HISTOIRE DES DUCS DE BOURGOGNE DE LA MAISON DE VALOIS — 1364 -1477

TOME SIXIÈME. — PHILIPPE-LE-BON

 

LIVRE CINQUIÈME.

 

 

Mort de la reine Isabelle. — Le Duc déclare la guerre à l'Angleterre. — Soumission de Paris. — Ravages des compagnies. — Siège de Calais. — Troubles en Flandre. — Châtiment des gens de Bruges. — Entrée du roi à Paris.

 

TROIS jours après que la paix fut jurée à Arras, la reine Isabelle mourut à Paris[1]. Elle, qui avait tenu un si grand état de reine, environnée de tant de magnificence, se trouvait, dans ses derniers jours, pauvre et méprisée. Les Anglais ne lui avaient tenu en aucune façon les promesses qu'ils lui avaient faites, lorsque, par le traité de Troyes, elle leur avait donné le royaume de son fils. Loin de lui accorder assez d'argent pour soutenir son rang, ils ne lui laissèrent pas de quoi égaler le train de la moindre comtesse d'Angleterre. Il n'y avait sorte de dédain et de dureté qu'ils ne montrassent envers elle, et ils abrégèrent ses jours par le chagrin. Ils disaient, et c'était pour elle le plus sensible outrage, que le Dauphin Charles était bâtard, et non point fils légitime du roi Charles VI. Depuis qu'elle eut livré son royaume aux ennemis, et dépouillé son fils de son noble héritage, elle n'eut pas un jour de contentement. Elle passait son temps dans les larmes, sans recevoir de personne pitié ni consolation. Ce lui fut pourtant un adoucissement à ses peines d'apprendre, avant de mourir, que la paix se faisait entre le duc de Bourgogne et son fils, et qu'on allait voir finir cette guerre qu'elle-même avait allumée. Sa maladie dura peu ; elle mourut chrétiennement, et fit aux églises quelques legs modiques conformes à sa pauvreté. Une petite maison, nommée les Bergeries, lui restait h Saint-Ouen ; elle la donna au monastère de Saint-Denis.

Son service funèbre fut d'abord célébré à Notre-Dame. Le deuil de la reine de France n'était mené que par ses exécuteurs testamentaires, Jean Giffart son chancelier, et maître Happart son confesseur ; pour toute suite on n'y voyait qu'une dame allemande et quelques autres demoiselles de sa maison, tant les Anglais montraient de mépris pour l'honneur des fleurs de lis. Quelques jours après, le corps fut déposé dans un petit bateau, et fut ainsi transporté à Pile Saint-Denis, accompagné de quatre personnes seulement, comme si c'eût été la plus petite bourgeoise de Paris. On n'avait pas osé faire passer le convoi par terre, parce que les Français tenaient la campagne jusqu'aux portes de la ville. Les religieux de Saint-Denis s'en vinrent chercher le cercueil dans Vile et l'apportèrent en l'église, où ils lui firent un aussi beau service que le permettait leur pauvreté. Mais il n'y avait d'autre clergé que celui de l'abbaye ; pas un évêque n'assista aux funérailles de la reine.

Elles furent célébrées au milieu d'un spectacle de grande désolation ; il y avait au plus une semaine que les Anglais avaient repris la ville de Saint- Denis, après l'avoir assiégée long-temps. Le maréchal de Rieux, le sire Louis de Gaucourt, le sire de Foucauld, et surtout le vaillant Bourgeois, l'avaient défendue avec un merveilleux courage, repoussant chaque jour les plus vigoureux assauts[2]. Les habitants de la ville, les laboureurs des villages voisins qui s'y étaient réfugiés combattaient avec autant de courage que les gens de guerre. Les femmes faisaient chauffer et approchaient l'huile bouillante pour jeter sur les assaillants, et les broches de fer pour les repousser. Il n'y avait pas jusqu'aux petits enfants qui ramassaient, sans nulle crainte, les dards et les flèches des Anglais, à mesure qu'ils tombaient de l'autre côté du rempart, et les rapportaient à pleines brassées sur la muraille. Les moines de Saint-Denis n'avaient pas moins bonne volonté pour la cause de leur légitime et souverain seigneur. Il ne leur restait plus que les tasses d'argent du réfectoire ; ils les donnèrent pour la solde des gens de guerre qui murmuraient de ne pas être payés. Ils fournirent aussi le peu de vin qu'ils avaient en leurs celliers, et une grande provision de bière, qui fut bien salutaire à la garnison.

Cependant les Anglais ne pouvant forcer la ville, résolurent de la prendre par famine ; ils l'environnèrent de fossés et de remparts ; ils barrèrent la rivière en dessus et en dessous, et construisirent quatre fortes bastilles. Bientôt, en effet, les vivres manquèrent ; Louis de Gai court, Regnault de Saint-Jean, Josselin de la Belloseraie et d'autres braves chevaliers avaient été tués dans les divers assauts ; le maréchal de Rieux se vit contraint d'entrer en composition ; niais il obtint de belles conditions ; ses gens sortirent armés, montés, et emportant tout ce qu'ils voulaient. Aussi se moquaient-ils des Anglais, et les bravaient-ils plus que jamais. « Adieu, disaient-ils, priez pour nous tous les rois qui sont dans les caveaux de l'abbaye, et aussi nos braves compagnons qui sont enterrés là, et qui sont morts en vous combattant. » Puis ils prirent la route par la campagne, passant sous les murs de Paris, et pillant tout sur leur passage.

Dès que les Anglais furent maîtres de Saint-Denis, pour se venger des habitants, et ne plus avoir près de Paris une ville où pourraient se loger les ennemis, ils saccagèrent les maisons, démolirent les murs, et firent de ce lieu une bourgade champêtre, n'y laissant rien de fortifié que-l'abbaye et une tour qu'on nommait la tour du Venin.

Le bâtard d'Orléans s'était efforcé, pendant tout le siège de Saint-Denis, de secourir la garnison. Le connétable s'en était aussi mis fort en peine, et avait, d'Arras ; où il traitait de la paix, donné les ordres nécessaires. Mais les Anglais, de leur côté, étaient venus en grand nombre autour de Paris. Lord Talbot, lord Willoughby, lord Scales, le bâtard de Saint-Paul, étaient logés dans les villages des environs, à Saint-Ouen, à Aubervilliers, à la Chapelle, et il n'eût pas été prudent de s'engager de ce côté. Les affaires des Français n'en allaient point plus mal pour cela. Meulan venait d'être surpris par le sire de Rambouillet, au moyen de deux pêcheurs -de la rivière-de Seine, qui lui avaient montré un secret passage du rempart à la rivière. Le bâtard d'Orléans, Ambroise de Loré, le sire de Beuil et le sire de Loheac vinrent aussitôt se loger avec une forte armée dans cette ville. Bientôt après ils apprirent que sir Thomas Kyriel et sir Mathieu Goche arrivaient de Normandie, pour se rendre au siège de Saint-Denis. Ils marchèrent à eux, les défirent, en tuèrent un grand nombre, et firent prisonnier Mathieu Goche[3].

Pontoise rentra peu après sous l'obéissance du roi ; les habitants réussirent à se délivrer eux-mêmes des Anglais. Lord Willoughby était capitaine de leur ville. Le sire de l'Isle-Adam ayant en ce moment, et avant même que la paix d'Arras fût jurée, fait sa soumission au roi Charles, les Parisiens, maintenant sans capitaine pour les défendre et presque entourés de tous côtés par les Français, demandèrent qu'on leur donnât lord Willoughby pour gouverneur. Il laissa à Pontoise sir Jean Ruppeleie, son lieutenant, avec peu de forces. Le complot des bourgeois de Pontoise fut tenu fort secret. Un jour que presque toute la garnison était allée chercher du fourrage, on surprit les portes, on les ferma. Sir Jean Ruppeleie se défendit un moment avec vaillance dans sa maison, mais fut bientôt contraint de se rendre. Les bourgeois allèrent aussitôt avertir leur ancien capitaine le maréchal de l'Isle-Adam, qui se chargea de défendre leur ville. Tous les seigneurs des environs se déclarèrent pour le roi. Le sire de Montmorency, le sire Jacques de Villiers, cousin du maréchal de l'Isle-Adam, se joignirent à lui, et composèrent ainsi une forte garnison à Pontoise. C'était un bien heureux succès pour les armes du roi. Les Anglais, qui perdaient le point important de leurs communications entre Paris, et Rouen, tombaient chaque jour dans la tristesse et le découragement. La mort du vaillant et sage duc de Bedford était pour eux une perte irréparable.

Bientôt ils eurent encore plus sujet de s'affliger. Le connétable, aussitôt après la paix conclue, avait rassemblé le plus de gens qu'il avait pu, et avait marché vers Senlis ; il avait voulu secourir Saint-Denis, mais il n'était plus temps. Alors il forma une autre entreprise ; elle avait été conçue par un gentilhomme nommé Charles Desmarets. Il offrit, si on lui prêtait secours, de surprendre la ville de Dieppe[4]. Le maréchal de Rieux fut chargé de cette affaire ; il emmena avec lui trois ou quatre cents hommes seulement, avec les sires de Longueval et de Brussac. Ils arrivèrent devant la porte pendant la nuit, et Charles Desmarets, s'étant introduit secrètement par le port, vint leur ouvrir ; ils entrèrent et crièrent tout aussitôt : « Ville gagnée ! Les Anglais voulurent -essayer de se défendre dans les maisons ; on les fit pour la plupart prisonniers. Le capitaine anglais, qui se nommait Mortimer, eut le temps de se sauver. On prit le sire de Blosseville, gentilhomme de Normandie, qui tenait le parti anglais. Ceux qui avaient comme lui quitté le service de France furent traités avec sévérité, mais dans leurs biens seulement ; du reste on se comporta avec une extrême douceur, ménageant les habitants de la ville, et les étrangers qui s'y trouvaient pour leur commerce ; Dieppe était un port riche et très-fréquenté, qui servait surtout à la communication des Anglais avec la Normandie.

Les Français arrivèrent bientôt en grand nombre dans le pays. Antoine de Chabannes, Saintrailles, Jean d'Estouteville, le sire de Montreuil-Bellay, et bien d'autres, arrivèrent avec leurs gens. Les communes du pays de Caux, se voyant ainsi appuyées, se révoltèrent contre les Anglais[5]. Eux-mêmes leur en avaient fourni les moyens ; car ils avaient armé les habitants. Un homme du pays, nommé le Carnier, se mit à leur tête, et en réunit environ six mille. Beaucoup de gentilshommes de la province hésitaient d'abord à se déclarer ; cependant ils finirent par se joindre aux communes. Le Carnier fit serment au maréchal de Rieux de servir fidèlement le roi de France. Bientôt Fécamp, Arques, Lillebonne, Montivilliers, Saint- Valery en Caux, Tancarville, Harfleur même, après quelque résistance, furent pris ; les Anglais ne conservèrent plus que Caudebec et Arques. Mais cette conquête fut suivie du plus épouvantable désordre. Les compagnies de gens de guerre et de gens des communes n'obéissaient à personne, pas plus les unes que les autres. Nul ne reconnaissait l'autorité du maréchal de Rieux. Quelques-uns se mettaient dans les forteresses, et de là couraient sur tout le pays. Les paysans qui retournaient à leurs champs et à leur travail, étaient rançonnés, maltraités, pillés par ceux avec lesquels ils venaient eux-mêmes de combattre ; c'était partout les plus cruels excès : les églises et les abbayes n'étaient pas respectées davantage. Enfin, après quelque temps, il ne resta plus assez de vivres dans le pays. Quand il n'y eut plus rien à prendre ni à manger, les compagnies françaises s'en allèrent et il ne resta que quelques garnisons.

Pour lors, le conseil d'Angleterre y envoya lord Scales et sir Thomas Kyriel, qui, ne trouvant plus grande résistance, tombèrent sur les malheureux paysans. Pour tirer vengeance de leur rébellion, ils en tuèrent quatre ou cinq mille, brûlèrent les villages et les villes ouvertes, emmenèrent tout le bétail. Ce riche pays demeura dévasté et désert ; il n'y resta ni hommes, ni femmes, ni enfants, hormis ceux qui s'étaient réfugiés dans les forteresses. Comme les garnisons étaient mal pourvues et commandées par des hommes qui ne cherchaient que le butin, elles se défendirent mal, et presque tous les capitaines, après s'être rendus, vinrent l'un après l'autre auprès du roi, le requérant de payer les pertes et dommages qu'ils avaient endurés pour son service, tandis que leurs excès et leurs pillages lui avaient fait perdre tout le fruit d'une belle conquête, et ruiné une de ses plus belles provinces.

Les choses se passaient à peu près de même en beaucoup d'autres lieux ; et il fallut long temps avant de pouvoir faire cesser un si déplorable désordre. Les gens de guerre avaient pris la coutume de ne faire que leur volonté, de vivre aux dépens d'autrui, de se procurer, à défaut de solde, de l'argent par toutes sortes de violences et de rapines. On ne savait comment les ramener au devoir et à l'obéissance, et plusieurs années s'écoulèrent sans que le bienfait de la paix se fit sentir dans une grande part du royaume. 'Son-seulement la guerre continuait avec les Anglais, ce qui servait de prétexte à toutes les courses des compagnies, mais il y avait un grand nombre de chefs dont la désobéissance était ouverte[6].

D'abord, Jean de Luxembourg comte de Ligny, avait refusé de jurer la paix d'Amiens ; il avait gardé ses alliances avec les Anglais. C'était un puissant prince, vaillant chevalier, entreprenant, riche, environné de beaucoup de vassaux et d'hommes d'armes qui l'avaient accompagné dans ses guerres. Le duc de Bourgogne était son parent, l'aimait et le ménageait. Il tenait beaucoup de châteaux sur les limites du Hainaut, de la Champagne, du pays de Bar, et ses garnisons n'avaient guère d'autre solde que le butin.

Dans les mêmes contrées, le damoiseau de Commercy de la maison de Saarbrück, avait aussi ses forteresses ; ses soldats qu'il envoyait courir de tous côtés, faire la guerre aux premiers qu'ils rencontraient, enrichissaient eux et leur maitre par le pillage, et surtout par la rançon des prisonniers qu'ils faisaient.

Henri de la Tour[7] s'était emparé de Pierrefort et de Sainte-Menehould ; de là il tyrannisait les villes de Toul et de Verdun, ainsi que la contrée environnante.

Puis dans l'intérieur de la France étaient un grand nombre de compagnies qui passaient de lieu en lieu, se tenant dans quelque forteresse, et puis dans une autre, lorsqu'on venait pour les assiéger ou que le pays était épuisé. Quelques-unes avaient des chefs bourguignons, qui étaient surtout établis sur les frontières du duché de Bar, comme le bâtard de Neufchâtel et le bâtard de Vergi. Mais il y en avait encore bien plus du parti français. Ceux-là ravageaient la Bourgogne, la Champagne, l'Ile-de-France, la Picardie. C'était Antoine de Chabannes, Rodrigue de Villandrada, Gauthier de Brussac, Geoffroy de Saint-Belin, le bâtard d'Armagnac, le bâtard de Bourbon, Guillaume de Flavy et bien d'autres, qui commandaient ces bandes, parfois réunies, parfois séparées. La Hire et Sain-traille avaient meilleure renommée, et se tenaient presque toujours aux frontières pour combattre les Anglais. Toutefois ils ne se faisaient point faute de piller et de ravager le pays.

Jusqu'au traité d'Arras, ces compagnies s'étaient généralement appelées, au nord de la Loire, du nom d'Armagnacs ; après la paix, le pauvre peuple commença à les nommer les écorcheurs ; car ils ne laissaient rien aux lieux où ils avaient passé ; pourtant lorsque quelque compagnie de Bourguignons, sous prétexte de faire la guerre aux autres, s'en venait après eux[8], elle trouvait encore moyen de prendre et de se procurer du pillage à force de maltraiter les habitants. On appela donc ceux-là les retondeurs. En Languedoc et dans les pays du midi, on désignait plutôt ces bandes de brigands sous le nom de routiers.

Mais ces désordres ne rallumaient pas du moins la discorde et la méfiance entre les deux princes. Souvent, à la vérité, il fallait avoir des ménagements pour des capitaines qui avaient rendu de bons services, et à qui le roi ne pouvait payer ce qu'il leur devait ; chacun avait son protecteur parmi les grands seigneurs[9] ; le roi était faible et porté à se peu soucier des choses ; mais enfin il désavouait publiquement et avec grande sincérité tous ces attentats contre la paix. Le connétable, qui avait la plus grande part au gouvernement, mettait ses soins et sa sévérité à poursuivre et à punir les écorcheurs et les pillards ; il en faisait pendre autant qu'il lui en tombait sous la main[10]. De son côté le duc Philippe ne donnait pas moins loyalement ses ordres pour détruire les compagnies.

Ainsi rien ne troubla d'abord l'union du duc de Bourgogne avec la France ; elle devenait au contraire de plus en plus étroite. Le roi ne cessait de lui témoigner toute sa bienveillance. Quatre mois après le traité, il l'envoya prier par son héraut d'être parrain d'un fils dont accoucha la reine. Le Duc fut. si joyeux de cette marque d'amitié qu'il quitta tout aussitôt la robe dont il était pour lors vêtu, et qu'il avait fait magnifiquement broder pour la noce de son cousin le comte d'Étampes, et la donna au héraut du roi de France, en lui faisant compter aussi mille rixdalles. L'enfant fut nommé Philippe ; il ne vécut que peu de mois.

La conduite des Anglais était faite pour irriter le Duc et resserrer son alliance avec la France. Du reste, il ne cherchait aucunement à faire la guerre. Tout son désir était de gouverner tranquillement, et d'assurer à ses nombreuses seigneuries la jouissance de la paix. Ses villes de Flandre étaient toujours dans un état de rumeur prête à éclater ; le duché de Bourgogne était ruiné. Au moment même où il venait de prendre possession des villes de la Somme, une sédition violente s'y était déclarée. Les habitants avaient sollicité du Duc une remise sur les impôts qu'il avait mis sur eux avant de devenir leur souverain légitime ; mais il était si obéré, qu'il ne pouvait leur accorder cette faveur. Encore à présent, il était tenu à payer la somme de huit mille saluts d'or, promise à Perrin Grasset pour rendre la ville de la Charité, et cesser ses courses[11] ; en outre il fallait acquitter les énormes dépenses de l'assemblée d'Arras.

