reprise, et la garnison fut contrainte à se
rendre dans les premiers jours de septembre. Le connétable, apprenant alors
que le sire de la Faille, un de ses gentilshommes, avait eu des intelligences
avec les assiégés, et leur avait annoncé l'arrivée des Anglais, lui fit
aussitôt trancher la tête. C'était la prudence et la fermeté de ce prince,
qui valaient au roi une si précieuse conquête ; aussi lui témoigna-t-il cette
fois plus de reconnaissance. Il envoya au-devant de lui le comte du Maine et
les plus grands seigneurs, qui le conduisirent à l'hôtel Saint-Paul, où le
roi était depuis quelques jours. La
nouvelle de la prise de Meaux rendit plus difficiles encore les négociations
de Gravelines. Elles furent rompues peu de jours après. La Duchesse et le
cardinal de Winchester se quittèrent néanmoins en de fort bons termes[14]. On convint de reprendre les
conférences au mois de mai de l'année suivante. Le cardinal donna aussi un
espoir favorable pour la prochaine délivrance du duc d'Orléans. La duchesse
de Bourgogne entama encore un traité, dont la conclusion eut lieu peu après,
et qui devait être grandement avantageuse à ses sujets de Flandre : il
s'agissait d'une Crève marchande pour laisser le commerce se faire librement. C'était
le comte de Ligny, qui, pour nuire à la conclusion de la paix, avait en toute
hâte envoyé au cardinal de Winchester, la nouvelle de la prise de Meaux. Ce
seigneur était de plus en plus tombé dans la disgrâce du duc de Bourgogne,
qui avait en effet chaque jour de plus forts griefs contre lui. Il lui
reprochait d'avoir déjà entravé les négociations essayées avec les Anglais,
par l'intermédiaire de son frère l'évêque de Thérouanne : d'être, sans le
consentement de lui, son seigneur suzerain, entré en communication avec le
cardinal de Winchester et le conseil d'Angleterre. Mais ses torts les plus
graves étaient de manquer sans cesse à tous les devoirs d'un bon vassal, de
refuser obéissance aux officiers du Duc, de laisser courir ses gens sur eux,
et de délivrer des lettres de sauvegarde, comme s'il était souverain[15]. Le
comte de Ligny, malgré sa secrète alliance avec les Anglais.et la confiance
qu'il mettait en leurs promesses, ne voulut pourtant pas être en discorde
ouverte avec son seigneur. Ne pouvant lui faire admettre sa justification, il
écrivit une longue lettre à chacun de ses nobles frères et compagnons de
l'ordre de la Toison-d'Or, Our s'excuser de ce que lui imputait le Duc, et
pour les prier de le remettre en grâce avec lui. Cependant
sa conduite n'était nullement conforme à ses paroles de respect et d'obéissance.
Il tenait garnison à Coucy, à Ham, à Nesle, à La Ferté, à Saint-Gobain, à
Bouchain, à Beaurevoir, et dans d'autres forteresses. Ses gens étaient sans
cesse en communication avec les Anglais de la garnison de Creil, et avec les
compagnies anglaises qui couraient le pays, et les aidaient de tout leur
pouvoir. Lorsqu'il avait délivré des lettres de garde pour un lieu, les
hommes du Duc et du roi en étaient repoussés ; plusieurs même avaient ainsi
été tués. Enfin une dernière offense acheva d'irriter le Duc. Il avait
ordonné une nouvelle taille sur le bailliage de Péronne, et ses officiers
voulurent la recueillir dans des villages des seigneuries de Ham et de Nesle.
Le comte de Ligny prétendit qu'elle n'était point due, puisqu'elle n'avait
pas été consentie par les trois États du pays, et il interjeta appel. Le Duc
ordonna qu'on passât outre, et les sergents furent envoyés avec des archers
pour procéder à l'exécution. Jacques de Béthune, baillif de Ham, fit aussitôt
monter à cheval les gens de sa garnison, courut sur les archers ; il y eu eut
de blessés et de maltraités. Le Duc
apprenant cette nouvelle, écrivit aussitôt au comte de Ligny pour que Jacques
de Béthune lui fût livré. Cet ordre ne fut point exécuté ; les seigneuries
que le comte et la comtesse de Ligny avaient en Flandre et en Hainaut, furent
saisies. Le
comte écrivit alors une lettre très-respectueuse aux gens du grand conseil du
duc de Bourgogne. II expliquait comment la taille ne lui semblait pas due,
puisqu'elle n'était pas consentie par des États convoqués en nombre suffisant
: comment il en avait appelé : comment Jacques de Béthune, sur la clameur des
pauvres femmes de la campagne, que les archers dépouillaient et insultaient,
avait cru qu'une compagnie d'écorcheurs dévastait le pays, et n'avait pu
supposer que c'étaient les officiers du Duc. Mais, disait-il, dès que Jacques
de Béthune en avait eu l'assurance, il avait retenu ses gens. Lui-même, après
la lettre du Duc, avait, fait informer en justice contre Jacques de Béthune,
qu'on avait trouvé innocent ; il avait offert que la chose fût traitée
juridiquement devant les officiers du Duc, afin qu'on pût entendre ses
excuses, et s'était engagé à toute réparation et humilité, s'il était trouvé
en faute ; bien plus, il avait crié merci à son seigneur, sans pouvoir en
être entendu. « Cela
m'est bien dur, continuait-il ; considérant que je ne suis coupable en rien,
et que je me suis offert en justice. Supposé qu'on me croie coupable, ce qui
ne sera point reconnu, il n'y a pas lieu à confiscation, ni à mettre
empêchement sur mon bien. Les droits, les lois et les coutumes du pays s'y
opposent ; c'est ce que j'ai représenté à Hugues de Lannoy seigneur de
Sautes, qui, par courtoisie, est venu me trouver, et que j'ai prié de
supplier monseigneur de m'ouvrir la voie de justice. Je suis prêt d'être ouï
en mes excuses par-devant monseigneur le duc de Bourgogne, messeigneurs de
son ordre de la Toison-d'Or, et les autres personnes de son conseil, ou
par-devant les trois États de Flandre et de Brabant, ou par-devant les juges
et selon les lois dont le susdit territoire est mouvant. Je ne veux pas fuir
monseigneur, ni sa justice ; je ne vais point querir d'autre prince ni
d'autres juges que lui.et ses gens. Il me semble, selon Dieu, la bonne
justice et la noblesse, qu'on ne devrait point me refuser. Je ne crois Pas
que je puisse faire plus ni mieux mon devoir, que de requérir justice, de
monseigneur qui est un 'prince-si renommé, des seigneurs de son ordre qui
sont ses parents ses frères et ses amis gens d'élite et de prud’homie, de son
conseil, de ses États, des juges où se trouvent tant de personnages 'sages et
notables. Et, en outre, de crier merci, quand je ne suis pas coupable.
Cependant j'ai su, par ceux qui sont venus me trouver que mon très-redouté
seigneur ne sera point content que je ne lui livre Jacques de Béthune ;
laquelle chose il m'est et me serait impossible de faire, car il n'est pas en
ma puissance. N'est-il pas vrai que tout homme qui se sentirait dans
l'indignation d'un prince si haut et si puissant, ne se laisserait point
saisir pour être livré au martyre ? » Le
comte de Ligny finissait en priant les membres du conseil d'intercéder le Duc
en sa faveur, afin que justice lui fuit rendue. Lorsque
cette lettre arriva, elle donna lieu à de grandes délibérations ; beaucoup de
seigneurs, et surtout le sire Hugues de Lanoy, représentaient que si l'on
procédait par voie de fait il en adviendrait de grands malheurs. Le comte de
Ligny était homme de grande entreprise, maître d'un bon nombre de
forteresses, allié des Anglais, à qui il pourrait les livrer. On ajoutait
qu'il avait rendu, pendant long—temps, de grands services au duc de
Bourgogne, et pourrait lui être encore nécessaire ; car les Français
faisaient de jour en jour plus d'entreprises sur les domaines du Duc, et se
conformaient mal à la paix d'Arras. Ainsi parlaient ceux qui, dans le
conseil, avaient toujours incliné au parti anglais ; mais le Duc les écoutait
froidement, et ressentait avec vivacité l'offense de son vassal. Le comte
d'Étampes, qui avait eu des gens de son armée assaillis et tués par Jacques
de Béthune, abondait fort en ce sens. Enfin, on s'arrêta à une résolution
plus sage. Le Duc envoya à Cambray Nicolas Raulin son chancelier, l'évêque de
Tournay, le sire de Lannoy, et le sire de Saveuse, parlementer avec le comte
de Ligny, ses conseillers, et Jacques de Béthune. Un projet d'accommodement
fut dressé ; le comte y fit d'abord quelques corrections. Comme elles ne
convinrent point toutes aux conseillers de Bourgogne, ils y firent à leur
tour plusieurs changements, et le projet fut rapporté au comte de Ligny. Il
était fier et peu patient. « Ah ! dit-il, le chancelier et l'évêque de
Tournay pensent faire de moi à leur fantaisie ; mais ce n'est pas mon
plaisir. » Et il déchira soudainement le papier. Les seigneurs qui
l'entouraient et ses conseillers eurent grande peine à le calmer. Cependant
l'accord fut conclu ; il fit ses soumissions ; Jacques de Béthune alla se
remettre aux mains du Duc, qui, ainsi que cela avait été promis verbalement,
ne le laissa que peu de jours en prison. Ainsi s'apaisa cette dangereuse
querelle ; le comte de Ligny n'en demeura pas moins allié des Anglais. Aussitôt
après le retour des ambassadeurs qui avaient traité de la paix, le roi de
France s'en alla à Orléans pour y tenir les États de son royaume, afin de
leur faire connaître ce qu'il avait fait pour procurer la paix, et aussi pour
aviser aux moyens de mettre fin aux horribles désordres des écorcheurs et de
tous les gens de guerre. Encore dernièrement le bâtard de Bourbon s'était
emparé de la forteresse de Lamothe en Lorraine, puis l'avait revendue aux
gouverneurs du pays ; de là il avait traversé les environs de Langres ; mais
Jean de Vergi, avec les Bourguignons, avait atteint cette compagnie, et
l'avait presqu'en entier détruite et dispersée. Le Duc se plaignait de plus
en plus de tant d'expéditions entreprises contre ses provinces. D'autre part,
le connétable ne pouvait défendre le royaume, tant lui manquaient et l'argent
et l'obéissance des gens de guerre ; les bonnes villes étaient dépeuplées par
la peste et la famine ; les pauvres laboureurs ne cultivaient plus les terres
; enfin messire Charles comte du Maine, et les plus sages conseillers du roi
ne cessaient de remontrer la déplorable situation du royaume[16]. L'assemblée
des États à Orléans fut nombreuse et solennelle ; tous les princes y étaient
ou y avaient envoyé leurs gens ; l'évêque de Tournay, le sire de Brimeu, le
sire de Créqui étaient ambassadeurs de Bourgogne ; le comte de Dunois y était
au nom de son frère le duc d'Orléans ; Pierre de Bretagne, avec de notables
évêques et seigneurs, au nom du duc de Bretagne ; le sire d'Estaing, au nom
du comte d'Armagnac. La reine de Sicile, belle-mère du roi, le duc de
Bourbon, le comte d'Eu, le comte de la Marche, le comte de Vendôme
assistaient en personne ; la ville de Paris et les antres bannes villes
avaient leurs députés. Enfin, de toutes parts, chacun, et le roi tout le
premier, n'avait d'autre désir, d'autre volonté que de s'occuper du bien du
royaume, de son gouvernement, et du moyen de le mettre eu bonne paix, justice
et police. L'archevêque
de Reims chancelier de France, commença par exposer que récemment il y avait
eu des conférences pour la paix : qu'on y avait de part et d'autre présenté
des articles : qu'on s'était séparé en convenant que chacun les porterait à
son roi, pour savoir sa volonté, et qu'on se réunirait de nouveau au mois de
mai prochain. Le chancelier termina en disant à cette noble assemblée, que
tous devaient aviser au bien de la chose publique, au recouvrement du
royaume, et dire en conscience leur bon et vrai avis. Après avoir pris deux
jours pour y bien réfléchir, les gens des États se réunirent dans la chambre
du conseil pour traiter de ces hautes affaires. Afin de mieux les éclaircir,
on commit diverses personnes notables et habiles pour parler contre ou pour la
paix. Le comte de Vendôme, maître Jacques Juvénal des Ursins évêque de
Poitiers, étaient chargés de soutenir la paix ; le comte de Dunois, le
maréchal de la Fayette et maître Jean Rabatteau, président au Parlement,
maintenaient les motifs favorables à la guerre. Maître Juvénal et maître
Rabatteau dirent beaucoup de belles, sages et grandes choses, qu'ils
appuyaient de notables exemples tirés des histoires anciennes, et de passages
des livres saints, des pères de l'Église et des anciens auteurs. La plupart des
seigneurs présents parlèrent aussi, de marne que les ambassadeurs des antres
princes ; les députés des bonnes villes dirent aussi leur opinion. Bref on
démontra, presque tout d'une voix, les désolations, les maux, les pillages, les
meurtres, rébellions, vols, ravissements, rançonnements qui se faisaient sous
ombre de la guerre ; et, au contraire, quels biens, quelle joie, quels
plaisirs règneraient dans un pays qui aurait la paix. Il fut donc proposé
qu'au mois de mai prochain, les ambassadeurs retourneraient à Saint-Omer pour
conclure la paix, si les Anglais y voulaient entendre à des conditions raisonnables.
Toutefois, comme le Dauphin était absent, et que les seigneurs et les députés
du pays de Languedoc n'étaient point présents, on régla qu'une autre
assemblée des Etats se tiendrait à Bourges, au mois de février. Ce qui
fut surtout remontré bien au long par les gens des trois Etats, ce furent les
grands excès des gens de guerre. Le roi recourut authentiquement qu'ils
vivaient sur le peuple sans ordre ni justice. Considérant la pauvreté,
l'oppression, la destruction de son peuple, dont il avait si grand déplaisir,
il déclara que son intention était de ne plus tolérer, ni souffrir en aucune
façon de telles choses, et il rendit une fort belle et haute ordonnance, sous
forme de loi et d'édit général, perpétuel et non révocable, ou bien, comme on
disait alors, de pragmatique-sanction, afin de mettre les gens de guerre sous
meilleure discipline. On fut longtemps avant de pouvoir la faire exécuter, et
il fallut y joindre successivement beaucoup d'autres règles et d'autres
ordres ; mais enfin de ce jour, on commença à espérer justice. Il
était ordonné à cette multitude de capitaines qui s'étaient élevés de leur
autorité privée, et avaient assemblé un grand nombre de gens d'armes sans
congé ni licence du roi, de ne plus porter à l'avenir le nom de capitaines, à
moins d'être compris dans un certain nombre de capitaines de gens d'armes et
de trait, gens sages et prudents, élus par le roi pour la conduite de la
guerre, pourvus de cet office, et à qui serait confié un certain nombre de
gens. Ces
capitaines, élus et commis par le roi, devaient être tenus de choisir des
gens d'armes et de trait, et autres gens de guerre notables, suffisants et
habiles, et de répondre de leur conduite. Il
était défendu, sous peine de crime de lèse-majesté, de confiscation de corps
et de biens, de perte de noblesse., et de tout droit aux honneurs et offices
publics, d'être assez hardi pour lever, conduire ou recevoir une compagnie de
guerre, sans congé, licence, consentement, ordonnances on lettres-patentes du
roi. Nul
capitaine ne pouvait recevoir dans sa compagnie aucun homme d'armes,
gentilshommes ou autres, aucun homme de trait sortant de la compagnie d'un
autre capitaine. Défense
était faite, sous peine de crime de lèse-majesté, à tous capitaines, gens de
guerre et autres, de piller, dérober ou détrousser, ou de laisser piller,
dérober ou détrousser gens d'église, nobles, marchands, laboureurs, ni
autres, sur les chemins, en leurs hôtels ou habitations, et ailleurs ; et
aussi de les prendre ; emprisonner et rançonner ; au contraire on devait les
laisser passer sûrement et sauvement. — Aussi
de prendre aux marchands et laboureurs leurs bœufs, leurs chevaux et toute
bête de harnois, de labour, de voiture ou de charroi ; les laissant au
contraire labourer ou charrier leurs denrées et marchandises paisiblement, et
sans leur rien demander. — De
détruire ou laisser détruire le blé, le vin, ou aucuns vivres quelconques, de
les jeter dans les puits, de défoncer les pipes ou autres vaisseaux, de scier
ou couper les blés, de les battre, de les faire manger en vert à leurs
chevaux. — De
mettre ou laisser mettre le feu aux gerbes, aux maisons, aux foins, aux
pailles, aux lits, linges, ustensiles, pipes, pressoirs, et autres instruments. — De
démolir les charpentes des maisons pour se chauffer. Il
était enjoint à tous sénéchaux, baillifs, prévôts ou autres justiciers du
royaume, dès qu'ils sauraient dans le pays de tels voleurs et pilleurs de
grands chemins, d'assembler des gens d'armes ou d'autres, comme on ferait
contre les ennemis, afin de les prendre et de les amener en justice. Leur
dépouille était donnée à qui les saisirait ; nulle poursuite ne serait
intentée à qui les tuerait dans un tel conflit. Le roi
commandait à tous ses capitaines et gens de guerre de vivre doucement et paisiblement,
sans molester le peuple et sans faire excès de dépense pour hommes ni pour
chevaux, et de se contenter raisonnablement des vivres qu'ils trouveraient,
sans contraindre outrageusement leurs hôtes à leur donner abondance et
délicieuseté de vivres, ou argent pour acheter des vivres ou des harnois. Les
capitaines devaient livrer sur-le-champ les délinquants à la justice, sous
peine d'être tenus du délit, si, par leur négligence, ils venaient à
s'évader. Les
gens de guerre étaient tenus de s'opposer à ces excès lorsqu'ils en étaient
témoins. Si les délinquants
étaient trop puissants et soutenus par des seigneurs ou d'autres, de manière
à ce que justice ne pût se faire, les justiciers devaient faire des procès-verbaux,
des ajournements, des sentences, des jugements et déclarations, et les
adresser au roi ou au Parlement. Tout
juge était compétent, sans acception de juridiction ni de territoire. Tout
justicier qui refuserait ou négligerait de faire justice, devait être poursuivi
comme fauteur et adhérent. Lorsque
le capitaine de la compagnie refuserait de livrer le délinquant, on devait
procéder sur-le-champ contre lui à main armée ou autrement, et envoyer
l'information au roi ou au Parlement. En
-outre, tout homme blessé ou maltraité pouvait, sans recourir aux officiers
royaux, assembler des gens armés, courir sur les délinquants et les amener en
justice ; aucune poursuite ne serait intentée contre ceux qui les tueraient
dans ce débat. Les
capitaines et gens de guerre devaient être établis en garnison dans les
places sur les frontières en face des ennemis, par les ordres du roi, y
demeurer et s'y tenir, sans en sortir, ni aller vivre sur le pays de quelque
manière que ce fût, sous peine de crime de lèse-majesté. En ce
cas chacun pouvait s'armer et s'assembler coutre eux, et, leurs dépouilles
appartiendraient à qui les prendrait. Le roi
déclarait que son intention était de ne donner grâce, ni rémission à aucun
délinquant, et si par importunité ou autrement, il venait à en accorder, il
voulait, ordonnait et commandait que sa cour de Parlement ou ses autres
justiciers ne lui obéissent en aucune manière. Les
seigneurs, barons et autres capitaines qui tenaient garnison dans leurs
propres forteresses ou châteaux, et qui faisaient souffrir de cruelles
oppressions aux sujets du roi, devaient les garder à leurs dépens, avec leurs
gens, sans dommage du peuple. Lorsque les forteresses et châteaux n'étaient
pas à eux, ils devaient les rendre à ceux à qui elles appartenaient. Lesdits
seigneurs répondraient pour les faits de leurs gens comme les capitaines de
leur compagnie. Il
était interdit aux nobles et gens de tous état de receler aucuns délinquants,
sous prétexte de parenté ou autre, et chacun pouvait-aller à main armée, les
prendre où ils se cachaient. Tout château, baronnie ou seigneurie, où un
délinquant était recelé, devait être confisqué. Plusieurs
seigneurs, sous prétexte de munir de vivres leurs châteaux et forteresses,
avaient exigé des blés, des vins et autres denrées des habitants de leur
seigneurie, avaient établi ou augmenté des péages de rivière ou de route :
ces exactions étaient prohibées. Il
était souvent arrivé lorsque le roi avait, du consentement des trois États,
levé des tailles pour soutenir la guerre, que des seigneurs, barons ou
autres, avaient retenu les deniers de la taille ou des aides, prétendant
qu'ils leur étaient assignés, ou que le roi leur devait telle ou telle somme.
