Mort de la reine
Isabelle. — Le Duc déclare la guerre à l'Angleterre. — Soumission de Paris. —
Ravages des compagnies. — Siège de Calais. — Troubles en Flandre. — Châtiment
des gens de Bruges. — Entrée du roi à Paris.
TROIS jours après que la paix fut
jurée à Arras, la reine Isabelle mourut à Paris[1]. Elle, qui avait tenu un si
grand état de reine, environnée de tant de magnificence, se trouvait, dans
ses derniers jours, pauvre et méprisée. Les Anglais ne lui avaient tenu en
aucune façon les promesses qu'ils lui avaient faites, lorsque, par le traité
de Troyes, elle leur avait donné le royaume de son fils. Loin de lui accorder
assez d'argent pour soutenir son rang, ils ne lui laissèrent pas de quoi
égaler le train de la moindre comtesse d'Angleterre. Il n'y avait sorte de
dédain et de dureté qu'ils ne montrassent envers elle, et ils abrégèrent ses
jours par le chagrin. Ils disaient, et c'était pour elle le plus sensible
outrage, que le Dauphin Charles était bâtard, et non point fils légitime du
roi Charles VI. Depuis qu'elle eut livré son royaume aux ennemis, et
dépouillé son fils de son noble héritage, elle n'eut pas un jour de
contentement. Elle passait son temps dans les larmes, sans recevoir de
personne pitié ni consolation. Ce lui fut pourtant un adoucissement à ses
peines d'apprendre, avant de mourir, que la paix se faisait entre le duc de
Bourgogne et son fils, et qu'on allait voir finir cette guerre qu'elle-même
avait allumée. Sa maladie dura peu ; elle mourut chrétiennement, et fit aux
églises quelques legs modiques conformes à sa pauvreté. Une petite maison,
nommée les Bergeries, lui restait h Saint-Ouen ; elle la donna au monastère
de Saint-Denis. Son
service funèbre fut d'abord célébré à Notre-Dame. Le deuil de la reine de
France n'était mené que par ses exécuteurs testamentaires, Jean Giffart son
chancelier, et maître Happart son confesseur ; pour toute suite on n'y voyait
qu'une dame allemande et quelques autres demoiselles de sa maison, tant les
Anglais montraient de mépris pour l'honneur des fleurs de lis. Quelques jours
après, le corps fut déposé dans un petit bateau, et fut ainsi transporté à
Pile Saint-Denis, accompagné de quatre personnes seulement, comme si c'eût
été la plus petite bourgeoise de Paris. On n'avait pas osé faire passer le
convoi par terre, parce que les Français tenaient la campagne jusqu'aux
portes de la ville. Les religieux de Saint-Denis s'en vinrent chercher le
cercueil dans Vile et l'apportèrent en l'église, où ils lui firent un aussi
beau service que le permettait leur pauvreté. Mais il n'y avait d'autre
clergé que celui de l'abbaye ; pas un évêque n'assista aux funérailles de la
reine. Elles
furent célébrées au milieu d'un spectacle de grande désolation ; il y avait
au plus une semaine que les Anglais avaient repris la ville de Saint- Denis,
après l'avoir assiégée long-temps. Le maréchal de Rieux, le sire Louis de
Gaucourt, le sire de Foucauld, et surtout le vaillant Bourgeois, l'avaient
défendue avec un merveilleux courage, repoussant chaque jour les plus
vigoureux assauts[2]. Les habitants de la ville, les
laboureurs des villages voisins qui s'y étaient réfugiés combattaient avec
autant de courage que les gens de guerre. Les femmes faisaient chauffer et
approchaient l'huile bouillante pour jeter sur les assaillants, et les broches
de fer pour les repousser. Il n'y avait pas jusqu'aux petits enfants qui
ramassaient, sans nulle crainte, les dards et les flèches des Anglais, à
mesure qu'ils tombaient de l'autre côté du rempart, et les rapportaient à
pleines brassées sur la muraille. Les moines de Saint-Denis n'avaient pas
moins bonne volonté pour la cause de leur légitime et souverain seigneur. Il
ne leur restait plus que les tasses d'argent du réfectoire ; ils les
donnèrent pour la solde des gens de guerre qui murmuraient de ne pas être
payés. Ils fournirent aussi le peu de vin qu'ils avaient en leurs celliers,
et une grande provision de bière, qui fut bien salutaire à la garnison. Cependant
les Anglais ne pouvant forcer la ville, résolurent de la prendre par famine ;
ils l'environnèrent de fossés et de remparts ; ils barrèrent la rivière en
dessus et en dessous, et construisirent quatre fortes bastilles. Bientôt, en
effet, les vivres manquèrent ; Louis de Gai court, Regnault de Saint-Jean,
Josselin de la Belloseraie et d'autres braves chevaliers avaient été tués
dans les divers assauts ; le maréchal de Rieux se vit contraint d'entrer en
composition ; niais il obtint de belles conditions ; ses gens sortirent
armés, montés, et emportant tout ce qu'ils voulaient. Aussi se moquaient-ils
des Anglais, et les bravaient-ils plus que jamais. « Adieu, disaient-ils,
priez pour nous tous les rois qui sont dans les caveaux de l'abbaye, et aussi
nos braves compagnons qui sont enterrés là, et qui sont morts en vous
combattant. » Puis ils prirent la route par la campagne, passant sous les
murs de Paris, et pillant tout sur leur passage. Dès que
les Anglais furent maîtres de Saint-Denis, pour se venger des habitants, et
ne plus avoir près de Paris une ville où pourraient se loger les ennemis, ils
saccagèrent les maisons, démolirent les murs, et firent de ce lieu une
bourgade champêtre, n'y laissant rien de fortifié que-l'abbaye et une tour
qu'on nommait la tour du Venin. Le
bâtard d'Orléans s'était efforcé, pendant tout le siège de Saint-Denis, de
secourir la garnison. Le connétable s'en était aussi mis fort en peine, et
avait, d'Arras ; où il traitait de la paix, donné les ordres nécessaires.
Mais les Anglais, de leur côté, étaient venus en grand nombre autour de
Paris. Lord Talbot, lord Willoughby, lord Scales, le bâtard de Saint-Paul,
étaient logés dans les villages des environs, à Saint-Ouen, à Aubervilliers,
à la Chapelle, et il n'eût pas été prudent de s'engager de ce côté. Les
affaires des Français n'en allaient point plus mal pour cela. Meulan venait
d'être surpris par le sire de Rambouillet, au moyen de deux pêcheurs -de la
rivière-de Seine, qui lui avaient montré un secret passage du rempart à la
rivière. Le bâtard d'Orléans, Ambroise de Loré, le sire de Beuil et le sire
de Loheac vinrent aussitôt se loger avec une forte armée dans cette ville.
Bientôt après ils apprirent que sir Thomas Kyriel et sir Mathieu Goche
arrivaient de Normandie, pour se rendre au siège de Saint-Denis. Ils
marchèrent à eux, les défirent, en tuèrent un grand nombre, et firent
prisonnier Mathieu Goche[3]. Pontoise
rentra peu après sous l'obéissance du roi ; les habitants réussirent à se
délivrer eux-mêmes des Anglais. Lord Willoughby était capitaine de leur
ville. Le sire de l'Isle-Adam ayant en ce moment, et avant même que la paix
d'Arras fût jurée, fait sa soumission au roi Charles, les Parisiens,
maintenant sans capitaine pour les défendre et presque entourés de tous côtés
par les Français, demandèrent qu'on leur donnât lord Willoughby pour
gouverneur. Il laissa à Pontoise sir Jean Ruppeleie, son lieutenant, avec peu
de forces. Le complot des bourgeois de Pontoise fut tenu fort secret. Un jour
que presque toute la garnison était allée chercher du fourrage, on surprit
les portes, on les ferma. Sir Jean Ruppeleie se défendit un moment avec
vaillance dans sa maison, mais fut bientôt contraint de se rendre. Les
bourgeois allèrent aussitôt avertir leur ancien capitaine le maréchal de
l'Isle-Adam, qui se chargea de défendre leur ville. Tous les seigneurs des
environs se déclarèrent pour le roi. Le sire de Montmorency, le sire Jacques
de Villiers, cousin du maréchal de l'Isle-Adam, se joignirent à lui, et
composèrent ainsi une forte garnison à Pontoise. C'était un bien heureux
succès pour les armes du roi. Les Anglais, qui perdaient le point important
de leurs communications entre Paris, et Rouen, tombaient chaque jour dans la
tristesse et le découragement. La mort du vaillant et sage duc de Bedford
était pour eux une perte irréparable. Bientôt
ils eurent encore plus sujet de s'affliger. Le connétable, aussitôt après la
paix conclue, avait rassemblé le plus de gens qu'il avait pu, et avait marché
vers Senlis ; il avait voulu secourir Saint-Denis, mais il n'était plus
temps. Alors il forma une autre entreprise ; elle avait été conçue par un
gentilhomme nommé Charles Desmarets. Il offrit, si on lui prêtait secours, de
surprendre la ville de Dieppe[4]. Le maréchal de Rieux fut chargé
de cette affaire ; il emmena avec lui trois ou quatre cents hommes seulement,
avec les sires de Longueval et de Brussac. Ils arrivèrent devant la porte
pendant la nuit, et Charles Desmarets, s'étant introduit secrètement par le
port, vint leur ouvrir ; ils entrèrent et crièrent tout aussitôt : « Ville
gagnée ! Les Anglais voulurent -essayer de se défendre dans les maisons ; on
les fit pour la plupart prisonniers. Le capitaine anglais, qui se nommait
Mortimer, eut le temps de se sauver. On prit le sire de Blosseville,
gentilhomme de Normandie, qui tenait le parti anglais. Ceux qui avaient comme
lui quitté le service de France furent traités avec sévérité, mais dans leurs
biens seulement ; du reste on se comporta avec une extrême douceur, ménageant
les habitants de la ville, et les étrangers qui s'y trouvaient pour leur
commerce ; Dieppe était un port riche et très-fréquenté, qui servait surtout
à la communication des Anglais avec la Normandie. Les
Français arrivèrent bientôt en grand nombre dans le pays. Antoine de
Chabannes, Saintrailles, Jean d'Estouteville, le sire de Montreuil-Bellay, et
bien d'autres, arrivèrent avec leurs gens. Les communes du pays de Caux, se
voyant ainsi appuyées, se révoltèrent contre les Anglais[5]. Eux-mêmes leur en avaient
fourni les moyens ; car ils avaient armé les habitants. Un homme du pays,
nommé le Carnier, se mit à leur tête, et en réunit environ six mille.
Beaucoup de gentilshommes de la province hésitaient d'abord à se déclarer ;
cependant ils finirent par se joindre aux communes. Le Carnier fit serment au
maréchal de Rieux de servir fidèlement le roi de France. Bientôt Fécamp,
Arques, Lillebonne, Montivilliers, Saint- Valery en Caux, Tancarville,
Harfleur même, après quelque résistance, furent pris ; les Anglais ne
conservèrent plus que Caudebec et Arques. Mais cette conquête fut suivie du
plus épouvantable désordre. Les compagnies de gens de guerre et de gens des
communes n'obéissaient à personne, pas plus les unes que les autres. Nul ne
reconnaissait l'autorité du maréchal de Rieux. Quelques-uns se mettaient dans
les forteresses, et de là couraient sur tout le pays. Les paysans qui retournaient
à leurs champs et à leur travail, étaient rançonnés, maltraités, pillés par
ceux avec lesquels ils venaient eux-mêmes de combattre ; c'était partout les
plus cruels excès : les églises et les abbayes n'étaient pas respectées
davantage. Enfin, après quelque temps, il ne resta plus assez de vivres dans
le pays. Quand il n'y eut plus rien à prendre ni à manger, les compagnies
françaises s'en allèrent et il ne resta que quelques garnisons. Pour
lors, le conseil d'Angleterre y envoya lord Scales et sir Thomas Kyriel, qui,
ne trouvant plus grande résistance, tombèrent sur les malheureux paysans.
Pour tirer vengeance de leur rébellion, ils en tuèrent quatre ou cinq mille,
brûlèrent les villages et les villes ouvertes, emmenèrent tout le bétail. Ce
riche pays demeura dévasté et désert ; il n'y resta ni hommes, ni femmes, ni
enfants, hormis ceux qui s'étaient réfugiés dans les forteresses. Comme les
garnisons étaient mal pourvues et commandées par des hommes qui ne
cherchaient que le butin, elles se défendirent mal, et presque tous les
capitaines, après s'être rendus, vinrent l'un après l'autre auprès du roi, le
requérant de payer les pertes et dommages qu'ils avaient endurés pour son
service, tandis que leurs excès et leurs pillages lui avaient fait perdre
tout le fruit d'une belle conquête, et ruiné une de ses plus belles
provinces. Les
choses se passaient à peu près de même en beaucoup d'autres lieux ; et il
fallut long temps avant de pouvoir faire cesser un si déplorable désordre.
Les gens de guerre avaient pris la coutume de ne faire que leur volonté, de
vivre aux dépens d'autrui, de se procurer, à défaut de solde, de l'argent par
toutes sortes de violences et de rapines. On ne savait comment les ramener au
devoir et à l'obéissance, et plusieurs années s'écoulèrent sans que le
bienfait de la paix se fit sentir dans une grande part du royaume.
'Son-seulement la guerre continuait avec les Anglais, ce qui servait de
prétexte à toutes les courses des compagnies, mais il y avait un grand nombre
de chefs dont la désobéissance était ouverte[6]. D'abord,
Jean de Luxembourg comte de Ligny, avait refusé de jurer la paix d'Amiens ;
il avait gardé ses alliances avec les Anglais. C'était un puissant prince,
vaillant chevalier, entreprenant, riche, environné de beaucoup de vassaux et
d'hommes d'armes qui l'avaient accompagné dans ses guerres. Le duc de
Bourgogne était son parent, l'aimait et le ménageait. Il tenait beaucoup de
châteaux sur les limites du Hainaut, de la Champagne, du pays de Bar, et ses
garnisons n'avaient guère d'autre solde que le butin. Dans
les mêmes contrées, le damoiseau de Commercy de la maison de Saarbrück, avait
aussi ses forteresses ; ses soldats qu'il envoyait courir de tous côtés,
faire la guerre aux premiers qu'ils rencontraient, enrichissaient eux et leur
maitre par le pillage, et surtout par la rançon des prisonniers qu'ils
faisaient. Henri
de la Tour[7] s'était emparé de Pierrefort et
de Sainte-Menehould ; de là il tyrannisait les villes de Toul et de Verdun,
ainsi que la contrée environnante. Puis
dans l'intérieur de la France étaient un grand nombre de compagnies qui
passaient de lieu en lieu, se tenant dans quelque forteresse, et puis dans
une autre, lorsqu'on venait pour les assiéger ou que le pays était épuisé.
Quelques-unes avaient des chefs bourguignons, qui étaient surtout établis sur
les frontières du duché de Bar, comme le bâtard de Neufchâtel et le bâtard de
Vergi. Mais il y en avait encore bien plus du parti français. Ceux-là
ravageaient la Bourgogne, la Champagne, l'Ile-de-France, la Picardie. C'était
Antoine de Chabannes, Rodrigue de Villandrada, Gauthier de Brussac, Geoffroy
de Saint-Belin, le bâtard d'Armagnac, le bâtard de Bourbon, Guillaume de
Flavy et bien d'autres, qui commandaient ces bandes, parfois réunies, parfois
séparées. La Hire et Sain-traille avaient meilleure renommée, et se tenaient
presque toujours aux frontières pour combattre les Anglais. Toutefois ils ne
se faisaient point faute de piller et de ravager le pays. Jusqu'au
traité d'Arras, ces compagnies s'étaient généralement appelées, au nord de la
Loire, du nom d'Armagnacs ; après la paix, le pauvre peuple commença à les
nommer les écorcheurs ; car ils ne laissaient rien aux lieux où ils avaient
passé ; pourtant lorsque quelque compagnie de Bourguignons, sous prétexte de
faire la guerre aux autres, s'en venait après eux[8], elle trouvait encore moyen de
prendre et de se procurer du pillage à force de maltraiter les habitants. On
appela donc ceux-là les retondeurs. En Languedoc et dans les pays du midi, on
désignait plutôt ces bandes de brigands sous le nom de routiers. Mais
ces désordres ne rallumaient pas du moins la discorde et la méfiance entre
les deux princes. Souvent, à la vérité, il fallait avoir des ménagements pour
des capitaines qui avaient rendu de bons services, et à qui le roi ne pouvait
payer ce qu'il leur devait ; chacun avait son protecteur parmi les grands
seigneurs[9] ; le roi était faible et porté
à se peu soucier des choses ; mais enfin il désavouait publiquement et avec
grande sincérité tous ces attentats contre la paix. Le connétable, qui avait
la plus grande part au gouvernement, mettait ses soins et sa sévérité à
poursuivre et à punir les écorcheurs et les pillards ; il en faisait pendre
autant qu'il lui en tombait sous la main[10]. De son côté le duc Philippe ne
donnait pas moins loyalement ses ordres pour détruire les compagnies. Ainsi
rien ne troubla d'abord l'union du duc de Bourgogne avec la France ; elle
devenait au contraire de plus en plus étroite. Le roi ne cessait de lui
témoigner toute sa bienveillance. Quatre mois après le traité, il l'envoya
prier par son héraut d'être parrain d'un fils dont accoucha la reine. Le Duc
fut. si joyeux de cette marque d'amitié qu'il quitta tout aussitôt la robe
dont il était pour lors vêtu, et qu'il avait fait magnifiquement broder pour
la noce de son cousin le comte d'Étampes, et la donna au héraut du roi de
France, en lui faisant compter aussi mille rixdalles. L'enfant fut nommé
Philippe ; il ne vécut que peu de mois. La
conduite des Anglais était faite pour irriter le Duc et resserrer son
alliance avec la France. Du reste, il ne cherchait aucunement à faire la
guerre. Tout son désir était de gouverner tranquillement, et d'assurer à ses
nombreuses seigneuries la jouissance de la paix. Ses villes de Flandre
étaient toujours dans un état de rumeur prête à éclater ; le duché de
Bourgogne était ruiné. Au moment même où il venait de prendre possession des
villes de la Somme, une sédition violente s'y était déclarée. Les habitants
avaient sollicité du Duc une remise sur les impôts qu'il avait mis sur eux
avant de devenir leur souverain légitime ; mais il était si obéré, qu'il ne
pouvait leur accorder cette faveur. Encore à présent, il était tenu à payer
la somme de huit mille saluts d'or, promise à Perrin Grasset pour rendre la
ville de la Charité, et cesser ses courses[11] ; en outre il fallait acquitter
les énormes dépenses de l'assemblée d'Arras. Les
gens d'Amiens, quand ils virent que le Duc ne les soulageait en rien du lourd
fardeau des subsides, commencèrent à dire que leur bon roi Charles ne voulait
point qu'ils fussent ainsi chargés d'impôts[12], et que les villes restées sous
son obéissance étaient bien plus heureuses. Puis, forçant le maire à se
mettre à leur tête, ils allèrent chez un nommé Pierre Leclerc, serviteur du
Duc, qui, ainsi que maître Robert-le-Josne baillif pour les Anglais et les
Bour- guignons, s'était fait en Picardie une grande renommée de rudesse et
d'avarice. Ils pillèrent sa maison, burent son vin, lui tranchèrent la tête,
et continuèrent à courir la ville, exigeant des hommes riches de l'argent,
des vivres et du vin. Le duc
de Bourgogne envoya tout aussitôt le sire de Brimeu qu'il venait de nommer
baillif d'Amiens, et le sire de Saveuse, capitaine de la ville. Le comte
d'Étampes et le sire de Croy les suivirent de près. On commença par conférer
doucement avec les chefs des mutins, et par leur faire espérer qu'on pourrait
leur accorder des conditions ; puis, lorsqu'on fut en force, qu'on se fut
saisi des principales places de la ville et de la tour du beffroi, le comte
d'Étampes fit publier, au nom du roi et du Duc, que les habitants eussent à
payer l'impôt, et que grâce leur était accordée pour leur rébellion, hormis
aux chefs. Ceux-ci voulurent essayer de remuer encore le peuple. Il n'était
plus temps ; toutes les mesures étaient prises, et ils n'eurent pas même le moyen
de s'échapper ; vingt ou trente furent décapités ; une cinquantaine bannis,
et la ville rentra dans l'obéissance. Quelque
bonne volonté qu'eût le duc de Bourgogne de se maintenir en paix, il ne put
rester insensible aux offenses des Anglais ; leurs revers ne faisaient que
les irriter. Ils venaient de nommer le duc d'York régent de France, et ce
prince montrait autant de hauteur et de dureté que son prédécesseur le duc de
Bedford avait de sagesse. Il commença, avant même d'être parti d'Angleterre,
par ôter l'office de chancelier de France à l'évêque de Thérouanne pour le
conférer à sir Thomas Roos : risquant ainsi de perdre le peu de partisans qui
restaient aux Anglais. Cependant leurs préparatifs pour soutenir la guerre ne
répondaient pas à tant d'orgueil. C'est que l'Angleterre était aussi fort mal
gouvernée en ce moment, et que les querelles du duc de Glocester et du
cardinal de Winchester y troublaient tous les conseils et y dérangeaient tous
les projets. Cédant à leur colère contre le duc de Bourgogne, les Anglais
songèrent, aussitôt après la paix, à lui susciter des ennemis, et à troubler
son pays de Flandre. En même temps ils prenaient en mer les vaisseaux des
marchands, et s'efforçaient de nuire à leur commerce ; de sorte que, loin de
se rendre les Flamands favorables, ils excitaient leur haine et leur colère.