Les gens d'Amiens, quand ils virent que le Duc ne les soulageait en rien du lourd fardeau des subsides, commencèrent à dire que leur bon roi Charles ne voulait point qu'ils fussent ainsi chargés d'impôts[12], et que les villes restées sous son obéissance étaient bien plus heureuses. Puis, forçant le maire à se mettre à leur tête, ils allèrent chez un nommé Pierre Leclerc, serviteur du Duc, qui, ainsi que maître Robert-le-Josne baillif pour les Anglais et les Bour- guignons, s'était fait en Picardie une grande renommée de rudesse et d'avarice. Ils pillèrent sa maison, burent son vin, lui tranchèrent la tête, et continuèrent à courir la ville, exigeant des hommes riches de l'argent, des vivres et du vin.

Le duc de Bourgogne envoya tout aussitôt le sire de Brimeu qu'il venait de nommer baillif d'Amiens, et le sire de Saveuse, capitaine de la ville. Le comte d'Étampes et le sire de Croy les suivirent de près. On commença par conférer doucement avec les chefs des mutins, et par leur faire espérer qu'on pourrait leur accorder des conditions ; puis, lorsqu'on fut en force, qu'on se fut saisi des principales places de la ville et de la tour du beffroi, le comte d'Étampes fit publier, au nom du roi et du Duc, que les habitants eussent à payer l'impôt, et que grâce leur était accordée pour leur rébellion, hormis aux chefs. Ceux-ci voulurent essayer de remuer encore le peuple. Il n'était plus temps ; toutes les mesures étaient prises, et ils n'eurent pas même le moyen de s'échapper ; vingt ou trente furent décapités ; une cinquantaine bannis, et la ville rentra dans l'obéissance.

Quelque bonne volonté qu'eût le duc de Bourgogne de se maintenir en paix, il ne put rester insensible aux offenses des Anglais ; leurs revers ne faisaient que les irriter. Ils venaient de nommer le duc d'York régent de France, et ce prince montrait autant de hauteur et de dureté que son prédécesseur le duc de Bedford avait de sagesse. Il commença, avant même d'être parti d'Angleterre, par ôter l'office de chancelier de France à l'évêque de Thérouanne pour le conférer à sir Thomas Roos : risquant ainsi de perdre le peu de partisans qui restaient aux Anglais. Cependant leurs préparatifs pour soutenir la guerre ne répondaient pas à tant d'orgueil. C'est que l'Angleterre était aussi fort mal gouvernée en ce moment, et que les querelles du duc de Glocester et du cardinal de Winchester y troublaient tous les conseils et y dérangeaient tous les projets. Cédant à leur colère contre le duc de Bourgogne, les Anglais songèrent, aussitôt après la paix, à lui susciter des ennemis, et à troubler son pays de Flandre. En même temps ils prenaient en mer les vaisseaux des marchands, et s'efforçaient de nuire à leur commerce ; de sorte que, loin de se rendre les Flamands favorables, ils excitaient leur haine et leur colère. Aussi les gens de Ziricsée, et de quelques autres villes, s'empressèrent-ils de remettre au Duc les lettres que le roi d'Angleterre leur avait adressées le 14 décembre 1435.

Il commençait par leur rappeler les douces amitiés et confédérations qui, du temps passé, avaient toujours subsisté entre les princes qui avaient gouverné la Hollande et les rois d'Angleterre : comment cette union avait toujours préservé la tranquillité et la profitable sûreté du commerce : comment jamais n'avait régné entre eux ni haine, ni envie, ni rien de ce qui trouble la bonne police et la sécurité des peuples ; puis il leur disait quel désir il avait d'entretenir et de continuer cette ancienne amitié, toujours si préférable à une amitié nouvelle. « Cependant, sous l'ombre et la couleur de la paix, au grand préjudice de notre honneur et de notre état, on vient de faire en France de grandes nouveautés ; on a enfreint la paix jurée à nos pères, Henri et Charles. Plusieurs rumeurs et nouvelles courent en divers lieux ; plusieurs pays, dit-on, se disposent à rompre les alliances qu'ils avaient avec nous ; c'est pourquoi nous voudrions savoir pour notre consolation vôtre bonne volonté, comme nous vous faisons savoir la nôtre. » En conséquence, il leur demandait réponse, et leur proposait de lui envoyer des députés.

Les Anglais, ainsi qu'ils en avaient menacé, avaient aussi écrit à l'empereur, pour l'engager à se déclarer contre le duc de Bourgogne. Enfin, ils avaient même attaqué quatre ou cinq cents de ses gens sur les marches de Flandre, et avaient ourdi un complot, qu'on avait découvert, pour surprendre sa ville d'Ardres.

Toutefois le Duc ne voulut point soudainement leur déclarer la guerre[13]. Il fit venir près de lui Jean de Luxembourg comte de Ligny, et le chargea d'employer son frère l'évêque de Thérouanne à prévenir une rupture. Mais les esprits étaient déjà aigris. Le conseil d'Angleterre fit répondre que ses lettres aux villes de Hollande n'étaient nullement une offense contre le Duc : qu'on n'avait point cherché à soulever ses sujets contre lui : qu'il était aussi fort licite au roi d'Angleterre de rechercher une alliance avec l'empereur : que si le roi Henri rassemblait en ce moment une armée en Angleterre, il en avait certes bien le droit : enfin que rien ne prouvait que ce fût contre le Duc qu'elle fût destinée.

Le conseil du Duc était fort partagé sur la résolution qu'il convenait de prendre. Les uns songeaient quelle grande chose serait une guerre avec les Anglais : combien elle coûterait de dépenses : quelle en serait l'issue : comment on pourrait y mettre fin. Ils disaient au Duc que le roi Charles son nouveau seigneur, et les princes de France ne pourraient lui être d'aucun secours dans ses embarras et dans ses périls : qu'au contraire les Anglais pouvaient de tous côtés attaquer, quand ils le voudraient, les pays du Duc, et y entrer soit par mer, soit par Calais. C'était surtout les amis et les partisans de la maison de Luxembourg qui étaient de cet avis. Le Duc, qui se sentait peu porté à les approuver, n'avait pas même appelé aux conseils les plus considérables d'entre eux ; le sire d'Antoing, lingues de Lannoy, le vidame d'Amiens, le bâtard de Saint-Pol, le sire de Mailli, et d'autres gentilshommes picards, étaient tenus à l'écart. Ils n'en étaient que plus déclarés contre ce projet de guerre, et il leur semblait que, puisque le Duc ne les consultait pas, eux qui l'avaient si bien servi, ils seraient beaucoup moins tenus à employer eux et leurs gens à cette guerre.

Au contraire, Jean Chevrot évêque de Tournay, les seigneurs de la maison de Croy, les sires de Charni et de Crèvecœur, les Bourguignons, le sire de Ham sénéchal de Brabant, le sire de Brimeu baillif d'Amiens, entraient mieux dans les sentimens du Duc, se montraient sensibles aux procédés du roi d'Angleterre, et poussaient à la guerre. Ils disaient qu'il fallait au plus tôt attaquer Calais et le comté de Guines, et s'en emparer : les pays de Flandre et de Hollande fourniraient volontiers, disaient-ils, des subsides pour faire une si belle conquête.

Ce fut en effet ce que le Duc résolut. Il s'en alla tout aussitôt à Gand, assembla les échevins et les doyens des métiers. Il leur fit expliquer par maître Gossuin, un des conseillers de sa châtellenie de Gand, tous ses griefs contre le roi d'Angleterre. Il ajouta que le Duc avait dessein de s'emparer de Calais, et rappela aux Gantois ce qui leur avait déjà été exposé, lorsque le feu duc Jean avait voulu assiéger cette ville : c'est-à-dire qu'elle était du comté d'Artois : qu'elle en avait été indument détachée, et que conséquemment elle appartenait au Duc par droit domanial et héréditaire. Il dit aussi qu'étant dans la possession des Anglais, elle leur donnait moyen d'entrer toujours' en Flandre et de gêner le pays. Il n'oublia pas enfin de faire valoir le tort que, depuis quelque temps, les gens de Calais faisaient au commerce des Flamands, en refusant de leur vendre les laines, l'étain, le plomb, les fromages, et les autres marchandises d'Angleterre, autrement qu'en lingots d'or fin, rejetant leurs monnaies, tandis qu'ils recevaient les monnaies des autres pays.

Les Gantois étaient surtout fort irrités de ce dernier grief ; ils se montrèrent aussi animés contre les Anglais que l'était leur seigneur. Sans appeler ni consulter les trois autres membres de Flandre, c'est à savoir Ypres, Bruges et le Franc, sans écouter les hommes sages et anciens d'âge qui ne semblaient pas favorables à cette guerre, ils prirent leur parti sur-le-champ. Du reste les autres villes et tout le pays de Flandre étaient dans la même idée. Il n'était question partout que de l'honneur et du profit qu'il y aurait à s'emparer de Calais ; il semblait que ce fût chose facile, et que le siégé ne pût assez tôt commencer. Chaque ville ne songeait qu'à se faire remarquer, en armant bien ses hommes, et en fournissant une belle artillerie. De là le Duc passa en Hollande et obtint aussi approbation et aide de ses peuples. Les Anglais continuaient à se conduire de façon à l'offenser de plus en plus. Le roi Henri, pour le braver, venait de créer le duc de Glocester comte de Flandre, et de donner le comté de Boulogne au comte de Beaumont. Mais quel que fût le désir du Duc et des communes de Flandre, le siège de Calais ne pouvait commencer sans de grands préparatifs. En attendant, il envoya les sires de Ternant et de Lalaing, à la tête de six cents combattants, pour servir le roi de France, sous les ordres du maréchal de l'Isle-Adam.

Le maréchal et le connétable de Richemont s'occupaient en ce moment de la grande entreprise de remettre Paris au pouvoir du roi. Jamais les affaires des Anglais n'avaient été en si mauvais train. Le duc d'York, nouvellement nommé régent, n'arrivait pas encore d'Angleterre ; nul renfort n'était envoyé aux garnisons. Au lieu d'hommes d'armes et de braves archers, il ne venait plus de l'autre côté de la mer que des mauvais sujets et des gens sans aveu, qui ne servaient qu'à recruter les compagnies de pillards[14]. Corbeil, Saint-Germain-en-Laye, Vincennes, Beauté étaient tombés au pouvoir des Français. Lord Willoughby et l'évêque de Thérouanne avaient à peine deux mille combattants anglais pour défendre Paris, qui chaque jour était resserré davantage.

D'ailleurs leur autorité y devenait de plus en plus odieuse et insupportable. Les vivres ne pouvaient plus arriver ni par le haut de la rivière, ni du côté de la Normandie. La cherté se faisait cruellement sentir ; nul commerce, nul travail ; les salaires réduits presque à rien ; la crainte prochaine de la famine ; et, comme pour la rendre plus assurée, la garnison de Paris ne sortait jamais de la ville que pour dévaster les environs, piller les paysans, brûler les récoltes et ramener des prisonniers afin de s'enrichir par les rançons[15].

Tant de misère et de si grandes alarmes excitaient les murmures des habitants ; mais les Anglais et leurs partisans n'en gouvernaient qu'avec plus de rudesse et de cruauté. Les Parisiens avaient attendu la fin de leurs maux des négociations d'Arras, et ils s'enquéraient sans cesse avec anxiété de cette paix si désirée. Quand leur espoir fut perdu, l'évêque de Thérouanne et les Anglais exigèrent de nouveau un serment général au roi d'Angleterre. Qui hésitait à la jurer était dépouillé de son avoir, mis en prison ou banni. Souvent aussi on jetait en secret les gens suspects, durant la nuit, dans la rivière. Chaque habitant était contraint de porter la croix rouge sous peine de la vie. Personne ne pouvait sortir de la ville sans passeport, et sans déclarer à quel lieu il se rendait. Il fallait revenir à l'heure prescrite, sous peine de ne pouvoir plus rentrer dans la ville. Ce cruel gouvernement, cette guerre diabolique, étaient maintenus, disaient les Parisiens, par trois évêques, l'évêque de Thérouanne, Jacques du Chastellier évêque de Paris, et l'évêque de Lisieux, auparavant évêque de Beauvais, le juge de la Pucelle. Nonobstant leur tyrannie, il se formait de plus en plus des projets contre les Anglais. Les bons bourgeois s'assemblaient secrètement et s'efforçaient d'avoir des intelligences avec les capitaines français. Depuis que le duc de Bourgogne avait fait sa paix avec le roi, le quartier des Halles devenait le moins soumis de tous.

Le mardi d'après Pâques, to avril, une troupe de six ou huit cents Anglais sortit pendant la nuit pour aller brûler les villages des environs de Pontoise ; ils passèrent par Saint-Denis, et entrèrent dans l'abbaye. Les religieux y célébraient la messe. Les soldats commencèrent à l'écouter ; mais ils étaient pressés ; au, bout de quelques instants, un grand ribaud d'Anglais la trouvant trop longue, monte à l'autel, prend le calice et les orne-mens ; les autres font comme lui, dépouillent les autres autels, brisent les reliques pour avoir l'or et l'argent, et continuent leur route chargés de butin.

Justement ce jour-là le connétable avait envoyé pour lui préparer ses logements à Saint-Denis[16] le sire de Foucault, et Bourgeois, celui qui avait acquis si grand honneur en soutenant le siège contre les Anglais, et que le connétable aimait beaucoup à cause de ses beaux faits d'armes. Ils envoyèrent dire tout aussitôt à Pontoise que les Anglais étaient en force à Saint-Denis ; le connétable partit sur-le-champ. Les Bourguignons demandaient leur solde, et ne voulaient point monter à cheval ; il s'engagea en son nom, envers le sire de Ternant, et l'on 's'achemina vers Saint-Denis. « Vous connaissez le pays, dit le connétable au maréchal de l'Isle-Adam. — Oui, monseigneur, répondit celui-ci, et par ma foi, dans la place qu'occupent les Anglais, vous ne leur feriez ni mal ni déplaisir, quand vous auriez dix mille combattants. — Ah ! nous leur en ferons, répliqua messire de Richemont, et Dieu nous aidera. Allez toujours devant pour soutenir l'escarmouche. »

Les Anglais étaient postés sur une chaussée étroite qui va' de Saint-Denis à Épinay, et défendaient un petit pont qu'on nomme le pont de la Briche. Le sire de l'Isle-Adam et le sire de Rostrenen mirent pied à terre pour mieux conduire leur attaque ; mais les Anglais chargèrent si vivement, qu'ils arrivèrent jusqu'aux deux capitaines ; peu s'en fallut qu'ils ne les fissent prisonniers ; cependant les Français tinrent ferme, et les deux partis continuèrent à se disputer le pont. Il fut pris et repris plusieurs fois.

Durant le combat, le connétable, avec le bâtard de Bourbon, le sire de la Suze, et environ deux cents lances, avait pris un détour à travers les champs et les vignes. Dès que les Anglais les virent arriver par derrière eux, le désordre se mit parmi eux. Alors le sire de l'Isle-Adam tomba sur eux, et en fit un grand carnage. Lord Beaumont, cousin du roi d'Angleterre, qui les commandait, fut contraint de rendre son épée à Jean de Rosnieven, gentilhomme breton, un des meilleurs serviteurs du connétable. Une partie des Anglais se dispersa dans la campagne, d'autres prirent refuge dans la tour du Venin. Les Français poursuivirent le reste jusqu'à devant Paris ; on n'eut que le temps de fermer la porte Saint-Denis. Il y eut des fugitifs tués au bord du fossé et à la barrière. Le connétable s'en revint aussitôt mettre le siège devant la tour du Venin, que commandait le sire Brichanteau neveu du prévôt de Paris ; on envoya chercher deux bombardes au château de Vincennes, et l'on s'apprêta à assaillir la tour dès le lendemain.

Cette déroute des Anglais, dont les Parisiens venaient d'être témoins, avait grandement ému tous les esprits dans la ville ; le menu peuple ne savait pas que le roi Charles, qu'on lui représentait toujours comme pauvre et détruit, eût une si grande puissance, et l'on fut très-surpris de lui voir de dessus les murailles une si belle quantité de gens d'armes. On commença à s'inquiéter. Ceux qui, afin de maintenir les habitants dans le parti des Anglais, disaient que les Français voulaient piller la ville, qu'ils amenaient des charrettes pour emporter le butin, que le dauphin Charles ne ferait grâce à personne, qu'on tuerait tous ceux qui lui étaient opposés, ne faisaient qu'abattre le courage du peuple. De telles menaces lui faisaient prêter l'oreille d'autant plus volontiers aux honnêtes bourgeois qui promettaient au contraire qu'il ne serait fait de mal à personne, et que le roi traiterait sa bonne ville, avec une parfaite douceur.

Ces braves gens, dont le plus considérable était un nommé Michel Lailler, trouvèrent moyen de faire avertir le connétable et le sire de l'Isle-Adam qu'ils étaient prêts, et qu'ils sauraient bien leur ouvrir une des portes de la ville, pourvu qu'on s'engageât, au nom du roi, à un pardon général, et à empêcher tout désordre. Les hommes que le connétable avait avec lui étaient presque tons des gens de compagnies, grands pillards de leur métier, et difficiles à contenir. Il ne voulut point tenter avec eux une telle entreprise. D'après ce qu'on lui faisait savoir, il était d'ailleurs plus facile de surprendre la ville par la rive gauche. Il donna un prétexte à ses gens, les laissa sons les ordres du sire de la Suze pour continuer le siège de la tour, et revint à Pontoise avec le maréchal de l'Isle-Adam et les Bourguignons. Le bâtard d'Orléans, qui avait eu ordre de venir le joindre, arriva aussi en ce moment.

