Suite des
négociations. — Continuation de la guerre. Disgrâce du sire de la Trémoille.
— Concile de Bâle. — Mésintelligence entre le duc de Bourgogne et les
Anglais. — Conférences et traité d'Arras.
LE cardinal de Sainte-Croix était
revenu, et continuait ses démarches pour la paix. D'accord avec le duc
Philippe, il fixa les conférences au 8 juillet, dans la ville d'Auxerre. Les
envoyés de Bourgogne furent choisis au nombre de treize. C'étaient les évêques
de Langres et de Nevers, messire Raulin chancelier, l'abbé de Saint-Seine, le
prince d'Orange, Guillaume de Vienne, le maréchal de Toulongeon, Antoine de
Vergi, les sires de la Trémoille, de Saligny, de Chastellux, de Ville-Arnoul
et maître de Chancey. Ils avaient ordre de ne jamais être moins de sept aux
conférences. Leurs
instructions étaient d'écouter ce que proposerait le légat pour arriver à une
paix générale : de se réunir aux ambassadeurs du roi Henri, toutes les fois
qu'ils soutiendraient ses droits à la couronne de France, par le traité de
Troyes et la volonté de Charles VI : mais de se séparer d'eux, s'ils
alléguaient des droits antérieurs. D'accepter
des réparations pour le meurtre du duc Jean, Si elles semblaient suffisantes
; et si on voulait parler de la mort du duc d'Orléans, de répondre qu'elle
avait été couverte par des traités. De ne
rien conclure sans les gens du roi Henri, et cependant d'avoir des
conférences, même en leur absence, sauf à ne point terminer. Peu
après ces instructions, le Duc retourna en Flandre. Sa femme venait
d'accoucher d'un second fils qui n'avait point vécu. D'ailleurs, une sédition
très-grave venait d'éclater à Gand[1], et demandait sa présence. Il
avait fait, quelque temps auparavant, une ordonnance sur les monnaies pour en
abaisser la valeur. L'ancienne monnaie d'or, d'après ce nouveau tarif,
perdait un tiers et la monnaie d'argent un quart. C'est ce que les communes
de Flandre, et Gand surtout, ne purent endurer. Elles voulaient que la perte
ne fût pas de plus d'un sixième. Les tisserands et plusieurs gens des petits
métiers se réunirent au nombre de plus de cinquante mille sur la place de
Gand. Ils demandèrent à grands cris que les magistrats sortissent de l'Hôtel-
de-Ville, et leur vinssent parler. Il le fallut bien, car ils allaient tout
abattre, sans rien écouter ; ils commencèrent par massacrer Jean Bode, leur
propre doyen, et deux ou trois autres citoyens respectables. De là, déployant
leurs bannières, ils se portèrent aux prisons ; et délivrèrent un nommé
Godescale, que les gouverneurs avaient fait mettre en prison comme mutin.
Tous les officiers du Duc, les syndics, les riches bourgeois se sauvèrent de
la ville. Les séditieux s'en allèrent après à l'église de Saint-Bayon ; ils
voulaient qu'on leur fît remise des rentes qu'ils devaient au chapitre.
L'abbé leur parla doucement, leur fit donner à boire et à manger, et les
laissa assez contents. Ils pillèrent et démolirent quelques maisons. Enfin,
au bout de deux jours, leur fureur commença à s'apaiser. Des gens sages
s'entremirent ; on leur promit que le Duc leur ferait merci. Il arriva, et
approuva les promesses qu'on avait faites en son nom. Il avait assez d'autres
affaires pour craindre de réveiller les terribles révoltes des Gantois. Pendant
qu'il revenait ainsi aviser au gouvernement de ses pays de Flandre et aux
affaires de Zélande et de Hollande, où madame Jacqueline lui causait de
nouveaux embarras, les négociations pour la paix semblaient chaque jour
annoncer une plus mauvaise issue. De premières conférences avaient eu lieu à
Semur. Les Bourguignons étaient entrés en méfiance du légat ; tout en le
trouvant un digne seigneur et un bon prud'homme, il leur semblait qu'il
inclinait un peu vers le parti du Dauphin. Ils
s'étaient aperçus que les ambassadeurs français n'avaient au fond aucune
volonté de traiter avec les Anglais, ne cherchaient qu'à conclure une paix
particulière avec la Bourgogne, et que tout au plus, pour sauver l'apparence,
donnerait-ou un sauf conduit aux envoyés du duc de Bedford. En même
temps le roi de France traitait part avec le prince d'Orange .et avec le sire
de Château-Vilain. Les Bourguignons se plaignaient qu'on détournait ainsi les
vassaux de la fidélité due à leur seigneur. Mais ce
qui devait le plus s’opposer à la paix, c'est que les trêves n'étaient
nullement observées. Il s'était formé tant de compagnies de gens de guerre,
qui n'obéissaient à personne, qui ne vivaient que de rapines, et qui avaient
leur refuge dans des forteresse, qu'on ne pouvait en aucune façon rendre le
repos au pays. D'ailleurs les Anglais n'étaient pas compris dans les trêves,
et la guerre continuait plus cruellement que jamais ; de sorte que les
compagnies bourguignonnes prenaient la croix rouge[2], et, pour continuer leurs
pillages, disaient qu'elles étaient anglaises ; tandis que les compagnies françaises
prétendaient, de leur côté, qu'elles faisaient la guerre aux Anglais
seulement. Il y avait d'autres chefs qui, ouvertement, protestaient qu'ils
n'obéiraient pas à la trêve, comme Perrin Grasset, dont le Duc était toujours
obligé de déclarer qu'il ne pouvait répondre. Bref, il n'y avait dans les
trois partis ni raison, ni justice, ni foi dans les promesses. Le plus sûr,
et encore il n'y avait pas à s'y fier beaucoup, était d'acheter à haut prix
des sauvegardes et des sauf-conduits aux capitaines des compagnies. Le pauvre
peuple et les gens d'église n'avaient aucune justice ou protection à espérer
de leurs princes ou seigneurs. Tout leur recours était seulement de crier
misérablement vengeance à Dieu. Enfin,
le désordre était si grand que le légat et les ambassadeurs eux-mêmes ne
pouvaient se rendre et arriver en sûreté à Auxerre, parce que, de toutes
parts, les compagnies se portaient de ce côté, occupaient les routes,
arrêtaient les vivres, et menaçaient même la ville. Il fallut que le maréchal
de Toulongeon assemblât les Etats de Bourgogne, et s'occupât de rassembler
des gens d'armes afin de procurer un peu de repos au pays. Il mourut tout-à-coup
pendant ces préparatifs ; et ce fut encore un retard aux négociations. Le Duc
le remplaça par un des plus considérables seigneurs de ses Etats, Pierre de
Beaufremont sire de Charny. Il conduisit à grand'peine, et en marchant avec
d'extrêmes précautions, le légat et les ambassadeurs dans la ville d'Auxerre. Les
gens des compagnies avaient une telle audace, ils étaient si habiles à se
faire partout des intelligences, et à recruter les hommes de leur espèce,
qu'ils formèrent le projet de surprendre Dijon[3]. Un marchand mercier, qui
servait habituellement de guide aux courses que faisait la garnison de Chablis,
fut reconnu dans la ville. On le mit à la question ; il confessa que l'on
préparait une escalade, et que Guyenne, héraut du roi de France, qui était
venu porter des lettres à Dijon, savait toute l'affaire. Le héraut fut saisi
et appliqué aussi à la torture. Il voulut d'abord nier, ou dire qu'il avait
seulement entendu parler de ce projet à quelques chefs de compagnie ; on le
serra plus fort, et il avoua que tout était prêt, que les garnisons de Mussi,
Crevant, Chablis et Julli, devaient se réunir pour faire le coup. Il ajouta
que les commandants de ces forteresses étaient fort excités, par le, conseil
du roi, à ravager la Bourgogne. Il avait lui-même, disait-il, trois semaines
auparavant, comme il allait partir d'Amboise où était le roi, été appelé par
le sire de la Trémoille, l'archevêque de Reims et le sire de Harcourt, et on
l'avait chargé de dire aux chefs des garnisons qu'ils eussent à faire la guerre
en Bourgogne le plus tôt qu'ils pourraient. Le sire de la Trémoille avait
ajouté : « Le duc de Bourgogne garde ses alliances avec les Anglais. Quand il
parle de monseigneur le roi, il l'appelle notre adversaire Charles de Valois,
qui se dit Dauphin ; ses gens ne respectent pas les trêves. Hé bien, nous lui
ferons aussi la guerre ! » Guyenne
ajouta que le conseil du roi et les chefs des compagnies s'entendaient en
secret avec beaucoup de seigneurs de Bourgogne, de ceux même à qui le Duc se
fiait le plus. Il nomma le sire de Jonvelle, frère du sire de la Trémoille ;
les seigneurs du Thil, de Cassigui, de Viteaux, de Saligny, le comte de Joigny.
Il dit que ces seigneurs avaient obtenu ou sollicitaient secrètement pour que
leurs domaines fussent exempts de guerre, et promettaient en retour leurs
bons offices. Mais celui qu'il chargeait le plus était le sire de
Château-Vilain ; il n'y avait pas en Bourgogne de plus grand seigneur que
lui. Il descendait des anciens comtes de Bourgogne, et tenait immédiatement
du royaume les seigneuries de Grancey et de Pierrepont. Aussi, dans les
traités de trêves ou de paix que faisait le Duc, le sire de Château-Vilain
intervenait-il comme allié, et non comme sujet. Il était en ce moment dans de
grandes discordes avec la maison de Vergi, et lui faisait une cruelle guerre.
Comme il la croyait plus favorisée du Duc, il inclinait au parti du roi, et
négociait un accommodement qui tarda peu à être conclu. Le prince d'Orange
venait de faire le sien. Malgré son dévouement au Duc, il était grand ennemi
(les Anglais, n'avait jamais voulu combattre avec eux, et s'était constamment
refusé à reconnaître le traité de Troyes. Ainsi
la noblesse de Bourgogne commençait à murmurer et à vouloir fortement la
paix. Guyenne confessa aussi que le conseil du roi ne céderait jamais la
Champagne au Duc, et qu'en tout on était peu disposé à lui tenir ce qu'on lui
promettrait[4]. Les
aveux de ce héraut et toutes les preuves que les Bourguignons pouvaient avoir
de la mauvaise volonté du conseil de France, n'empêchèrent pourtant point les
conférences d'Auxerre de commencer. Les envoyés d'Angleterre et de Bretagne
s'y trouvèrent ; la difficulté des routes, la famine qui régnait dans le
pays, avaient retardé ces pourparlers de plusieurs mois. On vit bientôt qu'il
n'y avait nul moyen de s'entendre. Le cardinal de Sainte-Croix, rendait
compte au duc de Bourgogne des efforts- qu'il avait faits pour obtenir une
conclusion pacifique et lui raconta comment il n'y avait, pour le moment,
rien à espérer quant à une paix générale. Les envoyés d'Angleterre et les
envoyés du roi Charles ne pouvaient pas plus les uns que les autres mettre en
question la possession de la couronne de France ; il n'y avait point de
médiation possible sur ce point. Les ambassadeurs français demandaient aussi
qu'avant toute proposition, le duc d'Orléans et les princes et seigneurs,
prisonniers depuis Azincourt, fussent admis à passer la mer et à venir
débattre leurs intérêts dans les pourparlers de la paix. Les Bourguignons
appuyaient cette demande ; les envoyés Anglais la trouvaient aussi
raisonnable, mais ils n'avaient point pouvoir d'y consentir. Le cardinal
avait saisi ce moyen de prévenir une rupture ouverte. Il avait renvoyé les
conférences au mois de mars à Corbeil ou à Melun, afin que le conseil
d'Angleterre eût le temps de donner réponse sur ce préliminaire. Du reste, le
légat témoignait hautement combien les conseillers de Bourgogne avaient été
conciliants, habiles, et portés d'un désir sincère pour la paix. Les trêves
furent de nouveau confirmées. Pour engager Perrin Grasset à les observer et à
rendre les forteresses qu'il avait prises, on promit à François l'Aragonais,
son envoyé, qu'il lui serait compté 24.000 saluts d'or ; les deux tiers
devaient être à la charge du roi Charles. Le duc de Bourgogne et ses cousins
les comtes de Nevers, devaient payer le reste ; car le Duc recommandait
toujours que tout désobéissant et insolent que fût ce Grasset, on restât en
mesure de s'aider de lui contre les Français[5]. Les
Anglais n'avaient pourtant point, dans le cours de cette année, conduit leurs
affaires de guerre de façon à se rendre plus exigeants. Au mois d'octobre
i431, ils avaient pris Louviers, qui se rendit après que la Hire eut été fait
prisonnier dans une course. Mais, au mois de février, il s'en était peu fallu
qu'ils ne perdissent Rouen[6]. Un
aventurier, Pierre Audebœuf, natif du pays de Béarn, complota avec le sire de
Ricarville, gentilhomme normand, de livrer le château aux Français. Le
maréchal de Boussac fut averti, quitta secrètement Beauvais avec sa troupe,
et vint s'embusquer dans un bois à une lieue de Rouen. A l'heure dite, le
sire de Ricarville fut introduit avec cent vingt hommes par Audebœuf. Les
Anglais étaient sans précaution et sans défense ; les gardes du château
furent mis à mort ; le comte d'Arundel eut grand'peine à se sauver. Le jeune roi
d'Angleterre était encore dans la ville ; il fallait, avant tout, aviser à
son salut. La plus forte tour du château était prise par les Français ; ils
tournaient déjà les canons sur la ville. Mais, passé le premier moment de
surprise, un si petit nombre de gens, tout vaillants qu'ils fussent, ne
pouvait résister aux Anglais. Le maréchal de Boussac n'arrivait point. Le
sire de Ricarville courut à l'embuscade pour hâter la marche des Français. Il
trouva le maréchal de Boussac occupé à calmer sa troupe ; elle refusait de le
suivre, et n'obéissait point à ses ordres. Tous ces hommes de compagnie, qui
n'étaient point payés de leur solde et qui ne cherchaient que le pillage,
avaient pris querelle sur la façon dont se partagerait le butin de la ville.
Vainement les chefs les conjuraient de se hâter, de ne point manquer le
moment favorable ; tout fut inutile. Sans rien écouter, ils reprirent le
chemin de Beauvais. L'entreprise se trouva ainsi manquée. Toutefois les gens
qui, avec le sire de Ricarville, avaient surpris la tour, se défendirent sans
nul espoir de secours durant douze jours, et ne se rendirent que faute de
vivres ; tous furent mis à mort, et Audebœuf fut écartelé. La
surprise de Chartres réussit mieux aux Français[7]. Le bâtard d'Orléans et le sire
d'Illiers trouvèrent moyen d’avoir des intelligences dans la ville ; en effet
il y avait partout un fort parti opposé aux Anglais. Un bourgeois nommé le
Petit-Guillaume, qui faisait d'habitude le commerce de sel avec ses
charrettes, roulant d'Orléans à Blois et à Chartres, se présenta, la veille
du dimanche des Rameaux, le matin de bonne heure, à la porte. Il amenait avec
lui plusieurs voitures et des tonneaux dessus. Le marchand était connu ; on
ne se défia dé rien. Plusieurs portiers étaient gagnés ; d'autres se mirent
tout aussitôt à emporter des paniers d'aloses que le marchand leur avait
promis. Une des charrettes s'arrêta sur le pont-levis. C'étaient les hommes
d'armes qui, vêtus de blouses, chaussés en guêtres et le fouet à la main,
conduisaient les voitures ; d'autres étaient enfermés dans les tonneaux ; ils
sortirent de leur cachette, et tombèrent sur les gardiens des portes.
L'embuscade du sire d'Illiers n'était pas éloignée, elle arriva à leur aide.
Un religieux jacobin, nommé maître Sarrazin, qui était du complot, avait
justement fixé l'heure de son sermon au moment où se devait faire l'attaque,
et avait choisi une église à l'autre bout de la ville. La garnison et les
bourgeois du parti anglais furent donc longtemps à se mettre en défense ;
toutefois on commença à se battre dans les rues. L'évêque était un
Bourguignon nommé Jean de Fétigny ; il se mit vaillamment à la tête des
défenseurs de la ville ; mais bientôt après il fut tué. Le baillif se sauva
par-dessus les murs ; et le bâtard d'Orléans étant arrivé à la tête de la
seconde embuscade, la ville fut entièrement soumise. Ce fut une grande
nouvelle pour les Parisiens. Chartres n'est pas éloigné de Paris ; c'était de
là qu'arrivait la plus grande partie des farines, et le pain allait être
encore plus cher. Tout semblait dégoûter les bourgeois de cette domination
anglaise, à laquelle il n'arrivait plus que de fâcheuses aventures. Il y en
eut peu après une autre qui diminua encore davantage le crédit des Anglais.
Ils assiégeaient depuis longtemps la forte garnison de Latini, que commandait
le sire de Foucauld[8] ; le duc de Bedford voulut
réparer l'échec qu'il y avait éprouvé l'année d'auparavant ; de nouveaux
préparatifs furent faits. Le sire de l'Isle-Adam, qui avait fait sa paix avec
le régent, et. à qui le roi d'Angleterre venait de reconnaître sa charge de
maréchal de France, s'en alla commander le siège. Il y était depuis deux mois
sans profiter en rien. Alors le duc de Bedford s'y rendit en personne,
amenant des renforts et beaucoup de canons. La ville fut entourée de toutes
parts ; un pont fut construit sur la Marne, pour que les assiégeants eussent
d'une rive à l'autre leurs communications sûres et faciles ; le camp anglais
fut fortifié et mis à l'abri de toute attaque. Déjà la ville commençait à
manquer de vivres. Le roi de France résolut de secourir cette brave garnison.
Le bâtard d'Orléans, le maréchal de Rieux, le sire de Gaucourt, et ce
vaillant Rodrigue de Villandrada, qui avait si bien combattu à Authon,
assemblèrent une armée. Ils arrivèrent à temps ; les Anglais avaient déjà
planté leur bannière sur un des boulevards de la ville, mais ils se
retirèrent dans leur camp, et les Français vinrent leur présenter bataille.
Le duc de Bedford resta enfermé dans son enceinte ; tout se borna à de fortes
escarmouches et à des faits d'armes qui se passèrent dans l'intervalle des
deux armées. Voyant que les Anglais refusaient le combat, les chefs français
résolurent de faire entrer un convoi dans la ville. La garnison fit une
sortie ; les Anglais qui gardaient cette porte se trouvèrent trop faibles. Le
duc de Bedford sortit alors de son camp, et bientôt commença une effroyable
mêlée, où à peine amis et ennemis pouvaient se reconnaître au milieu de la
poussière. C'était le 10 août ; la chaleur était excessive : les Français en
souffraient moins que les Anglais, qui, selon leur coutume, combattaient à
pied ; il en tomba plus de trois cents étouffés dans leur armure. Leurs chefs
se hâtèrent de les ramener dans le camp ; le sire de Gaucourt entra dans la
ville avec les vivres et un puissant renfort. Le lendemain, le Bâtard et le
sire de Raiz s'éloignèrent en remontant la rive gauche de la Marne.
Lorsqu'ils furent près de la Ferté-sous-Jouarre, ils commencèrent à réunir
des bateaux pour faire un pont, passer la rivière et s'avancer vers Paris ;
c'était le moyen assuré de faire lever le siège de Lagny, tant le duc de
Bedford avait toujours de crainte dès qu'il s'agissait de Paris. Il quitta
son camp avec une telle hâte, qu'il abandonna ses canons et ses vivres. Ce
retour parut bien honteux aux Parisiens. Ils avaient payé de leurs deniers
tant de préparatifs qui se trouvaient inutiles. La campagne devenait plus que
jamais livrée aux Armagnacs ; les arrivages étaient gênés de toutes parts ;
la disette était grande dans la ville ; les maladies y faisaient de grands
ravages. Aussi les murmures et le mécontentement s'en allaient croissant.
L'abbesse de Saint-Antoine et plusieurs de ses religieuses furent mises en
prison, parce qu'on les soupçonnait d'avoir, en l'absence du régent, formé un
complot pour livrer aux Français la porte de la ville. Dans le
Maine et sur les marches de Bretagne, la guerre n'était pas plus favorable
aux Anglais ; ils avaient pourtant, au commencement de cette année saisi une
circonstance heureuse[9] pour eux. Le duc d'Alençon
réclamait depuis longtemps du duc de Bretagne un dernier paiement de la dot
de Marie de Bretagne, sa mère. Ne pouvant avoir son argent, il s'en vint
rendre visite au duc, et passa quelque temps avec lui à Nantes ; en recevant le
meilleur accueil. Peu de temps auparavant, le comte de Montfort, fils aîné du
duc de Bretagne, avait épousé madame Iolande de Sicile, sœur de la reine de
France, et cette cour était tout occupée de fêtes et de divertissements. Le
duc d'Alençon, pendant cc temps-là, ne songeait qu'à se saisir du comte de
Montfort, pour l'emmener en otage de sa créance ; mais il n'y put réussir.