Aussi les gens de Ziricsée, et de quelques autres villes, s'empressèrent-ils
de remettre au Duc les lettres que le roi d'Angleterre leur avait adressées
le 14 décembre 1435. Il
commençait par leur rappeler les douces amitiés et confédérations qui, du
temps passé, avaient toujours subsisté entre les princes qui avaient gouverné
la Hollande et les rois d'Angleterre : comment cette union avait toujours
préservé la tranquillité et la profitable sûreté du commerce : comment jamais
n'avait régné entre eux ni haine, ni envie, ni rien de ce qui trouble la
bonne police et la sécurité des peuples ; puis il leur disait quel désir il
avait d'entretenir et de continuer cette ancienne amitié, toujours si
préférable à une amitié nouvelle. « Cependant, sous l'ombre et la
couleur de la paix, au grand préjudice de notre honneur et de notre état, on vient
de faire en France de grandes nouveautés ; on a enfreint la paix jurée à nos
pères, Henri et Charles. Plusieurs rumeurs et nouvelles courent en divers
lieux ; plusieurs pays, dit-on, se disposent à rompre les alliances qu'ils
avaient avec nous ; c'est pourquoi nous voudrions savoir pour notre
consolation vôtre bonne volonté, comme nous vous faisons savoir la nôtre. »
En conséquence, il leur demandait réponse, et leur proposait de lui envoyer
des députés. Les
Anglais, ainsi qu'ils en avaient menacé, avaient aussi écrit à l'empereur,
pour l'engager à se déclarer contre le duc de Bourgogne. Enfin, ils avaient
même attaqué quatre ou cinq cents de ses gens sur les marches de Flandre, et
avaient ourdi un complot, qu'on avait découvert, pour surprendre sa ville
d'Ardres. Toutefois
le Duc ne voulut point soudainement leur déclarer la guerre[13]. Il fit venir près de lui Jean
de Luxembourg comte de Ligny, et le chargea d'employer son frère l'évêque de Thérouanne
à prévenir une rupture. Mais les esprits étaient déjà aigris. Le conseil
d'Angleterre fit répondre que ses lettres aux villes de Hollande n'étaient
nullement une offense contre le Duc : qu'on n'avait point cherché à soulever
ses sujets contre lui : qu'il était aussi fort licite au roi d'Angleterre de
rechercher une alliance avec l'empereur : que si le roi Henri rassemblait en
ce moment une armée en Angleterre, il en avait certes bien le droit : enfin
que rien ne prouvait que ce fût contre le Duc qu'elle fût destinée. Le
conseil du Duc était fort partagé sur la résolution qu'il convenait de
prendre. Les uns songeaient quelle grande chose serait une guerre avec les
Anglais : combien elle coûterait de dépenses : quelle en serait l'issue :
comment on pourrait y mettre fin. Ils disaient au Duc que le roi Charles son
nouveau seigneur, et les princes de France ne pourraient lui être d'aucun
secours dans ses embarras et dans ses périls : qu'au contraire les Anglais
pouvaient de tous côtés attaquer, quand ils le voudraient, les pays du Duc,
et y entrer soit par mer, soit par Calais. C'était surtout les amis et les
partisans de la maison de Luxembourg qui étaient de cet avis. Le Duc, qui se
sentait peu porté à les approuver, n'avait pas même appelé aux conseils les
plus considérables d'entre eux ; le sire d'Antoing, lingues de Lannoy, le
vidame d'Amiens, le bâtard de Saint-Pol, le sire de Mailli, et d'autres gentilshommes
picards, étaient tenus à l'écart. Ils n'en étaient que plus déclarés contre
ce projet de guerre, et il leur semblait que, puisque le Duc ne les
consultait pas, eux qui l'avaient si bien servi, ils seraient beaucoup moins
tenus à employer eux et leurs gens à cette guerre. Au
contraire, Jean Chevrot évêque de Tournay, les seigneurs de la maison de
Croy, les sires de Charni et de Crèvecœur, les Bourguignons, le sire de Ham
sénéchal de Brabant, le sire de Brimeu baillif d'Amiens, entraient mieux dans
les sentimens du Duc, se montraient sensibles aux procédés du roi
d'Angleterre, et poussaient à la guerre. Ils disaient qu'il fallait au plus
tôt attaquer Calais et le comté de Guines, et s'en emparer : les pays de
Flandre et de Hollande fourniraient volontiers, disaient-ils, des subsides
pour faire une si belle conquête. Ce fut
en effet ce que le Duc résolut. Il s'en alla tout aussitôt à Gand, assembla
les échevins et les doyens des métiers. Il leur fit expliquer par maître
Gossuin, un des conseillers de sa châtellenie de Gand, tous ses griefs contre
le roi d'Angleterre. Il ajouta que le Duc avait dessein de s'emparer de
Calais, et rappela aux Gantois ce qui leur avait déjà été exposé, lorsque le
feu duc Jean avait voulu assiéger cette ville : c'est-à-dire qu'elle était du
comté d'Artois : qu'elle en avait été indument détachée, et que conséquemment
elle appartenait au Duc par droit domanial et héréditaire. Il dit aussi
qu'étant dans la possession des Anglais, elle leur donnait moyen d'entrer
toujours' en Flandre et de gêner le pays. Il n'oublia pas enfin de faire
valoir le tort que, depuis quelque temps, les gens de Calais faisaient au
commerce des Flamands, en refusant de leur vendre les laines, l'étain, le
plomb, les fromages, et les autres marchandises d'Angleterre, autrement qu'en
lingots d'or fin, rejetant leurs monnaies, tandis qu'ils recevaient les
monnaies des autres pays. Les
Gantois étaient surtout fort irrités de ce dernier grief ; ils se montrèrent
aussi animés contre les Anglais que l'était leur seigneur. Sans appeler ni
consulter les trois autres membres de Flandre, c'est à savoir Ypres, Bruges
et le Franc, sans écouter les hommes sages et anciens d'âge qui ne semblaient
pas favorables à cette guerre, ils prirent leur parti sur-le-champ. Du reste
les autres villes et tout le pays de Flandre étaient dans la même idée. Il
n'était question partout que de l'honneur et du profit qu'il y aurait à
s'emparer de Calais ; il semblait que ce fût chose facile, et que le siégé ne
pût assez tôt commencer. Chaque ville ne songeait qu'à se faire remarquer, en
armant bien ses hommes, et en fournissant une belle artillerie. De là le Duc
passa en Hollande et obtint aussi approbation et aide de ses peuples. Les
Anglais continuaient à se conduire de façon à l'offenser de plus en plus. Le
roi Henri, pour le braver, venait de créer le duc de Glocester comte de
Flandre, et de donner le comté de Boulogne au comte de Beaumont. Mais quel
que fût le désir du Duc et des communes de Flandre, le siège de Calais ne
pouvait commencer sans de grands préparatifs. En attendant, il envoya les
sires de Ternant et de Lalaing, à la tête de six cents combattants, pour servir
le roi de France, sous les ordres du maréchal de l'Isle-Adam. Le
maréchal et le connétable de Richemont s'occupaient en ce moment de la grande
entreprise de remettre Paris au pouvoir du roi. Jamais les affaires des
Anglais n'avaient été en si mauvais train. Le duc d'York, nouvellement nommé
régent, n'arrivait pas encore d'Angleterre ; nul renfort n'était envoyé aux
garnisons. Au lieu d'hommes d'armes et de braves archers, il ne venait plus
de l'autre côté de la mer que des mauvais sujets et des gens sans aveu, qui
ne servaient qu'à recruter les compagnies de pillards[14]. Corbeil,
Saint-Germain-en-Laye, Vincennes, Beauté étaient tombés au pouvoir des
Français. Lord Willoughby et l'évêque de Thérouanne avaient à peine deux
mille combattants anglais pour défendre Paris, qui chaque jour était resserré
davantage. D'ailleurs
leur autorité y devenait de plus en plus odieuse et insupportable. Les vivres
ne pouvaient plus arriver ni par le haut de la rivière, ni du côté de la
Normandie. La cherté se faisait cruellement sentir ; nul commerce, nul
travail ; les salaires réduits presque à rien ; la crainte prochaine de la
famine ; et, comme pour la rendre plus assurée, la garnison de Paris ne
sortait jamais de la ville que pour dévaster les environs, piller les
paysans, brûler les récoltes et ramener des prisonniers afin de s'enrichir
par les rançons[15]. Tant de
misère et de si grandes alarmes excitaient les murmures des habitants ; mais
les Anglais et leurs partisans n'en gouvernaient qu'avec plus de rudesse et
de cruauté. Les Parisiens avaient attendu la fin de leurs maux des
négociations d'Arras, et ils s'enquéraient sans cesse avec anxiété de cette
paix si désirée. Quand leur espoir fut perdu, l'évêque de Thérouanne et les
Anglais exigèrent de nouveau un serment général au roi d'Angleterre. Qui
hésitait à la jurer était dépouillé de son avoir, mis en prison ou banni.
Souvent aussi on jetait en secret les gens suspects, durant la nuit, dans la
rivière. Chaque habitant était contraint de porter la croix rouge sous peine
de la vie. Personne ne pouvait sortir de la ville sans passeport, et sans
déclarer à quel lieu il se rendait. Il fallait revenir à l'heure prescrite,
sous peine de ne pouvoir plus rentrer dans la ville. Ce cruel gouvernement,
cette guerre diabolique, étaient maintenus, disaient les Parisiens, par trois
évêques, l'évêque de Thérouanne, Jacques du Chastellier évêque de Paris, et
l'évêque de Lisieux, auparavant évêque de Beauvais, le juge de la Pucelle.
Nonobstant leur tyrannie, il se formait de plus en plus des projets contre
les Anglais. Les bons bourgeois s'assemblaient secrètement et s'efforçaient
d'avoir des intelligences avec les capitaines français. Depuis que le duc de
Bourgogne avait fait sa paix avec le roi, le quartier des Halles devenait le
moins soumis de tous. Le
mardi d'après Pâques, to avril, une troupe de six ou huit cents Anglais
sortit pendant la nuit pour aller brûler les villages des environs de
Pontoise ; ils passèrent par Saint-Denis, et entrèrent dans l'abbaye. Les
religieux y célébraient la messe. Les soldats commencèrent à l'écouter ; mais
ils étaient pressés ; au, bout de quelques instants, un grand ribaud
d'Anglais la trouvant trop longue, monte à l'autel, prend le calice et les
orne-mens ; les autres font comme lui, dépouillent les autres autels, brisent
les reliques pour avoir l'or et l'argent, et continuent leur route chargés de
butin. Justement
ce jour-là le connétable avait envoyé pour lui préparer ses logements à
Saint-Denis[16] le sire de Foucault, et
Bourgeois, celui qui avait acquis si grand honneur en soutenant le siège
contre les Anglais, et que le connétable aimait beaucoup à cause de ses beaux
faits d'armes. Ils envoyèrent dire tout aussitôt à Pontoise que les Anglais
étaient en force à Saint-Denis ; le connétable partit sur-le-champ. Les
Bourguignons demandaient leur solde, et ne voulaient point monter à cheval ;
il s'engagea en son nom, envers le sire de Ternant, et l'on 's'achemina vers
Saint-Denis. « Vous connaissez le pays, dit le connétable au maréchal de
l'Isle-Adam. — Oui, monseigneur, répondit celui-ci, et par ma foi, dans la
place qu'occupent les Anglais, vous ne leur feriez ni mal ni déplaisir, quand
vous auriez dix mille combattants. — Ah ! nous leur en ferons, répliqua messire
de Richemont, et Dieu nous aidera. Allez toujours devant pour soutenir
l'escarmouche. » Les
Anglais étaient postés sur une chaussée étroite qui va' de Saint-Denis à
Épinay, et défendaient un petit pont qu'on nomme le pont de la Briche. Le
sire de l'Isle-Adam et le sire de Rostrenen mirent pied à terre pour mieux
conduire leur attaque ; mais les Anglais chargèrent si vivement, qu'ils
arrivèrent jusqu'aux deux capitaines ; peu s'en fallut qu'ils ne les fissent
prisonniers ; cependant les Français tinrent ferme, et les deux partis
continuèrent à se disputer le pont. Il fut pris et repris plusieurs fois. Durant
le combat, le connétable, avec le bâtard de Bourbon, le sire de la Suze, et
environ deux cents lances, avait pris un détour à travers les champs et les
vignes. Dès que les Anglais les virent arriver par derrière eux, le désordre
se mit parmi eux. Alors le sire de l'Isle-Adam tomba sur eux, et en fit un
grand carnage. Lord Beaumont, cousin du roi d'Angleterre, qui les commandait,
fut contraint de rendre son épée à Jean de Rosnieven, gentilhomme breton, un
des meilleurs serviteurs du connétable. Une partie des Anglais se dispersa
dans la campagne, d'autres prirent refuge dans la tour du Venin. Les Français
poursuivirent le reste jusqu'à devant Paris ; on n'eut que le temps de fermer
la porte Saint-Denis. Il y eut des fugitifs tués au bord du fossé et à la
barrière. Le connétable s'en revint aussitôt mettre le siège devant la tour
du Venin, que commandait le sire Brichanteau neveu du prévôt de Paris ; on
envoya chercher deux bombardes au château de Vincennes, et l'on s'apprêta à
assaillir la tour dès le lendemain. Cette
déroute des Anglais, dont les Parisiens venaient d'être témoins, avait
grandement ému tous les esprits dans la ville ; le menu peuple ne savait pas
que le roi Charles, qu'on lui représentait toujours comme pauvre et détruit,
eût une si grande puissance, et l'on fut très-surpris de lui voir de dessus
les murailles une si belle quantité de gens d'armes. On commença à
s'inquiéter. Ceux qui, afin de maintenir les habitants dans le parti des
Anglais, disaient que les Français voulaient piller la ville, qu'ils
amenaient des charrettes pour emporter le butin, que le dauphin Charles ne
ferait grâce à personne, qu'on tuerait tous ceux qui lui étaient opposés, ne
faisaient qu'abattre le courage du peuple. De telles menaces lui faisaient
prêter l'oreille d'autant plus volontiers aux honnêtes bourgeois qui
promettaient au contraire qu'il ne serait fait de mal à personne, et que le
roi traiterait sa bonne ville, avec une parfaite douceur. Ces
braves gens, dont le plus considérable était un nommé Michel Lailler,
trouvèrent moyen de faire avertir le connétable et le sire de l'Isle-Adam
qu'ils étaient prêts, et qu'ils sauraient bien leur ouvrir une des portes de
la ville, pourvu qu'on s'engageât, au nom du roi, à un pardon général, et à
empêcher tout désordre. Les hommes que le connétable avait avec lui étaient
presque tons des gens de compagnies, grands pillards de leur métier, et
difficiles à contenir. Il ne voulut point tenter avec eux une telle
entreprise. D'après ce qu'on lui faisait savoir, il était d'ailleurs plus
facile de surprendre la ville par la rive gauche. Il donna un prétexte à ses
gens, les laissa sons les ordres du sire de la Suze pour continuer le siège
de la tour, et revint à Pontoise avec le maréchal de l'Isle-Adam et les
Bourguignons. Le bâtard d'Orléans, qui avait eu ordre de venir le joindre,
arriva aussi en ce moment. Dès le
lendemain, il envoya des gens à pied se mettre en embuscade tout auprès du
village de Notre-Darne-des-Champs, qui touchait presque aux murs de la ville.