Dès le lendemain, il envoya des gens à pied se mettre en embuscade tout auprès du village de Notre-Darne-des-Champs, qui touchait presque aux murs de la ville. Pour lui, il partit le soir au soleil couchant, chevaucha toute la nuit, se reposa quelques instants dans une grange, et arriva devant Paris, le vendredi 13 avril, au soleil levant. De certains signaux étaient convenus ; ils furent faits, et le connétable avançait toujours, lorsqu'on vint l'avertir que l'entreprise était découverte. Il n'en continua pas moins sa route, car il lui fallait aller au secours de son embuscade. Quand on fut aux Chartreux, quelques hommes s'avancèrent jusqu'à la porte Saint-Michel ; ils aperçurent un homme sur la muraille, qui leur fit signe de son chapeau : « Allez à l'autre porte, s'écria-t-il ; celle-ci n'ouvre point ; on travaille pour vous dans le quartier des Halles. »

Ils continuèrent le long des remparts jusqu'à la porte Saint-Jacques ; les bourgeois qui la gardaient demandèrent qui était là : on leur répondit que c'étaient les gens du connétable. Ils voulurent parler à lui-même. Il arriva sur son grand coursier, d'un air satisfait et plein de courtoisie. Quand on le leur, eut fait voir, car ils ne le connaissaient point, ils voulurent être assurés que le roi accorderait une abolition générale, comme on le leur avait promis ; le connétable leur en donna sa foi. Sans prendre le temps d'ouvrir la porte, on descendit une grande échelle ; le maréchal de l'Isle-Adam y monta le premier, et planta sur la muraille la bannière de France, dix-huit ans après le jour où lui-même avait surpris la ville, et en avait chassé le Dauphin dont aujourd'hui il venait rétablir la puissance. Il montra à ces braves bourgeois la charte d'abolition, scellée du grand sceau du roi, et, leur rappelant l'amour qu'ils avaient toujours porté au duc de Bourgogne, il leur dit que c'était en son nom qu'il les priait de se soumettre au roi, et leur promettait un bon gouvernement. Puis il leur remontra qu'autrement ils mourraient tous de faim et de misère. Leur résolution était déjà prise, ils ne furent pas difficiles à persuader.

On n'avait pas les clefs du pont-levis, niais on mit la planche qui servait de passage aux gens de pied, et les bourgeois sortirent à la rencontre du connétable. Il descendit de cheval, leur prit la main, et répéta les bonnes promesses du roi. Pendant ce temps-là, on brisa les serrures du pont ; quand il fut abaissé, le connétable remonta à cheval pour faire son entrée.

Au moment où il s'était présenté devant la porte, Michel. Lailler, Nicolas de Louviers, Thomas Pigache et les bourgeois chefs de l'entreprise avaient commencé à émouvoir le peuple. On s'assemblait dans les rues, chacun s'armait en criant : « Vive la paix ! vivent le roi et le duc de Bourgogne ! » Les uns prenaient la croix blanche, les autres la croix de Saint-André de Bourgogne ; on commençait à courir sur les Anglais, il y en eut même quelques-uns de tués.

L'évêque de Thérouanne qui n'avait pas cessé d'exercer son office, et lord Willoughby ne se voyaient guère en mesure de résister à tout ce peuple, et aux Français qui allaient entrer. Ils résolurent cependant de tenter quelques efforts ; ils armèrent tous les Anglais et leurs partisans, et, se divisant en trois compagnies, ils essayèrent de remettre la ville dans la soumission, on du moins d'assurer leur retraite. Le prévôt s'en alla aux Halles ; lord Willoughby et l'évêque de Thérouanne prirent la rue Saint-Denis ; et un lieutenant du prévôt, nommé Jean. Larcher, que les Parisiens avaient dans une horreur extrême, à cause de sa cruauté, suivait la rue Saint-Martin. Legoix, l'ancien boucher, défendait la porte Baudet. Les Anglais criaient : « Saint-George ! Saint-George ! traîtres de Français ; vous tous à mort. » Mais les habitants se retirèrent d'abord en leurs maisons ; et l'on ne rencontrait personne dans les rues. Seulement deux braves bourgeois, Jean Leprêtre et Jean des Croûtes, furent massacrés et mis en pièces devant l'église Saint-Méry. Le prévôt commit aussi un grand acte de cruauté : un de ses bons amis, nommé le Vavasseur, riche boulanger du quartier des Halles, s'en vint au-devant de lui : « Mon compère, lui dit-il, songez à vous ; je vous promets que cette fois-ci il faut faire la paix ; autrement, nous sommes tous perdus. — Ah ! traître, lui dit le prévôt, tu as donc tourné de l'autre côté ! » Et il le frappa de sa hache ; puis ses gens l'achevèrent.

Cependant on tendait des chaînes dans toutes les rues ; le peuple prenait de plus en plus courage et s'animait de fureur contre les Anglais. Les hommes et les femmes leur lançaient par les fenêtres des pierres, des bûches, des tables, des tréteaux ; ils avaient beau tirer des flèches et faire mille menaces, personne n'avait plus peur d'eux. Leurs anciens partisans, ceux même qui venaient de s'armer en leur faveur, et qui tout à l'heure criaient contre la trahison, voyant le succès de l'entreprise, s'en allaient l'un après l'autre se joindre aux honnêtes bourgeois, et disaient bien haut que c'était pour le roi qu'ils s'étaient armés ; ce n'étaient pas les moins empressés à se montrer bons Français.

Les Anglais parvinrent pourtant jusqu'à la porte Saint-Denis ; mais Michel Lailler et les siens avaient senti l'importance de ce poste le plus considérable de la rive droite ; leur premier soin avait été de s'en saisir. Ils avaient ouvert la porte, et les gens de la Chapelle, d'Aubervilliers et de tous les villages voisins, apprenant qu'on se révoltait contre les Anglais qu'ils avaient dans une si furieuse haine, accouraient pour les tuer. Il y avait bien déjà trois ou quatre mille hommes à la porte Saint-Denis, quand les Anglais s'y présentèrent. On avait tourné contre eux les canons des remparts ; après qu'on eut tiré sur eux deux ou trois fois et qu'ils se virent si vigoureusement reçus, ils tournèrent vers la porte Baudet et s'en allèrent se retirer à la Bastille, où ils s'étaient préparé refuge, prévoyant qu'ils eh auraient besoin.

Le connétable, le bâtard d'Orléans, le maréchal de l'Isle-Adam, le sire de Ternant s'étaient avancés tranquillement et sans obstacles, descendant la rue Saint-Jacques, au milieu d'une foule joyeuse et rassurée. Il semblait que de leur vie ils n'eussent quitté Paris, tant cette entrée se faisait avec calme et comme quelque chose d'accoutumé. Les gens de leur suite ne commettaient aucun désordre, ne s'écartaient point d'un pas, ne menaçaient personne ; ils faisaient bonne mine à tous, et recevaient l'accueil le plus amical. Les seigneurs du parti du roi en étaient tout émus de pitié et de joie ; plusieurs avaient les larmes aux yeux. « Mes bons amis, disait le connétable aux habitants de Paris, le bon roi Charles vous remercie cent mille fois, et moi de sa part, de ce que vous lui rendez si doucement la première cité de son royaume. S'il y en a parmi vous, de quelque état qu'il soit, qui ait forfait envers monseigneur le roi, tout lui est pardonné, tant aux absents qu'aux présents. » Puis il faisait crier et publier à son de trompe, par les rues, que personne de ses gens ne fût assez hardi, sous peine de la corde, pour se loger dans l'hôtel d'un bourgeois malgré lui, pour reprocher quoi que ce soit, ou faire le moindre déplaisir à personne, à moins que ce fut à un Anglais ou à un soldat portant la croix rouge. Le peuple entendant ces paroles se sentait pris d'un grand amour pour ce digne connétable, et il n'y avait pas dans cette foule un homme qui maintenant n'eût exposé sa personne et son bien pour détruire les Anglais. Chacun louait Dieu ; tous les bons chrétiens et les pieuses bourgeoises, qui depuis le matin étaient en prières dans les églises pour demander au Seigneur d'adoucir la colère des princes de France et de leurs gens, voyaient là un grand miracle de sa miséricorde. On disait qu'il fallait bien que monseigneur saint Denis eût été l'avocat de la bonne ville de Paris auprès de la Sainte-Vierge, et la Sainte-Vierge auprès de notre Seigneur Jésus-Christ.

Lorsque le connétable, après avoir traversé le Petit-Pont et Vile de la Cité, fut arrivé sur le pont Notre-Dame, Michel Lailler se présenta devant lui portant la bannière du roi, et fit ses soumissions au nom de la bourgeoisie. Puis vint un capitaine de la milice nommé Gauvain Leroy, qui demanda à jouir de l'abolition, et promit de faire rendre sur-le-champ les forteresses de Montlhéry, Marcoussis et Chevreuse. « Jurez, par votre foi, que vous le ferez ainsi que vous le dites. » Le bourgeois fit serment ; tout aussitôt le connétable lui donna pour sauvegarde Parthenay son héraut, et les envoya pour faire ouvrir ces forteresses.

De là le connétable arriva sur la place de Grève, où l'on vint lui dire que toute la ville était libre, que les Anglais étaient rentrés d'ans la Bastille, et qu'on en gardait les issues. On lui demanda alors de s'en aller aux Halles pour remercier les gens de ce quartier et les encourager dans leur bonne conduite. Il n'y manqua point, et y fut joyeusement reçu. Lorsqu'il passa devant la porte de son ancien épicier Jean Asselin, cet honnête bourgeois se présenta devant lui et lui offrit de se rafraîchir ; c'était jour de jeûne, le connétable accepta seulement à boire et goûta quelques épices. Enfin, il se rendit à Notre-Darne où il entendit la messe tout armé, et fit lire les lettres d'abolition.

Après la messe, et quand il eut placé un bon guet autour de la Bastille, le connétable s'en vint dîner à l'hôtel du Porc-Épic, qu'avait fait bâtir l'ancien duc d'Orléans. Tandis qu'il était là, on lui vint dire que Pierre du Pan, son maître d'hôtel, qu'il avait laissé au siège de la tour du Venin, était à la porte Saint-Denis, et demandait à entrer pour lui parler. On le laissa venir ; il annonça au connétable que la garnison de la tour demandait à se rendre ; le connétable y consentit. Mais il, en arriva tout autrement ; les assiégeants entendant sonner toutes les cloches de Paris, se doutèrent bien que la ville était prise, et accoururent au plus vite pour y entrer. Le connétable, les connaissant pour de vrais écorcheurs qui auraient assurément fait du scandale et du trouble, ordonna qu'on se gardât bien de les laisser passer. Ainsi rebutés, ils retournèrent à Saint- Denis. Pendant ce temps-là les Anglais avaient profité du moment pour s'échapper de la tour du Venin où ils ne pouvaient plus se défendre ; mais les Français revinrent encore assez à temps pour tomber sur eux. A peine en échappa-t-il un seul. Le sire Brichanteau, neveu du prévôt, y périt comme les autres.

Son oncle qui s'était sauvé du côté de Charenton, fut le soir même arrêté par les gens eux-mêmes qui s'étaient enfuis avec lui, et livré à un chevalier nommé Denis de Chailli, qui le mit à forte rançon. On apprit aussi que les châteaux de Montlhéry et de Marcoussis s'étaient rendus à l'heure même, comme l'avait promis Gauvain Leroy. Rien ne manquait à la bonne fortune du roi de France.

Ainsi se passa cette journée sans aucun désordre, sans qu'aucun habitant de Paris fût tué, ni maltraité. On ne fit même aucun mal aux Anglais qu'on trouvait dans les hôtelleries ; seulement on les mettait à rançon. Il y eut aussi quelques maisons pillées, mais c'étaient celles des bourgeois qui s'étaient enfuis avec Simon Morhier, prévôt de Paris. Le sire de Ternant, chef des Bourguignons, fut pourvu de cet office par le connétable ; car il convenait de montrer de grands égards au duc de Bourgogne ; son nom avait beaucoup servi à soumettre les Parisiens, et ses hommes y étaient entrés les premiers. Aussi fit-on placer sa bannière sur une des portes de la ville, et il fut permis de porter la croix de Bourgogne aussi-bien que la croix de France. Michel Lailler fut nommé prévôt des marchands.

Restait la bastille Saint-Antoine ; le connétable voulait l'assiéger. Dès le lendemain, il chercha à emprunter de l'argent, afin de pourvoir à cette dépense, et aussi pour donner à ses gens d'armes qui, selon ses ordres, ne devaient rien prendre sans payer. Car le roi n'avait pu lui faire donner que mille francs pour tenter une si grande entreprise. Les bourgeois de Paris le détournèrent du siège de la Bastille : « Monseigneur, disaient-ils, ils se rendront, ne les refusez pas ; c'est déjà une assez belle chose d'avoir ainsi recouvré Paris ; maints connétables et maints maréchaux en ont au contraire été souvent chassés ; prenez en gré ce que Dieu vous a accordé. »

C'était aussi le conseil du sire de Terrant, du sire de Lalaing, et des autres Bourguignons ; ils avaient été grands amis avec Louis de Luxembourg, évêque de Thérouanne, chancelier de France pour les Anglais, et avaient commencé à parlementer avec lui. La garnison obtint ainsi de bonnes conditions ; ou lui permit de sortir avec ce qu'elle pourrait emporter, au grand regret du connétable et de ses chevaliers, qui auraient gagné au moins 200 mille francs de rançon, s'ils avaient pu avoir de l'argent pour faire les frais du siège. Toutefois l'évêque de Thérouanne y laissa sa chapelle, qui était d'une grande valeur.

Les Parisiens étaient si animés contre les Anglais qu'il fallut que la garnison sortit de la Bastille par la porte qui donnait vers les champs. Ils firent le tour du rempart, et vinrent s'embarquer derrière le Louvre. Toutefois, quand ils passèrent devant la porte Saint-Denis, le peuple les suivit et les accabla de mille injures. « A la queue, à la queue, » leur criait-on ; c'était surtout l'évêque de Thérouanne qui était insulté et couvert de huées ; on le traitait de vieux renard. Larcher lieutenant du prévôt, et Saint-Yon le boucher eurent aussi grande part aux injures populaires.

Dès le lendemain, les vivres arrivèrent en abondance à Paris, les portes furent ouvertes aux paysans qui venaient vendre en toute sûreté ; les denrées redevinrent aussitôt à bon marché. Enfin, tout s'unissait pour rendre le peuple joyeux d'être délivré du gouvernement des Anglais. « Ah ! disait-on, on voyait bien qu'ils n'étaient pas en France pour y rester. On n'en a pas vu un semer un champ de blé ou bâtir une maison ; ils détruisaient leurs logis sans jamais songer à les réparer, et ils n'ont pas peut-être relevé une cheminée. Il n'y avait que leur régent le duc de Bedford qui aimait à faire des bâtiments et à faire travailler le pauvre peuple. Il valait mieux qu'eux, et aurait voulu la ; paix ; mais le naturel de ces Anglais, c'est de guerroyer toujours avec leurs voisins ; aussi ils finissent tous mal, et Dieu merci, il en est déjà mort eu France plus de soixante-dix mille. »

Un mois environ après la soumission de Paris, le connétable avec le maréchal de l'Isle-Adam, le bâtard d'Orléans, la Hire, Sain-traille, le sire de Rostrenen, et tout ce qu'on put réunir de gens d'armes s'en alla mettre le siège devant la forteresse de Creil. Il y était à peine arrivé que le roi lui donna commission d'aller solliciter, du duc de Bourgogne, la délivrance de René d'Anjou duc de Bar, qui avait été fait prisonnier à la fameuse bataille des barons de Lorraine ; depuis le duc Philippe l'avait mis en liberté sur sa foi, à la condition de venir à sa première réquisition se remettre en prison, s'il n'était conclu aucun traité. Le duc René était revenu loyalement acquitter sa parole, et se trouvait prisonnier dans le château de Bracon, auprès de Salins, lorsque Jeanne, reine de Naples et de Sicile, le fit son héritier. Le duc de Bourgogne ordonna aussitôt qu'on amenât avec les plus grands respects, le roi René à Dijon, pour qu'il y reçût les ambassadeurs de Naples ; mais il ne lui rendit point pour cela sa liberté. C'était pour l'obtenir que le connétable ; ami et compagnon d'armes du roi René, vint rendre visite au duc de Bourgogne.

Il le trouva tout occupé de réunir son armée et d'achever les préparatifs du siège de Calais[17]. Depuis longtemps on n'avait rien vu de si grand que cette entreprise. Les bonnes villes de Flandre avaient étalé toute leur puissance et leur richesse ; il semblait que rien ne leur eût jamais tant tenu au cœur que de prendre Calais sur les Anglais. Les Gantois, surtout, avaient montré un merveilleux empressement. Tout aussitôt après le conseil qu'ils avaient tenu avec leur seigneur, les échevins avaient, ordonné à tous les bourgeois de la ville et à ceux des châtellenies de la campagne qui n'étaient point vassaux du Duc, de venir se faire inscrire, et de se pourvoir d'armes et d'équipements, sous peine de perdre la bourgeoisie. Tous ceux qui avaient été condamnés par jugement à faire des pèlerinages eurent ordre de ne les entreprendre qu'au retour de la guerre ; il fut enjoint, sous des peines très-sévères, à ceux qui avaient guerre ou dissension entre eux, de vivre sous la sauvegarde de la loi ; le commerce des armes fut interdit sous peine de bannissement.

Quand on eut ainsi inscrit tous les bourgeois en état de porter les armes, les échevins réglèrent ce que chaque ville et chaque village devait fournir de gens, ce qui monta en tout à dix-sept mille. Puis on disposa aussi ce que chaque ménage devait payer pour les frais de cette guerre ; enfin les échevins ordonnèrent qu'au lieu d'acquitter toute la taille en argent, on eût à amener, pour le service de l'armée, un certain nombre de chariots et de charrettes attelés ; et, comme les habitants de la châtellenie tardaient à exécuter ce dernier ordre, il fut publié que si les charrettes n'arrivaient pas tout de suite, la confrérie des chaperons blancs allait se charger de les aller querir. C'en fut assez pour obtenir une prompte obéissance, tant on craignait ces chaperons ; si bien que sans délai, on eut des charrettes en si grande quantité qu'il y en avait un tiers de plus qu'à l'expédition de Picardie, où les communes de Flandre avaient abandonné le duc Jean, en l'année 1412.

