Le roi est sacré à
Reims. — La Pucelle attaque Paris. — Premières négociations entre le roi et
le duc de Bourgogne. — Siège de Compiègne. — La Pucelle prisonnière. — Guerre
en Dauphiné. — Succès des Français. — Procès de la Pucelle. — Guerre de
Lorraine. — Négociations pour la paix.
AUSSITÔT après la journée de Patay,
Jeanne était retournée auprès du roi, et l'avait de nouveau pressé
d'entreprendre le voyage de Reims[1]. Les affaires étaient en si bon
train, qu'on se résolut à écouter son conseil, bien qu'il ne parût pas
très-conforme à la prudence. D'autres proposaient d'aller auparavant réduire
Cosne et la Charité pour être entièrement maîtres de la Loire ; mais ces villes
étaient comprises dans les trêves conclues par le duc de Savoie entre la
France et la Bourgogne. D'ailleurs on prit bonne espérance aux promesses de
la Pucelle, qui semblaient venir de Dieu. Elle ne réussit pas aussi bien à
persuader le roi de se réconcilier avec le connétable. Il ne voulut jamais
que ce prince fût du voyage de Reims. En vain le connétable fit-il supplier
le sire de la Trémoille de le laisser servir le roi, et qu'il ferait tout ce
qu'il lui plairait, fût-ce même de lui embrasser les genoux[2] ; le sire de la Trémoille fut
inébranlable dans son obstination, et maintint le roi eu si grande colère,
qu'il fit dire au connétable de s'en aller, et qu'il aimerait mieux ne jamais
être couronné que de le voir au sacre. Le comte de la Marche eut aussi ordre
de ne point venir. C'était perdre de puissants secours pour une entreprise
périlleuse. Ce
n'est pas qu'il ne continuât à arriver de tous côtés des gentilshommes ; mais
ceux-là même étaient assez mal reçus du sire de la Trémoille. Il lui semblait
toujours qu'il y en eût trop ; soit qu'il n'eût point d'argent pour leur
solde, car il ne put faire donner que trois francs par homme d'armes ; soit
qu'il craignît que quelque cabale se formât contre lui. Il était si méfiant,
que le roi se trouvant pour lors à Sully, près d'Orléans, ne vint pas, bien
que la Pucelle le lui demandât, visiter sa bonne ville, qui s'était si
bravement défendue. Les habitants l'attendaient cependant avec grand amour,
et lui avaient préparé une noble réception[3]. On
partit de Gien le 28 de juin. Hormis le connétable et le comte de la Marche,
qui était aussi dans la disgrâce du roi, tous les chefs de guerre se
trouvaient dans cette entreprise. Le maréchal de Boussac avec le sire de
Raiz, la Hire et Saintrailles étaient à l'avant-garde. On comptait environ
douze mille combattants, tous vaillants, remplis de bonne espérance et de
courage, s'inquiétant peu de traverser un pays dont les villes, les
forteresses, les châteaux étaient garnis d'Anglais et de Bourguignons[4]. On
arriva devant Auxerre ; le duc de Bourgogne tenait alors cette ville en gage
pour les sommes qui lui étaient dues. Le conseil de Bourgogne avait assemblé
des forces à Autun afin de défendre le duché s'il était attaqué, et envoya un
serviteur du sire Jean de la Trémoille à son frère George de la Trémoille
celui qui gouvernait le roi, pour savoir si les Français entendaient observer
les trêves. La ville députa aussi vers le roi, offrit de fournir, moyennant
paiement, des vivres à l'armée, qui en avait un pressant besoin, et de rendre
obéissance au roi, si ceux de Troyes, de Châlons et de Reims se soumettaient[5]. Le traité fut accepté, au
grand dépit de la Pucelle et des gens de guerre. On assura que le sire de la
Trémoille avait reçu deux mille écus pour traiter si favorablement une ville
où, disait-on, il eût fallu entrer d'assaut. De là
on marcha sur Troyes. La ville fut sommée de se rendre et s'y refusa. La
garnison était de cinq ou six cents Bourguignons ; ils firent d'abord une
sortie sur l'avant-garde. Après avoir passé cinq ou six jours campé devant la
ville, le roi se trouva dans une situation difficile. Tout son monde manquait
de vivres. Il y avait déjà huit jours que les sept ou huit mille hommes qu'il
avait avec lui n'avaient mangé de pain, et se soutenaient seulement en
égrainant des épis ou cueillant des fèves vertes. On n'avait amené ni
bombardes ni artillerie. Gien était le lieu le plus proche dont on pût tirer
des munitions, et il y avait au moins trente lieues de distance. Personne
dans le camp n'avait d'argent ; on manquait de tout. Sans cesse on
parlementait avec les gens de la garnison et de la ville, mais ils ne
semblaient pas avoir envie de se soumettre, et l'on n'avait pas de quoi leur
faire peur. Ce fut toutes ces raisons que l'archevêque de Reims chancelier de
France, représenta au conseil du roi, et il proposa de revenir vers la Loire.
Il n'avait jamais eu grande foi en la Pucelle ; ce jour-là, voyant l'embarras
où se trouvait le roi, presque tout son conseil fut de l'avis du chancelier.
Cependant Robert le Masson sire de Trèves, quand vint son tour de parler, représenta
qu'il fallait envoyer quérir la Pucelle[6]. « Lorsque le roi a entrepris
ce voyage, dit-il, ce n'est pas à cause de la grande puissance de gens
d'armes qu'il pouvait avoir : ce n'est pas à cause de l'argent qu'il avait
pour les payer : ce n'est point parce que cette entreprise semblait possible,
mais par les avis de Jeanne la Pucelle, qui disait que c'était la volonté de
Dieu, et qu'on trouverait peu de résistance. Donc il faut entendre comment
elle s'expliquera ; si elle n'a rien de plus à dire que ce qui a été dit au
conseil, alors on suivra l'opinion commune, et le roi s'en reviendra. »
Jeanne fut mandée : le chancelier lui expliqua dans quelle perplexité on se
trouvait, les doutes qui avaient été débattus dans le conseil, et lui demanda
ce qu'il croyait qu'il fallait faire. «
Serai-je crue de ce que je dirai ? demanda-t-elle au roi. — Si vous dites des
choses raisonnables et profitables, je vous croirai, répondit le roi. —
Serai-je crue ? répéta-t-elle. — Oui, dit encore le roi, selon ce que
vous direz. — Hé bien, noble dauphin, dites à vos gens de venir et
d'assaillir la ville, car, par mon Dieu, vous entrerez en la ville de Troyes
par amour ou par puissance, d'ici à deux jours, et les traîtres de
Bourguignons en seront tout consternés. — Jeanne, reprit le chancelier, qui
serait certain de l'avoir dans six jours, on attendrait bien ; mais je ne
sais si ce que vous dites est véritable. — Oui, dit-elle, vous en serez
maitre demain. » Sur sa
foi, ou résolut de tenter l'assaut. Elle prit son étendard, et pressant tout
le monde, elle fit jeter dans le fossé les planches, les portes, les
chevrons, les bois de toute sorte, dont les gens d'armes avaient fait les
logis du camp ; on apporta des fagots et des fascines pour se retrancher le
plus près possible de la muraille, et pour masquer les petits canons qu'on
menait en campagne. Le lendemain matin, tout était prêt pour commencer
l'attaque. Cependant
la garnison n'était pas nombreuse ; les bourgeois avaient peu d'envie de se
défendre contre leur seigneur et leur roi ; ils avaient passé la nuit à prier
dans les églises. Frère Richard, ce fameux prédicateur, était venu chez eux
quand on l'avait chassé de Paris, et il n'était pas pour les Anglais.
D'ailleurs le nom de la Pucelle, les merveilles qu'on en racontait,
effrayaient les habitants et même la garnison. Ils doutaient beaucoup qu'elle
vint de Dieu, mais ne l'en craignaient que davantage. De dessus les murailles
ils la voyaient agiter son étendard, et les plus simples d'entre eux
assuraient qu'une multitude de papillons blancs voltigeaient tout à l'entour[7]. Lorsqu'on
vit donc que le roi allait faire livrer l'assaut, les pourparlers
recommencèrent ; l'évêque, les chefs de la garnison, les principaux bourgeois
vinrent au camp pour traiter. Il fut convenu que la garnison sortirait
librement avec ses armes, ses chevaux et tout son avoir ; les bourgeois
obtinrent du roi une abolition complète pour leur rébellion, et il fut
défendu aux gens de guerre, sous peine de la hart, de leur faire le moindre tort[8]. Comme
la garnison avait droit d'emporter ses biens, les gens d'armes voulurent
emmener leurs prisonniers, dont la rançon leur était bien loyalement acquis.
Mais ces pauvres gens, lorsqu'on les conduisait hors la ville, supplièrent la
Pucelle de les délivrer. « Par mon Dieu, dit-elle, ils ne les emmèneront pas
! » La querelle commençait à s'émouvoir ; le roi en fut informé, et paya
aussitôt la rançon[9]. Jeanne
allait ensuite entrer dans la ville, lorsque frère Richard se présenta devant
elle, faisant des signes de croix et des aspersions d'eau bénite. Il venait
de la part des habitants, s'assurer si elle ne procédait point du démon. «
Allons, approchez, dit-elle, je ne m'envolerai pas. » Puis elle retourna près
du roi, et lorsqu'il lit son entrée, elle était près de lui, portant son étendard[10]. Depuis
ce jour, frère Richard se mit à la suite du roi, et chevauchait avec les gens
d'armes, leur prêchant de bien faire ; il exhortait les villes à se soumettre
au roi, et souvent les persuadait par son langage[11]. On disait aussi de lui des
choses merveilleuses ; on racontait que ces fèves que, grâce à Dieu, les
Français avaient trouvées aux environs de la ville, et qui, peut-être, les
avaient empêchés de mourir de faim, provenaient des bons soins de frère Richard
; selon ce qu'on rapportait, il avait beaucoup répété clans ses prédications
: « Semez toujours ; celui qui doit cueillir viendra bientôt. » Quand les
Parisiens surent qu'il s'était ainsi fait Armagnac, ils perdirent leur amour
pour lui, et plusieurs en prirent occasion de retourner à leurs jeux de
cartes et de clés. Châlons
ne fit aucune résistance au roi ; l'évêque et les principaux bourgeois
vinrent au-devant de lui, présenter leur soumission. La Pucelle promit au roi
qu'il en irait de même pour Reims. En effet, le seigneur de Châtillon et le
sire de Save use, n'ayant qu'une petite garnison, assemblèrent les habitants
et voulurent leur persuader de se défendre ; mais les bourgeois ne les
écoutèrent point et répondirent même avec assez de dureté et d'insolence[12]. Ils avaient grande terreur de
la Pucelle, car chaque jour ce qu'on en publiait était plus miraculeux.
D'ailleurs, le seigneur Regnault de Trie archevêque de Reims et chancelier de
France, avait des intelligences dans sa ville. Les capitaines bourguignons
furent donc contraints à se retirer. Le roi
fit donc son entrée solennelle ; deux jours après, le 17 juillet 1429, il fut
sacré dans la cathédrale de Reims, après avoir été fait chevalier par le duc
d'Alençon[13]. Le duc de Bourgogne était
alors le seul pair du royaume au triple titre de Flandre, d'Artois et de Bourgogne.
Sa place et celle des autres pairies vacantes fut tenue par les principaux
seigneurs de la suite du roi ; mais aucun d'eux n'était regardé autant que
Jeanne la Pucelle : c'était à elle qu'on devait attribuer ce voyage et cc
couronnement. Pendant la cérémonie, elle se tint près de l'autel, portant son
étendard ; et lorsqu'après le sacre elle se jeta à genoux devant le roi,
qu'elle lui baisa les pieds en pleurant, personne ne pouvait retenir ses
larmes en écoutant les paroles qu'elle disait : « Gentil roi, or est
exécuté le plaisir de Dieu, qui voulait que vous vinssiez à Reims, recevoir
votre digne sacre, pour montrer que vous êtes vrai roi, et celui auquel doit
appartenir le royaume. » Le jour
même du couronnement, elle avait fait écrire une lettre au duc de Bourgogne.
Les conseillers du roi, sachant les discordes de ce prince avec les Anglais,
avaient espoir de le détacher des anciens ennemis du royaume, et cherchaient
depuis quelque temps à traiter avec lui. Déjà la Pucelle, trois semaines
auparavant, lui avait envoyé par un héraut une première lettre pour l'engager
à se trouver au sacre. Depuis, le maréchal de Bourgogne lui avait fait savoir
les paroles pacifiques du sire de la Trémoille, pendant les pourparlers tenus
au sujet de la ville d'Auxerre[14]. Cette fois, pour faire plus
encore, on résolut que le chancelier, les sires de Gaucourt et de Dampierre,
et le doyen du chapitre de Paris, se rendraient bientôt après en ambassade à
Arras, auprès du duc Philippe. Il dut recevoir ; un peu auparavant, la lettre
de la Pucelle, conçue en ces termes[15] : JHESUS MARIA. « Haut
et redouté prince, duc de Bourgogne, Jehanne la pucelle vous requiert de par
le Roi du ciel, mon droiturier souverain Seigneur, que le roi de France et
vous, fassiez bonne paix, ferme qui dure longuement. Pardonnez l'un à l'autre
de bon cœur, entièrement, ainsi que doivent faire loyaux chrétiens ; et s'il
vous plaît guerroyer, allez sur le Sarrazin. Prince de Bourgogne, je vous
prie, supplie et requiers tant humblement que je vous puis requérir, que ne
guerroyiez plus au saint royaume de France ; et faites retraire incontinent
et brièvement vos gens qui sont en aucunes places et forteresses dudit
royaume. De la part du gentil roi de France, il est prêt de faire paix avec
vous, sauf son honneur ; et il ne tient qu'à vous. Et je vous fais savoir, de
par le Roi du ciel, mon droiturier et souverain Seigneur, pour votre bien et
pour votre honneur, que vous ne gagnerez point de bataille contre les loyaux
Français ; et que tous ceux qui guerroyent audit saint royaume de France,
guerroyent contre le roi Jhésus, roi du ciel et de tout le monde, mon
droiturier et souverain Seigneur. Et vous prie et vous requiers à jointes
mains que ne fassiez nulle bataille, ni ne guerroyiez contre nous, vous, vos
gens et vos sujets. Croyez sûrement, quelque nombre de gens que vous ameniez
contre nous, qu'ils n'y gagneront mie ; et sera grand’pitié de la grande
bataille et du sang qui sera répandu de ceux qui y viendront contre nous. Il
y a trois semaines que je vous ai écrit et envoyé de borines lettres par un
hérault, pour que vous fussiez au sacre du roi qui, aujourd'hui dimanche
dix-septième jour de ce présent mois de juillet, se fait en la cité de Reims.