Pour lui, il partit le soir au soleil couchant, chevaucha toute la nuit, se
reposa quelques instants dans une grange, et arriva devant Paris, le vendredi
13 avril, au soleil levant. De certains signaux étaient convenus ; ils furent
faits, et le connétable avançait toujours, lorsqu'on vint l'avertir que
l'entreprise était découverte. Il n'en continua pas moins sa route, car il
lui fallait aller au secours de son embuscade. Quand on fut aux Chartreux,
quelques hommes s'avancèrent jusqu'à la porte Saint-Michel ; ils aperçurent
un homme sur la muraille, qui leur fit signe de son chapeau : « Allez à
l'autre porte, s'écria-t-il ; celle-ci n'ouvre point ; on travaille pour vous
dans le quartier des Halles. » Ils
continuèrent le long des remparts jusqu'à la porte Saint-Jacques ; les
bourgeois qui la gardaient demandèrent qui était là : on leur répondit que
c'étaient les gens du connétable. Ils voulurent parler à lui-même. Il arriva
sur son grand coursier, d'un air satisfait et plein de courtoisie. Quand on
le leur, eut fait voir, car ils ne le connaissaient point, ils voulurent être
assurés que le roi accorderait une abolition générale, comme on le leur avait
promis ; le connétable leur en donna sa foi. Sans prendre le temps d'ouvrir
la porte, on descendit une grande échelle ; le maréchal de l'Isle-Adam y
monta le premier, et planta sur la muraille la bannière de France, dix-huit
ans après le jour où lui-même avait surpris la ville, et en avait chassé le
Dauphin dont aujourd'hui il venait rétablir la puissance. Il montra à ces
braves bourgeois la charte d'abolition, scellée du grand sceau du roi, et,
leur rappelant l'amour qu'ils avaient toujours porté au duc de Bourgogne, il
leur dit que c'était en son nom qu'il les priait de se soumettre au roi, et
leur promettait un bon gouvernement. Puis il leur remontra qu'autrement ils
mourraient tous de faim et de misère. Leur résolution était déjà prise, ils
ne furent pas difficiles à persuader. On
n'avait pas les clefs du pont-levis, niais on mit la planche qui servait de
passage aux gens de pied, et les bourgeois sortirent à la rencontre du
connétable. Il descendit de cheval, leur prit la main, et répéta les bonnes
promesses du roi. Pendant ce temps-là, on brisa les serrures du pont ; quand
il fut abaissé, le connétable remonta à cheval pour faire son entrée. Au
moment où il s'était présenté devant la porte, Michel. Lailler, Nicolas de Louviers,
Thomas Pigache et les bourgeois chefs de l'entreprise avaient commencé à
émouvoir le peuple. On s'assemblait dans les rues, chacun s'armait en criant
: « Vive la paix ! vivent le roi et le duc de Bourgogne ! » Les uns prenaient
la croix blanche, les autres la croix de Saint-André de Bourgogne ; on
commençait à courir sur les Anglais, il y en eut même quelques-uns de tués. L'évêque
de Thérouanne qui n'avait pas cessé d'exercer son office, et lord Willoughby
ne se voyaient guère en mesure de résister à tout ce peuple, et aux Français
qui allaient entrer. Ils résolurent cependant de tenter quelques efforts ;
ils armèrent tous les Anglais et leurs partisans, et, se divisant en trois
compagnies, ils essayèrent de remettre la ville dans la soumission, on du
moins d'assurer leur retraite. Le prévôt s'en alla aux Halles ; lord
Willoughby et l'évêque de Thérouanne prirent la rue Saint-Denis ; et un
lieutenant du prévôt, nommé Jean. Larcher, que les Parisiens avaient dans une
horreur extrême, à cause de sa cruauté, suivait la rue Saint-Martin. Legoix,
l'ancien boucher, défendait la porte Baudet. Les Anglais criaient : « Saint-George
! Saint-George ! traîtres de Français ; vous tous à mort. » Mais les
habitants se retirèrent d'abord en leurs maisons ; et l'on ne rencontrait
personne dans les rues. Seulement deux braves bourgeois, Jean Leprêtre et
Jean des Croûtes, furent massacrés et mis en pièces devant l'église
Saint-Méry. Le prévôt commit aussi un grand acte de cruauté : un de ses bons
amis, nommé le Vavasseur, riche boulanger du quartier des Halles, s'en vint
au-devant de lui : « Mon compère, lui dit-il, songez à vous ; je vous promets
que cette fois-ci il faut faire la paix ; autrement, nous sommes tous perdus.
— Ah ! traître, lui dit le prévôt, tu as donc tourné de l'autre côté ! » Et
il le frappa de sa hache ; puis ses gens l'achevèrent. Cependant
on tendait des chaînes dans toutes les rues ; le peuple prenait de plus en
plus courage et s'animait de fureur contre les Anglais. Les hommes et les
femmes leur lançaient par les fenêtres des pierres, des bûches, des tables,
des tréteaux ; ils avaient beau tirer des flèches et faire mille menaces,
personne n'avait plus peur d'eux. Leurs anciens partisans, ceux même qui
venaient de s'armer en leur faveur, et qui tout à l'heure criaient contre la
trahison, voyant le succès de l'entreprise, s'en allaient l'un après l'autre
se joindre aux honnêtes bourgeois, et disaient bien haut que c'était pour le
roi qu'ils s'étaient armés ; ce n'étaient pas les moins empressés à se
montrer bons Français. Les
Anglais parvinrent pourtant jusqu'à la porte Saint-Denis ; mais Michel Lailler
et les siens avaient senti l'importance de ce poste le plus considérable de
la rive droite ; leur premier soin avait été de s'en saisir. Ils avaient
ouvert la porte, et les gens de la Chapelle, d'Aubervilliers et de tous les
villages voisins, apprenant qu'on se révoltait contre les Anglais qu'ils
avaient dans une si furieuse haine, accouraient pour les tuer. Il y avait
bien déjà trois ou quatre mille hommes à la porte Saint-Denis, quand les
Anglais s'y présentèrent. On avait tourné contre eux les canons des remparts
; après qu'on eut tiré sur eux deux ou trois fois et qu'ils se virent si
vigoureusement reçus, ils tournèrent vers la porte Baudet et s'en allèrent se
retirer à la Bastille, où ils s'étaient préparé refuge, prévoyant qu'ils eh
auraient besoin. Le
connétable, le bâtard d'Orléans, le maréchal de l'Isle-Adam, le sire de
Ternant s'étaient avancés tranquillement et sans obstacles, descendant la rue
Saint-Jacques, au milieu d'une foule joyeuse et rassurée. Il semblait que de
leur vie ils n'eussent quitté Paris, tant cette entrée se faisait avec calme
et comme quelque chose d'accoutumé. Les gens de leur suite ne commettaient
aucun désordre, ne s'écartaient point d'un pas, ne menaçaient personne ; ils
faisaient bonne mine à tous, et recevaient l'accueil le plus amical. Les
seigneurs du parti du roi en étaient tout émus de pitié et de joie ;
plusieurs avaient les larmes aux yeux. « Mes bons amis, disait le
connétable aux habitants de Paris, le bon roi Charles vous remercie cent
mille fois, et moi de sa part, de ce que vous lui rendez si doucement la
première cité de son royaume. S'il y en a parmi vous, de quelque état qu'il
soit, qui ait forfait envers monseigneur le roi, tout lui est pardonné, tant
aux absents qu'aux présents. » Puis il faisait crier et publier à son de
trompe, par les rues, que personne de ses gens ne fût assez hardi, sous peine
de la corde, pour se loger dans l'hôtel d'un bourgeois malgré lui, pour
reprocher quoi que ce soit, ou faire le moindre déplaisir à personne, à moins
que ce fut à un Anglais ou à un soldat portant la croix rouge. Le peuple
entendant ces paroles se sentait pris d'un grand amour pour ce digne
connétable, et il n'y avait pas dans cette foule un homme qui maintenant
n'eût exposé sa personne et son bien pour détruire les Anglais. Chacun louait
Dieu ; tous les bons chrétiens et les pieuses bourgeoises, qui depuis le
matin étaient en prières dans les églises pour demander au Seigneur d'adoucir
la colère des princes de France et de leurs gens, voyaient là un grand
miracle de sa miséricorde. On disait qu'il fallait bien que monseigneur saint
Denis eût été l'avocat de la bonne ville de Paris auprès de la Sainte-Vierge,
et la Sainte-Vierge auprès de notre Seigneur Jésus-Christ. Lorsque
le connétable, après avoir traversé le Petit-Pont et Vile de la Cité, fut
arrivé sur le pont Notre-Dame, Michel Lailler se présenta devant lui portant
la bannière du roi, et fit ses soumissions au nom de la bourgeoisie. Puis
vint un capitaine de la milice nommé Gauvain Leroy, qui demanda à jouir de
l'abolition, et promit de faire rendre sur-le-champ les forteresses de
Montlhéry, Marcoussis et Chevreuse. « Jurez, par votre foi, que vous le ferez
ainsi que vous le dites. » Le bourgeois fit serment ; tout aussitôt le
connétable lui donna pour sauvegarde Parthenay son héraut, et les envoya pour
faire ouvrir ces forteresses. De là
le connétable arriva sur la place de Grève, où l'on vint lui dire que toute
la ville était libre, que les Anglais étaient rentrés d'ans la Bastille, et
qu'on en gardait les issues. On lui demanda alors de s'en aller aux Halles
pour remercier les gens de ce quartier et les encourager dans leur bonne
conduite. Il n'y manqua point, et y fut joyeusement reçu. Lorsqu'il passa
devant la porte de son ancien épicier Jean Asselin, cet honnête bourgeois se
présenta devant lui et lui offrit de se rafraîchir ; c'était jour de jeûne,
le connétable accepta seulement à boire et goûta quelques épices. Enfin, il
se rendit à Notre-Darne où il entendit la messe tout armé, et fit lire les
lettres d'abolition. Après
la messe, et quand il eut placé un bon guet autour de la Bastille, le
connétable s'en vint dîner à l'hôtel du Porc-Épic, qu'avait fait bâtir
l'ancien duc d'Orléans. Tandis qu'il était là, on lui vint dire que Pierre du
Pan, son maître d'hôtel, qu'il avait laissé au siège de la tour du Venin,
était à la porte Saint-Denis, et demandait à entrer pour lui parler. On le
laissa venir ; il annonça au connétable que la garnison de la tour demandait
à se rendre ; le connétable y consentit. Mais il, en arriva tout autrement ;
les assiégeants entendant sonner toutes les cloches de Paris, se doutèrent
bien que la ville était prise, et accoururent au plus vite pour y entrer. Le
connétable, les connaissant pour de vrais écorcheurs qui auraient assurément
fait du scandale et du trouble, ordonna qu'on se gardât bien de les laisser
passer. Ainsi rebutés, ils retournèrent à Saint- Denis. Pendant ce temps-là
les Anglais avaient profité du moment pour s'échapper de la tour du Venin où
ils ne pouvaient plus se défendre ; mais les Français revinrent encore assez
à temps pour tomber sur eux. A peine en échappa-t-il un seul. Le sire
Brichanteau, neveu du prévôt, y périt comme les autres. Son
oncle qui s'était sauvé du côté de Charenton, fut le soir même arrêté par les
gens eux-mêmes qui s'étaient enfuis avec lui, et livré à un chevalier nommé
Denis de Chailli, qui le mit à forte rançon. On apprit aussi que les châteaux
de Montlhéry et de Marcoussis s'étaient rendus à l'heure même, comme l'avait
promis Gauvain Leroy. Rien ne manquait à la bonne fortune du roi de France. Ainsi
se passa cette journée sans aucun désordre, sans qu'aucun habitant de Paris
fût tué, ni maltraité. On ne fit même aucun mal aux Anglais qu'on trouvait
dans les hôtelleries ; seulement on les mettait à rançon. Il y eut aussi
quelques maisons pillées, mais c'étaient celles des bourgeois qui s'étaient
enfuis avec Simon Morhier, prévôt de Paris. Le sire de Ternant, chef des
Bourguignons, fut pourvu de cet office par le connétable ; car il convenait
de montrer de grands égards au duc de Bourgogne ; son nom avait beaucoup
servi à soumettre les Parisiens, et ses hommes y étaient entrés les premiers.
Aussi fit-on placer sa bannière sur une des portes de la ville, et il fut
permis de porter la croix de Bourgogne aussi-bien que la croix de France.
Michel Lailler fut nommé prévôt des marchands. Restait
la bastille Saint-Antoine ; le connétable voulait l'assiéger. Dès le
lendemain, il chercha à emprunter de l'argent, afin de pourvoir à cette
dépense, et aussi pour donner à ses gens d'armes qui, selon ses ordres, ne
devaient rien prendre sans payer. Car le roi n'avait pu lui faire donner que
mille francs pour tenter une si grande entreprise. Les bourgeois de Paris le
détournèrent du siège de la Bastille : « Monseigneur, disaient-ils, ils se
rendront, ne les refusez pas ; c'est déjà une assez belle chose d'avoir ainsi
recouvré Paris ; maints connétables et maints maréchaux en ont au contraire
été souvent chassés ; prenez en gré ce que Dieu vous a accordé. » C'était
aussi le conseil du sire de Terrant, du sire de Lalaing, et des autres
Bourguignons ; ils avaient été grands amis avec Louis de Luxembourg, évêque
de Thérouanne, chancelier de France pour les Anglais, et avaient commencé à
parlementer avec lui. La garnison obtint ainsi de bonnes conditions ; ou lui
permit de sortir avec ce qu'elle pourrait emporter, au grand regret du
connétable et de ses chevaliers, qui auraient gagné au moins 200 mille francs
de rançon, s'ils avaient pu avoir de l'argent pour faire les frais du siège.
Toutefois l'évêque de Thérouanne y laissa sa chapelle, qui était d'une grande
valeur. Les
Parisiens étaient si animés contre les Anglais qu'il fallut que la garnison
sortit de la Bastille par la porte qui donnait vers les champs. Ils firent le
tour du rempart, et vinrent s'embarquer derrière le Louvre. Toutefois, quand
ils passèrent devant la porte Saint-Denis, le peuple les suivit et les
accabla de mille injures. « A la queue, à la queue, » leur criait-on ;
c'était surtout l'évêque de Thérouanne qui était insulté et couvert de huées
; on le traitait de vieux renard. Larcher lieutenant du prévôt, et Saint-Yon
le boucher eurent aussi grande part aux injures populaires. Dès le
lendemain, les vivres arrivèrent en abondance à Paris, les portes furent
ouvertes aux paysans qui venaient vendre en toute sûreté ; les denrées
redevinrent aussitôt à bon marché. Enfin, tout s'unissait pour rendre le
peuple joyeux d'être délivré du gouvernement des Anglais. « Ah ! disait-on,
on voyait bien qu'ils n'étaient pas en France pour y rester. On n'en a pas vu
un semer un champ de blé ou bâtir une maison ; ils détruisaient leurs logis
sans jamais songer à les réparer, et ils n'ont pas peut-être relevé une
cheminée. Il n'y avait que leur régent le duc de Bedford qui aimait à faire
des bâtiments et à faire travailler le pauvre peuple. Il valait mieux qu'eux,
et aurait voulu la ; paix ; mais le naturel de ces Anglais, c'est de
guerroyer toujours avec leurs voisins ; aussi ils finissent tous mal, et Dieu
merci, il en est déjà mort eu France plus de soixante-dix mille. » Un mois
environ après la soumission de Paris, le connétable avec le maréchal de
l'Isle-Adam, le bâtard d'Orléans, la Hire, Sain-traille, le sire de
Rostrenen, et tout ce qu'on put réunir de gens d'armes s'en alla mettre le
siège devant la forteresse de Creil. Il y était à peine arrivé que le roi lui
donna commission d'aller solliciter, du duc de Bourgogne, la délivrance de
René d'Anjou duc de Bar, qui avait été fait prisonnier à la fameuse bataille
des barons de Lorraine ; depuis le duc Philippe l'avait mis en liberté sur sa
foi, à la condition de venir à sa première réquisition se remettre en prison,
s'il n'était conclu aucun traité. Le duc René était revenu loyalement
acquitter sa parole, et se trouvait prisonnier dans le château de Bracon,
auprès de Salins, lorsque Jeanne, reine de Naples et de Sicile, le fit son
héritier. Le duc de Bourgogne ordonna aussitôt qu'on amenât avec les plus
grands respects, le roi René à Dijon, pour qu'il y reçût les ambassadeurs de
Naples ; mais il ne lui rendit point pour cela sa liberté. C'était pour
l'obtenir que le connétable ; ami et compagnon d'armes du roi René, vint
rendre visite au duc de Bourgogne. Il le
trouva tout occupé de réunir son armée et d'achever les préparatifs du siège
de Calais[17]. Depuis longtemps on n'avait
rien vu de si grand que cette entreprise. Les bonnes villes de Flandre
avaient étalé toute leur puissance et leur richesse ; il semblait que rien ne
leur eût jamais tant tenu au cœur que de prendre Calais sur les Anglais. Les
Gantois, surtout, avaient montré un merveilleux empressement. Tout aussitôt
après le conseil qu'ils avaient tenu avec leur seigneur, les échevins
avaient, ordonné à tous les bourgeois de la ville et à ceux des châtellenies
de la campagne qui n'étaient point vassaux du Duc, de venir se faire
inscrire, et de se pourvoir d'armes et d'équipements, sous peine de perdre la
bourgeoisie. Tous ceux qui avaient été condamnés par jugement à faire des pèlerinages
eurent ordre de ne les entreprendre qu'au retour de la guerre ; il fut
enjoint, sous des peines très-sévères, à ceux qui avaient guerre ou
dissension entre eux, de vivre sous la sauvegarde de la loi ; le commerce des
armes fut interdit sous peine de bannissement. Quand
on eut ainsi inscrit tous les bourgeois en état de porter les armes, les
échevins réglèrent ce que chaque ville et chaque village devait fournir de
gens, ce qui monta en tout à dix-sept mille. Puis on disposa aussi ce que
chaque ménage devait payer pour les frais de cette guerre ; enfin les
échevins ordonnèrent qu'au lieu d'acquitter toute la taille en argent, on eût
à amener, pour le service de l'armée, un certain nombre de chariots et de
charrettes attelés ; et, comme les habitants de la châtellenie tardaient à
exécuter ce dernier ordre, il fut publié que si les charrettes n'arrivaient
pas tout de suite, la confrérie des chaperons blancs allait se charger de les
aller querir. C'en fut assez pour obtenir une prompte obéissance, tant on
craignait ces chaperons ; si bien que sans délai, on eut des charrettes en si
grande quantité qu'il y en avait un tiers de plus qu'à l'expédition de
Picardie, où les communes de Flandre avaient abandonné le duc Jean, en
l'année 1412. L'arme
dont chaque bourgeois devait se fournir, était une lance, ou s'il l'aimait
mieux il pouvait porter deux maillets en plomb à manche court. Les mêmes
apprêts se firent avec la même ardeur à Bruges et dans les autres villes de
Flandre ; tout y était eu mouvement et eu rumeur ; on ne pensait qu'a la
guerre ; les ouvriers ne travaillaient plus, ils passaient leurs journées à
dépenser dans les cabarets l'argent qu'ils avaient gagné auparavant ; sans
cesse ils étaient en querelle et en bataille les uns avec les autres ;
souvent il y en avait de tués ; personne ne pouvait en être obéi ni écouté. Au
commencement de juin le duc de Bourgogne s'en vint dans le plus simple
appareil et sans aucune suite d'hommes d'armes, faire la revue de cette armée
des communes de Flandre, et la mettre en route ; elle était de trente mille
combattants pour le moins. Le sire Colard de Comines fut chargé de commander
les Gantois ; le sire de Steenhause, les gens de Bruges ; le sire Jean de
Comines, ceux d'Ypres ; le sire de Merken, ceux du Franc ; le sire de
Ghistelles, ceux de Courtray. Le sire d'Antoing était capitaine-général de
toute cette armée, comme vicomte héréditaire du comté de Flandre. Elle prit
sa route par Armentières et Hazebrouck ; elle était campée aux environs de
Dritigam, lorsque le connétable de France vint visiter le duc de Bourgogne. Ce
prince, après avoir demandé une rançon d'un million de saluts d'or pour la
liberté du roi René, n'eut rien de plus pressé que de montrer au connétable
sa grande armée. Il le mena au camp de ses Flamands. C'était le plus
magnifique aspect ; rien n'était si beau, si bien rangé, si étoffé, que
toutes ces tentes placées par villes, par métiers, par compagnies avec leurs
bannières. L'artillerie, les équipages et les chariots se comptaient par
milliers ; jamais troupe n'avait eu un bagage si complet ; sur chaque
charrette, il y avait jusqu'à un coq dans une cage, afin de chanter les
heures de la nuit et du jour. Les bourgeois étaient bien vêtus, bien armés,
non point comme des chevaliers et des gens de guerre, mais à leur manière.