L'arme dont chaque bourgeois devait se fournir, était une lance, ou s'il l'aimait mieux il pouvait porter deux maillets en plomb à manche court. Les mêmes apprêts se firent avec la même ardeur à Bruges et dans les autres villes de Flandre ; tout y était eu mouvement et eu rumeur ; on ne pensait qu'a la guerre ; les ouvriers ne travaillaient plus, ils passaient leurs journées à dépenser dans les cabarets l'argent qu'ils avaient gagné auparavant ; sans cesse ils étaient en querelle et en bataille les uns avec les autres ; souvent il y en avait de tués ; personne ne pouvait en être obéi ni écouté.

Au commencement de juin le duc de Bourgogne s'en vint dans le plus simple appareil et sans aucune suite d'hommes d'armes, faire la revue de cette armée des communes de Flandre, et la mettre en route ; elle était de trente mille combattants pour le moins. Le sire Colard de Comines fut chargé de commander les Gantois ; le sire de Steenhause, les gens de Bruges ; le sire Jean de Comines, ceux d'Ypres ; le sire de Merken, ceux du Franc ; le sire de Ghistelles, ceux de Courtray. Le sire d'Antoing était capitaine-général de toute cette armée, comme vicomte héréditaire du comté de Flandre. Elle prit sa route par Armentières et Hazebrouck ; elle était campée aux environs de Dritigam, lorsque le connétable de France vint visiter le duc de Bourgogne.

Ce prince, après avoir demandé une rançon d'un million de saluts d'or pour la liberté du roi René, n'eut rien de plus pressé que de montrer au connétable sa grande armée. Il le mena au camp de ses Flamands. C'était le plus magnifique aspect ; rien n'était si beau, si bien rangé, si étoffé, que toutes ces tentes placées par villes, par métiers, par compagnies avec leurs bannières. L'artillerie, les équipages et les chariots se comptaient par milliers ; jamais troupe n'avait eu un bagage si complet ; sur chaque charrette, il y avait jusqu'à un coq dans une cage, afin de chanter les heures de la nuit et du jour. Les bourgeois étaient bien vêtus, bien armés, non point comme des chevaliers et des gens de guerre, mais à leur manière. Ils passèrent la revue devant le connétable, et lui firent grande fête. Il s'arrêta avec le Duc dans la tente de la ville de Gand ; là, ils prirent une collation et burent ensemble. Le connétable remercia les Flamands de leur bon accueil, et leur recommanda de servir loyalement leur seigneur, puis il repartit. Il avait offert au Duc de prendre part à l'entreprise, et de faire revenir du pays de Caux deux ou trois mille combattants qui étaient sous les ordres du maréchal de lieux. Mais le Duc ne manquait pas de monde ; il avait même renvoyé la moitié de ses hommes d'armes de Picardie, ou de Bourgogne ; ce qui avait été fort blâmé par plusieurs de ses fidèles conseillers. Ils disaient que toutes ses communes de Flandre ne vaudraient pas pour le secourir dans ses périls la moindre armée de gentilshommes.

Tout, dans cette entreprise, semblait se faire par la volonté des Flamands, et il fallait avoir des ménagements envers eux, qui n'en avaient envers personne. Il n'y avait de butin que pour eux ; tout âpres au pillage que fussent les Picards et les Bourguignons, ils ne pouvaient toucher à rien devant les Flamands ; ce qu'ils prenaient, ceux-ci le leur ôtaient ; et, s'ils se fâchaient, ils étaient maltraités. Si, par hasard, il y en avait quelqu'un qui dérobât la moindre chose dans le camp ou dans les bagages des Flamands, il était tout aussitôt pendu. Dans les châteaux ou forteresses qui se rendaient au duc de Bourgogne, à peine pouvait-il sauver la vie à la garnison lorsqu'il voulait la lui accorder, ou empêcher le pillage lorsqu'il s'y était engagé. Les punitions que les capitaines ou leurs échevins même voulaient prononcer contre les coupables, risquaient toujours d'exciter quelque sédition.

Rien n'égalait non plus l'orgueil de ces bourgeois de Flandre ; il semblait qu'aucune chose ne pût se faire que par eux, et que rien ne leur dût être difficile ; ils s'en allaient disant aux Picards : « Quand les Anglais vont savoir que messeigneurs de Gand se sont armés et viennent les assiéger avec toute leur puissance, ils ne nous attendront pas ; quittant leur ville, ils s'enfuiront en Angleterre. C'est une grande négligence que les vaisseaux de monseigneur, qui devaient venir les assiéger par mer, ne soient pas arrivés avant nous, pour les empêcher de s'en aller. »

Les Flamands se trompaient beaucoup, car il n'y avait rien qui fût plus cher aux Anglais, de toutes leurs conquêtes, que leur ville de Calais. Le roi Henri, les princes de son sang, son conseil et les trois États d'Angleterre, étaient résolus, d'un commun accord, à faire les derniers efforts pour la conserver. Déjà, avant que l'armée bourguignonne fût arrivée auprès de Calais, la garnison avait fait une sortie, et, venant jusqu'à Ardres, elle avait mis en grande déroute le sire Jean de Croy baillif de Hainaut, à la tête des plus braves chevaliers de Picardie ; les Anglais avaient donc bon courage, et attendaient de puissants renforts.

Le Duc commença par assiéger et prendre assez facilement les forteresses de Sangatte, de Vauclingen, d'Oye et de Mark ; puis il fit environner la ville. Les Flamands assirent leur camp au même lieu où Jacques Artevelde avait eu ses tentes, quatre-vingt-dix ans auparavant, lorsqu'il était venu aider le roi Édouard III d'Angleterre à s'emparer de Calais. Les Picards et les hommes d'armes étaient campés de l'autre côté de la ville vers la route de France. Le Duc, dès les premiers jours, s'approcha tellement, qu'un coup de canon du rempart tua un trompette et trois chevaux à ses côtés. La veille, la luire, qui était venu lui rendre visite, avait aussi été blessé près de lui dans une sortie ire la garnison.

On passa ainsi plusieurs jours sans que la ville fût resserrée. Sans cesse les Anglais sortaient assez loin de leurs remparts, et ils engageaient de fortes escarmouches. Tantôt les assiégeants, tantôt les assiégés y remportaient l'honneur et l'avantage. Les chevaliers picards y curent de beaux faits d'armes, notamment le sire de Créqui et le sire de Hautbourdin. Quant aux Flamands, ils n'étaient pas si exercés h la guerre-due tous ces hommes d'armes, qui avaient tant combattu depuis vingt ans ; les Anglais ne les craignaient guère, et ne s'inquiétaient point de les attaquer un contre trois.

Il y avait surtout une chose qui causait un grand dépit à ces gens des communes. La ville n'était pas environnée d'assez près pour empêcher que les assiégés ne fissent parfois sortir des troupeaux de bétail qui venaient paître dans les marais autour des remparts. C'était la plus fréquente occasion d'escarmouches et de batailles. Les Picards faisaient souvent de bonnes prises ; les Gantois essayèrent, de leur côté, d'avoir aussi part dans ce butin ; ils tentèrent une entreprise ; mais les Anglais les voyant approcher, arrivèrent promptement sur eux, en 'tuèrent une vingtaine, et firent quelques prisonniers ; les autres se sauvèrent avec beaucoup de frayeur et de chagrin. Du reste, la moindre alerte jetait le désordre parmi eux. Ils s'assemblaient tout à coup, et prenaient les armes sans motif raisonnable. Le Duc s'affligeait de les voir si difficiles à conduire ; mais il lui fallait tout souffrir patiemment.

Ce qui les agitait le plus était pour le Duc lui-même un grand sujet de chagrin : sa flotte commandée par le sire de Horn sénéchal de Brabant n'arrivait point, et chaque jour les assiégeants voyaient entrer dans le port de Calais des navires d'Angleterre qui apportaient des vivres ; des munitions de toute sorte et des renforts.

Les Anglais se préparaient à secourir plus puissamment leur ville. Le duc de Glocester avait rassemblé une forte armée, et il allait traverser la mer. Bientôt se présenta devant le duc Philippe Pembroke, héraut d'Angleterre, qui, après l'avoir respectueusement salué, lui déclara que son maître, Honfroy duc de Glocester, lord protecteur du royaume d'Angleterre, lui faisait savoir qu'il était prêt à passer la mer avec toute sa puissance pour venir le combattre, et que si le duc de Bourgogne ne le voulait pas attendre en ce lieu, il irait le chercher dans ses états : que du reste il ne pouvait fixer le jour à cause de l'inconstance des vents et des flots. Le Duc fit grande fête à ce héraut et lui donna de riches présents. « Vous pouvez dire à votre maître, répondit-il, qu'il n'y aura nul besoin de venir me chercher dans mes états ; il me trouvera en ce lieu, si Dieu ne m'envoie point de fortune contraire. »

Soigneux de son honneur et de sa gloire comme l'était le duc Philippe, on peut juger du désir qu'il avait de ne point faillir à une telle occasion. Les murmures de ses Flamands commençaient cependant à lui donner grande inquiétude. Il se rendit dans la tente de la ville de Gand, et y assembla tous les capitaines et les nobles de Flandre. Alors le sire de la Woestine, son conseiller, exposa le défi que le Duc avait reçu, et la réponse qui avait été faite. Puis il les requit instamment de ne point quitter leur seigneur, de se montrer ses bons amis, et de l'aider à garder son honneur. Cette requête fut accordée ; ils promirent d'accomplir loyalement l'entreprise commencée.

Afin de pousser plus vigoureusement le siée, on construisit une haute et forte bastille qui dominait la ville ; on y plaça un bon nombre de canons qui tiraient sans relâche. Les Anglais firent mainte sortie pour essayer de la détruire, niais elle fut vaillamment défendue par les Flamands et par plusieurs gentilshommes, entre autres le sire de Saveuse, qui étaient venus s'y enfermer. Il y en avait un parmi eux nommé le sire de Plateaux ; il était fou, mais tranquille dans sa folie, et nonobstant son manque de raison, c'était un rude et courageux homme d'armes. Pourtant un jour s'étant trop avancé il se laissa prendre par les Anglais.

Enfin le 25 de juillet on vit arriver les vaisseaux tant attendus ; ce fut une grande joie dans tout le camp ; le Duc monta à cheval pour aller voir arriver sa flotte, et toute l'armée se serait portée sur les dunes si l'on n'avait pas forcé les Flamands à garder leurs postes. Cette flotte amenait avec elle de vieux navires tout chargés de pierres, avec d'énormes ancres de plomb pour les couler dans la passe qui conduit au port, afin de la fermer aux vaisseaux venant d'Angleterre. La mer est d'ordinaire si orageuse et si mauvaise dans le canal entre Calais et Douvres, que l'on ne pouvait espérer d'y tenir des vaisseaux ; c'était donc le seul moyen de bloquer le port. L'entreprise réussit malgré le canon des assiégés ; en deux jours quatre gros navires furent coulés à l'entrée. Mais il arriva que lorsque la marée baissa, ces carcasses restèrent à' sec sur la grève ; alors la garnison, les habitants, les femmes, les enfants sortirent de la ville en grande foule. Les canons des assiégeants ne portaient pas jusque-là ; la charpente fut dépecée, on y mit le feu. La mer en revenant dispersa les pierres. Ainsi de tout ce qu'on avait fait il ne resta pas grand'chose. La flotte ne pouvait tenir la mer ; craignant la grande expédition qui allait venir d'Angleterre, elle remit à la voile pour retourner en Hollande.

Pour lors, les Flamands commencèrent à entrer en grand tumulte, et à murmurer plus que jamais ; ils disaient que les conseillers du Duc les avaient trahis, et qu'on leur avait promis que la ville serait assiégée aussi bien par mer que par terre. Leurs capitaines ne savaient plus comment les contenir. Cependant le Duc tint conseil ; il avait mandé les gentilshommes de ses états, et ils arrivaient de jour en jour ; il avait choisi son champ de bataille pour combattre le duc de Glocester lorsqu'il serait descendu à Calais ; en un mot, tout se préparait pour la journée qui devait décider le succès de la guerre. Dans ce conseil avaient été appelés les capitaines des gens des communes ; il les trouva encore d'assez bonne volonté et sensibles à ses instances. Par malheur, ce jour-là même les Anglais firent une forte sortie, et vinrent attaquer la bastille. Le duc de Bourgogne y courut aussitôt avec ses chevaliers, et se mit à pied pour combattre avec les Flamands. Il n'était plus temps ; l'assaut des Anglais avait été prompt et rude ; les Flamands s'étaient assez mal défendus, et la bastille avait été prise sans beaucoup de résistance. Pour ajouter encore au trouble où étaient les communes, les Anglais massacrèrent sous leurs yeux les prisonniers qu'ils venaient de faire, afin de venger un de leurs chevaliers que les Flamands avaient arraché aux Picards et mis à mort.

Dès-lors la sédition commença ; les communes s'assemblaient par troupes. « Nous sommes trahis, disait-on ; aucune des promesses qui nous ont été faites, n'est tenue. » Chaque jour nos gens sont pris ou tués, sans que les nobles se mettent en peine de venir nous défendre ; il faut partir et nous en retourner en notre pays. » Le Duc, plein de douleur, s'en vint tout aussitôt à la tente des Gantois, et en fit entrer en grand nombre ; il leur représenta que le duc de Glocester allait arriver, qu'il avait accepté son défi, qu'il avait promis de l'attendre, que s'il manquait à sa foi, nul prince ne serait couvert d'un si grand déshonneur, qu'il ne leur demandait que peu de jours. Ses conseillers, ses serviteurs tenaient les mêmes discours et conjuraient les Flamands. C'était peine perdue ; leur dessein était arrêté ; quelques-uns des principaux répondaient courtoisement à leur seigneur, et s'excusaient de leur mieux ; mais eussent-ils tenté de retenir les autres, ils n'auraient pas été écoutés non plus. Jacques de Zaghère, maître maçon, qui était pour lors doyen des métiers, se montrait le plus enflammé, et ne parlait que de lever le siège.

Le Duc, malgré son courroux et sa fierté, n'avait autre chose à faire qu'à endurer la brutalité de ses Flamands. Après en avoir délibéré avec son conseil, il leur fit dire que puisqu'ils voulaient s'en aller, il partirait avec eux : qu'ils eussent seulement à l'attendre jusqu'au lendemain, afin de se retirer en bon ordre, et d'emmener leurs bagages et l'artillerie : ses hommes d'armes les escorteraient jusqu'à Gravelines, pour les défendre des sorties de l'ennemi.

Ils répondirent insolemment qu'ils n'avaient peur de personne, et se trouvaient assez puis-sans pour n'avoir pas besoin d'une telle escorte. Puis la sédition croissant toujours, ils commencèrent à parler de se porter au logis de leur prince, pour y saisir le seigneur de Croy, le sire Baudoin de Noyelle, et le sire Jean de Brimeu, qu'ils regardaient comme les auteurs de cette entreprise, et ceux dont la mauvaise conduite l'avait fait échouer. Ils assuraient que ces seigneurs avaient reçu de l'argent des Anglais pour trahir les communes de Flandre. Tout était à craindre de ces gens grossiers ; les trois chevaliers se hâtèrent de partir secrètement.

Dès le soir, les Gantois, et le grand doyen tout le premier, commencèrent à plier leurs tentes et leurs pavillons, à charger leurs bagages ; car c'étaient eux qui étaient les plus mutinés. On ne put empêcher le désordre. Il n'y avait pas assez de charrettes pour tout emporter ; on laissa une grande quantité de vivres ; on défonçait les barriques de vin et de bière ; c'était comme un pillage. Les malheureux marchands qui étaient venus au camp voyaient se perdre tout leur avoir ; l'artillerie même n'était pas emmenée. « Allons partons, criaient les Flamands, nous sommes tous trahis. » Eux-mêmes mirent le feu à leurs logis, et prirent en foule et en tumulte leur route vers Gravelines.

Cependant le Duc rassembla ses meilleurs gens d'armes, et se mit en arrière-garde pour que du moins les Anglais ne courussent point à la poursuite de tout ce peuple. Sa douleur était grande ; recevoir un tel affront, lui à qui tout jusque-là avait si bien réussi ! se voir touché si gravement en son honneur ! Il ne s'en pouvait consoler, et s'en allait chevauchant avec ses fidèles gentilshommes, s'entretenant avec eux de l'outrage que lui faisaient ses communes (le Flandre, après l'avoir elles-mêmes poussé à cette entreprise. Ou craignait qu'il ne tombât malade, tant son chagrin était cuisant. Enfin, ses conseillers lui représentèrent doucement qu'il en était ainsi de la fortune de ce monde, qu'il fallait prendre cette aventure en patience, et songer au plus vite à pourvoir ses forteresses de gens d'armes, de vivres, de munitions de guerre, pour les défendre contre les Anglais, qui allaient arriver avec une grande puissance. Pour lui, il n'avait qu'à se retirer dans quelque ville avec un bon nombre d'hommes d'armes, afin de se porter au secours du côté où il serait nécessaire.

Le lieu qu'en ce moment il était le plus pressant et le plus essentiel de défendre, c'était Gravelines, qui se trouvait sur la frontière du pays de Flandre. Ces gens des communes y laissaient en se retirant une portion de leurs bagages. Les milices de Bruges, moins furieuses que celles de Gand, pour ne pas perdre leur artillerie, l'avaient, faute de chevaux, traînée à force de bras jusqu'à Gravelines. Le Duc essaya encore de retenir les Flamands, et de les empêcher d'aller plus loin. Ses remontrances ne furent pas mieux écoutées que devant Calais ; il fut contraint de leur permettre de retourner dans leurs villes. D'ailleurs à quoi eût servi de faire combattre des gens qui avaient si mauvaise volonté ? Les Gantois s'avisèrent encore d'un autre motif de sédition, ils déclarèrent qu'ils ne rentreraient pas chez eux qu'on n'eût délivré à chacun d'eux une robe neuve, ainsi que cela était d'usage anciennement lorsqu'ils revenaient d'un service de guerre. Cela sembla aussi trop insolent, et les magistrats de Gravelines refusèrent cette demande, disant aux Gantois qu'ils s'étaient trop mal comportés. Après beaucoup de murmures, ils retournèrent pourtant à Gand.