Je n'en ai pas en réponse, ni onc depuis n'ai ouï nouvelles du hérault. A
Dieu vous recommande et soit garde de vous, s'il lui plaît, et prie Dieu
qu'il y mette bonne paix. Écrit audit lieu de Reims, le 17 juillet. » En
attendant ce qui arriverait de ces propositions de paix, le roi se trouvait
assez de puissance pour entrer dans l'île de France, et se rapprocher de
Paris, où Jeanne avait plus d'une fois témoigné l'espoir d'entrer[16]. Le régent anglais était sorti
de Paris pour hâter l'arrivée des gens d'armes de la croisade que conduisait
le cardinal de Winchester. Quant au duc de Bourgogne„ il n'avait point
assemblé ses hommes, ni en Picardie ni dans son duché. René d'Anjou, héritier
des duchés de Lorraine et de Bar, le damoisel de Commercy, qui précédemment
avaient traité avec l'Angleterre ou les Bourguignons, étaient venus à Reims
offrir leurs services au roi. Tout semblait lui prospérer. Il
commença, selon l'usage des rois après leur sacre, par se rendre en
pèlerinage au tombeau de saint Marcou à Corbeny, pour y recevoir, par les
mérites de 'ce saint, qui fut, disait-on, de la race royale, le pouvoir de
guérir les écrouelles en les touchant. De là on vint à la petite ville de
Vailly, du diocèse de Reims, qui se rendit tout aussitôt[17]. Bientôt arrivèrent les députés
de Laon et, de Soissons, apportant la soumission de ces deux bonnes et fortes
villes. Le roi passa trois jours à Soissons, où les habitons lui montrèrent
beaucoup d'amour et de joie. Pendant ce temps, Crécy, Coulommiers, Provins,
et plusieurs autres forteresses de la Brie, reconnaissaient aussi son
obéissance. Il
semblait que Château-Thierry dût mieux se défendre ; Jean de Croy, le sire de
Brimeu, le sire de Châtillon et d'autres grands seigneurs bourguignons y
étaient renfermés, et leur garnison s'était augmentée des gens qui avaient
abandonné les autres forteresses. Mais les bourgeois se montraient tout
Français et voulaient reconnaître le roi. La Pucelle parut à la vue des
murailles[18] ; le bruit se répandit encore
qu'on voyait des papillons blancs voltiger autour de son étendard ; la peur
gagna dans la ville[19]. Les assiégeants crurent un
instant que les Anglais arrivaient du côté de Paris ; Jeanne maintint leur
courage ; un moment après, la garnison rendit la ville et sortit sauve de
corps et de bien. S'approchant
toujours de Paris, le roi arriva à Provins. Déjà les Parisiens du parti
anglais et bourguignon commençaient à s'effrayer. Ils voyaient se réfugier
dans la ville les ‘habitants des campagnes, qui, dans la crainte de voir
arriver les Armagnacs, s'enfuyaient, emmenant leurs récoltes et leur bétail.
Il n'y avait eu ce moment aucun grand seigneur à Paris que le sire de l'Isle
— Adam avec quelques Bourguignons. Cependant le 24 juillet, les Parisiens
furent rassurés par le retour du duc de Bedford, qui fit son entrée avec le
cardinal de Winchester et les gens qu'il amenait d’Angleterre. En peu de
jours, avec les hommes qu'il avait-tirés des garnisons de Normandie, les
Bourguignons et la milice de la commune de Paris, il se trouva à la tête de
dix mille combattants. Le 4 août, il sortit de la ville et s'en alla par
Corbeil et Melun jusqu'à Montereau ; de là il écrivit au roi une lettre où il
le défiait, à peu près en ces termes : « Nous,
Jean de Lancastre, régent et gouverneur de France, savoir faisons à vous,
Charles de Valois, qui aviez coutume de vous nommer dauphin de Viennois, et
maintenant sans causes, vous dites roi : vous avez de nouveau formé
entreprise contre la couronne et seigneurie de très-haut et très-excellent
prince Henri, par la grâce de Dieu, vrai, naturel, droiturier roi de France
et d'Angleterre ; vous donnez à entendre au simple peuple, que vous venez
pour lui rendre paix et sûreté, ce qui n'est pas, et ne peut être d'après les
moyens dont vous usez pour séduire ce peuple ignorant ; car vous vous aidez de
gens superstitieux et réprouvés, comme d'une femme désordonnée et diffamée,
portant habits d'homme, et de conduite dissolue ; et aussi d'un frère
mendiant, apostat et séditieux ; tous les deux, comme nous en sommes
informés, abominables à Dieu. Par force et par puissance d'armes, vous avez
occupé au pays de Champagne aucunes cités, villes et châteaux appartenant à
mon seigneur le roi, et vous avez contraint les sujets à se parjurer de la
paix jurée, par les grands seigneurs, les pairs, les prélats, les barons et
les trois États du royaume : Nous, pour garder et défendre le vrai droit de
mon seigneur le roi, et nous rebouter hors de sa seigneurie, nous sommes mis
sus et tenons les champs en notre personne ; et nous avons poursuivi et
poursuivons de lieu en lieu sans avoir pu encore vous rencontrer. Nous, qui
désirons de tout notre cœur l'abrègement de la guerre, nous vous sommons et
requerrons, si vous êtes un prince qui cherchez l'honneur, d'avoir compassion
du pauvre peuple chrétien, lequel tant longuement a été, pour votre cause,
foulé, opprimé, et inhumainement traité ; et sans plus continuer la guerre,
de prendre au pays de Brie, où nous sommes si proches l'un de l'autre, une
place convenable et raisonnable, et un jour aussi prochain que peut le
permettre notre proximité. Si vous voulez comparaître au jour, et à la place marquée,
même avec cette femme indigne, cet apostat, tous les parjures que vous
voudrez, et toute la puissance que vous pourrez avoir, nous y comparaîtrons
aussi par le bon plaisir de notre roi, et pour représenter sa personne.
Alors, si vous voulez offrir ou mettre en avant aucune chose touchant le bien
de la paix, nous ferons ce qu'un bon prince catholique peut et doit faire ;
car nous sommes toujours enclins à une bonne paix non dissimulée, qui ne soit
ni parjurée, ni violée, comme à Montereau, où par votre coulpe et votre
consentement s'ensuivit le terrible, détestable et cruel meurtre, commis contre
l'honneur et la loi de chevalerie, sur la personne de mon cher et très-aimé
père, le duc de Bourgogne, à qui Dieu pardonne ; par où les nobles et autres
sujets de ce royaume et d'ailleurs sont demeurés quittes et exempts de vous,
de votre seigneurie, et de tous serments de loyauté, subjection et feauté, comme
vous l'aviez déclaré d'avance par vos lettres-patentes, signé es votre main
et de votre scel. « Toutefois,
si par l'iniquité et la malice des hommes, on ne peut obtenir le bien de la
paix, chacun de nous gardera, et défendra par l'épée, sa cause et sa querelle
; et Dieu, qui est seul juge, auquel mon seigneur doit répondre et non à
aucun autre, lui en donnera la grâce. Nous le supplions humblement, lui qui
sait et connaît le vrai droit et la légitime querelle de mon seigneur, de
disposer à son plaisir, pour que le peuple de ce royaume puisse demeurer sans
tort de foulement et d'oppression, en longue paix et en repos, comme tous les
rois et princes chrétiens qui ont gouvernement doivent le requérir et
demander. Ainsi faites-nous savoir hâtivement, sans plus différer, ni perdre
de temps en écritures, ni en arguments, ce que vous en voudrez faire ; car
si, par votre défaut, adviennent de plus grands maux, continuation de la
guerre, pillerie, rançonnements, occisions, dépopulation du pays, nous
prenons Dieu à témoin, et protestons devant lui et devant les hommes, que
nous n'en serons point cause, que nous avons fait notre devoir, et que nous
avons proposé des termes de raison et d'honneur, soit préalablement au moyen
de la paix, soit par journée de bataille, comme il doit être par droit de
prince, lorsqu'entré si grandes et puissantes parties, on ne peut faire
autrement. » Lorsque
Bedford, héraut du régent anglais, eut porté cette lettre au roi de France,
ce prince, et les chefs de guerre qui l'entouraient, montrèrent joyeuse
contenance. « Ton maître, dit le roi, aura peu de peine à me trouver ;
c'est bien plutôt moi qui le cherche[20]. » Les Français s'avancèrent
encore un peu vers Paris, et placèrent leur camp près du château de Nangis.
Tout fut disposé pour la bataille, avec prudence et habileté : C'était
plaisir de voir le maintien guerrier de Jeanne, et sa diligence à ordonner les
apprêts du combat. On disait qu'elle s'y entendait aussi bien qu'aucun homme
d'armes, tant expert qu'il pût être[21]. Le duc
de Bedford avait bien l'intention de recevoir la bataille, mais point de
l'aller chercher ; quand il vit que le roi tenait la campagne, mais ne venait
pas l'attaquer, il se hâta -de revenir à Paris, dont les Français étaient en
ce moment plus près que lui. L'alarme y était déjà grande ; on avait fermé la
porte Saint-Martin ; et la foire Saint-Laurent, où du reste il ne vint pas
nombreuse foule, se tint pour cette fois dans la grande cour de l'abbaye Saint-Martin[22]. L'entreprise
du roi sur Paris se trouvait ainsi manquée. Plusieurs de ses conseillers
proposèrent alors de revenir vers la Loire[23]. Les chefs de guerre étaient
d'avis contraire ; ils disaient que les ennemis n'ayant osé combattre, il
fallait pousser en avant, et toujours conquérir. Le roi ne fut pas de leur opinion,
et l'on marcha vers Brai pour y passer la Seine sur le pont ; mais les
Bourguignons s'étaient, pendant la nuit, emparés de la ville ; ils
défendaient le passage, et il fallait le gagner par la force. Ceci fit
changer la résolution prise, et, à la grande joie de la Pucelle, du duc
d'Alençon, du duc de Bar, et de la plupart des capitaines, on revint à
Château-Thierry ; puis on s'avança jusqu'auprès de Dammartin, à dix lieues de
Paris. Partout les habitants des villages et le pauvre peuple, espérant la
fin de leurs misères, criaient : « Noël, » en voyant le roi, et couraient
dans les églises chanter : Te Deum laudamus. La Pucelle, touchée à
cette vue, dit alors au bâtard d'Orléans : « En mon Dieu, voici un bon
peuple, et bien dévot. Quand je devrai mourir, je voudrais que ce fût en ce
pays. — Jeanne, dit le Bâtard, savez-vous quand vous mourrez, et en quel lieu
? — Je ne sais, répliqua-t-elle, c'est à la volonté de Dieu ; j'ai accompli
ce que Messire m'a commandé, qui était de lever le siège d'Orléans, et de
faire sacrer le gentil roi. Je voudrais bien qu'il voulût me faire ramener
auprès de mes père et mère qui auraient tant de joie à me revoir. Je
garderais leurs brebis et bétail, et ferais ce que j'avais coutume de faire.
» Parlant ainsi, ses yeux étaient tournés vers le ciel, et jamais les
seigneurs, qui étaient là présents, n'avaient si bien vu qu'elle venait de la
part de Dieu, et non du démon, ainsi que les Anglais s'obstinaient à le
publier[24]. Sa
grande renommée l'avait laissée aussi simple et aussi modeste. On voyait en
elle la même piété ; elle était partout assidue aux églises, et priait tant
qu'elle en avait le loisir. Sa chasteté et sa pudeur étaient si grandes, que
sa présence chassait jusqu'aux mauvaises pensées des hommes d'armes et des
grands seigneurs, qui parfois avaient fantaisie de lui faire des propositions
déshonnêtes. Chaque soir elle allait prendre son logis dans la maison de la
plus honnête femme du lieu, et souvent même couchait dans son lit ; autrement
elle passait la nuit sans se désarmer, et jamais ne voulait quitter ses
habillements d'homme ; afin, disait-elle, de mieux garder sa chasteté[25]. Elle était douce, surtout pour
les pauvres gens, et les secourait quand elle pouvait. Pour ne les point
rudoyer, et de crainte de leur faire de la peine, elle ne les renvoyait point
lorsqu'ils venaient baiser ses mains et ses vêtements ; cette sorte d'adoration
lui semblait néanmoins messéante ; car, sauf qu'elle se disait envoyée de
Dieu, elle ne cherchait point à faire croire qu'elle eût un pouvoir
miraculeux. Jamais on ne lui avait entendu dire, ou qu'elle ne serait point
blessée, ou qu'elle pouvait empêcher quelqu’un de l'être. Beaucoup d'hommes
d'armes qui n'étaient pas, il est vrai, de grands seigneurs, avaient quitté
leur propre bannière, pour porter un étendard semblable au sien ; elle ne le
donnait pourtant ni pour béni, ni pour merveilleux, pas plus que son épée.
Elle tâchait de prêter courage à tous par son exemple et par sa confiance aux
promesses de Dieu qu'elle publiait : c'était tout son savoir-faire. « Mon
fait, disait-elle, n'est qu'un ministère[26]. » Et quand on
répondait-que jamais on n'avait rien vu de pareil, même dans les livres, « Mon
Seigneur, répliquait-elle ; a un livre où aucun clerc ne peut lire, tant
parfait qu’il soit en cléricature[27]. » Le duc
de Bedford, sachant le roi si près de Paris, sortit encore une fois avec dix
ou douze mille combattants, et vint se camper dans une forte position, au
village de Mittry, près Dammartin. Les Français se placèrent de leur côté à
Lagny-le-Sec, et attendirent la bataille. La Hire et d'autres allèrent
reconnaître l'ennemi, et il y eut quelques escarmouches au village de Thieux,
sur la Beuvronne. Le régent anglais était résolu à attendre l'attaque ;
lorsqu'il vit que les Français avaient aussi la même volonté ; il retourna
tout aussitôt à Paris. Il était toujours inquiet de ce qui pourrait s'y
passer pendant que le roi en était si peu éloigné, et ne s'assurait pas beaucoup
en la fidélité des Parisiens ; surtout lorsqu’il voyait toutes les villes du pays
de France se soumettre l’une après l’autre avec empressement[28]. En
effet, le roi reçut à ce moment même la soumission de Compiègne et de
Beauvais, d'où les habitants avaient chassé leur évêque, Pierre Cauchon ;
bien qu'il fût natif de France, il était toujours un des plus furieux pour le
parti anglais. Le duc
de Bedford, sur ces nouvelles, quitta encore Paris, craignant que le roi ne prît
route vers la Normandie. Les Anglais voulaient, avant tout, garder cette
province. C'était là qu'ils avaient jeté l'ancre en France. Leurs
communications avec l'Angleterre étaient promptes et faciles par cette voie ;
en outre, leur pensée était toujours qu'ils la pourraient garder, même s'il
leur fallait traiter avec le roi de France. Le régent se porta donc, avec
toute sa puissance, vers Senlis. Le roi était à Crespy. Il se rapprocha aussi
de Senlis, et campa près du village de Baron, sous le mont Piloy.