Ils passèrent la revue devant le connétable, et lui firent grande fête. Il
s'arrêta avec le Duc dans la tente de la ville de Gand ; là, ils prirent une
collation et burent ensemble. Le connétable remercia les Flamands de leur bon
accueil, et leur recommanda de servir loyalement leur seigneur, puis il
repartit. Il avait offert au Duc de prendre part à l'entreprise, et de faire
revenir du pays de Caux deux ou trois mille combattants qui étaient sous les
ordres du maréchal de lieux. Mais le Duc ne manquait pas de monde ; il avait
même renvoyé la moitié de ses hommes d'armes de Picardie, ou de Bourgogne ;
ce qui avait été fort blâmé par plusieurs de ses fidèles conseillers. Ils
disaient que toutes ses communes de Flandre ne vaudraient pas pour le
secourir dans ses périls la moindre armée de gentilshommes. Tout,
dans cette entreprise, semblait se faire par la volonté des Flamands, et il
fallait avoir des ménagements envers eux, qui n'en avaient envers personne.
Il n'y avait de butin que pour eux ; tout âpres au pillage que fussent les
Picards et les Bourguignons, ils ne pouvaient toucher à rien devant les
Flamands ; ce qu'ils prenaient, ceux-ci le leur ôtaient ; et, s'ils se
fâchaient, ils étaient maltraités. Si, par hasard, il y en avait quelqu'un
qui dérobât la moindre chose dans le camp ou dans les bagages des Flamands,
il était tout aussitôt pendu. Dans les châteaux ou forteresses qui se
rendaient au duc de Bourgogne, à peine pouvait-il sauver la vie à la garnison
lorsqu'il voulait la lui accorder, ou empêcher le pillage lorsqu'il s'y était
engagé. Les punitions que les capitaines ou leurs échevins même voulaient
prononcer contre les coupables, risquaient toujours d'exciter quelque sédition. Rien
n'égalait non plus l'orgueil de ces bourgeois de Flandre ; il semblait
qu'aucune chose ne pût se faire que par eux, et que rien ne leur dût être
difficile ; ils s'en allaient disant aux Picards : « Quand les Anglais
vont savoir que messeigneurs de Gand se sont armés et viennent les assiéger
avec toute leur puissance, ils ne nous attendront pas ; quittant leur ville,
ils s'enfuiront en Angleterre. C'est une grande négligence que les vaisseaux
de monseigneur, qui devaient venir les assiéger par mer, ne soient pas
arrivés avant nous, pour les empêcher de s'en aller. » Les
Flamands se trompaient beaucoup, car il n'y avait rien qui fût plus cher aux
Anglais, de toutes leurs conquêtes, que leur ville de Calais. Le roi Henri,
les princes de son sang, son conseil et les trois États d'Angleterre, étaient
résolus, d'un commun accord, à faire les derniers efforts pour la conserver.
Déjà, avant que l'armée bourguignonne fût arrivée auprès de Calais, la
garnison avait fait une sortie, et, venant jusqu'à Ardres, elle avait mis en
grande déroute le sire Jean de Croy baillif de Hainaut, à la tête des plus
braves chevaliers de Picardie ; les Anglais avaient donc bon courage, et
attendaient de puissants renforts. Le Duc
commença par assiéger et prendre assez facilement les forteresses de Sangatte,
de Vauclingen, d'Oye et de Mark ; puis il fit environner la ville. Les
Flamands assirent leur camp au même lieu où Jacques Artevelde avait eu ses
tentes, quatre-vingt-dix ans auparavant, lorsqu'il était venu aider le roi
Édouard III d'Angleterre à s'emparer de Calais. Les Picards et les hommes
d'armes étaient campés de l'autre côté de la ville vers la route de France.
Le Duc, dès les premiers jours, s'approcha tellement, qu'un coup de canon du
rempart tua un trompette et trois chevaux à ses côtés. La veille, la luire,
qui était venu lui rendre visite, avait aussi été blessé près de lui dans une
sortie ire la garnison. On
passa ainsi plusieurs jours sans que la ville fût resserrée. Sans cesse les
Anglais sortaient assez loin de leurs remparts, et ils engageaient de fortes
escarmouches. Tantôt les assiégeants, tantôt les assiégés y remportaient
l'honneur et l'avantage. Les chevaliers picards y curent de beaux faits
d'armes, notamment le sire de Créqui et le sire de Hautbourdin. Quant aux
Flamands, ils n'étaient pas si exercés h la guerre-due tous ces hommes
d'armes, qui avaient tant combattu depuis vingt ans ; les Anglais ne les
craignaient guère, et ne s'inquiétaient point de les attaquer un contre
trois. Il y
avait surtout une chose qui causait un grand dépit à ces gens des communes.
La ville n'était pas environnée d'assez près pour empêcher que les assiégés
ne fissent parfois sortir des troupeaux de bétail qui venaient paître dans
les marais autour des remparts. C'était la plus fréquente occasion
d'escarmouches et de batailles. Les Picards faisaient souvent de bonnes
prises ; les Gantois essayèrent, de leur côté, d'avoir aussi part dans ce
butin ; ils tentèrent une entreprise ; mais les Anglais les voyant approcher,
arrivèrent promptement sur eux, en 'tuèrent une vingtaine, et firent quelques
prisonniers ; les autres se sauvèrent avec beaucoup de frayeur et de chagrin.
Du reste, la moindre alerte jetait le désordre parmi eux. Ils s'assemblaient
tout à coup, et prenaient les armes sans motif raisonnable. Le Duc
s'affligeait de les voir si difficiles à conduire ; mais il lui fallait tout
souffrir patiemment. Ce qui
les agitait le plus était pour le Duc lui-même un grand sujet de chagrin : sa
flotte commandée par le sire de Horn sénéchal de Brabant n'arrivait point, et
chaque jour les assiégeants voyaient entrer dans le port de Calais des
navires d'Angleterre qui apportaient des vivres ; des munitions de toute
sorte et des renforts. Les
Anglais se préparaient à secourir plus puissamment leur ville. Le duc de
Glocester avait rassemblé une forte armée, et il allait traverser la mer.
Bientôt se présenta devant le duc Philippe Pembroke, héraut d'Angleterre,
qui, après l'avoir respectueusement salué, lui déclara que son maître,
Honfroy duc de Glocester, lord protecteur du royaume d'Angleterre, lui
faisait savoir qu'il était prêt à passer la mer avec toute sa puissance pour
venir le combattre, et que si le duc de Bourgogne ne le voulait pas attendre
en ce lieu, il irait le chercher dans ses états : que du reste il ne pouvait
fixer le jour à cause de l'inconstance des vents et des flots. Le Duc fit
grande fête à ce héraut et lui donna de riches présents. « Vous pouvez
dire à votre maître, répondit-il, qu'il n'y aura nul besoin de venir me chercher
dans mes états ; il me trouvera en ce lieu, si Dieu ne m'envoie point de
fortune contraire. » Soigneux
de son honneur et de sa gloire comme l'était le duc Philippe, on peut juger
du désir qu'il avait de ne point faillir à une telle occasion. Les murmures
de ses Flamands commençaient cependant à lui donner grande inquiétude. Il se
rendit dans la tente de la ville de Gand, et y assembla tous les capitaines
et les nobles de Flandre. Alors le sire de la Woestine, son conseiller,
exposa le défi que le Duc avait reçu, et la réponse qui avait été faite. Puis
il les requit instamment de ne point quitter leur seigneur, de se montrer ses
bons amis, et de l'aider à garder son honneur. Cette requête fut accordée ;
ils promirent d'accomplir loyalement l'entreprise commencée. Afin de
pousser plus vigoureusement le siée, on construisit une haute et forte
bastille qui dominait la ville ; on y plaça un bon nombre de canons qui
tiraient sans relâche. Les Anglais firent mainte sortie pour essayer de la
détruire, niais elle fut vaillamment défendue par les Flamands et par
plusieurs gentilshommes, entre autres le sire de Saveuse, qui étaient venus
s'y enfermer. Il y en avait un parmi eux nommé le sire de Plateaux ; il était
fou, mais tranquille dans sa folie, et nonobstant son manque de raison,
c'était un rude et courageux homme d'armes. Pourtant un jour s'étant trop
avancé il se laissa prendre par les Anglais. Enfin
le 25 de juillet on vit arriver les vaisseaux tant attendus ; ce fut une
grande joie dans tout le camp ; le Duc monta à cheval pour aller voir arriver
sa flotte, et toute l'armée se serait portée sur les dunes si l'on n'avait
pas forcé les Flamands à garder leurs postes. Cette flotte amenait avec elle
de vieux navires tout chargés de pierres, avec d'énormes ancres de plomb pour
les couler dans la passe qui conduit au port, afin de la fermer aux vaisseaux
venant d'Angleterre. La mer est d'ordinaire si orageuse et si mauvaise dans
le canal entre Calais et Douvres, que l'on ne pouvait espérer d'y tenir des
vaisseaux ; c'était donc le seul moyen de bloquer le port. L'entreprise
réussit malgré le canon des assiégés ; en deux jours quatre gros navires
furent coulés à l'entrée. Mais il arriva que lorsque la marée baissa, ces
carcasses restèrent à' sec sur la grève ; alors la garnison, les habitants,
les femmes, les enfants sortirent de la ville en grande foule. Les canons des
assiégeants ne portaient pas jusque-là ; la charpente fut dépecée, on y mit
le feu. La mer en revenant dispersa les pierres. Ainsi de tout ce qu'on avait
fait il ne resta pas grand'chose. La flotte ne pouvait tenir la mer ;
craignant la grande expédition qui allait venir d'Angleterre, elle remit à la
voile pour retourner en Hollande. Pour
lors, les Flamands commencèrent à entrer en grand tumulte, et à murmurer plus
que jamais ; ils disaient que les conseillers du Duc les avaient trahis, et
qu'on leur avait promis que la ville serait assiégée aussi bien par mer que
par terre. Leurs capitaines ne savaient plus comment les contenir. Cependant
le Duc tint conseil ; il avait mandé les gentilshommes de ses états, et ils
arrivaient de jour en jour ; il avait choisi son champ de bataille pour
combattre le duc de Glocester lorsqu'il serait descendu à Calais ; en un mot,
tout se préparait pour la journée qui devait décider le succès de la guerre.
Dans ce conseil avaient été appelés les capitaines des gens des communes ; il
les trouva encore d'assez bonne volonté et sensibles à ses instances. Par
malheur, ce jour-là même les Anglais firent une forte sortie, et vinrent
attaquer la bastille. Le duc de Bourgogne y courut aussitôt avec ses
chevaliers, et se mit à pied pour combattre avec les Flamands. Il n'était
plus temps ; l'assaut des Anglais avait été prompt et rude ; les Flamands
s'étaient assez mal défendus, et la bastille avait été prise sans beaucoup de
résistance. Pour ajouter encore au trouble où étaient les communes, les
Anglais massacrèrent sous leurs yeux les prisonniers qu'ils venaient de
faire, afin de venger un de leurs chevaliers que les Flamands avaient arraché
aux Picards et mis à mort. Dès-lors
la sédition commença ; les communes s'assemblaient par troupes. « Nous
sommes trahis, disait-on ; aucune des promesses qui nous ont été faites,
n'est tenue. » Chaque jour nos gens sont pris ou tués, sans que les nobles se
mettent en peine de venir nous défendre ; il faut partir et nous en retourner
en notre pays. » Le Duc, plein de douleur, s'en vint tout aussitôt à la tente
des Gantois, et en fit entrer en grand nombre ; il leur représenta que le duc
de Glocester allait arriver, qu'il avait accepté son défi, qu'il avait promis
de l'attendre, que s'il manquait à sa foi, nul prince ne serait couvert d'un
si grand déshonneur, qu'il ne leur demandait que peu de jours. Ses
conseillers, ses serviteurs tenaient les mêmes discours et conjuraient les
Flamands. C'était peine perdue ; leur dessein était arrêté ; quelques-uns des
principaux répondaient courtoisement à leur seigneur, et s'excusaient de leur
mieux ; mais eussent-ils tenté de retenir les autres, ils n'auraient pas été
écoutés non plus. Jacques de Zaghère, maître maçon, qui était pour lors doyen
des métiers, se montrait le plus enflammé, et ne parlait que de lever le
siège. Le Duc,
malgré son courroux et sa fierté, n'avait autre chose à faire qu'à endurer la
brutalité de ses Flamands. Après en avoir délibéré avec son conseil, il leur
fit dire que puisqu'ils voulaient s'en aller, il partirait avec eux : qu'ils
eussent seulement à l'attendre jusqu'au lendemain, afin de se retirer en bon
ordre, et d'emmener leurs bagages et l'artillerie : ses hommes d'armes les
escorteraient jusqu'à Gravelines, pour les défendre des sorties de l'ennemi. Ils répondirent
insolemment qu'ils n'avaient peur de personne, et se trouvaient assez
puis-sans pour n'avoir pas besoin d'une telle escorte. Puis la sédition
croissant toujours, ils commencèrent à parler de se porter au logis de leur
prince, pour y saisir le seigneur de Croy, le sire Baudoin de Noyelle, et le
sire Jean de Brimeu, qu'ils regardaient comme les auteurs de cette
entreprise, et ceux dont la mauvaise conduite l'avait fait échouer. Ils
assuraient que ces seigneurs avaient reçu de l'argent des Anglais pour trahir
les communes de Flandre. Tout était à craindre de ces gens grossiers ; les
trois chevaliers se hâtèrent de partir secrètement. Dès le
soir, les Gantois, et le grand doyen tout le premier, commencèrent à plier
leurs tentes et leurs pavillons, à charger leurs bagages ; car c'étaient eux
qui étaient les plus mutinés. On ne put empêcher le désordre. Il n'y avait
pas assez de charrettes pour tout emporter ; on laissa une grande quantité de
vivres ; on défonçait les barriques de vin et de bière ; c'était comme un
pillage. Les malheureux marchands qui étaient venus au camp voyaient se
perdre tout leur avoir ; l'artillerie même n'était pas emmenée. « Allons
partons, criaient les Flamands, nous sommes tous trahis. » Eux-mêmes mirent
le feu à leurs logis, et prirent en foule et en tumulte leur route vers Gravelines. Cependant
le Duc rassembla ses meilleurs gens d'armes, et se mit en arrière-garde pour
que du moins les Anglais ne courussent point à la poursuite de tout ce
peuple. Sa douleur était grande ; recevoir un tel affront, lui à qui tout jusque-là
avait si bien réussi ! se voir touché si gravement en son honneur ! Il ne
s'en pouvait consoler, et s'en allait chevauchant avec ses fidèles
gentilshommes, s'entretenant avec eux de l'outrage que lui faisaient ses
communes (le Flandre, après l'avoir elles-mêmes poussé à cette entreprise. Ou
craignait qu'il ne tombât malade, tant son chagrin était cuisant. Enfin, ses
conseillers lui représentèrent doucement qu'il en était ainsi de la fortune
de ce monde, qu'il fallait prendre cette aventure en patience, et songer au
plus vite à pourvoir ses forteresses de gens d'armes, de vivres, de munitions
de guerre, pour les défendre contre les Anglais, qui allaient arriver avec
une grande puissance. Pour lui, il n'avait qu'à se retirer dans quelque ville
avec un bon nombre d'hommes d'armes, afin de se porter au secours du côté où
il serait nécessaire. Le lieu
qu'en ce moment il était le plus pressant et le plus essentiel de défendre,
c'était Gravelines, qui se trouvait sur la frontière du pays de Flandre. Ces
gens des communes y laissaient en se retirant une portion de leurs bagages.
Les milices de Bruges, moins furieuses que celles de Gand, pour ne pas perdre
leur artillerie, l'avaient, faute de chevaux, traînée à force de bras jusqu'à
Gravelines. Le Duc essaya encore de retenir les Flamands, et de les empêcher
d'aller plus loin. Ses remontrances ne furent pas mieux écoutées que devant
Calais ; il fut contraint de leur permettre de retourner dans leurs villes.