Lorsqu'il prit congé du duc de Bretagne, ce prince, pour le mieux honorer, le
fit accompagner jusqu'à la frontière par Jean de Malestroit, son chancelier,
évêque de Nantes. Le duc d'Alençon, feignant d'avoir dans sa seigneurie
quelqu'affaire sur laquelle il voulait consulter le docte chancelier,
l'engagea à venir plus loin avec lui. Dès qu'il fut sur ses terres, il
l'arrêta, le fit mettre en prison, et signifia à son oncle de Bretagne, qu'il
ne lui rendrait son chancelier que quand la dette serait acquittée. Le duc
de Bretagne, se trouvant ainsi insulté, assembla tout aussitôt les nobles de
ses États. Les Anglais furent empressés de lui envoyer secours ; lord
Willoughby, sir Jean Fastolf et sir Mathieu Goche, vinrent se joindre aux
Bretons pour mettre le siège devant Pouancé, où le duc d'Alençon avait
enfermé le chancelier. Heureusement
le connétable de Richemont, bien qu'il fût toujours dans la disgrâce du roi,
et que depuis deux ans il lui fit une guerre obstinée en Poitou et en
Saintonge, n'avait pas conservé moins de haine pour les Anglais. Il n'en
voulait point au roi, et ne cherchait qu'à renverser son plus grand ennemi,
le sire de la Trémoille, afin de procurer ensuite la paix entre la France et
la Bourgogne. Il s'entremit de son mieux pour calmer cette nouvelle discorde,
qui venait d'éclater entre son frère et le duc d'Alençon, et qui eût ajouté
encore aux maux du royaume. Le duc
d'Alençon était à Château-Gonthier, rassemblant du monde pour secourir
Pouancé, où il avait laissé sa femme et sa mère, et où le chancelier de
Bretagne était enfermé. La duchesse de Bourbon se déclara en sa faveur, et
lui envoya du secours ; le bâtard de Bourbon vint se joindre à lui. Mais le
temps pressait ; les Bretons et les Anglais étaient en force ; ils auraient
pu même emporter Pouancé, si le connétable n'avait pas, sous divers
prétextes, retardé l'assaut. Enfin, il détermina le sire Ambroise de Loré,
maréchal de l'armée du duc d'Alençon, à aller trouver ce prince, à lui
remontrer le mauvais état de ses affaires et les périls où il se jetait. Le
duc d'Alençon revint enfin de son obstination, envoya le sire de Loré au duc
de Bretagne, fit agréer ses excuses, se contenta de la promesse d'être payé,
rendit le chancelier, et fit même satisfaction au chapitre de Nantes, qui
s'était pourvu en réparation d'injures pour l'enlèvement de son évêque. La
paix se trouva ainsi rétablie ; le sire de Loré et les autres capitaines de
France n'eurent plus alors que les Anglais à combattre. Ils
s'étaient saisis de quelques forteresses dans le Maine. D'ailleurs, de la
Normandie et d'Alençon où ils étaient en force, ils pouvaient faire des
courses sur le pays. Lord Willoughby et sir Mathieu Goche vinrent mettre le
siège devant le château de Saint-Célerin[10], un des plus forts qui fût
alors tenu par les Français. Le sire de Lord en était capitaine ; il alla
conjurer le duc d'Alençon et monseigneur Charles d'Anjou, frère de la reine,
de lui donner quelque renfort. On ne put réunir que huit cents hommes qui s'avancèrent
jusqu'à Beaumont-le-Vicomte, sous les ordres du sire de Beuil et d'Ambroise
de Loré. D'autres vinrent aussi des garnisons voisines, et se logèrent sur la
rive gauche de la Sarthe, de l'autre côté du pont, au village de Vinaing. Les
Anglais, instruits que les Français étaient ainsi séparés, quittèrent pendant
la nuit le siège de Saint-Célerin, et surprirent la troupe qui était au-delà
de la rivière. Elle se gardait si mal qu'elle ne put se défendre un seul
instant. Ambroise de Loré entendant le bruit, monta aussitôt à cheval, et
avec les premiers qu'il put réunir, accourut de l'autre côté, du pont. Les
Anglais remplissaient le village, et n'ayant déjà plus à combattre, ils
ramassaient-le butin, liaient leurs prisonniers les mains derrière le dos, emmenaient
les chevaux dont ils venaient de s'emparer ; c'était un grand désordre. Les
archers du sire de Loré, quelque peu nombreux qu'ils fussent, se lancèrent
dans le village ; lui-même vit qu'il n'y avait pas à balancer, et s'en alla
attaquer les enseignes anglaises qui se remettaient déjà en marche pour
retourner au siège de Saint-Célerin. La mêlée fut vive. Les
Français étaient en si petit nombre que l'avantage ne fut pas d'abord pour
eux. Ambroise de Lord fut blessé et pris ; d'autres braves chevaliers furent
aussi abattus. Cependant à chaque instant leurs gens arrivaient de Beaumont à
mesure qu'ils étaient armés ; le combat se maintenait avec ardeur et cruauté
; car les Français croyant que le sire de Loré avait été tué, ne faisaient
nul quartier. Enfin les Anglais, embarrassés de leur bagage, et ne pouvant se
rallier, se trouvèrent plus faibles ; la chance tourna contre eux. Loré fut repris,
et au contraire sir Mathieu Goche fut emmené prisonnier. La déroute dura
pendant plus de deux lieues. Lord Willoughby voyant revenir les fuyards, leva
précipitamment le siège de Saint-Célerin, y laissa une partie de son
artillerie, et regagna Alençon au plus vite. Les
garnisons et les compagnies des deux nations continuèrent à se faire une
guerre de tous les jours. C'étaient sans cesse des défis et des joutes à
outrance, qui se passaient en grande pompe par-devant les maréchaux des deux
partis. D'autres fois des troupes de vingt ou trente hommes s'en allaient
courir le pays et chercher aventure. Le 1er
de mai, les Anglais de la garnison de Fresnay-le-Vicomte, pour braver les
Français de Saint-Célerin, s'en vinrent planter le mai à une portée de canon
des murailles[11] : aussitôt le sire de Loré
sortit avec sa troupe de la- forteresse ; prenant le mai, il le rapporta
jusqu'à Fresnay, et le fit planter à la barrière même. Les Anglais se
hâtèrent de punir cette témérité, et se lancèrent à la poursuite des
Français. Mais le sire de Loré avait placé une embuscade tout proche des
remparts ; dès que les Anglais eurent passé, il leur ferma le chemin du
retour, et les enveloppa. Ils se défendirent vaillamment ; leur capitaine
finit par être fait prisonnier. Au mois
de septembre, le sire de Loré fit une entreprise bien plus profitable. Il
sortit secrètement de Saint-Célerin, se rendit en Normandie par des chemins
détournés, fit passer la rivière d'Orne à la nage par ses gens d'armes, et
parut à l'improviste au milieu de la grande foire de la Saint-Michel, qui se
tenait à l'abbaye Saint-Etienne, près de la ville de Caen[12]. Les Anglais étaient sans nulle
défense. Ambroise de Loré avait placé une partie de ses gens en réserve
auprès de la porte de la ville ; ils suffirent à repousser le peu d'ennemis
qui essayèrent de combattre. Pendant ce temps-là on faisait un butin superbe
; et comme il fallait se hâter, on emmena prisonnier tout ce qui se trouva
là. Lorsqu'on eut repassé l'Orne et qu'on fut en sûreté, le sire de Loré fit
arrêter sa compagnie ; là, devant une croix, de l'autre côté de la rivière,
il fit publier à son de trompe que, sous peine de la corde, tout homme qui
avait pour prisonnier un prêtre ou un homme d'église, eût à le délivrer ; de
même pour tous les marchands venus à la foire munis de sauf-conduits du roi
ou des capitaines de France, et aussi les laboureurs, les vieillards et les
en-fans. Il permit en outre à chacun de venir porter plainte devant lui, pour
qu'il en décidât et rendît justice. De la sorte, beaucoup de prisonniers
furent remis en liberté. Il les fit conduire en sûreté à l'autre bord de la
rivière, de peur qu'ils ne fussent maltraités ou repris par les gens de sa
compagnie. D'autres furent reçus à caution ; mais on en emmena bien trois
mille. Le sire de Loré revint ensuite avec tous ses hommes à Saint-Célerin ;
il avait mis huit jours à faire cette course. La
seule aventure tout-à-fait favorable qui, durant cette année 1432, répara le
mauvais sort des Anglais, fut la prise de Montargis[13]. Le sire de Villars en était
capitaine pour le roi de France. Sa femme, qui était de Gascogne, avait
auprès d'elle un jeune frère bâtard ; il se laissa gagner par les Anglais ;
c'était sous leur domination qu'il était né et qu'il avait toujours vécu dans
sa province. Pour réussir dans son projet, il feignit d'être amoureux d'une
jeune fille qui était la maîtresse du barbier du sire de Villars ; il lui fit
même accroire qu'il l'épouserait si elle l'aidait à livrer le château. Cette
fille ne pouvait rien à elle toute seule ; elle mit donc le barbier dans son
secret, lui promettant une grosse somme d'argent, à, lui cachant sou nouvel
amour. Cet homme logeait dans le château ; tout le complot fut disposé avec
lui. François l'Aragonais, cet aventurier de la compagnie de Perrin Grasset,
avait passé au service des Anglais ; c'était lui qui menait cette affaire. Il
s'introduisit avec ses hommes dans la ville ; la demoiselle les cacha dans sa
maison, et pendant la nuit ils escaladèrent le château avec l'aide du barbier,
par la fenêtre de sa chambre. Le sire de Villars ainsi surpris, n'eut que le
temps de se sauver. Il fut longtemps dans la disgrâce du roi, pour avoir rempli
si négligemment son devoir. Le bâtard fut richement récompensé par les
Anglais, et se moqua du barbier et de la demoiselle, qui moururent dans la
misère et le mépris. Peu
après, les sires de Graville et de Guitry entreprirent de ravoir Montargis.
Ils s'emparèrent de la ville, et y passèrent cinq semaines[14], attendant toujours les
renforts et l'artillerie qui leur avait été promis pour attaquer le château.
Rien n'arriva, et ils furent obligés de quitter Montargis. Cette dernière
affaire mit le comble au mécontentement des seigneurs et du peuple contre le
sire de la Trémoille[15]. Sa négligence faisait perdre
au roi une bonne ville qui s'était vaillamment défendue les années
précédentes, et tout le pays de Gatinois se trouvait livré aux ravages des
compagnies et des Anglais. Mailli, Malesherbes et d'autres lieux furent
saccagés et brûlés. Dans le même temps les Anglais s'emparèrent de Provins,
dont ils passèrent la garnison par l'épée. Ce mauvais état des choses fit
résoudre la perte du sire de la Trémoille ; tous les seigneurs et les princes
commencèrent à se réunir contre lui. Sa haine furieuse contre le connétable
était le plus grand empêchement à la paix entre la France et la Bourgogne. Dans le
même temps advint une autre circonstance qui pouvait bien plus encore
favoriser cette paix. Madame Anne de Bourgogne, duchesse de Bedford, mourut à
Paris le 13 novembre. Elle était fort aimée des Français et des Parisiens ;
ils trouvaient que c'était la plus aimable dame du royaume, et qu'elle était
bonne et belle[16]. Elle n'avait que vingt-huit
ans, et ne laissa point d'enfants. Ainsi, toute alliance de famille cessait
entre le duc-Philippe et le régent anglais. Bientôt
se firent sentir les effets de cette mort. Le duc de Bedford regretta
beaucoup sa femme, montra une douleur publique, fit célébrer de solennelles
obsèques ; mais il lui importait de contracter quelqu'alliance utile à son
pouvoir en France. En effet, les discordes qui régnaient en Angleterre ne
permettaient point qu'il en espérât des secours suffisants. Messire Louis de
Luxembourg, évêque de Thérouanne, chancelier de France pour les Anglais,
avait une nièce belle et sage, fille de son frère le comte de Saint-Pol. Son
crédit sur le duc de Bedford était grand ; d'ailleurs, la maison de
Luxembourg était riche, puissante, illustre. L'affaire fut conduite avec
habileté et discrétion[17]. Le régent avait quitté Paris,
et s'était rendu à Rouen, pour y recueillir une taille nouvelle et excessive
qu'il avait ordonnée. De là il s'en alla à Thérouanne, où son mariage avec
madame Jacqueline de Saint-Pol fut pompeusement célébré. Le duc de Bedford,
pour mieux montrer son contentement, fit venir d'Angleterre deux belles
cloches, qu'il donna à la cathédrale de Thérouanne. Le duc
de Bourgogne n'avait pas été consulté ; c'était à son insu que son beau-frère
contractait un nouveau mariage ; c'était sans son agrément et sans le consulter,
qu'un de ses vassaux et de ses parents mariait sa fille. L'évêque de Thérouanne,
qui avait conclu cette alliance, lui devait tout son pouvoir et toute sa grandeur,
et le trahissait ainsi. Il se trouva indignement offensé, et l'on commença à
parler des Anglais et du duc de Bedford en assez mauvais termes, à la cour de
Bourgogne. Il ne manquait pas de gens pote rapporter ce qu'avait dit ou même
n'avait point dit le duc Philippe. Le régent s'irrita à son tour, et ses
discours le témoignèrent. La chose allait ainsi s'envenimant ; les conseils
des deux princes voyaient cependant que cette discorde allait avoir les plus
funestes suites. Le succès de la cause des Anglais surtout semblait tenir
uniquement à leur concorde avec les Bourguignons. Le cardinal de Winchester
s'entremit pour réconcilier les princes. Il obtint, à grand prix, de son
neveu le duc de Bedford, qu'il se rendrait à Saint-Orner. Le duc de Bourgogne
consentit aussi à y venir ; il voulut pourtant que d'avance il fût réglé que
l'entrevue n'aurait lieu au logis d'aucun des deux, mais en un lieu convenu. Lorsqu'ils
furent arrivés chacun de son côté, à Saint-Orner, le régent ne parla plus de
se rendre au lieu désigné, et attendit que le duc Philippe vînt lui rendre la
première visite. De son côté, le duc de Bourgogne protestait qu'il n'en
ferait rien, et ne bougeait point de son logis. Le cardinal de Winchester, ne
pouvant rien gagner sur l'esprit de son neveu, espéra que le duc de Bourgogne
se montrerait moins obstiné. Il retourna le voir : « Comment, lui dit-il,
mon cher neveu, car il était le mari de sa nièce Isabelle de Portugal,
laisserez-vous partir, sans lui faire courtoisie, un si grand prince, fils,
frère et oncle des rois d'Angleterre ? Il a pris la peine de venir de si loin
et de se déranger pour vous visiter dans vos domaines, dans votre ville ; ne
voudrez-vous point aller seulement de votre logis au sien pour lui faire
honneur ? » Rien ne put faire changer la volonté du duc de Bourgogne. « En
quoi, disait-il, ai-je motif pour lui céder le pas ? Il est de la maison de
Lancastre, fils d'un roi d'Angleterre ; et moi ne suis-je pas de la maison de
France, qui est la plus noble du monde ? Le père de mon aïeul n'était-il pas
roi de France ? Il est grand seigneur dit-il, mais a-t-il seulement la moitié
autant de terres et de domaines que moi ? Il est régent de ce royaume ; il y
est tout puissant ; mais cette puissance qui la lui a donnée, si ce n'est moi
? Et s'il ne le sait pas, il l'apprendra quand je lui aurai retiré ma faveur.
» De tels propos n'étaient point faits pour ramener la bonne amitié entre les
princes. Le duc de Bedford et le cardinal quittèrent Saint-Orner. Le duc
Philippe était pressé de retourner en Bourgogne. Le comte de Clermont était
entré dans le Charolais, et avait déjà pris quelques forteresses. Les
Français s'avançaient aussi du côté d'Auxerre, et menaçaient Châtillon et
Dijon. Le sire de Château-Vilain avait conclu avec le roi le traité qu'il
négociait déjà depuis quelque temps ; il avait renvoyé aux Anglais leur ordre
de la Jarretière, et, sous prétexte de faire la guerre à la maison de Vergi,
que le Duc protégeait, il avait armé et tenait la campagne en Bourgogne. Toutefois,
avant de venir au secours de son duché, le Duc avait de grandes affaires à
terminer dans ses pays de Flandre. Les séditions qu'avaient excitées les
nouvelles monnaies dans les bonnes villes ne s'apaisaient point complétement,
malgré toute l'indulgence du Duc. Mais son principal souci lui venait encore
de madame Jacqueline de Hainaut, qui courait toujours quelque nouvelle
aventure[18] ; elle avait pourtant, depuis
le dernier traité, passé quatre années en repos et en silence, mais elle se
plaignait sans cesse de ne point avoir assez d'argent. Son cousin de
Bourgogne ne lui en donnait guère, et elle en dépensait beaucoup. Enfin, un
jour que sa mère madame Marguerite lui avait envoyé de beaux chevaux et de
magnifiques joyaux, elle ne se trouva pas de quoi récompenser les
gentilshommes qui lui remettaient ces présents. Ce fut un tel chagrin pour
elle, qui était naturellement fort libérale, qu'elle se mit à pleurer
amèrement. Un gentilhomme de ses domestiques, la voyant dans cette douleur,
lui conseilla de s'adresser au sire François de Borssele. C'était justement
ce seigneur que le duc de Bourgogne avait nommé son lieutenant en Zélande, lorsqu'il
s'était emparé du domaine de madame Jacqueline. Elle ne pouvait croire
d'abord qu'un serviteur du Duc qui ne lui devait nulle reconnaissance, et qui
avait toujours suivi un parti opposé au sien, fût empressé à lui rendre
service. Ce fut cependant ce qui arriva ; le sire de Borssele lui prêta tout
l'argent qu'elle voulait, et lui dit qu'elle pouvait disposer de ses biens et
de sa personne. Madame Jacqueline, touchée de ce bon procédé, et trouvant
d'ailleurs le sire de Borssele fort à son goût, ne tarda point à prendre pour
lui un grand amour ; et, comme elle écoutait bien plus ses penchants que sa
raison, elle l’épousa secrètement. Mais bientôt le Duc en fut informé par
quelqu'un des domestiques qui avaient assisté au mariage ; d'ailleurs madame
Jacqueline n'était pas d'un caractère à se cacher ni à se contraindre
beaucoup. Le Duc,
à son retour de Bourgogne, au mois de juillet 1432, se rendit, avec six cents
hommes d'armes, à La Haye, fit prendre le sire de Borssele, et l'envoya
prisonnier au château de Rupelmonde. La colère qu'il montrait était grande ;
il ne parlait pas moins que de faire couper la tête au vassal insolent qui avait
osé, sans sa permission, épouser une princesse de son sang, engagée par un
traité à ne jamais se marier sans son consentement, et dont il était héritier
reconnu. Madame
Jacqueline voulut sauver son mari, et traita de nouveau avec le Duc[19] ; cette fois elle abandonna
non-seulement le gouvernement et la jouissance de ses États, mais la
possession actuelle, tant pour elle que pour les héritiers directs qu'elle
pouvait avoir. Le duc de Bourgogne lui laissa pour domaines plusieurs riches
et grandes seigneuries qu'elle devait tenir en vassalité, avec de grands privilèges,
mais en renonçant à tout droit de souveraineté ; seulement si le Duc mourait
sans enfants, les pays cédés par madame Jacqueline devaient retourner à elle
ou è ses héritiers. L'île de Sud-Beveland, la Brille, Woorn et plusieurs
autres domaines lui furent donc affectés, avec la permission d'y percevoir
les trois quarts des aides accordées au Duc par les communes. Il fut réglé
aussi qu'elle porterait désormais les titres de madame Jacques, duchesse en
Bavière, comtesse de Hollande et d'Ostrenant. Un revenu de cinq cents ducats
lui fut en outre assigné sur ce comté d'Ostrenant ; elle se réserva encore le
droit de chasse dans tous ses anciens États et dans ceux du Duc, car c'était
un de ses grands passe-temps. Du
reste, dans ce traité il ne fut en aucune sorte question de son mariage, ni
du sire de Borssele ; et lorsque peu de mois après elle annonça au pape
comment elle avait renoncé à toute souveraineté, elle ne fit non plus nulle
mention de son nouveau mari. Toutefois il rentra en grâce auprès du duc de
Bourgogne, qui lui permit, sans en faire pourtant l'objet d'aucun acte
authentique, de porter le nom de comte d'Ostrenant, et le créa depuis[20] chevalier de la toison d'or.
C'était le dernier trouble que madame Jacqueline devait causer au duc de
Bourgogne ; elle sembla satisfaite de son état, et demeura fort tranquille.
Sa mère madame Marguerite de Hainaut fut au contraire très-irritée de voir ainsi
sa fille dépouillée de toutes ses souverainetés ; son ressentiment alla si
loin, qu'un gentilhomme de sa maison[21], nommé Gilles Postel, ayant été
mis en justice et condamné pour avoir comploté la mort du Duc, qu'il se
préparait à assassiner durant une partie de chasse, il passa pour constant
que ce crime avait été suggéré par madame Marguerite. Trois ans après, le 8
octobre 1436, madame Jacqueline mourut sans laisser de postérité. Une
autre affaire occupait en même temps le duc Philippe ; elle fut même
longtemps à se terminer. Jean de Thoisy, ancien chancelier de Bourgogne,
évêque de Tournay, venait de mourir[22]. Le Duc se proposait depuis longtemps
de conférer cet évêché à Jean Chevrot archidiacre de Rouen, un de ses
conseillers ; mais le sire Jean de Harcourt, évêque d'Amiens, avait
secrètement agi auprès du pape, et fut pourvu de l'évêché tout aussitôt qu'il
devint vacant. Le Duc ordonna à ses sujets de ne le point reconnaître pour
évêque, et fit saisir les revenus. Jean de Harcourt était fort aimé du roi de
France ; il espérait que, dans les circonstances où l’on se trouvait, cette
protection pourrait lui être favorable, et qu'il n'y avait qu'à gagner du
temps. A ce moment l'archevêché de Narbonne vi nt aussi à vaquer ; le pape,
pour contenter le duc de Bourgogne, transféra sur ce siège Jean de Harcourt.
Mais l'évêché de Tournay avait de plus grands revenus ; il était plus à sa
convenance. La plupart des seigneurs qui devenaient évêques ne considéraient
guère autre chose ; ils tenaient état de prince ; ou ne voyait dans leur
maison qu'un train brillant de domestiques, un grand bruit de chevaux et de
chiens, quelquefois pis encore : c'était un scandale pour les peuples, et ils
attribuaient leurs horribles malheurs et la colère de Dieu en grande partie
au manque de piété des évêques. Jean de
Harcourt refusa donc l'archevêché de Narbonne. Le Duc usa d'autorité ; il
envoya le comte d'Étampes son cousin, frère du comte de Nevers, avec une
compagnie de gens d'armes, installer à Tournay maître Étienne Vivian, grand
vicaire de l'évêque Chevrot. Mais le peuple de la ville était du parti
français et conséquemment favorable au sire de Harcourt, qui avait déjà pris
possession et exercé les fonctions d'évêque. Dès qu'on vit maître Vivian
s'asseoir dans la chaire épiscopale et commencer, au nom de Jean Chevrot, les
cérémonies de la prise de possession la foule se précipita en fureur sur le
grand vicaire, l'arracha de la chaire, déchira son surplis. Il eût été mis à
mort sans les instances du sire de Harcourt, qui implora pour lui la
populace, disant que c'était en justice qu'il devait défendre sa cause. Les
gens de Tournay étaient si animés, ils oubliaient tellement la puissance du
duc de Bourgogne, que pour sauver maître Chevrot, il fallut le mettre en
prison, et promettre qu'on lui ferait son procès. Presque
tout le diocèse de Tournay était composé du territoire du Duc, niais il
n'avait pas juridiction dans la ville même, qui était une commune sous la
souveraineté directe du roi de France. Il fit confisquer tous les biens
meubles et immeubles qui, dans l'étendue, de ses États, appartenaient aux
habitants de Tournay, et défendit à ses sujets de faire avec eux aucun
commerce, même pour y porter des vivres. Cette querelle dura cinq années, et
Jean (le Harcourt se vit forcé d'aller à Narbonne. Avant
de retourner en Bourgogne, le Duc réussit enfin à conclure la paix avec les
Liégeois[23], qui lui payèrent cent
cinquante mille écus d'or, pour les dommages faits dans le comté de Namur, et
consentirent à démolir leur forteresse de Montorgueil, qui menaçait toujours
la frontière. Enfin
le 20 juin 1433[24], il fut possible au Duc de se
mettre en route pour venir porter à ses états de Bourgogne un secours qu'ils
imploraient depuis longtemps, et dont ils avaient un pressant besoin. Bien
que la guerre fût ainsi devenue plus générale et plus cruelle que jamais,
cependant de nouvelles négociations avaient eu lieu, comme on en était
convenu. Les ambassadeurs de France, de Bourgogne et d'Angleterre avaient
repris leurs conférences en présence du cardinal de Sainte-Croix, entre Melun
et Corbeil, dans un petit village nommé Saint-Port, que la guerre avait ruiné
et rendu désert[25] ; le duc de Bedford était même
venu voir le cardinal. Mais quel que fût le désir de ce digne légat, de
rétablir la paix dans le malheureux royaume de France, il ne put arriver à
nulle conclusion. La difficulté principale entre les envoyés d'Angleterre et
de France, était relative aux princes de France prisonniers depuis Azincourt.