Saintrailles et Antoine de Loré furent envoyés pour reconnaître l'ennemi ; il
était arrivé par la route de Senlis, avait passé la rivière de Nonette, qui
coule de Baron à Senlis, et commençait à se retrancher. Le duc de Bedford
prit soin de choisir une forte situation près de l'abbaye de la Victoire,
fondée jadis par Philippe-Auguste, après la bataille de Bovines. Des haies et
des fossés couvraient les flancs ; la rivière et un grand étang étaient par
derrière. Sur le front, les archers avaient planté leurs pieux aiguisés, et
se tenaient serrés. Dans ce camp anglais, la bannière de France était portée
en même temps que la bannière d'Angleterre ; c'était le sire de l'Isle-Adam
qui la tenait. Toute la droite était formée des Picards et des Bourguignons,
au nombre de sept ou huit cents hommes d'armes. Les meilleurs chevaliers du
duc Philippe se trouvaient là. Les sires de Croy, de Créquy, de Béthune, de
Fosseuse, de Saveuse, de Lannoy, de Lalaing, le bâtard de Saint-Pol, et
d'autres jeunes seigneurs, furent armés chevaliers par le duc de Bedford.
Personne ne doutait que quelque grande bataille ne fût sur le point de se
livrer. Du côté
des Français, tout se disposait avec non moins de prudence ; l'avant-garde
était commandée par le duc d'Alençon et le comte de Vendôme ; le corps de
bataille par les ducs de Bar et de Lorraine ; les maréchaux de Boussac et de
Raiz conduisaient un troisième corps qui formait l'aile de l'armée. Le sire
de Graville grand-maître des arbalétriers, et Jean Foucault chevalier
limousin, menaient les archers. Le roi
avait pour la garde' de sa personne, le comte de Clermont ; le sire de la
Trémoille, et beaucoup d'autres, composant une assez nombreuse compagnie
d'hommes d'armes. Enfin une autre troupe, avec le sire d'Albret, le bâtard
d'Orléans, la Hire, Saintrailles, était destinée à se porter d'un lieu à
l'autre, et à engager, es escarmouches avec les Anglais. C'était là qu'était
la Pucelle ; quelques-uns racontaient qu'elle était incertaine et diverse
dans ses paroles : tantôt disant qu'il fallait combattre, tantôt qu'il ne le
fallait point[29]. Le roi
semblait avoir grande envie d'attaquer ; lui-même, avec le sire de la
Trémoille et le comte de Clermont, chevaucha plus d'une fois au front de son
armée, non loin des Anglais, qui n'étaient qu'à deux traits d'arbalète des
Français. Mais l'ennemi était si bien retranché et dans une place si forte,
qu'il Y. aurait eu un très - grand danger à attaquer. Le roi fit savoir au
duc de Bedford, que s'il, voulait sortir de son parc, on combattrait ; mais
il ne répondit point. Alors on tenta, d'attirer les Anglais en rase campagne.
Beaucoup de vaillants Français, soit à pied, soit à cheval, venaient jusqu'à
leurs fortifications pour les provoquer au combat ; quelques-uns sortaient en
effet, surtout parmi les Picards et les Français du parti anglais ; ainsi s'engageaient
de fortes escarmouches, où de chaque côté on venait secourir les siens,
lorsqu'ils étaient repoussés. Jamais on n'avait de part et d'autre combattu
avec tant de vaillance, de haine et de cruauté. On ne faisait nulle merci ;
aucun homme, de quelque état qu'il fût, n'était admis à rançon : tous étaient
mis à mort sans miséricorde[30]. Le sire de la Trémoille courut
ainsi un grand péril ; c'était un des plus brillants chevaliers parmi ceux du
parti du roi. Il voulut se distinguer ce jour-là par quelque fait d'armes. Monté
sur un grand coursier, couvert d'une armure magnifique, il mit la lance au
poing, serra les éperons, et se lança à travers l'escarmouche. Par malheur
son cheval s'abattit, et l'on eut grand’peine à le retirer du milieu des
ennemis[31]. Sur le
soir, au coucher du soleil, le combat devint plus vif entre les Français et
les Picards qui étaient sortis de leur enceinte. La chaleur était grande ; le
jour baissait ; à peine pouvait-on se reconnaître à travers les nuages de
poussière. Les archers français s'étaient approchés, et tiraient serrés
contre les Anglais, qui répondaient de la même sorte. La foule des
combattants s'accroissait de moment en moment. Les hommes qui avaient
l'expérience de la guerre, voyant comme l'affaire s'engageait, n'hésitaient
pas à croire qu'elle finirait par la complète destruction d'un des deux
partis. Cependant quand la nuit fut tombée, les Français retournèrent à leur
camp sous le mont Piloy. Le duc
de Bedford vint aussitôt le long de la troupe des Picards, et il s'arrêtait
de place en place pour les remercier de leur vaillance : « Mes amis,
disait-il, vous êtes de braves gens ; vous avez supporté pour nous tout le
poids de la bataille ; nous vous remercions bien grandement, et nous vous
prions, s'il nous survient d'autres affaires, de vous comporter avec la même
hardiesse. » Le bâtard Saint-Pol et le sire Jean de Croy s'étaient distingués
entre tous. Le dernier avait reçu une blessure à la jambe[32]. Le roi,
s'étant ainsi assuré que les ennemis ne voulaient jamais sortir de leurs
remparts, revint à Crespy, et prit sa route vers Compiègne, qui venait de lui
ouvrir ses portes. Le duc de Bedford retourna à Paris ; mais malgré
l'inquiétude qu'il avait sur cette ville, il n'y resta guère. Les affaires
des Anglais étaient chaque jour en plus mauvais état. Toutes les villes se
rendaient au roi. Le connétable s'avançait dans le Maine ; il avait pris
Gallerande, Rameffort et Malicorne. On craignait qu'il ne marchât sur Évreux.
La Normandie même commençait à ne plus être si assurée aux Anglais. De tous
côtés les Français reprenaient courage, formaient des entreprises, et
trouvaient partout des intelligences. Ainsi revinrent entre leurs mains
Aumale et Torcy près de Dieppe, Etrépagny proche Gisors, Bon-Moulin et Saint-Célerin
du côté d'Alençon. Mais ce
qui devait sembler plus grave au régent anglais, le duc de Bourgogne
négociait avec le roi ; il avait reçu ses ambassadeurs à Arras, et depuis les
premiers jours du mois d'août, de publics pourparlers avaient lieu dans cette
ville. C'était donc le moment de s'assurer de la Normandie, et de veiller sur
la plus précieuse conquête des Anglais. Il envoya au duc de Bourgogne deux de
ses conseillers flamands, l'évêque de Tournay et le sire de Lannoy, pour lui
rappeler ses serments, et l'empêcher de traiter[33] ; puis, laissant Paris entre
les mains de Louis de Luxembourg, évêque de Thérouanne, chancelier de France
pour les Anglais, du sire de l'Isle-Adam et des capitaines picards, de Simon
Morhier prévôt de Paris qui y avait grande autorité et avait commandé la
milice à la journée des. Harengs, et de sir Thomas Ratcliff, chef des Anglais,
qu'avait amenés le cardinal de Winchester, le duc de Bedford s'en alla à
Rouen tenir les États de Normandie, et leur faire de grandes promesses, pour
les engager à ne le point abandonner. Le roi
n'avait pas moins d'intérêt à se réconcilier avec le duc de Bourgogne, que
les Anglais à le conserver pour ami. Ainsi la puissance de ce prince ne
pouvait que s'accroître par le besoin que les deux partis avaient de lui. Le
chancelier et les ambassadeurs de France avaient d'abord été admis en sa
présence, devant son conseil, ses chevaliers et ses principaux serviteurs[34], et s'étaient résolus à
proposer les conditions suivantes : 1° Le
roi Charles reconnaîtra par lui-même ou par ses fondés de pouvoir que
l'événement de la mort du duc Jean était mauvais et damnable : que cette mort
a été consommée damnablement et par mauvais conseil : qu'elle lui déplaît de
tout sou cœur, et que s'il avait alors eu autant d'âge et d'entendement
qu'aujourd'hui, il y eût pourvu ; mais il était en ce temps-là bien jeune,
avait peu de connaissance, et ne sut point y aviser. Il priera le seigneur de
Bourgogne d'ôter de son cœur la rancune et la haine qu'il peut avoir conçues
contre lui à ce sujet, et d'avoir entre eux bonne paix et amour. 2° Le
roi Charles abandonnera ceux qui accomplirent cette action ou y consentirent
; et s'il les peut tenir, les punira ; autrement il les bannira à jamais,
sans grâce ni rappel ; et ils seront hors de tous traités. 3° Le
roi Charles fondera à Montereau une chapelle de vingt-quatre chartreux pour
le repos de l'âme du feu duc Jean et des autres trépassés pendant les
guerres. 4° On
restituera les joyaux que le duc Jean avait sur lui lors de son décès. 5° Le
duc de Bourgogne conservera les terres et seigneuries provenant de la
couronne qu'il tient aujourd'hui ; d'autres lui seront données. 6° Les
dettes pour pensions, dons ou autres causes que le feu roi avait envers le
duc de Bourgogne seront payées. 7° Le
seigneur de Bourgogne et ses sujets sont exempts de faire aucun serment de
feauté au roi Charles, et ledit seigneur n'aura aucune obligation envers lui. 8° On
restituera les biens et joyaux de ceux qui furent présents au décès du duc
Jean. 9°
Abolition générale sera accordée, et chacun recouvrera ses biens, sauf
certaines exceptions. 10°
Pour sûreté, il sera donné des otages, et consenti des peines corporelles et
séculières aussi bien que des soumissions à l'Église. Le Duc
reçut avec bonté ces premières propositions, promit d'y répondre, et commit plusieurs
de ses conseillers pour en conférer avec les ambassadeurs du roi, et aussi
avec les ambassadeurs qu'avait envoyés le duc de Savoie[35], que chacune des parties avait
prié de se porter pour médiateur. Ils
ajoutèrent que, pour parvenir à une paix générale et même pour traiter
celle-ci, il fallait conclure une suspension de guerre, et assigner un temps
et un lieu convenables pour traiter. Ce fut
à ce moment qu'arrivèrent de Paris l'évêque de Tournay et le sire de Lannoy, pour
représenter au duc Philippe, de la part du régent anglais, ses engagements
avec l'Angleterre. Par-là, les négociations se trouvèrent retardées, et le
Duc résolut d'envoyer une ambassade au roi de France pour connaître mieux ses
intentions. Cependant tout le monde, et surtout les gens de bas et de moyen
état se réjouissaient de cette paix[36]. Les ambassadeurs du roi de
France étaient fêtés de tous, et bien qu'il n'y eût encore ni paix ni trêve,
bien que ce fût dans une ville dont le duc de Bourgogne était seigneur
direct, on venait en foule s'adresser au chancelier pour avoir de lui des lettres
de rémission, des ordonnances royales, et d'autres expéditions, comme si le
roi eût retrouvé sa pleine puissance. Les chevaliers et les conseillers de
Bourgogne se montraient hautement favorables à la paix ; ils avaient le cœur
français, et n'avaient jamais incliné pour l'Angleterre, comme les
conseillers flamands ; ceux-ci songeaient toujours au commerce et à la
richesse de leur province. Jean de
Luxembourg, l'évêque d'Arras et les sires de Brimeu et de Charny arrivèrent à
Compiègne avec les ambassadeurs de France et de Savoie[37]. Le roi fit mettre sous ses
yeux les articles que ses ambassadeurs avaient cru nécessaire de proposer.
Ils furent examinés dans le conseil où se trouvaient le duc de Bar, le comte
de Clermont, M. de Vendôme, M. d'Albret, le chancelier, les évêques de Séez
et de Castres, M. de la Trémoille, le bâtard d'Orléans, les seigneurs de
Trèves, de Gaucourt, d'Argenton, de. Mareuil, de Mortemart, et le doyen du
chapitre de Paris. Le roi
et son conseil firent peu d'observations sur ces articles[38] ; on demanda, 1° que le duc de
Bourgogne nommât une fois pour toutes ceux qu'il suspectait de la mort de son
père, afin qu'il leur fût permis de présenter leur justification selon le
droit et la coutume, et qu'après cette nomination personne ne pût être
inquiété à ce sujet. 2° On
désigna particulièrement les seigneuries qui pourraient être détachées de la
couronne pour être ajoutées à l'apanage du Duc ; les principales étaient les
comtés d'Auxerre et de Mâcon. 3° On
se réserva de discuter les dettes réclamées par le Duc. 4° On
expliqua formellement que lui seulement, et non pas ses héritiers et
successeurs, serait dispensé du serment de feauté envers le roi vivant, mais
non pas envers les héritiers et successeurs du roi. 5° On
ne voulut point d'exception à la remise générale faite à chacun de ses biens,
sans remboursement de dommages. 6° Le
roi se refusa absolument à donner des otages pour sûreté du traité. Enfin,
comme le Duc voulait que les Anglais fussent admis- à traiter, le roi déclara
qu'il y consentait, pourvu que les princes prisonniers en Angleterre depuis
quinze années fussent délivrés ou admis à rançon. Il s'engagea aussi d'avance
à abandonner toute la Guyenne jusqu'à la Dordogne. Telles
furent les conditions arrêtées à Compiègne le 27 août pour servir à négocier
la paix définitive. En attendant, une trêve fut conclue le 28 pour les pays
de la rive droite de la Seine, depuis Nogent jusqu'à Honfleur. Paris était
excepté, ainsi que les villes servant de passage sur la rivière. Le roi se
réservait de les attaquer, et le Duc de les défendre. La trêve devait être
commune aux Anglais, toutefois après leur consentement. Pendant
qu'on traitait ainsi à Compiègne, la guerre avait continué avec la même
activité. La Hire avec quelques hardis compagnons s'en alla jusqu'à sept
lieues de Rouen, devant la forteresse de Château-Gaillard, passa la Seine
durant la nuit, et donna l'assaut. Le commandant anglais, qui se nommait
Kingston, se voyant surpris, obtint la vie sauve, et se hâta de partir[39]. On trouva dans le château le
braye sire de Barbazan, qui, depuis neuf ans qu'il avait été pris à Melun,
vivait en prison. Il était enfermé dans une étroite cage de fer. On en rompit
les barreaux ; mais le chevalier ne voulut point sortir. Il avait promis à
Kingston d'être son loyal prisonnier, et il fallait que sa parole fût
dégagée. On envoya courir après ce capitaine anglais, qui revint délivrer le
sire de Barbazan. Le roi fut bien joyeux de revoir cet illustre et vaillant
chevalier, qu'on tenait presque pour mort. A peine
les Anglais avaient-ils 'quitté Senlis, que les habitants envoyèrent
présenter leur soumission au roi. Il résolut alors de s'approcher encore de
Paris, où le duc de Bedford n'était plus[40]. On eût été mieux assuré de
trouver en Picardie des villes et forteresses sans défense, et des habitants
tous portés de bonne volonté pour le roi[41] ; mais c'était s'approcher
beaucoup des frontières du duc de Bourgogne, qui pouvait mettre ses gens
d'armes en campagne ; ce motif et l'espoir d'arriver à la paix avaient décidé
le conseil â conclure la trêve. D'ailleurs les pourparlers continuaient, et
les ambassadeurs de Savoie et de Bourgogne suivaient le roi. Ce fut donc à
Senlis qu'il se rendit. Déjà son avant-garde avait, dès le 25 août, pris
Saint-Denis qui ne s'était point défendu, et dont les principaux habitants se
retirèrent à Paris[42] ; lui-même y arriva le 29 août.