D'autres fois, ils ajoutaient à leur profit de fortes sommes à la taille du
roi : de telles pratiques leur étaient interdites. D'autres
levaient des tailles dans leurs seigneuries, de leur propre volonté, et
gréyaient ainsi le peuple : le roi défendait qu'aucune taille, aide ou
tribut, fût levé sans sort autorité, son congé et ses lettres-patentes. Le roi
finissait par commander que cette loi et ordonnance fût publiée dans les
bonnes villes et dans tous les lieux de son royaume. On eut
bientôt une grande et nouvelle preuve de la nécessité de discipliner les gens
de guerre[17]. Tout aussitôt après la prise
de Meaux, le roi avait ordonné au connétable d'aller combattre les Anglais en
Normandie. Il avait entrepris de les attaquer par la Bretagne ; et, joignant
ses forces à celles du duc d'Alençon, ils étaient allés mettre le siège
devant Avranches. Lord Talbot et les capitaines anglais arrivèrent au secours
de cette ville. Le corps des Français était fortement retranché par la
rivière de Sélune, qui d'ordinaire ne peut se passer à gué, surtout lorsque
la marée est montante. Il n'y avait donc rien de si facile que de garder le
passage. Mais l'armée française se composait de toutes les compagnies
d'écorcheurs qu'on avait pu ramasser ; on ne les avait point payés de leur
solde ; on manquait d'argent ; il y avait peu d'artillerie, et elle était mal
servie. Le connétable ne pouvait faire obéir personne ; chaque soir, les
hommes d'armes s'en allaient loger çà et là dans les villages. Il y avait des
nuits où le connétable ne pouvait pas garder avec lui quatre cents hommes
pour défendre le camp et le passage de la rivière : Aussi advint-il qu'une
fois, à marée basse, les Anglais trouvèrent, en sondant avec leurs lances, un
lieu de la rivière vers les grèves du mont Saint-Michel, où l'on pouvait
traverser. Ils passèrent, surprirent le guet, firent prisonnier le sire de Honfroy
qui le commandait, et entrèrent dans la ville. Quand
les Français surent que les Anglais étaient dans Avranches, le découragement
s'empara d'eux ; chacun s'en alla de son côté. Le connétable endurait, avec
une constance merveilleuse, les peines les plus cruelles, et ne voulait point
lever le siège, quelque peu de monde qui lui restât. Enfin, deux chefs de
compagnies, Antoine de Chabanne et Blanchefort, vinrent lui dire qu'ils
voulaient bien demeurer avec lui ; mais que quant à leurs gens, ils n'en
avaient pas dix. Alors, bien malgré lui, n'ayant presque avec soi que des
capitaines, il s'en alla avec une centaine de lances ; et les Anglais sortant
d'Avranches firent un magnifique butin dans le camp, d'où l'on n'avait pas
même emmené les vivres, les canons et les bagages. Lorsque
le roi qui, après les États d'Orléans, était venu à Angers, sut l'embarras où
se trouvait son armée, il envoya à la hâte le sire de Gaucourt et Saintrailles
avec un peu d'argent et de l'artillerie. Ils arrivèrent trop tard ; tout
était déjà dispersé et perdu. Ils revinrent à Angers avec le connétable et
les principaux capitaines. Le roi
était dans une vive colère : « Comment cela a-t-il pu advenir leur
demanda-t-il, et pourquoi s'est-on si lâchement conduit devant Avranches ? »
On lui raconta ce qui s'était passé ; il assembla son conseil : « A quoi
sert donc, disait-il, d'assembler tant de gens d'armes, sinon à détruire mon
peuple ? Je suis informé de la façon dont les choses se passent ; je sais
qu'il faut à chaque homme d'armes une dizaine de chevaux de bagage pour mener
tout son train, des pages, des valets, des femmes, des chiens, des oiseaux[18]. Toute cette canaille n'est
bonne qu'à manger mon peuple. » Pour
commencer donc à exécuter les belles ordonnances sur les gens de guerre, le
rom-mandement fut donné de chasser toute la racaille inutile ; on promit qu'à
l'avenir la revue des compagnies serait faite et la solde payée une fois par
mois. Tout aussitôt le roi nomma des capitaines et leur fit délivrer de
l'argent, des armes, de l'artillerie. Ce bon
ordre qu'on s'efforçait d'établir n'était pas du goût de tout le monde ; il
gênait les seigneurs qui s'étaient accoutumés à se gouverner uniquement selon
leur volonté[19]. Ce n'était pas non plus chose
facile que d'ôter à tous ces capitaines les compagnies qui les rendaient si puissants
et si redoutés. Les ducs de Bourbon et d'Alençon, le comte de Vendôme et le
comte de Dunois résolurent de faire ce qu'on avait déjà vu plus d'une fois,
de changer par la force le gouvernement du royaume, de chasser du conseil
ceux en qui le roi avait mis sa confiance, et de détruire ainsi le grand crédit
soit du connétable, soit du comte du Maine. Ils laissèrent tout à coup le
roi, et s'en allèrent au château de Blois. Le sire de la Trémoille, qui
cherchait toujours à regagner le pouvoir dont il avait été dépouillé, était
l'âme de toute cette affaire ; Ses conseils n'avaient pas peu servi à faire
prendre un tel dessein par les grands seigneurs. Il leur avait promis
d'engager sa personne et ses biens dans leur entreprise. Le bâtard de
Bourbon, Blanchefort et les autres chefs de routiers, se mirent en pleine
désobéissance et recommencèrent à tenir les champs. Le roi voulut vainement
en garder quelques-uns près de lui pour le servir contre les révoltés. Il
montra, à cette intention, bon accueil à Antoine de Chabanne ; et, comme il
lui faisait des remontrances sur sa conduite, disant : « Vous savez bien
que les Anglais et les Bourguignons vous appellent, Blanchefort et vous, capitaines
d'écorcheurs ; » Chabanne repartit : « Sire, quand j'écorche vos
ennemis, leur peau vous profite plus qu'à moi. » Puis il alla rejoindre les
autres. Le
Dauphin était pour lors à Loches, revenant du Languedoc, où, par ordre du
roi, il venait de passer une année, s'efforçant de remettre quelqu'ordre dans
cette province, à quoi il avait assez mal réussi. Les seigneurs de la
Praguerie, car on appela ainsi cette révolte, à cause des troubles et des
séditions de la Bohème et de Prague dont on parlait alors beaucoup, avaient
formé le dessein de mettre ce jeune prince à leur tête. Le bâtard de Bourbon
s'en vint avec sa troupe le trouver à Loches. Ses conseils, ceux du sire de
Chaumont, du sire de Boucicault, du sire de Sanglier, décidèrent le jeune
prince, qui n'avait alors que dix-sept ans, à prendre parti contre son père.
En vain le comte de la Marche, que le roi lui avait donné pour gouverneur,
lui dit-il les plus sages remontrances, tout fut inutile. Le Dauphin déclara
qu'il était las d'obéir comme un sujet, ainsi qu'il avait fait par le passé,
qu'il entendait se conduire par sa volonté, et se sentait capable de faire le
bien du royaume. Ses partisans et lui ajoutaient beaucoup de discours
injurieux au roi. Ils disaient que c'était un prince adonné au repos et à la
mollesse, qu'il ne s'inquiétait nullement de défendre son royaume contre les
ravages des ennemis, ni même de ses propres capitaines. Le Dauphin assurait
que, par son courage et son activité, il aurait bientôt fait cesser de tels
désordres. Il manda tout aussitôt le duc d'Alençon, et se retira à Niort. Le
comte de la Marche, consterné de lui voir tant d'obstination dans un si
funeste dessein, s'en retourna à Angers près du roi pour l'informer de tout. Le roi,
cette fois, ne montra nulle faiblesse. Il assembla tout aussitôt une armée.
Il écrivit aux bonnes villes et dans toute la France, qu'on eût à refuser
obéissance et entrée au Dauphin, au duc de Bourbon, au duc d'Alençon et à
leurs alliés. Il envoya au plus tôt le sire de Gaucourt et Saintrailles
chercher le connétable, qui l'avait quitté depuis peu de jours pour retourner
à son gouvernement de l'Isle de France. En passant par Blois, le comte de
Richemont avait trouvé le duc de Bourbon, le comte de Vendôme et le comte de
Dunois pleins de joie et d'espérance. Le Dauphin était déjà à Niort avec le
duc d'Alençon ; on avait écrit au duc de Bourgogne pour avoir son appui ; les
compagnies tenaient la Sologne et le Berri. Aussi tous ces grands seigneurs
se montrèrent-ils bien hautains, et parlèrent-ils sans ménagement au
connétable. Le comte de Dunois surtout semblait avoir le désir de le
provoquer par quelques paroles offensantes, afin d'engager querelle et de
trouver occasion de mettre la main sur lui. Mais le comte de Richemont était
sage, il garda tout son sang-froid. Grâce à Antoine de Chabanne, qui dissuada
les seigneurs et leur montra que saisir le connétable serait livrer aux
Anglais Paris et l'Ile-de-France, il continua sa route. Gaucourt
et Saintrailles l'atteignirent le lendemain à Beaugency : « Monseigneur, lui
dirent-ils, le roi ne vous commande point, mais vous prie de venir
sur-le-champ le trouver, toutes choses cessant. » Il fit équiper un bateau, y
monta avec ses archers, et arriva bientôt à Amboise, où le roi était venu. Il
le trouva en grand tourment d'esprit et n'en dormant plus, toutefois plein de
résolution et de courage. Il avait fait saisir le petit Blanchefort.
L'échafaud était dressé, et on allait lui couper la tête, quand on annonça au
roi que le comte de Richemont arrivait. Sa joie fut complète ; il lui fit
grand accueil. « Puisque j'ai mon connétable, disait-il, je ne crains
plus rien. » A sa demande, il accorda la grâce de Blanchefort, qui était un
vaillant capitaine, et un des moindres de la conjuration. Le roi
partit sans tarder pour Poitiers. « Souvenez-vous, lui disait le
connétable, du roi Richard d'Angleterre ; il lui en coûta pour s'être enfermé
au château de Conway lors de la révolte du duc de Lancastre. Gardez-vous de
vous mettre dans aucune ville ou forteresse. » Aussi fut-il résolu de tenir
la campagne. Saint-Maixent venait d'être surpris par trahison ; mais les
habitants et les moines se défendaient encore vaillamment dans une porte de
la ville et dans le couvent. Le roi arriva à temps pour les secourir ; il se
montra reconnaissant de leur courageuse fidélité, leur accorda de beaux
privilèges, anoblit les bourgeois, leur promit que la ville serait toujours
uniquement à leur garde, et maintint si bien l'ordre et la discipline, que
dans une ville où l'on entrait à main armée, il n'y eut pas un homme tué, pas
une femme maltraitée. Cela était bien nouveau et sembla merveilleux. Le
château fut pris le lendemain, et les rebelles qui s'y trouvèrent furent
égorgés et décapités, hormis ceux qui étaient serviteurs du duc d'Alençon,
que le connétable pria le roi d'épargner à la condition de ne jamais s'armer
contre son autorité. Les
affaires de la Praguerie n'allaient pas aussi bien que l'avaient espéré les
seigneurs. Le duc de Bourgogne, après en avoir délibéré dans son conseil,
avait fait répondre au Dauphin qu'il était, lui, ses pays et tous ses biens,
fort au commandement de monseigneur le Dauphin, et le recevrait de son mieux
quand il lui plairait venir : mais, que pour nul motif il ne lui accorderait
faveur, ni aide, s'il s'agissait de faire la guerre au roi son père : qu'au
contraire il était prêt à s'employer de toutes manières pour le faire rentrer
en grâce, et lui conseillait de le tenter ; car continuer cette guerre lui
semblait un trop grand déshonneur, et causerait trop de dommage au royaume. A
cet effet, il envoyait des ambassadeurs au roi, afin de s'entremettre pour ce
traité. Peu après, le comte de Dunois abandonna la Praguerie, vint demander
pardon au roi, et s'excusa d'avoir voulu saisir le connétable. Quant -au duc
de Bourbon, qui était le principal auteur de l'entreprise, il y persista
encore. Par ses ordres, Antoine de Chabanne et sa compagnie s'en allèrent à
Niort prendre monseigneur le Dauphin et le duc d'Alençon, et les conduire en
sûreté dans son duché de Bourbonnais, où il avait maintes villes et
forteresses. Le roi
les suivit en passant par la Souterraine et Guéret. Chambon et Évaux furent
pris ; Montaigu, Ébreuille, Aigueperse se rendirent. Le duc de Bourbon et les
seigneurs de son parti rie pouvaient engager personne dans leur sédition, pas
plus les gentilshommes que les villes. La noblesse d'Auvergne avait répondu
qu'elle servirait volontiers monseigneur le Dauphin, mais jamais contre le
roi, et que si le roi venait dans la province, certes les gentilshommes
n'oseraient jamais lui refuser l'entrée des villes ni des forteresses. Les
gens de la Praguerie avaient aussi compté que les compagnies de routiers du
Languedoc viendraient à leur secours ; au contraire elles obéirent aux ordres
du roi, et le sire de Sallazar, qui était le principal capitaine des contrées
du Midi, arriva en Auvergne pour faire la guerre aux factieux. Le duc
de Bourbon pensa alors à entrer en Bourgogne, et s'avança de ce côté jusqu'à
Décize. Mais le duc Philippe avait ordonné qu'on s'opposât à l'entrée des
compagnies ; d'ailleurs les villes et le peuple, encouragés par l'ordonnance
du roi, ne voulaient plus se laisser piller et rançonner. Le pays était prêt
à se soulever contre la Praguerie ; il fallut donc revenir à Moulins. Pendant
ce temps-là Cusset, Charroux, Clermont, Montferrand, toute la Limagne, hormis
Riom qui était la capitale du duché d'Auvergne, et qui appartenait au duc de
Bourbon, se soumettaient avec empressement au pouvoir du roi. Il tint les
États de la province d'Auvergne à Clermont. L'évêque Martin Gouge, qui était
depuis longtemps un de ses principaux conseillers, exposa comment toute cette
rébellion était venue de ce que le roi avait voulu sauver son peuple de la
destruction, mettre ordre aux excès de ses gens de guerre, et les contraindre
de se tenir aux frontières afin de combattre les ennemis : comment c'était
pour s'opposer à une si sage volonté que les grands seigneurs avaient laissé
le royaume sans défense contre les Anglais, avaient persuadé par flatterie à
monseigneur le Dauphin que c'était à lui de gouverner, et avaient ainsi armé
le fils contre le père ; il montra comment une telle guerre était contre
Dieu, la raison et la nature, et demanda aux trois États d'accorder quelques
subsides pour pouvoir la mettre à fin. Les États firent paraître un grand
respect et une vive reconnaissance pour le roi ; ils concédèrent en effet une
taille. Les
seigneurs révoltés étaient presque sans espoir et n'avaient plus qu'à faire
leur paix ; mais le Dauphin, tout jeune qu'il fût, était fier et plein de
volonté ; il lui déplaisait d'avoir à s'humilier et surtout de sacrifier ceux
qui s'étaient mis de son parti. Le comte d'Eu s'employait plus que nul autre
à conclure un accommodement : Les ducs de Bourbon et d'Alençon vinrent de
Moulins aux cordeliers de Clermont, hors de la ville, et le conseil du roi
s'y rendit pour traiter avec eux. Le comte du Maine, le connétable, l'évêque
de Clermont, le sire de Coëtivy amiral de France, le comte de la Marche
étaient alors les principaux de ce conseil. Après trois jours de conférence,
les ducs d'Alençon et de Bourbon promirent qu'ils ranimeraient le Dauphin, et
allèrent à Moulins pour le chercher. Au jour marqué il se refusa à venir,
puisque le roi n'avait point consenti à pardonner aux gens de son hôtel. Alors
il fallut continuer la guerre ; le roi passa l'Allier au Pont-du-Château,
prit Vichy, Varennes, la Palisse, Roanné, Charlieu. Partout les villes se
soumettaient d'elles-mêmes ; lorsque quelqu'une faisait résistance, le roi y
venait pour empêcher qu'en y entrant de force, on n'y commît des cruautés et
des désordres. Enfin,
le comte d'Eu vint annoncer à ce digne prince, que s'il avait la bonté de se
rendre à Cusset, monseigneur le Dauphin viendrait se remettre en ses mains et
lui demander merci. Le roi craignit encore que cette promesse ne fût pas
tenue ; cependant comme le comte d'Eu s'y engageait sur sa vie, il le voulut
bien croire et vint à Cusset. Le duc d'Alençon venait de faire sa paix
séparée. Le
Dauphin se mit en effet en route pour aller se présenter à son père. Il
chevauchait avec le duc de Bourbon, et avait avec lui les sires de la Trémoille,
de Chaumont et de Prie. Lorsqu'ils furent à une demi-lieue de la ville, un
messager se présenta et signifia à ces trois seigneurs de ne pas aller plus
avant ; car le roi n'avait rien accordé pour eux, et ne les voulait point
voir. « Mon compère, dit le Dauphin au duc de Bourbon, vous m'avez trompé, et
ne m'avez point dit la chose comme elle est. Puisque le roi ne pardonne pas
aux gens de mort hôtel, Pasques Dieu ! je n'irai point. — Monseigneur,
repartit le duc de Bourbon, en tâchant de l'apaiser, tout s'arrangera, ne
vous mettez point en peine. D'ailleurs, ajouta-t-il, il n'y a plus à choisir,
voici l'avant-garde du roi. » Le comte d'Eu et quelques autres seigneurs
arrivèrent ; ils eurent grand'peine à décider le Dauphin, il voulait
absolument retourner. Enfin il céda et donna congé aux trois seigneurs de sa
suite. Arrivés
à l'hôtel du roi, son fils et le duc de Bourbon s'agenouillèrent par trois
fois devant lui ; à la troisième fois, ils le supplièrent humblement de leur
pardonner, et de ne plus les avoir en indignation. « Louis, dit le roi, soyez
le bienvenu ; vous avez beaucoup tardé. Allez, pour aujourd'hui, vous reposer
en votre hôtel ; demain nous vous parlerons. » Puis se tournant vers le duc
de Bourbon : « Mon cousin, dit-il, j'ai déplaisance de la faute que vous avez
commise contre notre majesté, et ce n'est pas la première. » Il lui rappela
ensuite que, déjà quatre fois, il lui avait pardonné de graves désobéissances
: « Si ce n'eût été, continua-t-il, pour l'amour et en l'honneur de personnes
que je ne veux pas nommer, nous vous aurions montré tout le déplaisir que
vous nous avez fait ; gardez-vous d'y retomber dorénavant. » Il ajouta encore
d'autres paroles graves sages et fortes, pour les congédier. Le
lendemain ils vinrent à sa messe, et, après, devant les gens du conseil, ils
demandèrent encore pardon de leur conduite. Le Dauphin se risqua alors à
solliciter aussi grâce pour la Trémoille, Chaumont et de Prie. « Je n'en
ferai rien, dit le roi, et ne les veux point voir ; je consens qu'ils se
retirent dans leurs maisons, et s'y tiennent. — En ce cas, monseigneur,
répliqua le Dauphin, il faut que je m'en retourne ; car je leur ai promis
votre grâce. — Louis, répondit sévèrement le roi, les portes sont ouvertes ;
et si elles ne vous sont pas assez grandes, je vous ferai abattre quinze ou
vingt toises des murs pour votre passage ; allez où bon vous semblera ; vous
êtes mon fils, et ne pouviez-vous obliger envers personne, sans mon
consentement. Mais s'il vous plaît vous en aller, allez-vous-en ; car, au
plaisir de Dieu, nous en trouverons assez de notre rang qui nous aideront à
maintenir notre honneur et notre seigneurie, mieux que vous n'avez fait
jusqu'ici. » Sur ce, le roi le laissa et se tourna vers le duc de Bourbon,
qui lui fit serment de le bien servir et de lui obéir désormais fidèlement. Le duc
de Bourbon, signa ensuite un traité par lequel il rendit les forteresses de
Beauté, de Vincennes, de Corbeil.et de Brie-Comte-Robert, qui étaient
occupées par, sel gens, et leur avaient servi d'asile pour se livrer à mille
brigandages aux portes de Paris. Il remit aussi Loches, qu'il tenait depuis
que le Dauphin y avait commencé la Praguerie : Sancerre qu'il avait surpris :
eu un mot, toutes les places qu'il avait hors de ses seigneuries. Le roi
resta en Bourbonnais, jusqu'à ce qu'on eût nouvelles certaines de la remise
de ces forteresses. Quant
au Dauphin, tous les officiers de sa maison furent destitués, et on ne lui
laissa que son confesseur et son cuisinier[20]. Mais il reçut des lettres du
roi, qui, considérant qu'il était parvenu à l'âge suffisant pour avoir
connaissance et s'employer aux affaires du royaume, tenir état et
gouvernement, et avoir des terres et seigneuries dont le revenu pût l'aider à
soutenir sa dépense, lui confia le gouvernement et l'administration du
Dauphiné, dont il portait seulement le titre. Toutefois ses actes ne
pouvaient être scellés que par le chancelier de France. Cette
guerre ainsi terminée, le roi fit publier qu'il avait pardonné à son fils et
au duc de Bourbon, et renouvela encore en cette occasion toutes les défenses
faites aux gens de guerre de commettre le moindre dommage, et de vexer le
peuple. La
Praguerie avait duré à peu près depuis le mois d'avril jusqu'au mois d'août.