Les deux partis consentaient et demandaient même qu'ils fussent appelés au
traité ; mais les Français voulaient qu'ils fussent libres, et dans une ville
du royaume, soit dans le voisinage de Rouen, soit ailleurs. Les Anglais
exigeaient au contraire que ce fût à Calais, sauf ensuite, si l'on était une
fois tombé d'accord, à transporter les conférences dans une ville de
Picardie. Ils étaient même si empressés pour cette forme de négocier, que le
duc d'Orléans et le duc de Bourbon étaient déjà à Douvres, prêts à passer la
mer et à venir à Calais avec le duc de Glocester et les principaux seigneurs
du conseil d'Angleterre[26]. Il
n'était pas étonnant que les ambassadeurs de France ne voulussent pas céder
sur ce point. Le duc d'Orléans, prisonnier depuis dix-sept ans, n'avait qu'un
désir, qu'une pensée, sa liberté et son retour en France. Afin de hâter ce
moment, il avait offert aux Anglais de s'entremettre pour leur faire conclure
une paix avantageuse[27]. Il proposait de se rendre à
Calais, ou dans tout autre lieu désigné par le conseil d'Angleterre, et d'y
réunir la reine de Sicile et les princes de la maison d'Anjou, les princes de
Bretagne, le duc d'Alençon, le comte de Clermont et les comtes d'Armagnac, de
Perdriac et de Foix. La paix se serait ainsi négociée avec tous les princes
et les grands seigneurs de France. Pour lui, il s'engageait d'avance, quelle
que fût l'issue du pourparler, à faire hommage de ces seigneuries, non plus à
Charles Dauphin de Viennois, car c'est ainsi qu'il nommait le roi de France,
mais au roi Henri. Il promettait la même chose pour tous ses vassaux, pour le
duc d'Alençon, le duc de Savoie, le duc de Milan, les comtes d'Angoulême
d'Armagnac et de Perdriac. Il offrait encore, au cas où Charles Dauphin ne se
contenterait pas d'un simple apanage, et prétendrait encore au royaume de
France, de livrer aux Anglais Orléans, Blois et toutes-les villes de son
apanage, et de leur procurer La Rochelle, le mont Saint-Michel, Limoges,
Bourges, Poitiers, Chinon, Loches, Béziers et Tournay ; puis d'accepter, si
le roi Henri le trouvait à propos, une seigneurie en Angleterre pour devenir
son homme lige, consentant ainsi à le servir contre la France. Enfin, il
jurait de revenir tenir prison jusqu'à ce que les susdites conditions fussent
remplies ; il les signa, les revêtit de son sceau, et les remit au conseil
d'Angleterre. Ainsi
le duc d'Orléans, sous la main des Anglais, eût été, ou fort en peine de
tenir ses promesses, ou fâcheux pour les intérêts de la France. Tout fut
rompu sur cette seule difficulté, et le cardinal de Sainte-Croix s'en
retourna vers le pape, en passant auparavant, chez le roi de France afin de
le disposer favorablement à la paix. En partant il écrivit tous ses regrets
au chancelier de Bourgogne. En effet, ce n'étaient point les Bourguignons qui
mettaient obstacle à la conclusion d'un traité ; le Duc Philippe semblait
préoccupé seulement de ne point manquer à ses engagements avec les Anglais ;
il ne voulait point qu'on pût lui reprocher de manquer de loyauté. Là
disgrâce du sire de la Trémoille procura une plus grande espérance encore de
réconcilier le roi et le Duc. On ne s'y prit point, pour le renverser,
d'autre sorte que pour les précédons ministres qui, avant lui, avaient
possédé toute la confiance du roi et disposé de sa volonté[28]. La chose fut résolue et
préparée chez le connétable, dans son château de Parthenay. Le sire de Beuil
neveu du sire de la Trémoille, le sire de Chaumont, le sire de Coëtivy,
furent mis à la tête de l'entreprise ; le connétable leur donna un bon nombre
de gens d'armes bretons et de capitaines de sa maison, sous les ordres du
sire de Rosnieven son serviteur le plus dévoué. Le roi était à Chinon et la
Trémoille au château du Coudray, qui touche la ville ; le sire de Gaucourt, gouverneur
de la place, était du complot. Les Bretons arrivèrent pendant la nuit ; un
lieutenant du gouverneur, nommé Olivier Fretard, leur ouvrit une poterne, et
ils parvinrent jusqu'à la chambre de la Trémoille. Il était couché ; on le
saisit dans son lit ; à la faveur de la nuit et du désordre, Rosnieven lui
donna un coup d'épée, qui sans doute était destiné à le tuer, et ne fit
pourtant que le blesser. Les autres ne voulaient point sa mort ; son neveu le
sire de Beuil se chargea de lui et l'envoya prisonnier au château de
Montrésor. Cependant
le roi avait entendu du bruit ; il s'effraya, et demanda ce qui se passait.
On lui répondit que personne ne courait aucun danger. Mais que pour le bien
de son service, et par délibération des princes, on voulait éloigner son
mauvais conseiller le sire de la Trémoille. Il s'informa tout aussitôt si le
connétable n'était point-là, et lorsqu'il sut que non, il commença à
s'adoucir. La reine acheva de le calmer. Son frère, le jeune Charles d'Anjou
comte du Maine avait autorisé les conjurés à agir. Ce fut lui qui, pour le moment,
succéda, à la faveur du sire de la Trémoille ; car le roi, dans son
insouciance, avait besoin, disait-on, de se reposer de tout sur un seul
conseiller. Son royaume était dévasté, ses sujets accablés de misère, les
ennemis maîtres de sa capitale et d'une partie de ses provinces, et lui se
tenait en repos de corps et d'esprit. Ses capitaines, les chefs qui
soutenaient la guerre contre les Anglais, n'avaient de lui ni ordre ni
secours. Chacun d'eux agissait à sa guise, selon l'occasion et la fortune[29]. La
disgrâce du sire de la Trémoille n'eut point d'abord un grand effet. Le roi
ne le regretta pas plus que ceux qu'il avait aimés avant lui. On lui fit
convoquer les États généraux à Tours. En son nom, l'archevêque de Reims
chancelier de France leur déclara que les sires de Beuil, de Coëtivy, et les
autres, avaient agi pour le plus grand bien du royaume, et que le roi les
avouait de tout ce qu'ils avaient fait. Cependant, peu après quelque autre
changement advenu auprès du roi fit renvoyer de la cour le sire de Chaumont
et le sire de Seuil. Ce dernier tenait toujours en prison son oncle de la
Trémoille, et ne consentit à le délivrer que moyennant une rançon de six
mille écus. Malgré
ce désordre et le mauvais gouvernement du royaume, les affaires des Anglais
n'avaient pas mieux prospéré durant les premiers mois de cette année 1433.
Ils avaient tellement accablé la Normandie de tailles et de toutes sortes
d'impôts, que le peuple les avait pris dans une haine toujours croissante.
Enfin, comme ils manquaient aussi d'hommes pour faire la guerre, ils
voulurent en lever en Normandie, comme ils faisaient chez eux pour recruter
leurs archers. Pour' lors éclata une révolte terrible[30]. Elle commença d'abord du côté
de Caen et de Bayeux. Soixante mille hommes environ se réunirent. Leur
principal chef était un nommé Quantepié ; mais plusieurs gentilshommes,
chevaliers ou écuyers, s'étaient mis avec eux. Après avoir chassé les
garnisons anglaises de toutes les forteresses des environs, ils se
présentèrent devait t la ville de Caen. Les ducs d'York et de Sommerset étaient
alors en Normandie ; ils envoyèrent aussitôt le comte d'Arondel et lord
Willoughby avec six mille archers et trois cents gens d'armes contre ces gens
des communes. On les laissa arriver jusque sous les murs de la ville de Caen,
et pour lors une troupe, qui avait été embusquée dans un des faubourgs, les
attaqua par derrière. Ils étaient sans connaissance de la guerre et mal
armés. Leur résistance ne fut pas de longue durée. Leur chef Quantepié fut
tué tout aussitôt, et comme ils étaient enveloppés de toutes parts, les
Anglais en firent un grand massacre. Ce fut une véritable boucherie ; le
comte d'Arondel ne pouvait les sauver de la fureur de ses soldats. Le duc
d'Alençon, sur la nouvelle de cette révolte, avait donné ordre au sire de
Loré d'aller appuyer les communes de Normandie ; il arriva trop tard, elles
étaient déjà détruites. Le sire de Beuil et lui s'avancèrent jusqu'auprès de
Bayeux, où ils recueillirent les débris de cette malheureuse entreprise. Ils
rassemblèrent environ cinq mille hommes, et les emmenèrent d'abord à
Avranches, puis ils rentrèrent dans leur pays du Maine. Les Anglais livrèrent
à de Cruels supplices tous ceux dont ils purent se saisir qui étaient
soupçonnés d'avoir excité la sédition ; ils reçurent le reste à composition. Pendant
ce même temps, la Hire et Sain-traille se tenaient vers les marches de la
Picardie ou de Champagne, et faisaient aussi une guerre qui ne profitait
guère aux pays et aux habitants. La
Bourgogne recommençait aussi à être envahie et ravagée par les compagnies
françaises et surtout par le sire de Château-Vilain et le damoisel de Commercy,
qui guerroyaient du côté de Langres, et faisaient des courses jusqu'auprès de
Dijon. Le duc Philippe en quittant la Flandre pour venir au secours de ses
États, envoya de nouveaux ambassadeurs au roi d'Angleterre[31], pour lui remontrer quelle
était la désolation générale du royaume de France, et combien il importait ou
de conclure une paix générale, ou d'assembler une armée formidable, afin de
défendre les provinces contre tant de ravages ; il parlait aussi des
excessives dépenses qu'il lui fallait faire pour garder et conquérir ses
frontières, de la détresse de ses peuples, et de la difficulté de percevoir
de nouveaux impôts. C'était
avec une armée qu'arrivait le Duc ; il avait avec lui ses principaux
chevaliers ; une redoutable artillerie, et de grands préparatifs. Le sire
Jean de Croy commandait l'avant-garde ; le Duc le corps de bataille ; et le
seigneur de Créqui l'arrière-garde, La Duchesse était de ce voyage ; elle
était grosse, et cheminait en litière, accompagnée de ses serviteurs et de
plus de quarante dames. Elle s'arrêta à Châtillon-sur-Seine, et le Duc alla
aussitôt mettre le siège devant Mussi-l'Évêque, forteresse du diocèse de
Langres. Toute la noblesse bourguignonne vint le joindre. La garnison, se
voyant si fortement assiégée, ne tarda point à se rendre : le château de
Lézines ne résista pas davantage, et le Duc accorda la vie aux assiégés, sous
la condition qu'ils procureraient le moyen de traiter avec la garnison de Pacé,
ville très-forte du voisinage. Heureusement pour eux, les gens de Pacé
consentirent à se rendre, si dans vingt jours ils n'étaient point secourus.
Le Duc, qui ne désirait rien tant qu'une journée de bataille, leur accorda un
mois, et continua à soumettre quelques forteresses des environs. Sans
craindre de s'affaiblir, il envoya Jean et Antoine de Vergi, avec le comte de
Fribourg et le sire de Créqui, dans le pays de Langres, pour repousser le damoiseau
de Commercy et le sire de Château-Vilain. On espéra pendant quelques jours
que les Français viendraient au secours de Pacé ; lord Talbot et le maréchal
de l'Isle-Adam arrivèrent pour assister à la bataille ; mais, au jour marqué,
personne ne s'étant présenté, la ville se rendit. Pendant ce temps, la
Duchesse était allée solennellement tenir à Dijon les États du duché. Il y
eut de grandes réjouissances, et les États, heureux de voir la province hors
de péril, accordèrent un subside de 40.000 livres. Les États de la Comté,
assemblés à Dôle, donnèrent aussi 23.000 livres. Le Duc
était à son camp devant Ravières, reçut une réponse du roi Henri. Le conseil
d'Angleterre protestait toujours de son désir de faire la paix, imputait aux
ambassadeurs français la rupture des conférences d'Auxerre et de Corbeil,
insistait beaucoup sur le projet de traiter au moyen des princes de France
prisonniers en Angleterre, et finissait par proposer de nouvelles conférences
à Calais pour le 15 octobre. Hugues
de Lannoy seigneur de Sautes, et le trésorier de Boulonnais envoyés de
Bourgogne en Angleterre, rendaient compte en même temps à leur maître des
circonstances de l'ambassade ; ils avaient reçu du roi Henri un gracieux
accueil ; on leur avait appris que le conseil de France proposait le mariage
de la fille du roi avec le roi Henri ; mais cette offre n'avait pas été
écoutée en Angleterre. La
partie la plus curieuse de leur récit concernait le duc d'Orléans, qui, comme
on a vu, était de grande importance dans les négociations. Ce malheureux
prince, pour adoucir ses longs malheurs, n'avait d'autre consolation que les
lettres qu'il avait toujours aimées. Il faisait des vers mieux que personne en
France, et trouvait un douloureux plaisir à célébrer, dans de touchantes
ballades[32], le regret de passer sa vie
loin de son pays, de sa famille, de ses amours, et de rester oisif et
inutile, sans pouvoir gagner la gloire des chevaliers. Il déplorait aussi les
calamités et rappelait l'ancienne renommée du noble royaume de France, lui reprochant
ses désordres qui avaient attiré la colère céleste. Il demandait à Dieu de
lui accorder, avant d'arriver à la vieillesse, les plaisirs de la paix et du
retour. D'autres fois, il reprochait à la fortune d'exercer sur lui une si
rude seigneurie, et de faire si fort la renchérie. Dois-je
toujours ainsi languir ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hélas
! et n'est-ce pas assez ? Ce
triste refrain revenait à chaque couplet de la ballade, et elle finissait
ainsi : De
ballader j'ai beau loisir, Autres
déduits me sont cassés, Prisonnier
suis, d'amour martyr ; Hélas
! et n'est-ce pas assez ? Quand[33] il avait rencontré chez le
comte de Suffolk les ambassadeurs de Bourgogne, il était venu à eux, leur
avait affectueusement pris les mains ; et lorsqu'ils s'enquirent de sa santé :
« Mon corps est bien, dit-il ; mais mon âme est douloureuse. Je meurs de chagrin
de passer ainsi les plus beaux jours de ma vie en prison, sans que personne
songe à mes maux. » Les ambassadeurs repartirent que c'était à lui qu'on
devrait le bienfait de la paix, et qu'on n'ignorait point qu'il y
travaillait. « Messire de Suffolk pourra vous dire, ajouta le prince, le soin
que j'y prends, et comment je ne cesse de presser le roi et son conseil ;
mais je suis ici inutile comme l'épée qu'on ne tire pas de son fourreau. Je
l'ai toujours dit, il faut que je voie nies pareils et, mes amis de France ;
ils ne pourront traiter sans en avoir consulté avec moi. Certes, si la paix
dépendait de moi, quand je devrais mourir sept jours après l'avoir jurée, je
n'y aurais pas de regret. Au reste, qu'importe ce que je dis ; je ne suis
maître de rien. Après les deux rois, c'est le duc de Bourgogne et le duc de
Bretagne qui y peuvent le plus. » Sur ce, le sire Hugues de Lannoy
affirma que nul ne souhaitait la paix plus que le duc Philippe. — « Ne vous
l'avais-je point dit, monsieur ? » ajouta le comte de Suffolk. — « Pourquoi,
en effet, répliqua le prince, mon cousin de Bourgogne ne penserait-il pas
comme moi ? Il doit bien savoir que ce n'est ni lui ni moi qui avons suscité
la guerre en France. Hugues de Lannoy, vous savez mes sentimens là-dessus ;
je n'en veux point changer. » Alors il lui reprit la main, la pressa, et lui
serra même le bras comme pour signifier qu'il avait bien des choses à lui
dire. « Et ne viendrez-vous point me visiter ? continua-t-il ;
promettez-le-moi ; vous-savez si je me tiendrai heureux de vous voir. — Ils
vous verront avant leur départ, » interrompit le comte de Suffolk d'un ton
qui annonçait qu'aucun entretien particulier ne leur serait permis. Le
lendemain, Jean Canet, barbier du comte de Suffolk, vint trouver les
ambassadeurs : « Je suis natif de Lille, leur dit-il, fidèle sujet du
duc de Bourgogne, et tout prêt à le servir, Comme je parle français, c'est
avec moi plus qu'avec aucun autre de notre hôtel, que le duc d'Orléans aime à
deviser. Si l'on vous a dit qu'il haïssait le duc de Bourgogne, et parlait de
lui eu mauvais termes, on vous a trompés. Il l'aime beaucoup ; il le tient
dans une haute estime, et voudrait le lui témoigner. Si vous croyez que le
duc Philippe le trouve bon, il lui écrira, et je me charge de vous apporter
la lettre. » Les ambassadeurs donnèrent les mêmes assurances au nom de leur
seigneur. Le lendemain ils revirent le duc d'Orléans mais toujours chez le
comte de Suffolk, et en sa présence. « Pourrais-je écrire à mon cousin
de Bourgogne ? » demanda-t-il. — « Vous y penserez pendant la nuit,
monsieur ; » répondit le comte de Suffolk.. La lettre que Jean Canet vint
ensuite remettre aux ambassadeurs n'avait pu être écrite librement. Il le
leur dit, et leur confia aussi que si le roi Charles se refusait à faire la
paix, le duc d'Orléans, pour sortir de sa triste prison, traiterait enfin de
son côté ; car il ne pouvait plus endurer sa triste position. Les
ambassadeurs rendaient compte aussi de leur visite au comte de Warwick. Il ne
leur avait pas caché que la noblesse et le peuple d'Angleterre étaient
offensés de ce que le duc de Bourgogne témoignait si peu d'égards à leur roi.
« Il n'est pas venu une seule fois le visiter, dit-il, durant son séjour
en France. Je donnerais la moitié de mon bien pour que le Duc vînt passer
seulement quinze jours à Londres ; il verrait comment nous le recevrions ! Ne
se souvient-il plus que son père, le duc Jean, bien qu'il fût en pleine
guerre avec le feu roi, vint le trouver à Calais, et en fut accueilli avec
une extrême courtoisie ? » Les ambassadeurs répondirent que leur seigneur
aurait sans doute lieu d'être mécontent, s'il savait les discours qu'on
tenait sur lui en Angleterre, les menaces qu'on faisait contre lui et ses
sujets. « Ce sont les gens du commun, répondit le comte de Warwick ; mais
vous n'avez certes entendu rien de pareil des princes d'Angleterre, des
seigneurs du conseil, ni même d'aucun prud'homme. » Ils
étaient aussi allés rendre leurs devoirs au duc de Bedford ; il leur avait
fait de même bon accueil. « Messire Hugues, dit-il, vous aimez beaucoup mon
frère de Bourgogne, et je pense que vous ne me devez pas haïr. Pourra se
laisse-t-il aller à de mauvaises imaginations contre moi ? Je ne lui veux
pourtant aucun mal. Il n'est prince au monde, après le roi, que j'estime
autant que lui. Le mauvais vouloir qui semble être entre nous gâte les
affaires du roi et les siennes aussi ; mais dites-lui que je n'en suis pas
moins porté à le servir. » Enfin
les ambassadeurs racontaient qu'à leur retour ils avaient rencontré, à
Calais, Jean de Saveuse qui tenait du bâtard d'Orléans, que le conseil du roi
Charles ne ferait jamais la paix tant que les Anglais prétendraient au
royaume de France, et tant qu'ils ne délivreraient pas le duc d'Orléans. Le
Bâtard avait ajouté qu'on lui avait ordonné d'attaquer le duc Philippe
pendant qu'il se rendait de Flandre en Bourgogne, et qu'il s'y était refusé,
sachant que son frère comptait sur le Duc pour obtenir sa délivrance. Le sire
de Saveuse croyait donc que le duc d'Orléans avait parlé sincèrement aux
ambassadeurs, et leur avait fait dire vérité par Jean Canet. Ces
nouvelles, qui faisaient si bien connaître l'état des choses, et d'où l'on
pouvait prévoir ce qui arriverait, ne changèrent rien pour le moment à la
conduite du duc de Bourgogne. Il ne quitta point son armée, et continua à
s'occuper uniquement de délivrer son duché. La ville la plus importante qui
fût tombée aux mains des Français était Avalon[34] ; un fameux chef de compagnie,
nommé Fortépice, s'en était emparé. Le Duc vint s'établir à Époisses, et
commença le siège. Il eût bien voulu ménager une ville qui était à lui ; mais
la garnison répondit qu'elle voulait du moins avoir la gloire de se bien
défendre. Alors on rassembla de l'artillerie ; on fit venir de Dijon, à
grand'peine et à grands frais, un gros canon qui se nommait la Bombarde de
Bourgogne. Les États furent de nouveau réunis, car tous ces sièges coûtaient
beaucoup ; ils consentirent à avancer les termes de paiement du dernier
subside. La
garnison d'Avalon résista vaillamment ; mais enfin, lorsque la brèche fut
grande et la ville presque toute ruinée, après avoir soutenu un premier
assaut, les assiégés n'attendirent pas le second, et trouvèrent moyen de'
s'échapper pendant la nuit[35]. Le Duc entra dans Avalon le 21
octobre, s'occupa de rétablir un peu cette malheureuse ville, et d'y rappeler
les habitants ; puis il laissa les sieurs de Charny et de Croy, chargés de
reprendre Crevant, Mailli, et les autres forteresses du pays d'Auxois que les
Français tenaient encore. A peine
était-il de retour à Dijon, que la Duchesse accoucha d'un fils le 10 novembre
1433 ; il eut pour parrains Charles de Bourgogne comte de Nevers, et le sire
Jean de Croy ; sa marraine fut madame Agnès de Bourgogne comtesse de
Clermont. Il fut nommé Charles, du nom de son parrain, et Martin, à cause du
jour de son baptême. Dès sa naissance il eut le titre et l'apanage de comte
de Charolais ; son père lui donna aussi l'ordre de la Toison-d’Or[36]. La duchesse sa mère voulut,
contre l'usage, le nourrir de son propre lait ; elle avait perdu ses deux
premiers enfants lorsqu'ils suçaient le lait d'une nourrice étrangère ; elle
pensa que cette fois elle serait plus heureuse si elle remplissait tout son
devoir de mère. D'ailleurs on disait que son père le roi de Portugal, lui
avait prédit quand ils s'étaient séparés, qu'elle conserverait seulement
l'enfant qu'elle nourrirait. A cette
occasion, le Duc tint un chapitre solennel de l'ordre ; il y nomma sept
nouveaux chevaliers, des premiers de sa cour et de ses principaux capitaines.