D'ailleurs à quoi eût servi de faire combattre des gens qui avaient si
mauvaise volonté ? Les Gantois s'avisèrent encore d'un autre motif de sédition,
ils déclarèrent qu'ils ne rentreraient pas chez eux qu'on n'eût délivré à
chacun d'eux une robe neuve, ainsi que cela était d'usage anciennement
lorsqu'ils revenaient d'un service de guerre. Cela sembla aussi trop
insolent, et les magistrats de Gravelines refusèrent cette demande, disant
aux Gantois qu'ils s'étaient trop mal comportés. Après beaucoup de murmures,
ils retournèrent pourtant à Gand. Le Duc
laissa dans Gravelines les sires de Saveuse, de Créqui, de Lalaing, de
Vauldrey, et ses plus vaillants hommes d'armes ; les sires Louis et Guichard
de Thiembronne tinrent garnison à Ardres. Toutes les autres forteresses
furent ainsi mises en défense, et le Duc retourna à Lille, d'où il manda les
gens d'armes de tous ses états, et tint plusieurs conseils pour aviser à ce
qu'il fallait faire dans une si fâcheuse occurrence. Ceux des conseillers qui
n'avaient pas été d'opinion qu'on assiégeât Calais parlaient maintenant plus
haut que les autres ; ceux-ci avaient à supporter le blâme général. Le
lendemain[18] du jour où le siège de Calais
avait été levé, le duc de Glocester débarqua avec dix mille combattants. Les
Anglais commencèrent par ramasser toute l'artillerie que le Duc avait laissée
devant la ville, et devant Guines qu'il assiégeait aussi. Il s'en trouva en
grande quantité, et entre autres une belle coulevrine qu'avait donnée la
ville de Dijon, et qui portait son nom. Le duc de Glocester se répandit
bientôt dans la campagne, où il ne trouvait nulle résistance ; il mettait
tout à feu et à sang ; Poperinghe, Bailleul et plusieurs autres gros villages
furent brûlés. Les gens de Cassel se réunirent au nombre de sept mille ; mais
restèrent dans leurs murs, n'osant pas présenter le combat aux Anglais.
Lorsque tout fut ravagé dans cette contrée, les Anglais passèrent du côté de
Saint-Omer et dans l'Artois[19]. Là, ils rencontrèrent plus de
résistance. Les garnisons faisaient des sorties et tom-, baient sur eux
lorsqu'ils n'étaient pas en force. Bientôt le pain commença à leur manquer ;
les maladies se mirent parmi eux ; ils rentrèrent à Calais avec un butin énorme,
chargé sur des charrettes, que des paysans étaient contraints de conduire, et
ramenant une grande quantité de bétail ; ils emmenaient aussi environ cinq
mille petits enfants, pour que les pareils leur en payassent la rançon. Lord
Falconbridge et sir Thomas Kyriel s'étaient même risqués à passer la Somme,
et avaient étendu leurs ravages jusqu'à Broyes. Pendant
que le duc de Glocester dévastait ainsi la Flandre française et les pays
voisins, les vaisseaux qui l'avaient transporté à Calais suivaient les côtes
d'Ostende, de Cadsant, de Walcheren ; bien qu'il n'y eût plus sur cette
flotte que des marins et quelques hommes de guerre, ils descendaient à terre
; ne trouvant que peu de résistance, ils pillaient et saccageaient les
villages, puis se rembarquaient aussitôt qu'ils craignaient d'avoir à
combattre. A Walcheren, les habitants se montrant favorable aux Anglais, leur
fournirent des vivres, et massacrèrent l'officier du Duc, chargé de
recueillir les impôts. A l'Écluse, Guy Fisher essaya de leur résister, puis,
par une fuite honteuse, livra tout le pays. Après avoir parcouru de la sorte
toutes les îles de Zélande, ils furent enfin vivement repoussés à Hulst, par
les sirs de Steenhause et de Vorholt, qui avaient rassemblé les gens du pays. Le duc
Philippe n'éprouva point d'abord beaucoup de regrets en voyant ses rebelles
sujets de Flandre châtiés ainsi de leur désobéissance. Il y avait longtemps
qu'ils vivaient dans la paix et dans la richesse ; ils étaient turbulents
sans être vaillants, n'avaient plus nulle connaissance des choses de la
guerre, et ne savaient pas se défendre. Mais leurs malheurs et les ravages
des Anglais ne firent qu'accroître le désordre qu'avait déjà jeté parmi eux
l'entreprise de Calais. Depuis ce moment, ils étaient restés en armes et
n'obéissaient plus à personne. La duchesse de Bourgogne, qui était à Bruges,
voyant les Anglais s'approcher de la côte vers Ostende et l'île de Cadsant,
engagea les habitants à défendre le pays. Ils s'assemblèrent, mais à leur
volonté, et lorsqu'il n'était plus temps ; quand ils vinrent à la côte, les
Anglais étaient déjà rembarqués. Leur seul exploit, pour cette fois, fut de
mettre cruellement à mort le sire Jean de Horn, qui avait commandé la flotte
du Duc devant Calais, et qu'ils accusaient de tous les malheurs du siège. Ils
le rencontrèrent voyageant avec une suite peu nombreuse, dans les dunes du côté
d'Ostende, et le massacrèrent impitoyablement. Ce fut
un grand chagrin pour le Duc ; mais les Flamands lui en réservaient bien
d'autres. Tout était en discorde et en tumulte dans la ville de Gand ; la
milice, furieuse de ce que, dans toute la Flandre, les gens sages lui
imputaient ce qui était arrivé à Calais, et les malheurs qui affligeaient le
pays, voulait absolument en rejeter la faute sur d'autres. Il fallut que le
Duc vînt en personne pour essayer de remettre le bon ordre. Ce ne pouvait pas
être encore par la force, car rien n'était préparé pour dompter ces rebelles
; ils exigèrent même que les archers de sa garde quittassent leurs armes en
entrant dans la ville, disant qu'ils étaient bons pour garder leur prince.
Puis ils lui firent présenter diverses remontrances ; ils demandèrent
pourquoi Calais n'avait pas été assiégé par mer, et pourquoi l'on n'avait pas
brûlé les vaisseaux d'Angleterre. Il fallut leur expliquer qu'une flotte ne
pouvait pas tenir la mer dans le canal, que les vents avaient été contraires,
que les vaisseaux de la Hollande n'étaient pas arrivés comme on les
attendait. Ensuite ils voulurent qu'on ne mît jamais dans leurs forteresses
que des gens du pays ; ils exigèrent qu'on leur nommât trois capitaines avec
pouvoir de faire sortir la milice de la ville. Le Duc leur accorda leurs
demandes ; et, ce qui les apaisa le plus, il leur donna, de sa propre bouche,
l'assurance qu'il était satisfait de leur conduite devant Calais, et que leur
retraite avait été conforme à sa permission et à sa volonté ; rien en effet
ne leur faisait plus de peine que le déshonneur dont ils s'étaient chargés. Au
moment où le Duc espérait que sa complaisance avait tout calmé ; à Gand, il
se passait à Bruges des désordres bien plus grands encore. Lorsque les gens
de la milice avaient marché du côté de Cadsant, pour repousser les Anglais,
ils avaient voulu passer par la ville de l'Écluse. Mais le sire Roland
d'Utkerque, qui en était capitaine pour le Duc, leur en avait refusé
l'entrée, et avait fermé la porte à leurs yeux même, les traitant de mutins
et de traîtres, et leur rappelant l'affaire de Calais. Pour lors ils étaient
revenus à Bruges dans une merveilleuse fureur. Se tenant en armes sur la
place du marché, ils déclarèrent qu'ils ne se retireraient point que le sire
Roland d'Utkerque ne fût puni de l'outrage qu'il leur avait fait ; ils
voulaient aussi que la forteresse de l'Écluse fût démolie. « Pourquoi,
disaient-ils, a-t-on permis qu'une telle forteresse fût bâtie sur le
territoire du Franc, qui est une commune de Flandre un des quatre membres ?
Ces gens de l'Écluse n'ont-ils pas refusé de marcher sous notre bannière,
pour venir devant Calais ? » Un grand nombre de ces rebelles s'en retourna
assiéger l'Écluse. Ils voulurent aussi que les gens du Franc fissent cause
commune avec eux ; ils proposaient de leur accorder les mêmes franchises et
les mêmes privilèges qu'à la ville de Bruges, afin de ne faire dorénavant
qu'une même commune et un seul membre. Ils demandèrent que toute l'artillerie
leur fût délivrée ; et, pour l'obtenir, ils saisirent dans sa maison maître
Jean Mil, secrétaire de la ville. Ils allaient le mettre à mort, lorsque, par
bonheur, il réussit à leur faire entendre que l'artillerie n'était pas à sa garde.
Alors ils se portèrent à la maison de maître Dolin de Tilt, secrétaire du
trésor, chez qui dînaient les magistrats et les principaux de la ville. Jean
de la Gruthuse capitaine, Nicolas Rethenowen baillif, et Stassart Brixen,
scoutète, c'est-à-dire officier de justice du Duc, sortirent pour essayer
d'apaiser les clameurs de ce peuple furieux qui environnait la maison. A
peine furent-ils au milieu de la foule, que le scoutète fut saisi et étranglé
avec la corde d'une fronde. Les deux chevaliers craignaient d'avoir le même
sort ; heureusement ils étaient fort aimés de la ville, au lieu que Stassart
s'y était rendu odieux par son avarice. Son corps demeura sur la place sans
qu'il fût permis de l'ensevelir. Il fallut remettre aux séditieux les clefs
de la ville et leur livrer tous les canons. Comme gens malhabiles à toutes
les choses de la guerre, ils commencèrent à les charger de façon à les faire
crever, si par malheur ils y avaient mis le feu. Le sire de la Gruthuse, à
force de discours flatteurs et de douces paroles, obtint du peuple la
permission de quitter son office de capitaine. Personne n'osait contredire en
rien ces insensés. Ils continuèrent à menacer tous les bons et riches
bourgeois, à piller leurs maisons, à faire trembler les gens paisibles. Cependant
la duchesse de Bourgogne et son fils se trouvaient enfermés dans cette ville,
au milieu de ce déplorable tumulte. Le Duc, inquiet pour sa femme et son
fils, s'en vint au Dam, qui était une de ses forteresses située entre
l'Écluse et Bruges. Il fit demander aux mutins de laisser partir leur
Duchesse. Ils y consentirent avec peine ; et, lorsqu'escortée par quelques
serviteurs, et par Guillaume et Simon de Lalain g, la Duchesse traversa la
porte de la ville, elle fut, sans nul respect, retenue par Jean Lockart, un
des chefs de la populace ; on arracha de son chariot la darne d'Utkerque
femme de sire Roland, et la veuve du malheureux sire de Horn, qu'ils avaient
dernièrement massacré. La Duchesse tenait son jeune fils, le comte de
Charolais, serré contre son sein, et tremblait de ce qui pouvait arriver.
Pourtant ils la laissèrent continuer sa route en la poursuivant par des
clameurs injurieuses. Le Duc
retourna à Gand. Tout le soin et la complaisance qu'il avait mis à y apaiser
la sédition se trouvaient maintenant perdus. Les gens de Bruges avaient
adressé des lettres aux Gantois, leur avaient envoyé des députés, et ils
faisaient maintenant cause commune. On commença par présenter au Duc de
nouvelles remontrances. On lui demandait de faire punir le sire Roland
d'Utkerque, de faire démolir les murailles de l'Écluse, d'accorder aux gens
de Bruges tous les privilèges et libertés qu'ils réclamaient, et, de réunir
le Franc. La patience du Duc était à bout. Il venait d'apprendre que les
nobles de Bourgogne qu'il avait mandés arrivaient à Lille ; se trouvant ainsi
plus en force, il déclara aux Gantois qu'il voulait que les gens de Bruges
fussent punis de leur insolence envers la duchesse de Bourgogne et le comte
de Charolais, du meurtre de son scoutète, de la persécution des honnêtes
bourgeois, des pillages et les désordres de toute espèce qui avaient été
commis. Il ajouta qu'il n'entendrait à rien avant que ces rebelles n'eussent
posé les armes et quitté la place du Marché, qu'ils occupaient depuis plus de
trois semaines. Les
Gantois s'assemblèrent en armes au lieu accoutumé .de leurs réunions, sur le
marché des vendredis ; les cinquante-deux métiers y étaient rangés en bel
ordre, chacun sous sa bannière. Là, ils promirent de donner secours aux gens
de Bruges, et de ne jamais se séparer d'eux ; puis ils déclarèrent que les
sires Roland d'Utkerque, Colard de Comines, Gilles de la Woestine, Enguerrand
Howelt et Jean de Dam, seraient, comme ennemis du pays, et perturbateurs de
la paix publique, bannis pour cinquante ans de la ville de Gand et du comté
de Flandre. Le Duc
n'avait en cet instant aucun moyen de dompter cette populace. Il dissimula
son courroux, et se retira à Lille. Le sire de Charni venait de lui amener
les Bourguignons ; le sire de Varambon arriva avec une troupe de Savoisiens ;
en même temps, d'après les ordres déjà donnés, les gentilshommes de Picardie
et d'Artois s'étaient assemblés en grand nombre. Le Duc pouvait maintenant
employer la force, du moins le peuple le croyait ainsi. Les Gantois, qui
n'étaient pas aussi insensés que les gens de Bruges, et qui écoutaient encore
les bons avis des riches bourgeois, se calmèrent tout aussitôt, et quittèrent
les armes. Le Duc ne leur montra nulle sévérité, et pardonna tout ce qui
s'était passé. Il apaisa ainsi la sédition-, et régla pour le moment le
gouvernement du pays de Gand et du comté de Flandre. Le sire de Steenhause y
fut préposé comme capitaine général ; le sire de Comines fut capitaine à Gand
; le sire d'Escournai à Audenarde, le sire Gérard de Ghistelles Courtray.
Chaque ville fut aussi mise en défense contre les Anglais, et le bon ordre y
fut rétabli. Il fut ordonné que nul ne pût quitter le pays : que chacun se
pourvût d'armes selon son état : que toutes les murailles, fossés,
fortifications et barrières des villes fussent réparées aux frais du pays :
que des provisions de vivres et de munitions fussent faites. Ensuite
le Duc se mit en mesure de réduire les gens de Bruges. Il envoya le sire de
Vilain au Dam, avec ordre d'y construire sur la rivière de Rye une forte
estacade, pour fermer le passage à tous les bateaux. Le sire de la Vere, avec
les vaisseaux de la Hollande et de la Zélande, tenait les ports de la côte,
et empêchait toutes les marchandises d'arriver à Bruges du côté de la nier.
Les habitants, ou du moins les plus sages, virent bien qu'ils n'avaient rien
de mieux à faire que de traiter avec leur seigneur. Ils lui envoyèrent des
députés à Lille ; le Duc répondit qu'il Viendrait bientôt an Dam ; Mais qu'il
voulait, avant tout, qu'on ne fût plus assemblé en armes sur la place du
Marché, et que chacun retournât à son travail et dans sa maison. C'est ce qu'il
était impossible de persuader à ces rebelles ; ils avaient mis de leur parti
les gens de toutes les petites villes et des bourgades du pays, et avaient
ainsi renforcé leur troupe. Les villes fermées et riches étaient au contraire
restées fidèles au Duc, et vivaient en bonne intelligence avec la noblesse.
Nieuport, Furnes, Dixmude, Bergues, Bourbourg, Dunkerque, Gravelines
s'étaient refusées à toute alliance avec Bruges. Le
désordre continua encore pendant beaucoup de jours ; les hommes riches et
raisonnables, loin de pouvoir se faire écouter, voyaient chaque jour leurs
maisons pillées et leur vie menacée. Enfin le Duc s'achemina vers le Dam avec
ses Bourguignons. Les gens de Bruges, se voyant de plus en plus resserrés et
craignant la vengeance de leur seigneur, commencèrent à se calmer. Après
avoir passé plus de six semaines en armes, ils quittèrent enfin la place du
Marché, et se retirèrent chacun chez soi. Alors les échevins, les doyens des
métiers, les jurés et tous les officiers et magistrats vinrent se présenter
devant le Duc, dans son palais à Gand. Pour implorer sa miséricorde, ils se
jetèrent à ses pieds et lui firent les plus humbles prières. Les gens de
Gand, d'Ypres et du Dam, tous les nobles du pays, le sire de la Gruthuse
ancien capitaine de la ville ; les plus respectés de tout le clergé, les
serviteurs du Duc, joignirent leurs instances aux supplications des habitants
de Bruges. Il y avait aussi, avec ces députés, des marchands de toutes les
nations du monde, qui faisaient d'habitude le commerce avec cette riche
ville, et qui venaient prier pour elle. On y voyait des Allemands, des
Espagnols, des Portugais, des Écossais, des Lombards, des Génois, des
Vénitiens, des gens de Lucques, de Florence, de Milan. Enfin, le duc de
Clèves neveu du Duc, et la duchesse Isabelle employèrent leur intercession.