Le roi ne s'était, durant cet intervalle, occupé de nulle autre chose, et les
Anglais avaient profité d'une si favorable circonstance pour faire de grands
progrès, prendre beaucoup de forteresses, ravager les provinces. En ce
moment, ils assiégeaient, avec une armée nombreuse, Harfleur, que défendait
bravement le sire d'Estouteville. Toutefois,
ainsi qu'il avait été convenu, les ambassadeurs de France et de Bourgogne
s'étaient rendus à Saint-Orner ; mais il ne s'en était point trouvé
d'Angleterre ; on les attendit pendant sept mois. Enfin arrivèrent l'évêque
de Rochester et lord Stanhope ; alors le chancelier de France et le comte de
Vendôme déclarèrent que les ambassadeurs d'Angleterre n'étaient pas d'un rang
assez élevé, et qu'ils ne traiteraient pas avec eux. Du reste, comme chacun
des deux partis était fermement résolu à ne point céder sur le point
important de la souveraineté du royaume de France, tous ces pourparlers
étaient seulement' destinés à montrer aux peuples qu'on avait bonne volonté
de conclure la paix, et que si elle ne se faisait point, il fallait l'imputer
à l'obstination de l'adversaire. La
délivrance du duc d'Orléans, depuis les conférences de Gravelines, Se
négociait séparément, et non plus au nom du roi de France. La duchesse de
Bourgogne avait obtenu du cardinal de Winchester qu'il se chargerait de cette
affaire. Le duc d'Orléans s'était en même temps engagé à épouser madame Marie
de Clèves, nièce du duc Philippe, et qui était élevée dans sa maison. Le
cardinal, quel que fût en ce moment son crédit dans les conseils
d'Angleterre, éprouva quelques difficultés à obtenir cette délivrance[21]. Le roi Henri V, qui avait
gouverné avec tant de sagesse, et conquis le royaume de France pour
l'Angleterre, avait, comme on s'en souvenait, recommandé sur toutes choses
qu'on ne délivrât jamais le duc d'Orléans. Le duc de Glocester, opposé en
tout au cardinal, rappelait avec force cette volonté de son royal frère. Il
ajoutait beaucoup de motifs puissants ; il disait que le roi Charles et le
Dauphin son fils étaient divisés entre eux : que leur manque de sagesse et
d'habileté était connu de tout le monde : que si l'on renvoyait en France un
prince rempli de savoir, de prudence, d'art de bien dire, il gagnerait la
confiance des États de ce royaume : qu'on lui confierait le gouvernement :
qu'il réconcilierait le roi avec son fils, et rétablirait les affaires. Le
duc de Glocester ajoutait que le duc d'Orléans, après avoir passé vingt-cinq
ans en Angleterre, avait appris à connaître le fort et le faible de ce
royaume. « On exigera, dit-on, un serment de ce prince, mais chacun sait
qu'il ne reconnaît réellement pour souverain que le roi Charles. Ainsi il
dira ensuite que son serment est contraire à ses devoirs, et qu'il a été
arraché par la contrainte. « La
Normandie est la seule province soumise ; mais si les Normands voient qu'on
relâche le duc d'Orléans, ils se persuaderont que les Anglais céderont de
même sur tous les points ; alors, dans la crainte d'être un jour abandonnés,
ils cesseront de nous être favorables. « Le
duc d'Orléans est le parent et l'allié des comtes d'Armagnac et d'Albret ; il
pourra leur prêter secours pour faire la guerre dans notre ancienne province
de Guyenne. « On se
flatte que la discorde se rallumera entre les maisons d'Orléans et de
Bourgogne. Mais les deux ducs sont réconciliés ; c'est sur la demande de l'un
que vous allez délivrer l'autre ; ils s'uniront contre l'Angleterre. « Si
quelques-uns des princes et seigneurs qui font la guerre en France, viennent
à tomber aux mains des ennemis, ce qui pourrait facilement arriver, quel
moyen restera-t-il de les échanger ? Le duc d'Orléans eût suffi pour en
ravoir quatre ou cinq. «
Enfin, si cette délivrance cause la ruine de nos affaires en France, comment
les conseillers du roi pourront-ils s'excuser ? que dira tout le peuple
d'Angleterre, quand il verra qu'on a perdu de si belles et si glorieuses
conquêtes achetées au prix de la vie du feu roi notre frère, du duc de
Clarence, du duc de Bedford et de tant de princes, seigneurs et gentilshommes
? Pour moi, je ne veux pas qu'on puisse jamais m'imputer d'avoir consenti à
une telle résolution, et je demande que ma protestation soit enregistrée. » Elle le
fut, comme il le requérait ; mais le conseil se rangea à l'avis du cardinal,
qui représenta que le retour du duc d'Orléans ne pourrait qu'accroître le
désordre et les discordes parmi les princes de France. Le véritable motif
était le besoin d'argent ; la rançon du duc d'Orléans fut réglée à cent vingt
mille écus d'or. C'était environ les deux tiers de ce que depuis sept ans le
conseil d'Angleterre avait pu obtenir en subside des États du royaume
assemblés en Parlement[22]. Le Dauphin et tous les princes
de France se rendirent caution pour cette somme. Les États de Bourgogne
accordèrent un subside au Duc, pour l'aider à payer les 30.000 écus qu'il
avait garantis[23]. Le duc
d'Orléans, après avoir pris congé du roi d'Angleterre, fut conduit à Calais,
et de là à Gravelines, accompagné de lord Cornwallis et de plusieurs autres
seigneurs. La duchesse de Bourgogne, qui plus que personne avait travaillé à
sa délivrance, était venue l'y attendre. Peu après le Duc y arriva avec toute
sa cour. Les deux princes s'embrassèrent à plusieurs reprises, se serrant dans
les bras l'un de l'autre. Ils ne pouvaient d'abord parler, tant leur émotion
étaient grande. Enfin le %duc d'Orléans rompit le silence : « Sur ma foi, mon
cher frère et cousin, dit-il, je vous dois aimer plus que tous les princes de
ce royaume, ainsi que ma belle cousine votre femme ; car si vous et elle n'y
aviez pas été, je fusse pour toujours demeuré aux mains de mes adversaires.
Je n'ai pas de meilleur ami que vous. — Mon cousin, répondit le duc Philippe,
il y a longtemps que j'avais grand désir de m'employer pour votre rédemption,
et il m'a été douloureux de n'avoir pu y pourvoir plus tôt. » Ils
s'adressèrent encore beaucoup d'autres paroles de tendresse. Chacun était
attendri de la joie de ce pauvre prince, qui revoyait son pays après
vingt-cinq années de captivité en terre étrangère. Il vint ensuite aux
ambassadeurs de France, qui se trouvaient là, le comte de Vendôme,
l'archevêque de Reims, l'archevêque de Narbonne, et fit à chacun
successivement l'accueil le plus courtois ; mais ce fut surtout à son
illustre frère, le comte de Dunois, qu'il marqua une grande amitié. De
Gravelines on se rendit à Saint-Omer. La ville célébra par des fêtes le
retour du duc d'Orléans, et vint lui offrir des présents. De tout le pays
d'alentour, des villes voisines, et surtout de ses seigneuries de Couci, de
Valois et de Soissons, on venait en foule pour le voir. C'était une joie
publique dans le royaume. Le G
novembre furent célébrées dans l'abbaye de Saint-Bertin, les fiançailles de
mademoiselle de Clèves avec le duc d'Orléans. Avant la cérémonie, le duc de
Bourgogne fit apporter le traité d'Arras. Lecture en fut donnée à haute voix
; puis le duc d'Orléans, la main sur les saints Évangiles et la croix que lui
présenta l'archevêque de Reims, jura d'observer ce traité sur tous les
points. Seulement il remarqua que l'article de la mort du duc Jean ne le
concernait nullement. « Je ne suis donc point tenu de m'en excuser, dit-il,
jamais je n'y ai consenti ; et lorsque je l'appris, j'en éprouvai grand
déplaisir, considérant que cette mort allait mettre le royaume de France en
plus grand péril qu'auparavant. » Le
comte de Dunois fut aussi appelé 'a jurer le même serment ; il parut hésiter
un moment. Cependant, sur l'ordre de son frère, il le prêta aussi ; puis se
fit la cérémonie des fiançailles. Huit,
jours après, le mariage fut célébré avec une pompe extraordinaire. On avait
fait venir de tous côtés de grandes provisions pour la foule assemblée à
Saint-Omer. Le duc de Bourgogne défrayait son noble cousin avec une rare
magnificence ; on n'avait rien vu de plus beau depuis longtemps que les fêtes
de ce mariage. La courtoisie du Duc était sans pareille envers tous les
princes et seigneurs présents à ces solennités. Il avait engagé lord
Cornwallis et les seigneurs anglais, qui avaient amené le duc d'Orléans, à
rester aux fêtes ; ils allaient partout librement, et n'étaient point ceux
qu'il traitait le moins bien. Chaque jour, il y avait de belles joutes, dont
les dames donnaient le prix ; on se plaisait tant à ce genre de
divertissement, qu'on en fit une le soir après souper, sur de petits chevaux,
dans la grande salle de l'abbaye Saint-Bertin. Trois
jours après, à la Saint-André, le duc résolut de tenir son chapitre de la
Toison-d'Or, et de pourvoir à cinq places qui étaient vacantes. L'évêque de
Tournai et le chancelier de Bourgogne allèrent consulter le duc d'Orléans,
pour savoir si ce serait son plaisir de recevoir l'ordre, comme le
souhaitaient, le Duc et les chevaliers. Il répondit qu'il serait honoré de
porter l'ordre de sort cousin. Bientôt après, il se rendit en la salle du
chapitre, où siégeaient le Duc et les chevaliers revêt us de leurs manteaux
et insignes. Le sire de Lannoy alla au-devant de lui. « Monseigneur,
dit-il, vous voyez monseigneur de Bourgogne et messeigneurs ses frères de
l'ordre de la Toison-d'Or, qui ont avisé et conclu dans leur chapitre, que,
pour la très-haute renommée, la vaillance et la prud'homie qui est en votre
noble personne, ils vous présenteraient le collier de l'ordre, afin que la
très-fraternelle amour qui est entre vous et mon très-redouté seigneur,
puisse s'entretenir et persévérer d'autant mieux. » Le duc d'Orléans
s'inclina, et le Duc lui passa le collier au nom du Père et du Fils et du
Saint-Esprit ; ensuite le roi d'armes, Toison-d'Or, le vêtit du manteau et du
chaperon. Le duc
d'Orléans demanda alors au Duc de vouloir bien porter aussi le collier de son
ordre du Porc—Épic ; il tira de sa manche le collier qu'il avait apporté, et
le lui passa au col. Tous les seigneurs qui étaient présents se réjouissaient
d'une si grande fraternité entre les princes. Le collier de la Toison-d'Or
fut aussi, dans ce même chapitre, envoyé aux ducs de Bretagne et d'Alençon. Les
habitants de Bruges sachant toutes ces fêtes, et que jamais ils ne
trouveraient leur seigneur dans un esprit plus bienveillant, ni mieux disposé
à toute effusion de cœur, prirent ce moment pour obtenir grâce entière. Leurs
députés vinrent à Saint—Omer, et prirent le duc d'Orléans pour leur
intercesseur. Ils demandaient que le Duc, en signe de pardon, s'en vînt dans
leur cité. Après avoir obtenu cette faveur, ils retournèrent pour se préparer
à le recevoir dignement[24]. Tout se
passa d'abord ainsi que l'avait prescrit la sentence. Les magistrats et
quatorze cents bourgeois s'en vinrent à une lieue de la ville attendre leur
seigneur nu-pieds et sans chaperon. Quand il parut, tous se jetèrent à
genoux, les mains jointes, et criant : « Merci. » Alors le duc d'Orléans, les
deux duchesses, tous les seigneurs supplièrent le duc de Bourgogne de
remettre à sa bonne ville les anciennes offenses. Il fit attendre encore
quelques instants sa réponse, prit les clefs de toutes les portes, puis
parlant avec bonté à tous ces bourgeois, il leur permit d'aller se chausser
et vêtir leur chaperon. A l'entrée de la ville se trouva tout le clergé en
procession, suivi des religieux, des religieuses, et des béguines de tous les
couveras, avec la croix, la bannière, les reliques, et les plus beaux ornements
des églises. Les corps de métiers et les marchands étaient à cheval
magnifiquement vêtus ; les trompettes et les instruments de musique
retentissaient dans les rues. Partout on voyait des échafauds richement
ornés, où se jouaient de belles représentations. On remarqua surtout une
jeune fille habillée en nymphe, qui conduisait un cygne portant le collier de
la Toison-d'Or, et un porc-épic, qui, selon la croyance populaire, dardait au
loin ses piquants, afin de représenter la devise du duc d'Orléans : « De près
et de loin[25]. » Les fontaines versaient
du vin et d'autres breuvages délicats. Un riche bourgeois avait couvert les
murs de sa maison de feuilles d'or, et le toit de feuilles d'argent. Enfin
jamais, de mémoire d'homme, une ville ne s'était mise en si grands frais pour
honorer son seigneur. Aussi, le soir, le Duc fit-il remettre aux magistrats
les clefs de la ville par le grand baillif de Flandre, en disant qu'il leur
rendait sa confiance. Sur ce, les cris de Noël recommencèrent encore plus
fort, et toute la ville fut illuminée. Le
lendemain il y eut des joutes, où le prix fut gagné par le damoiseau de
Clèves, à qui son oncle, le duc de Bourgogne, voulut lui-même servir d'écuyer
; puis un bal où il fit appeler les demoiselles de la ville. Il accepta
aussi, avec toute sa cour, un dîner à l'hôtel-de-ville. Pour achever de
rendre cette assemblée plus joyeuse, le comte et la comtesse de Charolais
arrivèrent de Gand. On y vit venir aussi le comte de Ligny, qui se réconcilia
pleinement avec le Duc, et sembla aussi fort empressé pour le duc d'Orléans. Enfin,
après dix jours passés dans tons ces grands divertissements, le Duc s'en alla
à Gand. Ce fut là qu'il se sépara du duc et de la duchesse d'Orléans. Le
cortége de ce prince était de jour en jour devenu plus nombreux. De toutes
les provinces voisines, il arrivait des gentilshommes pour le prier de les
prendre dans sa maison et à son service ; ils lui amenaient leurs enfants
pour lui servir de pages, leurs femmes et leurs filles pour former la
compagnie de la nouvelle duchesse d'Orléans. Chacun imaginait qu'il allait
être tout puissant en France, que tout le gouvernement se conduirait à sa
volonté, et qu'il y aurait fort à gagner de s'être mis des premiers avec lui.