Ce fut dans cette cérémonie qu'il fit au sire de la Trémoille seigneur de
Jonvelle, son premier chambellan, une réprimande fraternelle pour avoir
gravement manqué à ses devoirs de chevalier de l'ordre. Le
chancelier de Bourgogne, Nicolas Raulin, avait découvert, peu de mois
auparavant, que le sire Guillaume de Rochefort tramait quelque mauvais
dessein contre lui ; il avait fait arrêter ce gentilhomme ; puis, en présence
du sire de Charny gouverneur de Bourgogne, et de plusieurs conseillers, il
lui avait fait subir plusieurs interrogatoires. Le sire
de Rochefort avait raconté comment, l'année précédente, un peu avant les
conférences d'Auxerre, le sire George de la Trémoille, alors principal
conseiller du roi de France, ayant fait un voyage en Bourgogne pour conférer
de la paix avec le Duc, avait appelé près de lui le sire de Rosimbos et lui
déposant. Il avait commencé par leur parler des bons services qu'ils avaient
rendus et rendaient encore au duc de Bourgogne ; il s'était étonné de la
modicité de leur fortune, et du peu de générosité du Duc qui, disait-il, ne
savait faire de bien à personne. De là il passa à leur offrir un moyen de
s'enrichir à jamais ; il ne s'agissait que d'enlever le chancelier de
Bourgogne, dont les conseillers de France étaient mécontents dans les
négociations pour la paix, et de le livrer au roi. La chose ne serait pas
difficile, continuait le sire de la Trémoille. Il promettait pour ce dessein
l'appui secret de son, frère le sire de Jonvelle, et de son cousin le comte
de Joigny ; il annonçait aussi que la forteresse de Saint-Florentin serait
ouverte comme lieu de sûreté aux exécuteurs du complot. Le salaire de cette
entreprise devait être de cent mille livres. Le sire de Rochefort ne s'était
engagé à rien, assurait-il ; toutefois il confessait avoir reçu à compte 200
livres, et le sire de Rosimbos 60 ou 80. Puis il s'était rendu auprès du sire
de Jonvelle et du comte de Joigny, qui l'avaient fortement pressé d'exécuter
ce projet ; mais il ne l'avait point voulu. Le sire de Rosimbos était revenu
encore à son château de Rochefort lui faire de nouvelles instances, et, à son
refus, s'était chargé seul de l'affaire. Deux fois il s'était embusqué avec
quarante hommes sur la route de Dijon à Auxerre, lorsque le chancelier se
rendait dans cette ville, sans pouvoir néanmoins accomplir son entreprise. Le Duc
voulut lui-même entendre le sire de Rochefort ; devant le prince il accusa
moins fortement le sire de Rosimbos, mais persista dans son dire contre le
sire de Jonvelle. C'était la seconde fois depuis un an que le nom de ce
seigneur, honoré de toute la faveur du Duc, se trouvait mêlé dans des
desseins criminels. Toutefois ce ne fut point en souverain que le duc de
Bourgogne lui parla, mais comme grand-maître de l'ordre, et frère en
chevalerie. Le Duc
se rendit de là à Chambéry avec une suite brillante, pour assister aux noces
du comte de Genève, fils du duc de Savoie. Ce fut à ce prince une nouvelle
occasion de presser son neveu de Bourgogne de traiter de la paix[37]. Le duc de Bar et le sire
Christophe de Harcourt, qui se trouvaient à ce mariage, tentèrent aussi de
recommencer quelque négociation. Tout le soin du conseil de France était
toujours de conclure une paix séparée avec le duc de Bourgogne. Quant à
lui, il voulait tenir les promesses qu'il avait faites aux Anglais, et
proposait des conférences entre toutes les parties ; c'était aussi ce que
souhaitait le conseil du roi Henri. Ses ambassadeurs et ceux de Bourgogne
avaient attendu vainement les ambassadeurs de France à Calais, depuis le 15
octobre jusqu'à la fin du mois. Le
conseil de France, qui voyait la guerre rallumée sur les frontières de la
Bourgogne, et qui attendait aussi l'issue de quelques entreprises tentées
dans le Maine et en Picardie, s'était refusé à ces négociations générales ;
il mettait d'ailleurs quelque espérance dans le changement qui se faisait en
ce moment dans l'esprit de l'empereur Sigismond[38]. Après avoir été favorable au
parti du duc de Bourgogne, il devenait chaque jour plus contraire à ce
prince, et plus favorable au roi de France. Voici les causes qui amenaient ce
changement. Le
concile de Constance, en se séparant, avait réglé qu'un autre concile général
s'assemblerait cinq ans après ; un second, après un autre intervalle de sept
ans ; puis régulièrement de dix ans en dix ans. Il y avait eu en effet, en
1423, un concile à Sienne ; mais les troubles et les factions empêchèrent de
produire aucun fruit ; il se sépara en indiquant la prochaine réunion à Bâle.
Plus de sept ans étaient déjà passés, et le concile ne s'assemblait pas.
Cependant l'Église avait de graves affaires à régler ; on avait reconnu à
Constance la nécessité de la réformer dans son chef et dans ses membres ; les
désordres du clergé étaient un scandale pour les peuples ; les hérésies de
Bohême n'étaient point éteintes, et répandaient le trouble en Allemagne ;
l'Église grecque, qui voyait les Turcs envahir les restes de l'empire
d'Orient et menacer Constantinople chaque jour davantage, cherchait à se
réunir à l'Église romaine, afin de s'assurer l'appui de l'Occident ; enfin
les guerres des princes chrétiens et l'horrible état où était réduit le
royaume de France, appelaient toute 'a pitié et tous les soins de l'Eglise.
Ce fut le clergé de France qui le premier travailla à la réunion du concile ;
ses députés arrivèrent à Bâle, en 1431, avant ceux d'aucune autre nation, et
obéissant de leur propre mouvement aux décrets des conciles de Constance et
de Sienne. L'empereur Sigismond s'empressa d'y envoyer aussi les députés de
ses États. Sou royaume de Bohême était en grand désordre par l'hérésie ;
d'ailleurs, nulle part le clergé n'avait plus besoin d'être réformé qu'en Allemagne[39]. Le pape
Eugène IV, qui avait succédé à Martin V, vit avec chagrin ce concile qui
s'assemblait de soi-même et sans son autorité ; d'ailleurs il redoutait la
réforme que tous les gens sages regardaient comme si nécessaire, et voyait
bien qu'elle restreindrait sou pouvoir. II voulut dissoudre le concile de
Bâle, et le transférer à Bologne, donnant pour cela des motifs qui n'avaient
rien de vrai : comme le peu de sûreté du séjour de cette ville, à cause des
querelles du duc de Bourgogne et du duc d'Autriche, pour la succession de
madame Catherine de Bourgogne duchesse d'A u triche ; querelles qui furent
aussitôt apaisées. Le pape alléguait aussi que le concile serait trop éloigné
des pays de l'Église grecque, tandis qu'on était beaucoup plus rapproché de
la Bohême, où régnait l'hérésie. Les pères du concile, qui voulaient
délibérer librement, et qui savaient bien qu'en Italie on ne pourrait point
aussi facilement procéder à la réforme, résistèrent à la volonté du pape. Les
choses s'envenimèrent ; le pape prononça la dissolution du concile ; les
pères se refusèrent à obéir ; ils proclamèrent, comme on avait fait à
Constance, que l'autorité souveraine de l'Église résidait dans le concile
général, et que le pape, chef ministériel de l'Église, n'était pas au-dessus
de ce corps mystique[40]. Bientôt il fut question de
déposer le pape. L'Église
de France montra un grand zèle pour le maintien du concile. Les évêques
s'assemblèrent à Bourges et prièrent le roi d'envoyer des ambassadeurs au
pape pour l'engager à ne pas dissoudre le concile, et au concile polo•
prendre part à ses travaux. Le roi de France et l'empereur Sigismond se
trouvèrent ainsi les protecteurs du concile. Le duc de Bourgogne inclina au
contraire, vers le parti du pape. Dès le
commencement du concile[41], il s'était élevé des
difficultés pour le rang que devaient occuper les ambassadeurs de Bourgogne ;
ils avaient réclamé le pas sur les ambassadeurs de Savoie, et l'avaient
obtenu, parce que leur souverain avait le titre de duc plus anciennement que
le prince de Savoie, qui l'avait reçu en 1417 seulement. Mais les pères du
concile qui auraient craint de mécontenter l'empereur, ne rendirent pas un
jugement si favorable, dans la querelle de préséance des ambassadeurs
bourguignons avec les ambassadeurs des Électeurs de l'Allemagne. Ils ne
voulurent point prononcer définitivement, et se contentèrent de régler que,
par provision, le premier des ambassadeurs de Bourgogne, mais non point
l'ambassade entière, se placerait tout de suite après les ambassadeurs des rois.
Le duc Philippe, qui était très-jaloux de sa propre grandeur, se tint fort
mal satisfait de ce jugement du concile. Dès
qu'il fut question de citer le pape au concile, et de le déposer, s'il ne se
rendait point à la citation, les ambassadeurs de Bourgogne et de Savoie
protestèrent contre le décret. « Nous voyons avec douleur, disaient-ils,
qu'une telle discorde entre le saint concile et notre très saint-père le
pape, ramènera le schisme et le scandale dans la chrétienté ; c'est pourquoi
nous protestons, au nom du Duc notre maître, dans la forme la meilleure,
contre le décret de citation, contre tout ce qui s'ensuit ou peut s'ensuivre,
jusqu'à ce que nous ayons reçu des ordres contraires de la part du duc de
Bourgogne notre souverain seigneur[42]. » Le
concile, affligé de la protestation d'un si puissant prince, lui envoya une
députation pour lui rendre compte des motifs qui avaient dicté la conduite du
concile, et l'engager à faire-la paix avec la France. Mais avant que le Duc
pût donner sa réponse, il avait eu de nouveaux motifs de plainte. Dans une
assemblée du 17 août 1413, on avait lu des lettres du roi d'Angleterre où il
prenait le titre de roi de France. Les archevêques de Bourges et de Tours
réclamèrent. Tout aussitôt les droits de leur roi ; les Bourguignons prirent
parti pour l'Angleterre ; une querelle vive s'éleva. Les Français
s'exprimèrent en paroles injurieuses contre le duc Philippe. Le désordre se
mit dans le concile ; les Bourguignons y furent publiquement appelés du nom
de traîtres. Le Duc,
apprenant ces nouvelles, envoya sa réponse par une ambassade nombreuse et
brillante, composée des principaux évêques de ses États, de seigneurs
illustres et puissants, de quelques-uns de ses conseillers et d'habiles
docteurs. Ils étaient chargés de dire 1° que nul ne désirait plus la paix que
le Duc, comme en effet il y était tenu pour l'honneur de Dieu et par
compassion des maux du royaume, où il possédait de si grandes seigneuries ;
mais qu'on avait pu juger qu'il était enclin à prendre toutes les voies
raisonnables pour terminer la guerre. 2° Que
le Duc était disposé à adhérer aux décrets du saint concile, pour la réforme
de l'Église et la paix de la chrétienté ; mais que rien ne pouvait lui être
plus déplaisant que le différend élevé entre le saint-père et le saint
concile : qu'il allait employer ses soins et envoyer une ambassade au pape,
pour l'apaisement de cette discorde, et qu'il demandait qu'on différât de
trois mois la citation faite au pape. 3° Que
l'on avait fait injustice au Duc, en ne reconnaissant point combien sa
dignité était supérieure à celle des Électeurs. Enfin
les ambassadeurs étaient chargés de répondre à toutes les imputations
injurieuses faites par les partisans du roi Charles, et de produire les
pièces concernant le meurtre du duc Jean. Les
pères du concile accordèrent en effet un délai au pape ; tous les princes de
l'Europe craignant le retour du schisme, avaient été, sur ce point, du même
avis que le duc de Bourgogne, sans toutefois donner des ordres si absolus à
leurs ambassadeurs. Les siens devaient se retirer du concile, si satisfaction
ne leur était pas donnée à cet égard, et sur l'article de la préséance. Le pape
céda aussi à la prière de tous les princes de la chrétienté ; il reconnut en
ce moment le concile de Bâle, que plus tard il voulut encore dissoudre. Le duc
de Bourgogne, après de nouvelles instances et de nouvelles menaces, eut de
même satisfaction pour le rang qu'il prétendait. Les pères du concile
reconnurent que ses ambassadeurs venaient immédiatement après les
ambassadeurs des rois. Malgré l'empereur, les Électeurs d'Allemagne ne purent
obtenir le pas. Sa mauvaise volonté contre le Duc croissait de jour en jour. Ce
prince avait été obligé de quitter encore une fois la Bourgogne où sa
présence était cependant bien nécessaire ; il y laissa la Duchesse assistée
de sages conseillers, et surtout des sires Jean et Antoine de Vergi ; puis,
vers le mois d'avril 1434, il retourna en Flandre. Les séditions des Gantois
avaient continué[43] ; cependant les magistrats de
la ville et les sages bourgeois l'avaient emporté cette fois sur les gens des
métiers. Sept des principaux mutins de la corporation des foulons avaient été
mis à mort, et la ville commençait à être tranquille. Le bon ordre était plus
troublé encore par la guerre que les gens d'Anvers faisaient à ceux de
Malines[44]. Ils s'étaient alliés à la
ville de Bruxelles, et il y avait déjà eu de rudes rencontres. Il s'agissait
des foires et marchés pour lesquels les deux partis étaient en grand procès.
Le Duc réussit à les pacifier. Le but
principal de son voyage avait été de se procurer de l'argent[45] ; son duché de Bourgogne était
épuisé, et il était plus „que jamais menacé de toutes parts. L'empereur
s'aigrissait de plus en plus contre lui, et recherchait chaque jour de
nouveaux sujets de griefs. Comme la Hollande et une part de ses nouveaux
domaines relevaient de l'empire, il était facile d'élever quelques
difficultés sur une possession qu'il devait à la puissance de ses armes, et
non à l'investiture impériale. L'empereur tâchait même de détacher de lui son
plus fidèle allié le duc de Savoie[46] ; il écrivait en ces termes à
ce prince : « Le
noble Philippe duc de Bourgogne, vassal et sujet de nous et du saint empire,
méprise notre majesté impériale, et l'empire auquel il doit cependant
soumission, au point de ne pas vouloir reconnaître ce qu'il tient de nous et
de l'empire, comme l'avait reconnu le Duc son père durant sa vie. En outre il
retient dans la basse Allemagne plusieurs principautés et nobles seigneuries qui
devraient être dévolues à nous et à l'empire ; d'autres mêmes qui nous
reviennent par droit héréditaire ; et cela sans que nous en soyons prévenus,
bien plus, malgré nos réclamations. Sous une feinte couleur de droit,
dédaignant tous les égards dus à son souverain, il a usurpé ces domaines et
s'y maintient indument. Depuis longtemps nous aurions dû procéder contre lui,
en raison de son exécrable violation de justice, et de son esprit de révolte.
Toutefois nous avons retenu notre bras, et nous l'avons à diverses reprises
fait rappeler, par ses ambassadeurs, à des sentimens plus pacifiques en
l'engageant à accomplir ses devoirs envers nous et l'empire. Cependant notre
bonté n'a servi de rien auprès dudit Duc ; tout a échoué devant sa négligence
ou plutôt devant sa vaine présomption. C'est pourquoi, courroucés des méfaits
dudit Duc, pour réprimer son insolence, pour le ramener à son devoir et à
l'honneur, et pour recouvrer les droits du saint empire, nous avons contracté
alliance contre ledit Duc, avec le sérénissime prince Charles, roi des
Français, notre frère très-chéri. Nous avons voulu vous faire connaître nos
desseins et les notifier à votre affection, afin que vous puissiez vous
conduire de façon à ce que nos droits et ceux de l'empire soient recouvrés,
pour que vous vous sépariez dudit Duc, et que vous ne lui procuriez ni
laissiez procurer par vos peuples aucun aide ni secours. » Peu
après, l'empereur envoya ses lettres de défi au duc de Bourgogne. Ce prince
savait bien que l'empereur n'avait aucune armée en Allemagne, et n'y faisait
même nuls préparatifs[47]. Ce n'étaient que pures menaces
; néanmoins l’alliance avec le roi Charles, solennellement reconnue, rendait
le conseil de France plus exigeant, et ranimait l'espérance et l'audace des
capitaines français. Leurs forces n'étaient pas grandes ; l'argent leur
manquait ; ils ne pouvaient tenter d'autre guerre que par courses et par
compagnies ; mais leurs attaques avaient recommencé contre le pays
d'Auxerrois. Le sire de Château-Vilain avait repris les armes ; le comte de
Clermont, qui, l'année d'auparavant, avait encore conclu une trêve, la
rompit, et entra dans le Charolais. Il venait de perdre son père le duc de
Bourbon, mort en Angleterre, et c'était un médiateur de moins polir la paix.
Le roi de France, afin de se procurer de l'argent, avait quitté les pays de
la Loire, pour aller tenir les États du Languedoc, à Vienne en Dauphiné. Tout
en ce moment semblait aller quelque peu mieux pour la France, du moins dans
sa guerre contre la Bourgogne ; toutefois, de part et d'autre les peuples
étaient malheureux et épuisés, la noblesse fatiguée et sans ardeur. . Le Duc,
clans ces circonstances, envoya encore des ambassadeurs en Angleterre, pour
engager le roi Henri à traiter de la paix, ou du moins à faire de son côté
quelques efforts pour soutenir la guerre. Le roi d'Angleterre les reçut
solennellement dans son conseil, et leur fit donner une réponse, qu'il
adressa aussi, le juin, au duc de Bourgogne[48]. Il
protestait de sa bonne volonté pour la paix, et déclarait que les conférences
indiquées par lui n'ayant eu aucun effet, ou n'ayant encore pas eu lieu, il
avait donné pouvoir à ses ambassadeurs au concile de traiter de la paix, afin
de relever enfin son royaume de France du pauvre et misérable état où il
était tombé. Quant à
la guerre, il donnait au Duc les plus grandes louanges sur ses exploits de
l'année précédente, sur la vaillance qu'il avait montrée, sur l'accroissement
de sa noble renommée. Il promettait en même temps de le seconder de tout son
pouvoir, et s'attachait à bien faire voir qu'il n'avait rien négligé, pour
soutenir la guerre en France. Il parlait des nombreuses garnisons qu'il y
tenait, des fortes dépenses qu'il lui avait fallu faire. Il avait encore
trois armées en France, sous le commandement du comte d'Arondel, de lord
Talbot et de lord Willoughby, et il envoyait en ce moment même de beaux et
notables renforts. Il ajoutait que si les ennemis voulaient réunir leurs
forces et livrer bataille, toutes les armées d'Angleterre avaient ordre de se
joindre avec les armées de Bourgogne, pour combattre d'un commun accord. Il
était vrai que les Anglais avaient, depuis plusieurs mois, fait de nouveaux
efforts et repris quelqu'avantage. Les rebellions de Normandie une fois
étouffées, le comte d'Arondel était rentré dans le Maine. Il avait mis le
siège devant cette redoutable forteresse de Saint-Célerin, où les Français se
tenaient depuis plus de deux années. Le duc d'Alençon et son maréchal le sire
de Loré n'avaient pas les forces suffisantes pour défendre le pays, ni pour
secourir Saint-Célerin. Mais à ce moment le connétable de Richemont[49] commençait à se réconcilier
avec le roi, qui n'avait plus maintenant près de lui son cruel ennemi, le
sire de la Trémoille. Il assembla à Saumur tout ce qu'il put réunir de gens
de guerre, pour marcher au secours de Saint-Célerin. Il était trop tard, la
forteresse venait de se rendre après un siège de trois mois, et lorsque les
principaux chevaliers et écuyers qui la défendaient, avaient été tués sur la
brèche[50]. Le
comte d'Arondel s'en alla ensuite assiéger Sillé-le-Guillaume. Le capitaine
de cette forteresse traita tout aussitôt, et promit de se rendre dans six
semaines, si auparavant les Français ne paraissaient pas en force supérieure
aux Anglais sur la lande du Grand-Ormeau, à une lieue de là. A cette
nouvelle, les chefs français se pressèrent de rassembler, chacun de sou côté,
le plus de monde qu'ils purent. Il se fit ainsi une belle et nombreuse armée.
Le connétable, le duc d'Alençon, Charles d'Anjou, com te du Maine ; Ambroise
de Loré, les maréchaux de Rieux et de Raiz, Gautier de Brussac, étaient tous
réunis. Ils avaient avec eux une foule de gentilshommes de Normandie et du
Maine, qui, ne s'étant pas soumis aux Anglais, vivaient pauvrement et dans la
détresse sur les marches des provinces conquises, aussi près qu'ils pouvaient
de leurs seigneuries usurpées, de leurs domaines ravagés ; toujours disposés
à faire quelque entreprise dans les cantons qu'ils connaissaient bien, et où
ils avaient des intelligences. Le
comte d'Arondel et lord Scale, avaient aussi amené toutes leurs forces. Les
deux armées ainsi rapprochées, passèrent deux jours en présence, se bornant à
des escarmouches. Cependant les Français vinrent se ranger en bataille sur la
lande du Grand -Ormeau. Les Anglais étaient aussi en belle et forte position
; on pensait que la bataille allait se donner. Le comte du Maine requit le
connétable de lui conférer la chevalerie. Bien que le duc d'Alençon fût un
plus grand seigneur, il lui sembla plus honorable de la tenir d'un capitaine
aussi renommé que le connétable. Dès que le jeune comte du Maine fut
chevalier, il donna la chevalerie à beaucoup de gentilshommes de cette armée,
aux sires de Beuil, de Coëtivy, de Chaumont, et d'autres. Le connétable fit
aussi chevalier Gille de Saint-Simon, et quelques autres hommes d'armes de sa
maison. Malgré
tant d'apprêts, on ne combattit point ; chaque armée trouvait l'autre en trop
bonne position. L'heure de midi du jour marqué étant passée, le connétable
envoya signifier que les Français étaient au Grand-Ormeau, que les otages
donnés par la garnison de Sifflé-le-Guillaume devaient être rendus, et le
traité regardé comme non avenu. Les Anglais confessèrent qu'il en était
ainsi, et renvoyèrent les otages. C'était la première fois, depuis longtemps,
que les Français venaient, au jour dit, secourir une de leurs villes. Ce
n'est pas que celle-là eu valût beaucoup la peine ; d'ailleurs elle était
environnée de garnisons ennemies, et loin des cantons où les Français avaient
leurs forces ; mais on avait voulu montrer qu'on ne craignait pas les
Anglais. Dès le lendemain, le connétable proposa de brûler
Sillé-le-Guillaume, et de couper la tête à Aimery d'Anthenèse, qui avait fait
la capitulation. Le sire de Beuil, dont il était le lieutenant, s'y opposa,
et promit que dorénavant il se défendrait bien. L'armée de France se retira,
et peu après, le comte d'Arondel revint sur Sillé et le prit ; poussant plus
loin, il vint presque jusqu'aux portes d'Angers. Le
connétable avait quitté ce pays, et s'était en allé à Vienne en Dauphiné
trouver le roi, pour régler toutes les affaires de la guerre. Il en reçut
cette fois un fort bon accueil. Tout le conseil et les chefs de France se
trouvaient maintenant en bon accord. Il fut convenu que le connétable irait,
avec une forte assemblée de gens d'armes, guerroyer sur les marches du Valois
et de la Picardie ; où les Anglais et les Bourguignons faisaient de grands
progrès[51]. C'était
de ce côté-là que la Hire, Saintrailles, Antoine de Chabannes, le sire de
Longueval, le sire de Blanchefort, et d'autres capitaines se maintenaient
depuis environ deux ans, prenant et perdant tour à tour des forteresses,
courant le pays avec des compagnies et des garnisons, à la grande désolation
des habitants. Ils poussèrent jusqu'à Cambray, dévastèrent tout sur leur
passage, entrèrent dans les domaines du sire de Luxembourg comte de Saint-Pol,
et brillèrent/ la ville et le château de Beaurevoir. Ce seigneur, après avoir
repris la forteresse de Saint-Valery, sur le sire de Gaucourt, qui s'en était
emparé, venait de mourir de l'épidémie qui désolait tous ces malheureux pays.