Le Duc, se montrant plus doux, consentit à pardonner. Il se trouvait
satisfait de saisir un prétexte ; ses embarras étaient grands, et il n'avait
rien tant à cœur que de ne point s'engager dans une guerre longue et cruelle
avec les Flamands, tandis qu'il avait à peine de quoi se défendre contre les
Anglais, et que les frontières de ses états de France étaient en proie aux
ravages des écorcheurs. Ainsi, non-seulement il accorda de nouveau sa
bienveillance à la ville de Bruges, et parut se fier aux promesses qu'elle
lui faisait, mais il confirma et augmenta ses privilèges ; il rendit même
cette grande peau de veau où était écrit le consentement de Bruges, et celui
des villes voisines à la gabelle du blé, et que vingt-cinq ans auparavant il
avait fallu aussi leur remettre quand les Flamands avaient abandonné le duc
Jean devant Montdidier. Tant de
complaisance ne touchait point le cœur de tout le menu peuple ; il n'y voyait
que faiblesse, et les riches bourgeois ne pouvaient reprendre le dessus dans
les villes de Flandre. Quatorze jours après que la paix eut été publiée, et
qu'on en eut remercié Dieu dans les églises, la sédition recommença tout de
nouveau. Le désir de se venger des habitants de l'Écluse fut encore le motif
du trouble. Les' gens de Bruges prétendirent que le Duc n'avait pas prononcé
sur ce point, et que l'Écluse était dans leur juridiction ; ils assignèrent
donc les magistrats en réparation d'injures et dommages. Les gentilshommes
avaient acquis grand pouvoir sur les gens de l'Écluse. Ils leur donnèrent
courage à mépriser cette assignation et à n'y point obéir. Alors les séditieux
forcèrent les magistrats à prononcer que Roland d'Utkerque, Nicolas de
Comines, les échevins, tous les magistrats, et seize des principaux bourgeois
de l'Écluse seraient bannis, de Flandre. Ceux-ci firent replacer l'estacade
dans la rivière pour arrêter encore une fois le commerce de Bruges. La guerre
fut rallumée ; les magistrats et les premiers bourgeois de Bruges encore une
fois emprisonnés, exilés, dépouillés ; le pays fut parcouru tantôt par des
compagnies que conduisaient les gentilshommes, tantôt par la milice de
Bruges, aidée de quatre cents hommes soldés qu'elle avait recrutés à
Ardembourg et au Dam. Le Duc,
qui n'avait ni la volonté ni le pouvoir d'employer des moyens de rigueur,
convoqua à Gand les trois Etats de Flandre pour prononcer sur le droit que
prétendait la ville de Bruges de soumettre l'Écluse à sa juridiction. Il
retourna même à Bruges, et s'y montra doux et gracieux aux habitants. Il
répéta cependant que sa ferme volonté était que l'Écluse et Nieuport ne
connussent d'autre juridiction que celle du comte de Flandre, de même
qu'Audenarde où les Gantois prétendaient le même droit : qu'il entendait
aussi que le Franc continuât à former une commune séparée : enfin que les
exils prononcés contre les magistrats de l'Écluse, et même contre ses propres
officiers, fussent révoqués. Après avoir ainsi déclaré son intention, il
laissa les États eu délibérer et retourna à Lille. Le duc de Bourbon et le
chancelier de France y étaient venus pour traiter de nouveau de la liberté du
roi René. Ce prince lui-même y était en personne. Les conditions furent
favorables au Duc. Le roi René lui céda tous les droits qu'il prétendait sur
la seigneurie de Cassel en Flandre, qu'Iolande, petite-fille de Robert de
Béthune comte de Flandre, avait, vers l'an 1300, apportée en dot dans la
maison de Lorraine., La rançon fut fixée à 400 mille écus d'or, cautionnés
par les vingt principaux gentilshommes de Lorraine ; et quatre forteresses du
pays de Bar furent laissées en gage au duc de Bourgogne. Ce traité fut suivi
d'une alliance entre les deux princes. Aussitôt
après, le Duc retourna aux fâcheuses affaires de ses villes de Flandre. Les
habitants de Bruges, pour lui témoigner quelque déférence, avaient levé les
exils prononcés contre ses officiers et les magistrats de l'Ecluse, se
bornant à leur interdire l'entrée de leur ville. Mais de nouveaux sujets de
discorde s'élevaient chaque jour. Joachim sire d'Hallwin, seigneur d’Utkerque
et de Blankenberg, avait droit sur la quatorzième partie de la farine qui
sortait de ses moulins. Il imagina d'exiger la sixième partie, interdit à
tous les habitants de faire moudre ailleurs qu'à ses moulins, et leur
défendit mème d'acheter nulle part ailleurs de la farine et du pain : Les
magistrats de Bruges réclamèrent leur juridiction, réglèrent la redevance au
douzième, rendirent aux habitants la liberté d'acheter du pain, condamnèrent
le sire d'Hallwin à payer trois cents livres d'amende et à réparer à ses
frais cinq verges des murs de la ville. Sur ces
entrefaites le Duc revint et trouva les esprits plus agités que jamais. Une
nuit, on vint l'avertir que les quatre principaux métiers prenaient les
armes. Sur-le-champ, il se leva et fit armer tous ses hommes. C'était un faux
avis ; mais il en résulta un tumulte véritable ; le peuple se prit à dire
qu'il y avait de méchantes gens qui le calomniaient auprès de son seigneur,
et sa fureur contre les gens riches et les magistrats devint plus vive que
jamais. Il y en eut plusieurs qu'on eut grand’peine à sauver du massacre. La
haine publique se porta principalement sur le bourgmestre Maurice de
Varsenaere, parce qu'il était dans la grande intimité du Duc. Les séditieux
imputaient à ce sage et respectable homme d'avoir donné au prince une
fâcheuse opinion des gens de Bruges. Les
États de Flandre ne rendaient cependant point leur sentence sur les
prétentions des villes. Le Duc voyant que tout semblait tranquille pour le
moment, et que les États n'osaient point lui être complétement favorables,
décida la chose de sa propre autorité, selon ce qu'il avait déjà annoncé
comme sa volonté. Le calme dura peu, ainsi qu'il eût été facile de le prévoir
; rien ne pouvait remettre clans la bonne voie les esprits de tous ces
Flamands, que l'entreprise de Calais avait tirés de leurs habitudes de repos.
Ce malheureux siège était la cause des discordes qui se renouvelaient sans
cesse à Gand ; chaque jour ceux qui avaient commencé et allumé la sédition
dans le camp étaient en butte aux reproches et aux injures. Vainement le Duc
avait déclaré verbalement qu'il avait lui-même ordonné la retraite et qu'il
n'entendait se plaindre d'aucune désobéissance ; les querelles recommençaient
presque sans intervalle. Enfin un jour, au mois de mai 1437, les choses
allèrent si loin, que Jacques de Zaghère, grand doyen des métiers, qui, le
premier devant Calais, avait abattu son pavillon et plié sa tente, fut
massacré par le peuple. Le Duc pardonna cette sédition plus facilement que
les autres ; il accorda une complète abolition, et personne ne fut puni. A peine
Gand était-il un peu calmé, que les troubles recommencèrent à Bruges. Louis
Vandevelde, bourgmestre et collègue de Maurice de Varsenaere, avait une femme
remplie d'ambition et d'envie. Elle parvint à obtenir la confiance du Duc, et
lui persuada que son mari et Vincent Scoutelaer, son frère, si on leur
confiait tout pouvoir, viendraient à bout de réprimer et de punir les
séditieux. Le Duc
avait d'abord mandé Louis Vandevelde à Arras ; celui-ci, à la persuasion de
sa femme, promit, et donna même son engagement écrit de s'employer
secrètement, mais de tout son pouvoir à procurer le châtiment de la populace.
Maurice de Varsenaere fut ensuite mandé, et le Duc voulut obtenir de lui la
même promesse : « Monseigneur, dit-il en se jetant à ses pieds, faites grâce
entière à votre bonne ville de Bruges, c'est le seul moyen de tout-apaiser.
Ce peuple est si mauvais qu'on le remettra en fureur si l'on parle de punir.
— Non, reprit le Duc, je veux que' ces méchantes gens portent la peine de
tous leurs crimes ; montrez-vous fidèle et obéissant à votre seigneur. »
Maurice revint à Bruges. « Ah ! mon cher confrère, qu'avez-vous fait ? dit-il
à Vandevelde, qu'avez -vous promis à monseigneur ? nous sommes tous perdus, si
le peuple vient à s'en douter. » Vandevelde effrayé de voir son secret aux
mains de Varsenaere parla tout aussitôt à sa femme du danger où elle l'avait
mis. « Hé bien, dit-elle, il n'y a qu'un parti à prendre ; voyez si vous êtes
homme ; il faut faire périr Varsenaere. » Louis
Vandevelde refusa de trahir ainsi et d'assassiner son digne confrère. Alors
elle fit venir son frère et son fils, et bientôt, courant parmi le menu
peuple, ils accusèrent Varsenaere précisément des mauvais desseins où il
n'avait pas voulu entrer. La colère des séditieux ne fut pas lente à allumer
; Varsenaere leur était suspect depuis longtemps, de même que tous les gens
riches et sages, de même que tous les magistrats qui cherchaient à arranger
les affaires. A ce moment arriva la nouvelle que les Gantois avaient mis à
mort leur grand doyen ; il n'en fallut pas davantage. Le peuple prit les
armes et se mit à parcourir les rues, demandant à grands cris Maurice de Varsenaere.
Au premier bruit il s'était caché ; on fit venir l'officier chargé
d'ordinaire d'aller faire les dénombrements dans les maisons ; il finit par
le découvrir. On le traîna dans la rue. Sou frère, Jacques de Varsenaere,
voulut prendre la parole pour le justifier, il fut frappé le premier ;
quelques honnêtes bourgeois essayèrent de le détendre, ils n'étaient point en
force contré la foule, le malheureux bourgmestre fut massacré sur le corps de
son frère. Le baillif, 16 scoutète, Vincent Scoutelaer lui-même, frère de
Gertrude Vandevelde, et-qui était le premier auteur de tout le mal,
s'enfuirent avec un grand nombre de bourgeois. La populace était plus animée
qu'elle ne l'avait jamais été. Le Duc
résolut enfin de tirer vengeance d'une rébellion ; les hommes riches et sages
de la ville le conjuraient de les secourir, de les sauver de cette foule
furieuse. Les
séditieux commencèrent à s'inquiéter du courroux de leur seigneur[20]. Ils envoyèrent à Gand et dans
les autres villes de Flandre, des députés qui, cette fois, ne reçurent pas
grand accueil ; alors on eut recours aux gens des Nations, comme on appelait
les marchands étrangers ; ils s'en vinrent à Lille intercéder le Duc. Ce
prince répondit qu'il allait partir pour aller en Hollande régler les
affaires de la succession de madame Jacqueline morte au mois d'octobre de
l'année précédente, et qu'il prendrait sa route par Bruges. En effet, il
tarda peu à se mettre en chemin avec une suite de quatorze cents hommes. Il
emmenait avec lui ses principaux serviteurs et ses meilleurs chevaliers ; son
cousin, le comte d'Étampes, les sires de Crèvecœur, de Saveuse, de Ternant,
de Roubais, de Liedekerke, de Hautbourdin, de Humières. Roland d'Utkerque, et
Collard de Comines que les Flamands avaient pris dans une si grande haine, et
dont ils avaient prononcé le bannissement, l'accompagnaient aussi. Le
maréchal de l'Isle-A dam, qui venait de laisser surprendre Pontoise par les
Anglais, ce dont il avait été fort blâmé[21], était venu de France, servir
la cause du duc de Bourgogne. Le
prince s'arrêta à Rosslaer, à quelques lieues de Bruges, et envoya ses
fourriers faire ses logements dans la ville ; ils y entrèrent sans nulle
difficulté, et le Duc arriva le 22 de niai, devant la porte de Bruges, avec
tout son monde, sur les trois heures après midi. Le chapitre de la cathédrale
était venu au-devant de lui, ainsi que les bourgmestres, les échevins et tous
les magistrats. Quand ils virent toute cette armée, ils conjurèrent le Duc
d'entrer dans la ville, seulement avec ses serviteurs et ses chevaliers, et
d'envoyer ses archers et tout le reste de sa troupe à Male, où l'on allait
leur préparer des vivres et des logements. Ils lui rappelèrent que, lorsque
le bourgmestre Louis Vandevelde avait été mandé devant lui à Arras, il
l'avait promis ainsi. Le Duc repartit qu'il voulait seulement que son armée
traversât la ville, afin de se rendre à l'Écluse, où elle s'embarquerait pour
la Hollande. Les bourgeois insistaient toujours ; le Duc était ferme dans son
désir. Tous les seigneurs français de la suite du prince s'émerveillaient de
voir la hardiesse avec laquelle ces bourgeois résistaient à la volonté de
leur seigneur ; cela leur semblait fort étrange ; ils parlaient déjà de les
saisir et de couper le cou à ceux qui avaient trempé dans les rebellions ;
mais c'eût été chose dangereuse pour les serviteurs que le Duc avait la
veille envoyés dans la ville. Ce débat dura deux heures ; enfin, le duc de
Bourgogne ordonna au sire (le Rochefort et au bâtard de Dampierre de se
saisir de la porte, et il entra suivi d'une nombreuse compagnie d'archers. Le
maréchal de l'Isle-Adam, homme de grande expérience et qui avait bien connu
dans les affaires de Paris comment le peuple se comporte, n'était point
d'avis d'entrer avec si peu de gens dans une grande ville en émeute. Pendant
les pourparlers qui avaient eu lieu devant la porte, le menu peuple s'était
peu à peu échauffé de crainte et de fureur. « Le Duc amène ses Picards pour
ravager la ville, disait-on ; personne ne sera épargné ; il a avec lui le
sire d'Utkerque et le sire de Comines, nos grands ennemis. » Les groupes se
formaient sur les places et dans les rues ; on prenait les armes, et tout
était déjà en rumeur, lorsque le Duc commença son entrée. Cependant il
marchait sans redouter nul péril, et se croyait le maitre ; il parvint ainsi
jusqu'à la place du marché. Là, deux braves bourgeois, Raze Ywan et Martin
Vandermessen, hommes âgés et respectables, connus pour de grands ennemis du
désordre, se présentèrent devant lui pour offrir leurs hommages. An même
instant la populace se précipita sur eux et les massacra sous ses yeux. Pour
lors, les hommes d'armes prirent leurs épées, et les archers criant, « Ville
gagnée, n comme à un assaut, tirèrent sur le peuple. Dix ou douze des mutins
tombèrent morts ; beaucoup d'autres furent blessés, mais ils ne
s'épouvantèrent point. Les flèches, les-pierres, les bûches, les planches
commencèrent à pleuvoir des fenêtres. On s'étonnait de la témérité d'une
telle résistance, quand tout à coup arriva le sire de Liedekerke, annonçant
au Duc que les hommes qu'il avait laissés pour la garde de la porte, avaient
été forcés : que la herse était baissée, et que toute communication était
impossible avec le reste de l'armée. Le danger était grand. Le Duc ordonna de
retourner vers la porte ; et, pour y arriver plus tôt, divisa sa petite
troupe en deux parts. Il fit sa retraite par la grande rue. Le nombre des
assaillants croissait de moment en moment ; déjà plus de cent archers avaient
été tués ; le combat devint plus rude encore en approchant de la porte. Les
séditieux se précipitaient avec fureur sur la petite escorte du Duc. Le
maréchal de l'Isle-Adam, voyant les archers faiblir, mit pied à terre. Pour
leur donner l'exemple, il se porta en avant, croyant qu'il était suivi ; il
fut abandonné seul aux mains du peuple ; et à l'instant même, sans qu'on eût
le temps de lui porter nul secours, il fut massacré. On lui arracha son
collier de la Toison-d'Or ; on le dépouilla, on le traîna dans les rues,
comme, vingt ans auparavant, le connétable d'Armagnac l'avait été, sous ses
yeux, par la populace de Paris. Ceux
qui restaient encore auprès du Duc se serrèrent autour de lui. Sa vie était
en péril, et rien ne paraissait pouvoir arrêter la rage de ces forcenés. En
vain quelques bourgeois leur criaient : « Prenez garde à ce que vous allez
faire ; c'est votre seigneur. » Ils n'écoutaient personne. Enfin un des
doyens des métiers, nommé Jacques de Hardoyen, se résolut de l'arracher à la
fureur du peuple. Pendant que l'on combattait encore devant la porte, il
entra chez un serrurier, prit ses outils ; à eux deux ils brisèrent les
serrures et ouvrirent la porte. Le Duc, les sires d'Utkerque et de Comines,
quelques autres gentilshommes sortirent en toute bâte. Le reste des
Bourguignons demeura enfermé et tomba au pouvoir des rebelles, au nombre
d'environ deux cents. Plusieurs furent égorgés ; d'autres se noyèrent dans
les fossés en essayant de s'échapper. Dès le lendemain, Jacques de Hardoyen
fut décapité ; sou corps, coupé en quatre quartiers, fut exposé sur les
portes de la ville. Le serrurier fut aussi mis à mort. On voulait faire périr
tous les prisonniers : vingt-deux avaient déjà eu la tête tranchée ; mais le
clergé et les marchands étrangers leur sauvèrent la vie. Le confesseur de la
Duchesse, deux chantres de sa chapelle, et quelques serviteurs intimes de sa
maison, lui furent renvoyés. Le Duc
fut désespéré de cette déplorable aventure, et surtout de la mort de son
fidèle partisan le sire de l'Isle-Adam. Il retourna à Lille pour aviser aux
moyens de réduire Bruges. Le seul qu'il employa d'abord fut de faire barrer
les canaux et les rivières pour empêcher tout commerce. Les gens de Bruges
n'ayant plus rien à manger, et, enhardis d'avoir réussi à chasser leur
seigneur, couraient la campagne par troupes armées, ravageaient le pays,
démolissaient et brûlaient les châteaux de la noblesse ; ils osèrent même
assiéger l'Écluse, malgré la forte garnison que le Duc y avait mise sous les
ordres du sire de Lalaing. Les garnisons bourguignonnes des villes fermées ne
faisaient pas de moindres dégâts. Le pays
de Flandre se voyait ruiné par une si cruelle guerre ; tout commerce avait
cessé, et nul ne pouvait plus cultiver son champ en paix. Les villes de Gand,
d'Ypres, de Courtray, envoyaient sans cesse conjurer le Duc de mettre ordre à
un tel état des choses ; il ne leur donnait aucune réponse, espérant que du
moins il ruinerait et affamerait cette méchante ville de Bruges. Les
marchands de Lubeck avaient cependant réussi à y faire entrer une grande
provision de blé. Enfin,
les Gantois se lassèrent de ce que leur seigneur ne faisait rien pour avoir
la paix. Un jour que la corporation des forgerons était assemblée, Jean de
Cachtele, l'un d'entre eux, dit que, puisque personne ne se mettait en peine
de rendre le repos au pays et de rétablir le commerce, il fallait y pourvoir
soi-même. Pour lors il prit la bannière et s'en alla la planter sur le marché
des vendredis. En peu de moments, les bannières des cinquante-deux métiers
furent réunies ; le corps des tisserands, qui avait ses privilèges à part, se
réunit aussi à cette assemblée. Enfin les échevins et magistrats de la ville
ne purent se dispenser d'y apporter la bannière de Flandre. Il y eut d'abord quelques
discordes ; beaucoup de bourgeois craignaient de voir les troubles
recommencer et le pouvoir tomber aux gens du menu peuple ; ils disaient qu'il
fallait encore attendre, que le Duc travaillait à remettre la paix, et qu'en
ce moment il avait même consenti à recevoir les députés de Bruges. Les
tisserands étaient surtout fort divisés : les plus pauvres pour ce projet,
les plus riches contre. Quant aux orfèvres, ils étaient tous du même avis ;
ils passèrent d'un côté du marché, disant à ceux qui pensaient comme eux de
les suivre. La chose fut ainsi décidée, et l'on commença par élire pour
capitaine de la ville un respectable bourgeois nommé Erasme Ouredenne, en lui
donnant un conseil de douze personnes. Cet homme de bien leur représenta
qu'il serait bon d'avoir le consentement de leur seigneur le duc de Bourgogne
; l'avis sembla prudent ; Ouredenne se rendit à Lille. Le Duc sembla voir
avec plaisir cette bonne volonté des Gantois ; il donna lui-même commission à
leur capitaine, et reçut son serment. Pendant,
ce temps-là les Gantois avaient donné ordre, dans leur ville et dans tous les
bourgs de leur châtellenie, qu'il fût fourni un nombre d'hommes armés, pareil
au nombre qui, l'année d'auparavant, avait marché à Calais, afin de former un
camp à Marykerke sur la route de Bruges. Ce n'était pas chose difficile en ce
moment-là de rassembler des hommes en Flandre, et de les employer à un
service de guerre. Les séditions pour le changement des monnaies, le voyage
de Calais, les troubles qui s'en étaient suivis, avaient détourné le peuple
des habitudes du travail. Les laines n'arrivaient plus d'Angleterre ; les
métiers à tisser les draps, qui enrichissaient la ville d'Ypres, avaient
cessé de travailler ; les canaux étaient barrés à l'Écluse et au Dam ; les riches,
voyant tout le pays en agitation, ne faisaient pins de dépenses, vivaient
d'économie, ne voulaient pas se risquer, et ne donnaient point d'ouvrage aux
pauvres. On eut bientôt à Marykerke plus de monde qu'on n'en voulait. Ouredenne
revint de chez le Duc, et commença par prêter encore serment devant toute
l'armée de servir bien et loyalement son prince, de garder ses droits et sa
seigneurie, de garder aussi les privilèges de la ville, de remettre le pays
en droit et justice, et de procurer la paix et l'union du peuple. Il fit
jurer le même serment aux douze conseillers qu'on lui avait donnés. Avant
de rien entreprendre pour établir la paix en Flandre, le nouveau capitaine
fut contraint par ceux qui conduisaient toute cette affaire, de rentrer à
Gand, afin d'ôter le pouvoir à un parti qui depuis plusieurs années
gouvernait la ville, et qui avait toujours nommé les échevins et les
principaux doyens. On les appelait populairement les Mangeurs de foie ; et
ils avaient pour chefs d'honnêtes et considérables bourgeois. Ouredenne les
fit mettre en prison, pour leur sauver la vie, car les séditieux voulaient
les emmener au camp ; il promit qu'on ferait une enquête générale de tous les
griefs, et qu'on les mettrait en justice. De
retour à son camp, il s'appliqua à maintenir sévèrement le bon ordre ; cela
était difficile, car il avait quatre fois plus de gens qu'il n'en aurait
voulu et qu'il n'eût été nécessaire. Le capitaine des Gantois commença à
exercer ainsi une grande autorité surie pays de Flandre. Il défendit, sous
peine de la vie, tout pillage et tout larcin. De quelque parti que fussent
les délinquants qu'on lui amenait, il leur faisait tout aussitôt trancher la tête.