Le duc de Bourgogne, sans doute, avait aussi la pensée que le duc d'Orléans
allait s'emparer des affaires du. royaume[26]. Elles allaient depuis quelque
temps assez mal à son gré ; il se voyait des ennemis dans le conseil du roi ;
on n'avait pas pour lui autant de ménagements et d'égards qu'il en aurait
exigé. C'était pour changer cette façon de gouverner qu'il s'était mis en
peine de faire revenir le duc d'Orléans, de le marier à sa nièce, de le
combler de marques d'amitié et d'honneur, de sceller par tous moyens leur
alliance. Il avait même permis aux gentilshommes de ses états de s'engager au
service de ce prince. C'était lui qui fournissait l'argent nécessaire pour
former cette nombreuse maison ; de façon que lorsqu'ils se quittèrent, le duc
d'Orléans avait des gardes-du-corps, des archers, et un train de plus de
trois cents chevaux. Ce fut
en cet appareil qu'il traversa les villes de France, partout reçu et fêté
comme si c'était le roi. Le peuple était si malheureux qu'il cherchait en qui
mettre l'espérance de la fin de ses maux. Il s'était vainement fié aux autres
princes ; celui-là revenait après vingt-cinq années d'absence ; on ne pouvait
lui rien imputer de ce qui s'était fait dans le royaume. Son sort avait
longtemps excité la pitié ; il avait bonne renommée, c'en était assez pour
qu'on lui fît grand accueil. Il arriva à Paris le 14 janvier, et n'y fut pas
moins bien reçu que dans les autres villes. On lui fit de grands présents ;
on imposa une taille assez lourde pour l'aider à payer sa rançon. Quant à lui,
il promit de travailler à cette paix que tout le monde désirait. On lui sut
gré aussi, bien que cela se fût fait sans lui, de ce que, durant son séjour,
un écorcheur, qui jetait les petits enfants au feu lorsque les parents ne
payaient point rançon, avait été, sans nulle grâce, mis à la potence. Le dur
: d'Orléans se proposait d'aller de là rendre ses devoirs au roi, mais il
arriva ce que les hommes sages avaient prévu. Le roi n'avait point vu' avec
plaisir le duc d'Orléans devoir sa liberté à l'intervention de la Bourgogne,
puis se rendre pour première visite chez le duc Philippe, épouser sa nièce,
contracter des alliances avec lui, et former sa maison en grande partie de
Bourguignons. Tous ces échanges d'ordres et cette fraternité de chevalerie
entre les ducs de Bretagne, d'Alençon, d'Orléans et de Bourgogne, la
réconciliation avec le comte de Ligny, lui inspiraient de l'inquiétude. Il
eût mieux valu, disait-on autour de lui, que le duc d'Orléans, en arrivant
d'Angleterre, s'en vint tout aussitôt présenter ses respects au roi, au lieu
de tarder si longtemps et de se composer un si grand train. Aussi fut-il
répondu à ce prince que le roi, qui pour lors était en Champagne, le
recevrait volontiers seul, ou avec peu de serviteurs, mais non point en si
nombreux cortége. Le duc d'Orléans, mal satisfait de cette réponse, se retira
dans sa seigneurie d'Orléans, et continua à chercher les moyens d'augmenter
sa puissance. Le roi,
après la fin de la Praguerie, était revenu à Bourges afin de s'occuper des
affaires de l'église, pour lesquelles le clergé était assemblé. Il avait
continué à s'unir d'intention avec le concile, sans vouloir toutefois se
départir de l'obéissance du pape Eugène, ni reconnaître l'élection du duc Amé
de Savoie, que le concile avait choisi dans sa retraite de Ripaille pour
l'élire pape sous le nom de Félix V. Pendant
ce temps le connétable essayait de faire lever le siège de Harfleur ; mais
les Anglais s'étaient si bien fortifiés dans leur camp qu'on ne put les
attaquer. La ville se rendit. Les affaires du roi allaient si mal en ce
moment que l'armée qu'il avait envoyée en Normandie, et qui ne trouvait pas
de quoi vivre dans ce pays dévasté, fut contrainte, pour revenir dans les
provinces de son obéissance, de remonter jusqu'à la Somme. Pontoise, Mantes,
Creil, et jusqu'à Saint-Germain-en-Laye étaient au pouvoir des Anglais. Le
connétable, après son retour à Paris, trouva pourtant moyen de reprendre
cette dernière ville, et le roi, qui s'était avancé jusqu'à Chartres,
secourut Louviers, que les Anglais tenaient assiégé. Rien
néanmoins ne pouvait lui réussir d'une façon durable, tant qu'il ne
remettrait pas quelque ordre dans le royaume. Il en avait grand désir, ainsi
que son conseil ; mais il y fallait du temps et de la peine. En attendant les
peuples murmuraient[27] ; ils se figuraient qu'on ne
prenait nul souci de les soulager, et voyaient les seigneurs uniquement
occupés de leurs discordes. « Ils ne savent que fuir devant les Anglais,
disaient les pauvres gens, et n'ont pas même pu sauver Harfleur. Le roi n'est
entouré que de larrons ; ils forment sa compagnie. Aussi dit-on à nos marchands,
lorsqu'ils s'en vont faire commerce dans les pays étrangers, que notre
royaume est l'égout où viennent se rendre les larrons de toute la chrétienté.
» C'était
surtout vers les marches de Bourgogne, de Champagne et de Lorraine que les ravages
étaient le plus effroyables[28]. Le roi s'y rendit avec le
connétable ; il força le comte de Vaudemont et le duc de Bar à faire la paix.
Le damoiseau de Commercy s'en vint s'excuser devant lui et se mettre à sa
merci : Le bâtard de Vergi, le sire de Cervolles, capitaines bourguignons,
furent chassés des places qu'ils occupaient. Cc qui rendit l'autorité du roi
plus redoutable à tous ces chefs, ce fut la rigueur dont il usa envers Alexandre
bâtard de Bourbon ; il avait commis des horreurs. Un pauvre homme vint se
plaindre au roi que ce capitaine d'écorcheurs, par une indigne dérision,
avait fait violence à sa femme sur le coffre où il l'avait enfermé ; puis
l'avait fait battre et meurtrir de mille coups. Le roi se souvenait en outre
que c'était le bâtard de Bourbon qui avait emmené le Dauphin à Niort ; il
savait que tout récemment il était allé trouver le duc de Bourgogne, pour
lier quelque intelligence entre ce prince et le duc de Bourbon. Son procès
lui fut fait par le prévôt des maréchaux de France ; on l'enferma en un sac,
et il fut jeté dans la rivière, à Bar-sur-Seine. Le roi
passa environ trois mois dans ce pays, mettant de bons et sages baillifs dans
les villes et forteresses, formant les compagnies d'hommes d'armes, rendant
de nouvelles ordonnances pour qu'elles fussent exactement payées et bien
disciplinées. Il voulut aussi ne pas laisser plus longtemps la maison de
Luxembourg agir contre le royaume, sans être arrêtée par nulle crainte. Le
comte de Ligny venait de mourir sans enfants ; son héritage venait d'être
recueilli par son neveu Louis comte de Saint- Pol, dont les gens, sans plus
de ménagement, arrêtèrent un convoi d'artillerie et de munitions que le roi
faisait venir de sa ville de Tournay. Il alla s'établir à Laon, et envoya la
Hire, Antoine de Chabanne, Joachim Rohaut et ses autres capitaines, assiéger
Marie Montaigu et plusieurs forteresses du comte de Saint-Pol. Ce
seigneur voyant qu'il ne serait ni avoué ni secouru par le duc de Bourgogne,
et n'étant point de force à résister, se détermina à négocier. Il vint à
Laon, avec la comtesse douairière de Ligny, fit son traité, rendit hommage
pour les seigneuries qui relevaient du royaume, jura pleine et entière
obéissance au roi son naturel et souverain seigneur, recourut la juridiction
du Parlement pour prononcer sur quelques différends qui s'élevaient sur la
succession de son oncle, et s'engagea à restituer l'artillerie et les
chariots dernièrement pris par ses gens. Ainsi
la puissance du roi se rétablissait de jour en jour. Il lui arrivait sans
cesse des seigneurs qui se mettaient à son service, et il les retenait pour
la guerre qu'il allait bientôt commencer plus vivement contre les Anglais.
Déjà la noblesse de France, diminuée et comme détruite dans les journées
d'Azincourt et de Verneuil, redevenait forte et nombreuse. Tous ces
orphelins, que leurs pères avaient laissés en bas âge, lorsqu'ils avaient
péri par la main des Anglais, se trouvaient maintenant des hommes vaillants
et de bons gens d'armes, qui ne songeaient qu'à venger leurs pareras et le
royaume[29]. Mais le roi avait une extrême
peine à dompter les hommes de guerre qui avaient une si longue habitude du
désordre. Sous ses yeux même, cent cinquante garnements de sa suite se mirent
en campagne et s'en allèrent piller dans le Hainaut ; le sire de Croy et les
gens du comte de Saint-Pol les exterminèrent presque tous. Pendant
que le roi était à Laon, il y reçut la visite de la duchesse de Bourgogne.
Elle arriva avec sa magnificence accoutumée[30]. Son beau-frère le connétable
vint au-devant d'elle, et la conduisit au roi, qui lui fit un accueil plein
de courtoisie. Elle venait se plaindre de ce que plusieurs articles du traité
d'Arras restaient sans exécution. Elle était chargée aussi de faire valoir
les griefs du duc d'Orléans. Malgré les honneurs qu'on lui rendit, elle vit
bien que le conseil du roi lui était peu favorable. Après quelque séjour,
elle alla prendre congé du roi. « Monseigneur, dit-elle, je vous
remercie des honneurs et de la bonne réception qui m'ont été faits ; mais de
toutes les requêtes que je vous ai présentées, pas une ne m'a été octroyée ;
pourtant, à mon avis, elles étaient raisonnables. — Ma sœur, répondit
doucement le roi, il me fâche de ne pouvoir faire autrement ; mais nous en
avons parlé bien au long dans notre conseil, et il nous a paru que nous
éprouverions grand préjudice en vous accordant de telles requêtes. » Le
connétable la reconduisit, et elle retourna au Quesnoy, où l'attendait le
Duc. En route, les vagabonds du parti du roi, qui couraient le pays,
attaquèrent sa suite ; on en prit quelques-uns et on leur coupa la tête. Le Duc
s'apercevait de plus en plus qu'il n'était pas en bonne intelligence avec le
conseil de France. La Duchesse lui raconta tout ce qu'elle avait vu à Laon,
par qui le roi était gouverné, et comment elle avait été mal écoutée. Les
seigneurs qu'elle avait auprès d'elle dans ce voyage n'avaient pas été
contents non plus des paroles qu'ils avaient entendues, du visage qu'on leur
avait fait. Ils revenaient moins bons Français qu'ils n'étaient partis. Le
Duc résolut de prendre ses précautions, de rassembler ses hommes d'armes, de
munir ses forteresses, de mettre ses frontières en sûreté. Il ne désirait
pourtant que la paix, et se conduisait avec prudence. Le chancelier de France
et les principaux du conseil du roi ne voulaient pas non plus la guerre, et
se seraient gardés de la provoquer. On ne s'aimait point, et il y avait peu
de confiance ; mais on se craignait mutuellement, et l'on vivait en
précaution. Le roi
partit de Laon pour aller mettre le siège devant Creil[31]. Il avait une belle armée, une
artillerie nombreuse. Le connétable et le sire de Saintrailles furent envoyés
à Paris, afin de s'y procurer de l'argent et de rassembler des manœuvres pour
creuser les tranchées. Il y avait alors à Paris une foule de pauvres
laboureurs réfugiés des pays voisins. Le jour de l'Ascension on plaça des sergents
à la porte des églises, et à mesure que ces malheureux paysans sortaient, on
mettait la main sur eux pour les envoyer au camp. Le peuple trouvait cela
rude et tyrannique ; mais qui voulait en parler un peu haut, était
sur-le-champ mis en prison. Par bonheur, au moment où l'on allait mettre en
route envi-trois cents de ces pauvres gens, arriva la nouvelle que les
Anglais de la garnison de Creil avaient traité. Ce fut une grande joie dans
Paris ; on sonna toutes les cloches, on fit des feux, et l'on dansa toute la
nuit. On
continua cependant à percevoir la taille promptement et avec rudesse ; et,
comme elle ne suffisait pas, on contraignit les membres du Parlement et tous
les officiers royaux à prêter de fortes sommes. Le Dauphin et, puis le roi
lui-même vinrent à Paris pour presser la rentrée de tout cet argent. On prit
jusqu'à l'argent des confréries, de sorte que leurs fondations furent
très-diminuées ; au lieu de grand'messes, on en disait de basses, et l'on
n'allumait presque plus de cierges. Tout
cet argent était destiné au siège de Pontoise[32]. Pour maintenir le bon ordre
parmi les gens de guerre, on voulait les solder exactement. Cependant, avec
tout cet argent, on ne parvenait point à leur payer tout ce qui leur était
dû. C'était un prétexte bien suffisant pour empêcher de si rudes hommes de se
soumettre à la discipline. Ainsi le peuple était taxé plus que jamais, sans
pouvoir se persuader que cela servît à rien. Toutefois, lorsque le roi, en
séjournant à Paris ou aux environs, se fut un peu mieux fait connaître, il
était si doux dans son langage et dans sort accueil, qu'on murmura moins
contre lui ; seulement il semblait que son conseil le gouvernait
complétement, et le tenait en tutelle comme un enfant. Par
malheur, le siège de Pontoise dura longtemps. Jamais le roi n'avait eu une si
belle armée ; il lui arrivait de tous côtés des gentilshommes et les milices
des bonnes villes ; celle de Paris y était en fort bel état. Bientôt on vit
venir Louis de Luxembourg comte de Saint-Pol, avec six cents combattants, et
les sires de Mailli, d'Enghien, de Poix, de Béthune, de Croix. Peu après, le
comte de Vaudemont amena aussi cent vingt hommes d'armes. Quant aux
serviteurs du roi, il avait avec lui les plus grands et les plus illustres.
Le connétable, le maréchal de Loheac, le sire de Culant, qui fut fait
maréchal durant le siège ; l'amiral de Coëtivy, le sire de Graville
grand-maître des arbalétriers. Le duc d'Alençon, le duc de Bourbon, le duc
d'Orleans et son frère le comte de Dunois ne s'y trouvaient point ; mais le
Dauphin', le comte du Maine et le comte d'Eu y étaient. On y comptait une
foule de grands seigneurs, le comte de la Marche, le comte d'Albret, les
comtes de Joigny, de Tancarville, de Châtillon, de Beuil ; et aussi tous les
capitaines les plus fameux : la Hire, Saintrailles, Valperga, Blanchefort,
Brussac, Joachim Rohaut, Longueval, Gilles de Saint-Simon, Antoine de
Chabanne, la Suze, Penesach, Charles de Flavy, Floquet, et bien d'autres. Le
roi de France se montrait cette fois dans tout son éclat et toute sa
puissance. Il
arriva devant Pontoise par la route de Saint-Denis. Le connétable le maréchal
de Culant, la Hire, Saintrailles, commencèrent par emporter-le premier
boulevard placé au-devant du pont, sur la rive gauche de-Mise, et
contraignirent les Anglais à se renfermer dans la ville. Près de là était
l'abbaye de Maubuisson ; ce fut là que s'établit le quartier du roi. En face
du pont on plaça une artillerie considérable, protégée avec des remparts de
terre construits à la hâte par les manœuvres. Le connétable défendait ces
canons et bombardes contre les sorties de l'ennemi, veillant lui-même à la
tête d'un guet de deux mille combattants. Lorsque
les approches furent ainsi bien faites sur la rive gauche, on établit un peu
au-dessous de la ville un grand pont de bateaux, fortifié à ses deux
extrémités. On s'empara de l'abbaye Saint-Martin, sur la rive droite auprès
des remparts ; elle fut aussi fortifiée, et non loin fut construite une
grande bastille. Le comte du Maine et l'amiral de Coëtivy se logèrent de ce
côté. Les deux camps communiquaient librement ; ils étaient à l'abri des
attaques. Les vivres venaient de Paris en bateaux par la Seine, et
remontaient l'Oise jusqu'à l'abbaye Saint-Martin, ou bien ils arrivaient de
Saint-Denis sur des charrettes. Lord
Clifford commandait la garnison des Anglais et semblait résolu à se défendre
vaillamment. Le duc d'York, qui était pour lors à Rouen, tarda peu à lui
envoyer des secours. Lord Talbot arriva par Magny, et se présenta à la tête
de quatre mille combattants devant l'abbaye Saint Martin, offrant la
bataille. L'armée française était deux fois plus nombreuse ; l'avis du
connétable, tout prudent qu'il était, fut d'accepter le combat ; il trouvait
l'occasion superbe, et voulait en profiter. Le conseil du roi craignit de
risquer toute la fortune du royaume ; on avait toujours présent le souvenir
de Poitiers et d'Azincourt. Le roi
défendit même expressément que personne passât de la rive gauche sur
la rive droite, et, pour plus grande précaution, fit garder le passage du
pont ; à peine permit-il an connétable de venir au camp de Saint-Martin avec
lui et le Dauphin. Les deux armées restèrent en présence pendant quelque
temps. La Hire, Joachim Robant, et d'autres, engagèrent de vives escarmouches
; mais, selon la ferme volonté du roi, il n'y eut point de bataille. Alors
les Anglais, laissant leurs archers en face des Français, passèrent la petite
rivière de Viorne, qui se jette dans la rivière à Pontoise même ; et l'ayant
mise ainsi entre l'ennemi et eux, ils entrèrent dans la ville sans
résistance. Lord Talbot y amena des vivres, en retira les hommes fatigués et
malades, renforça la garnison, y laissa lord Scales et lord Falconbridge ;
deux jours après, il s'en retourna à Mantes. Le roi
vit bien qu'il fallait achever d'environner la ville, et faire une forte
bastille avec des tranchées entre la rive gauche de la Viorne et l'Oise,
-afin de bloquer cette partie de l'enceinte. Il commanda à Guillaume de
Flavy, capitaine de Compiègne, de faire tailler les bois nécessaires dans les
forêts, et de les faire descendre par la, rivière. Avant que ces travaux
fussent achevés, lord Talbot vint une seconde fois, pénétra sans plus
d'empêchement, et ravitailla de nouveau la ville. Le roi se chagrinait de
voir son siège ne point avancer du tout ; les dépenses étaient considérables
; les Parisiens murmuraient ; cette belle armée commençait à se décourager.