Toute la contrée se soumettait à l'envie. Creil, Chantilly,
Gournay-sur-Aronde, Luzarches, Choisy, Lagny, firent actes d'obéissance. Les
seigneurs de Montmorency et de Mouy prêtèrent leur serment au roi et se
mirent à son service[43]. Il y
avait quelque espoir d'entrer dans Paris. La ville était défendue par peu de
gens de guerre, et l'on pouvait croire que les partisans du roi, le sachant
si proche avec toute sa puissance, se déclareraient fortement. Néanmoins,
tout le conseil n'était pas d'opinion qu'il fallût essayer cette entreprise[44]. Le sire de la Trémoille ne le
voulait point ; d'autres aussi pensaient que les termes où l'on était avec le
duc de Bourgogne, que l'assurance donnée chaque jour par messire de
Luxembourg du désir de faire la paix, que les paroles meilleures encore du sire
de Charny qui avait laissé penser que son maitre remettrait bientôt Paris aux
mains du roi, que la médiation du duc de Savoie, valaient mieux qu'une
attaque incertaine, et que tout pourrait échouer ou se retarder beaucoup, si
cette attaque venait à manquer[45]. Mais la
Pucelle s'assurait d'entrer à Paris, et elle avait alors plus grande renommée
que jamais[46]. Elle s'en vint avec
l'avant-garde où commandaient le duc d'Alençon, les maréchaux de Raiz et de
Boussac, le sire d'Albret, le comte de Vendôme et les principaux chevaliers,
loger à la chapelle Saint-Denis. Toute l'armée du roi se répandit dans les
villages voisins, devant les portes Saint-Honoré et Saint-Denis. Il y
avait plus à compter sur les intelligences qu'on pourrait pratiquer dans la
ville, que sur le succès de l'assaut. Le duc d'Alençon écrivit au prévôt de
Paris, au prévôt des marchands, aux échevins, les appelant chacun par leur
nom ; leur parlant un langage doux et flatteur, leur faisant des promesses[47]. Ils en furent peu touchés ;
c'étaient des gens dévoués aux Anglais et aux Bourguignons. Le Parlement, les
magistrats de tout rang, les quarteniers, avaient pour la plupart trop
offensé le roi pour se fier à sa bonté ; ils se souvenaient trop d'avoir mis
à mort ses plus fidèles serviteurs, lors du massacre des Armagnacs[48] ; aussi rien ne fut-il oublié
pour se bien défendre. Les barrières furent réparées, les fossés creusés ;
des pierres furent entassées sur les murailles, les serments furent
renouvelés publiquement ; les dépôts judiciaires, l'argent des églises, la
bourse des principaux bourgeois, furent mis à contribution pour payer les
gens d'armes. La populace fut animée contre messire Charles de Valois et les
Armagnacs ; on lui fit accroire que la ville de Paris devait, si elle était
prise, être renversée, et que la charrue devait en labourer la place[49]. La
façon dont se comportaient les gens d'armes de France ne pouvait que donner
crédit à ces mensonges ; ils ne recevaient point de paye, et la victoire les
rendait insoleras ; de sorte qu'ils se livraient à mille désordres ; rien ne
les pouvait retenir. La Pucelle en cela n'était point écoutée. Son courroux
était si grand, qu'un jour, rencontrant des gens d'armes qui faisaient la
débauche avec une fille de mauvaise vie, elle se mit à les battre du plat de
son épée, si fort que l'arme se rompit. C'était l'épée trouvée dans l'église
de Fierbois, et qui venait de faire de si belles conquêtes. Ce fut un sujet
de chagrin pour tous, et même pour le roi. « Vous deviez, dit-il à
Jeanne, prendre un bon bâton et frapper dessus, sans aventurer ainsi cette
épée qui vous est venue divinement, comme vous dites[50]. » La Pucelle en eut aussi
beaucoup de regret ; elle était bien attachée à cette épée, parce qu'elle
venait de l'église de Sainte-Catherine qu'elle aimait tant. Toutefois elle
préférait beaucoup, voire quarante fois mieux son étendard, disait-elle. Car
elle se servait peu de l'épée[51]. Elle ne voulait tuer personne,
et se contentait de s'en aller la première, avec son étendard, écartant ceux
qui l'attaquaient avec la lance ou avec une petite hache qu'elle portait
suspendue à sa ceinture. Enfin,
après huit jours passés à Saint-Denis, les Français se présentèrent devant la
porte Saint-Honoré, et se rangèrent en bataille dans le marché aux pourceaux,
sous la butte des Moulins, à peu près au lieu où est aujourd'hui la rue
Traversière. Ils amenaient avec eux une nombreuse artillerie qu'ils placèrent
sur la hutte, et un grand nombre de chariots remplis de fagots et de fascines
pour combler les fossés[52]. Les
Parisiens étaient pour lors à la grand' messe ; c'était le jour de la
Nativité de la Vierge[53]. Tout à coup le bruit se
répandit que les Armagnacs attaquaient la ville. Ceux qui les favorisaient
criaient : « L'ennemi est entré, tout est perdu. » Mais il n'y eut aucune
émeute ; presque tous les habitants rentrèrent aussitôt chez eux, dans
l'angoisse de ce qui allait advenir ; d'autres s'en allèrent bravement
défendre Paris, et se joindre aux Anglais, aux Bourguignons et à la milice,
qui s'étaient portés au lieu attaqué. Les Français voyaient aller et venir,
le long des murailles, les étendards des chevaliers bourguignons, et la
bannière blanche à la croix rouge. Bientôt
le combat s'engagea main à main. Jeanne et quelques chevaliers, entre autres
le sire de Saint-Vallier, s'en allèrent attaquer la première barrière ; ils y
mirent le feu et entrèrent ainsi dans le boulevard du dehors. Il y avait
encore deux fossés avant d'arriver à la muraille. La Pucelle voulut continuer
Patraque ; elle voyait que le premier fossé n'était pas difficile à passer,
mais le second était profond et rempli d'eau. Quelques-uns des hommes d'armes
auraient bien pu le lui dire ; mais sans doute, parce que Jeanne commençait à
leur déplaire et à exciter leur envie, ils la laissèrent aller[54]. Si
toute la puissance des Français se fût employée à cet assaut, les Anglais,
pendant temps-là, auraient pu sortir par la porte Saint-Denis et tomber sur
les assaillants. Aussi le duc d'Alençon, le comte de Clermont, le sire de
Montmorency, qu'on venait de faire chevalier, et la plus grande part des
capitaines restèrent en bataille au flanc de la butte des Moulins, qui les
mettait à l'abri de l'artillerie des Parisiens. Pendant
ce temps-là, Jeanne, le maréchal de Raiz et d'autres seigneurs en assez bon
nombre, passèrent aisément le premier fossé. Quand on fut au second, on le
vit large, profond, rempli d'eau et de boue ; la Pucelle s'en allait, sondant
de place en place avec sa lance où l'on pourrait risquer le passage. Elle ne
s'épouvantait point, et commanda qu'on apportât les fagots et les fascines
pour essayer de le combler[55]. Ou lui obéissait vaillamment,
et les Français semblaient résolus à ce périlleux assaut. Non-seulement les
canons et les coulevrines portaient en cet endroit, mais les traits des
archers y pleuvaient sans relâche. Les gens des deux partis, qui se voyaient
et s'entendaient, s'adressaient mille menaces et mille injures. Jeanne leur
criait : « Rendez la ville au roi de France, » et ne recevait pour
toute réponse que des outrages grossiers et des paroles déshonnêtes. Rien ne
pouvait l'arrêter ni la troubler. Mais bientôt, atteinte d'une flèche à la
jambe, ayant vu tomber le vaillant homme d'armes qui portait son étendard,
elle fut contrainte de se coucher par terre, sur le revers du tertre qui
séparait les deux fossés. Là, elle ordonnait encore l'attaque, et ne voulait
point qu'on se retirât de l'assaut. Cependant la nuit approchait ; il n'y
avait nul espoir de passer ce fossé profond ; on n'apercevait point qu'aucun
mouvement eût éclaté parmi les habitants de la ville. L'ordre arriva du
seigneur de la Trémoille pour revenir vers Saint-Denis[56]. Jeanne ne voulait point
entendre parler de s'en aller ; chacun s'en retournait qu'elle restait encore
couchée près du fossé, sans écouter les remontrances qu'on lui pouvait faire
; toutes les instances étaient inutiles. Le duc d'Alençon l'envoya conjurer
de se laisser ramener ; enfin il vint lui-même la chercher, et parvint à la
décider[57]. La
retraite des Français ne fut troublée par aucune sortie. Ils ramassèrent
leurs, morts qui étaient en assez grand nombre, les enfermèrent dans une
grange de la ferme des Mathurins, et les brûlèrent[58]. Le
voyage du roi vers Paris était maintenant sans but ; il manquait d'argent ;
il se trouvait loin des provinces qui pouvaient lui en donner et fournir des
munitions[59]. Le régent allait revenir avec
de plus grandes forces. Les gens d'armes ne se sentaient plus le même espoir
ni le même courage. La discorde régnait dans le conseil ; les uns rappelaient
qu'ils n'avaient pas voulu cette attaque de Paris, les autres que, si elle
eût été entreprise avec plus de forces et continuée avec plus de constance,
un parti se fût déclaré dans Paris pour le roi. Beaucoup murmuraient contre
la Pucelle, qui leur avait promis, disaient-ils, de coucher cette nuit même à
Paris[60]. Enfin, dans ce chagrin de
tous, il fut résolu de retourner vers la Loire. Jeanne, sans doute avec la
volonté de quitter le service de guerre, suspendit son armure blanche sur le
tombeau de saint Denis, avec une épée qu'elle avait conquise sur un Anglais
dans l'assaut de Paris. Mais on s'employa si bien à la consoler ; on loua si
fort sa bonne volonté et sa vaillance ; on lui répéta tellement que si l'on
eût fait tout ce qu'elle avait dit, la chose eût mieux réussi, qu'elle
consentit à suivre le roi. Depuis elle assura que l'entreprise sur Paris
s'était faite contre le conseil de ses voix, et qu'elle avait eu tort de ne
leur point obéir. Le roi
laissa de fortes garnisons et de vaillants capitaines dans les forteresses
qu'il avait conquises. Guillaume de Flavy fut capitaine de Compiègne ;
Ambroise de Loré à Lagny ; Jacques de Chabannes à Creil ; le comte de Vendôme
à Saint-Denis et à Senlis. Le chancelier et le comte de Clermont devaient se
tenir à Beauvais, pour continuer à traiter avec les ambassadeurs de
Bourgogne. Puis le roi, prenant la route de Lagny, de Provins, de Bray et de
Sens, revint à Gien et dans les provinces de la Loire. A peine
les Français se furent-ils éloignés, que le duc de Bedford rentra à Paris ;
bientôt le duc de Bourgogne se mit en route pour y venir aussi, et ramener sa
sœur qui venait de passer deux mois avec lui. Il avait annoncé au roi de
France qu'il allait faire ce voyage, et qu'il s'emploierait à traiter de la
paix, aussi avait-il un sauf-conduit[61]. En outre, les capitaines de
Compiègne et de Pont-Sainte-Maxence avaient ordre de lui remettre ces villes
pour assurer le passage des rivières de l'Aisne et de l'Oise. Mais Guillaume
de Flavy, désobéissant au commandement qu'il avait reçu, refusa de donner
entrée dans sa ville[62]. Le Duc
voyageait avec grand appareil, accompagné de trois ou quatre mille
combat-tans. Sa sœur la duchesse de Bedford cheminait près de lui, suivie de
ses femmes, montées comme elle sur de belles haquenées. Lorsque ce noble
cortége passa devant la ville de Senlis, les Français sortirent en foule pour
voir le Duc. Le chancelier de France se présenta pour lui rendre ses
hommages, et bientôt après arriva aussi le comte de Clermont, accompagné
d'environ soixante chevaliers. Les deux beaux-frères ôtèrent leurs chaperons,
se saluèrent courtoisement ; mais ne s'embrassèrent point, et leur maintien
ne témoignait ni joie, ni amitié. Le comte de Clermont se tourna ensuite vers
sa sœur, madame de Bedford, et l'embrassa. L'entrevue ne se prolongea point
davantage, et le Duc montra, par l'air de son visage, qu'il ne voulait point
entrer en conférence avec son beau-frère ni le chancelier. Il poursuivit sa
route vers Paris. Son entrée 'fut solennelle. Le duc de I3edford, les gens du
conseil, les prévôts et les échevins, vinrent au-devant de lui. Le régent
l'embrassa tendrement ; chacun lui faisait honneur. Le peuple criait Noël,
et jamais ne lui avait montré tant d'affection. Précédé des hérauts et des trompettes,
il suivit la rue Saint-Martin et la rue Maubuée, pour aller rendre grâces à
Dieu d'ans l'église Sainte-Avoie. De là, il conduisit sa sœur à l'hôtel
Saint-Paul, où demeurait le régent[63]. Pour
lors commencèrent de grands conseils, où, voyant le désir général des
Parisiens, et combien ils étaient peu amis des Anglais, le duc de Bedford, à
son grand regret sur la demande expresse de l'Université, du Parlement et de
la bourgeoisie, consentit à remettre la régence au duc de Bourgogne, et à se
contenter du gouvernement de la Normandie. Le duc
Philippe se fit beaucoup prier par son beau-frère, par le cardinal de
Winchester, par les Parisiens. La suite fit voir bientôt après que les
Anglais faisaient sagement de suivre enfin le conseil de leur roi Henri V, et
de ne rien ménager pour conserver l'amitié du duc de Bourgogne. Cependant il
ne rompit point encore ouvertement les négociations commencées avec la
France. Le chancelier et les conseillers du roi arrivèrent, sur un
sauf-conduit, de Senlis à Saint-Denis. Les sires de Luxembourg et de Lannoy
s'y rendirent de leur côté. Par-suite de ces pourparlers, la trêve conclue à
Compiègne, qui-avait, le 28 septembre, été étendue à la ville de Paris et aux
ponts de Saint-Cloud et de Charenton, fut solennellement publiée à Paris en
même temps que la régence du duc de Bourgogne. Deux jours après il écrivit au
duc de Savoie, lui témoigna encore son désir de faire la paix, et l'espérance
d'y voir consentir son beau-frère le duc de Bedford[64]. Il indiquait comme lieu de
conférences la ville d'Auxerre, et priait le duc de Savoie de s'y rendre en
personne pour servir de médiateur conjointement avec le sire de Luxembourg, les
cardinaux que le pape avait conjuré d'y envoyer, et les ambassadeurs de
l'empereur. Les envoyés du duc de Savoie s'en allèrent de là auprès du roi, à
Issoudun, et il écrivit dans le même sens à leur maître. Mais on
ne croyait plus à toutes ces protestations pacifiques. Chacun, de son côté,
s'apprêtait à reprendre la guerre avec plus de force. La trêve devait finir à
Noël ; en attendant elle n'était observée par personne. Les capitaines des
garnisons françaises n'obéissaient en aucune façon au comte de Clermont, que
le roi avait laissé pour son lieutenant dans les pays de la rive droite de la
Seine. Chacun faisait à son gré des entreprises sur l'ennemi ; les Anglais et
les Bourguignons s'efforçaient aussi de reprendre les forteresses qu'ils
avaient perdues[65]. Ainsi la contrée était
redevenue plus malheureuse que jamais. Les ravages s'étendaient jusqu'à la
porte de Paris ; la disette y avait recommencé, et les cinq ou six mille
Picards, que le duc de Bourgogne avaient amenés, ne faisaient qu'accroître le
désordre. Pour observer la trêve, on ne les employait pas contre les
Français, mais ils pillaient leurs hôtes à Paris, et dans les villages où ils
étaient logés. Ce fut là tout ce que les Parisiens tirèrent de ce duc de
Bourgogne qu'ils avaient si bien reçu. Après quinze jours, le duc de Bedford
étant parti pour Rouen avec les Anglais, le Duc s'en alla aussi avec presque
tous ses gens, laissant la ville sans défense ; seulement pour apaiser les
murmures, il recommanda publiquement que, si les Armagnacs revenaient, on eût
à se bien défendre, et confia le gouvernement de Paris au maréchal de
l'Isle-Adam. Il
était en effet pressé de retourner en Flandre[66]. Déjà, depuis assez longtemps,
il avait négocié son mariage avec madame Isabelle, fille du roi Jean Ier de
Portugal et de madame Philippe de Lancastre. Les sires de Roubais et de
Toulongeon, de Noyelle et d'autres seigneurs bourguignons[67], étaient allés la chercher ;
elle s'était embarquée avec un des infans ses frères, pour arriver par mer en
Flandre. Déjà elle était en vue du port de l'Écluse, on s'assemblait sur le
rivage pour fêter sa venue, lorsqu'une furieuse tempête la rejeta en mer. On
fut plusieurs jours sans savoir ce qui lui était advenu, et craignant qu'elle
n'eût péri dans quelque naufrage. C'était l'inquiétude qu'avait le duc
Philippe, lorsqu'il quitta ainsi Paris en toute hâte. Peu après il sut que le
vaisseau, longtemps ballotté sur la mer, avait enfin été jeté sur la côte
d'Angleterre[68] ; la princesse avait reçu bon
accueil des gouverneurs de ce royaume, qui même lui avaient prêté cent livres
pour ses dépenses. A son arrivée en Flandre elle fut reçue avec une
magnificence jusqu'alors inconnue, et qui surpassait le faste déjà si célèbre,
de la maison de Bourgogne. Ce fut à Bruges, le 10 janvier 1430, que les noces
se célébrèrent. Le Duc avait fait construire des salles toutes neuves pour
agrandir son- château. Les rues étaient tendues de ces beaux tapis de
Flandre, tels qu'ou n'en faisait nulle part de pareils. La duchesse de
Bedford, la duchesse de Clèves, étaient venues faire honneur au mariage de
leur frère. La comtesse de Namur, la comtesse de Lorraine, madame de
Luxembourg et d'autres nobles darnes formaient aussi le cortége de la
nouvelle Duchesse. Les grands seigneurs et les puissants gentilshommes
étaient en foulé à ces cérémonies. Corinne eux, les riches bourgeois de
Bruges, qui commerçaient dans tout le monde, rivalisaient de luxe et de
dépense. Les fêtes' durèrent huit jours entiers sans interruption ;
non-seulement le palais, mais la ville 'étaient nuit et jour en festin, en
danses, en courses de chevaux, en jeux de toute sorte. Bien ne parut plus
splendide que trois fontaines placées devant le palais. L'une était un lion de
pierre, et versait sans cesse du vin du Rhin ; l'autre un cerf, d'où coulait
du vin de Beaune ; la troisième était une licorne qui, aux heures des repas,
faisait jaillir de l'eau de rose pour se laver les mains, puis tour à tour du
vin de Malvoisie ; du vin de la Romanée, du yin muscat et de l’hypocras.