Le Duc laissa dans Gravelines les sires de Saveuse, de Créqui, de Lalaing, de Vauldrey, et ses plus vaillants hommes d'armes ; les sires Louis et Guichard de Thiembronne tinrent garnison à Ardres. Toutes les autres forteresses furent ainsi mises en défense, et le Duc retourna à Lille, d'où il manda les gens d'armes de tous ses états, et tint plusieurs conseils pour aviser à ce qu'il fallait faire dans une si fâcheuse occurrence. Ceux des conseillers qui n'avaient pas été d'opinion qu'on assiégeât Calais parlaient maintenant plus haut que les autres ; ceux-ci avaient à supporter le blâme général.

Le lendemain[18] du jour où le siège de Calais avait été levé, le duc de Glocester débarqua avec dix mille combattants. Les Anglais commencèrent par ramasser toute l'artillerie que le Duc avait laissée devant la ville, et devant Guines qu'il assiégeait aussi. Il s'en trouva en grande quantité, et entre autres une belle coulevrine qu'avait donnée la ville de Dijon, et qui portait son nom. Le duc de Glocester se répandit bientôt dans la campagne, où il ne trouvait nulle résistance ; il mettait tout à feu et à sang ; Poperinghe, Bailleul et plusieurs autres gros villages furent brûlés. Les gens de Cassel se réunirent au nombre de sept mille ; mais restèrent dans leurs murs, n'osant pas présenter le combat aux Anglais. Lorsque tout fut ravagé dans cette contrée, les Anglais passèrent du côté de Saint-Omer et dans l'Artois[19]. Là, ils rencontrèrent plus de résistance. Les garnisons faisaient des sorties et tom-, baient sur eux lorsqu'ils n'étaient pas en force. Bientôt le pain commença à leur manquer ; les maladies se mirent parmi eux ; ils rentrèrent à Calais avec un butin énorme, chargé sur des charrettes, que des paysans étaient contraints de conduire, et ramenant une grande quantité de bétail ; ils emmenaient aussi environ cinq mille petits enfants, pour que les pareils leur en payassent la rançon. Lord Falconbridge et sir Thomas Kyriel s'étaient même risqués à passer la Somme, et avaient étendu leurs ravages jusqu'à Broyes.

Pendant que le duc de Glocester dévastait ainsi la Flandre française et les pays voisins, les vaisseaux qui l'avaient transporté à Calais suivaient les côtes d'Ostende, de Cadsant, de Walcheren ; bien qu'il n'y eût plus sur cette flotte que des marins et quelques hommes de guerre, ils descendaient à terre ; ne trouvant que peu de résistance, ils pillaient et saccageaient les villages, puis se rembarquaient aussitôt qu'ils craignaient d'avoir à combattre. A Walcheren, les habitants se montrant favorable aux Anglais, leur fournirent des vivres, et massacrèrent l'officier du Duc, chargé de recueillir les impôts. A l'Écluse, Guy Fisher essaya de leur résister, puis, par une fuite honteuse, livra tout le pays. Après avoir parcouru de la sorte toutes les îles de Zélande, ils furent enfin vivement repoussés à Hulst, par les sirs de Steenhause et de Vorholt, qui avaient rassemblé les gens du pays.

Le duc Philippe n'éprouva point d'abord beaucoup de regrets en voyant ses rebelles sujets de Flandre châtiés ainsi de leur désobéissance. Il y avait longtemps qu'ils vivaient dans la paix et dans la richesse ; ils étaient turbulents sans être vaillants, n'avaient plus nulle connaissance des choses de la guerre, et ne savaient pas se défendre. Mais leurs malheurs et les ravages des Anglais ne firent qu'accroître le désordre qu'avait déjà jeté parmi eux l'entreprise de Calais. Depuis ce moment, ils étaient restés en armes et n'obéissaient plus à personne. La duchesse de Bourgogne, qui était à Bruges, voyant les Anglais s'approcher de la côte vers Ostende et l'île de Cadsant, engagea les habitants à défendre le pays. Ils s'assemblèrent, mais à leur volonté, et lorsqu'il n'était plus temps ; quand ils vinrent à la côte, les Anglais étaient déjà rembarqués. Leur seul exploit, pour cette fois, fut de mettre cruellement à mort le sire Jean de Horn, qui avait commandé la flotte du Duc devant Calais, et qu'ils accusaient de tous les malheurs du siège. Ils le rencontrèrent voyageant avec une suite peu nombreuse, dans les dunes du côté d'Ostende, et le massacrèrent impitoyablement.

Ce fut un grand chagrin pour le Duc ; mais les Flamands lui en réservaient bien d'autres. Tout était en discorde et en tumulte dans la ville de Gand ; la milice, furieuse de ce que, dans toute la Flandre, les gens sages lui imputaient ce qui était arrivé à Calais, et les malheurs qui affligeaient le pays, voulait absolument en rejeter la faute sur d'autres. Il fallut que le Duc vînt en personne pour essayer de remettre le bon ordre. Ce ne pouvait pas être encore par la force, car rien n'était préparé pour dompter ces rebelles ; ils exigèrent même que les archers de sa garde quittassent leurs armes en entrant dans la ville, disant qu'ils étaient bons pour garder leur prince. Puis ils lui firent présenter diverses remontrances ; ils demandèrent pourquoi Calais n'avait pas été assiégé par mer, et pourquoi l'on n'avait pas brûlé les vaisseaux d'Angleterre. Il fallut leur expliquer qu'une flotte ne pouvait pas tenir la mer dans le canal, que les vents avaient été contraires, que les vaisseaux de la Hollande n'étaient pas arrivés comme on les attendait. Ensuite ils voulurent qu'on ne mît jamais dans leurs forteresses que des gens du pays ; ils exigèrent qu'on leur nommât trois capitaines avec pouvoir de faire sortir la milice de la ville. Le Duc leur accorda leurs demandes ; et, ce qui les apaisa le plus, il leur donna, de sa propre bouche, l'assurance qu'il était satisfait de leur conduite devant Calais, et que leur retraite avait été conforme à sa permission et à sa volonté ; rien en effet ne leur faisait plus de peine que le déshonneur dont ils s'étaient chargés.

Au moment où le Duc espérait que sa complaisance avait tout calmé ; à Gand, il se passait à Bruges des désordres bien plus grands encore. Lorsque les gens de la milice avaient marché du côté de Cadsant, pour repousser les Anglais, ils avaient voulu passer par la ville de l'Écluse. Mais le sire Roland d'Utkerque, qui en était capitaine pour le Duc, leur en avait refusé l'entrée, et avait fermé la porte à leurs yeux même, les traitant de mutins et de traîtres, et leur rappelant l'affaire de Calais. Pour lors ils étaient revenus à Bruges dans une merveilleuse fureur. Se tenant en armes sur la place du marché, ils déclarèrent qu'ils ne se retireraient point que le sire Roland d'Utkerque ne fût puni de l'outrage qu'il leur avait fait ; ils voulaient aussi que la forteresse de l'Écluse fût démolie. « Pourquoi, disaient-ils, a-t-on permis qu'une telle forteresse fût bâtie sur le territoire du Franc, qui est une commune de Flandre un des quatre membres ? Ces gens de l'Écluse n'ont-ils pas refusé de marcher sous notre bannière, pour venir devant Calais ? » Un grand nombre de ces rebelles s'en retourna assiéger l'Écluse. Ils voulurent aussi que les gens du Franc fissent cause commune avec eux ; ils proposaient de leur accorder les mêmes franchises et les mêmes privilèges qu'à la ville de Bruges, afin de ne faire dorénavant qu'une même commune et un seul membre. Ils demandèrent que toute l'artillerie leur fût délivrée ; et, pour l'obtenir, ils saisirent dans sa maison maître Jean Mil, secrétaire de la ville. Ils allaient le mettre à mort, lorsque, par bonheur, il réussit à leur faire entendre que l'artillerie n'était pas à sa garde. Alors ils se portèrent à la maison de maître Dolin de Tilt, secrétaire du trésor, chez qui dînaient les magistrats et les principaux de la ville. Jean de la Gruthuse capitaine, Nicolas Rethenowen baillif, et Stassart Brixen, scoutète, c'est-à-dire officier de justice du Duc, sortirent pour essayer d'apaiser les clameurs de ce peuple furieux qui environnait la maison. A peine furent-ils au milieu de la foule, que le scoutète fut saisi et étranglé avec la corde d'une fronde. Les deux chevaliers craignaient d'avoir le même sort ; heureusement ils étaient fort aimés de la ville, au lieu que Stassart s'y était rendu odieux par son avarice. Son corps demeura sur la place sans qu'il fût permis de l'ensevelir. Il fallut remettre aux séditieux les clefs de la ville et leur livrer tous les canons. Comme gens malhabiles à toutes les choses de la guerre, ils commencèrent à les charger de façon à les faire crever, si par malheur ils y avaient mis le feu. Le sire de la Gruthuse, à force de discours flatteurs et de douces paroles, obtint du peuple la permission de quitter son office de capitaine. Personne n'osait contredire en rien ces insensés. Ils continuèrent à menacer tous les bons et riches bourgeois, à piller leurs maisons, à faire trembler les gens paisibles.

Cependant la duchesse de Bourgogne et son fils se trouvaient enfermés dans cette ville, au milieu de ce déplorable tumulte. Le Duc, inquiet pour sa femme et son fils, s'en vint au Dam, qui était une de ses forteresses située entre l'Écluse et Bruges. Il fit demander aux mutins de laisser partir leur Duchesse. Ils y consentirent avec peine ; et, lorsqu'escortée par quelques serviteurs, et par Guillaume et Simon de Lalain g, la Duchesse traversa la porte de la ville, elle fut, sans nul respect, retenue par Jean Lockart, un des chefs de la populace ; on arracha de son chariot la darne d'Utkerque femme de sire Roland, et la veuve du malheureux sire de Horn, qu'ils avaient dernièrement massacré. La Duchesse tenait son jeune fils, le comte de Charolais, serré contre son sein, et tremblait de ce qui pouvait arriver. Pourtant ils la laissèrent continuer sa route en la poursuivant par des clameurs injurieuses.

Le Duc retourna à Gand. Tout le soin et la complaisance qu'il avait mis à y apaiser la sédition se trouvaient maintenant perdus. Les gens de Bruges avaient adressé des lettres aux Gantois, leur avaient envoyé des députés, et ils faisaient maintenant cause commune. On commença par présenter au Duc de nouvelles remontrances. On lui demandait de faire punir le sire Roland d'Utkerque, de faire démolir les murailles de l'Écluse, d'accorder aux gens de Bruges tous les privilèges et libertés qu'ils réclamaient, et, de réunir le Franc. La patience du Duc était à bout. Il venait d'apprendre que les nobles de Bourgogne qu'il avait mandés arrivaient à Lille ; se trouvant ainsi plus en force, il déclara aux Gantois qu'il voulait que les gens de Bruges fussent punis de leur insolence envers la duchesse de Bourgogne et le comte de Charolais, du meurtre de son scoutète, de la persécution des honnêtes bourgeois, des pillages et les désordres de toute espèce qui avaient été commis. Il ajouta qu'il n'entendrait à rien avant que ces rebelles n'eussent posé les armes et quitté la place du Marché, qu'ils occupaient depuis plus de trois semaines.

Les Gantois s'assemblèrent en armes au lieu accoutumé .de leurs réunions, sur le marché des vendredis ; les cinquante-deux métiers y étaient rangés en bel ordre, chacun sous sa bannière. Là, ils promirent de donner secours aux gens de Bruges, et de ne jamais se séparer d'eux ; puis ils déclarèrent que les sires Roland d'Utkerque, Colard de Comines, Gilles de la Woestine, Enguerrand Howelt et Jean de Dam, seraient, comme ennemis du pays, et perturbateurs de la paix publique, bannis pour cinquante ans de la ville de Gand et du comté de Flandre.

Le Duc n'avait en cet instant aucun moyen de dompter cette populace. Il dissimula son courroux, et se retira à Lille. Le sire de Charni venait de lui amener les Bourguignons ; le sire de Varambon arriva avec une troupe de Savoisiens ; en même temps, d'après les ordres déjà donnés, les gentilshommes de Picardie et d'Artois s'étaient assemblés en grand nombre. Le Duc pouvait maintenant employer la force, du moins le peuple le croyait ainsi. Les Gantois, qui n'étaient pas aussi insensés que les gens de Bruges, et qui écoutaient encore les bons avis des riches bourgeois, se calmèrent tout aussitôt, et quittèrent les armes. Le Duc ne leur montra nulle sévérité, et pardonna tout ce qui s'était passé. Il apaisa ainsi la sédition-, et régla pour le moment le gouvernement du pays de Gand et du comté de Flandre. Le sire de Steenhause y fut préposé comme capitaine général ; le sire de Comines fut capitaine à Gand ; le sire d'Escournai à Audenarde, le sire Gérard de Ghistelles Courtray. Chaque ville fut aussi mise en défense contre les Anglais, et le bon ordre y fut rétabli. Il fut ordonné que nul ne pût quitter le pays : que chacun se pourvût d'armes selon son état : que toutes les murailles, fossés, fortifications et barrières des villes fussent réparées aux frais du pays : que des provisions de vivres et de munitions fussent faites.

Ensuite le Duc se mit en mesure de réduire les gens de Bruges. Il envoya le sire de Vilain au Dam, avec ordre d'y construire sur la rivière de Rye une forte estacade, pour fermer le passage à tous les bateaux. Le sire de la Vere, avec les vaisseaux de la Hollande et de la Zélande, tenait les ports de la côte, et empêchait toutes les marchandises d'arriver à Bruges du côté de la nier. Les habitants, ou du moins les plus sages, virent bien qu'ils n'avaient rien de mieux à faire que de traiter avec leur seigneur. Ils lui envoyèrent des députés à Lille ; le Duc répondit qu'il Viendrait bientôt an Dam ; Mais qu'il voulait, avant tout, qu'on ne fût plus assemblé en armes sur la place du Marché, et que chacun retournât à son travail et dans sa maison. C'est ce qu'il était impossible de persuader à ces rebelles ; ils avaient mis de leur parti les gens de toutes les petites villes et des bourgades du pays, et avaient ainsi renforcé leur troupe. Les villes fermées et riches étaient au contraire restées fidèles au Duc, et vivaient en bonne intelligence avec la noblesse. Nieuport, Furnes, Dixmude, Bergues, Bourbourg, Dunkerque, Gravelines s'étaient refusées à toute alliance avec Bruges.

Le désordre continua encore pendant beaucoup de jours ; les hommes riches et raisonnables, loin de pouvoir se faire écouter, voyaient chaque jour leurs maisons pillées et leur vie menacée. Enfin le Duc s'achemina vers le Dam avec ses Bourguignons. Les gens de Bruges, se voyant de plus en plus resserrés et craignant la vengeance de leur seigneur, commencèrent à se calmer. Après avoir passé plus de six semaines en armes, ils quittèrent enfin la place du Marché, et se retirèrent chacun chez soi. Alors les échevins, les doyens des métiers, les jurés et tous les officiers et magistrats vinrent se présenter devant le Duc, dans son palais à Gand. Pour implorer sa miséricorde, ils se jetèrent à ses pieds et lui firent les plus humbles prières. Les gens de Gand, d'Ypres et du Dam, tous les nobles du pays, le sire de la Gruthuse ancien capitaine de la ville ; les plus respectés de tout le clergé, les serviteurs du Duc, joignirent leurs instances aux supplications des habitants de Bruges. Il y avait aussi, avec ces députés, des marchands de toutes les nations du monde, qui faisaient d'habitude le commerce avec cette riche ville, et qui venaient prier pour elle. On y voyait des Allemands, des Espagnols, des Portugais, des Écossais, des Lombards, des Génois, des Vénitiens, des gens de Lucques, de Florence, de Milan. Enfin, le duc de Clèves neveu du Duc, et la duchesse Isabelle employèrent leur intercession. Le Duc, se montrant plus doux, consentit à pardonner. Il se trouvait satisfait de saisir un prétexte ; ses embarras étaient grands, et il n'avait rien tant à cœur que de ne point s'engager dans une guerre longue et cruelle avec les Flamands, tandis qu'il avait à peine de quoi se défendre contre les Anglais, et que les frontières de ses états de France étaient en proie aux ravages des écorcheurs. Ainsi, non-seulement il accorda de nouveau sa bienveillance à la ville de Bruges, et parut se fier aux promesses qu'elle lui faisait, mais il confirma et augmenta ses privilèges ; il rendit même cette grande peau de veau où était écrit le consentement de Bruges, et celui des villes voisines à la gabelle du blé, et que vingt-cinq ans auparavant il avait fallu aussi leur remettre quand les Flamands avaient abandonné le duc Jean devant Montdidier.

Tant de complaisance ne touchait point le cœur de tout le menu peuple ; il n'y voyait que faiblesse, et les riches bourgeois ne pouvaient reprendre le dessus dans les villes de Flandre. Quatorze jours après que la paix eut été publiée, et qu'on en eut remercié Dieu dans les églises, la sédition recommença tout de nouveau. Le désir de se venger des habitants de l'Écluse fut encore le motif du trouble. Les' gens de Bruges prétendirent que le Duc n'avait pas prononcé sur ce point, et que l'Écluse était dans leur juridiction ; ils assignèrent donc les magistrats en réparation d'injures et dommages. Les gentilshommes avaient acquis grand pouvoir sur les gens de l'Écluse. Ils leur donnèrent courage à mépriser cette assignation et à n'y point obéir. Alors les séditieux forcèrent les magistrats à prononcer que Roland d'Utkerque, Nicolas de Comines, les échevins, tous les magistrats, et seize des principaux bourgeois de l'Écluse seraient bannis, de Flandre. Ceux-ci firent replacer l'estacade dans la rivière pour arrêter encore une fois le commerce de Bruges. La guerre fut rallumée ; les magistrats et les premiers bourgeois de Bruges encore une fois emprisonnés, exilés, dépouillés ; le pays fut parcouru tantôt par des compagnies que conduisaient les gentilshommes, tantôt par la milice de Bruges, aidée de quatre cents hommes soldés qu'elle avait recrutés à Ardembourg et au Dam.