Son fils et son héritier n'avait pour lors que quinze ans ; personne ne
veillait plus à la défense de son héritage, au moment où la Hire s'y jeta à
l'improviste. Mais le
comte de Ligny, frère du défunt comte de Saint-Pol, se mit bientôt à la tête
de quatre ou cinq mille combattants, et, avec toute la noblesse de Picardie,
il commença à faire une rude guerre aux Français. Il reprit plusieurs
forteresses, et n'accordait guère de merci aux garnisons ni aux prisonniers. Un
jour, entre autres, que la garnison française de Laon avait fait une course
jusqu'à Vervins, et brûlé les faubourgs de Merle, le comte de Ligny, ayant
réuni au plus vite quelques garnisons bourguignonnes, chevaucha si
promptement, qu'il rejoignit les Français comme ils retournaient à Laon.
Aussitôt il se jeta tout au travers, sans même attendre que tous ses gens
fussent arrivés. La mêlée fut vive. Le comte de Ligny fit de merveilleuses
prouesses, ainsi que le sire Simon de Lalaing. Les Français furent
entièrement défaits ; près de deux cents périrent, et l'on en prit soixante
ou quatre-vingts. Le comte ordonna qu'ils fussent tous mis à mort. Parmi ces
prisonniers était un gentilhomme nommé Arcancel, qui, trois jours auparavant,
avait sauvé la vie an sire de Lalaing, que les gens de la commune de Laon
avaient pris et voulaient massacrer. Maintenant c'était à lui qu'Arcancel
venait de se rendre, et cependant il ne put le sauver de l'ordre du comte de
Ligny. Il n'y eut pas plus de merci pour lui que pour las autres, malgré les
instances du sire de Lalaing. Ce jour-là le jeune comte de Saint-Pol avait,
pour la première fois, suivi son oncle, qui, pour l'accoutumer à la guerre,
lui fit tuer de sa main quelques-uns de ces prisonniers. Cet enfant y
prenait, dit-on, grand plaisir[52]. Ce fut lui qui devint par la
suite connétable de France, et à qui le roi Louis XI fit trancher la tête. Le duc
de Bourgogne, afin de pourvoir à la défense de ses frontières du côté de la
Picardie, y forma une armée considérable, et la mit sous le commandement de
son cousin Jean de Nevers comte d'Étampes, qu'il avait amené de Bourgogne.
Avec lui se trouvaient les sires d'Antoing, Jean de Croy, de Saveuse, Baudoin
de Noyelles, Valeran de Moreul, le vidame d'Amiens et beaucoup d'autres
vaillants chevaliers. En même
temps lord Talbot arrivait de Rouen avec une armée anglaise, et attaquait le
pays de Beauvais. Creil venait d'être pris, après qu'Amadoc, frère de la
Hire, qui défendait la ville, eut été tué. C'était pour secourir ces contrées
que le connétable, d'après ce qu'on venait de régler dans le conseil du roi,
s'était mis en route avec quatre cents lances et le bâtard d'Orléans. Ils
avaient passé par Blois, Orléans, Melun, Lagny, Senlis, et ils étaient
arrivés à Compiègne. Il fallut tout aussitôt diviser les forces, en envoyer
une partie à Laon, sous les ordres du sire de Saint-Simon, pour aider
Saintrailles, qui était serré de près par le comte de Ligny ; une autre, avec
le connétable lui-même, porta secours à la Hire, qui défendait Beauvais,
menacé par lord Talbot, et où les gens de la commune étaient en grande
discorde avec la garnison ; enfin, le bâtard d'Orléans et le maréchal de
Rieux restèrent à Compiègne, car les Anglais étaient en bon nombre tout auprès
à Verberie. A ce
moment même, le duc Philippe s'en allait avec deux mille combattants eu
Bourgogne, où le rappelaient encore ses sujets envahis et menacés par le duc
de Bourbon. Il se rencontra presque avec les Français que le sire de
Saint-Simon conduisait au secours de Laon. Il avait bien plus de monde, et il
aurait pu facilement obtenir quelqu'avantage sur cette troupe[53]. Il préféra continuer son
chemin et se rendre sans délai dans sou duché. Toutefois le comte de Ligny le
pria de ne point passer sans le secourir. Alors il s'arrêta deux jours, non
pour combattre, mais pour conclure un traité avec les Français. Il fut
convenu que la forteresse de Saint-Vincent, qui était occupée par les gens du
comte de Ligny, et qui gênait beaucoup la ville de Laon, serait démolie ;
mais qu'auparavant la garnison qui y était assiégée, sortirait sauve de corps
et de biens. On
n'avait pas attendu le Duc pour commencer la guerre en Bourgogne ; les États
s'étaient assemblés et avaient encore accordé des subsides. Presque toute la
noblesse avait pris les armes, et, sous le commandement du sire Jean de
Vergi, était allé mettre le siège devant Grancey, la principale forteresse du
sire de Château-Vilain. Elle était située de façon à se pouvoir défendre
facilement, et bien pourvue de toutes munitions. Le siège dura trois mois, et
entraîna de grandes dépenses. Le sire de Château-Vilain essaya de le faire
lever ; mais les gens qu'il rassembla n'étaient point assez nombreux pour
déloger les assiégeants. N'ayant pas l'espoir d'être secourue, et sachant que
le Duc de Bourgogne arrivait, la garnison se rendit ; pour ne pas retarder
les autres entreprises, le sire de Vergi accorda de bonnes conditions. Le Duc,
dès qu'il fut en Bourgogne, commença par envoyer assiéger la forteresse de
Chalamont en Dombes. La garnison avait peu d'espérance de résister à une
armée si nombreuse, et munie d'une si forte artillerie ; cependant elle se
défendit avec vaillance. Le bâtard de Saint-Pol, qu'on nommait maintenant le
seigneur de Haultbourdin, lorsqu'il l'eut forcée à se rendre à discrétion,
fit pendre cent de ces malheureux prisonniers. Parmi eux se trouvait le fils
du seigneur Rodrigue de Villandrada[54]. En peu
de jours, presque toutes les villes et forteresses que les Français avaient
prises dans la Bourgogne, rentrèrent sous le pouvoir du Duc. Pour lors,
divisant son armée, il en envoya une partie, sous les ordres du seigneur de
Haultbourdin, courir sur le pays de Lyonnais ; l'autre, commandée par Pierre
de Beaufremont sire de Charny, alla dans le Beaujolais, assiéger
Villefranche, qui est la principale ville, et où se trouvait le duc de
Bourbon. Ses forces étaient trop inégales pour pouvoir tenir la campagne. Une
compagnie de six cents hommes se retira précipitamment dans la ville devant
les Bourguignons, qui étaient à peu près trois fois autant. Dès que le sire
de Charny fut arrivé devant les portes, il rangea son armée, et envoya un
poursuivant d'armes signifier son arrivée au duc de Bourbon. Ce prince, après
en avoir conféré avec ses conseillers, ne se trouvant point en mesure de
recevoir la bataille, fit répondre que, puisque le duc de Bourgogne ne se
trouvait point-là en personne, il ne combattrait point[55]. Pour mieux montrer que telle
était sa volonté, il sortit de la ville, un simple bâton à la main, sans
armure, vêtu d'une robe longue, sur un cheval qui ne portait point le harnais
de guerre. Dans cet appareil de paix, il rangea une partie de ses gens devant
les barrières, et il y eut seulement quelques escarmouches et des faits
d'armes de peu d'importance. Les Bourguignons, voyant Villefranche si bien
défendue, allèrent mettre le siège devant Belleville, que défendait le sire
Jacques de Chabanne. Quelle que fût sa vaillance, au bout d'un mois il fut
contraint de se rendre. Le duc
de Bourbon était en grand risque de voir conquérir tout son héritage.
Cependant le duc de Savoie, au lieu d'exécuter un traité qu'il avait conclu,
l'année précédente, avec le duc Philippe, et de lui envoyer, ainsi qu'il en
était requis, un renfort de mille combattants pour conquérir en commun le
pays de Dombes, s'entremit à l'apaiser. Il traita même avec le duc de
Bourbon, qui consentit à lui faire l'hommage qu'il contestait depuis
longtemps pour diverses seigneuries. Madame
Agnès de Bourgogne duchesse de Bourbon, s'employait aussi de tout son pouvoir
à calmer le ressentiment de son frère. D'ailleurs toutes ces guerres, toute
cette désolation du royaume de France n'avançaient à rien pour personne. Le
duc de Bourgogne, loin d'en tirer aucun avantage, et de voir sa puissance
s'accroître, pouvait à peine sauver ses Etats de la conquête et des ravages.
Les Anglais ne faisaient non plus aucun progrès en France, et n'y avaient que
bien peu de partisans. D'autre
part, l'empereur reconnaissait le roi de France, et bien qu'on trouvât qu'il
avait été petitement[56] conseillé de défier le duc de
Bourgogne, son ressentiment était cependant à considérer. Le duc de Bretagne
et son frère le connétable de France avaient recommencé à faire connaître au
duc Philippe leur intention de traiter avec la France. Les pères du concile
de Bâle renouvelaient sans cesse les exhortations les plus touchantes pour
rappeler les princes à la paix. Le pape joignait ses instances à celles du
concile[57]. Récemment encore, il avait
vivement pressé le Duc de terminer les maux de la guerre ; pour lui témoigner
toute son affection et donner plus de pouvoir à ses recommandations, il lui
avait envoyé comme un don précieux une hostie miraculeuse qui s'était
couverte de sang, lorsqu'un impie l'avait percée d'un poignard. Mais le
Duc, tout en se laissant toucher par tant de puissants motifs, ne précipita
rien, et se montra comme de coutume sage et habile dans sa conduite. Il
donna, ainsi qu'avait fait le roi d'Angleterre, plein pouvoir aux
ambassadeurs qu'il avait au concile, de conclure la paix générale. En même
temps, et cette démarche devait être plus efficace, il traita, sous la
médiation du duc de Savoie, d'une suspension d'armes avec le duc de Bourbon,
et convint qu'il se trouverait à une entrevue avec ce prince ; elle fut
d'abord indiquée à Decize, en Nivernois ; mais c'était un trop petit lieu
pour une telle solennité ; et l'on choisit ensuite Nevers. Le Duc
s'y rendit au mois de janvier 1435, avec une pompeuse suite[58]. Il avait avec lui son neveu le
comte de Nevers et le duc de Clèves, le marquis de Rothelin et les principaux
seigneurs de Bourgogne ; il se logea à l'évêché. Peu de jours après arriva sa
sœur, madame Agnès ; il alla au-devant d'elle, lui donna la main pour
descendre de sou chariot, et lui fit publiquement le plus tendre accueil, car
il y avait déjà plusieurs années qu'il ne l'avait vue. Elle lui présenta ses
deux jeunes fils, qu'il ne connaissait pas encore. Le Duc la conduisit par la
main jusqu'à l'hôtel qu'il lui avait fait préparer. Le lendemain elle vint le
voir, et il la reçut en lui faisant grande fête ; les danses furent belles,
et les bateleurs que le Duc avait amenés de Bourgogne firent de plaisantes
momeries. En se quittant, l'on prit encore du vin et des épices, et il fut
convenu que le lendemain on commencerait à tenir conseil. La
première chose qui y fut arrêtée, c'est qu'on manderait le comte de
Richemont, connétable[59], et l'archevêque de Reims,
chancelier de France. Le Duc leur fit tout aussitôt envoyer des
sauf-conduits. Peu
après vint le duc de Bourbon, accompagné de messire Christophe de Harcourt, du
maréchal de la Fayette, et de plusieurs autres notables chevaliers du parti
de France. Il y avait 'eu auparavant quelques difficultés sur la préséance,
qui avaient été réglées à l'avantage du duc de Bourgogne. Il envoya les
seigneurs de son hôtel au-devant du prince, hors de la ville ; lui-même vint
jusqu'à la porte le recevoir. Ils s'embrassèrent fraternellement, et le Duc
le mena souper chez le sire de Croy. Là, le verre à la main, tous ces princes
et ces grands seigneurs se montraient si bons amis et si joyeux, qu'il
semblait que jamais ils n'eussent été en discorde et en guerre. Voyant cette
cordiale affection, un des chevaliers de Bourgogne se mit à dire d'un ton
assez haut, et sans se soucier d'être entendu : « Nous autres, nous sommes
bien mal avisés de nous aventurer et de mettre notre corps et notre âme en
péril, pour les singulières volontés des princes et des grands seigneurs. Quand
il leur plaît, ils se réconcilient ensemble, et alors il advient souvent que
nous demeurons pauvres et détruits. » Les
fêtes recommencèrent pour l'arrivée du duc de Bourbon, et la magnificence de
la maison de Bourgogne s'y montra dans tout son éclat. Bientôt après
commencèrent les conférences, et un traité fut conclu entre les deux ducs. Le
duc de Bourbon consentit à rendre hommage de la seigneurie de Belleville et
de quelques autres qui relevaient du duché de Bourgogne. On réussit en même
temps à déterminer Perrin Grasset à quitter la Charité. C'était un grand
motif pour espérer que les trêves seraient désormais plus solides ; car il
n'en respectait aucune, et sa désobéissance était sans cesse le motif qui
faisait reprendre les armes, ou plutôt empêchait qu'on les quittât jamais. Pendant
ce temps-là arriva le connétable. Il avait défendu les marches de Picardie,
de Valois, de Champagne et de Lorraine contre les Anglais, les Bourguignons
et le comte de Ligny ; il s'était efforcé de remettre un peu d'ordre parmi
les compagnies françaises[60], où la Hire, Saintrailles et
les autres chefs n'en faisaient qu'à leur volonté ; puis traversant la
Bourgogne, il avait reçu à Dijon grand accueil de la Duchesse[61], et il était parvenu à Nevers,
à travers les neiges et les glaces du plus rude hiver qui se fût vu depuis
longtemps. Le chancelier de France était avec lui. Les deux ducs, accompagnés
de toute leur suite, vinrent au-devant du connétable et du chancelier, et
leur firent une honorable réception. Les
esprits étaient tout disposés ; on avait déjà parlementé, et, dix jours
après, les conventions suivantes furent arrêtées entre l'archevêque de Reims,
messire Christophe de Harcourt, le maréchal de la Fayette ; le sire de
Croissy, de la part du duc de Bourbon et du comte de Richemont ; et les sires
de Croy, de Charny, de Banssignies, de Ternant, le chancelier Raulin seigneur
d'Authune, le prévôt du chapitre de Saint-Omer, de la part du duc de
Bourgogne[62]. Le roi
Charles s'engageait à envoyer des ambassadeurs à une journée convenue
d'avance entre toutes les parties, et à faire au roi Henri des offres
raisonnables, et telles qu'il en devrait être content. Si en effet il en
était content, le duc de Bourgogne promettait de ne rien demander de plus
pour son compte que les conditions dès à présent réglées à la journée de
Nevers, entre ses ambassadeurs et ceux de France. Mais si
au contraire le roi d'Angleterre ne voulait point accepter les offres
raisonnables qui lui seraient faites, le Duc devait, de son côté, faire tout
ce qu'il pourrait et devrait, sauf son honneur, pour rendre la paix au
royaume, et le tirer de la désolation et de la destruction ; tellement qu'il
serait clair qu'il en aurait fait assez. Et,
dans le cas où le duc de Bourgogne, tout en gardant son honneur, laisserait
le parti du roi Henri pour le parti du roi Charles, comme vraisemblablement
le voisinage de ses États avec l'Angleterre et avec les pays occupés par les
Anglais lui serait une occasion de dommages, le roi Charles s'engageait à lui
céder les villes, terres et seigneuries situées sur les deux rives de la
Somme, c'est-à-dire le comté de Ponthieu, Amiens, Montreuil, Doullens,
Saint-Riquier, avec tous les revenus, tant des domaines que des aides, des
tailles et autres redevances, sauf la souveraineté, la foi, l'hommage et le
ressort de justice. Toutefois lesdites villes et terres seraient rachetables
au prix de 400 mille écus d'or. Il fut
aussi convenu qu'on s'occuperait du mariage de monsieur de Charolais avec une
des. ; filles du roi Charles, et -des autres mariages qui pourraient être
profitables au bien du royaume. Enfin
il était réglé qu'au 1er juillet de la même année, on s'assemblerait à Arras,
pour traiter de la paix générale. Le Duc se chargeait de le faire savoir au
roi Henri, et de l'engager à envoyer ses ambassadeurs et des princes de son
sang. Le duc de Bourbon et le comte de Richemont promettaient de s'y trouver
; le Duc y serait en personne, et emploierait ses bons offices pour amener
les Anglais à la paix. Le roi
Charles et le duc de Bourgogne devaient aussi requérir le Saint-Père d'y
envoyer les cardinaux de Sainte-Croix et d'Arles, pour aider à conclure la
paix, et le prier d'écrire auparavant au roi Henri, en l'exhortant à ne s'y
point montrer contraire. Il devait aussi proposer aux pères du concile
d'envoyer des ambassadeurs à Arras, et d'écrire au roi d'Angleterre. Le duc
de Bourgogne revint à Dijon, et envoya aussitôt des ambassadeurs, ainsi qu'il
s'y était engagé. La ville de Coulanges-la-Vineuse était encore au pouvoir de
Fortepice, ce capitaine de compagnie qui combattait au nom du roi Charles ;
mais, comme ses pareils, il n'agissait qu'à sa volonté. La Bourgogne était si
épuisée d'argent, qu'il fallut assembler les États, et leur demander un
subside pour faire le siège de Coulanges[63]. Lorsqu'il fut entamé,
Fortepice demanda à capituler, et rendit la ville moyennant cinq mille écus
d'or. Il s'en alla ensuite à Bourges, où le connétable voulait absolument le
faire pendre ; car, au lieu de lui obéir, comme il le lui avait promis, après
avoir reçu un cheval, et de l'argent pour sa troupe, il était allé courir le
pays pour piller et surprendre la forteresse en violant les trêves. Cependant
ce Fortepice avait rendu quelque bon office à la ville de Bourges, et les
habitants obtinrent sa grâce du connétable[64]. Après
avoir nommé Jean de Fribourg sire de Neufchâtel, gouverneur de Bourgogne, le
Duc assembla ses hommes d'armes de Picardie et d'Artois, et reprit la route
de ses États de Flandre. Il emmenait avec lui la Duchesse, et voyageait en
grand appareil. Elle avait trois chariots couverts de drap' d'or, et une
litière où était son fils le comte de Charolais, pour lors âgé d'un peu plus
d'un an. Le Duc avait avec lui trois jeunes fils bâtards, qui chevauchaient à
ses côtés, tout jeunes qu'ils étaient, car l'aîné n'avait que dix ans. Le
reste de son équipage se composait de plus de cent chariots chargés
d'artillerie, d'armures, de vivres salés, de fromages de la Comté, de vins de
Bourgogne. On emportait aussi de quoi dresser des tentes, et camper s'il en
était besoin. Enfin, rien ne manquait, soit pour la guerre, soit pour la
paix, à son noble cortége. Ce fut
de la sorte qu'il fit son entrée à Paris, où depuis si longtemps on se
désolait de ne plus entendre parler de lui[65]. Ce grand train donna plus que
jamais aux Parisiens l'idée de sa puissance. Il reçut d'eux un joyeux accueil
; c'était en lui qu'ils mettaient toute leur espérance. On
était à la fin de la semaine sainte ; il fit solennellement ses pâques, puis
tint cour plénière, recevant gracieusement tout venant. L'Université se
présenta devant lui, et fit un grand discours pour maintenir la nécessité de
faire la paix. Deux jours après, les dames et les bourgeoises de Paris
vinrent en députation à la Duchesse, et la prièrent bien piteusement
d'accorder sa recommandation au rétablissement de la paix du royaume. Elle
leur répondit avec douceur et bonté : « Mes bonnes amies, c'est la chose
du monde dont j'ai le plus grand désir. J'en prie jour et nuit le Seigneur
notre Dieu ; car je crois que nous en avons tous grand besoin, et je sais
pour certain que monsieur mon mari a très-grande volonté d'exposer pour cela
son corps et son bien. » Les dames la remercièrent bien, et prirent congé de
cette excellente princesse. Le Duc,
en effet, commença à expliquer au conseil d'Angleterre[66], qui siégeait à Paris, comment
il avait dû, par raison et par justice, entendre aux propositions que le duc
de Bourbon et le comte de Richemont lui avaient faites à Nevers. Il
représenta la ruine de ses finances, la difficulté de faire payer les impôts
à ses sujets, la détresse du royaume, les brigandages commis par les compagnies,
la volonté qu'avaient les princes de France, ainsi que la plus grande partie
des seigneurs et des bonnes villes, de ne jamais reconnaître le roi Henri
pour roi, les exhortations du pape et des pères du concile, l'opinion de tous
les princes de la chrétienté. Tels furent les motifs qu'il fit valoir, en
annonçant que le sire Hugues de Lannoy, le sire de Crèvecœur, et maître
Quentin Menard prévôt de Saint-Orner, étaient allés en ambassade vers le roi
d'Angleterre, pour lui faire les mêmes représentations. Après
huit jours passés à Paris, durant lesquels il fit célébrer un service funèbre
pour sa sœur madame de Bedford, le Duc continua sa route vers la Flandre. Il
s'y occupa d'abord des préparatifs de cette grande journée qui devait avoir
lieu à Arras deux mois après. Dans l'intervalle, il voulut punir une révolte[67] que, déjà depuis quelque temps,
ses grandes affaires l'avaient empêché de réprimer. Il prétendait avoir le
droit de percevoir un tribut sur les navires marchands qui entraient dans le
port d'Anvers, et il avait établi un grand vaisseau monté par des gens. à
lui, pour exiger le droit. Les habitants soutenaient, au contraire, que cet
impôt était contraire à leurs privilèges, t'as que les ducs de Brabant-
avaient accoutumé de les jurer à leur avènement, tels que le duc Philippe les
avait lui-même jurés. Tandis qu'il était en Bourgogne avec son armée, ils
s'étaient emparés de son vaisseau, et avaient mis ses serviteurs en prison,
sans même faire aucune signification au prince ou à ses officiers. Le Duc,
afin de rétablir son autorité à Anvers, fit, le plus secrètement qu'il put,
une assemblée de gens d'armes, pour surprendre la ville. Les habitants
découvrirent son dessein, et tout aussitôt ils prirent les armes et allèrent
assaillir l'abbaye Saint-Michel. C'était un grand et fort couvent, où le Duc
logeait quand il venait à Anvers. Il touchait aux murailles, et qui en eût
été martre, aurait pu facilement s'emparer de la ville. L'abbé était suspect
aux gens d'Anvers, qui craignaient que déjà il n'eût introduit des gens du
Duc. Ils entrèrent facilement, ne trouvèrent personne, et abattirent les murs
du couvent, pour qu'ils ne gênassent plus la défense de la ville ; puis ils
s'apprêtèrent à bien soutenir le siège. Le Duc les voyant si résolus, et ne
se trouvant pas encore assez en force, se borna à défendre, sous peine
capitale, dans toutes les bonnes villes de Flandre, qu'on eût aucun commerce,
ni communication avec les gens d'Anvers. C'était pour eux un grand dommage ;
après l'avoir enduré pendant quelque temps, tristes de voir leur négoce se
détruire, ils demandèrent merci à leur seigneur, lui payèrent une forte
somme, et reçurent dans la ville ses officiers. Les
habitants du duché de Bourgogne n'étaient jamais portés à la sédition comme
les gens de Flandre. Cependant en aucun temps ils n'avaient eu autant de
motifs pour être mécontents et pour murmurer ; ils étaient ruinés grevés
d'impôts, encore y avait-il beaucoup d'abus dans la façon de les recueillir.