Aussi ne voyait-on par toute la ville que gens de populace, ivres, se gourmant
les uns les autres, ou couchés çà et là dans les rues ; tandis que, dans le
palais, ceux qui approchaient du Duc se livraient à de plus nobles
divertissements[69]. Il régla pour sa femme un
train de maison bien plus magnifique et composé d'un beaucoup plus grand
nombre de serviteurs que n'en avait aucune reine de la chrétienté[70]. Il
donna ainsi à ce troisième mariage un tout autre éclat qu'aux deux premiers,
soit qu'il se trouvât alors plus comblé de gloire et de prospérité, soit
qu'il voulût faire paraître plus de galanterie envers cette nouvelle épouse.
Ce fut à cette occasion et à cause d'elle, dit-on, qu'il prit la devise : Autre
n'aurai, l'appliquant sans doute au mariage seulement ; car pour les
amours il ne s'en fit faute pas plus après qu'auparavant. En ce moment même
on racontait qu'il aimait beaucoup une dame de Bruges ; et ce fut en son
honneur, selon le bruit populaire, qu'il institua ce fameux ordre de la
Toison-d'Or, le plus grand ornement sans doute de la fête de son mariage, et
qui lui sembla toujours depuis un des plus beaux signes de sa gloire et de sa
puissance. On disait qu'il avait voulu venger cette dame des moqueries de
quelques seigneurs de sa cour, et leur proposer pour objet d'ambition et
d'envie un souvenir de cette couleur dorée, qu'ils avaient indiscrètement
raillée[71]. Quoi
qu'on en ait dit, le duc Philippe donna et eut sans doute de plus dignes
motifs pour instituer, dans une occasion solennelle, une chevalerie si
conforme à ses nobles inclinations, et au goût qu'il montra toute sa vie pour
ce genre de cérémonies et de devoirs. Voici comment il exposa sa pensée,
lorsqu'un an après, il régla en définitif son ordre de la Toison-d'Or, dont
les vingt-quatre premiers chevaliers avaient paru dans tout leur éclat au
mariage. « A
tous présents, à venir, savoir faisons qu'à cause du grand et parfait amour
que nous avons pour le noble état et ordre de chevalerie, dont par notre
ardente et singulière affection 'nous désirons accroître encore l'honneur,
afin que par son moyen, la vraie foi catholique, l'état de notre sainte mère
l'Église, la tranquillité et la prospérité de la chose publique, soient,
autant qu'ils peuvent l'être, défendus, gardés, et conservés ; nous, pour la
gloire et la louange du Créateur tout-puissant et de notre Rédempteur, pour
la vénération de la glorieuse Vierge sa mère, pour l'honneur de monseigneur
saint André, glorieux apôtre et martyr, pour l'exaltation de la foi et de la
sainte Église, pour l'excitation aux vertus et aux bonnes mœurs, le 10 de
janvier 1429, qui était le jour de la solennité du mariage célébré à Bruges
entre nous et nôtre très-chère et très-aimée épouse Élisabeth, avons institué, créé et ordonné,
comme par les présentes nous instituons, créons et ordonnons un ordre et
confrérie de chevalerie et d'association amicale d'un certain nombre de
chevaliers que nous avons voulu appeler du nom de la Toison-d'Or conquise par
Jason, et sous les conditions ci-après[72]. » L'ordre
devait se composer de trente-et-un chevaliers, gentilshommes de nom et
d'armes et sans reproche. Leur chef suprême devait être lé duc Philippe, sa
vie durant, et après lui ses successeurs ducs de Bourgogne. Les
chevaliers devaient quitter tout autre ordre, hormis les souverains qui
pouvaient garder l'ordre dont ils étaient chefs. Le
collier qui portait la toison-d'or était donné par le Duc et devait lui être
renvoyé après le décès du chevalier. Il se composait de briquets, nommés
alors fusils, faisant jaillir des étincelles de leurs pierres. C'était depuis
longtemps la devise du Duc ; elle signifiait, disait-on, que le heurter,
c'était l'enflammer. Le grand manteau de l'ordre était d'écarlate, traînant
jusqu'à terre, avec fourrure de vair ; le chaperon de même couleur. Les
quatre-vingt-quatorze articles de cette ordonnance contenaient les devoirs
imposés aux chevaliers, tous se rapportant à la fidélité envers la sainte
Église, à l'intégrité de la foi catholique, à la loyauté envers le souverain,
à l'amitié et à la fraternité entre les chevaliers de l'ordre, à l'honneur
dans les armes, aux révélations qu'il leur était prescrit de faire de tout ce
qui serait contraire ou injurieux au souverain ou aux membres de l'ordre. Les
cérémonies, les réceptions, les serments, les procédures contre les
chevaliers délinquants, étaient aussi réglés par le plus menu détail. Enfin
le Duc désignait les articles de cette longue ordonnance qui pouvaient être
dans la suite expliqués et changés par le chapitre de l'ordre, et ceux qui
devaient être immuables. C'était assurément le plus beau code d'honneur et de
vertu chevaleresque, et aussi le moyen d'attacher et de rendre de plus en
plus docile au duc de Bourgogne toute cette grande noblesse qui l'environnait
et le servait. Après
les fêtes de Bruges, le Duc se rendit à Gand et dans les principales villes
de Flandre, pour montrer à ses sujets leur nouvelle souveraine. Elle reçut
partout un grand accueil et de riches présents. Ce fut à ce moment qu'éclata
une sédition à Grammont. Les gens de métier se révoltèrent contre les
magistrats qui voulaient les soumettre à une taxe ; mais le Duc, qui se
sentait puissant, fut sévère contre les rebelles, et tel il se montra
toujours. Son baillif, le sire d'Hallwin, fit trancher la tête aux chefs des
mutins, et les autres furent bannis[73]. Au mois
de février, continuant toujours à se faire voir à leurs bonnes villes, le Duc
et la Duchesse se trouvèrent à Arras ; là, ils publièrent un grand tournoi ;
cinq des plus illustres chevaliers français, qui guerroyaient dans le
voisinage, et qui avaient, peu de jours auparavant, soutenu un combat
très-vif contre la garnison de Clermont en Beauvoisis, vinrent défier cinq
chevaliers bourguignons ; c'étaient Saintrailles, Valperga, d'Abrécy, Dubiet
et de Nully[74]. Leurs adversaires furent le
sire de Beaufremont seigneur de Charny, le sire de Lalaing, Jean de Vauldrey,
Nicolas et Philibert de Menthon. La joute dura cinq jours. Elle fut brillante
; le Duc et la Duchesse siégeaient sur un échafaud, entourés de toute leur
chevalerie. C'était Jean de Luxembourg qui approchait les lances aux
champions de Bourgogne, et Alard de Mouhi aux Français. Le sire de
Beaufremont blessa grièvement le sire d'Abrécy, et le sire de Nully fut aussi
fortement atteint par Philibert de Menthon ; Valperga, après un rude et long
combat contre le sire de Lalaing, fut abattu. Le Duc fit rendre de grands
soins aux blessés, et accueillit le plus courtoisement leurs compagnons. Puis
on recommença des deux parts à s'apprêter à la guerre plus cruellement que
jamais. La
trêve, comme on a vu, ne s'observait pas. Les garnisons françaises, bourguignonnes,
anglaises, sans obéir à personne, ne faisaient que courir et piller le pays[75]. Le comte de Clermont, que le
roi avait laissé pour lieutenant, voyant que nul ne voulait lui obéir,
s'était en allé, laissant le commandement au comte de Vendôme. Le pays, qui
commençait à se reposer, lorsqu'un seul parti y était maitre, n'avait jamais
été plus malheureux. Les habitants reprenaient leurs habitudes de brigandages
; il y avait même des gens de Paris, qui, laissant femmes et enfants, s'en
allaient par bandes piller sur les grandes routes aux environs de la ville et
beaucoup de riches bourgeois, pour trouver quelque sûreté, se réfugiaient
dans les pays du duc de Bourgogne[76]. De
l'autre côté de la Loire, les trêves n'étaient pas mieux gardées. Le duc d'Alençon
avait voulu s'en aller avec la Pucelle en Normandie, pour reconquérir son
apanage : mais le sire de la Trémoille s'y opposa. Le duc d'Alençon alors y
envoya ses gens, et manda le vaillant Ambroise de Loré, capitaine de la
forteresse de Lagny, pour être le maréchal de cette entreprise. Pendant ce
temps, le conseil du roi revint au dessein de s'assurer de tout le cours de
la Loire. Perrinet Grasset, cet aventurier bourguignon, qui ne reconnaissait
de chef que le duc Philippe, encore semblait-il que ce fût plus de nom que de
fait, et qui traitait avec tant d'arrogance le maréchal de Bourgogne et tous
les grands seigneurs du duché, tenait encore en ce moment la Charité et les
places de cette contrée[77]. On lui fit proposer de se
déclarer pour le roi, mais il n'y voulut point entendre. Alors on assembla à
Bourges un certain nombre de gens d'armes. Le sire d'Albret fut leur chef, et
s'en allai avec la Pucelle, assaillir Saint-Pierre-le-Moutier. Ce fut
encore là un des plus beaux exploits de Jeanne. Les Français n'étaient pas
nombreux ; leurs plus fameux capitaines étaient occupés dans d'autres
entreprises ou dans diverses garnisons. Le siège durait depuis quelques jours
; les assiégeants se défendaient bien. Déjà plusieurs attaques avaient échoué.
Un jour, que les Français repoussés se retiraient en désordre, et que les
meilleurs hommes d'armes pensaient à lever le siège, Jeanne, demeurée presque
seule, ne voulut point s'éloigner du rempart[78]. Le sire d'Anion, son écuyer,
accourut pour l'emmener : « Vous êtes seule, dit-il. — Non, dit-elle en ôtant
son casque ; j'ai cinquante mille hommes, et il faut prendre la ville. » Elle
lui sembla insensée ; mais sans s'arrêter à ses discours, la Pucelle se mit à
appeler tous ses gens, leur criant d'apporter des claies et des fascines. Sa
voix les ranima ; ils obéirent à ses ordres. Elle ne cessait de les presser.
Eu un instant le fossé fut comblé, l'assaut recommencé, la ville prise. La
Pucelle ne fit jamais rien qui parût plus merveilleux, ni plus divin. En ce temps-là,
il était venu près du roi une autre sainte femme qui se disait aussi
prophétesse[79]. Elle se nommait Catherine, et
venait de La Rochelle, promettant de même de grandes choses au roi. Elle
n'allait point à la guerre, mais sou fait était de prêcher, au nom du ciel,
qu'on apportât de l'argent au roi, et elle disait qu'elle saurait bien connaître
ceux qui tiendraient leurs trésors cachés. Elle avait aussi des visions, et
souvent, disait-elle, il lui apparaissait une dame blanche vêtue d'or.