Les Anglais de la garnison-triomphaient et se raillaient des Français. Ils
leur envoyèrent même une ballade toute remplie de railleries. Vous
contrefaites les vaillans, Il
semble qu'ayez tout conquis ; Vous
vous dites bons bataillans, Dès
l'heure que futes nacquis[33] Trop
grand langage vous avez, Et
vous parlez soir et matin ; Il
semble que toujours vous devez Combattre
l'Amorabaquin. Pourtant
vous avez pris quartier En
la clôture d'un moutier ; Bien
paraît qu'êtes fort peureux Oncques
ne futes si heureux De
nous venir aux champs combattre. Grand
orgueil est bon à rabattre, Avec
vous ils sont plus de trois Qui
bien contrefont les loyaux. Ceux
qui ont été par deux fois, Des
deux partis, leurs faits sont beaux Pendues
au vent soyent leurs peaux Pour
montrer au monde exemplaire ; Trahison
à Dieu ne peut plaire. Plus
longuement ne demeurez Fuyez
tôt et vous en courez. Les
Français ne demeurèrent pas en reste dans ce combat de railleries, et
envoyèrent aussi leur ballade à la garnison. Us se moquaient beaucoup du bon
appétit des Anglais et de leur manque de vivres ; ils les renvoyaient à boire
de la bière, dont ils avaient été nourris. Puis répondant aux reproches de
trahison : Tous
les natifs de Normandie Qui
ont votre parti tenu Sont
traîtres, je n'en doute mie, Autant
le grand que le menu. Mais
le roi est ici venu Pour
mettre tout à la raison ; Car
Dieu n'aime la trahison. Votre
grand orgueil rabattrons Et
bien la peau vous fourbirons, A
la venue du duc d'York. Retournez
vers le vent du nord Et
ne parlez plus de combattre. Que
la fièvre vous puisse abattre Je
pense que le cœur vous faut, Quand
vous pensez que d'un assaut Vous
serez pris soir ou matin. Le
mieux est de partir sur l'heure Et
ne plus faire ici demeure ; Ou
signez vous de la main dextre ; Car
au gibet de main de maître Vous
passerez, comme je compte. Il
est temps que vous rendiez compte. Le duc
d'York rassemblait en effet une grande armée à Rouen, et s'avançait sur
Pontoise. Il y entra par la porte située entre la Viorne et l'Oise, devant
laquelle il n'y avait pas encore de bastille, et se disposa, non point
seulement à ravitailler la ville, mais à passer sur la rive gauche pour faire
lever le siège. Quand
le roi vit cela, il confia au corné table la garde du camp ; au comte de la
Marche les passages de la rivière depuis la ville jusqu'à la Seine ; au comte
de Saint-Pol, depuis Pontoise jusqu'à l'Isle-Adam ; au comte d'Eu, depuis
l'Isle-Adam jusqu'à Creil. C'était là que l'Oise était le plus facile à
passer. On y plaça les meilleurs hommes d'armes, la Hire, Saintrailles,
Chabanne, Guillaume Duchâtel ; Floquet. Les
Anglais firent une fausse attaque en face de Beaumont ; pendant ce temps,
quelques-uns de leurs hommes, avec une grande témérité, traversèrent dans un
petit bateau, établirent un radeau sur des tonneaux, et, au moyen d'une
corde, firent passer une assez forte troupe. Elle planta tout aussitôt son
rempart de pieux aiguisés. Les Français accoururent ; il était trop tard ;
Guillaume Duchâtel, neveu de Tanneguy, se fit tuer avec une grande vaillance.
Tons les efforts étaient maintenant inutiles ; les Anglais tenaient les deux
rives. Il
fallait songer à défendre Saint -Denis et l'approche de Paris, par conséquent
diviser les forces du siège. On pensa que le camp de Saint-Martin était plus
essentiel à conserver que le camp de Maubuisson, et l'on se résolut à
abandonner celui-ci. Le roi était au désespoir ; il voulut rester le dernier,
bien que ce fût chose imprudente ; mais il sentait le besoin de se montrer
vaillant. Après avoir pourvu à la sûreté du camp de Saint-Martin, il se
rendit à Poissy, afin de veiller à l'arrivée des vivres. Le connétable alla à
Paris pour s'y procurer de nouvelles ressources. Tout semblait désespéré ;
les Anglais étaient répandus sur la rive droite, et tenaient le pays autour
de Pontoise, sauf le camp de Saint-Martin. Le duc d'York se présenta devant Poissy
pour offrir la bataille ; on se garda bien de l'accepter. Il y eut seulement
quelques beaux faits d'armés entre les deux armées. Cette
précaution était sage ; les Anglais manquaient de vivres. Le duc d'York
rentra en Normandie. Mais lord Talbot tenait la campagne ; sans cesse il
venait secourir et ravitailler Pontoise. Les Français n'étaient pas assez en
force pour l'en empêcher. Une fois, le roi était à peine sorti de Poissy,
pour se rapprocher du siégé et aller à Conflans, au lieu où l'Oise se jette
dans la Seine, lorsque les Anglais vinrent piller la ville et l'abbaye
Notre-Dame. Pour
remettre un peu l'ordre dans son armée, et faire de nouveaux préparatifs, le
roi revint à Saint-Denis. Il y passa trois semaines environ, irrésolu et
tenant sans cesse des conseils pour savoir s'il continuerait ce malheureux
siège. Tout son monde s'en allait ; les seigneurs qui lui avaient montré tant
de zèle lorsqu'ils le croyaient en fortune favorable, se retiraient l'un
après l'autre. Le comte de Saint-Pol, le comte de Joigny, le comte de
Vaudemont demandaient à retourner chez eux ; il fallut bien y consentir, ne
pas leur montrer de courroux, les bien remercier, et même leur faire de beaux
présents. Les gens de Paris, à qui ce siège avait déjà tant coûté, avaient,
pour ainsi dire, vu de leurs yeux toutes les mésaventures de l'armée du roi,
fuyant devant les Anglais, et cherchant toujours les lieux où ils n'étaient
pas ; malgré tant de belles promesses, ils étaient témoins des ravages commis
par les gens de guerre ; ils n'ignoraient rien de toutes les incertitudes du
roi. Aussi étaient-ils plus mécontents que jamais, et tenaient de mauvais
discours. D'ailleurs que n'allaient pas dire et faire les ducs d'Orléans, de
Bourbon et d'Alençon, qui se tenaient déjà à l'écart de son gouvernement et
avaient le secret appui du duc de Bourgogne ? Il n'y avait donc pas moyen de
renoncer à cette entreprise ; t'eût été un trop grand déshonneur, et
peut-être la perte du royaume. Le roi
reprit courage et résolut d'en venir à sa gloire. Il retourna au siège ; on
se logea de nouveau à Maubuisson. Il établit son quartier-général à Conflans,
où arrivaient tous les convois de Paris, qu'il dirigeait ensuite sur le
siège. Les capitaines qui étaient en garnison aux environs de Saint-Denis et
dans l'Ile-de-France, furent rappelés devant Pontoise. On se hâta de presser
les attaques ; le roi y venait chaque jour, faisant, lui-même ajuster les
coulevrines et les bombardes, s'avançant des premiers parmi les travailleurs
dans les tranchées. Il bravait sans cesse les plus grands périls, tant il
était animé du désir de prendre cette ville. Chacun sous ses yeux montrait à
l'envi le plus grand courage. Le sire d'Hangest fut tué ; le comte du Maine
fut blessé. Enfin, le 16 septembre, après que le connétable eut forcé les
Anglais à se retirer lorsqu'ils venaient encore secourir la ville, l'assaut
fut donné à l'église Notre-Dame, qui était hors la ville, et où les Anglais
s'étaient fortifiés. L'attaque dura deux heures, et le fort fut emporté. De là
on pouvait battre la ville et en ruiner toutes les défenses ; l'artillerie
tira nuit et jour ; et, le 19, le roi résolut de tenter l'assaut. Il fut
réglé qu'on le donnerait sur trois points à la fois. Le roi commandait
l'attaque au bord de la rivière sur la route de Meulan. Il avait avec lui le
maréchal de Culant, les comtes d'Eu, de la Marche, de Tancarville, le sire de
Moui, le sire d'Albret, le sire de Latour-d'Auvergne, à la tête de douze
cents archers et de six cents lances : sur la route de Normandie, devant
Notre-Dame, étaient monseigneur le Dauphin, le connétable, le comte du Maine,
l'amiral, le grand-maître des arbalétriers : la Hire, Salazar et les
compagnies écossaises se tenaient à cheval pour s'opposer aux Anglais, s'ils
se présentaient. Sur la rive gauche, en face du pont, l'attaque était confiée
au maréchal de Loheac, au sire de Thouars, au vidame de Chartres, au sire de
la Suze : la milice de Paris et celle de Meulan étaient dans des bateaux, et
attaquaient par la rivière. Les
seigneurs, et les capitaines exhortaient leurs gens à bien faire, leur
promettaient de donner l'exemple, et criaient par avance : Mont-Joye et
Saint-Denis, ville gagnée. On arma plusieurs nouveaux chevaliers.
L'assaut commença ; il fut rude' et dura longtemps ; plus d'une bannière fut
renversée de la muraille., après y avoir été plantée. Il se passa de superbes
faits d'armes ; plus de quarante chevaliers furent tués. Enfin la brèche,
attaquée par le roi, fut emportée la première ; il y entra par les échelles-
tout des premiers. Le Dauphin et le connétable pénétrèrent dans la ville
presqu'au même moment. Le roi, sans perdre un instant, monta sur un petit
cheval, parcourut les rues pour empêcher le désordre ; puis entra à l'église
pour remercier Dieu de cette belle et bonne fortune, et pour protéger les
femmes épouvantées qui s'y étaient réfugiées ; la garnison avait cherché à
s'échapper de la ville. La Hire et Salazar la dispersèrent et en prirent un
grand nombre ; sir Gervais Clifton et sir Nicolas Burdett furent faits
prisonniers. Le
lendemain, le roi s'informa du nom de ceux qui avaient les premiers gagné la
brèche ; il leur fit un riche présent, les anoblit, leur donna des armoiries,
et leur assigna une rente sur les entrées de Paris. Quelques
jours après, il revint solennellement dans sa capitale, et alla remercier
Dieu à Notre-Dame. Le peuple lui fit un grand et joyeux accueil, mais vit
avec pitié et indignation la cruauté des gens de guerre qui revenaient du
siège de Pontoise. Ils ramenaient les prisonniers qu'ils avaient faits, liés
comme des animaux, traînés à la queue de leurs chevaux, à demi nus, sans
souliers, mourant de faim. Lorsqu'ils pouvaient en tirer ou en obtenir
rançon, ils les nourrissaient en quelque hôtellerie, ou les conduisaient dans
des forteresses ; autrement, ils les jetaient à la rivière[34]. Le roi
passa un mois à Paris, puis partit pour Saumur et le Poitou. Il y avait
encore beaucoup de pillages dans cette partie du royaume. Le duc de Bretagne
avait garnison à Palluau et aux Essarts ; le sire de la Trémoille tenait
Mareuil et Sainte-Hermine. Le sire de Pons, le sire Guy de la Rochefoucauld
avaient aussi leurs forteresses, qui servaient de refuges à leurs gens pour
dévaster le pays. Le roi, qui avait réussi à remettre l'ordre dans la
Champagne, voulait en agir de même sorte dans ces provinces. Une autre
affaire plus importante l'amenait aussi dans ces provinces ; les Anglais
avaient assiégé la ville de Tartas en Gascogne ; le sire d'Albret, qui en
était seigneur et qui la défendait, n'ayant point de forces suffisantes,
avait promis de la rendre, si, avant la Saint-Jean 1442, il n'était point
secouru par le roi de France. On résolut de porter la guerre dans ces
contrées, et de réunir une forte armée. Pendant
que le roi s'occupait de ce soin, les princes cherchaient de nouveau à
s'emparer du gouvernement. Le duc d'Orléans s'en alla d'abord trouver le duc
de Bourgogne à Hesdin. Là, ils convinrent de faire à Nevers une grande
assemblée de tous les princes de la maison de France, et de dresser, d'un
commun accord, des remontrances pour les faire remettre au roi. Le Duc
partit de Flandre avec une nombreuse compagnie d'hommes d'armes de Picardie ;
à Troyes, il rencontra les gentilshommes de son duché, qui étaient venus
au-devant de lui, et renvoya les Picards, en leur recommandant de se garder,
sur toutes choses, de faire aucun dommage aux sujets et aux pays du roi de
France. Après
quelques jours passés à Dijon, il se rendit à Nevers. Là se trouvèrent le duc
et la duchesse d'Orléans, le duc et la duchesse de Bourbon, le comte
d'Angoulême, le duc d'Alençon, le comte d'Étampes, le comte de Dunois, le
comte de Vendôme. Le roi, sachant cette assemblée, y avait envoyé pour
ambassadeurs le chancelier de France, le sire Louis de Beaumont et quelques
autres conseillers. Les réponses qu'ils donnèrent ne semblant point
satisfaisantes, les princes mirent par écrit leurs remontrances, et envoyèrent
des ambassadeurs pour les porter au roi. Ils
parlaient d'abord de la nécessité de la paix générale, et se plaignaient que
le conseil du roi fit difficulté sur le lieu à choisir pour tenir les
conférences ; ce motif ne leur semblait point suffisant pour s'y arrêter, et
l'on pouvait aussi, suivant eux, s'occuper en même temps de la paix et du
voyage de Tartas. Ils
représentaient que, pendant cette entreprise, la Beauce et le pays Chartrain
allaient rester livrés aux attaques des Anglais. Ils
demandaient que dans le Parlement et les autres offices de justice on nommât
des personnes sages et expérimentées : que les procès fussent abrégés : que
justice fût rendue sans acception des partialités du temps passé. Ils se
plaignaient des ravages des gens de guerre, et requéraient qu'il y fût
pourvu, non par lettres ou par paroles, mais en effet : que pour cela on
nommât capitaines, seulement des gens loyaux et notables. Ils
parlaient de la pauvreté du peuple, des excessives impositions, tailles,
aides, gabelles, dont les sujets du roi étaient insupportablement foulés, et
remontraient qu'elles ne devaient pas se lever sans que les seigneuries et
les États du royaume eussent été appelés. Les
princes, disaient-ils, devaient, plus que nuls autres, être appelés aux
grandes affaires du royaume ; car ils y avaient grand intérêt. C'était chose
raisonnable et accoutumée du temps des prédécesseurs du roi. En
outre, le grand conseil devait être composé de gens notables, craignant Dieu,
et non pas extrêmes, passionnés et se souvenant des divisions passées. Il les
fallait en nombre suffisant ; les grandes affaires du royaume ne devant pas
être conduites par deux ou trois personnes seulement. Passant
aux griefs particuliers, le duc d'Alençon se plaignait qu'on lui retînt la place
de Niort, sans même lui en faire délivrer le prix, non plus que de la
forteresse de Sainte-Suzanne ; il réclamait une pension qu'on ne lui payait
plus, et aussi un prisonnier anglais qu'on lui avait ôté. Le duc
de Bourbon demandait aussi sa pension. Le
comte de Vendôme formait la même demande, et sollicitait en outre la
permission de revenir exercer son office de grand maître d'hôtel du roi. Le
comte de Nevers rappelait que son père était mort au service du roi, dans la
journée d'Azincourt. Une pension et le revenu du grenier à sel
d'Arcis-sur-Aube, lui avaient été concédés en considération des services de
son père. Il réclamait la jouissance de cette pension et de ce grenier. Le duc
de Bourgogne ne faisait aucune demande précise ; il se bornait à remontrer
que plusieurs articles de la paix d'Arras n'avaient reçu nulle exécution, et
que d'autres étaient ouvertement violés. Enfin
les princes annonçaient au roi le désir de se réunir de nouveau à Nevers, et
demandaient que le duc de Bretagne pût assister à leur assemblée. Le roi
était à Limoges lorsque ces remontrances lui furent présentées ; il les
écouta, puis fit remettre sa réponse par l'évêque de Clermont. Il répliquait
à chaque article des griefs exposés par les princes. Il
rappelait quel désir il avait toujours témoigné de conclure une paix
raisonnable, et comment, à Arras, le duc de Bourgogne lui-même, ainsi que les
cardinaux, avaient jugé que les conditions proposées par les Anglais
n'étaient point acceptables. Depuis, à la requête du duc d'Orléans, du duc de
Bretagne et du duc de Bourgogne, il avait envoyé ses ambassadeurs en
Bretagne, pour, de là passer à Cherbourg, où les Anglais avaient dû amener le
duc d'Orléans. Plus tard, et dans l'intérêt de ce prince, il avait consenti à
ce que les conférences fussent tenues à Gravelines, et près de Calais, loin
de sa puissance ; en pays ennemi. Là, on avait mis par écrit certaines
propositions ; il les avait fait connaître aux trois États du royaume
assemblés à Orléans. L'année
d'après il avait encore envoyé des ambassadeurs à Saint-Omer. Ils y avaient
attendu sept ou huit mois, et n'avaient pu rien faire, parce que les Anglais,
tandis que le roi avait choisi des hommes notables, n'avaient envoyé qu'un
simple clerc pour traiter si haute matière. La
duchesse de Bourgogne et le chancelier étaient convenus à Laon de proposer
aux Anglais une conférence du côté de Beauvais, de Senlis ou de Chartres ;
mais ceux-ci avaient', déclaré qu'ils ne voulaient aucun autre lieu que
Gravelines ; le roi s'y refusait, ayant, déjà trois fois cédé sur ce point,
et les An-r plais pouvant bien venir à leur tour dans un lieu de l'obéissance
du roi. Cependant
le roi voulait bien indiquer encore une conférence entre Pontoise et Mantes,
ou entre Chartres et Verneuil, ou entre Sablé et le Mans, pour le 25 octobre.