Le Duc, qui n'avait ni la volonté ni le pouvoir d'employer des moyens de rigueur, convoqua à Gand les trois Etats de Flandre pour prononcer sur le droit que prétendait la ville de Bruges de soumettre l'Écluse à sa juridiction. Il retourna même à Bruges, et s'y montra doux et gracieux aux habitants. Il répéta cependant que sa ferme volonté était que l'Écluse et Nieuport ne connussent d'autre juridiction que celle du comte de Flandre, de même qu'Audenarde où les Gantois prétendaient le même droit : qu'il entendait aussi que le Franc continuât à former une commune séparée : enfin que les exils prononcés contre les magistrats de l'Écluse, et même contre ses propres officiers, fussent révoqués. Après avoir ainsi déclaré son intention, il laissa les États eu délibérer et retourna à Lille. Le duc de Bourbon et le chancelier de France y étaient venus pour traiter de nouveau de la liberté du roi René. Ce prince lui-même y était en personne. Les conditions furent favorables au Duc. Le roi René lui céda tous les droits qu'il prétendait sur la seigneurie de Cassel en Flandre, qu'Iolande, petite-fille de Robert de Béthune comte de Flandre, avait, vers l'an 1300, apportée en dot dans la maison de Lorraine., La rançon fut fixée à 400 mille écus d'or, cautionnés par les vingt principaux gentilshommes de Lorraine ; et quatre forteresses du pays de Bar furent laissées en gage au duc de Bourgogne. Ce traité fut suivi d'une alliance entre les deux princes.

Aussitôt après, le Duc retourna aux fâcheuses affaires de ses villes de Flandre. Les habitants de Bruges, pour lui témoigner quelque déférence, avaient levé les exils prononcés contre ses officiers et les magistrats de l'Ecluse, se bornant à leur interdire l'entrée de leur ville. Mais de nouveaux sujets de discorde s'élevaient chaque jour. Joachim sire d'Hallwin, seigneur d’Utkerque et de Blankenberg, avait droit sur la quatorzième partie de la farine qui sortait de ses moulins. Il imagina d'exiger la sixième partie, interdit à tous les habitants de faire moudre ailleurs qu'à ses moulins, et leur défendit mème d'acheter nulle part ailleurs de la farine et du pain : Les magistrats de Bruges réclamèrent leur juridiction, réglèrent la redevance au douzième, rendirent aux habitants la liberté d'acheter du pain, condamnèrent le sire d'Hallwin à payer trois cents livres d'amende et à réparer à ses frais cinq verges des murs de la ville.

Sur ces entrefaites le Duc revint et trouva les esprits plus agités que jamais. Une nuit, on vint l'avertir que les quatre principaux métiers prenaient les armes. Sur-le-champ, il se leva et fit armer tous ses hommes. C'était un faux avis ; mais il en résulta un tumulte véritable ; le peuple se prit à dire qu'il y avait de méchantes gens qui le calomniaient auprès de son seigneur, et sa fureur contre les gens riches et les magistrats devint plus vive que jamais. Il y en eut plusieurs qu'on eut grand’peine à sauver du massacre. La haine publique se porta principalement sur le bourgmestre Maurice de Varsenaere, parce qu'il était dans la grande intimité du Duc. Les séditieux imputaient à ce sage et respectable homme d'avoir donné au prince une fâcheuse opinion des gens de Bruges.

Les États de Flandre ne rendaient cependant point leur sentence sur les prétentions des villes. Le Duc voyant que tout semblait tranquille pour le moment, et que les États n'osaient point lui être complétement favorables, décida la chose de sa propre autorité, selon ce qu'il avait déjà annoncé comme sa volonté. Le calme dura peu, ainsi qu'il eût été facile de le prévoir ; rien ne pouvait remettre clans la bonne voie les esprits de tous ces Flamands, que l'entreprise de Calais avait tirés de leurs habitudes de repos. Ce malheureux siège était la cause des discordes qui se renouvelaient sans cesse à Gand ; chaque jour ceux qui avaient commencé et allumé la sédition dans le camp étaient en butte aux reproches et aux injures. Vainement le Duc avait déclaré verbalement qu'il avait lui-même ordonné la retraite et qu'il n'entendait se plaindre d'aucune désobéissance ; les querelles recommençaient presque sans intervalle. Enfin un jour, au mois de mai 1437, les choses allèrent si loin, que Jacques de Zaghère, grand doyen des métiers, qui, le premier devant Calais, avait abattu son pavillon et plié sa tente, fut massacré par le peuple. Le Duc pardonna cette sédition plus facilement que les autres ; il accorda une complète abolition, et personne ne fut puni.

A peine Gand était-il un peu calmé, que les troubles recommencèrent à Bruges. Louis Vandevelde, bourgmestre et collègue de Maurice de Varsenaere, avait une femme remplie d'ambition et d'envie. Elle parvint à obtenir la confiance du Duc, et lui persuada que son mari et Vincent Scoutelaer, son frère, si on leur confiait tout pouvoir, viendraient à bout de réprimer et de punir les séditieux.

Le Duc avait d'abord mandé Louis Vandevelde à Arras ; celui-ci, à la persuasion de sa femme, promit, et donna même son engagement écrit de s'employer secrètement, mais de tout son pouvoir à procurer le châtiment de la populace. Maurice de Varsenaere fut ensuite mandé, et le Duc voulut obtenir de lui la même promesse : « Monseigneur, dit-il en se jetant à ses pieds, faites grâce entière à votre bonne ville de Bruges, c'est le seul moyen de tout-apaiser. Ce peuple est si mauvais qu'on le remettra en fureur si l'on parle de punir. — Non, reprit le Duc, je veux que' ces méchantes gens portent la peine de tous leurs crimes ; montrez-vous fidèle et obéissant à votre seigneur. » Maurice revint à Bruges. « Ah ! mon cher confrère, qu'avez-vous fait ? dit-il à Vandevelde, qu'avez -vous promis à monseigneur ? nous sommes tous perdus, si le peuple vient à s'en douter. » Vandevelde effrayé de voir son secret aux mains de Varsenaere parla tout aussitôt à sa femme du danger où elle l'avait mis. « Hé bien, dit-elle, il n'y a qu'un parti à prendre ; voyez si vous êtes homme ; il faut faire périr Varsenaere. »

Louis Vandevelde refusa de trahir ainsi et d'assassiner son digne confrère. Alors elle fit venir son frère et son fils, et bientôt, courant parmi le menu peuple, ils accusèrent Varsenaere précisément des mauvais desseins où il n'avait pas voulu entrer. La colère des séditieux ne fut pas lente à allumer ; Varsenaere leur était suspect depuis longtemps, de même que tous les gens riches et sages, de même que tous les magistrats qui cherchaient à arranger les affaires. A ce moment arriva la nouvelle que les Gantois avaient mis à mort leur grand doyen ; il n'en fallut pas davantage. Le peuple prit les armes et se mit à parcourir les rues, demandant à grands cris Maurice de Varsenaere. Au premier bruit il s'était caché ; on fit venir l'officier chargé d'ordinaire d'aller faire les dénombrements dans les maisons ; il finit par le découvrir. On le traîna dans la rue. Sou frère, Jacques de Varsenaere, voulut prendre la parole pour le justifier, il fut frappé le premier ; quelques honnêtes bourgeois essayèrent de le détendre, ils n'étaient point en force contré la foule, le malheureux bourgmestre fut massacré sur le corps de son frère. Le baillif, 16 scoutète, Vincent Scoutelaer lui-même, frère de Gertrude Vandevelde, et-qui était le premier auteur de tout le mal, s'enfuirent avec un grand nombre de bourgeois. La populace était plus animée qu'elle ne l'avait jamais été.

Le Duc résolut enfin de tirer vengeance d'une rébellion ; les hommes riches et sages de la ville le conjuraient de les secourir, de les sauver de cette foule furieuse.

Les séditieux commencèrent à s'inquiéter du courroux de leur seigneur[20]. Ils envoyèrent à Gand et dans les autres villes de Flandre, des députés qui, cette fois, ne reçurent pas grand accueil ; alors on eut recours aux gens des Nations, comme on appelait les marchands étrangers ; ils s'en vinrent à Lille intercéder le Duc. Ce prince répondit qu'il allait partir pour aller en Hollande régler les affaires de la succession de madame Jacqueline morte au mois d'octobre de l'année précédente, et qu'il prendrait sa route par Bruges. En effet, il tarda peu à se mettre en chemin avec une suite de quatorze cents hommes. Il emmenait avec lui ses principaux serviteurs et ses meilleurs chevaliers ; son cousin, le comte d'Étampes, les sires de Crèvecœur, de Saveuse, de Ternant, de Roubais, de Liedekerke, de Hautbourdin, de Humières. Roland d'Utkerque, et Collard de Comines que les Flamands avaient pris dans une si grande haine, et dont ils avaient prononcé le bannissement, l'accompagnaient aussi. Le maréchal de l'Isle-A dam, qui venait de laisser surprendre Pontoise par les Anglais, ce dont il avait été fort blâmé[21], était venu de France, servir la cause du duc de Bourgogne.

Le prince s'arrêta à Rosslaer, à quelques lieues de Bruges, et envoya ses fourriers faire ses logements dans la ville ; ils y entrèrent sans nulle difficulté, et le Duc arriva le 22 de niai, devant la porte de Bruges, avec tout son monde, sur les trois heures après midi. Le chapitre de la cathédrale était venu au-devant de lui, ainsi que les bourgmestres, les échevins et tous les magistrats. Quand ils virent toute cette armée, ils conjurèrent le Duc d'entrer dans la ville, seulement avec ses serviteurs et ses chevaliers, et d'envoyer ses archers et tout le reste de sa troupe à Male, où l'on allait leur préparer des vivres et des logements. Ils lui rappelèrent que, lorsque le bourgmestre Louis Vandevelde avait été mandé devant lui à Arras, il l'avait promis ainsi. Le Duc repartit qu'il voulait seulement que son armée traversât la ville, afin de se rendre à l'Écluse, où elle s'embarquerait pour la Hollande. Les bourgeois insistaient toujours ; le Duc était ferme dans son désir. Tous les seigneurs français de la suite du prince s'émerveillaient de voir la hardiesse avec laquelle ces bourgeois résistaient à la volonté de leur seigneur ; cela leur semblait fort étrange ; ils parlaient déjà de les saisir et de couper le cou à ceux qui avaient trempé dans les rebellions ; mais c'eût été chose dangereuse pour les serviteurs que le Duc avait la veille envoyés dans la ville. Ce débat dura deux heures ; enfin, le duc de Bourgogne ordonna au sire (le Rochefort et au bâtard de Dampierre de se saisir de la porte, et il entra suivi d'une nombreuse compagnie d'archers. Le maréchal de l'Isle-Adam, homme de grande expérience et qui avait bien connu dans les affaires de Paris comment le peuple se comporte, n'était point d'avis d'entrer avec si peu de gens dans une grande ville en émeute.

Pendant les pourparlers qui avaient eu lieu devant la porte, le menu peuple s'était peu à peu échauffé de crainte et de fureur. « Le Duc amène ses Picards pour ravager la ville, disait-on ; personne ne sera épargné ; il a avec lui le sire d'Utkerque et le sire de Comines, nos grands ennemis. » Les groupes se formaient sur les places et dans les rues ; on prenait les armes, et tout était déjà en rumeur, lorsque le Duc commença son entrée. Cependant il marchait sans redouter nul péril, et se croyait le maitre ; il parvint ainsi jusqu'à la place du marché. Là, deux braves bourgeois, Raze Ywan et Martin Vandermessen, hommes âgés et respectables, connus pour de grands ennemis du désordre, se présentèrent devant lui pour offrir leurs hommages. An même instant la populace se précipita sur eux et les massacra sous ses yeux. Pour lors, les hommes d'armes prirent leurs épées, et les archers criant, « Ville gagnée, n comme à un assaut, tirèrent sur le peuple. Dix ou douze des mutins tombèrent morts ; beaucoup d'autres furent blessés, mais ils ne s'épouvantèrent point. Les flèches, les-pierres, les bûches, les planches commencèrent à pleuvoir des fenêtres. On s'étonnait de la témérité d'une telle résistance, quand tout à coup arriva le sire de Liedekerke, annonçant au Duc que les hommes qu'il avait laissés pour la garde de la porte, avaient été forcés : que la herse était baissée, et que toute communication était impossible avec le reste de l'armée. Le danger était grand. Le Duc ordonna de retourner vers la porte ; et, pour y arriver plus tôt, divisa sa petite troupe en deux parts. Il fit sa retraite par la grande rue. Le nombre des assaillants croissait de moment en moment ; déjà plus de cent archers avaient été tués ; le combat devint plus rude encore en approchant de la porte. Les séditieux se précipitaient avec fureur sur la petite escorte du Duc. Le maréchal de l'Isle-Adam, voyant les archers faiblir, mit pied à terre. Pour leur donner l'exemple, il se porta en avant, croyant qu'il était suivi ; il fut abandonné seul aux mains du peuple ; et à l'instant même, sans qu'on eût le temps de lui porter nul secours, il fut massacré. On lui arracha son collier de la Toison-d'Or ; on le dépouilla, on le traîna dans les rues, comme, vingt ans auparavant, le connétable d'Armagnac l'avait été, sous ses yeux, par la populace de Paris.

Ceux qui restaient encore auprès du Duc se serrèrent autour de lui. Sa vie était en péril, et rien ne paraissait pouvoir arrêter la rage de ces forcenés. En vain quelques bourgeois leur criaient : « Prenez garde à ce que vous allez faire ; c'est votre seigneur. » Ils n'écoutaient personne. Enfin un des doyens des métiers, nommé Jacques de Hardoyen, se résolut de l'arracher à la fureur du peuple. Pendant que l'on combattait encore devant la porte, il entra chez un serrurier, prit ses outils ; à eux deux ils brisèrent les serrures et ouvrirent la porte. Le Duc, les sires d'Utkerque et de Comines, quelques autres gentilshommes sortirent en toute bâte. Le reste des Bourguignons demeura enfermé et tomba au pouvoir des rebelles, au nombre d'environ deux cents. Plusieurs furent égorgés ; d'autres se noyèrent dans les fossés en essayant de s'échapper. Dès le lendemain, Jacques de Hardoyen fut décapité ; sou corps, coupé en quatre quartiers, fut exposé sur les portes de la ville. Le serrurier fut aussi mis à mort. On voulait faire périr tous les prisonniers : vingt-deux avaient déjà eu la tête tranchée ; mais le clergé et les marchands étrangers leur sauvèrent la vie. Le confesseur de la Duchesse, deux chantres de sa chapelle, et quelques serviteurs intimes de sa maison, lui furent renvoyés.

Le Duc fut désespéré de cette déplorable aventure, et surtout de la mort de son fidèle partisan le sire de l'Isle-Adam. Il retourna à Lille pour aviser aux moyens de réduire Bruges. Le seul qu'il employa d'abord fut de faire barrer les canaux et les rivières pour empêcher tout commerce. Les gens de Bruges n'ayant plus rien à manger, et, enhardis d'avoir réussi à chasser leur seigneur, couraient la campagne par troupes armées, ravageaient le pays, démolissaient et brûlaient les châteaux de la noblesse ; ils osèrent même assiéger l'Écluse, malgré la forte garnison que le Duc y avait mise sous les ordres du sire de Lalaing. Les garnisons bourguignonnes des villes fermées ne faisaient pas de moindres dégâts.

Le pays de Flandre se voyait ruiné par une si cruelle guerre ; tout commerce avait cessé, et nul ne pouvait plus cultiver son champ en paix. Les villes de Gand, d'Ypres, de Courtray, envoyaient sans cesse conjurer le Duc de mettre ordre à un tel état des choses ; il ne leur donnait aucune réponse, espérant que du moins il ruinerait et affamerait cette méchante ville de Bruges. Les marchands de Lubeck avaient cependant réussi à y faire entrer une grande provision de blé.

Enfin, les Gantois se lassèrent de ce que leur seigneur ne faisait rien pour avoir la paix. Un jour que la corporation des forgerons était assemblée, Jean de Cachtele, l'un d'entre eux, dit que, puisque personne ne se mettait en peine de rendre le repos au pays et de rétablir le commerce, il fallait y pourvoir soi-même. Pour lors il prit la bannière et s'en alla la planter sur le marché des vendredis. En peu de moments, les bannières des cinquante-deux métiers furent réunies ; le corps des tisserands, qui avait ses privilèges à part, se réunit aussi à cette assemblée. Enfin les échevins et magistrats de la ville ne purent se dispenser d'y apporter la bannière de Flandre. Il y eut d'abord quelques discordes ; beaucoup de bourgeois craignaient de voir les troubles recommencer et le pouvoir tomber aux gens du menu peuple ; ils disaient qu'il fallait encore attendre, que le Duc travaillait à remettre la paix, et qu'en ce moment il avait même consenti à recevoir les députés de Bruges. Les tisserands étaient surtout fort divisés : les plus pauvres pour ce projet, les plus riches contre. Quant aux orfèvres, ils étaient tous du même avis ; ils passèrent d'un côté du marché, disant à ceux qui pensaient comme eux de les suivre. La chose fut ainsi décidée, et l'on commença par élire pour capitaine de la ville un respectable bourgeois nommé Erasme Ouredenne, en lui donnant un conseil de douze personnes. Cet homme de bien leur représenta qu'il serait bon d'avoir le consentement de leur seigneur le duc de Bourgogne ; l'avis sembla prudent ; Ouredenne se rendit à Lille. Le Duc sembla voir avec plaisir cette bonne volonté des Gantois ; il donna lui-même commission à leur capitaine, et reçut son serment.