Jeanne, nonobstant qu'il y eut grand besoin d'argent pour payer les gens
d'armes, ne voulut point croire aux discours de Catherine. Elle demanda à
voir la dame blanche. Catherine la fit coucher avec elle pour être témoin de
la vision qui venait toujours la nuit. La Pucelle veilla long - temps sans
rien voir apparaître ; mais s'étant endormie, Catherine assura que c'était
alors que la dame était venue. La lendemain Jeanne dormit durant la journée
pour pouvoir se tenir éveillée toute la nuit. En effet elle ne ferma pas l'œil,
et elle demandait toujours à Catherine : « Viendra-t-elle point ? — Oui,
bientôt, » disait l'autre ; mais rien ne parut. Cependant
Jeanne ne pouvait pas plus montrer ses visions que Catherine, et disait à
ceux qui lui en parlaient, qu'ils n'étaient point assez dignes ni vertueux
pour voir ce qu'elle voyait. il était donc raisonnable qu'elle ne regardât
point comme une preuve contre cette femme de La Rochelle le fait de ne
pouvoir communiquer ses visions à d'autres. Alors elle résolut d'en parler,
ainsi qu'elle le raconta, à sainte Catherine et à sainte Marguerite, qui lui
dirent qu'il n'y avait que folie et mensonge dans la femme de La Rochelle.
Aussi voulut-elle la renvoyer à son ménage nourrir ses enfants, et dit au roi
qu'il ne la fallait point écouter. Ce fut, à ce qu'il semble, l'avis de tous.
Frère Richard, toutefois, lui était favorable, et tous deux étaient
contraires à Jeanne[80]. Après
la prise de Saint-Pierre-le-Moutier, on alla assiéger la Charité. Le maréchal
de Boussac et le sire d'Albret y étaient avec Jeanne. Catherine avait
conseillé de n'y point aller, parce qu'il faisait trop froid. On était au
cœur de l'hiver. La ville était merveilleusement bien fortifiée. Perrinet
Grasset était un habile et vaillant capitaine. Les Français n'étaient pas
fort nombreux. Ils demeurèrent un mois devant les murailles sans avancer en
rien. On livra plusieurs assauts sanglants, et toujours sans succès. Enfin
une fausse alerte, donnée par Perrinet Grasset, mit en déroute les Français,
et ils revinrent, laissant leurs canons. Jeanne assura ensuite que son avis
eût été de ne point tenter cette entreprise. Alors,
après avoir assemblé un plus grand nombre de combattants, le conseil du roi
revint au projet de porter la guerre dans les environs de Paris, sur la Seine[81]. Les affaires du roi allaient
mieux de ce côté-là. Les garnisons françaises avaient presque toutes réussi à
se conserver et à se défendre. Les habitants de Melun s'étaient délivrés des
Anglais, et avaient appelé chez eux le commandeur de Giresme. Saint-Denis
avait été surpris. La Hire avait pris Louviers, et courait jusqu'aux portes
de Rouen. Cette ville même avait failli revenir aux mains des Français par le
complot de quelques bourgeois. En outre, Paris se remplissait chaque jour de mécontents.
Abandonnés du duc de Bourgogne et du régent, affamés par les compagnies qui
dévastaient la contrée, se voyant sans défense, apprenant sans cesse que les
Armagnacs avaient partout meilleure fortune, les Parisiens détestaient de
plus en plus la guerre et les Anglais. Une grande conjuration se forma, pour
faire entrer dans la ville les gens de guerre du parti du roi[82]. Un clerc de la chambre des
comptes ; deux procureurs au Châtelet, de riches bourgeois, un religieux de
l'ordre des carmes, qui conduisait toute l'affaire, et environ cent cinquante
autres furent découverts. Les uns furent écartelés ou décapités ; d'autres
jetés à la rivière ; il y en eut qui moururent à la torture ; les plus riches
se rachetèrent ; un grand nombre s'enfuit. L'entreprise fut ainsi manquée.
Mais une autre pareille pouvait se former. Le roi envoya donc toutes ses
forces vers Paris ; la Pucelle s'y rendit aussi ; son avis était[83] qu'on ne pouvait trouver la
paix qu'au bout de la lance, tandis que Catherine disait au contraire qu'il
fallait traiter avec le duc de Bourgogne, et que si l'on voulait elle s'en
irait persuader ce prince. Dès que
Jeanne et les secours qu'elle amenait furent arrivés, tout commenta à
prospérer mieux encore pour les Français. La garnison anglaise de Corbeil, et
les gens venus de Paris, furent repoussés devant Melun, qu'ils voulaient
reprendre. Saint-Maur, proche Vincennes, fut surpris. Une nouvelle
conjuration éclata dans Paris, parmi les prisonniers qui étaient à la
Bastille ; ils étaient sur le point d'égorger le capitaine, et de livrer la
porte Saint-Antoine, lorsque le sire de l'Isle-Adam arriva au plus vite ;
frappant lui-même de sa hache ceux qui venaient de tuer la garde des portes,
il arrêta le succès de l'entreprise, et fit noyer tous ces malheureux
prisonniers[84]. Vers le
même moment, un des plus vaillants chefs des compagnies bourguignonnes, nommé
Franquet d'Arras, courait le pays avec trois cents Anglais on Bourguignons,
et commettait mille cruautés. Jeanne s'en alla l'attaquer ; il avait de bons
archers, et se retrancha fortement ; tout son monde avait mis pied à terre ;
par deux fois, Jeanne et les Français furent repoussés, bien que leur attaque
fut hardie et vigoureuse ; enfin, la garnison de Lagny, commandée par le
valeureux sire de Foucaud, arriva avec de l'artillerie. Franquet., après
s'être défendu obstinément, fut forcé derrière son rempart[85]. Presque tous ses gens furent
passés au fil de l'épée, et lui fut prisonnier. La Pucelle voulait le garder
pour l'échanger avec un brave Parisien, maître d'une fameuse hôtellerie à l'enseigne
de l'Ours, que l'on retenait en prison pour quelque entreprise faite en
faveur du roi[86]. Le baillif de Senlis et les
juges de Lagny demandaient au contraire que Franquet leur fût livré afin de
punir ses brigandages. Jeanne ayant appris que l'aubergiste était mort : « En
ce cas, dit-elle, faites de celui-ci ce que justice voudra. » Son procès fut
suivi, et il fut décapité. La mort de ce fameux chef de guerre, que le duc de
Bourgogne et les Anglais aimaient beaucoup, et que sa grande vaillance avait
rendu cher à tous les hommes d'armes, donna un courroux extrême aux ennemis.
On assura que Jeanne avait violé la foi promise, et avait manqué à toutes les
lois de la guerre[87]. Cela augmenta la réputation de
cruauté qu'elle avait parmi les adversaires du roi. Ils répandirent même
qu'elle avait tué Franquet de sa main. Jamais elle n'avait inspiré tant de
terreur aux Anglais, et par conséquent une si grande haine à leurs chefs. Les
archers et les gens d'armes qu'on enrôlait en Angleterre prenaient la fuite,
et se cachaient plutôt que de venir en France combattre contre la Pucelle, et
l'on était contraint de publier de sévères ordonnances contre les capitaines
et les soldats qui tardaient à partir, ou s'y refusaient, effrayés de ses sortilèges[88]. Pour
ranimer le courage des Anglais qui étaient en France, pour relever l'espoir
des Parisiens, il fut résolu par le conseil d'Angleterre d'envoyer le jeune
roi Henri VI, qui avait pour lors neuf ans, se faire couronner roi de France
à Saint-Denis. On fit, grand bruit de cette nouvelle à Paris ; on ordonna
d'avance des fêtes ; on annonça qu'il arriverait avec un grand nombre de
soldats ; on disait aussi, pour se rendre le peuple favorable, que le duc de
Bourgogne assemblait une forte armée. Il
semblait en effet que tout projet de faire la paix fût maintenant bien
éloigné. Le Duc, à qui le régent anglais avait promis la Champagne et la
Brie, et donné d'énormes sommes d'argent, allait tenter de nouveaux efforts
pour détruire le roi de France[89]. Déjà il avait envoyé plusieurs
de ses conseillers à Amiens et dans les villes de Picardie, pour les empêcher
de se mettre de l'autre parti, comme elles paraissaient y incliner beaucoup.
Il leur avait promis sa puissante protection, et leur laissait même espérer
qu'il pourrait obtenir pour elles la suppression des aides et des gabelles[90]. Par ses bonnes paroles, il
avait réussi à se les rendre favorables, et avait assemblé encore une fois
les gens de cette province, qui avaient coutume de porter les armes. En même
temps Louis de Châlons, prince d'Orange, assemblait une autre armée de'
Bourguignons et de Savoyards, pour aller conquérir le Dauphiné, qui, comme on
croyait, devait être partagé entre lui et le duc de Savoie d'après les
nouvelles alliances du duc Philippe et du régent anglais[91]. Après
Pasques 1430, le Duc et Jean de Luxembourg, qui était toujours son principal
capitaine dans les pays du nord, vinrent assiéger Gournay-sur-Aronde,
forteresse qui appartenait au comte de Clermont. Le capitaine promit de la
rendre, s'il n'était pas secouru avant le mois d'août, et en attendant de ne
commettre aucun acte de guerre[92]. De là le sire de Luxembourg se
portant vers Beauvais, contraignit le sire Louis de Gaucourt de s'y
renfermer, et délivra le pays d'une bande de brigands anglais, qui s'étaient
saisis du château de Provenlieu, ravageant toute- la contrée, sans connaître
amis ou ennemis. Ils furent presque tous mis à mort. Le duc de Bourgogne alla
ensuite mettre le siège devant Choisy-sur-Oise[93]. La Pucelle, le comte de
Vendôme et beaucoup d'autres seigneurs partirent des bords de la Marne pour
venir secourir cette forteresse. Il fallait passer la rivière d'Aisne. Ils se
présentèrent devant Soissons. Le comte de Clermont y avait laissé pour
capitaine un écuyer picard, nommé Guichard Journel. Cet homme traitait déjà
avec le duc de Bourgogne ; il ferma ses portes aux Français, persuada aux
habitants qu'une nombreuse garnison, s'établissant dans la ville, ne
tarderait pas à les affamer, et en même temps s'excusa auprès du comte de
Vendôme sur la volonté du peuple. La troupe française était nombreuse ; il y
avait là plusieurs grands seigneurs avec un train considérable. Voyant que la
route n'était point libre, que le pays manquait de vivres, ils s'en
retournèrent dans le pays d'où ils venaient ; la Pucelle avec quelques
vaillants chevaliers s'en alla à Compiègne, mais n'y demeura guère. Le duc
de Bourgogne, pour que les vivres qui arrivaient à sou camp devant Choisy par
Montdidier et Noyon, ne fussent point arrêtés par la garnison française de
Compiègne, avait placé à Pont-l'Évêque et dans les faubourgs de Noyon, une
garde d'Anglais et de Bourguignons. Un matin à la pointe du jour, la Pucelle,
Saintrailles, Valperga, le sire de Chabannes et d'autres, au nombre d'environ
deux mille, tombèrent avec vigueur sur les Anglais de Pont-l'Évêque, dont sir
John Montgomery était chef. Déjà il était contraint de plier, lorsque les
sires de Brimeu et de Saveuse arrivèrent de Noyon en toute hâte avec leurs
Bourguignons, et sauvèrent les Anglais. A quelques jours de là, le sire de
Brimeu fut surpris par Saintrailles pendant qu'il se rendait devant Choisy,
et mis à forte rançon. Toutes ces entreprises ne purent sauver Choisy, que le
Duc assiégeait avec une redoutable artillerie[94]. Il vint
ensuite mettre le siège devant Compiègne ; c'était la principale ville que
les Français eussent dans le pays. Le sire Guillaume de Flavy, que le roi y
avait mis pour capitaine, et qui l'avait conservée ensuite malgré ses ordres,
était un vaillant homme de guerre, mais le plus dur et le plus cruel
peut-être qu'on connût dans ce temps-là. Il n'y avait pas de crime qu'il ne
commit chaque jour. Il faisait mourir toutes sortes de gens, sans justice ni
miséricorde, dans les plus affreux supplices[95]. Ce
terrible capitaine avait fait les plus grands préparatifs pour se bien
défendre. La ville était suffisamment approvisionnée de vivres et de
munitions. Les murailles étaient fortes et réparées à neuf ; la garnison
nombreuse ; l'artillerie bien servie. Aussi le duc de Bourgogne assembla
toute sa puissance pour un siège si difficile. Il fit entourer, la ville
presque de tous les côtés : le sire de Luxembourg, le sire Baudoin de
Voyelles, sir John Montgomery, et le Duc lui-même commandaient chacun les
postes principaux[96]. La
Pucelle, dès qu'elle apprit que Compiègne était ainsi resserrée, partit de
Crespy pour aller s'enfermer avec la garnison. Dès le jour même de son
arrivée, elle tenta une sortie par la porte du pont de l'autre côté de la
rivière d'Aisne. Elle tomba à l'improviste sur le quartier du sire de
Noyelles, au moment où Jean de Luxembourg et quelques- uns de ses cavaliers y
étaient venus pour reconnaître la ville de plus près. Le premier choc fut
rude ; les Bourguignons étaient presque tous sans armes. Le sire de
Luxembourg se maintenait de son mieux, en attendant qu'on pût lui amener les
secours de son quartier qui était voisin, et de celui des Anglais. Bientôt le
cri d'alarme se répandit parmi tous les assiégeants, et ils commencèrent à
arriver en foule. Les Français n'étaient pas en nombre pour résister ; ils se
mirent en retraite[97]. La Pucelle se montra plus
vaillante que jamais ; deux fois elle ramena ses gens sur l'ennemi ; enfin,
voyant qu'il fallait rentrer dans la ville, elle se mit en arrière-garde pour
protéger leur marche, et les maintenir en bon ordre, contre les Bourguignons,
qui, sûrs maintenant d'être bien appuyés, se lançaient vigoureusement à la
poursuite. Ils reconnaissaient l'étendard de la Pucelle[98], et la distinguaient, à sa
huque d'écarlate, brodée d'or et d'argent ; enfin, ils poussèrent jusqu'à
elle. La foule se pressait sur le pont. De crainte que l'ennemi n'entrât dans
la ville à la faveur de ce désordre, la barrière n'était point grande ouverte
; Jeanne se trouva environnée des ennemis. Elle se défendit courageusement
avec une forte épée qu'elle avait conquise à Lagny sur un Bourguignon[99]. Enfin, un archer picard,
saisissant sa huque de velours, la tira en bas de son cheval ; elle se
releva, et combattant encore à pied, elle parvint jusqu'au fossé qui
environnait le boulevard de-vaut le pont. Pothon le Bourguignon, vaillant
chevalier du parti du roi, et quelques autres étaient restés avec elle, et la
défendirent avec des prodiges de valeur. Enfin, il lui fallut se rendre à
Lionel bâtard de Vendôme, qui se trouva près d'elle. Elle
fut aussitôt amenée au quartier du sire de Luxembourg, et la nouvelle s'étant
répandue parmi les assiégeants, ce fut une joie sans pareille[100]. On aurait dit qu'ils eussent
gagné quelque grande bataille, ou que toute la France fût à eux ; car les
Anglais ne craignaient rien tant que cette pauvre fille. Chacun accourait de
tous côtés pour la voir. Le duc de Bourgogne ne fut pas des derniers ; il
vint au logis où elle avait été amenée, et lui parla, sans qu'on pût bien
savoir ce qu'il lui dit. On écrivit tout aussitôt à Paris, en Angleterre, et
dans toutes les villes de la domination de Bourgogne, pour annoncer cette
grande nouvelle. Le Te Deum fut chanté en grande solennité, par ordre
du duc de Bedford[101]. Ce fut
au contraire un grand sujet de tristesse pour les Français. Aux regrets
qu'excita cette perte, se mêlèrent de fâcheux soupçons. On disait parmi le
peuple, que les chevaliers et les seigneurs, jaloux de sa grande renommée,
avaient tramé sa ruine. Le sire de Flavy, déjà si détesté, fat surtout accusé
; on prétendit qu'il l'avait vendue d'avance au sire de Luxembourg, et qu'il
avait fait fermer la porte sur elle, pour qu'elle demeurât aux mains des
ennemis. Le bruit se répandit que ses voix lui avaient prédit sa perte, et
que le jour même, comme elle était allée communier dévotement à l'église
Saint-Jacques, elle s'appuya tristement contre un des piliers, et dit à
plusieurs, habitants et à un grand nombre d'enfants qui se trouvaient là : «
Mes bons amis et mes chers enfants, je vous le dis avec assurance, il y a un
homme qui m'a vendue ; je suis trahie, et bientôt je serai livrée à la mort.