Il ne pouvait indiquer un terme plus rapproché, parce qu'il voulait être
revenu de Tartas, pour se trouver près du lieu des conférences, accompagné
des seigneurs de son sang, des prélats, des grands seigneurs, des barons et
des hommes notables de son royaume, même de ceux de Normandie. Il ne voulait,
disait-il, rien faire ni traiter au sujet de la paix sans leur avis ; certes
cela était raisonnable, car tous avaient loyalement servi son père et lui, et
avaient assez souffert pour mériter qu'on les appelât, afin de prendre leur
opinion sur ce qui les touchait plus que nuls autres. Il voulait aussi faire
prévenir les rois d'Écosse, d'Espagne et ses autres alliés afin d'avoir leur
conseil et leur consentement. Car leur alliance avait été bonne et sûre, et
leurs sujets avaient rendu de grands services à la maison de France. Au
reste, le roi voulait dès-lors déclarer sa volonté aux princes ; bien sûr
d'avance qu'ils ne désiraient que son honneur et celui de sa couronne, dont
ils étaient descendus et prochains. Il s'agissait des paroles que
l'archevêque d'York, aux pourparlers de Gravelines, avait prononcées en
présence de madame la duchesse de Bourgogne : savoir, que us-que in ultimo
statu, la nation d'Angleterre ne consentirait pas que son roi tînt rien en
hommage, ressort ou souveraineté d'aucun autre roi. Sur cela, le roi annonçait
qu'il était délibéré et arrêté que, pour rien au monde, il n'abandonnerait
aucune chose aux Anglais que ce ne fût en hommage, ressort et souveraineté,
comme tous les autres vassaux. Le roi ne voulait point que ce royaume
qu'avait augmenté ses prédécesseurs par leur vaillance, leur bon gouvernement
et l'aide de leurs sujets, fût ainsi perdu ; il ne pensait pas que les
seigneurs de son sang, ni les vaillants et notables hommes du royaume
voulussent, même s'il y consentait, souffrir une chose si contraire à la
noblesse et à l'excellence de la couronne de France. Et,
pour que chacun pût connaître si le roi avait fait son devoir en ce qui
concernait la paix, pour qu'à l'avenir on ne pût lui faire nul reproche, il
ferait, disait-il, enregistrer sa réponse par la chambre des comptes. Ce
point important traité, les autres étaient ainsi répondus : Pour
garder la Beauce et le pays Chartrain des entreprises des Anglais pendant le
voyage de Tartas, le roi envoyait un nombre suffisant de gens d'armes sous le
bâtard d'Orléans, dont le choix serait sans doute agréable aux princes. Le roi
avait toujours mis dans son Parlement les meilleurs, les plus sages, les plus
habiles clercs qu'il avait pu trouver ; il en avait nommé douze, choisis par
le duc de Bourgogne lui-même ; et toutes les fois que d'autres seigneurs
avaient, pour d'autres affaires de judicature, requis des personnes dignes et
capables, elles avaient été écoutées. On ne
lui avait pas encore adressé beaucoup de plaintes sur la partialité dans
l'administration de la justice ; il ne demandait qu'à faire punir ceux qui
s'en seraient rendus coupables, Quant à abréger les procédures, lui-même le
désirait, et il en écrivait à son Parlement. Les
pillages des gens de guerre avaient toujours déplu au roi, et il s'était
essayé plusieurs fois à les faire cesser. Étant à Angers l'autre année, il y
avait mis ordre et établi des compagnies soudoyées. Mais on avait soulevé les
gens d'armes, et fait renaître tous les pillages. Ainsi il avait été empêché
de faire ce qu'il s'était proposé. Le roi était fort résolu à suivre un tel
conseil, et à casser tous les gens de guerre inutiles. Il requérait les
princes eux- mêmes de ne point protéger ceux qui s'opposaient à ses
ordonnances. Le roi
avait grand déplaisir de la pauvreté de son peuple, et avait intention de le
soulager de tout son pouvoir ; il avait déjà fait cesser les pillages en
Champagne, et le ferait successivement ailleurs ; mais il fallait pour cela
que les gens d'armes fussent payés et nourris. Il était déterminé à y
pourvoir, puisqu'il s'agissait d'empêcher la dépopulation et la destruction
du royaume. Quant aux impositions excessives, le roi avait plus ménagé les
sujets des princes que les siens ; car ils avaient payé deux tailles en vin
an, et les sujets des seigneurs n'en avaient payé qu'une ; encore ces
seigneurs l'avaient-ils prise ou arrêtée. C'est ainsi que, pour faire la
guerre et ses grandes besognes, il était contraint de grever ses sujets à
lui. Quant
au reproche d'avoir levé les impositions sans qu'elles fussent consenties, le
roi répondait que les aides avaient été levées du consentement des seigneurs
; pour les tailles, ils avaient aussi été appelés, ou du moins on le leur
avait fait savoir. Ce n'est pas que, vu les affaires grandes et urgentes du
royaume, et considérant que les ennemis en occupaient une partie et
détruisaient l'autre, le roi ne pût, de son autorité royale, lever des
tailles ; ce qui est interdit à tout autre. Il n'était nullement besoin,
disait-il, d'assembler pour cela les trois États ; ce n'était que charge et
dépense au pauvre peuple, qui avait à payer des frais aux gens qui y
venaient. Il y avait même de notables seigneurs qui demandaient qu'on cessât
de telles convocations, et qui seraient satisfaits que le roi, selon son bon
plaisir, envoyât ordre à ses élus de lever la taille. Le roi
n'avait jamais traité d'aucune grande affaire à l'insu des princes, ou du
moins de la plus grande partie d'entre eux. Son intention n'était point d'en
agir autrement ; il voulait les conserver dans leurs prérogatives et leur
autorité. Les princes n'avaient qu'à se conduire de même à son égard, et
tenir leurs sujets et leurs seigneuries en obéissance, selon leur devoir. Il
avait toujours cherché et choisi pour son grand conseil les hommes les plus
notables du royaume en nombre suffisant. Il n'avait eu aucun égard aux
discordes passées, qu'il tenait et tiendrait toujours en oubli. Le roi
traitait ensuite les griefs particuliers de chaque prince. Il avait repris la
forteresse de Niort au duc d'Alençon, pour faire cesser les pillages dans le
pays de Poitou ; et, puisqu'il s'était engagé à la payer, il achèverait le
paiement déjà commencé. Sainte-Suzanne avait été prise sur les Anglais par le
sire de Beuil, qui la retenait, et ce seigneur avait bien de quoi répondre du
tort qu'il pourrait faire au duc d'Alençon. Sur ce point et sur le prisonnier
anglais, il lui serait rendu justice. Mais pour sa lieutenance et sa pension,
le roi ne les lui rendrait que lorsqu'il se conduirait selon son devoir ;
alors il serait traité comme sujet et comme parent du roi, et l'on se
souviendrait des services que lui et les siens avaient rendus au royaume. La
pension de 14.400 francs du duc de Bourbon n'avait été ni retirée ni
suspendue. C'étaient ses gens eux-mêmes qui avaient refusé le dernier
paiement ; sa plainte était donc surprenante. Le roi
n'avait point mis hors de son hôtel le comte de Vendôme, son grand-maître ;
c'était lui qui s'était retiré ; lorsqu'il se conduirait comme il devait
faire, il sera traité comme il appartient. Nonobstant
les charges du royaume, le roi consentait à maintenir la pension du comte de
Nevers ; mais les sommes que les gens du comté de Rethel payaient par
composition seraient regardées comme à-compte : le reste lui serait assigné
sur les tailles et aides. Il promettrait obéissance au roi, ce qu'il n'avait
pas encore fait, et pourvoirait à ce que ses garnisons du Rethélois ne
vinssent pas courir en Champagne, et y commettre mille désordres. Pour le
grenier à sel d'Arcis-sur-Aube, la chambre des comptes en jugerait. Quant
au duc de Bourgogne, le roi avait toujours désiré avoir paix, amour et bon
accord avec lui ; jusqu'alors il n'y avait rien épargné, et voulait continuer
à entretenir cette paix. Pour l'affermir, il avait donné sa fille à monsieur
de Charolais. Si tous les articles du traité d'Arras n'étaient pas accomplis,
c'est que le roi avait eu de grandes affaires et fort à souffrir ; mais son
intention était de les exécuter dès qu'il le pourrait, de façon à contenter
le duc de Bourgogne. Il n'avait à sa connaissance violé ouvertement aucun
article de cette paix. Lui-même aurait au contraire sujet de se plaindre,
surtout de -ce qui se passait maintenant. Enfin,
le roi rappelait qu'il n'avait mis nulle opposition à l'assemblée des princes
à Nevers : qu'il s'en était montré content : qu'il avait envoyé des
ambassadeurs : qu'il avait espéré, à cause du voisinage, voir venir les
seigneurs de son sang dans sa ville de Bourges, où il leur eût fait bon
accueil et parlé des affaires de son royaume. Il avait aussi consenti
volontiers à ce que le duc de Bretagne vînt à Nevers, lui avait envoyé un
sauf-conduit, l'avait engagé, s'il voyageait par terre, à passer par Tours,
afin de se rendre avec lui jusqu'à Bourges ; le sire de Gaucourt était allé
lui offrir de l'accompagner s'il voulait voyager en bateau[35]. Il n'était donc point
nécessaire d'écrire de nouveau au duc de Bretagne ; d'ailleurs il ne
paraissait ni raisonnable ni convenable que les princes fissent une autre
assemblée en l'absence du roi et sans son commandement, pour traiter des
affaires du royaume. A son retour de Tartas, il avait le projet de leur
demander aide, conseil et secours, afin de mettre en campagne la plus grande
armée qu'il pourrait, pour entrer en Normandie, recouvrer ainsi toute sa
seigneurie, et conclure un bon traité de paix. Du
reste, le roi fit un accueil honorable aux ambassadeurs des princes, ne
témoigna nul courroux. Cependant il n'avait point lieu d'être satisfait de
leur conduite. Les gens de son conseil et de sa maison savaient bien lui
faire remarquer combien de telles assemblées faisaient voir de mauvaise
volonté : comment ses remontrances n'avaient d'autre but que de disposer
contre lui la noblesse, le clergé et le peuple, afin de changer le
gouvernement, de tout faire par l'autorité des trois États du royaume, et de rendre
nulle la puissance du roi. On lui rendait suspectes aussi les communications
que le duc de Bourgogne avait depuis quelque temps avec les Anglais. Les
voyages du bâtard de Saint-Pol à Rouen, et du héraut Toison-d'Or à Londres,
le bon accueil qu'ils avaient reçu, auraient pu donner à penser. Le roi
répondait qu'il ne pouvait croire que les princes de son sang eussent de si
mauvais desseins contre lui et contre la majesté de sa couronne ; qu'il se
fiait surtout au duc de Bourgogne et à la concorde qui régnait entre eux ;
mais que s'il était assuré de quelque mauvaise entreprise, il laisserait
toute autre affaire pour aller courir sur ces princes. Tel
était le caractère de douceur et de loyauté de ce bon prince. D'ailleurs
cette conduite était sage, et il aurait bien plus gâté les affaires en
poussant les princes à bout. Les gens bien avisés voyaient que tout le monde
dans le royaume était las des divisions et du désordre, que chacun dans tous
les états était ruiné et ne pouvait fournir d'argent aux princes, qu'on ne
prenait pas en eux grande confiance, que le roi semblait à tous bien plus
occupé qu'eux de soulager son peuple. Il était assez évident que c'était pour
leurs seuls intérêts qu'ils agissaient. Ne se voyant point de partisans, ils
ne se montraient nullement décidés à une révolte ouverte, et tout en
murmurant ils assuraient toujours le roi de leur respect et de leur
obéissance. Le duc
d'Orléans, avant même cette ambassade, avait envoyé son frère le comte de
Dunois auprès du roi, le chargeant de mettre hors de la ville d'Angoulême Guy
de la Rochefoucauld, qui faisait des ravages dans le pays, et de mettre en sa
place le sire de Rambouillet, homme plus sage et qui obéirait mieux au roi.
Le sire de la Rochefoucauld, tout serviteur qu'il était du duc d'Orléans, ne
se tint point pour bien averti. Il fallut attendre le retour d'un message
qu'il envoya lui-même à son maître ; enfin, sur un second ordre, il alla
tenir garnison à Mussident. La
façon dont cette affaire difficile avait été conduite était si prudente, que
bientôt après on vit arriver à Limoges, en toute soumission, le duc d'Orléans
et sa femme. Le roi leur fit une réception pleine d'amitié, et accorda cent
soixante mille fr. sur les revenus du royaume, pour payer la rançon de son
cousin ; il lui assigna aussi une pension de dix mille francs par année. Puis
il continua sa route vers Toulouse, afin d'arriver à temps pour délivrer
Tartas. Après
l'assemblée de Nevers, le duc de. Bourgogne était revenu dans ses états de
Flandre. Les factions des Hoeks et des Kabeljauws s'étaient réveillées en
Hollande avec une incroyable fureur, à l'occasion de quelques taxes que des
'magistrats du parti des Hoeks avaient consenties au Duc[36]. Depuis près de cent années
qu'elles divisaient le pays, elles n'avaient jamais montré une pareille
haine. Il n'y avait pas une lie, pas une cité, pas un bourg où l'on ne
s'égorgeât. Les familles même étaient troublées par la partialité ; le père
combattait le fils, le frère le frère sans nulle pitié. Le pillage,
l'incendie, les massacres se renouvelaient tous les jours ; souvent, pour
empêcher les bourgeois d'une même ville de se 'massacrer sur la place
publique, les prêtres quittaient l'autel, revêtus de leurs saints ornements,
portant les vases sacrés ; au péril de la vie ils se Plaçaient entre î es
combattants, les menaçaient de la vengeance du ciel, et leur criaient : « Retirez-vous,
retirez-vous, au nom de Dieu ! » Cependant ils n'étaient 'pas
toujours écoutés. Guillaume de Lalaing, qui avait été nommé gouverneur de
Hollande et de Zélande, faisait tous ses efforts pour dompter cette sanglante
fureur ; mais le Duc ne pouvait pas lui envoyer des forces suffisantes. Il était
contraint de tenir des garnisons sur ses frontières pour les défendre des
écorcheurs, qui étaient loin 'd'être tous remis dans l'obéissance ou
exterminés. Le plus fâcheux de tous pour la Picardie, était en ce moment
Regnault dé Vignolles, frère de la Hire, qui, de la forteresse de Milli près
Beauvais, faisait sans cesse des courses sur tout le pays. Le Duc en avait
envoyé porter plainte au roi, qui répondit comme de coutume, qu'il en était
très-fâché : que Regnault agissait contre ses ordres et ne ménageait pas plus
ses domaines que ceux de Bourgogne : qu'ainsi il verrait avec plaisir que le
Duc le châtiât, et que certes nul de ses capitaines ne viendrait au secours
de ce routier. Le Duc,
après avoir conclu avec les Anglais de Normandie une trêve pour les gens
qu'il allait envoyer contre Milli, chargea le comte d'Etampes de cette
entreprise. Regnault se défendit vaillamment ; les assauts furent rudes et
meurtriers. Il fallut le recevoir à bonne composition ; puis le château fut
rasé. Vers ce
temps-là le duc Philippe apprit que l'archiduc Frédéric d'Autriche, qui
venait d'être récemment élu empereur d'Allemagne, allait traverser la comté
de Bourgogne, et s'arrêter dans la ville impériale de Besançon. Il s'y rendit
accompagné de toute sa noblesse, afin de faire une digne réception à
l'empereur. Il lui fit préparer un logement à l'archevêché ; et, le jour de
son arrivée, avec une suite brillante, il alla à une demi-lieue au-devant de
lui. L'empereur avait aussi un noble cortége de chevaliers et de seigneurs.
C'était entre les Bourguignons et les Allemands, chacun selon la mode de de
leur pays, une lutte de richesse dans les habillements et les armures. Tout
le monde se complaisait à voir cette diversité de vêtements, et les cheveux
blonds de tous ces seigneurs d'Allemagne et de Bohême, que doraient les
rayons du soleil. L'empereur portait un ample pourpoint, et par-dessus une
robe de drap gros bleu. Son chaperon, découpé à grands lambeaux, ne lui
couvrait que le col et les épaules, et descendait jusqu'à mi-corps. Il était
coiffé d'un chapeau de feutre gris, avec une couronne en or par-dessus.
C'était un jeune prince de vingt-six ans, grand et de noble mine. Le Duc
était vêtu d'une robe noire, et portait le collier de son ordre. Chacun
admirait son air de prince et de maître. Personne n'entendait mieux que lui
comment il fallait se conduire en de telles occasions, rendre à tous ce qui
leur était dii, et garder sa propre dignité. Il s'inclina respectueusement
devant l'empereur, mais ne descendit point de cheval, voulant bien montrer
que s'il relevait de l'empire d'Allemagne pour sa Comté de Bourgogne, il n'en
était pas moins de la noble maison de France, et petit-fils de roi.
L'empereur fut satisfait de sa courtoisie, et lorsqu'à l'entrée de la ville
les bourgeois lui présentèrent un dais de drap d'or, il voulut que le Duc
marchât dessous avec lui, ce que le Duc n'accepta point, tenant toujours son
cheval un peu en arrière. Au
milieu des fêtes, les conseils commencèrent. Le défunt empereur Sigismond
avait prétendu que la Hollande, la Zélande et le Hainaut devaient, par le
décès de madame Jacqueline de Bavière, faire retour à l'empire. Il s'était
plaint aussi de ce que le Duc n'avait pas rendu hommage en termes suffisants
pour le Brabant. De son côté, le duc de Bourgogne réclamait la dot de madame
Catherine sa tante, femme du duc Léopold d'Autriche. Ces différends furent
accommodés à l'entière satisfaction du Duc, et l'empereur renonça aux
réclamations de son prédécesseur. Peu de
jours après, la duchesse de Bourgogne arriva à Besançon avec toutes les dames
de sa cour. L'empereur alla solennellement au-devant d'elle, et se tint,
comme un simple comte, à cheval auprès de sa litière. Les dames et
demoiselles de la duchesse suivaient sur leurs haquenées ou dans des
chariots. Parmi les plus belles, chacun regardait Blanche de Saint-Simon, qui
pour lors avait la plus grande renommée de beauté à la cour de Bourgogne.