De la sorte il mit un terme aux courses de la garnison do l'Écluse, qu'on
avait inutilement prié le Duc de réprimer. Afin de parvenir à la paix, il
jugea ensuite à propos de se rapprocher de Bruges, et il porta son camp à Eccloo.
Déjà les gens de Bruges avaient envoyé tous leurs magistrats en députation
pour aviser, d'accord avec les autres villes de Flandre, aux moyens de calmer
les discordes et de rendre au commerce un cours tranquille et assuré. Après
beaucoup de pourparlers, on leur imposa, d'un commun accord, la condition de
se conformer à la sentence du Duc, et de laisser le Franc former une commune
séparée. Les
bourgmestres de Bruges, les échevins, les conseillers, les capitaines de la
bourgeoisie, les doyens et les jurés des métiers, au nombre de quarante-deux,
voyant que tel était le ferme propos de tous les Flamands, y accédèrent à
grand'peine. Il était plus difficile d'obtenir le consentement du peuple. Les
députés le convoquèrent à leur retour. Là, sur la place de l'Hôtel-des-Échevins,
devant une assemblée de plus de vingt mille personnes, ils donnèrent
connaissance du traité qu'ils avaient signé Eccloo. Ce fut d'abord un murmure
favorable, et chacun disait « Oui, oui ; » lorsque tout à coup s'avança un
nommé Jacques Messemaker, qui avait été autrefois banni de Gand pour sa
mauvaise conduite : « Qu'est ceci ? dit-il ; seriez-vous assez lâches pour craindre
les Gantois ? Voulez-vous donc porter les peines de votre folie ? Comment
vous voudriez laisser détruire toute la force de la commune de Bruges l Vous
consentez à séparer les membres de la tête, les champs de la ville, les
colons de leurs maîtres, les vassaux de leur seigneur, le corps de rame. Il
vous vaudrait autant quitter vos casques et jeter vos épées, puis vous en
aller combattre vos adversaires. La châtellenie a toujours été à vous, même
avant la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Aucun roi, aucun prince
n'a été assez puissant dans les anciens temps, pour l'ôter à nos ancêtres.
Vous avez toujours résisté au très-noble et très-puissant duc Philippe, votre
seigneur, et voilà que vous allez plier devant ces Gantois. Ils vont de votre
commune en faire deux ; vos bons et tranquilles voisins vont devenir
désormais vos envieux ennemis, et vous n'aurez jamais paix ni repos. Allez ;
vous n'êtes pas fils de vos pères ; eux étaient vaillants et de ferme volonté
; vous, vous n'avez pas de cœur, et vous vous laissez dépouiller comme si
vous n'aviez pas des armes en vos mains. » Le doyen des forgerons et quelques
autres appuyèrent ce discours ; peu à peu la foule s'accrut, le tumulte, les
cris s'élevèrent ; tous répétaient qu'il fallait garder les vieilles libertés
et les privilèges de la commune de Bruges : que rien n'était plus vrai ni
plus beau que les paroles de Messemaker. On le porta en triomphe, on le
couronna de fleurs, et il fut résolu tout d'une voix que le traité serait
annulé. Les
gens de Gand se trouvaient fort embarrassés ; ils avaient compté que la ville
de Bruges céderait à leurs conseils et à leur puissance. Maintenant il
fallait agir par la force, et commencer une guerre véritable ; c'était une
grande résolution à prendre. Ils ordonnèrent d'abord que, conformément à ce
qu'avait déjà prescrit le Duc, nul ne' portât à Bruges ni marchandises ni
provisions. Ils firent publier que, si la milice de Bruges venait à faire des
courses dans la campagne, on sonnât les cloches dans toutes les églises, et
qu'on s'assemblât pour la combattre. Plusieurs émissaires, qui étaient allés
à Courtray et dans les villes de Flandre, pour exciter les partisans de
Bruges, furent pris et décapités. Mais tout cela ne suffisait point pour
réduire la rébellion et procurer la paix. Il eût fallu s'avancer vers Bruges,
et en faire le siège. Sur cela les avis différaient dans le camp ; on était à
la fin de novembre ; la saison était froide, les vivres étaient rares ;
chacun se dégoûtait de la guerre ; beaucoup retournaient chez eux. A Gand,
le peuple changeait encore bien plus de volonté ; il avait espéré une
meilleure et plus prompte issue ; il lui semblait que l'entreprise avait
échoué. Les canaux étaient toujours fermés et le commerce interrompu. La
dépense de tenir cette armée sur pied était grande ; chaque jour la faction
des Mangeurs de foie reprenait le dessus. Le
camp, après s'être avancé jusqu'à Ardembourg, était revenu à Eccloo. La
discorde était de plus en plus grande entre la milice de la ville de Gand et
la milice de la châtellenie. Enfin un jour un Gantois et un homme de la
campagne prirent querelle ; chacun appela ses compagnons à son aide, et une
rude bataille commença dans le camp. Il y avait déjà des hommes tués, lorsque
Pierre Simon, un des échevins de Gand, se jeta, avec un grand courage, parmi
la mêlée ; il y reçut maintes blessures, mais parvint à apaiser le tumulte.
Le camp fut aussitôt levé, et tous les Gantois revinrent dans la ville. Ouredenne,
qui n'avait nulle ambition et ne voulait que le bon ordre, voyant que les
Mangeurs de foie avaient regagné la faveur d'une grande partie du peuple, fit
remettre en liberté ceux qu'on avait emprisonnés, obtint que Gilles de la Woestine
et les bannis seraient rappelés, puis se démit volontairement, entre les
mains du Duc, du grand pouvoir qu'on lui avait donné et dont il n'avait tiré
aucun fruit. Cependant
les habitants de Bruges abandonnés de tous les Flamands, resserrés de plus en
plus par les troupes du Duc, perdirent peu à peu leur insolence. Les riches
bourgeois commencèrent à être écoutés. Ils eurent recours à la bonté de la
duchesse Isabelle, qui était toujours la protectrice de la ville. Elle leur
conseilla de ne point s'adresser à d'autres qu'à leur seigneur, et promit que
les conditions en seraient d'autant plus douces ; surtout si l'on ne mêlait
plus les Gantois dans cette affaire. Pour obtenir plus d'indulgence encore,
les gens de Bruges mirent en justice les hommes que, peu auparavant, ils
écoutaient plus que tous, et auxquels ils avaient témoigné un si grand amour.
Messemaker, les doyens des forgerons, des teinturiers et des drapiers, curent
la tête tranchée. Les prisonniers qu'on avait gardés depuis le jour où le Duc
s'était à grand'peine échappé de la ville, lui furent renvoyés, richement
habillés et gratifiés d'une forte somme. On fit aussi la plus magnifique
réception à Jean bâtard de Bourgogne fils du Duc, que le chapitre choisit
alors pour son doyen. Enfin après avoir cherché ainsi tout ce qui pouvait
apaiser leur seigneur, les gens de Bruges envoyèrent des députés. Le Duc
de Bourgogne consentit à les admettre en sa présence ; ils se mirent à genoux
et entendirent dans cette humble attitude la lecture de tous les crimes de
leurs citoyens. Ils crièrent : « Merci, merci aux gens de votre ville de
Bruges, » et se traînèrent ainsi jusqu'aux pieds de leur seigneur. La
Duchesse, le duc de Clèves, et les autres puissants intercesseurs que la
ville avait implorés, les députés des Nations demandèrent aussi merci ; le
Duc donna alors l'ordre de lire sa sentence ; prenant même en pitié ces
pauvres députés, il les fit asseoir, après les premières lignes entendues.
Voici quelles étaient les conditions. Lorsque
le Duc fera sa première entrée, les magistrats et vingt bourgeois viendront
jusqu'à une lieue au-devant de lui sans chaperons et nu-pieds, se mettront à
genoux et crieront : « Merci. » Chaque fois que le Duc ou ses successeurs
entreront dans la ville, on viendra leur apporter les clefs de toutes les
portes. Une grande croix sera élevée à une lieue de la porte, que les habitants
ont fermée sur leur prince, et près de laquelle ils ont osé l'assaillir.
Cette porte sera convertie en chapelle ; une messe solennelle sera chantée à
chaque anniversaire dans l'église de Saint-Donat, et quatre bourgeois
tiendront à la main un cierge allumé pendant toute la cérémonie. Dix-
mille écus seront donnés au fils du maréchal de l'Isle-Adam, et il lui sera
fait amende honorable. La famille du serrurier qui a été écartelé pour avoir
brisé les serrures de la porte, recevra aussi une juste indemnité. La
ville de Bruges paiera deux cent mille rixdalles d'or à son seigneur. Quarante-deux
personnes seront exceptées de l'abolition et laissées à la volonté du Duc. Les
habitants de Bruges ne pourront plus sortir en troupe armée sous peine de
forfaiture. Quiconque fera cesser le travail des métiers, encourra des
punitions graves. Dorénavant
les biens des bâtards appartiendront au prince par héritage. Les rentes
viagères qui lui sont dues, seront payées ou rachetées. Bruges n'aura aucune
juridiction sur la ville de l'Ecluse, et ne sera plus son chef-lieu ses
habitants ne marcheront plus à l'armée avec ceux de Bruges ; ils n'auront
plus aucune affaire ensemble qu'en ce qui touche le commerce. Néanmoins les
métiers ne seront plus réglés à l'Écluse par la ville de Bruges. Nul ne
pourra avoir le droit de bourgeoisie s'il n'habite pas dans la ville trois
fois quarante jours pour le moins. Deux
mois après, au mois de mai 1438, le duc de Clèves fit son entrée à Bruges
avec Collard de Comines, qui était rétabli dans son office de grand baillif
de Flandre. Leur réception fut solennelle, et les magistrats et les habitants
de la ville s'humilièrent devant les- envoyés de leur seigneur. Rien
n'égalait alors les calamités de cette malheureuse cité ; son commerce était
perdu ; la famine y avait fait naître une épidémie horrible, qui avait
emporté environ vingt mille personnes ; les autres villes de Flandre ne lui
montraient nulle pitié, et avaient peu de moyens de la secourir. Les
rébellions n'étaient pas encore apaisées dans le territoire du Franc, et ce
désordre empêchait les vivres d'arriver à Bruges. Le
jeune duc de Clèves et le baillif arrivèrent sur la grande place, un échafaud
y était dressé ; on commença par trancher la tête à onze de ceux que le Duc
avait exceptés de l'abolition. Joachim Vandevelde, fils du bourgmestre, et
Vincent Scoutelaer son beau-frère, furent au nombre de ces condamnés. Leurs
têtes furent exposées sur une pique, et leurs corps sur la roue. Louis
Vandevelde et sa femme Gertrude devaient aussi périr sur cet échafaud. La
sentence prononcée contre cette femme, portait qu'après avoir été décapitée,
elle serait ensevelie sur la place du marché, et qu'on placerait sur le lieu
de sa sépulture une grande pierre ronde avec cette inscription : « Ci gît
Gertrude, épouse de Louis Vandevelde, détestable femme, qui, par ses
mensonges, conduisit son noble prince dans un très-grand péril, et jeta sa
ville dans d'affreuses calamités. » Les instances de plusieurs damés de la
ville lui sauvèrent la vie ; sa peine et celle de son mari fut commuée en une
prison perpétuelle ; ils y moururent. Peu
après, la duchesse de Bourgogne fit son entrée ; sa présence ne suspendit pas
les supplices. Les habitants de la commune du Franc avaient aussi fait agréer
leur soumission ; une amende de cent mille rixdalles leur fut imposée, et les
principaux partisans des gens de Bruges furent exceptés de l'abolition. On
amena dans la ville Arnold Beytz, qui, le premier, était entré à Bruges,
apportant une bannière du Franc, pour la joindre aux bannières des révoltés
de la ville. Ils avaient eu, dans ce temps-là, tant de joie de ce premier
exemple donné aux gens de la campagne, qu'ils avaient rendu les plus grands
honneurs à cet Arnold Beytz, et l'avaient, selon leur usage, couronné de
fleurs. Ce fut aussi avec cette parure que le grand baillif le fit décapiter,
et l'on exposa sur une pique cette tête sanglante ornée d'une couronne de
roses. Ainsi
se terminèrent, pour le moment, les révoltes de Flandre qui avaient retenu le
duc de Bourgogne pendant près de deux années, sans lui laisser le loisir de
s'éloigner de cette partie de ses vastes domaines. Cependant il n'avait point
cessé de s'occuper des affaires de France. Malgré la paix, le royaume n'avait
peut-être jamais été aussi malheureux. L'audace des écorcheurs et la
désobéissance des gens de guerre allaient toujours croissant. Le roi manquait
d'argent, et ne pouvait ni payer les compagnies, ni les conduire à aucune
entreprise considérable contre les Anglais. Depuis que le duc d'York et le
duc de Glocester étaient venus en France et y avaient amenés des renforts,
les Anglais avaient repris le dessus. La Normandie était entièrement retombée
entre leurs mains[22] ; la Hire, le sire de
Fontaine et d'autres vaillants capitaines, avaient fait la tentative de
surprendre Rouen ; mais eux-mêmes ayant manqué de précaution, furent attaqués
à l'improviste par lord Talbot, et presque tous faits prisonniers, hormis la
Hire qui s'échappa à grand'peine. Un
autre échec avait été éprouvé par les Bourguignons[23] ; le sire de Brimeu, sénéchal
du Ponthieu, avait résolu de surprendre la forteresse du Crotoy, dont le port
servait de refuge aux navires anglais qui ravageaient toute la côte. Il
envoya une barque vers l'entrée de ce port, et, à la marée tombante, la
barque restée sur la grève sembla échouée ; l'équipage criait : « Au secours
! » Les Anglais, reconnaissant que c'étaient des Français, sortirent en grand
nombre pour les prendre et piller la barque. Elle était montée par le sire Robert
du Quesnoy et d'autres braves combattants. Le sire de Brimeu était aussi
embusqué avec trois ou quatre cents hommes dans les rochers de la falaise.