Priez Dieu pour moi, je vous supplie ; car je ne pourrai plus servir mon roi
ni le noble royaume de France[102]. » Cependant elle ne se
plaignit jamais de personne, se bornant à dire que depuis quelque temps, il
lui avait été annoncé qu'elle tomberait avant la Saint-Jean au pouvoir des
ennemis. Elle n'avait jamais parlé de cette prédiction à personne. Au contraire,
les hommes d'armes disaient qu'elle les avait encouragés à faire une sortie,
et leur avait promis la victoire contre les Bourguignons[103]. Les récits qui s'accréditèrent
contre la trahison du sire de Flavy prouvaient donc seulement la haine qu'on
lui portait, et en effet, ii défendit si vaillamment Compiègne, que du moins
il n'est pas à croire qu'il eut des intelligences avec les ennemis. La
Pucelle n'était pas prisonnière depuis trois jours, qu'on put voir quelle
ardeur de vengeance les Anglais, leurs partisans et leurs serviteurs avaient
conçue contre elle. Frère Martin, maître en théologie et vicaire-général de
l'inquisiteur de la foi au royaume de France, écrivit au duc de Bourgogne[104] : « Usant
des droits de notre office et de l'autorité à nous commise par le saint siège
de Borne, nous requérons instamment et enjoignons, en faveur de la foi
catholique et sur les peines de droit, d'envoyer et amener prisonnière par
devers nous ladite Jeanne, véhémentement soupçonnée de plusieurs crimes
sentant hérésie, pour être, selon le droit, par devers nous procédé contre elle
par le promoteur de la sainte inquisition. » Depuis
le roi saint Louis, il y avait en effet en France un office de l'inquisition
confié au provincial des Dominicains ou frères Prêcheurs et au gardien des
frères Mineurs de Paris[105]. Ils devaient, par eux ou par
le vicaire, qu'ils avaient dans chaque diocèse, se faire délivrer les
procédures faites contre des hérétiques, ou procéder contre eux de leur
propre mouvement, et implorer, s'il le fallait, le bras séculier contre
lesdits hérétiques, à moins que les accusés ne se soumissent entièrement à
l'Église. Mais ces inquisiteurs ne pouvaient juger que d'accord avec l'évêque
du diocèse. C'est ainsi qu'on a vu qu'il avait été procédé contre Jean Petit,
pour son apologie du meurtre du duc d'Orléans. Le sire
de Luxembourg, à qui le bâtard de Vendôme avait vendu sa prisonnière, ne
s'arrêta point à l'injonction de l'inquisiteur ; il envoya la Pucelle dans
son château de Beaurevoir eu Picardie, où, bien qu'elle fût gardée sévèrement,
les darnes de Luxembourg lui firent un accueil doux et consolant[106]. Bientôt
l'Université, c'est-à-dire, ceux de ses docteurs qui étaient restés à Paris
et servaient les Anglais, écrivirent au duc de Bourgogne pour demander
instamment que Jeanne fut remise à l'inquisiteur de la foi et à l'évêque de
Beauvais, dans le diocèse duquel elle avait été prise. Le Duc ne répondit
point, et l'Université envoya une nouvelle lettre, lui reprochant de ne pas
avoir répondu, et de n'avoir pourvu encore à rien relativement à cette femme.
« Nous craignons beaucoup, écrivaient ces docteurs, que par la séduction et
la malice de l'ennemi d'enfer, et par les subtilités des mauvaises personnes
et de vos adversaires, qui mettent, dit-on, tout leur soin à la délivrer,
elle soit mise hors de votre puissance par quelque manière que Dieu ne
voudrait pas permettre. En vérité, au jugement dé tout bon catholique, jamais
il ne serait, de mémoire d'homme, advenu si grande lésion de la sainte foi,
si énorme péril et dommage pour la chose publique de ce royaume, que si elle
échappait par une voie si damnable, et sans punition convenable. » Ils
écrivirent de même au sire de Luxembourg. Mais
ces lettres ne produisant encore nul effet, l'évêque de Beauvais, qui
commença pour lors à entreprendre la mort de la Pucelle avec le zèle du plus
ardent serviteur des Anglais fit signifier au duc de Bourgogne, en présence
de ses chevaliers et dans sa bastille devant Compiègne, une lettre de
réquisition qui fut remise par des notaires apostoliques. Pareille injonction
fut faite au sire de Luxembourg. « Combien
que, disait-il en sa lettre, cette femme qu'on nomme Jeanne la Pucelle, ne
doive pas être regardée comme prisonnière de guerre, néanmoins, pour la rémunération
de ceux qui l'ont prise et détenue, le roi veut libéralement leur bailler
jusqu'à la somme de six mille francs ; et pour ledit bâtard qui l'a prise,
lui donner et assigner rente pour soutenir son état jusqu'à deux ou trois
cents livres. » Il
ajoutait : « Enfin, si eux ou quelques-uns d'entre eux ne voulaient,
pour les motifs susdits, obtempérer à ce qui est demandé, bien que la prise
de cette femme ne soit point pareille à celle d'un roi, d'un prince ou
d'autres gens de grand état, toutefois, comme un roi, un dauphin ou tout
autre prince, pourraient, selon le droit, l'usage et la coutume de France,
être retirés du preneur en lui baillant dix mille francs, ledit évêque
requiert les susdits que la Pucelle lui soit délivrée, en donnant sûreté pour
la somme de dix mille francs. » Enfin
le sire de Luxembourg se rendit à de si fortes instances, et céda la Pucelle
au gouvernement des Anglais moyennant dix mille francs. Le duc de Bourgogne
venait de retourner dans ses états de Flandre, laissant le siège de Compiègne
aux soins des sires de Brimeu, de Lannoy et de Saveuse, et des comtes de
Huntington et d'Arondel, qui venaient d'y amener un renfort considérable
d'Anglais. Le sire de Luxembourg était chargé d'être chef de toute cette
armée. Des
motifs d'une haute importance rappelaient le Duc. Les Liégeois, toujours
orgueilleux, entreprenants, et portés de mauvaise volonté contre les ducs de
Bourgogne qui leur avaient fait tant de mal et les avaient dépouillés de
toutes leurs libertés, venaient de contraindre leur évêque à envoyer des
lettres de défi au duc Philippe[107]. Ils étaient excités par le
sire de la Mark et quelques seigneurs que le roi de France avait mis dans ses
intérêts. Comme les Liégeois et les gens du comté de Namur faisaient sans
cesse des courses les uns sur le pays des autres[108], les motifs ne manquaient
jamais pour demander réparation, et ce fut la cause que Jean de Hemberch,
évêque de Liège, allégua dans sa lettre de défi. Elle fut tout aussitôt
suivie d'une forte invasion dans le comté de Namur, où les Liégeois
commençaient à tout mettre à feu et à sang. Le Duc
ne voulait pas d'abord laisser le siège de Compiègne ; il se contenta
d'envoyer le sire de Croy avec huit cents combattants s'enfermer dans Namur,
et défendre la ville contre cette multitude de gens des communes liégeoises,
hommes sans connaissance de la guerre, qui n'agissaient qu'en désordre et ne
savaient obéir à aucun chef. En effet, le sire de Croy arrêta leurs progrès,
et souvent les surprit avec grand avantage ; mais ils étaient nombreux et
fort animés. Deux des principaux chevaliers du Duc, les sires de Ghistelles
et de Rubempré, périrent en combattant les Liégeois. Le Duc vit bien que
l'affaire était grave, qu'il fallait la traîner en longueur et négocier[109]. Une
plus grande affaire encore exigeait la présence du duc Philippe. Son cousin
Philippe duc de Brabant, le second et le dernier fils d'Antoine de Brabant,
qui avait péri à Azincourt, venait de mourir le 4 août, n'ayant survécu à son
frère que trois ans. Il était âgé de vingt-six ans seulement. On crut d'abord
qu'il avait été empoisonné ; ceux que l'on soupçonnait furent emprisonnés et
mis à la torture. Cependant les médecins ne trouvèrent, en ouvrant son corps,
nulle trace de poison, et pensèrent qu'il mourait épuisé par les fatigues et
les excès de la jeunesse. En effet, il avait toujours aimé les plaisirs, les
tournois, les joutes et les aventures[110]. Quelques années avant sa mort,
il avait même voulu faire le voyage de Terre-Sainte, et il était allé jusqu'à
Rome. Il n'avait encore contracté aucun mariage, et négociait seulement avec René
de Sicile, héritier de Lorraine, pour épouser Iolande, sa fille[111]. Le
duché de Brabant se trouvant ainsi sans héritier direct, trois branches
pouvaient se présenter pour recueillir la succession : Madame Marguerite de
Bourgogne, comtesse de Haynaut, mère de madame Jacqueline fille de
Philippe-le-Hardi et de Marguerite de Flandre par laquelle l'héritage féminin
de Brabant était venu dans la maison de Bourgogne : Charles et Jean de
Bourgogne, fils et héritiers du comte de Nevers, tué à Azincourt : et en
troisième lieu le duc Philippe, aîné de Bourgogne. Les
États du duché de Brabant et spécialement les nobles se montrèrent aussitôt
disposés à reconnaître de préférence les droits du duc Philippe, qui, mieux
qu'aucun autre héritier, pouvait favoriser et protéger les habitants ;
cependant madame de Haynaut avait aussi ses partisans. Le Duc
tint d'abord de grands conseils à Lille, où il fut décidé qu'il avait le
meilleur droit, et qu'il le devait soutenir. Il était le plus fort ; c'était
la volonté des gens du Brabant. Madame Marguerite céda. Il ne fut pour le
moment fait aucune mention des jeunes princes de Nevers, dont le Duc était
tuteur. Après deux mois de négociations sagement conduites, il se rendit en
Brabant, reçut à Malines le serment des états, et jura de maintenir les privilèges
et coutumes du Brabant : il ajouta aux titres nombreux qu'il avait déjà ceux
de duc de Brabant, de Limbourg et de Louvain, marquis d'Anvers et du
Saint-Empire. Quant
aux domaines que le feu duc de Brabant tenait de sa mère Jeanne de
Luxembourg, ils retournèrent dans cette maison, et une vieille demoiselle de
Luxembourg, qui habitait alors le château de Beaurevoir, où elle s'était
montrée toute bienveillante pour la Pucelle, hérita des comtés de Saint-Pol
et de Ligny ; elle donna le premier à Pierre de Luxembourg, comte de
Conversan et de Brienne, l'aîné de ses neveux ; et le comté de Ligny à Jean
de Luxembourg, qui commença à eu porter le nom[112]. Pendant
que le duc Philippe augmentait ainsi sa puissance dans les pays de Flandre,
la guerre n'était point heureuse pour lui en France. Dès le mois de juin,
l'entreprise du prince d'Orange sur le Dauphiné avait honteusement échoué. Le
sire Raoul de Gaucourt, qui avait si vaillamment défendu Orléans, venait
d'être choisi pour gouverner cette province. Le roi n'avait pu lui donner ni
finance ni gens de guerre : Ce brave seigneur, ne voulant pas cependant que
la province se perdît entre ses mains, prit courage, et résolut de se
défendre contre la forte armée qui allait arriver de Bourgogne et de Savoie.
Il s'accorda avec le sire Imbert de Grollée, baillif du Lyonnais et maréchal
du Dauphiné, qui, depuis plusieurs années, avait fait très-bonne guerre aux
Bourguignons. Ils allèrent chercher dans le Velay un capitaine espagnol nommé
Rodrigue de Villandrada ; il s'y trouvait avec une compagnie de gens de
toutes nations, qu'il amenait au roi de France. On rassembla aussi des hommes
de bonne volonté à Lyon et dans le Mâconnais. Un emprunt fut mis sur les plus
riches de ces contrées, sauf à le leur rembourser par une taille. Chacun
était porté à faire de son mieux, et à ne se point laisser conquérir ni
opprimer par le prince d'Orange, qui, depuis plusieurs années, entretenait la
guerre dans la province[113]. On se
hâta de commencer avant qu'il fût arrivé, et le sire de Gaucourt s'empara
d'abord de la forteresse de Colombiers. Le prince d'Orange fut surpris de
voir qu'on avait eu l'audace d'attaquer, quand il ne croyait pas qu'on pût
essayer de se défendre. Il s'empressa de venir offrir la bataille. C'était
pour les Français une chose grave que de l'accepter. Ils étaient moins
nombreux. Le sire de Villandrada n'était pas sûr de tous les étrangers qui
formaient sa compagnie. Si la bataille était perdue, c'en était fait du
Lyonnais, du Dauphiné : et même du Languedoc. Le roi pouvait, de cette
affaire, perdre son royaume. D'un autre côté, le prince allait ravager tout
le pays ; ses forces devaient chaque jour s'augmenter. Ceux qui étaient venus
combattre sous le sire de Gaucourt, et qu'avait amenés le sire de Grollée,
avaient grande volonté de bien guerroyer, et bonne idée de la justice de leur
cause. Le capitaine espagnol demanda qu'on lui donnât l'avant- garde, afin
qu'on pût mieux s'assurer si ses gens se conduisaient bien. « Faites-moi cet
honneur, disait-il, et, avec l'aide de Dieu, je me comporterai de façon que-
vous serez contents. — Allons, Dieu nous aidera, dit le sire de Gaucourt ; ne
soyons pas ébahis ; s'ils sont plus que nous, nous avons juste et raisonnable
cause de nous défendre contre le prince d'Orange, qui nous vient assaillir
malgré ses serments. Si vous vous battez hardiment, vous ferez grand butin,
et serez riches à jamais. » On célébra la messe ; le sire de Grollée se jeta
à genoux et fit sa prière à haute voix. Cependant
le prince d'Orange ne faisait pas grand compte de cette armée de Dauphinois, si
petite en comparaison de la sienne[114]. Il fut plus content encore
quand il vit que les Espagnols faisaient l'avant-garde. Il ne doutait pas de
les voir s'enfuir au premier choc ; mais il en fut tout autrement. Avant que
les Bourguignons eussent débouché d'un bois qu'ils traversaient, et se
fussent rangés dans la plaine, le sire de Villandrada et sa troupe se
jetèrent si vivement sur eux, en poussant de grands cris, qu'ils les
ébranlèrent. Bientôt l'a t-taque des Français devint tellement rude, que les
ennemis furent rompus et mis dans une complète déroute. Il en périt deux ou
trois cents, parmi lesquels de très-notables gentilshommes. Le prince
d'Orange combattit bravement et fut blessé. Plutôt que d'être pris, il se
jeta à cheval et tout armé dans le Rhône ; son cheval, malgré le poids des
armures, traversa le fleuve à la nage : ce qui sembla bien merveilleux. Le
sire de Montaigu, de la maison de Neufchâtel, s'enfuit des premiers, et le
duc de Bourgogne, irrité de ce manque de valeur, lui ôta le collier de la Toison-d'Or.