Sur les plaintes des bonnes villes de son duché[68], le Duc ordonna que la
répartition de la taille se ferait par le maire et les échevins, en présence
des principaux bourgeois, et sur le rapport de commissaires nommés pour
connaître les facultés de chacun. La taxe ne devait jamais excéder un sou par
livre. Tandis
que les ambassadeurs du pape, concile, des rois d'Angleterre et de France, du
duc de Bretagne, se mettaient en route pour venir à cette grande journée
d'Arras, les Anglais voyaient leurs affaires déchoir de plus en plus en
France. Le connétable, qui avait maintenant une grande part au gouvernement,
voulait pousser la guerre avec activité, et préparait diverses entreprises[69], sans parler des courses que
continuaient toujours à faire la Hire et les autres chefs de compagnies. Vers le
commencement de mai, les sires Jean de Brussay, de Braquemont de Longueval,
et autres, passèrent la Somme pendant la nuit, et surprirent, par escalade,
la ville de Rhue. Ce leur fut un sûr refuge pour faire de là des courses dans
le Ponthieu, le Boulonnais, le pays de Marquenterre et l'Artois. Il leur
arriva des renforts, et ils se répandirent partout, mettant la contrée à feu et
à sang. Les paysans étaient dans la crainte et la désolation ; enfin, le sire
de Brussay tomba dans une embuscade, et fut pris avec plusieurs de ses
compagnons. Le
comte d'Arondel, après avoir délivré la Normandie et le Maine, était avec sa
troupe du côté de Mantes. Le duc de Bedford, qui se tenait à Rouen, lui donna
ordre d'aller au secours du Ponthieu. Quand on apprit que la garnison de Rhue
n'était plus à craindre, le comte d'Arondel tourna son attaque vers Gerberoy,
près de Beauvais[70]. C'était une vieille forteresse
qui tombait en ruines ; mais depuis quelques jours les Français semblaient la
vouloir réparer. Les habitants du pays tremblaient de les voir s'y fortifier
et y mettre garnison. Ils avaient conjuré le comte d'Arondel de les sauver de
ce péril. Il se rendit à leurs prières ; il ignorait que la Hire et Saintrailles
se trouvaient dans ce château, et croyait n'y trouver que peu de gens assez
mal commandés. La présomption des Anglais était si grande, qu'ils apportaient
des cordes pour pendre les prisonniers qu'ils allaient faire. Le comte
d'Arondel s'avança donc jusqu'auprès de la barrière, sans trop de précaution.
Tout son monde n'était pas arrivé ; les archers étaient encore loin derrière.
Lorsque les chevaliers français virent qu'ils allaient être attaqués par des
forces supérieures, ils comprirent tout leur danger. Après s'être bien
consultés, sans perdre un moment ils commencèrent à assaillir vigoureusement
les Anglais de l'avant-garde, avant que le gros de leur armée pût venir à
leur secours. Un des préceptes de guerre du brave capitaine la Hire était en
effet : « Qui veut se garder d'avoir peur, doit frapper les premiers
coups[71]. » Saintrailles se mit à
la tête des gens de pied, et la Hire, avec soixante lances, se tint prêt à
l'appuyer. Le comte d'Arondel ne s'attendait point à une si forte attaque ;
il se retrancha de son mieux pour attendre le reste de sa troupe ; mais la
Hire, après avoir mis en déroute sir Randolph Standish, que le comte avait
envoyé contre lui avec cent cavaliers, marcha à la rencontre des Anglais qui
arrivaient à la suite de l'avant-garde. Ils étaient sans nulle méfiance, et
marchaient sans être préparés à une attaque. Le trouble se mit tout aussitôt
parmi eux, et ils s'enfuirent en déroute. Cependant le comte d'Arondel, ne
comptant plus sur nul secours, se défendait bravement. II avait mis pied à
terre, avait pris pour rempart des fossés et des haies ; ses gens avaient
planté devant eux leurs pieux aiguisés, et résistaient à toutes les attaques.
Enfin on fit venir trois coulevrines, et l'on tira sur eux. Le comte
d'Arondel eut la jambe fracassée, et tomba ; bientôt les Français pénétrèrent
et le firent prisonnier avec sir Richard Woodwille et ce qui restait de la
troupe. On transporta le comte à Beauvais, et il y mourut peu de jours après.
Le duc de Bedford venait de le créer duc de Touraine, où les Anglais ne possédaient
pas encore une forteresse. C'était le plus dur et le plus hautain de leurs
capitaines ; son orgueil et sa rudesse n'avaient pas peu contribué à exciter
les révoltes de la Normandie ; mais il était vaillant chevalier et d'illustre
renommée ; l'Angleterre ne pouvait faire une plus grande perte. Il y avait
longtemps que les Français n'avaient eu un si beau fait d'armes. Trois
semaines après, une autre entreprise plus importante encore, eut un plein et
facile succès[72]. Un chevalier de
l'Ile-de-France, nommé le sire Regnauld de Saint-Jean, le sire de Chailli, et
un vaillant homme nommé Bourgeois, capitaine de la garnison de Janville,
avaient quelques intelligences dans Saint-Denis ; ils proposèrent au
connétable et au bâtard d'Orléans de tenter la surprise de cette ville. La
chose fut résolue, et avant même que le Bâtard eût pu arriver avec la troupe
qu'il amenait, les sires de Foucauld et de Gaucourt s'étaient introduits dans
la ville de Saint-Denis, et avaient tué la garnison anglaise. Le maréchal de
lieux, qui était à Beauvais, vint aussitôt à leur aide, car ils n'eussent pas
été de force à garder la ville. Le bâtard d'Orléans se hâta aussi d'amener un
bon nombre de gens d'armes ; puis on manda la Hire, Saintrailles, Guillaume
de Flavy, Floquet capitaine de la ville d'Évreux, et tout ce qu'on put réunir
de monde, afin de commencer une forte guerre aux portes de Paris. Écouen, Pont-Sainte-Maxence
et d'autres forteresses des environs furent prises. Les Anglais furent défaits
en mainte rencontre : une fois à Saint-Ouen pendant qu'ils coupaient les blés
pour leurs chevaux : un autre jour dans file Saint-Denis, où descendit, à la
tête de soixante hommes, Floquet qui portait à ce combat l’effigie du duc de
Bedford pendue à sa lance, prétendant que ce chef des Anglais lui avait
manqué de parole dans quelqu'occasion de la guerre. Toute la campagne fut
dévastée, et les passages de la rivière occupés en dessus et en dessous de la
ville. Les Parisiens étaient comme assiégés. Les vivres commençaient à leur
manquer. Ils envoyèrent au duc de Bedford pour lui demander secours. Il se
hâta, et bientôt arrivèrent pour sauver Paris lord Talbot, lord Scales, le
comte de Warwick, lord Willoughby, sir Thomas Kyriel, sir Mathieu Goche,
François l'Aragonais, le bâtard de Thian, le sire Ferri de Mailli, et tous
les chefs anglais ou qui tenaient leur parti. Cette
guerre, plus forte et plus cruelle que jamais, se faisait justement pendant
que commençaient les pourparlers d'Arras. Jamais on n'avait rien vu de si
grand que l'assemblée qui se formait en cette ville. Les cardinaux y étaient
arrivés les premiers, avant que le duc de Bourgogne y fût venu ; mais ses
serviteurs leur firent le plus respectueux accueil. Successivement arrivèrent
les ambassadeurs de l'empereur Sigismond, des rois de Castille, d'Aragon, de
Portugal, -de Navarre, de Naples, de Sicile, de Chypre, de Pologne, de Danemark,
des ducs de Bretagne et de Milan. On aurait pu s'étonner de n'y point voir
des ambassadeurs du duc de Savoie, qui avait tant travaillé à amener cette
paix ; niais le duc Amédée venait d'abandonner le gouvernement de son État,
et de se retirer dans son château de. Ripaille, pour y mener, comme en un
ermitage, une vie tranquille et retirée, avec plusieurs gentilshommes de sa
cour. L'Université de Paris avait envoyé ses députés ; beaucoup de bonnes
villes de France, de Flandre, de Hainaut et même de Hollande y avaient aussi
les leurs. Une foule d'évêques y étaient en personne ; parmi eux brillait
l'évêque de Liège, qui fit son entrée avec une livrée magnifique, montée sur
deux cents chevaux blancs. Une multitude de docteurs en théologie et en droit
s'y étaient rendus de tous les côtés. L'ambassade
d'Angleterre était composée d'environ deux cents seigneurs ou chevaliers ;
les principaux furent d'abord l'archevêque d'York et le comte de Suffolk. Le
duc de Bourgogne fit son entrée le 30 juillet, arrivant de Lens en Artois.
Tous les seigneurs qui se trouvaient dans la ville vinrent au-devant de lui
jusqu'à une lieue, hormis les cardinaux, qui ne manquèrent point cependant à
y envoyer leurs gens. Il fit à tous un accueil plein de courtoisie ; son
appareil était splendide ; les principaux chevaliers et gentilshommes de ses
États l'accompagnaient, ainsi que les princes et seigneurs ses vassaux et ses
parents, les ducs de Gueldre et de Bar, le damoiseau de Clèves, les comtes de
Nevers, d'Étampes, de Vaudemont, de Ligny, de Saint-Pol, de Salins. Il était
escorté de trois cents archers vêtus à sa livrée ; tout le peuple criait
Noël, et montrait une joie merveilleuse. Il alla d'abord rendre visite au
cardinal de Sainte-Croix, légat du pape, puis au cardinal de Chypre,
ambassadeur du concile, et se retira en son logis. Deux
jours après, vinrent les ambassadeurs du roi Charles de France. Ils
arrivaient par Reims ; dès leur entrée dans les États du Duc, on avait
commencé à leur faire la plus honorable réception. Le duc de Bourgogne avait
envoyé au-devant d'eux, jusqu'à Saint-Quentin ; son cousin, le comte
d'Étampes. Les premiers de cette ambassade, composée de dix-huit personnes,
étaient le duc de Bourbon, le connétable, le comte de Vendôme, le chancelier
de France, messire Christophe de Harcourt, le seigneur Valperga, le maréchal
de la Fayette ; avec eux était une quantité d'autres, nobles ou non, des plus
estimés dans les conseils du roi : eu tout leur cortége était de quatre ou
cinq cents personnes. Le Duc,
sachant leur arrivée, sortit de la ville avec les gens de sa maison, et tous
les princes et seigneurs qui se trouvaient pour lors à Arras. Les Anglais
seuls refusèrent de l'accompagner, s'étonnant qu'il rendit de si grands
honneurs aux ambassadeurs de leur commun adversaire. Il alla jusqu'à la distance
d'un mille ; là, avec toutes les démonstrations de tendresse, il embrassa ses
deux beaux—frères, le duc de Bourbon et le comte de Richemont. Chacun
s'empressait de faire accueil aux seigneurs de France ; tous les visages
étaient animés et joyeux. Le connétable, les comtes de Vendôme et d'Étampes,
le damoiseau de Clèves, ouvraient la marche. Après eux venaient les
trompettes ; puis, les rois d'armes, les hérauts et les poursuivants d'armes
de tant de princes et seigneurs qui faisaient partie de cette assemblée, tous
vêtus à leur livrée, portant leurs armoiries, et suivant, comme leur chef,
Montjoye, roi d'armes de France. Les ducs de Bourgogne, de Bourbon et de
Gueldre chevauchaient de front, et derrière eux la foule des chevaliers. Le
peuple poussait des acclamations de joie ; les rues étaient pleines ; les
fenêtres et jusqu'aux toits des maisons remplis de spectateurs. Les
ambassadeurs de France commencèrent aussi par aller rendre leurs devoirs aux
cardinaux. Trois
jours après, ce fut encore nouvelle pompe pour l'entrée de la duchesse de
Bourgogne. Elle arriva dans une litière, parée magnifiquement ; six de ses
dames l'entouraient, montées sur leurs haquenées ; puis venaient trois
chariots de parade, où étaient la comtesse de Namur et les autres dames de la
Duchesse, vêtues toutes de même avec des robes et des chaperons couverts de
broderies d'or et de pierreries. Le duc de Bourbon, le duc de Gueldre, le
connétable et tous les seigneurs étaient à cheval autour de la litière ; mais
les Anglais, qui étaient venus comme les autres au-devant de la Duchesse, ne
voulurent point faire partie du cortége avec les Français. Un peu ensuite on
amena aussi le comte de Charolais, et tout enfant qu'il était, sa réception
fut pompeuse aussi. Une si
grande et belle assemblée, où l'on comptait environ cinq cents chevaliers, et
neuf ou dix mille personnes en tout, était certes l'occasion de quelque noble
joute. En effet, il y en eut une presque au commencement des conférences. Un
chevalier espagnol, nommé Juan de Merlo, défia Pierre de Beaufremont sire de
Charni, un des plus vaillants chevaliers et des plus grands seigneurs de
Bourgogne, qui portait l'ordre de la Toison d'or. Il n'avait à venger aucune
querelle ni diffamation ; c'était seulement pour acquérir de l'honneur qu'il
voulait rompre trois lances en champ clos[73]. Le sire de Charni accepta, en
ajoutant seulement qu'après la lance, on combattrait à pied avec l'épée et la
dague, jusqu'à ce qu'un des adversaires perdit son arme, mît la main en
terre, ou la laissât retomber sur ses genoux. La joute fut brillante ; le
sire de Charni avait pour écuyers portant ses armes le comte d'Étampes, le
comte de Saint-Pol, le comte de Suffolk, le comte de Ligny et le sire
d'Argue', fils du prince d'Orange. Il portait à sa main une petite bannière
de dévotion représentant la Sainte—Vierge et saint George. L'Espagnol avait
aussi de bien nobles écuyers que lui avait donnés le Duc : le sire de Saveuse
et le sire Jacques de Lor. La hucque qu'il portait sur ses armes était de
velours rouge, avec la croix blanche de France. Les Anglais et les
Bourguignons s'en offensèrent ; mais lui, s'en apercevant, leur répliqua que
son maître, le roi de Castille, était allié du roi Charles. Le premier jour,
les lances furent rompues sans qu'aucun des tenants fût blessé. Le second
jour, le combat se fit à pied, à la lance, à la hache, à l'épée et à la
dague. L'Espagnol marchait fièrement, sans même baisser sa visière. Le sire
de Charni lui jeta sa lance sans l'atteindre. Le seigneur Merlo, au
contraire, le toucha au bras si fort qu'il perça le bracelet ; mais la
blessure était légère. Les deux champions s'approchèrent pour combattre corps
à corps : le Duc fit alors cesser la joute, au grand déplaisir des deux
chevaliers. L'Espagnol s'en plaignit au Duc, disant qu'il ne serait pas venu
de si loin par terre et par mer, et à si grands frais, pour un si petit
combat. Le Duc lui donna de grandes louanges, et tous les chevaliers
l'honorèrent beaucoup, surtout à cause de cette hardiesse d'avoir combattu
sans visière. Cependant
les conférences avaient commencé, le 5 août, à l'abbaye de Saint-Waast.
Maitre Laurent Pinon, évêque d'Auxerre, confesseur du Duc, les ouvrit par un
beau sermon ; le texte en parut bien choisi ; c'étaient les paroles d'Abraham
à Lot : « Je te prie qu'il n'y ait point de querelles entre toi et moi,
non plus qu'entre tes pasteurs et mes pasteurs, car nous sommes frères. » Les
cardinaux parlèrent ensuite, et rappelèrent toutes les calamités de la
guerre, en conjurant les princes, au nom de l'Église et de Dieu, de conclure
une bonne et solide paix. Ils les exhortèrent donc à faire des propositions
si courtoises et si raisonnables, qu'ils se pussent accorder les uns les
autres. Le
conseil d'Angleterre s'était efforcé de conserver la bienveillance du Duc,
qui ne leur avait rien caché de ce qui s'était passé à Nevers[74]. Le roi Henri, ayant entendu
rapporter que le pape avait dispensé le duc de Bourgogne de la foi qu'il
avait jurée aux traités de Troyes et d'Amiens, avait écrit au saint-père,
pour lui demander ce qui en était. Le pape avait répondu eu exhortant le roi
d'Angleterre à la paix, et promettant qu'il n'aurait aucune partialité. Il affirmait
que le duc de Bourgogne n'avait été absous ni dispensé d'aucun engagement
légitime. Pour marquer à ce prince une confiance entière et l'engager par son
honneur ; le roi Henri lui avait envoyé des pouvoirs pour traiter de la paix au
nom de l'Angleterre. Les
légats ; comme médiateurs, s'étaient chargés de transmettre à chaque partie
les propositions ou les réponses de l'autre. Mais l'archevêque d'York
commença par protester que le roi son maître ne reconnaissait d'autre juge
que Dieu pour ses affaires temporelles, et considérait les cardinaux
seulement comme d'amiables pacificateurs. Les
premières propositions que se firent mutuellement les Anglais et les Français
ne semblèrent pas même à considérer. Alors les Anglais firent connaître au
duc de Bourgogne qu'ils préféraient traiter pour de longues trêves, et pour
un mariage du roi Henri avec une fille du roi Charles. Sur les instances des
légats, on convint de part et d'autre, et toujours avec beaucoup d'aigreur et
de difficulté, de se remettre de nouvelles propositions. L'archevêque d'York
se borna encore à demander que l'adversaire remît au roi Henri les villes,
châteaux et domaines qu'il retenait injustement. Les Français répondirent que
leur roi ne possédait rien que sort légitime héritage, et que c'était au
contraire les Anglais qui avaient envahi son royaume. Alors
l'archevêque d'York en revint aux projets de mariage et de trêves pour vingt,
trente ou quarante ans. Les ambassadeurs du roi Charles refusèrent absolument
de traiter sur cette base, ils voulaient une paix finale. Leurs conditions
furent que le roi et la nation d'Angleterre renonceraient absolument au titre
et au droit prétendu de la couronne de France : que le duché d'Aquitaine leur
serait cédé à titre de fief, et qu'ils rendraient tout ce qu'ils occupaient
en France. Sur ce,
les Anglais dirent qu'ils n'avaient qu'à se retirer, et demandèrent acte
authentique de telles propositions. Les Français s'y refusèrent, et ajoutèrent
à leurs premières offres les diocèses de Bayeux, d'Avranches et d'Évreux, à
la condition que le duc d'Orléans serait délivré. L'archevêque d'York en
revenait toujours à une trêve, et il offrit la délivrance du duc d'Orléans,
moyennant rançon. L'ambassade de France repartit à cela qu'on donnerait une
rançon de quinze mille saluts d'or ; mais que les Anglais devraient
sur-le-champ se retirer du royaume. Tant on était loin de s'entendre, tant il
y avait de haine entre les deux nations ! L'archevêque
d'York fit remarquer que cette réponse était discourtoise, et que jamais
encore on n'avait fait à l'adversaire une proposition pareille, puisqu'on
offrait par la trêve de le laisser jouir de ce qu'il tenait en sa main ; du
reste, il n'avait point pouvoir de régler la rançon du duc d'Orléans. Les
Français déclarèrent encore une fois qu'ils ne pouvaient traiter sans la
renonciation du roi d'Angleterre à la couronne de France ; alors tout
pourparler demeura suspendu. Le 26
août, arriva le cardinal de Winchester, accompagné du comte de Huntington et
d'une suite nombreuse. Le duc de Bourgogne lui Pendit les mêmes honneurs
qu'aux autres cardinaux, et alla en cérémonie au-devant de lui. Dès le
lendemain, le cardinal déclara que les Anglais ne donneraient plus de
réponse, et protestaient publiquement contre tout ce qui pourrait toucher aux
droits de leur maître sur la couronne de France. Les
légats recommencèrent tous leurs efforts pour faire continuer les conférences
; à force de prières, ils obtinrent des Français qu'ils offriraient la
Normandie entière, niais toujours à titre de pairie-et de vassalité, comme
l'avaient possédée le roi Jean et le roi Charles, étant dauphins. La
proposition des Anglais en réponse à celle-là fut que chaque partie
conserverait ce qu'occupait chaque armée, sauf à corriger par des échanges la
confusion des territoires : seulement Paris, l'Ile-de-France et la Normandie
ne pourraient jamais être objets d'échange ; ils renouvelaient aussi l'offre
de conclure un mariage, et -n'exigeaient point de dot. Le
cardinal de Sainte-Croix et le cardinal de Chypre rapportèrent le lendemain
que l'ambassade de France persistait invariablement dans sa dernière proposition
; et le 31, les Anglais vinrent publiquement déclarer que toutes
considérables que de telles conditions paraissaient à leur adversaire, elles
n'étaient pas acceptables, et qu'ils n'avaient pas pouvoir pour dépouiller
leur maître d'une couronne à laquelle il avait un droit légitime et
incontestable. Pour
lors les légats répondirent qu'ils avaient reçu du saint-père et des pères du
concile la commission de remettre la paix dans la chrétienté ; et que,
puisque par malheur ils ne pouvaient y réussir, ils allaient du moins
travailler à pacifier le royaume de France, et à le relever de sa désolation.
L'ambassade d'Angleterre ne demeura point sans réplique. Elle assura que ce
n'était point aux Anglais que se devait imputer la rupture des conférences :
qu'on n'avait point dit s'imaginer que le roi Henri, tout glorieux qu'il
était de porter l'illustre couronne d'Angleterre, renonçât facilement à sa
couronne de France : et que, puisqu'un duc possédait deux duchés, un roi
pouvait bien posséder deux royaumes. Les ambassadeurs terminèrent en disant
que Dieu, dans sa grâce infinie, protégerait la juste cause des Anglais. Le ter
septembre, et avant de quitter la ville, ils vinrent encore trouver les
légats pour leur représenter que ce n'était point chose juste ni légitime de
travailler à la paix du duc de Bourgogne avec l'adversaire, puisque ce prince
avait juré des traités dont il ne pouvait s'écarter. D'ailleurs,
ajoutaient-ils, une telle paix ne se peut conclure que du consentement des
trois Etats, soit de France, soit d'Angleterre, et il faudrait les assembler. Les
députés de la ville de Paris conjurèrent de nouveau le cardinal de Winchester
et les ambassadeurs anglais de ne se point opposer à la paix générale ; mais
ceux-ci leur rapportèrent avec détail, et en langue française, ce qui s'était
passé dans les pourparlers, et déclarèrent comment ils ne pouvaient se
conduire d'autre sorte ; puis ils quittèrent la ville d'Arras. Le duc
de Bourgogne n'était point intervenu dans tout ce qui s'était négocié
jusqu'alors. Cependant il avait paru de plus en plus rapproché des Français,
et enclin à faire la paix avec eux. Il était Français de sang, de cœur, de
volonté[75] ; il appartenait à la noble
maison de France ; c'était d'elle que sortait l'origine de tonte sa grandeur.