Pendant, ce temps-là les Gantois avaient donné ordre, dans leur ville et dans tous les bourgs de leur châtellenie, qu'il fût fourni un nombre d'hommes armés, pareil au nombre qui, l'année d'auparavant, avait marché à Calais, afin de former un camp à Marykerke sur la route de Bruges. Ce n'était pas chose difficile en ce moment-là de rassembler des hommes en Flandre, et de les employer à un service de guerre. Les séditions pour le changement des monnaies, le voyage de Calais, les troubles qui s'en étaient suivis, avaient détourné le peuple des habitudes du travail. Les laines n'arrivaient plus d'Angleterre ; les métiers à tisser les draps, qui enrichissaient la ville d'Ypres, avaient cessé de travailler ; les canaux étaient barrés à l'Écluse et au Dam ; les riches, voyant tout le pays en agitation, ne faisaient pins de dépenses, vivaient d'économie, ne voulaient pas se risquer, et ne donnaient point d'ouvrage aux pauvres. On eut bientôt à Marykerke plus de monde qu'on n'en voulait.

Ouredenne revint de chez le Duc, et commença par prêter encore serment devant toute l'armée de servir bien et loyalement son prince, de garder ses droits et sa seigneurie, de garder aussi les privilèges de la ville, de remettre le pays en droit et justice, et de procurer la paix et l'union du peuple. Il fit jurer le même serment aux douze conseillers qu'on lui avait donnés.

Avant de rien entreprendre pour établir la paix en Flandre, le nouveau capitaine fut contraint par ceux qui conduisaient toute cette affaire, de rentrer à Gand, afin d'ôter le pouvoir à un parti qui depuis plusieurs années gouvernait la ville, et qui avait toujours nommé les échevins et les principaux doyens. On les appelait populairement les Mangeurs de foie ; et ils avaient pour chefs d'honnêtes et considérables bourgeois. Ouredenne les fit mettre en prison, pour leur sauver la vie, car les séditieux voulaient les emmener au camp ; il promit qu'on ferait une enquête générale de tous les griefs, et qu'on les mettrait en justice.

De retour à son camp, il s'appliqua à maintenir sévèrement le bon ordre ; cela était difficile, car il avait quatre fois plus de gens qu'il n'en aurait voulu et qu'il n'eût été nécessaire. Le capitaine des Gantois commença à exercer ainsi une grande autorité surie pays de Flandre. Il défendit, sous peine de la vie, tout pillage et tout larcin. De quelque parti que fussent les délinquants qu'on lui amenait, il leur faisait tout aussitôt trancher la tête. De la sorte il mit un terme aux courses de la garnison do l'Écluse, qu'on avait inutilement prié le Duc de réprimer. Afin de parvenir à la paix, il jugea ensuite à propos de se rapprocher de Bruges, et il porta son camp à Eccloo. Déjà les gens de Bruges avaient envoyé tous leurs magistrats en députation pour aviser, d'accord avec les autres villes de Flandre, aux moyens de calmer les discordes et de rendre au commerce un cours tranquille et assuré. Après beaucoup de pourparlers, on leur imposa, d'un commun accord, la condition de se conformer à la sentence du Duc, et de laisser le Franc former une commune séparée.

Les bourgmestres de Bruges, les échevins, les conseillers, les capitaines de la bourgeoisie, les doyens et les jurés des métiers, au nombre de quarante-deux, voyant que tel était le ferme propos de tous les Flamands, y accédèrent à grand'peine. Il était plus difficile d'obtenir le consentement du peuple. Les députés le convoquèrent à leur retour. Là, sur la place de l'Hôtel-des-Échevins, devant une assemblée de plus de vingt mille personnes, ils donnèrent connaissance du traité qu'ils avaient signé Eccloo. Ce fut d'abord un murmure favorable, et chacun disait « Oui, oui ; » lorsque tout à coup s'avança un nommé Jacques Messemaker, qui avait été autrefois banni de Gand pour sa mauvaise conduite : « Qu'est ceci ? dit-il ; seriez-vous assez lâches pour craindre les Gantois ? Voulez-vous donc porter les peines de votre folie ? Comment vous voudriez laisser détruire toute la force de la commune de Bruges l Vous consentez à séparer les membres de la tête, les champs de la ville, les colons de leurs maîtres, les vassaux de leur seigneur, le corps de rame. Il vous vaudrait autant quitter vos casques et jeter vos épées, puis vous en aller combattre vos adversaires. La châtellenie a toujours été à vous, même avant la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Aucun roi, aucun prince n'a été assez puissant dans les anciens temps, pour l'ôter à nos ancêtres. Vous avez toujours résisté au très-noble et très-puissant duc Philippe, votre seigneur, et voilà que vous allez plier devant ces Gantois. Ils vont de votre commune en faire deux ; vos bons et tranquilles voisins vont devenir désormais vos envieux ennemis, et vous n'aurez jamais paix ni repos. Allez ; vous n'êtes pas fils de vos pères ; eux étaient vaillants et de ferme volonté ; vous, vous n'avez pas de cœur, et vous vous laissez dépouiller comme si vous n'aviez pas des armes en vos mains. » Le doyen des forgerons et quelques autres appuyèrent ce discours ; peu à peu la foule s'accrut, le tumulte, les cris s'élevèrent ; tous répétaient qu'il fallait garder les vieilles libertés et les privilèges de la commune de Bruges : que rien n'était plus vrai ni plus beau que les paroles de Messemaker. On le porta en triomphe, on le couronna de fleurs, et il fut résolu tout d'une voix que le traité serait annulé.

Les gens de Gand se trouvaient fort embarrassés ; ils avaient compté que la ville de Bruges céderait à leurs conseils et à leur puissance. Maintenant il fallait agir par la force, et commencer une guerre véritable ; c'était une grande résolution à prendre. Ils ordonnèrent d'abord que, conformément à ce qu'avait déjà prescrit le Duc, nul ne' portât à Bruges ni marchandises ni provisions. Ils firent publier que, si la milice de Bruges venait à faire des courses dans la campagne, on sonnât les cloches dans toutes les églises, et qu'on s'assemblât pour la combattre. Plusieurs émissaires, qui étaient allés à Courtray et dans les villes de Flandre, pour exciter les partisans de Bruges, furent pris et décapités. Mais tout cela ne suffisait point pour réduire la rébellion et procurer la paix. Il eût fallu s'avancer vers Bruges, et en faire le siège. Sur cela les avis différaient dans le camp ; on était à la fin de novembre ; la saison était froide, les vivres étaient rares ; chacun se dégoûtait de la guerre ; beaucoup retournaient chez eux.

A Gand, le peuple changeait encore bien plus de volonté ; il avait espéré une meilleure et plus prompte issue ; il lui semblait que l'entreprise avait échoué. Les canaux étaient toujours fermés et le commerce interrompu. La dépense de tenir cette armée sur pied était grande ; chaque jour la faction des Mangeurs de foie reprenait le dessus.

Le camp, après s'être avancé jusqu'à Ardembourg, était revenu à Eccloo. La discorde était de plus en plus grande entre la milice de la ville de Gand et la milice de la châtellenie. Enfin un jour un Gantois et un homme de la campagne prirent querelle ; chacun appela ses compagnons à son aide, et une rude bataille commença dans le camp. Il y avait déjà des hommes tués, lorsque Pierre Simon, un des échevins de Gand, se jeta, avec un grand courage, parmi la mêlée ; il y reçut maintes blessures, mais parvint à apaiser le tumulte. Le camp fut aussitôt levé, et tous les Gantois revinrent dans la ville.

Ouredenne, qui n'avait nulle ambition et ne voulait que le bon ordre, voyant que les Mangeurs de foie avaient regagné la faveur d'une grande partie du peuple, fit remettre en liberté ceux qu'on avait emprisonnés, obtint que Gilles de la Woestine et les bannis seraient rappelés, puis se démit volontairement, entre les mains du Duc, du grand pouvoir qu'on lui avait donné et dont il n'avait tiré aucun fruit.

Cependant les habitants de Bruges abandonnés de tous les Flamands, resserrés de plus en plus par les troupes du Duc, perdirent peu à peu leur insolence. Les riches bourgeois commencèrent à être écoutés. Ils eurent recours à la bonté de la duchesse Isabelle, qui était toujours la protectrice de la ville. Elle leur conseilla de ne point s'adresser à d'autres qu'à leur seigneur, et promit que les conditions en seraient d'autant plus douces ; surtout si l'on ne mêlait plus les Gantois dans cette affaire. Pour obtenir plus d'indulgence encore, les gens de Bruges mirent en justice les hommes que, peu auparavant, ils écoutaient plus que tous, et auxquels ils avaient témoigné un si grand amour. Messemaker, les doyens des forgerons, des teinturiers et des drapiers, curent la tête tranchée. Les prisonniers qu'on avait gardés depuis le jour où le Duc s'était à grand'peine échappé de la ville, lui furent renvoyés, richement habillés et gratifiés d'une forte somme. On fit aussi la plus magnifique réception à Jean bâtard de Bourgogne fils du Duc, que le chapitre choisit alors pour son doyen. Enfin après avoir cherché ainsi tout ce qui pouvait apaiser leur seigneur, les gens de Bruges envoyèrent des députés.

Le Duc de Bourgogne consentit à les admettre en sa présence ; ils se mirent à genoux et entendirent dans cette humble attitude la lecture de tous les crimes de leurs citoyens. Ils crièrent : « Merci, merci aux gens de votre ville de Bruges, » et se traînèrent ainsi jusqu'aux pieds de leur seigneur. La Duchesse, le duc de Clèves, et les autres puissants intercesseurs que la ville avait implorés, les députés des Nations demandèrent aussi merci ; le Duc donna alors l'ordre de lire sa sentence ; prenant même en pitié ces pauvres députés, il les fit asseoir, après les premières lignes entendues. Voici quelles étaient les conditions.

Lorsque le Duc fera sa première entrée, les magistrats et vingt bourgeois viendront jusqu'à une lieue au-devant de lui sans chaperons et nu-pieds, se mettront à genoux et crieront : « Merci. » Chaque fois que le Duc ou ses successeurs entreront dans la ville, on viendra leur apporter les clefs de toutes les portes. Une grande croix sera élevée à une lieue de la porte, que les habitants ont fermée sur leur prince, et près de laquelle ils ont osé l'assaillir. Cette porte sera convertie en chapelle ; une messe solennelle sera chantée à chaque anniversaire dans l'église de Saint-Donat, et quatre bourgeois tiendront à la main un cierge allumé pendant toute la cérémonie.

Dix- mille écus seront donnés au fils du maréchal de l'Isle-Adam, et il lui sera fait amende honorable. La famille du serrurier qui a été écartelé pour avoir brisé les serrures de la porte, recevra aussi une juste indemnité.

La ville de Bruges paiera deux cent mille rixdalles d'or à son seigneur.

Quarante-deux personnes seront exceptées de l'abolition et laissées à la volonté du Duc.

Les habitants de Bruges ne pourront plus sortir en troupe armée sous peine de forfaiture. Quiconque fera cesser le travail des métiers, encourra des punitions graves.

Dorénavant les biens des bâtards appartiendront au prince par héritage. Les rentes viagères qui lui sont dues, seront payées ou rachetées. Bruges n'aura aucune juridiction sur la ville de l'Ecluse, et ne sera plus son chef-lieu ses habitants ne marcheront plus à l'armée avec ceux de Bruges ; ils n'auront plus aucune affaire ensemble qu'en ce qui touche le commerce. Néanmoins les métiers ne seront plus réglés à l'Écluse par la ville de Bruges.

Nul ne pourra avoir le droit de bourgeoisie s'il n'habite pas dans la ville trois fois quarante jours pour le moins.

Deux mois après, au mois de mai 1438, le duc de Clèves fit son entrée à Bruges avec Collard de Comines, qui était rétabli dans son office de grand baillif de Flandre. Leur réception fut solennelle, et les magistrats et les habitants de la ville s'humilièrent devant les- envoyés de leur seigneur. Rien n'égalait alors les calamités de cette malheureuse cité ; son commerce était perdu ; la famine y avait fait naître une épidémie horrible, qui avait emporté environ vingt mille personnes ; les autres villes de Flandre ne lui montraient nulle pitié, et avaient peu de moyens de la secourir. Les rébellions n'étaient pas encore apaisées dans le territoire du Franc, et ce désordre empêchait les vivres d'arriver à Bruges.

Le jeune duc de Clèves et le baillif arrivèrent sur la grande place, un échafaud y était dressé ; on commença par trancher la tête à onze de ceux que le Duc avait exceptés de l'abolition. Joachim Vandevelde, fils du bourgmestre, et Vincent Scoutelaer son beau-frère, furent au nombre de ces condamnés. Leurs têtes furent exposées sur une pique, et leurs corps sur la roue. Louis Vandevelde et sa femme Gertrude devaient aussi périr sur cet échafaud. La sentence prononcée contre cette femme, portait qu'après avoir été décapitée, elle serait ensevelie sur la place du marché, et qu'on placerait sur le lieu de sa sépulture une grande pierre ronde avec cette inscription : « Ci gît Gertrude, épouse de Louis Vandevelde, détestable femme, qui, par ses mensonges, conduisit son noble prince dans un très-grand péril, et jeta sa ville dans d'affreuses calamités. » Les instances de plusieurs damés de la ville lui sauvèrent la vie ; sa peine et celle de son mari fut commuée en une prison perpétuelle ; ils y moururent.

Peu après, la duchesse de Bourgogne fit son entrée ; sa présence ne suspendit pas les supplices. Les habitants de la commune du Franc avaient aussi fait agréer leur soumission ; une amende de cent mille rixdalles leur fut imposée, et les principaux partisans des gens de Bruges furent exceptés de l'abolition. On amena dans la ville Arnold Beytz, qui, le premier, était entré à Bruges, apportant une bannière du Franc, pour la joindre aux bannières des révoltés de la ville. Ils avaient eu, dans ce temps-là, tant de joie de ce premier exemple donné aux gens de la campagne, qu'ils avaient rendu les plus grands honneurs à cet Arnold Beytz, et l'avaient, selon leur usage, couronné de fleurs. Ce fut aussi avec cette parure que le grand baillif le fit décapiter, et l'on exposa sur une pique cette tête sanglante ornée d'une couronne de roses.

Ainsi se terminèrent, pour le moment, les révoltes de Flandre qui avaient retenu le duc de Bourgogne pendant près de deux années, sans lui laisser le loisir de s'éloigner de cette partie de ses vastes domaines. Cependant il n'avait point cessé de s'occuper des affaires de France. Malgré la paix, le royaume n'avait peut-être jamais été aussi malheureux. L'audace des écorcheurs et la désobéissance des gens de guerre allaient toujours croissant. Le roi manquait d'argent, et ne pouvait ni payer les compagnies, ni les conduire à aucune entreprise considérable contre les Anglais. Depuis que le duc d'York et le duc de Glocester étaient venus en France et y avaient amenés des renforts, les Anglais avaient repris le dessus. La Normandie était entièrement retombée entre leurs mains[22] ; la Hire, le sire de Fontaine et d'autres vaillants capitaines, avaient fait la tentative de surprendre Rouen ; mais eux-mêmes ayant manqué de précaution, furent attaqués à l'improviste par lord Talbot, et presque tous faits prisonniers, hormis la Hire qui s'échappa à grand'peine.

Un autre échec avait été éprouvé par les Bourguignons[23] ; le sire de Brimeu, sénéchal du Ponthieu, avait résolu de surprendre la forteresse du Crotoy, dont le port servait de refuge aux navires anglais qui ravageaient toute la côte. Il envoya une barque vers l'entrée de ce port, et, à la marée tombante, la barque restée sur la grève sembla échouée ; l'équipage criait : « Au secours ! » Les Anglais, reconnaissant que c'étaient des Français, sortirent en grand nombre pour les prendre et piller la barque. Elle était montée par le sire Robert du Quesnoy et d'autres braves combattants. Le sire de Brimeu était aussi embusqué avec trois ou quatre cents hommes dans les rochers de la falaise. Les chefs anglais furent séparés.de leur garnison et faits prisonniers ; la ville fut prise, mais le château était très-fort, et il ne put être emporté.

Le sire de Brimeu, sachant qu'il ne s'y trouvait pas une grande provision de vivres, entreprit de l'avoir par famine. Il avait avec lui un brave chevalier de Rhodes nommé le sire de Foy, et le sire d'Auxi ; celui-ci avait conservé des anciens temps le vieux titre qui marquait la seigneurie, et se nommait communément le Ber d'Auxi. Plusieurs seigneurs du voisinage se joignirent à eux avec leurs hommes. Les bourgeois d'Abbeville, qui souffraient chaque jour de grands dommages par le voisinage de cette garnison anglaise, fournirent, de l'argent et des vivres. De si petits moyens ne suffisaient pas encore ; le duc de Bourgogne prit à cœur cette entreprise ; il manda aux marins de Dieppe, de Saint-Valery et des ports français -de cette côte, de bloquer le port par mer ; en même temps, il chargea le sire de Croy baillif de Hainaut, de rassembler les gentilshommes de Picardie et des pays voisins pour tenir le siège. Le sire Baudoin de Noyelles, un des plus habiles gens de guerre parmi les Bourguignons, fit construire une forte bastille, et une enceinte autour de la ville. Le Duc s'avança jusqu'à Abbeville, afin de veiller à ce que rien ne manquât aux assiégeants.