Les chefs anglais furent séparés.de leur garnison et faits prisonniers ; la
ville fut prise, mais le château était très-fort, et il ne put être emporté. Le sire
de Brimeu, sachant qu'il ne s'y trouvait pas une grande provision de vivres,
entreprit de l'avoir par famine. Il avait avec lui un brave chevalier de
Rhodes nommé le sire de Foy, et le sire d'Auxi ; celui-ci avait conservé des
anciens temps le vieux titre qui marquait la seigneurie, et se nommait
communément le Ber d'Auxi. Plusieurs seigneurs du voisinage se joignirent à
eux avec leurs hommes. Les bourgeois d'Abbeville, qui souffraient chaque jour
de grands dommages par le voisinage de cette garnison anglaise, fournirent,
de l'argent et des vivres. De si petits moyens ne suffisaient pas encore ; le
duc de Bourgogne prit à cœur cette entreprise ; il manda aux marins de
Dieppe, de Saint-Valery et des ports français -de cette côte, de bloquer le
port par mer ; en même temps, il chargea le sire de Croy baillif de Hainaut,
de rassembler les gentilshommes de Picardie et des pays voisins pour tenir le
siège. Le sire Baudoin de Noyelles, un des plus habiles gens de guerre parmi
les Bourguignons, fit construire une forte bastille, et une enceinte autour
de la ville. Le Duc s'avança jusqu'à Abbeville, afin de veiller à ce que rien
ne manquât aux assiégeants. Les
Anglais, de leur côté, attachaient avec raison un grand prix à cette
citadelle, qui gardait l'entrée de la Somme. Lord Talbot, lord Falconbridge,
sir Thomas Kyriel partirent de Rouen avec une forte armée. Ils arrivèrent
dans le voisinage des Bourguignons, et commencèrent par ravager le pays sans
nul obstacle. Le Duc, ne croyant pas ses gens assez forts, leur avait défendu
de livrer bataille. En effet, ils étaient sans confiance et sans courage ;
ceux qui défendaient la bastille, sans même attendre l'attaque, s'enfuirent
honteusement aux grandes huées de la garnison anglaise qui sortit et les
poursuivit en les chargeant d'injures sur leur lâcheté. Ce fut un grand sujet
de blâme et de déshonneur pour les sires de Croy, de Brimeu, de Noyelles,
tous trois chevaliers de l'ordre de la Toison-d'Or, et par là tenus à une
plus grande vaillance ; ils rejetèrent le tort sur les archers des communes
qu'ils n'avaient jamais pu retenir, disaient-ils. Pendant
que le royaume était si mal défendu, les capitaines et les chefs des
compagnies parcouraient toutes les provinces, sans qu'on mît obstacle à leurs
ravages. Le sire Rodrigue de Villandrada était le plus actif et le plus
audacieux de tous[24]. Il traversa, avec son
beau-frère le bâtard de Bourbon, l'Auvergne, le Rouergue, l'Albigeois. Les
états de Languedoc s'assemblèrent à Béziers et se rachetèrent moyennant une
forte somme qu'on paya à ces deux capitaines, sans pour cela se préserver complètement
du pillage. De là ils remontèrent dans la Guyenne, le Poitou et la Touraine. Le roi,
qui ne tirait d'argent que de ses provinces du Midi, avait tenu les États de
Languedoc à Vienne, en 1436. L'aimée d'après il retourna encore dans cette
province, et assembla les États à Montpellier. Il en revenait par l'Auvergne,
et s'en allait traversant le Berri, afin de venir mettre ordre aux courses du
sire de Villandrada. Celui-ci, qui ne voulait point faire une guerre ouverte
-au roi, se hâta de quitter la Touraine et l'Anjou, pour se retirer dans les
domaines du duc de Bourbon. Les gens de son avant-garde rencontrèrent les
fourriers du roi qui venaient faire son logement à Herisson, sur la route de
Saint-Amand à Bourges. La licence était telle qu'ils les dévalisèrent. Puis
toute cette compagnie s'en alla dans les villes que le duc de Bourbon avait
de l'autre côté de la Saône, et qui relevaient non de France, mais de Savoie.
En effet ce prince protégeait beaucoup son frère le bâtard et Villandrada qui
avait épousé sa sœur bâtarde. Néanmoins pressé par les ordres du roi, il
finit par les désavouer. Villandrada fut banni par arrêt du Parlement, et
n'en continua pas moins ses pillages. Le bâtard de Bourbon et le sire de
Chabanne promirent de servir fidèlement le roi, et d'obéir à ses capitaines,
mais ils demeurèrent, tout comme auparavant, des chefs d'écorcheurs. La
Bourgogne, la Champagne, la Picardie, l'Ile-de-France, étaient encore plus dévastées
que le midi de la France[25]. Les Parisiens, après la première
joie de leur délivrance, avaient vu toutes leurs espérances trompées. C'était
toujours des taxes dont ils ne voyaient pas l'emploi, des brigandages jusqu'à
leurs portes ; les compagnies anglaises ou françaises surprenant tour à tour
les forteresses les plus voisines ; les vivres étaient chers, la misère
grande ; les murmures étaient devenus plus forts que jamais. Toutefois
'on gouvernait le peuple avec douceur au nom du roi ; nulle vengeance n'était
exercée par personne[26]. Le Parlement était revenu de
Poitiers siéger à Paris, au mois de décembre 1436[27]. Ceux qui le composaient
avaient d'abord supplié le roi de n'admettre parmi eux que des gens qui
l'eussent suivi et qui eussent embrassé constamment sa juste querelle. Sur la
demande formelle du duc de Bourgogne, il fallut nommer pourtant quelques-uns
de ceux qui avaient fait partie du Parlement anglais ou bourguignon. La
plupart des bannis furent rappelés. Les Saint-Yon et les anciens chefs des
bouchers eurent eux-mêmes permission de revenir habiter Paris, en jurant de
se conduire loyalement. Malgré cette benianit6 la continuation-du désordre
des compagnies, les progrès des Anglais, et l'insouciance de ce roi dont on
n'entendait non plus parler, disaient les Parisiens, que s'il dit été
prisonnier des Sarrasins[28], étaient des causes suffisantes
pour produire un grand mécontentement. Le Duc
en écrivit an roi, l'engagea à s'occuper davantage de la consolation de ses
peuples, et à ne point oublier ainsi la bonne ville de Paris. Lui-même à ce
moment entreprenait le siège du Crotoy. Le connétable résolut de faire aussi
de nouveaux efforts ; il retourna à Paris, afin de se procurer de l'argent[29]. Lui seul avait encore quelque
crédit sur les Parisiens ; ils avaient mis en lui un espoir, dont chaque jour
ils avaient à se départir : Il leva une taille énorme ; personne n'en fut
exempt, ni le clergé, ni les couvents. La somme ne suffisant pas, il fit
enlever les ornements des églises ; le duc de Bourgogne lui-même prêta iu.000
écus d'or. Tout
cet argent était destiné à faire le siège de Montereau, que le roi avait
formé le dessein de prendre. Avant de s'y rendre, le connétable s'empara de
Malesherbes, de Nemours et de Château-Landon. Montereau était une ville
très-forte ; elle donnait aux Anglais le moyen d'arrêter tout le commerce des
denrées de la Bourgogne ; les Parisiens en souffraient beaucoup, et se
plaignaient depuis longtemps de ce qu'on s'inquiétait si peu de les préserver
de la disette[30]. Le roi, sensible à tout ce
qu'on disait de lui, avait voulu y venir en personne ; il ne fallait donc
point qu'il échouât en sou entreprise. On avait amené une artillerie
nombreuse. Tous les capitaines de France se trouvaient réunis : le bâtard
d'Orléans, le comte du Maine, le comte de la Marche second fils du connétable
d'Armagnac, les sires de Gaucourt, de Chailli, de Coëtivy, de Culant, le
commandeur de Giresme, Saintrailles. Plusieurs chefs de compagnies étaient
venus aussi au mandement du roi, comme le bâtard de Bourbon et le sire de
Chabanne. On entoura la ville d'une tranchée ; on construisit des bastilles ;
un pont de bateaux fut établi sur la Seine, pour faire communiquer les cieux
camps ; car le roi était venu par la rive gauche, et le connétable, de Paris
par la rive droite. Après
la première tranchée, on en fit une seconde plus près de la place ; et
s'approchant toujours ainsi à couvert du canon des ennemis, on se logea au
bord du fossé ; mais il était profond et la rivière d'Yonne y passait. Dès
qu'il y eut une brèche on tenta cependant l'assaut ; le sire de Rostrenen
arriva jusqu'au pied du rempart. Il lui fallut se retirer ; l'attaque était
encore trop difficile. On entreprit alors de détourner une partie de la
rivière d'Yonne, et huit jours après un nouvel assaut fut résolu. Le roi y
vint ; le premier qui passa fut Bourgeois, qui avait toujours la confiance du
connétable ; il se mit dans une barque, mais tant de gens s'y jetèrent pour
monter les premiers à la brèche, que la barque s'enfonça ; plusieurs se
noyèrent. Bourgeois continua à traverser le fossé à gué, portant une échelle
avec ses compagnons. Il l'adossa contre la muraille et monta le premier. A
peine était-il sur la brèche qu'un coup de bombarde vint frapper la muraille
; plusieurs de ceux qui étaient avec lui furent tués, et lui renversé. A ce
moment le roi, faisant son devoir aussi bien et mieux que les autres, se jeta
tout des premiers dans le fossé, ayant de l'eau par-dessus la ceinture, et
tenant son épée au poing. Il arriva à l'échelle et y monta, lorsqu'il n'y
avait encore sur la brèche que quelques-uns de ses gens. Car c'était un
vaillant prince malgré son indolence. La
ville fut prise d'assaut. Le premier soin du roi, au milieu de la chaleur du
combat, fut de défendre, sous peine de la hart, qu'on pillât aucune église,
ni qu'on fit violence à aucune femme ou fille. La garnison s'était retirée
dans le château ; sir Thomas Guerrard qui la commandait était un homme
courageux ; il se serait encore défendu ; mais le roi consentit à ce qu'il
sortît avec les Anglais en emportant tout leur avoir. Le Dauphin, qui avait
pour lors quatorze ans et qui était venu au camp, parut chargé de conclure ce
traité. Il demanda au roi de lui accorder merci pour les Anglais, en
considération de ce qu'il faisait ses premières armes. Quant aux Français qui
étaient dans cette garnison, ils furent tous pendus. Les Anglais s'embarquèrent
sur la Seine pour se rendre à Mantes. Lorsque les bateaux qui les portaient
passèrent devant Paris, il fallut les défendre de la mauvaise volonté des
Parisiens. Le peuple, voyant s'en aller librement ces Anglais qui étaient,
disait-il, des meurtriers et des larrons, se montra fort mécontent ; il
regrettait tout l'argent qu'il avait payé pour le siège de Montereau[31]. Quelques
jours après, le 12 novembre te, le roi fit enfin son entrée à Paris[32]. Il avait couché à Saint-Denis.
Le prévôt des marchands, les échevins et les principaux de la bourgeoisie
s'en vinrent au-devant de lui jusqu'à la Chapelle, suivis des arbalétriers et
archers de la ville, tous vêtus de rouge et de bleu, et des sergents, avec
leur chaperon mi-partie de rouge et vert, commandés par le vaillant Ambroise
de Loré, pour lors prévôt de Paris. L'évêque de Paris, à la tête de son
clergé, le premier président .et les seigneurs du Parlement, le recteur, les
membres et les docteurs de l'Université, les seigneurs de la chambre des
comptes, les notaires, avocats, procureurs et commissaires au Châtelet
venaient à la suite. Le prévôt des marchands et les échevins s'inclinèrent
devant le roi, et lui présentèrent les clefs qu'il remit au connétable. Le roi
était à cheval et vêtu d'une armure d'argent, mais sans casque sur la tête.
Son cheval, qui portait un beau panache de plumes blanches, était couvert
d'une draperie de velours bleu, brodée de fleurs de lis, descendant jusqu'à
terre. Le sire Jean Daulon, qui avait été écuyer de la Pucelle, tenait le cheval
par la bride. Tout près du roi et un peu au-devant, chevauchait Saintrailles
son premier écuyer, portant le casque royal, orné d'une belle couronne de
fleurs de lis. Un autre écuyer portait son épée, et le roi d'armes de France
était chargé de sa cotte d'armes de velours d'azur, avec trois fleurs de lis
brodées en or. En avant étaient les hérauts d'armes de France et ceux de tous
les princes et seigneurs qui étaient en la compagnie du roi, chacun portant
la cotte d'armes de son maître. La marche s'ouvrait par huit cents archers
commandés par le sire de Graville grand-maître des arbalétriers, et par les
archers du corps du roi, au nombre de cent vingt, avec ceux du comte du
Maine, son beau-frère. Le comte d'Angoulême, frère du duc d'Orléans, les
conduisait. Près du
roi, un peu en arrière, marchait le connétable tenant son bâton, et à gauche
le grand-maître d'hôtel. Plus loin on voyait le jeune Dauphin, couvert aussi
de son armure. Le comte du Maine son oncle était à sa droite, le comte de la
Marche à sa gauche. Ensuite venaient les pages du roi, vêtus richement et
couverts de broderie, avec les pages des princes et des seigneurs. Enfin,
après tout ce cortége, le bâtard d'Orléans ; avec une armure éclatante d'or
et d'argent, ceint d'une écharpe d'or qui flottait sur son coursier, menait
l'armée du roi ; elle se composait ce jour-là d'environ mille hommes d'armes,
la fleur des guerriers du royaume. Les barons, les chevaliers, les écuyers,
tous les gentilshommes disputaient de splendeur dans leurs armes et leurs
harnois : les uns vêtus de broderies d'or ou d'argent, de drap d'or, de
velours ; les autres, de damas, d'étoffe de soie ou même de laine, chacun
selon sa richesse. La Hire et Jacques de Chabanne l'emportaient sur tous ; en
effet ils s'étaient assez enrichis à la guerre pour étaler tant de
magnificence. Près du bâtard d'Orléans un écuyer du roi portait l'étendard de
France, qui représentait saint Michel archange sur un fond rouge semé
d'étoiles d'or ; en ce moment, il n'était plus question de l'oriflamme qu'on
avait vue pour la dernière fois, lorsque le roi Charles VI avait marché pour secourir
la ville de Rouen, et qui était restée sous la puissance des Anglais pendant
tout le temps qu'ils avaient tenu Saint-Denis. Lorsque
le roi fut arrivé au ponceau de Saint-Lazare, ou vit paraître une belle
mascarade à cheval composée des sept Vertus théologales et cardinales, et des
sept Péchés capitaux chacun avec ses attributs. Au-dessus de la porte
Saint-Denis, trois anges, qui semblaient descendre du ciel, portaient l'écu
de France, trois fleurs de lis d'or sur un fond d'azur ; au-dessus étaient
écrits les vers suivants : Très-excellent
roi et seigneur, Les
mamans de votre cité Vous
reçoivent en tout honneur Et
en très-grande humilité. Dès que
le roi eut passé la porte, quatre échevins tinrent au-dessus de sa tête un
dais d'azur semé de fleurs de lis d'or. Toute la rue Saint-Denis était
embellie d'un grand nombre de spectacles curieux. Près la rue du Ponceau
était une fontaine qui jetait du vin blanc, du vin rouge, du lait et de l'eau
; des gens tenant des coupes d'argent ornées de fleurs de lis offraient à
boire à tous les passants. Puis, de distance en distance, on avait dressé des
échafauds où se jouaient de beaux mystères : la Prédication de saint Jean,
l'Annonciation, la Nativité, l'Adoration des pasteurs, toute la Passion et le
traître Judas se pendant par désespoir, la Résurrection, Jésus se montrant
aux saintes femmes, le Saint-Esprit descendant sur les apôtres, le Jugement
dernier, saint Michel pesant les âmes, l'enfer et le paradis, sainte
Marguerite foulant le dragon aux pieds ; saint Denis, saint Maurice, sainte
Geneviève, saint Thomas et le roi saint Louis, protecteurs du royaume de
France ; le lit de justice du roi tenu par la Loi divine, la Loi de nature et
la Loi humaine. Dans toutes ces belles représentations, on ne parlait point ;
rirais les acteurs, par leurs gestes et par la façon dont leur visage se
passionnait, faisaient très-bien comprendre chaque mystère. Tous ces
divertissements semblèrent encore plus magnifiques qu'à l'entrée du petit roi
Henri VI, quand les Anglais l'avaient fait couronner à Paris. D'ailleurs la
joie du peuple était grande, les fenêtres étaient pleines de spectateurs, la
foule se pressait dans les rues, on entendait partout crier Noël. Beaucoup
d'honnêtes gens pleuraient de joie en revoyant le roi, leur vrai et naturel
seigneur, avec son fils le jeune Dauphin, qui rentraient dans leur bonne
ville, après une si longue absence et tant de malheurs. Lui aussi avait les
larmes aux yeux d'être si bien reçu[33]. Nul désordre, nul châtiment,
nulle rudesse ne troublaient cette joyeuse entrée. Le roi chevaucha jusqu'à
l'église Notre-Dame ; l'Université lui fit sa harangue ; l'évêque lui
présenta le livre des saints Évangiles, et il jura qu'il tiendrait loyalement
tout ce qu'un bon roi devait faire. Pour lors les portes de l'église lui
furent ouvertes, il y entra pour faire ses prières, puis alla coucher au
palais. La nuit se passa en danses, en festins, en feux de joie, en courses
dans les rues. Le
lendemain, le roi entendit la messe à la Sainte-Chapelle, et montra lui-même
au peuple la sainte lance dont notre seigneur Jésus-Christ avait été percé.
Puis il se rendit à cheval dans son hôtel Saint-Paul ; là, il reçut la
bourgeoisie, le Parlement, l'Université et les autres corps, et leur octroya
gracieusement plusieurs de leurs requêtes. Quelques
jours après il assista aux services solennels que les fils du comte
d'Armagnac firent célébrer à Saint-Martin-des-Champs, pour leur père
cruellement massacré vingt ans auparavant[34]. Les Parisiens ne se souvinrent
pas d'abord de la haine qu'ils avaient portée si longtemps au nom d'Armagnac,
et plus de quatre mille personnes vinrent à cette cérémonie prier pour l'âme
du défunt. Mais il n'y avait pas alors beaucoup d'argent, et il ne put être
fait de largesses après le service, comme c'était l'usage. Cela rendit à tout
ce menu peuple sa vieille rancune, et, du moins pour ce jour-là, il
recommença à maudire les Armagnacs. FIN DU SIXIÈME VOLUME
|
[1]
Chartier. — Journal de Paris.
[2]
Chartier. — Journal de Paris. — Monstrelet. — Hollinshed. — Berri. —
Richemont.
[3]
Chartier. — Berri. — Hollinshed.
[4]
Berri. — Monstrelet. — Richemont. — Hollinshed.
[5]
Monstrelet. — Berri. — Chartier. — Hollinshed.
[6]
Olivier de la Marche. — Richemont. — Monstrelet. — Chartier. — Berri.
[7]
Olivier de la Marche. — Monstrelet.
[8]
Olivier de la Marche.
[9]
Richemont. — Chartier.
[10]
Chartier.
[11]
Histoire de Bourgogne.
[12]
Monstrelet.
[13]
Monstrelet.
[14]
Hollinshed.
[15]
Journal de Paris.
[16]
Richemont. — Chartier. — Monstrelet. — Journal de Paris. — Amelgard.
[17]
Monstrelet. — Richemont. — Heuterus. — Meyer. — Oudegherst. — Hollinshed. —
Amelgard.
[18]
Hollinshed.
[19]
Monstrelet. — Meyer. — Oudegherst. — Heuterus.
[20]
Meyer. — Heuterus. — Oudegherst. — Monstrelet. — Berri.
[21]
Journal de Paris.
[22]
Chartier. — Berri. — Richemont.
[23]
Richemont. — Monstrelet.
[24]
Histoire de Languedoc. — Berri.
[25]
Journal de Paris. — Berri.
[26]
Journal de Paris.
[27]
Ordonnances. — Préf. du tome 13. — Registres du Parlement. — Histoire
de Bourgogne.
[28]
Journal de Paris.
[29]
Richemont. — Journal de Paris.
[30]
Richemont. — Berri. — Registres du Parlement.
[31]
Journal de Paris.
[32]
Le héraut Berri. — Monstrelet.
[33]
Vigiles.
[34]
Journal de Paris.