Il voyait le royaume détruit et le pauvre peuple réduit au désespoir. Les
Anglais l'avaient souvent offensé ; il les avait mainte fois trouvés
orgueilleux, obstinés, insolents ; il avait peu à gagner dans leur alliance,
et depuis plusieurs années, ils ne le secouraient jamais dans ses embarras et
ses détresses. Sans doute le roi Charles avait favorisé le meurtre du duc
Jean, son père ; mais l'occasion était propice pour en tirer une éclatante
satisfaction. Enfin il se laissait chaque jour persuader de plus en plus, par
tous les chevaliers bourguignons ou picards ; ceux-ci, se retrouvant avec les
chevaliers de France, parlant la même langue, ayant parfois guerroyé ensemble
pour la même cause, rencontrant parmi eux des parents ou des alliés, étaient
sans cesse en bonne communication[76], en joyeux propos, en festins
et en fêtes, qu'ils se donnaient mutuellement au grand dépit des Anglais. Mais
ceux que le Duc écoutait le plus étaient ses deux beaux-frères, le duc de
Bourbon, et surtout le comte de Richemont. Toutes les nuits, quand chacun
était retiré, le connétable venait trouver le Duc et lui rendait compte de
tout[77]. Souvent aussi il avait de
longs entretiens avec le chancelier de Bourgogne, le sire de Croy, et tous
ceux qui étaient favorables à la paix. Il s'efforçait d'écarter tous les
obstacles. Les Anglais avaient fait venir le duc d'Orléans à Calais. Le
connétable et M. de Bourbon lui envoyèrent des serviteurs de confiance, et ce
malheureux prince leur fit répondre qu'ils n'avaient qu'à conclure la paix
sans crainte qu'il s'y opposât. Ce qui
était le plus difficile, c'était de maintenir le bon ordre parmi„ les gens de
guerre du parti français, et de les empêcher de troubler toutes les
négociations, en rompant les trêves avec les Bourguignons. Quelque sévères
que fussent les commandements du roi, la Hire et Saintrailles, qui ne s'en
inquiétaient pas toujours, passèrent la Somme avec environ six cents combat
tans, entrèrent dans la Picardie, qui n'était point défendue, et s'en
allèrent par Doullens et Beauquesne, jusqu'aux faubourgs d'Amiens[78]. Lorsque la nouvelle en vint à
Arras, le duc de Bourgogne s'en montra très-fâché, et trouva de tels procédés
bien contraires à l'esprit de paix dont il se laissait persuader. Les comtes
d'Étampes, de Saint-Pol et de Ligny furent envoyés sur-le-champ pour
repousser cette attaque imprévue ; presque tous les chevaliers bourguignons
et anglais partirent avec eux ; mais ils emmenaient peu de gens d'armes ; car
on n'avait pas eu le temps de se préparer et de s'armer. Ils eurent bientôt,
atteint les Français, et se placèrent de façon à leur couper le passage de la
Somme. Les deux troupes étaient en présence et n'auraient pas tardé à
combattre, lorsqu’enfin, obéissant aux ordres du connétable et du duc de
Bourbon, les chefs français rendirent les prisonniers qu'ils avaient faits,
le bétail qu'ils emmenaient, et une grande partie du butin. Cependant,
malgré tout le désir qu'avait le duc Philippe de pacifier le royaume, il
montrait de grands scrupules. Les traités qu'il avait jurés, les promesses
qu'il avait faites, le jetaient dans un continuel souci. Il ne voulait point
qu'on pût dire qu'il avait en rien forfait à son honneur. Les légats ne
réussissaient point à persuader sa conscience ni à le déterminer. Afin de
n'avoir rien à se reprocher et s'éclairer de toutes les lumières possible, il
consentit que trois consultations fussent faites : l'une par des docteurs de
la suite des légats, l'autre par des docteurs du parti anglais, la troisième
par des docteurs de France, pour examiner par le détail s'il pouvait, en
honneur et en conscience, faire la paix avec le roi Charles sans les Anglais. Louis
de Gari, docteur de Bologne, commença par établir la nullité du traité de
Troyes, non point par les formes, elles avaient été régulières et
solennelles, mais par l'essence Même de cet acte. En effet, le roi de France
ne pouvait aliéner aucune partie de son royaume ; il en faisait le serment à
son sacre ; ainsi, une convention qui transportait la couronne à des
étrangers était nulle. C'était aussi' une maxime de France, que le roi ne
pouvait se choisir un successeur, puisque son fils premier né l'était de droit
; en outre, les lois défendent que l'on traite de la succession d'un homme
vivant, et annulent les serments contraires aux bonnes mœurs. Or ce ne
pouvait être que 'par ambition et avec injustice qu'on avait voulu envahir
les droits du Dauphin, et par là on avait encouru punition. Si le roi de
France avait quelque crime à imputer à son fils, il aurait dû s'adresser au
souverain pontife, qui, seul, disait ce docteur du Saint-Siège, avait droit
de prononcer sur l'exhérédation d'un souverain. Il
passait ensuite à l'état d'infirmité où se trouvait en ce temps-là le roi de
France, qui était aussi en ce moment au pouvoir des Anglais : autres causes
de nullité. Le docteur ajoutait qu'un des articles du traité de Troyes
contenait une impiété manifeste, qui emportait encore nullité : c'était
l'engagement du père de ne point traiter avec son fils, sans le consentement
des Anglais. Enfin, il prétendait que le roi Henri V avait pris le titre de
roi de France avant la mort de Charles VI : qu'ainsi il avait lui-même annulé
le traité en y contrevenant. Passant
ensuite aux traités particuliers du Duc avec les Anglais, le docteur assurait
qu'il n'était point tenu à les observer s'ils étaient contraires au bien du
royaume, et qu'ils étaient mêmes contradictoires avec le traité de Troyes ;
car celui-ci était, comme on l'avait démontré, contraire à l'honneur du roi
Charles VI, aux lois du royaume, et au devoir des vassaux, qui consiste à
soutenir l'autorité légitime du souverain, et à procurer la tranquillité du
royaume, tandis que par les conventions subséquentes, le Duc s'était engagé,
ainsi que le roi Henri V, à demeurer fidèlement attachés à leur beau-père, le
roi Charles. Le seul véritable engagement du Duc était donc de remplir son
devoir envers le roi et le royaume. Or, ces traités avaient-ils procuré le
bien public ? Tous les peuples de France savaient ce qui en était advenu :
l'effusion du sang chrétien et la ruine du royaume. Le seul remède était
maintenant de faire une paix séparée, puisque le roi d'Angleterre n'avait
point tenu ce qu'il avait promis. Lorsque des traités produisent de mauvais
effets ; lorsque les promesses et les serments ne tendent qu'à la détresse
des peuples, il y faut renoncer, sous peine de damnation éternelle. Le
docteur finissait en disant que le Duc avait fait tous ses efforts pour
amener les ambassadeurs d'Angleterre à une paix générale : qu'ils s'étaient
retirés malgré lui, et que maintenant nul ne devait douter que le duc de
Bourgogne ne pût conclure la paix avec les princes et seigneurs de France,
qui la lui demandaient avec tant d'affection : qu'en agissant ainsi, il se
montrerait saint et pieux, et se conformerait aux préceptes de Jésus-Christ,
aux règles de l'Évangile. Il y était même tenu pour son salut éternel, et
pour recueillir l'héritage des mérités du Christ. Telle était son obligation,
et non point de rester fidèle aux calamités du royaume, à la dévastation des
cités, aux massacres et aux incendies. Outre
cette consultation directe, il fut composé un récit de tout ce qui s'était
passé depuis seize ans entre les princes, en déguisant leurs noms sous les
noms de Darius, roi de Perse ; d'Assuérus, duc de Galilée, son fils, et son
héritier présomptif ; du duc de Samarie, son cousin ; et enfin du roi Pharaon
d'Égypte, auquel s'était allié le duc de Samarie, pour venger la mort de son
père. Puis, sur cet exposé des faits, d'autres docteurs donnèrent la même
consultation appuyée à peu près des mêmes raisons. Les
docteurs anglais alléguèrent en réponse le traité du Ponceau, où le duc Jean,
après avoir refusé de faire la paix avec le roi d'Angleterre, s'était
réconcilié avec le Dauphin. Ce traité portait que celui qui enfreindrait les
conditions délierait l'autre par ce seul fait de tout devoir de fidélité, et
que tous ses vassaux seraient aussi dégagés de leurs obligations envers lui.
De là ils passaient au meurtre de Montereau qu'ils ne manquaient point
d'imputer entièrement au Dauphin. Ils
conseillaient ensuite au Duc de n'avoir nulle confiance aux promesses du roi
Charles, qui avait déjà trahi son père, et qui lui garderait toujours rancune
pour l'avoir dépouillé de la couronne par le traité de Troyes ; d'ailleurs
beaucoup de gens de divers états dans le royaume de France le regardaient
comme la cause de tous leurs maux ; il ne pouvait donc traiter avec sûreté. Si le
conseil de France avait, disaient-il, un si grand désir de faire une paix
séparée avec le Duc, c'était pour le mettre en discorde avec le roi
d'Angleterre, les ruiner l'un par l'autre, puis l'assaillir à la première
occasion favorable. Ils
parlaient ensuite des dangers que lui ferait courir une guerre avec les
Anglais, et de la perte que souffriraient ses bonnes villes de Flandre, par
la ruine de leur commerce. Le roi Charles ne saurait en aucune façon le
secourir et n'en avait point la puissance ; ses finances étaient perdues ;
ses capitaines ne lui obéissaient plus, ne songeant qu'au pillage et à toutes
sortes d'œuvres cruelles. On pouvait bien le voir, puisque depuis la journée
de Nevers, il n'avait pas même pu réussir à suspendre leurs courses et leurs
violations des trêves. Puis
ils rappelaient les lettres de défi envoyées par l'empereur Sigismond, et
faisaient craindre qu'il ne s'alliât aux Anglais. En outre ils assuraient que
le Duc ne pouvait traiter sans le consentement des trois États du royaume de
France, tandis surtout que Paris et beaucoup de bonnes villes reconnaissaient
le roi Henri pour leur légitime maître et seigneur. Enfin,
ils tâchaient d'émouvoir dans le Duc, cette crainte pour son honneur et sa
renommée, qui lui causait en ce moment tant de soucis. Ils lui représentaient
que c'était pour venger son père assassiné que le traité de Troyes avait été
juré : que les Anglais allaient envoyer des ambassadeurs par toute la
chrétienté pour expliquer à tous les princes comment il s'était parjuré :
qu'il attirerait sur lui un grand blâme : qu'aucun prince, ni seigneur,
aucune commune ne voudrait plus avoir foi en sa parole. Dans une chose qui
concernait si fort l'honneur, les docteurs anglais l'engageaient à ne point
mettre en oubli les statuts et préceptes de sou ordre de la Toison-d'Or. Les
docteurs du parti français donnèrent ensuite leur consultation. Suivant leur
opinion, le premier devoir de monseigneur le duc de Bourgogne était envers le
royaume de France, dont le souverain était empereur, c'est-à-dire ne
reconnaissant d'autre suzerain que Dieu lui-même. Le Duc ne pouvait, sans
déshonneur, laisser périr un si noble royaume, lui qui était de la race
royale, possesseur des plus hautes seigneuries, doyen des pairs. Il devait se
ressouvenir que son père le duc Jean n'avait jamais voulu, dans ses plus
grands embarras, contracter alliance avec les anciens ennemis du royaume, et
s'était souvenu toujours des paroles que Philippe-le-Hardi, premier duc de
Bourgogne, avait dites en mourant, à ses enfuis, leur recommandant de ne se
jamais séparer du royaume. Ils
parlèrent ensuite du traité de Troyes : traité de guerre, dirent-ils, et non
de paix, juré dans les premiers moments de la juste douleur de monseigneur.
Mais depuis n'avait-il pas montré des sentimens plus doux ? n'avait-il pas
paru condescendre aux désirs de tous les princes et seigneurs du royaume, de
notre saint père le pape, du saint concile de Bâle, des cardinaux légats ?
Certes, monseigneur ne pouvait ou ne devait se refuser à de telles instances. En
effet, pouvait-il honorablement souffrir les maux que les Anglais faisaient
au royaume ? Si l'on voulait dire que la paix ne serait point pour cela faite
avec eux, et qu'ils continueraient de même leurs ravages : les docteurs
répondaient que la puissance de monseigneur était pour eux un grand appui, et
qu'il montrerait du moins par-là que l'affection qu'il témoignait aux princes
de France ses parents, était véritable, que son désir d'arrêter l'effusion du
sang chrétien était loyal et sincère. Si les Anglais continuaient la guerre,
c'est qu'ils s'assuraient sur son alliance. Il fallait saisir une occasion
qui peut-être de cent ans ne serait aussi favorable. Monseigneur se sauverait
ainsi de son propre danger ; car le royaume une fois détruit, les Anglais
voudraient assurément le détruire aussi, et ne laisseraient pas une si grande
puissance à un prince de la maison de France. Quant à
la guerre que les Anglais pourraient entreprendre par vengeance contre le
Duc, et au tort qu'ils feraient au commerce de ses pays de Flandre,
monseigneur devait songer combien le royaume lui aurait d'obligation de
l'avoir ainsi relevé de sa ruine et d'avoir pardonné le meurtre de feu
monseigneur le duc Jean. Toutes les plaintes qu'on faisait sur le secours
qu'il donnait aux anciens ennemis de la France allaient cesser ; le blâme
dont on le chargeait dans toute la chrétienté pour travailler à la destruction
des princes de sa maison, se changerait en une louange universelle. D'ailleurs
les Anglais ne lui donnaient aucun aide pour défendre ses États. Ils ne
songeaient qu'à garder Paris et la Normandie. Si la paix ne se faisait point,
il pourrait arriver que les bonnes villes du royaume se liguassent contre
monseigneur ; il se pourrait que les sujets qu'il avait en France ne
voulussent plus lui obéir. Et si
monseigneur se croyait retenu par les serments qu'il avait jurés, il devait
penser qu'il appartient au pape et à la sainte Église assemblée de juger de
la force et de la valeur des serments prêtés. Or les légats étaient présents,
c'était à eux à dire si les serments faits au préjudice du salut de l'âme, et
qui mettaient en péché mortel, serments faits contre la chose publique et la
charité, devaient être tenus : ou si au contraire on ne devait pas s'en
départir expressément. « Les
docteurs anglais prétendent, continuaient les Français, que monseigneur ne
peut faire la paix sans ses alliés ; mais le véritable allié du duc de
Bourgogne, c'est le roi Henri V, et il est mort. D'ailleurs pour cesser de
mal faire, il n'est besoin du consentement de personne pas plus des princes
étrangers que des trois Etats du royaume. » En
finissant, ils rappelaient aussi que les Anglais n'avaient pas exactement
observé les conditions des traités envers monseigneur, qu'il était donc
libre, par tous motifs, de gagner la reconnaissance de tous les bons Français
et de mériter la bénédiction divine. Lorsque
ces trois consultations furent écrites et publiées, les légats pressèrent de
nouveau le Duc ; ils lui répétèrent tous les arguments des docteurs. « Nous
vous conjurons, disaient-ils, par les entrailles de miséricorde de notre
Seigneur Jésus-Christ, par l'autorité de notre saint père le pape, du saint
concile assemblé à Bâle et de l'Église universelle, de renoncer à la
vengeance dont votre esprit est malheureusement agité contre le roi Charles :
rien ne peut vous rendre plus agréable aux yeux de Dieu, ni augmenter
davantage votre renommée en ce monde. » Trois
jours se passèrent encore, et le Duc ne se décidait pas. Alors, pour éviter
le reproche de ne pas avoir fidèlement exécuté leur commission, chacun des
légats lui fit signifier authentiquement de nouvelles remontrances sur la
nécessité de la paix, en les appuyant des plus forts motifs ; des plus
touchantes exhortations. Toute
cette noble et nombreuse assemblée qui remplissait la ville d'Arras, était
dans l'attente de ce que résoudrait le Duc ; de ce que produirait sur son
cœur les paroles et les démarches des légats[79]. Les uns disaient qu'ils
étaient allés jusqu'à le menacer de l'excommunier, et de le traiter comme un
rebelle enfant de l'Église. D'autres assuraient que durant qu'il faisait sa
prière à l'église, la Duchesse, les ambassadeurs de France et plusieurs
seigneurs de Bourgogne étaient : venus se jeter à ses genoux en pleurant,
pour le conjurer de faire la paix. Enfin l'on racontait que le cardinal de
Sainte-Croix avait fait apporter un pain devant le Duc ; et que, pour lui
montrer tout le pouvoir de l'Église, il avait prononcé une malédiction :
alors le pain était devenu tout noir : puis, en le bénissant, le légat avait
rendu à ce pain sa première blancheur. Le Duc
venait de recevoir aussi une nouvelle qui pouvait, plus que tout autre motif,
le décider à la paix. Le duc de Bedford, régent de France pour les Anglais,
qui avait été son beau-frère, et qui seul avec le roi Henri V, avait reçu ses
promesses et vécu dans son amitié, venait de mourir à Rouen le 14 septembre. Enfin,
le lendemain de la signification faite par le cardinal de Chypre, après avoir
reçu encore l'assurance solennelle et authentique que le pape, le concile et
l'Église universelle regardaient comme nuls ses traités avec les Anglais, et
le relevaient de tous les sermons qu'il avait jurés, le Duc répondit qu'on le
trouverait disposé à se réconcilier avec le roi Charles, si on lui faisait
les propositions raisonnables qui lui avaient déjà été communiquées. Pour
lors les ambassadeurs de France produisirent les offres du roi, telles
qu'elles avaient été réglées, tant à Nevers qu'à' Arras. Car maintenant il ne
s'agissait plus que de solenniser et de signer le traité. Voici à peu près
quelles étaient ces offres. 1° Le
roi dira, ou, par ses gens notables suffisamment fondés, fera dire à
monseigneur le duc de Bourgogne, que la mort de monseigneur le duc Jean de
Bourgogne — que Dieu absolve — fut iniquement et mauvaisement faite par ceux
qui perpétrèrent ledit cas, et par mauvais conseil : qu'il lui en a toujours
déplu, et à présent lui en déplaît de tout son cœur ; et que s'il eût su
ledit cas, et eût eu tel âge et entendement qu'il a maintenant, il y eût
obvié de tout son pouvoir. Mais il était bien jeune, avait pour lors petite
connaissance, et ne fut point assez avisé pour y pourvoir ; il priera
monseigneur de Bourgogne que toute haine et rancune qu'il peut avoir contre
lui à cause de cela, soit ôtée de son cœur ; et qu'entre eux il y ait bonne
paix et amour, et de ce sera fait mention expresse au présent traité. 2° Le
roi abandonne pour être punis, en leurs corps et en leurs biens ceux qui ont
accompli cette méchante action ; il fera toutes les diligences possibles pour
les faire saisir, sinon les bannira pour toujours de son royaume et du
Dauphiné ; quiconque les assistera on recevra sera puni par confiscation de
corps et de biens. 3° Le
duc de Bourgogne nommera le plus tôt qu'il pourra, ceux qu'il connaîtra pour
coupables ou consentons de cette méchante action ; incontinent il sera
procédé contre eux au nom du roi et, comme le Duc n'a pu avoir encore vraie
connaissance de ceux qui consommèrent le crime, il ne sera tenu à les nommer
qu'à mesure qu'il les connaîtra. 4° Pour
le repos de l'âme de feu monseigneur le duc Jean de Bourgogne, de feu messire
Archambault comte de Navailles mort avec lui, et de tous ceux qui sont morts
dans les divisions et guerres de ce royaume, seront faites les fondations
suivantes : A
Montereau, une chapelle en l'église, et une messe basse pour chaque jour,
dotée de soixante livres, de calices et ornements suffisants ; le chapelain
étant à la collation de monseigneur le duc de Bourgogne. En outre, une
église, couvent et monastère pour douze chartreux et un prieur, avec huit
cents livres de revenu au moins, comme le réglera monseigneur le cardinal de
Sainte-Croix. De plus, sur le pont, au lieu où cette méchante action fut faite,
une croix en pierre bien taillée et entretenue perpétuellement aux dépens du
roi. Tous
cesdits édifices seront commencés et continués sans interruption pour être
achevés en cinq ans au plus, trois mois après que la ville de Montereau sera
réduite en l'obéissance du roi. Plus,
une grand'messe de requiem à la Chartreuse de Dijon, pour être célébrée tous
les jours à perpétuité, avec cent livres de revenus. Toutes précautions
étaient prises, avec détail dans le traité, pour assurer ses fondations. 5° En
compensation des joyaux et biens meubles qu'avait feu monseigneur le duc
Jean, lors de son décès, et qui furent pris ou perdus, pour en avoir et
acheter d'autres, le roi paiera cinquante mille écus d'or. Toutefois
monseigneur de Bourgogne réserve son action contre ceux qui ont eu ou ont le
beau collier d'or que portait sou père, ainsi que ses autres joyaux. 6° Le
roi cède au duc de Bourgogne, à ses héritiers et à leurs descendants, le
comté de Mâcon, avec toutes les terres, seigneuries, villes, villages,
cerises et revenus quelconques, fiefs, arrière-fiefs, patronages d'églises,
collations de bénéfices. La juridiction ecclésiastique, le droit de régale,
la juridiction civile du Parlement sont réservés au roi, de même que la foi
et hommage. Mais tous les revenus et profits provenant des deux juridictions,
comme les amendes, le bénéfice sur les monnaies, les confiscations, la garde
des églises, et toutes' autres recettes appartiendront au Duc et à son
successeur seulement. Pour cela le roi commettra, en son nom, le baillif et
les prévôts, officiers et juges que nommera le Duc, pour prononcer dans tous
les cas royaux. Le Duc et son héritier doivent jouir aussi des aides de toute
nature : greniers à sel, quart sur le vin vendu, tailles, fouages, en un mot,