Les Anglais, de leur côté, attachaient avec raison un grand prix à cette citadelle, qui gardait l'entrée de la Somme. Lord Talbot, lord Falconbridge, sir Thomas Kyriel partirent de Rouen avec une forte armée. Ils arrivèrent dans le voisinage des Bourguignons, et commencèrent par ravager le pays sans nul obstacle. Le Duc, ne croyant pas ses gens assez forts, leur avait défendu de livrer bataille. En effet, ils étaient sans confiance et sans courage ; ceux qui défendaient la bastille, sans même attendre l'attaque, s'enfuirent honteusement aux grandes huées de la garnison anglaise qui sortit et les poursuivit en les chargeant d'injures sur leur lâcheté. Ce fut un grand sujet de blâme et de déshonneur pour les sires de Croy, de Brimeu, de Noyelles, tous trois chevaliers de l'ordre de la Toison-d'Or, et par là tenus à une plus grande vaillance ; ils rejetèrent le tort sur les archers des communes qu'ils n'avaient jamais pu retenir, disaient-ils.

Pendant que le royaume était si mal défendu, les capitaines et les chefs des compagnies parcouraient toutes les provinces, sans qu'on mît obstacle à leurs ravages. Le sire Rodrigue de Villandrada était le plus actif et le plus audacieux de tous[24]. Il traversa, avec son beau-frère le bâtard de Bourbon, l'Auvergne, le Rouergue, l'Albigeois. Les états de Languedoc s'assemblèrent à Béziers et se rachetèrent moyennant une forte somme qu'on paya à ces deux capitaines, sans pour cela se préserver complètement du pillage. De là ils remontèrent dans la Guyenne, le Poitou et la Touraine.

Le roi, qui ne tirait d'argent que de ses provinces du Midi, avait tenu les États de Languedoc à Vienne, en 1436. L'aimée d'après il retourna encore dans cette province, et assembla les États à Montpellier. Il en revenait par l'Auvergne, et s'en allait traversant le Berri, afin de venir mettre ordre aux courses du sire de Villandrada. Celui-ci, qui ne voulait point faire une guerre ouverte -au roi, se hâta de quitter la Touraine et l'Anjou, pour se retirer dans les domaines du duc de Bourbon. Les gens de son avant-garde rencontrèrent les fourriers du roi qui venaient faire son logement à Herisson, sur la route de Saint-Amand à Bourges. La licence était telle qu'ils les dévalisèrent. Puis toute cette compagnie s'en alla dans les villes que le duc de Bourbon avait de l'autre côté de la Saône, et qui relevaient non de France, mais de Savoie. En effet ce prince protégeait beaucoup son frère le bâtard et Villandrada qui avait épousé sa sœur bâtarde. Néanmoins pressé par les ordres du roi, il finit par les désavouer. Villandrada fut banni par arrêt du Parlement, et n'en continua pas moins ses pillages. Le bâtard de Bourbon et le sire de Chabanne promirent de servir fidèlement le roi, et d'obéir à ses capitaines, mais ils demeurèrent, tout comme auparavant, des chefs d'écorcheurs.

La Bourgogne, la Champagne, la Picardie, l'Ile-de-France, étaient encore plus dévastées que le midi de la France[25]. Les Parisiens, après la première joie de leur délivrance, avaient vu toutes leurs espérances trompées. C'était toujours des taxes dont ils ne voyaient pas l'emploi, des brigandages jusqu'à leurs portes ; les compagnies anglaises ou françaises surprenant tour à tour les forteresses les plus voisines ; les vivres étaient chers, la misère grande ; les murmures étaient devenus plus forts que jamais.

Toutefois 'on gouvernait le peuple avec douceur au nom du roi ; nulle vengeance n'était exercée par personne[26]. Le Parlement était revenu de Poitiers siéger à Paris, au mois de décembre 1436[27]. Ceux qui le composaient avaient d'abord supplié le roi de n'admettre parmi eux que des gens qui l'eussent suivi et qui eussent embrassé constamment sa juste querelle. Sur la demande formelle du duc de Bourgogne, il fallut nommer pourtant quelques-uns de ceux qui avaient fait partie du Parlement anglais ou bourguignon. La plupart des bannis furent rappelés. Les Saint-Yon et les anciens chefs des bouchers eurent eux-mêmes permission de revenir habiter Paris, en jurant de se conduire loyalement. Malgré cette benianit6 la continuation-du désordre des compagnies, les progrès des Anglais, et l'insouciance de ce roi dont on n'entendait non plus parler, disaient les Parisiens, que s'il dit été prisonnier des Sarrasins[28], étaient des causes suffisantes pour produire un grand mécontentement.

Le Duc en écrivit an roi, l'engagea à s'occuper davantage de la consolation de ses peuples, et à ne point oublier ainsi la bonne ville de Paris. Lui-même à ce moment entreprenait le siège du Crotoy. Le connétable résolut de faire aussi de nouveaux efforts ; il retourna à Paris, afin de se procurer de l'argent[29]. Lui seul avait encore quelque crédit sur les Parisiens ; ils avaient mis en lui un espoir, dont chaque jour ils avaient à se départir : Il leva une taille énorme ; personne n'en fut exempt, ni le clergé, ni les couvents. La somme ne suffisant pas, il fit enlever les ornements des églises ; le duc de Bourgogne lui-même prêta iu.000 écus d'or.

Tout cet argent était destiné à faire le siège de Montereau, que le roi avait formé le dessein de prendre. Avant de s'y rendre, le connétable s'empara de Malesherbes, de Nemours et de Château-Landon. Montereau était une ville très-forte ; elle donnait aux Anglais le moyen d'arrêter tout le commerce des denrées de la Bourgogne ; les Parisiens en souffraient beaucoup, et se plaignaient depuis longtemps de ce qu'on s'inquiétait si peu de les préserver de la disette[30]. Le roi, sensible à tout ce qu'on disait de lui, avait voulu y venir en personne ; il ne fallait donc point qu'il échouât en sou entreprise. On avait amené une artillerie nombreuse. Tous les capitaines de France se trouvaient réunis : le bâtard d'Orléans, le comte du Maine, le comte de la Marche second fils du connétable d'Armagnac, les sires de Gaucourt, de Chailli, de Coëtivy, de Culant, le commandeur de Giresme, Saintrailles. Plusieurs chefs de compagnies étaient venus aussi au mandement du roi, comme le bâtard de Bourbon et le sire de Chabanne. On entoura la ville d'une tranchée ; on construisit des bastilles ; un pont de bateaux fut établi sur la Seine, pour faire communiquer les cieux camps ; car le roi était venu par la rive gauche, et le connétable, de Paris par la rive droite.

Après la première tranchée, on en fit une seconde plus près de la place ; et s'approchant toujours ainsi à couvert du canon des ennemis, on se logea au bord du fossé ; mais il était profond et la rivière d'Yonne y passait. Dès qu'il y eut une brèche on tenta cependant l'assaut ; le sire de Rostrenen arriva jusqu'au pied du rempart. Il lui fallut se retirer ; l'attaque était encore trop difficile. On entreprit alors de détourner une partie de la rivière d'Yonne, et huit jours après un nouvel assaut fut résolu. Le roi y vint ; le premier qui passa fut Bourgeois, qui avait toujours la confiance du connétable ; il se mit dans une barque, mais tant de gens s'y jetèrent pour monter les premiers à la brèche, que la barque s'enfonça ; plusieurs se noyèrent. Bourgeois continua à traverser le fossé à gué, portant une échelle avec ses compagnons. Il l'adossa contre la muraille et monta le premier. A peine était-il sur la brèche qu'un coup de bombarde vint frapper la muraille ; plusieurs de ceux qui étaient avec lui furent tués, et lui renversé. A ce moment le roi, faisant son devoir aussi bien et mieux que les autres, se jeta tout des premiers dans le fossé, ayant de l'eau par-dessus la ceinture, et tenant son épée au poing. Il arriva à l'échelle et y monta, lorsqu'il n'y avait encore sur la brèche que quelques-uns de ses gens. Car c'était un vaillant prince malgré son indolence.

La ville fut prise d'assaut. Le premier soin du roi, au milieu de la chaleur du combat, fut de défendre, sous peine de la hart, qu'on pillât aucune église, ni qu'on fit violence à aucune femme ou fille. La garnison s'était retirée dans le château ; sir Thomas Guerrard qui la commandait était un homme courageux ; il se serait encore défendu ; mais le roi consentit à ce qu'il sortît avec les Anglais en emportant tout leur avoir. Le Dauphin, qui avait pour lors quatorze ans et qui était venu au camp, parut chargé de conclure ce traité. Il demanda au roi de lui accorder merci pour les Anglais, en considération de ce qu'il faisait ses premières armes. Quant aux Français qui étaient dans cette garnison, ils furent tous pendus. Les Anglais s'embarquèrent sur la Seine pour se rendre à Mantes. Lorsque les bateaux qui les portaient passèrent devant Paris, il fallut les défendre de la mauvaise volonté des Parisiens. Le peuple, voyant s'en aller librement ces Anglais qui étaient, disait-il, des meurtriers et des larrons, se montra fort mécontent ; il regrettait tout l'argent qu'il avait payé pour le siège de Montereau[31].

Quelques jours après, le 12 novembre te, le roi fit enfin son entrée à Paris[32]. Il avait couché à Saint-Denis. Le prévôt des marchands, les échevins et les principaux de la bourgeoisie s'en vinrent au-devant de lui jusqu'à la Chapelle, suivis des arbalétriers et archers de la ville, tous vêtus de rouge et de bleu, et des sergents, avec leur chaperon mi-partie de rouge et vert, commandés par le vaillant Ambroise de Loré, pour lors prévôt de Paris. L'évêque de Paris, à la tête de son clergé, le premier président .et les seigneurs du Parlement, le recteur, les membres et les docteurs de l'Université, les seigneurs de la chambre des comptes, les notaires, avocats, procureurs et commissaires au Châtelet venaient à la suite. Le prévôt des marchands et les échevins s'inclinèrent devant le roi, et lui présentèrent les clefs qu'il remit au connétable.

Le roi était à cheval et vêtu d'une armure d'argent, mais sans casque sur la tête. Son cheval, qui portait un beau panache de plumes blanches, était couvert d'une draperie de velours bleu, brodée de fleurs de lis, descendant jusqu'à terre. Le sire Jean Daulon, qui avait été écuyer de la Pucelle, tenait le cheval par la bride. Tout près du roi et un peu au-devant, chevauchait Saintrailles son premier écuyer, portant le casque royal, orné d'une belle couronne de fleurs de lis. Un autre écuyer portait son épée, et le roi d'armes de France était chargé de sa cotte d'armes de velours d'azur, avec trois fleurs de lis brodées en or. En avant étaient les hérauts d'armes de France et ceux de tous les princes et seigneurs qui étaient en la compagnie du roi, chacun portant la cotte d'armes de son maître. La marche s'ouvrait par huit cents archers commandés par le sire de Graville grand-maître des arbalétriers, et par les archers du corps du roi, au nombre de cent vingt, avec ceux du comte du Maine, son beau-frère. Le comte d'Angoulême, frère du duc d'Orléans, les conduisait.

Près du roi, un peu en arrière, marchait le connétable tenant son bâton, et à gauche le grand-maître d'hôtel. Plus loin on voyait le jeune Dauphin, couvert aussi de son armure. Le comte du Maine son oncle était à sa droite, le comte de la Marche à sa gauche. Ensuite venaient les pages du roi, vêtus richement et couverts de broderie, avec les pages des princes et des seigneurs.

Enfin, après tout ce cortége, le bâtard d'Orléans ; avec une armure éclatante d'or et d'argent, ceint d'une écharpe d'or qui flottait sur son coursier, menait l'armée du roi ; elle se composait ce jour-là d'environ mille hommes d'armes, la fleur des guerriers du royaume. Les barons, les chevaliers, les écuyers, tous les gentilshommes disputaient de splendeur dans leurs armes et leurs harnois : les uns vêtus de broderies d'or ou d'argent, de drap d'or, de velours ; les autres, de damas, d'étoffe de soie ou même de laine, chacun selon sa richesse. La Hire et Jacques de Chabanne l'emportaient sur tous ; en effet ils s'étaient assez enrichis à la guerre pour étaler tant de magnificence. Près du bâtard d'Orléans un écuyer du roi portait l'étendard de France, qui représentait saint Michel archange sur un fond rouge semé d'étoiles d'or ; en ce moment, il n'était plus question de l'oriflamme qu'on avait vue pour la dernière fois, lorsque le roi Charles VI avait marché pour secourir la ville de Rouen, et qui était restée sous la puissance des Anglais pendant tout le temps qu'ils avaient tenu Saint-Denis.

Lorsque le roi fut arrivé au ponceau de Saint-Lazare, ou vit paraître une belle mascarade à cheval composée des sept Vertus théologales et cardinales, et des sept Péchés capitaux chacun avec ses attributs. Au-dessus de la porte Saint-Denis, trois anges, qui semblaient descendre du ciel, portaient l'écu de France, trois fleurs de lis d'or sur un fond d'azur ; au-dessus étaient écrits les vers suivants :

Très-excellent roi et seigneur,

Les mamans de votre cité

Vous reçoivent en tout honneur

Et en très-grande humilité.

Dès que le roi eut passé la porte, quatre échevins tinrent au-dessus de sa tête un dais d'azur semé de fleurs de lis d'or. Toute la rue Saint-Denis était embellie d'un grand nombre de spectacles curieux. Près la rue du Ponceau était une fontaine qui jetait du vin blanc, du vin rouge, du lait et de l'eau ; des gens tenant des coupes d'argent ornées de fleurs de lis offraient à boire à tous les passants. Puis, de distance en distance, on avait dressé des échafauds où se jouaient de beaux mystères : la Prédication de saint Jean, l'Annonciation, la Nativité, l'Adoration des pasteurs, toute la Passion et le traître Judas se pendant par désespoir, la Résurrection, Jésus se montrant aux saintes femmes, le Saint-Esprit descendant sur les apôtres, le Jugement dernier, saint Michel pesant les âmes, l'enfer et le paradis, sainte Marguerite foulant le dragon aux pieds ; saint Denis, saint Maurice, sainte Geneviève, saint Thomas et le roi saint Louis, protecteurs du royaume de France ; le lit de justice du roi tenu par la Loi divine, la Loi de nature et la Loi humaine. Dans toutes ces belles représentations, on ne parlait point ; rirais les acteurs, par leurs gestes et par la façon dont leur visage se passionnait, faisaient très-bien comprendre chaque mystère. Tous ces divertissements semblèrent encore plus magnifiques qu'à l'entrée du petit roi Henri VI, quand les Anglais l'avaient fait couronner à Paris. D'ailleurs la joie du peuple était grande, les fenêtres étaient pleines de spectateurs, la foule se pressait dans les rues, on entendait partout crier Noël. Beaucoup d'honnêtes gens pleuraient de joie en revoyant le roi, leur vrai et naturel seigneur, avec son fils le jeune Dauphin, qui rentraient dans leur bonne ville, après une si longue absence et tant de malheurs. Lui aussi avait les larmes aux yeux d'être si bien reçu[33]. Nul désordre, nul châtiment, nulle rudesse ne troublaient cette joyeuse entrée. Le roi chevaucha jusqu'à l'église Notre-Dame ; l'Université lui fit sa harangue ; l'évêque lui présenta le livre des saints Évangiles, et il jura qu'il tiendrait loyalement tout ce qu'un bon roi devait faire. Pour lors les portes de l'église lui furent ouvertes, il y entra pour faire ses prières, puis alla coucher au palais. La nuit se passa en danses, en festins, en feux de joie, en courses dans les rues.

Le lendemain, le roi entendit la messe à la Sainte-Chapelle, et montra lui-même au peuple la sainte lance dont notre seigneur Jésus-Christ avait été percé. Puis il se rendit à cheval dans son hôtel Saint-Paul ; là, il reçut la bourgeoisie, le Parlement, l'Université et les autres corps, et leur octroya gracieusement plusieurs de leurs requêtes.

Quelques jours après il assista aux services solennels que les fils du comte d'Armagnac firent célébrer à Saint-Martin-des-Champs, pour leur père cruellement massacré vingt ans auparavant[34]. Les Parisiens ne se souvinrent pas d'abord de la haine qu'ils avaient portée si longtemps au nom d'Armagnac, et plus de quatre mille personnes vinrent à cette cérémonie prier pour l'âme du défunt. Mais il n'y avait pas alors beaucoup d'argent, et il ne put être fait de largesses après le service, comme c'était l'usage. Cela rendit à tout ce menu peuple sa vieille rancune, et, du moins pour ce jour-là, il recommença à maudire les Armagnacs.

 

FIN DU SIXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Chartier. — Journal de Paris.

[2] Chartier. — Journal de Paris. — Monstrelet. — Hollinshed. — Berri. — Richemont.

[3] Chartier. — Berri. — Hollinshed.

[4] Berri. — Monstrelet. — Richemont. — Hollinshed.

[5] Monstrelet. — Berri. — Chartier. — Hollinshed.

[6] Olivier de la Marche. — Richemont. — Monstrelet. — Chartier. — Berri.

[7] Olivier de la Marche. — Monstrelet.

[8] Olivier de la Marche.

[9] Richemont. — Chartier.

[10] Chartier.

[11] Histoire de Bourgogne.

[12] Monstrelet.

[13] Monstrelet.

[14] Hollinshed.

[15] Journal de Paris.

[16] Richemont. — Chartier. — Monstrelet. — Journal de Paris. — Amelgard.

[17] Monstrelet. — Richemont. — Heuterus. — Meyer. — Oudegherst. — Hollinshed. — Amelgard.

[18] Hollinshed.

[19] Monstrelet. — Meyer. — Oudegherst. — Heuterus.

[20] Meyer. — Heuterus. — Oudegherst. — Monstrelet. — Berri.

[21] Journal de Paris.

[22] Chartier. — Berri. — Richemont.

[23] Richemont. — Monstrelet.

[24] Histoire de Languedoc. — Berri.

[25] Journal de Paris. — Berri.

[26] Journal de Paris.

[27] Ordonnances. — Préf. du tome 13. — Registres du Parlement. — Histoire de Bourgogne.

[28] Journal de Paris.

[29] Richemont. — Journal de Paris.

[30] Richemont. — Berri. — Registres du Parlement.

[31] Journal de Paris.

[32] Le héraut Berri. — Monstrelet.

[33] Vigiles.

[34] Journal de Paris.