L'empereur donna la main à la Duchesse pour descendre de litière, et la
conduisit à sa chambre. Les
banquets, les fêtes, les divertissements de tout genre recommencèrent de plus
belle. L'empereur était jeune et avait avec lui des chevaliers de son âge ;
la cour de Bourgogne était aussi brillante de jeunesse. Le damoiseau de
Clèves, Corneille bâtard de Bourgogne qui plaisait à tous et donnait les plus
belles espérances, Pierre de Beaufremont sire de Charni qui était la fleur
des chevaliers de Bourgogne, le sire de Ternant, le sire de Blanmont, que le
Duc venait de nommer maréchal de Bourgogne, bien qu'il n'eût que vingt-cinq
ans ; d'autres encore ne demandaient que fêtes et tournois. Le jeune duc
Henri de Brunswich qui depuis épousa madame Hélène de Clèves, s'était, en
revenant du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, arrêté pour jouir des
plaisirs de la cour de Bourgogne. Le duc Philippe lui-même avait le goût de
la magnificence ; il aimait à jouir de sa grandeur et de sa renommée, et de
telles occasions lui plaisaient plus qu'à nul autre. Ou dansa beaucoup ;
l'empereur était le tenant de madame de Bourgogne, et le Duc, de la comtesse
d'Étampes. L'empereur fit faire la danse aux flambeaux, selon la mode
d'Allemagne. Après
dix jours de semblables divertisse-mens, la cour de Bourgogne revint à Dijon,
pour y passer le temps, à peu près de même sorte. Le mariage de Jean de
Châlons, fils du prince d'Orange, avec madame Catherine de Bretagne, nièce du
connétable de Richemont, fût encore un autre motif de fêtes. Le Duc et la
Duchesse, dans leur loisir, firent aussi un pèlerinage à Saint-Claude. Les
affaires allaient bien ; aucune guerre ne menaçait ; les ravages des
compagnies diminuaient de jour en jour. Ou n'avait rien de mieux à faire qu'à
se réjouir ; c'était des festins, des bals, des tournois, des chasses à
courre et au vol, des bateleurs avec leurs momeries ; chaque chose selon la
saison et l'occurrence[37]. Pour
animer un peu cette oisiveté, le sire de Charni avait résolu de faire la plus
belle joute qu'on eût vue depuis longtemps. Il avait envoyé à ses frais des
hérauts dans tous les royaumes de la chrétienté, pour y publier le défi
suivant. « En
l'honneur de Notre Seigneur et de sa glorieuse mère, de madame Sainte Aune et
de monseigneur Saint George, je, Pierre de Beaufremont, seigneur de Charni,
etc., etc., fais savoir à tous princes, barons, chevaliers et écuyers sans
reproche, excepté ceux du royaume de France et des pays alliés, que, pour
honorer le très-noble métier et exercice des armes, ma volonté est avec les
douze chevaliers ou écuyers gentilshommes à quatre quartiers, dont les noms
suivent : Thibaut sire de Rougemont, Guillaume de Beaufremont sire de Scey,
Guillaume de Vienne sire de Mombes, Jean de Valangin, Guillaume de
Champs-Divers, Antoine de Vauldrey, Jean de Chaumergis, Jacques de Challant,
Aimé de Ravenstein, Jean de Rupes, Jean de Saint-Charon, de garder un pas
d'armes sur le grand chemin de Dijon à Auxonne auprès de l'arbre nommé Arbre
de Charlemagne, dans la charmille de Marcenay. « Deux
écus, l'un noir semé de larmes d'or, l'autre violet semé de larmes noires, seront
pendus à cet arbre. Ceux qui feront toucher le premier par leurs hérauts
seront tenus de faire armes à cheval avec moi ou rues chevaliers. « Celui
qui sera porté par terre d'un coup de lance donnera au vainqueur un diamant
tel qu'il lui plaira. « Ceux
qui auraient plus de plaisir à faire armes à pied feront toucher l'écu
violet. « Celui
qui, en combattant ainsi, mettra la main ou les genoux en terre sera tenu de
donner à l'autre un rubis de telle valeur que bon lui semblera. S'il est jeté
à terre de tout son corps, il sera prisonnier et paiera une rançon d'au moins
cinquante écus. « Tout
chevalier ou écuyer qui passera à moins d'un quart de lieue de l'arbre
Charlemagne sera tenu de toucher un des écus, et donnera en gage son épée ou
ses éperons. » Les
conditions des armes étaient ensuite soigneusement réglées, afin que tout se
passât loyalement. Le pas
d'armes devait durer quarante jours, à commencer du 12 juillet 1443 ; il se
faisait sous la permission du duc de Bourgogne, et il avait donné pour juge
le comte d'Étampes. Pendant
qu'on se préparait à cette superbe entreprise d'armes, il survint au Duc deux
grandes affaires. L'empire d'Orient était, depuis longtemps, dans une grande
décadence. Les Turcs, après avoir été, trente années auparavant, défaits par
Tamerlan, avaient repris toutes leurs forces ; il était facile de prévoir que
les chrétiens d'Orient, abandonnés et comme oubliés par l'Occident, ne
pourraient pas longtemps encore défendre Constantinople. L'empereur Jean
Paléologue faisait tous ses efforts pour être secouru par les princes
chrétiens. Il avait, pour y mieux réussir, tenté de réunir l'Église grecque à
l'Église romaine, et cette affaire avait fort occupé le pape Eugène IV et
lui. Le danger pressait. Amurath II, empereur des Turcs, rassemblait une
puissante armée dans l'Asie-Mineure pour passer en Europe et assiéger
Constantinople. L'empereur d'Orient avait déjà éprouvé toute l'indifférence
des rois de la chrétienté ; il résolut de s'adresser au duc de Bourgogne. On
savait ce prince plein de respect pour la foi chrétienne, et porté aux nobles
entreprises. Chaque année il envoyait mille ducats aux chrétiens de
Jérusalem. Dernièrement encore, revenant en Bourgogne, il avait su que,
depuis trois ans, la somme n'avait pas été payée, et s'en était courroucé,
disant qu'il n'était pas bon de devoir si longtemps à Dieu. D'ailleurs sa
puissance avait grande renommée dans les pays d'Orient. On y voyait arriver
sans cesse les vaisseaux de Flandre, et dans ces contrées lointaines on le
nommait le grand-duc d'Occident[38]. Un
ambassadeur arriva à Dijon pour raconter la détresse et les alarmes de
Constantinople. Il fut fort bien reçu et passa quelque temps à attendre la
réponse du duc Philippe. Pour le disposer favorablement il lui avait apporté
de précieuses reliques. Sa longue barbe, ses manières étranges, son adresse à
monter à cheval et à tirer de l'arc, étaient un grand sujet de curiosité
polir toute la cour de Bourgogne. Au même
moment à peu près, le Duc reçut la visite d'Élisabeth duchesse douairière de
Luxembourg, qui était son alliée de fort près[39] ; car elle avait épousé en
premières noces son oncle paternel, Antoine de Brabant, et avait eu pour
second mari Jean-sans-Pitié, ancien évêque de Liège. Elle était fille unique
de Jean de Luxembourg duc de Gorlitz et marquis de Moravie, et nièce des deux
empereurs Venceslas et Sigismond. L'un et l'autre avaient engagé au duc
Antoine de Brabant le duché de Luxembourg, en garantie d'une dot de 120.000
florins, promise à leur nièce Élisabeth de Luxembourg, et qui n'avait jamais
été payée. Elle avait donc continué, depuis son veuvage, à jouir du duché, et
elle l'avait vendu au duc Philippe, se réservant seulement l'usufruit durant
sa vie. Ses sujets, qui avaient d'abord consenti à la vente, s'étaient
révoltés depuis et avaient cessé de lui payer les impôts. Ils avaient déclaré
que leurs véritables seigneurs et les héritiers de leur ancien duc étaient
Ladislas roi de Bohême, Anne qui avait épousé Guillaume de Brunswich[40] de la maison de Saxe, et
Élisabeth qui épousa depuis Casimir, roi de Pologne : tous trois enfants de
l'empereur Albert d'Autriche et de la fille unique de l'empereur Sigismond.
Les gens de la duchesse Élisabeth avaient été chassés de Luxembourg et de Thionville,
et le comte de Gleichen en avait pris possession au nom de Ladislas roi de
Bohême et du duc de Saxe. En vain la duchesse Élisabeth s'était-elle adressée
à l'empereur et aux princes de l'empire pour avoir justice. Ladislas était de
la maison d'Autriche ; la maison de Saxe était puissante en Allemagne ; ses
plaintes n'avaient pas été écoutées. Elle venait donc implorer le secours de
son neveu le duc de Bourgogne. Elle fut reçue à Dijon avec de grands
honneurs, et cette nouvelle et importante affaire fut mise en mûre
délibération au conseil du Duc. Avant
de donner sa réponse et de prendre une si grave résolution, il s'en alla pour
quelques jours à Châlons-sur-Saône. Son beau-frère, le duc de Bourbon, à qui
il avait donné rendez-vous, y arriva peu après. Leur entrevue avait pour
objet d'accommoder un différend qui s'était élevé entre le sire Jacques de
Chabanne sénéchal de Bourbonnais, et le sire de Granson seigneur de. Pesmes.
Celui-ci était d'une de ces grandes familles de Bourgogne à qui le Duc
écrivait : « Mon cousin », et il l'aimait et l'honorait beaucoup
pour les bons services qu'il en avait reçus[41]. Les princes firent venir
devant eux les deux chevaliers dans la grande salle de l'évêché, pour plaider
leurs motifs, non point comme dans une procédure, mais pour savoir s'il
serait jeté un gage de bataille. Les
deux princes s'assirent sur le même banc ; car le duc de Bourgogne étant chez
lui, traitait, par courtoisie, son beau-frère d'égal à égal. Puis entra le
sire de Pesmes, accompagné des plus grands seigneurs de Bourgogne, ses parents
ou alliés, les Châlons, les de Vienne, les Vergi, les Neufchâtel. On
commença par demander au sire de Chabanne s'il prenait les princes pour
juges. « Oui, dit-il, le duc de Bourbon mon seigneur, mais nul autre. —
En ce cas, mon frère, repartit sur-le-champ le duc de Bourgogne, puisque je
ne suis point accepté pour juge par messire de Chabanne, je ne puis
m'empêcher d'être sa partie avec le seigneur de Pesmes. C'est mon parent ;
lui et les siens ont bien servi moi et la maison de Bourgogne ; je dois et je
veux lui faire honneur et le secourir au besoin. » Il descendit du tribunal
et alla se ranger parmi les seigneurs qui accompagnaient le sire de Pesmes. «
Ah ! pour cette fois, s'écria Chabanne d'une façon aimable et respectueuse,
j'ai affaire à trop forte partie. » Cependant
il déduisit sa plainte. Il accusait le sire de Pesmes d'avoir, de nuit,
surpris par escalade, sans aucun défi préalable, son château de Montaigu en
Auvergne, de l'avoir pillé, et d'avoir emmené son fils âgé de dix ans, qu'il
retenait encore. Thibaut
bâtard de Neufchâtel, un des chevaliers les plus habiles à bien parler,
répondit pour le sire de Pesmes : Antoine de Chabanne, qui en effet était un
des plus fameux capitaines routiers, avait fait, dit-il, plusieurs courses en
Bourgogne, et ravagé les terres du sire de Pesmes et de ses parents ; il
avait ensuite amené son pillage dans le château de Montaigu et dans les
autres forteresses de son frère ; ainsi, selon tous les usages de la guerre,
le sire de Pesmes avait pu se venger, par représaille, des voies de fait. Il
demandait donc, qu'en présence de son seigneur, du duc de Bourbon, et de la
noblesse rassemblée à Châlons., le sire de Chabanne le déclarât quitte dans
son honneur, et sans nul reproche ; sinon il faisait offre de son corps pour
défendre son honneur. Il y
eut encore beaucoup d'autres discours et répliques, si bien que le duc de
Bourbon s'excusa de prononcer. Ce fut la duchesse de Bourgogne qui, peu
après, fit l'accord entre les deux chevaliers. Le sire de Chabanne recouvra
son fils, en accordant satisfaction suffisante au sire de Pesmes. Le duc
de Bourbon venait de quitter Châlons, lorsque y arriva Louis duc de Savoie.
Le duc de Bourgogne alla en grand appareil au-devant de lui, et lui rendit de
grands honneurs[42]. Ils étaient cousins germains ;
car Marie de Bourgogne sœur du duc Jean avait épousé Amé de Savoie, père du
duc Louis. Le but de ce voyage était d'engager le duc de Bourgogne à quitter
l'obédience du pape Eugène IV, pour reconnaître l'élection que le concile de
Bâle avait faite du duc Amé, sous le nom de Félix V. Ce nouveau schisme
commençait à diviser l'Église, comme avait fait l'ancien pendant quarante
années. Déjà l'on commençait à se traiter d'hérétiques. Les habit-ans de
Bourgogne, lorsqu'ils allaient en Savoie, se faisaient conscience d'entendre
la messe ou de se confesser à un prêtre du pape Félix. Heureusement le roi de
France et la plupart des plus puissants princes, se souvenant des malheurs
que la chrétienté avait éprouvés, tandis qu'elle avait eu deux papes, ne
voulurent jamais se départir d'Eugène IV. Malgré tous les liens de famille et
son intime alliance avec le duc de Savoie, le duc de Bourgogne demeura aussi
ferme dans sa fidélité à l'ancien pape. Les deux princes n'en restèrent pas
moins grands amis, et renouvelèrent leurs traités en se promettant mutuel
secours contre les compagnies de routiers. Puis ils s'en vinrent tous deux à
Dijon pour assister à la joute du sire de Charni dont le terme était arrivé[43]. Un
chevalier espagnol fameux pour ses sortes d'entreprises, qui se nommait
messire Pierre Vasco de Saavedra, qui venait déjà de se faire grand honneur
dans de pareils tournois à Cologne et en Angleterre, avait touché les deux
écus, et devait être le premier à combattre. La lice
était magnifiquement parée, les tentes couvertes des bannières des
chevaliers. Rien n'égalait la richesse des armures, des harnois, de
l'habillement des pages. Les ducs de Bourgogne et de Savoie assistèrent à la joute
du premier jour entre le sire de Charni et don Pierre de Saavedra qui
combattirent à pied. Puis le duc Philippe alla reconduire son noble cousin
jusqu'à Saint-Claude. Mais l'entreprise d'armes continua en son absence et
après son retour. Tout s'y passa avec courage et courtoisie ; tous les
champions montrèrent tant de force et d'adresse, que malgré les beaux coups
qu'ils se portaient, aucun ne fut vaincu. Il n'y eut d'autre accident qu'une
blessure légère reçue par un seigneur piémontais nommé le comte de
Saint-Martin, en joutant contre le sire Guillaume de Vaudrey. Les
deux écus avaient déjà été suspendus à l'arbre Charlemagne, durant un mois,
et le terme du pas d'armes n'était pas encore arrivé. Il y avait encore deux joutes
à faire entre le comte de Saint-Martin et Guillaume de Vaudrey, entre don
Diégo de Vallière et Jacques de Challant. Le Duc les fit venir, leur dit
qu'il allait partir pour la guerre avec ses chevaliers, que son armée était
déjà entrée dans le Luxembourg, qu'il les priait de vouloir bien en sa faveur
renoncer à leur défi, et que chacun s'était suffisamment honoré dans ce
tournois. Il leur fit de beaux présents et les traita avec tant de bonté
qu'ils le remercièrent à genoux. Le comte de Saint-Martin resta même depuis à
son service. Puis les tenants de la joute firent offrande à la sainte Vierge,
des deux écus de l'arbre Charlemagne, et les suspendirent dans l'église de
Notre-Dame de Dijon. Le Duc,
pendant ces fêtes, avait réglé avec son conseil, et surtout avec maître
Nicolas Raulin son chancelier, et messire Antoine de Croy son premier
chambellan, les réponses qu'il devait donner aux deux graves propositions qui
lui avaient été faites. Il
commença par expédier l'ambassadeur de Constantinople. Il le chargea de dire
à son empereur qu'il se rendait sans délai dans ses pays maritimes, et que de
là il pourrait bien mieux lui faire passer des secours par mer, et lui
envoyer des vaisseaux et des hommes ; l'assurant du reste de son zèle pour la
foi chrétienne, et de sa volonté pour le tirer de peine. Il ne laissa pas non
plus partir cet ambassadeur sans lui faire les plus riches présents. Le sire
de Waurin fut envoyé à Venise pour y équiper quatre galères, et le seigneur
Vasco de Saavedra voulut aller chercher les aventures de cette sainte guerre
avec les chevaliers bourguignons. Le sire Geoffroi de Thoisi était chargé de
se rendre à Nice pour y armer une autre flotte[44]. Quant à
madame Elisabeth, elle avait, par un traité, cédé tous ses droits au duc de
Bourgogne, l'avait créé son mainbourg au duché de Luxembourg, et, renonçant à
tout gouvernement, elle se contentait d'un revenu de dix mille francs[45]. Dès que cet arrangement avait
été conclu, le Duc avait envoyé l'ordre au comte d'Étampes d'assembler son
armée, et de l'amener du côté de Langres, sur la route de Bourgogne à
Luxembourg. En même temps il avait écrit aux divers seigneurs du pays de Luxembourg
et de Lorraine, au comte de Vernembourg, au damoiseau de Saarbrück, au comte
de Lamarck, au sire Henri de la Tour, de lui porter aide dans la guerre qu'il
allait entreprendre. Pendant ce temps-là tout s'était apprêté en Bourgogne.
Corneille, l'aîné des bâtards de Bourgogne, avait levé sa première bannière,
et formé une compagnie de cent lances, la plus belle qu'on eût jamais vue, où
s'étaient mis les plus nobles jeunes gens des états du Duc. Jean de Clèves et
son frère Adolphe, le jeune sire de Beaujeu fils du duc de Bourbon, se
réjouissaient aussi d'aller faire leurs premières armes. Les équipages du Duc
étaient encore plus brillants qu'à la coutume, de broderies, de perles et de diamants.
Partout on voyait sa livrée noire et sa devise : Autre n'aurai, avec
les pierres à fusil jetant des étincelles. Le
comte d'Étampes, laissant son armée dans la Basse-Champagne, vint à Dijon se
joindre à cette brillante assemblée. Aussitôt le Duc partit, prenant la route
de Saint-Seine, de Bar-sur-Aube, de Brienne et de Sainte-Menehould. Déjà, par
son ordre, des lettres de défi avaient été portées au comte de Gleichen et
aux gens du Luxembourg. Selon l'usage d'Allemagne, elles avaient été écrites
au nom du Duc, de tous ses parents, de ses alliés, et même des principaux
capitaines de son armée ; car le Duc aimait à se conformer aux coutumes de
chaque pays. En même temps le sire Simon de Lalaing était entré dans le
Luxembourg avec trois ou quatre cents combattants. Le comte de Vernembourg,
qui était chevalier de la Toison-d'Or, et plusieurs seigneurs du pays
s'étaient joints à lui. Arrivé
à Mézières, le Duc se sépara de sa femme, qui s'embarqua sur la Meuse pour se
rendre en Brabant ; puis, il s'avança jusqu'à Ivry. Tout auprès était la
forteresse de Villi, où Jacquemin de Beaumont, et une troupe de pillards gens
du damoiseau de Commercy tenaient garnison, ravageant tout le pays. Ils
alléguèrent que leur maître était à l'armée du roi de France ; mais le Duc
n'en fit- pas moins mettre le siège devant ce château. A cette nouvelle, le
damoiseau de Commercy quitta la Normandie et l'armée de France, et arriva,
avec sa compagnie d'écorcheurs, pour secourir Villi. Il fut repoussé ; après
une vive résistance, Jacquemin de Beaumont se sauva par-dessus la muraille,
et le château fut pris. Le pays
tarda peu à être presque entièrement soumis ; les Saxons et leurs partisans
n'avaient d'autre espoir que de se défendre dans les villes de Luxembourg et
de Thionville, qui étaient très-fortes. Le damoiseau de Commercy, le
damoiseau de Rodemach et quelques autres seigneurs se tenaient enfermés dans
leurs châteaux, attendant le succès pour se décider ; et prêts à tomber sur
les Bourguignons, s'ils étaient contraints à se retirer. D'autres venaient de
jour en jour faire leur hommage au Duc. Il reçut la soumission de Guillaume
de Lamarck, troisième fils du seigneur d'Aremberg, qui, par sa cruauté et sa
rudesse dans le métier de routier, avait déjà gagné le nom de sanglier des
Ardennes. Il
était difficile de prendre de force deux villes comme Luxembourg et
Thionville. On ne pouvait espérer de les avoir que par surprise ou par
quelque traité. Mais les Allemands étaient gens prudents, qui se gardaient
bien. Comme, dans l'armée du Duc, il y avait quantité de gens de leur nation
et parlant leur langue, ce pouvait être un grand sujet de méprises. De part
et d'autre, on usait donc de sévères précautions ; toute la guerre se bornait
à des courses et à des, escarmouches. Las de
ne point voir les affaires avancer, le Duc voulut essayer s'il réussirait
mieux en traitant. Une journée fut indiquée à Fleuranges, chez le seigneur
Henri de la Tour. On y fit venir la vieille duchesse de Luxembourg ; elle
était malade et goutteuse, ne pouvait marcher, et on la portait dans un
fauteuil. Le comte de Gleichen y envoya deux ambassadeurs. Toute la noblesse
du duché de Luxembourg était présente avec le conseil du duc de Bourgogne ;
il était entouré de sa suite. Son chancelier commença par montrer en grand
détail le droit de la duchesse Élisabeth. « Quant au fait de la guerre,
dit-il en finissant, monseigneur s'en expliquera. » Le sire de Fénestranges
maréchal de Lorraine, qui était venu demander au Duc la neutralité de son
pays, servit d'interprète, et répéta en allemand le discours du chancelier.