de toutes les impositions et subventions quelconques, qui ont cours dans
ledit comté de Mâcon, et généralement dans tout le duché de Bourgogne. 7° Le
comté d'Auxerre lui était cédé aux mêmes conditions, de même que la
châtellenie de Bar-sur-Seine. 8° Le
roi renonçait au droit de garde de l'abbaye de Luxeul, pour lequel il était
depuis longtemps en contestation avec les ducs de Bourgogne, lui, comme comte
de Champagne, eux, comme comtes de Bourgogne. 9° Le
roi cédait encore les villes et châtellenies de Péronne, Roye et Montdidier,
pour être laissées par le Duc à celui de ses héritiers qui aurait le comté
d'Artois. 10° Le
roi renonçait aussi aux sommes, par lesquelles le comté d'Artois avait
coutume de se racheter des aides ; la jouissance en devait appartenir au Duc,
et à son héritier d'Artois. 11°
Venait ensuite la concession avec clause de rachat des villes de la Somme,
ainsi qu'il avait été réglé à Nevers. Mais il était expressément convenu que
la ville de Tournay resterait aux mains du roi, sauf à payer au Duc les
sommes quelle lui devait. 12° Le
Duc faisait reconnaître ses droits sur le comté de Boulogne, que son père
avait saisi sur la duchesse de Berri, lorsqu'elle avait épousé le sire de la Trémoille
; sauf au roi à satisfaire aux demandes des héritiers, si elles étaient
trouvées fondées. 13° Il
était réglé que, lorsque le duc de Bourgogne aurait représenté au conseil du
roi les lettres de donation de la seigneurie de Gien, par feu le duc de
Berri, cette seigneurie serait sur-le-champ délaissée par le duc de Bourbon,
que le roi en mettrait provisoirement en possession. 14° Le
roi promettait restituer aux fils du comte de Nevers les trente-deux mille
écus d'or que feu le roi Charles VI avait fait enlever de la cathédrale de Rouen,
où cette somme était en dépôt comme dot de madame Bonne d'Artois, leur mère. 15° Le
duc de Bourgogne pourra faire valoir les créances de toute nature qu'il
prétend avoir sur le roi. 16° Le
Duc sera exempt, de sa personne et sa vie durant, de toute subjection,
hommages, ressorts et souveraineté envers le roi. Mais ses héritiers y seront
tenus, et lui-même aussi envers le successeur du roi, s'il lui survit. Toute
reconnaissance de souveraineté, faite de bouche ou par écriture, ne pourra
porter aucun préjudice à ladite exception. 17° Les
sujets et féaux dû Duc ne seront point, durant sa vie ou celle du roi,
contraints de s'armer au commandement du roi ou de ses officiers. Au
contraire, ils obéiront au mandement du Duc, et le serviront dans ses guerres
dans le royaume ou au-dehors, sans que le roi le leur puisse défendre. Il en
sera de même de tous ses familiers et serviteurs de son hôtel, même quand ils
ne seront pas ses sujets. 18° Si
les Anglais ou leurs alliés font la guerre au duc de Bourgogne au sujet du
présent traité, le roi sera tenu de le secourir. 19° Le
roi et ses successeurs ne pourront jamais traiter de la paix avec les
Anglais, sans le signifier et le faire savoir au duc de Bourgogne, et sans
leur exprès consentement. Il en sera de même pour le Duc ; il ne pourra
traiter sans le roi. 20° Le
duc de Bourgogne, ses féaux et ses sujets, ne seront point contraints, dans
les armées ou ailleurs, en présence du roi ni de ses connétables, de porter
un autre enseigne que la croix Saint-André, même quand ils seraient
soldés-par le roi. 21° Le
roi fera rendre les grandes rançons de ceux qui furent pris le jour de la
mort du duc Jean, et les fera dédommager raisonnablement de leurs pertes. 22°
Abolition générale sera accordée pour toutes actions commises et toutes
paroles dites à l'occasion des divisions du royaume, excepté pour la mort de
feu le chic Jean. Au surplus, chacun, de part et d'autre, retournera à son
avoir : les gens d'église à leurs églises et bénéfices, les séculiers à leurs
terres, rentes, héritages, possessions et immeubles, sauf les confiscations
ou donations que le Duc ou son père ont pu faire dans leur comté de Bourgogne
; mais aucun ne pourra rien réclamer pour démolitions, dégradations,
réparations, revenus et rentes touchés devant la non jouissance, ni meubles
enlevés. 23° Le
présent traité éteindra et abolira toutes injures, malveillances et rancunes
de parole ou de fait, advenues à l'occasion des divisions, partialités et
guerres, tant d'un côté comme de l'autre, sans qu'aucun, à raison de parenté
ou autrement, puisse rien demander, requérir, reprocher, blâmer, parce qu'on
aura suivi un parti plutôt qu'un autre ; ceux qui agiront autrement, seront
punis comme transgresseurs, selon la gravité du fait. 24° Le
roi renoncera à l'alliance qu'il a faite avec l'empereur, contre le duc de
Bourgogne, ainsi qu'à toute autre alliance pareille, et le Duc en fera de
même. Le roi sera tenu de plus de soutenir le Duc contre ceux qui voudraient
lui porter dommage par voie de guerre, ou autrement. Le Duc en promettra
autant, sauf l'exemption de vassalité ci-dessus réglée. 25° Le
roi consentira et en donnera des lettres que, si le présent traité est
enfreint de sa part, ses vassaux, sujets et féaux, ne soient plus tenus de
lui obéir et de le servir, mais tenus, au contraire, de servir contre lui, le
duc de Bourgogne et ses successeurs, sans que cela puisse jamais leur être
imputé par la suite. Dès maintenant le roi Charles leur commande de le faire
ainsi, et le duc de Bourgogne le fait pareillement vis-à-vis de ses vassaux
et sujets. 26° Les
promesses, obligations et soumissions résultant du présent traité, seront
faites des deux parts aux mains de monseigneur le cardinal de Sainte-Croix et
de monseigneur le cardinal de Chypre, sous les peines d'excommunication,
aggravation, réaggravation, interdit des terres et seigneuries, censures de
l'Église, tant qu'elles pourront s'étendre. 27° Le
roi fera bailler au duc de Bourgogne, en même temps que son sceau, le sceau
des princes de son sang et de son obéissance, de monseigneur le duc d'Anjou,
de Charles son fière, monseigneur le duc de Bourbon, monseigneur le comte de
Richemont, monseigneur le comte de Vendôme, le comte de Foix, le comte
d'Auvergne, le comte d'Armagnac, le comte de Perdriac, et autres qu'on
avisera ; ils promettront d'entretenir de leur côté le contenu dudit traité,
et, s'il était enfreint de la part du roi, d'aider et conforter monseigneur
de Bourgogne contre le roi. Il en sera fait autant du côté du Duc. 28° Le
roi fera donner de pareils sceaux par les gens d'église, les nobles et les
bonnes villes de son royaume, que le Duc voudra nommer. 29°
S'il arrivait qu'il y eût quelqu'infraction aux articles de la présente paix,
elle ne sera point pour cela réputée rompue ; mais les infractions seront
réparées, les attentats punis, et les omissions suppléées, en y contraignant
qui il appartiendra. Ces
offres du roi de France furent suivies du consentement du duc de Bourgogne,
donné à peu près en ces termes : « Comme
nous avons été derechef très-instamment exhorté, requis et soumis par les
cardinaux ambassadeurs du saint concile de vouloir entendre, nous incliner et
condescendre aux conditions ci-dessus, qui leur semblent raisonnables et
suffisantes ; comme nous ne pouvions, ainsi qu'ils nous l'ont dit, refuser
avec raison de venir à paix et à union avec monseigneur le roi Charles ;
comme ils nous ont remontré que nous le devions selon Dieu et selon
l'honneur, nonobstant les promesses, alliances et serments faits auparavant
entre feu mon très-cher seigneur le roi d'Angleterre : par plusieurs causes
alléguées par lesdits cardinaux nous, par révérence de Dieu, pour la pitié et
grande compassion que nous avons du pauvre peuple de ce royaume, qui a tant
souffert en tous états ; d'après les prières, requêtes et sommations faites
au nom de notre saint père le pape et du concile, qui sont des commandements
pour nous comme prince catholique et fils obéissant de l'Église ; après avoir
eu grand avis de notre conseil et de plusieurs grands seigneurs de notre
sang, et de nos vassaux, féaux et sujets en grand nombre, nous avons fait et
faisons bonne, loyale, ferme, sûre et très-entière paix avec monseigneur le
roi et ses successeurs moyennant les offres ci-dessus : lesquelles offres, en
tant qu'elles nous touchent, nous tenons pour agréables, les acceptons et dès
maintenant les consentons et faisons les renonciations, promesses et
soumissions qui sont à faire de notre part ; et reconnaissons mondit seigneur
le roi Charles de France notre souverain seigneur à l'égard des terres et
seigneuries que nous avons dans ce royaume. » Puis
suivaient les formules de ses engagements. Aussitôt
après les sceaux apposés au bas du traité, on se rendit à la messe dans
l'église de Saint-Waast. Elle fut célébrée avec une pompe digne d'une telle
occasion. Le Duc, la Duchesse et les princes de Bourgogne tenaient la droite
; le duc de Bourbon et les princes de France étaient à gauche. Le chancelier
de France et les autres ambassadeurs se placèrent dans le milieu du chœur
devant un petit autel qu'on avait dressé, et sur lequel étaient un crucifix
d'or, deux flambeaux allumés et le livre des évangiles. L'évêque d'Auxerre
fit un sermon sur cette heureuse paix. Son texte fut : u Ta foi t'a » sauvé, va-t’en
en paix. » Quand la messe fut dite, les cardinaux firent donner lecture du
traité. Et aussitôt Jean Tudert[80] doyen de Paris, s'avança, ainsi
que cela avait été réglé, se jeta aux pieds du duc Philippe et pria merci de
la part du roi, pour le meurtre du duc Jean. Le Duc se montra ému, releva le
doyen de Paris, l'embrassa et lui dit qu'il n'y aurait à l'avenir jamais de
guerre entre le roi Charles et lui. Pour lors le cardinal de Sainte-Croix,
ayant posé une croix d'or et le saint-sacrement sur un coussin, fit jurer an
duc de Bourgogne que jamais il ne rappellerait la mort de son père, et
entretiendrait bonne paix et union avec le roi de France. Puis les deux
cardinaux mirent les mains sur lui, et lui donnèrent l'absolution des
serments qu'il avait faits aux Anglais. Tout de
suite après, le duc de Bourbon et le connétable jurèrent sur le crucifix, et
successivement les ambassadeurs et les seigneurs Français et Bourguignons
firent les mêmes serments. « C'est de cette main, se mit à dire tout
haut le sire de Lannoy, que j'al juré cinq fois la paix durant cette guerre,
mais je promets à Dieu que de ma part celle-ci sera tenue, et que jamais je
ne l'enfreindrai. » La paix
fut ensuite publiée dans les rues. On peut s'imaginer la joie qui éclata
parmi cette foule de gens de tous pays et de tous états dont la ville était
remplie. C'était des cris d'allégresse qui ne finissaient point. La foule,
comme enivrée de contentement, ne pouvait apaiser ses transports ; on
entendait crier Noël de toutes parts. Un jour ne suffit pas à épuiser une si
grande joie. On ne se lassait point de fêtes, de repas, de danses. Les deux
partis avaient oublié toute haine et ne songeaient qu'à se réjouir en commun.
Les gens d'église, les nobles, les bourgeois, la populace, tous se
félicitaient d'un si grand bonheur attendu si longtemps. Cette
paix semblait dure pour le roi de France ; cependant il ne s'en montra pas le
moins satisfait. Bien qu'il semblât se mêler peu du gouvernement de son
royaume, il était sage et raisonnable, et souffrait de voir ainsi son peuple,
ruiné, malheureux, sans repos et sans espérance. D'ailleurs il avait appris
par quinze ans de guerre que jamais il ne pourrait être plus fort que les
Bourguignons et les Anglais réunis, et peut-être lui serait-il devenu
impossible de résister à leurs doubles efforts. Il était sans argent et
désirait remettre un peu d'ordre dans son royaume, ainsi que le demandait
instamment chacun de ses sujets. Enfin, par suite de cette guerre et du
triste état où il était réduit, il se trouvait gouverné et comme sous la main
de toutes sortes de gens d'armes, français ou étrangers[81]. Il n'y avait si petit
capitaine à qui l'on osât fermer la porte de la chambre du roi. Ils y
entraient à toute heure pour la moindre affaire. Cela lui déplaisait fort, et
aussi les égards qu'il lui fallait montrer à des gens qui n'en faisaient qu'à
leur volonté, sans se conformer à ses désirs ou à ses ordres. Par
exemple, il y avait peu de mois que la Hire[82], qui n'était pourtant pas des
plus mauvais parmi tous ces chefs de compagnie, ayant quelque grief contre le
sire d'Auffemont, seigneur et capitaine de Clermont en Beauvoisis, s'en vint
avec le sire Antoine de Chabannes et environ deux cents combattants à la
porte de la ville. Le sire d'Auffemont, sachant leur venue, sortit par la
poterne avec deux ou trois personnes, et fit apporter du vin pour boire
courtoisement avec la Hire qu'il croyait toujours de ses amis. A peine fut-il
dehors que les gens de la Hire se jetèrent sur lui ; on le força de rendre sa forteresse, on le
chargea de fers, et il fut descendu dans une fosse profonde. Dès que le roi sut quel traitement
endurait un vaillant chevalier qui lui avait rendu de bons services, il écrivit à la Hire de le délivrer aussitôt. La Hire n'en tint compte pas
plus que des nouvelles lettres que le roi lui fit encore écrire ; le sire d'Auffemont ne
sortit de son cachot, où il était rongé de vermine et pris de cruelles
douleurs dans tous les membres, qu'en payant une rançon de quatorze mille
saluts d'or, et un cheval de la valeur de vingt queues de vin. Le roi
témoigna donc un sincère et loyal contentement ; il fit assembler les trois
États de son royaume à Tours[83]. On commença par faire une
procession solennelle ; l'archevêque de Crète célébra la messe ; puis le
chancelier de France fit une harangue pour rendre compte de la paix d'Arras,
qui venait enfin combler le désir que le roi avait depuis si longtemps de
voir ses sujets soulagés de leurs maux. Le roi lui-même parla ensuite, et dit
que son devoir était d'imiter le roi des rois, notre divin Sauveur, qui avait
apporté la paix parmi les hommes. Puis il se mit à genoux sur un carreau
devant l'archevêque de Crète, et, posant la main sur le livre des évangiles,
il jura la paix en présence des sires de Croy et de Pontaillier, ambassadeurs
de Bourgogne. Les princes et les grands seigneurs, sur l'ordre du chancelier,
firent successivement leur serment ; enfin, les nobles et les gens des États,
levant tous la main, prêtèrent tous le serment à la fois. L'église
retentissait du cri de « vive le roi ! vive le duc de Bourgogne ! » Le roi,
tout attendri, prit la main aux ambassadeurs du duc, et leur dit : « Il y a longtemps
que je languissais après cette heureuse journée ; il nous faut en remercier
Dieu. » Il fit aussitôt chanter un Te Deum. Le pape
confirma le traité par une bulle où il témoigna toute sa joie ; le concile
n'en montra pas une moindre satisfaction ; l'évêque de Vicence, dans
l'assemblée du 5 novembre, annonça cette heureuse nouvelle par un beau
discours, disant, entr'autres choses, pour répondre à ceux qui décriaient le
saint concile et lui reprochaient de n'avancer à rien, que, fût-il assemblé
depuis vingt ans, et n'eût-il fait autre chose que de procurer une telle
paix, la chrétienté ne saurait avoir pour lui trop de reconnaissance. Mais en
Angleterre la paix fut accueillie d'autre sorte[84]. Le duc Philippe, toujours courtois
dans ses procédés, envoya son roi d'armes Toison-d'Or et un autre héraut
nommé Franche-Comté, porter au roi d'Angleterre des lettres pour lui annoncer
comment, à l'exhortation des légats, il avait conclu la paix. Avec les
hérauts était un docteur en théologie, choisi par les deux cardinaux pour
remontrer encore une fois au conseil d'Angleterre tous les maux de la guerre,
et offrir la médiation du pape et du duc de Bourgogne. Arrivés à Douvres, les
envoyés eurent ordre de ne point sortir de leur logis ; on leur demanda les
lettres dont ils étaient porteurs ; puis, sous l'escorte d'un sergent d'armes
et du clerc du trésor, ils furent conduits à Londres, où, pour mieux leur
faire outrage, on les logea chez un pauvre cordonnier. Ils étaient gardés à
vue, même pour aller à la messe, et jamais ne purent obtenir d'être présentés
devant le roi. Toutefois
le trésorier d'Angleterre, à qui les lettres avaient été remises, vint les
porter au roi siégeant en sou conseil, où assistaient le cardinal de
Winchester, le duc de Glocester et les principaux du royaume. Lorsque ce jeune
roi, pour lors âgé d'environ quatorze ans, vit la suscription de ces lettres,
il remarqua tout aussitôt que son oncle de Bourgogne ne l'appelait plus roi
de France, comme il y était accoutumé par le passé, et il en eut un tel
chagrin, que les larmes lui en vinrent aux yeux : « Je vois bien, dit-il, que
le duc de Bourgogne a été déloyal envers moi, et s'est réconcilié avec mon
ennemi ; cela mettra en péril les seigneuries que j'ai en France. » Chacun
dans ce conseil, même le cardinal de Winchester, était confus et troublé ; on
ne prenait aucune conclusion ; rien même n'était proposé ; on s'assemblait
par groupes dans la salle du conseil, et tous, à l'envi, chargeaient le duc
de Bourgogne de blâme et d'injures. Bientôt
la nouvelle s'en répandit dans la ville de Londres, et il n'y eut fils de
bonne mère qui ne s'emportât en outrages contre le duc Philippe. Des gens du
commun peuple s'assemblèrent et pillèrent les maisons des Hollandais, des
Flamands, des Brabançons, des Picards, qui étaient établis dans la cité pour
leur commerce ; il y en eut même de tués ; mais le roi arrêta ces désordres,
et fit punir les coupables. Pendant que le conseil d'Angleterre était à examiner ce qu'il était à propos de résoudre, et ce qu'il fallait répondre au duc de Bourgogne, on eut connaissance de tout le détail du traité. La fureur devint bien plus grande quand on vit qu'il s'était fait céder les villes de la Somme, qui, étant du royaume de France, avaient pour la plupart reconnu le roi Henri, et lui avaient prêté serment. Pour lors on arrêta de ne faire aucune réponse aux lettres du Duc. Le trésorier d'Angleterre alla seulement trouver les hérauts ; il leur dit que le roi, les seigneurs de son sang et de son conseil étaient grandement surpris de la conduite du duc de Bourgogne, et qu'on y pourvoirait quand il plairait à Dieu. Ils ne purent obtenir aucune réponse écrite, et revinrent au plus vite, craignant à chaque moment que le peuple d'Angleterre ne se portât, dans sa colère, à quelque violence contre eux. |
[1]
Meyer. — Oudegherst. — Monstrelet.
[2]
Monstrelet. — Preuves de l'Histoire de Bourgogne.
[3]
Histoire de Bourgogne. — Recueil de pièces relatives à la Bourgogne.
Bibliothèque du roi.
[4]
Preuves de l'Histoire de Bourgogne.
[5]
Preuves de l'Histoire de Bourgogne.
[6]
Monstrelet. — Journal de Paris.
[7]
Chartier. — Journal de Paris. — Vigiles. — Monstrelet.
[8]
Chartier. — Journal de Paris. — Vigiles.
[9]
Mémoires de Richemont. — D'Argentré. — Chartier.
[10]
Chartier. — Hollinshed.
[11]
Chartier. — Vigiles.
[12]
Chartier. — Hollinshed.
[13]
Berri. — Vigiles.
[14]
Berri. — Vigiles.
[15]
Berri.
[16]
Journal de Paris.
[17]
Hollinshed. — Paradin. — Heuterus. — Abrégé chronologique. — Monstrelet.
[18]
Fabert. — Heuterus. — Histoire de Bourgogne. — Meyer.
[19]
Pièces de l'Histoire de Bourgogne. Traité du 12 avril 1433.
[20]
Promotion de 1445.
[21]
Meyer. — Paradin. — Monstrelet.
[22]
Meyer. — Paradin. — Monstrelet.
[23]
Heuterus.
[24]
Paradin.
[25]
Pièces de l'Histoire de Bourgogne. — Berri. — Journal de Paris.
[26]
Lettre du roi d'Angleterre, 14 août 1433. — Pièces de l'Histoire de
Bourgogne.
[27]
Rymer, Acta publica, tome X, page 556.
[28]
Mémoires de Richemont. — D'Argentré. — Chartier. — Berri.
[29]
D'Argentré.
[30]
Chartier. — Hollinshed.
[31]
Histoire de Bourgogne. — Saint-Remi.
[32]
Poésies de Charles duc d'Orléans.
[33]
Histoire de Bourgogne.
[34]
Histoire de Bourgogne.
[35]
Monstrelet.
[36]
Chronique de Hollande.
[37]
Guichenon.
[38]
Lettre de Guillaume Menard au duc de Bourgogne, 5 novembre 1433.
[39]
Histoire ecclésiastique.
[40]
Réponse synodale du concile de Bâle.
[41]
Histoire de Bourgogne. — Histoire ecclésiastique.
[42]
Guichenon. — Histoire de Bourgogne.
[43]
Heuterus. — Monstrelet.
[44]
Monstrelet.
[45]
Monstrelet.
[46]
Preuves de l'Histoire de Savoie.
[47]
Lettre des ambassadeurs d'Angleterre près le concile au duc de Bourgogne.
[48]
Pièces de l'Histoire de Bourgogne.
[49]
Mémoires de Richemont.
[50]
Chartier. — Hollinshed.
[51]
Monstrelet. — Richemont.
[52]
Monstrelet.
[53]
Monstrelet. — Richemont.
[54]
Monstrelet. — Abrégé chronologique. — Meyer. — Saint-Remi.
[55]
Monstrelet.
[56]
Lettre des ambassadeurs anglais au concile, adressée au duc de Bourgogne.
[57]
Histoire de Bourgogne.
[58]
Monstrelet.
[59]
Richemont. — Saint-Remi.
[60]
Richemont. — Olivier de la Marche.
[61]
Monstrelet.
[62]
Pièces de l'Histoire de Bourgogne.
[63]
Histoire de Bourgogne.
[64]
Richemont.
[65]
Journal de Paris.
[66]
Histoire de Bourgogne.
[67]
Monstrelet. — Meyer.
[68]
Histoire de Bourgogne.
[69]
Richemont.
[70]
Monstrelet. — Hollinshed. — Berri. — Amelgard.
[71]
Le Jouvencel.
[72]
Berri. — Chartier. — Journal de Paris. — Monstrelet. — Hollinshed. —
Richemont.
[73]
Monstrelet. — Meyer. — Cervantes, Don Quichotte.
[74]
Pièces de l'Histoire de Bourgogne.
[75]
Olivier de la Marche.
[76]
Monstrelet.
[77]
Richemont.
[78]
Monstrelet. — Richemont.
[79]
Chronique de Hollande. — Heuterus. — Meyer. — Gollut.
[80]
Histoire de Bourgogne. — Monstrelet.
[81]
Olivier de la Marche.
[82]
Monstrelet. — Abrégé chronologique.
[83]
Histoire de Bourgogne.
[84]
Monstrelet. — Rapin Thoyras. — Hume.