Les Saxons exposèrent ensuite les motifs de leur maître. Lorsque le Duc en
eut écouté la traduction, il prit la parole : « J'ai
bien entendu, dit-il, ce qui vient d'être expliqué de la part des ducs de
Saxe sur le droit qu'ils peuvent avoir à ce duché ; et mon chancelier a, par
ma permission, déclaré les droits tant de ma tante que de moi. J'ai voulu que
ces deux chevaliers, ambassadeurs de Saxe, pussent, ainsi que chacun, bien
savoir que je n'ai point entrepris cette querelle et cette conquête sans
grande et évidente cause, et que je n'ai point intention de l'abandonner,
Dieu et mon bon droit aidant. Ils me proposent de remettre en » main neutre
ce que j'ai déjà conquis en ce duché, et de me trouver, à jour marqué, avec
autant de gens d'armes que je voudrai, dans les pays des ducs de Saxe, afin
d'y livrer bataille, pour que le duché de Luxembourg demeure à celui à qui
Dieu donnera la victoire. Certes, la bataille est ce que je demande, et je ne
suis pas venu ici pour autre chose que pour rencontrer mes ennemis ; mais
aller livrer la bataille au pays de Saxe, peut-être à trois cents lieues
d'ici, dans un lieu où je n'ai ni droit, ni querelle, l'offre n'est, pas
raisonnable. « Néanmoins,
puisque ce duché est le seul sujet de la guerre, je consens à remettre aux
mains de l'empereur les villes, châteaux et forteresses que j'ai conquis ;
comme aussi les ducs de Saxe y remettront tout ce qu'ils possèdent en ce pays
; puis, nous y choisirons une place, et là, par l'épée ou la bataille, le
droit de chacun sera connu par la permission de Dieu, et le victorieux sera
possesseur. « Et
comme, au pays de Saxe, il y a une grande noblesse et une chevalerie belle et
renommée, de même que dans mes pays, il y aussi une grande et belle noblesse
et beaucoup de gens de bien, et qu'il serait grand dommage si, à l'occasion
de nos querelles particulières, nous mettions en péril la vie de tant de
nobles hommes, il me semble que nous devrions prendre jour, le duc de Saxe et
moi, pour comparaître devant l'empereur. Alors, nous soumettant à son
jugement, nous combattrions corps à corps jusqu'à ce qu'on eût vu par l'effet
de notre bataille à qui la terre doit appartenir, sans répandre tant de sang
humain, ni faire périr ceux qui n'ont de part à la querelle que par l'amour
et le devoir que chacun rend à son seigneur et ami. » Ce
langage, où paraissait toute la vaillance, la chevalerie du bon duc Philippe,
et sa vivacité sur tout ce qui touchait son honneur, plut beaucoup aux assistants
; ils se souvinrent que déjà une fois il n'avait pas tenu à lui de terminer
la guerre du Hainaut par un combat de sa personne avec le duc de Glocester.
Lorsque le maréchal de Lorraine eut traduit ces nobles paroles aux Allemands,
ils répondirent que monseigneur le duc de Bourgogne avait très-bien parlé et
en valeureux prince ; mais que, quant à la bataille, leur seigneur à eux[46] était Ladislas roi de Bohême,
qui, n'ayant pour lors que cinq ans, était trop jeune pour combattre. «
J'ignorais, reprit le Duc, que notre adversaire ne fût point d'âge suffisant
; il n'y a rien à demander aux enfants. Mais il a sûrement quelque parent
plus âgé, et ce que j'ai dit pour l'un, je le dis pour l'autre. » Cette
conférence n'eut point d'autre conclusion. On continua à se livrer de petits
combats, à tenter quelques surprises, à se conduire bravement dans les
rencontres. Pour imiter l'exemple qu'avaient donné le duc Philippe, le comte
d'Étampes, le bâtard de Bourgogne, et Guillaume de Vauldrey, envoyèrent
défier le comte de Gleichen, lui offrant de choisir qui il voudrait
d'entr'eux pour le combattre, ou bien de faire une bataille d'un certain
nombre de chevaliers. Le comte de Gleichen reçut bien le héraut ; tout brave
qu'il était, il ne jugea pas à propos de répliquer autrement qu'en demandant
un délai pour donner sa réponse. Enfin,
après quelque temps passé de la sorte, après avoir cherché les moyens de
surprendre l'une ou l'autre ville, un serviteur du seigneur de Croy, nommé
Robert Bersat, et un Allemand qui était au sire de Montaigu, gens de guerre
et accoutumés aux escalades, avisèrent un endroit des murailles de
Luxembourg, où le guet se faisait négligemment et où l'on pouvait monter sans
être aperçu. Guillaume de Crevant, Robert de Miramont et quelques autres y
allèrent eux-mêmes, et s'assurèrent que Jean l'Allemand proposait une chose
qui véritablement pouvait se faire. Lui-même entra dans la ville, vêtu de
l'habit du pays, sans être reconnu, parce qu'il parlait le même langage. Le
comte d'Étampes et le bâtard de Bourgogne, commandants du siège, firent leur
rapport au Duc, qui se tenait pour lors à Arlon, non loin de Luxembourg. Il
se détermina à tenter l'entreprise ; elle était périlleuse ; mais il la
voulut, et il y avait de braves gens pour lui obéir. Le plus profond secret
fut gardé ; on commença à faire moins de courses autour des murs, pour ne
donner aucune méfiance à l'ennemi. Guillaume de Crevant, Robert de Miramont,
le sire des Bosqueaux, Jacob de Venières, Gauvain Quieret, furent chargés de
cette dangereuse entreprise. On leur donna soixante ou quatre-vingts hommes
des meilleurs escaladeurs de l'armée. Comme ils partaient, ils furent
rejoints par le vieux sire de Saveuse, qui était malade et ne pouvait guère
marcher, mais il ne voulut pas manquer une telle entreprise. Ce leur fut un
grand contentement d'avoir avec eux un si brave chevalier, si expert en fait
de guerre. A une demi-lieue des remparts, ils quittèrent leurs chevaux. La
nuit était noire ; ils s'en vinrent tout doucement jusqu'au fossé, et
descendirent dedans en laissant les échelles accrochées. Puis ils dressèrent
d'autres échelles contre la muraille. Le sire de Saveuse réglait tout ;
chacun avait son tour marqué pour monter. Jean l'Allemand passa le premier, puis
Robert de Bersat, puis Jacob de Venières ; les autres ensuite ; le sire de
Saveuse demeura â garder le pied des échelles avec deux ou trois cents hommes
qui lui arrivèrent un moment après. Tout se
passa comme on l'avait espéré. Ils mirent la garde à mort, ou, la firent
taire le poignard sur la gorge. Ils avaient apporté des outils de fer, et
rompirent tout aussitôt les gonds et la serrure d'une poterne. Le sire de
Saveuse entra avec les siens, et à l'instant tous se mirent à crier : « Notre-Darne
de Bourgogne ! ville gagnée ! Bourgogne ! Bourgogne ! » Et se poilèrent vers
la place du Marché pour s'y mettre en bataille. Les habitants épouvantés
quittaient leurs maisons, s'enfuyaient demi-nus, sans songer à résister ; la
garnison elle-même ne pouvait se rassembler en ordre. Les archers de Picardie
avançaient toujours l'arc tendu, la flèche en arrêt, sans trouver de
résistance. Cependant,
à l'entrée de la place du Marché, il y avait une vieille tour qui faisait
porte, où l'on commença à se défendre et à jeter des pierres. Le prévôt de la
ville s'élança sur Gauvain Quieret, et lui perça le bras d'un épieu ; à
l'instant même il fut tué, et la résistance cessa. Cependant
le comte d'Étampes, le bâtard de Bourgogne et tous leurs gens se tenaient
prêts, et arrivaient enseignes déployées, faisant grand bruit. Le comte de
Gleichen vit bien que la ville était perdue. Une partie de la garnison et la
foule des habitants s'enfuyaient par la porte de Thionville afin d'aller se
réfugier dans cette forteresse. Pour lui, il s'enferma dans le château de
Luxembourg ; et, pour pouvoir s'y défendre, il mit le feu aux maisons
voisines. De
moment en moment on avait envoyé des messages au Duc. Il était deux heures de
la nuit ; il se leva, s'arma de toutes pièces, fit amener son cheval, et
apprêter tout son monde ; mais ne voulut pas manquer à entendre la messe et à
dire ses prières, comme il faisait toujours en se levant. Ses pages, ses
serviteurs, déjà à cheval, s'impatientaient. Il arrivait à chaque instant
nouveaux messages pour annoncer que tout allait bien. Chacun brûlait de
partir : « Monseigneur, disait-on, aurait bien pu remettre ses
patenôtres à une autre fois. » Si bien que Jean de Chaumergis, son premier
écuyer, ne put s'empêcher de le presser. Le Duc était homme de sang-froid, et
ne s'émouvait qu'à bon escient : « Dieu m'a donné la victoire, dit-il
doucement ; il saura bien me la garder, et il peut sur mes prières faire
autant qu'avec toute ma chevalerie. D'ailleurs mes neveux et mon bâtard sont
là avec bon nombre de mes sujets et de mes serviteurs ; avec l'aide de Dieu,
ils se maintiendront bien jusqu'à mon arrivée. » Et le bon Duc acheva
tranquillement ses prières. Quand elles furent dites, il s'en alla au plus
grand train de son cheval, et ne demeura qu'une heure et demie à faire les
cinq lieues d'Arlon à Luxembourg. En arrivant, il savait que l'escalade avait
réussi, mais non point encore que les portes fussent forcées, et son armée
entrée. Aussi, dès qu'on aperçut la muraille, les jeunes gens qui étaient en
sa compagnie, le sire de Beaujeu, Philippe de Ternant, le bâtard de
Saint-Pol, commencèrent à ôter leurs éperons, à raccourcir leurs lances, et
voulaient descendre de cheval, croyant qu'il y aurait quelqu'assaut, quelque
combat main à main. Mais, eu approchant, ils virent au-dessus de la porte le
sire de Saveuse, qui cria de loin au Duc : « Monseigneur, entrez en votre
ville ; car tout est à vous et à votre commandement. » Il
trouva le comte d'Étampes et son armée rangée en bel ordre sur la place du
Marché, presqu'à la portée des coulevrines du château. Il n'y avait plus nul
combat dans la ville ; le Duc ordonna que ses gens ne restassent plus ainsi
exposés aux canons, puis il alla à l'église rendre grâces à Dieu. Bien
que la ville eût été prise d'assaut, il n'y avait eu aucun désordre ; pour
réussir dans l'attaque, il avait fallu observer une exacte discipline ; mais
le pillage appartenait de droit à l'armée. On régla qu'il serait partagé
également entre tous, que chacun serait tenu de rapporter ce qu'il prendrait
dans les maisons, et qu'on mettrait tout en vente. Guillaume de Crevant, le
sire de Ternant, le sire d'Humières et quelques autres furent établis bu
tiniers, chargés de ramasser le pillage et de le vendre. Les femmes, les
enfants, les habitants allèrent se réfugier dans les églises qui furent
respectées ; puis les gens de guerre se répandirent partout. On avait fait
prêter serment à tous de ne rien garder de ce qu'ils prendraient ; ils
apportèrent tout assez fidèlement même l'or, l'argent, les joyaux et les
riches fourrures. Ensuite on procéda à la vente ; le sire de Crevant, an
grand divertissement de lui et de ses compagnons d'armes, fit l'office de
crieur public ; il monta sur des tréteaux, et criait : « Une fois, deux
fois, trois fois, adjugé ! » Toutefois ce passe-temps parut plus plaisant aux
capitaines et à ceux qu'on avait nommés butiniers, qu'à tout le commun des
gens d'armes. Il ne leur revint pas grand'chose de ce beau pillage. La part
de chacun fut de sept francs et demi ; et il y avait tel qui avait loyalement
remis aux butiniers la valeur de cinq cents florins. On demeura persuadé
qu'ils y avaient bien fait leurs affaires, et qu'il y avait eu mainte fraude
aux dépens des pauvres gens de guerre qui avaient aventuré leur vie pour
prendre la ville et gagner une riche proie. Ce fut pendant longtemps un grand
sujet de discours dans les pays et à la cour du duc Philippe ; les noms des
butiniers de Luxembourg demeurèrent fameux. On
commença le siège du château. De grands taudis en charpente, en fascines et
en tonneaux remplis de terre, coupèrent en deux la place du Marché, et
défendirent les approches. Bientôt la forteresse fut toute entourée ; elle
manquait de vivres. Après quelques sorties, le comte de Gleichen trouva le
moyen de s'échapper et de se réfugier à Thionville. De là il fit dire à son
ancienne garnison qu'il n'avait nul moyen de la secourir, et qu'elle pouvait
traiter. Elle obtint pour condition de sortir un bâton à la main, sans rien
emporter. Cette fois le pillage ne fut pas riche, et les pages du Duc, qui
entrèrent, les premiers, n'eurent, à leur grand regret, pour tout butin que
deux tonneaux de pain moisi, un peu de vin gâté, et quelques chiens maigres. Le
comte de Gleichen ne pouvait espérer aucun secours ; cependant il ne rendit
point Thionville. Hormis cette forteresse, le Duc se trouva pleinement maître
du Luxembourg, sans y avoir perdu beaucoup de monde et en deux mois de temps
environ. Mais il s'écoula longtemps encore avant que cette possession fût
reconnue par des traités. Il passa quelque temps à Luxembourg ; la duchesse
de Bourgogne et la vieille douairière de Luxembourg vinrent l'y trouver.
Toute la noblesse du pays se rendit auprès de son nouveau souverain ; les
villes voisines de Metz, Toul, Verdun, lui envoyèrent des ambassadeurs.
L'électeur de Trèves vint le visiter. Pour lui, il s'efforçait de se faire
bien vouloir par ses nouveaux sujets, et, afin d'y mieux réussir, il voulait
surtout que ses gens d'armes ne fissent tort ni violence à personne. Un grand
exemple de sévérité qu'il donna lui gagna la confiance de cc peuple allemand,
qui avait grand besoin d'être rassuré. Un des
archers de sa garde du corps, qu'on nommait le petit Écossais, vaillant, de
bonne renommée, et très-aimé du Duc, entra un jour dans l'hôtel du sire de
Bursen, le premier seigneur du pays de Luxembourg qui se fût soumis. Cet
homme était un peu ivre, et cherchait de l'avoine pour son cheval. Le sire de
Bursen voulut le renvoyer. II ne parlait point français, et ne put se faire
comprendre. L'archer se mit en colère, et après quelques propos, frappa ce
seigneur d'un si grand coup de hache qu'il l'abattit comme mort. Dès que le
Duc en fut informé, il fit prendre le petit Écossais, et nonobstant toutes
les prières, bien que sire de Bursen et sa famille demandassent merci en
excusant cet homme, il fut publiquement étranglé et pendu. Après deux mois passés dans sa nouvelle seigneurie, sans avoir pu encore conquérir Thionville, le Duc considéra cependant son entreprise comme terminée. Il résolut de s'en aller, laissant pour gouverneur Corneille 'bâtard de Bourgogne. Tout vaillant et aimable que fut ce jeune seigneur, il avait encore besoin de conseil. Guillaume de Saint-Seine, qui l'avait élevé, resta près de lui, ainsi que Philibert de Vaudrey, Guillaume de Crevant, et d'autres Bourguignons. Il garda aussi un jeune écuyer de son âge, et avec qui il était grand ami, Antoine de Saint-Simon. |
[1]
Monstrelet.
[2]
Journal de Paris. — Monstrelet. — Berri. — Abrégé chronologique.
[3]
Richemont.
[4]
D'Argentré. — Chartier.
[5]
Berri. — Richemont.
[6]
Journal de Paris. — D'Argentré.
[7]
Monstrelet.
[8]
Rapin-Thoyras, — Acta publica. — Monstrelet.
[9]
Muller. — Histoire des Suisses. — Monstrelet.
[10]
Monstrelet.
[11]
Chronique de Hollande. — Meyer.
[12]
Richemont.
[13]
Richemont. — Berri. — Monstrelet.
[14]
Histoire de Bourgogne. — Rapin-Thoyras.
[15]
Monstrelet. — Histoire de Bourgogne.
[16]
Berri. — Chartier. — Ordonnances.
[17]
Berri. — Chartier. — Richemont.
[18]
Éloge du roi Charles VII par un auteur contemporain.
[19]
Berri. — Chartier. — Richemont. — Monstrelet. — Vie de Chabanne. —
Amelgard.
[20]
Ordonnances.
[21]
Rapin-Thoyras. — Acta publica.
[22]
Hume.
[23]
Histoire de Bourgogne.
[24]
Meyer. — Monstrelet.
[25]
Cominus et eminus.
[26]
Gollut.
[27]
Journal de Paris.
[28]
Berri. — Richemont. — Chartier. — Monstrelet.
[29]
Chartier.
[30]
Monstrelet.
[31]
Berri. — Journal de Paris. — Richemont.
[32]
Chartier. — Berri. — Richemont. — Hollinshed.
[33]
Nés.
[34]
Journal de Paris.
[35]
Olivier de la Marche. — Richemont.
[36]
Heuterus. — Chronique de Hollande.
[37]
Lamarche.
[38]
Sanderus, Flandria illustrata. — Lamarche. — Manuscrit 7445.
[39]
Heuterus.
[40]
Une branche de la maison de Saxe portait le titre de Brunswich.
[41]
Lamarche.
[42]
Lamarche.
[43]
Lamarche.
[44]
Manuscrit 7445. — Vie de Jacques de Lalaing.
[45]
Monstrelet. — Lamarche.
[46]
Mémoires de Duclercq.