Par cette victoire d'Authon, tout le midi du royaume se trouva délivré des
Bourguignons. Au
nord, la prise de la Pucelle n'avait point abattu les Français. Compiègne se
défendait contre toutes les attaques du sire de Luxembourg ; tout nombreux
que fussent ses gens, il pouvait seulement entourer la ville et en fermer
toutes les avenues par des bastilles et des boulevards ; de sorte que rien
n'arrivait plus ni par les routes ni par la rivière de l'Oise[115]. Les assiégés, réduits aux
extrémités de la famine, envoyèrent supplier le maréchal de Boussac, le comte
de Vendôme et les autres capitaines du roi, de venir à leur secours. Après
avoir assemblé environ quatre mille combattants, avec beaucoup de paysans et
d'ouvriers pour couper les bois, combler les fossés, réparer les chemins, et
détruire ainsi les défenses dont les assiégeants avaient entouré leurs logis,
les capitaines français arrivèrent à Verberie vers la fin d'octobre. Le sire
de Luxembourg se consulta longtemps sur ce qu'il avait à faire. S'il marchait
avec, toutes ses forces aux ennemis, alors les bastilles et les boulevards
demeuraient dégarnis ; la garnison était nombreuse et vaillante ; elle
sortirait pendant ce temps-là, et pourrait détruire tous les ouvrages du
siège, ou du moins se retirer en sûreté. Après beaucoup de conseils tenus
entre les chefs bourguignons et anglais, il fut donc résolu d'attendre les
attaques, de garder l'enceinte du siège et de s'y défendre. La
ville est située sur la rive gauche de l'Oise ; le pont avait été coupé. En
face était une forte bastille commandée par le sire de Noyelles. Plus haut,
en remontant, la rivière, il y en avait trois autres plus petites. Au-dessous
de la ville, toujours sur la rive droite, était le logis des Anglais, à
l'abbaye de Venette ; le duc de Bourgogne avait fait jeter un pont en cet
endroit. De l'autre côté de ce pont, sur la rive gauche, était le sire de
Luxembourg, logé dans l'abbaye de Royaulieu, sur la route de Verberie. Enfin,
tout auprès de la ville, sur le chemin qui conduit à Pierrefonds, à travers
la forêt, était une grande bastille où commandaient les sires de Brimeu et de
Créqui. Il fut
réglé que les Anglais passeraient la rivière, et viendraient, avec le sire de
Luxembourg, se mettre en bataille en avant de Royaulieu, sur la route de
Verberie. Néanmoins chaque bastille, chaque logis, devait demeurer
suffisamment défendu, et l'on devait envoyer du secours sur les points
attaqués. Les
Français se présentèrent en effet le lendemain pour offrir la bataille, et
avancèrent presque jusqu'à la portée du trait. Ils étaient à cheval ; les
Anglais et les Bourguignons s'étaient mis à pied, selon leur coutume.
Plusieurs gentilshommes se firent armer chevaliers par le sire de Luxembourg.
Toute cette noblesse de Picardie et d'Artois espérait et désirait le combat ;
mais il eût été imprudent de l'engager ; il fallait se tenir prêt à secourir
les bastilles si elles étaient assaillies. De leur côté les Français ne
tentaient rien de plus que de fortes escarmouches. Pendant
ce temps - là, deux troupes s'en allaient à travers la forêt, se dirigeant
sur la ville. L'une, de cent hommes seulement, pouvait arriver facilement
jusqu'aux portes sans être aperçue ; elle amenait des vivres aux assiégés, et
devait leur ordonner de sortir tout aussitôt, pour attaquer la grande
bastille, que Saintrailles, avec trois cents combattants, allait bientôt
assaillir en passant par la route de Pierrefonds ; car cette vaste forêt de
Compiègne, qui vient jusqu'aux portes de la ville, dérobait tous les mouvements
des Français. La
chose réussit comme elle avait été résolue. Au premier avis, les assiégés,
avec une merveilleuse ardeur de vengeance, s'en allèrent en foule donner
l'assaut à cette bastille. Ils apportèrent des échelles et tout ce qui est
nécessaire dans de telles attaques. Les sires de Brimeu et de Créqui, avec
leurs Picards, n'étaient pas nombreux. Ils se défendirent avec courage, et
repoussèrent vivement les gens de Compiègne ; mais ceux-ci avaient une ferme
volonté de détruire des ennemis qui, depuis six mois, leur faisaient tant de
mal. Les bourgeois, les femmes même, sans regarder à aucun péril, se
précipitaient dans les fossés de cette bastille pour la forcer. Guillaume de
Flavy, le sire de Gamaches abbé de Saint-Pharon qui avait si bien défendu la
ville de Meaux, d'autres encore, étaient là, excitant et dirigeant ce brave peuple.
Une seconde fois l'attaque fut repoussée ; mais en ce moment. Saintrailles et
sa compagnie débouchèrent de la forêt, et l'assaut recommença avec plus de
vigueur encore. Cependant aucun secours n'arrivait de Royaulieu aux gens de
la bastille. Le sire de Luxembourg n'avait pas trop de tout son monde pour
tenir en échec le maréchal de Boussac et les Français. Enfin, après une
vaillante défense, la bastille fut emportée. Le carnage y fut, grand ; près
de deux cents hommes d'armes y périrent. Les sires de Brimeu et de Créqui et
d'autres furent mis à forte rançon. Le
passage ainsi forcé, le maréchal de Boussac et tous les Français entrèrent
dans la ville. La famine y était déjà, et elle allait devenir plus cruelle
avec une si grande garnison. Néanmoins la joie était extrême, et l'on
espérait chasser tout-à-fait les ennemis. Sans plus tarder, on alla attaquer
une des bastilles du haut de la rivière, où se tenaient des Portugais venus
de leur pays avec la duchesse de Bourgogne. Cette bastille n'était point
forte ; elle fut prise. Une autre fut abandonnée par ceux qui la tenaient, et
ils y mirent le feu. La bastille du bout du pont était mieux défendue ; elle
ne put être emportée. La
journée ainsi passée, le sire de Luxembourg et le comte de Huntington se
trouvèrent plus incertains qu'auparavant de ce qu'ils avaient à faire. Ils
résolurent que chacun retournerait à son logis, qu'on y coucherait tout armé,
et que le lendemain la bataille serait offerte aux Français, qui, nombreux
comme ils étaient, ne pouvaient songer à rester enfermés dans Compiègne. Mais
les Bourguignons et les Anglais étaient effrayés ; ce long siège avait lassé
leur patience. Sans prendre l'ordre de personne, pendant la nuit ils s'en
allèrent de tous côtés. Le sire de Luxembourg, qui avait eu quelque méfiance
à ce sujet, avait fait promettre au comte de Huntington de bien garder le
passage du pont, pour empêcher ses gens de s'en aller ; cela fut impossible,
car les Anglais se dispersèrent aussi. Les deux chefs, ainsi abandonnés de
leurs hommes, n'eurent autre chose à faire que de se retirer promptement avec
ce qui leur restait, abandonnant dans les bastilles les munitions et la belle
artillerie du duc de Bourgogne. Ce fut sous leurs yeux et au moment de leur
départ que les gens de Compiègne vinrent s'emparer .de leurs logis et
détruire leurs ouvrages en leur criant Mille injures. Ils s'en allèrent
jusqu'en Picardie. Les. Français demeurant maîtres de la campagne, y
reprirent presque toutes les forteresses. Le Duc
était à Bruxelles, célébrant par de belles fêtes la naissance de son fils,
qui fut nommé Antoine de Bourgogne, lorsqu'il apprit comment ses gens avaient
été chassés de devant Compiègne, et comment les grands frais qu'il avait
faits pour prendre cette ville se trouvaient perclus. Il partit aussitôt pour
Arras ; il y convoqua toute la noblesse du pays et des provinces voisines,
ordonnant à chaque seigneur de venir avec ce qu'il pourrait rassembler de
gens de guerre. Puis s'avança jusqu'à Péronne, et envoya son avant-garde
occuper Litions en Santerre. Elle était commandée par les sires Jacques de
Heilly et Antoine de Vienne. Sir Thomas Kyriel, chevalier anglais, en faisait
aussi partie avec des hommes de sa nation. Le Duc devait aller les rejoindre,
et leur amener du monde à Germigny : c'était une petite ville dont le château
était occupé par une garnison française fort peu nombreuse. L'avant-garde
s'en allait donc sans nulle crainte ; les hommes d'armes n'avaient point pris
leurs armures ; en arrivant devant la forteresse, ces Bourguignons et ces
Anglais virent tout à coup partir un renard dans les champs. Ne redoutant
rien d'une garnison qu'ils croyaient trop faible, ils se mirent en chasse,
sans précaution ni méfiance. Mais Saintrailles était arrivé la veille au soir
dans Germigny. Il sut par ses coureurs que l'ennemi s'avançait eu désordre.
Les gens qu'il avait amenés étaient vaillants et éprouvés. Il les exhorta à
bien faire, et leur montra que si les ennemis étaient plus nombreux, ils
étaient pris au dépourvu. Aussitôt ils tombèrent sur eux avec un grand élan
et poussant des cris ; ils eurent bientôt dispersé les Bourguignons.
Cependant les capitaines se rassemblèrent avec quelques-uns de leurs hommes
sous l'étendard de sir Thomas Kyriel, et se défendirent vaillamment. Ce
courage ne put servir qu'à leur honneur ; en peu de moments ils furent tués
ou pris. Jacques de Heilly, Antoine de Vienne, et environ cinquante ou soixante
chevaliers bourguignons ou anglais périrent. Kyriel fut prisonnier. Le bâtard
de Brimeu, qui arrivait avec la garnison de Roye pour se joindre au sire de
Heilly, se crut à temps de regagner sa ville ; mais il avait une armure si
riche et si éclatante, qu'on le poursuivit vigoureusement, et qu'il ne put
échapper. Après cette heureuse expédition, Saintrailles retourna à Compiègne. Le duc
Philippe, irrité de la mort de ses chevaliers, manda auprès de lui un plus
grand nombre de combattants, et envoya aussitôt le sire de Saint-Remi[116] au duc de Bedford, pour lui
demander des renforts. Le sire de Luxembourg qui maintenant se nommait comte
de Ligny, le sire de Saveuse, le vidame d’Amiens, le seigneur d'Antoing,
arrivèrent sans tarder. Les
Français, de leur côté, se rassemblaient à Compiègne. Le maréchal de Boussac,
le comte de Clermont, Jacques de Chabannes, Guillaume de Flavy, Amadoc de
Vignolles, Louis de Gaucourt, Regnaud de Fontaine se trouvant en assez grand
nombre et en bon courage, résolurent de s'avancer jusqu'à Montdidier ; ils
rencontrèrent justement en route sir Louis Robsart, qui, à la tête d'une
compagnie d'Anglais, arrivait au secours du duc de Bourgogne. Les Français
étaient les plus forts. Les gens de sir Louis Robsart s'épouvantèrent et
prirent la fuite. Lui, qui était chevalier de la Jarretière, craignant pour
son honneur et voulant s'acquitter de son devoir, se fit vaillamment tuer en
combattant. Encouragés par cette heureuse journée, les capitaines de France
envoyèrent un héraut au Duc, pour le défier et lui offrir la bataille. Il eût
bien voulu l'accepter, car nul n'était plus vaillant et chevaleresque. Mais
son conseil lui représenta qu'il n'avait pas assez de monde ; bien qu'il eût
été rejoint par lord Willoughby et par une troupe d'Anglais, ses gens étaient
encore tout effrayés de la levée du siège de Compiègne et de la déroute de
Germigny. D'ailleurs, lui disait-on, il ne fallait pas risquer sa renommée et
sa vie à combattre contre des capitaines de compagnie qui s'étaient assemblés
sans avoir pour chef un homme de son rang. Ces motifs lui semblaient
appartenir à la sagesse plus qu'à la vaillance. Cependant il les écouta, et
le héraut rapporta pour réponse aux Français, que s'ils voulaient attendre un
jour, le comte de Ligny viendrait les combattre. Durant ce message, les deux
armées étaient en présence ; un marais seulement les séparait, et des deux
parts on commençait à se provoquer par des escarmouches. Les Français
répondirent qu'ils ne pouvaient demeurer plus long- temps en ce lieu, parce
qu'ils manquaient de vivres. Pour lors le duc Philippe leur fit offrir de
partager avec eux les vivres de son armée. Comme cependant il ne s'engageait
point à combattre en personne, les Français s'en allèrent, et retournèrent à
Compiègne, se raillant beaucoup de lui, et bien glorieux de ce qu'il n'avait
pas osé combattre. Ce
n'était pas là encore tous les revers des Bourguignons[117]. Le roi, aussitôt après la
délivrance de Barbazan, l'avait nommé capitaine de la province de Champagne. Il
s'était d'abord rendu à Sens, puis il avait surpris Villeneuve-le-Roi, sur
Perrin Grasset, qui y tenait garnison, et qui se sauva lui-même à grand'peine
; puis s'empara de Pont-sur-Seine, et vint mettre le siège devant la
forteresse de Chappes, à deux lieues de Troyes. Le sire d'Aumont la
défendait, et s'y maintint avec un grand courage durant plusieurs semaines,
bien que René d'Anjou duc de Bar, fût venu se joindre aux Français ; enfin il
envoya demander des secours au conseil de Bourgogne. Le sire de Toulongeon,
maréchal du duché, manda une assemblée d'hommes d'armes à Montbard, puis
marcha au secours du château de Chappes. Trois fois il offrit la bataille au
sire de Barbazan, qui la refusa constamment, guettant l'occasion favorable.
Enfin, le maréchal ayant essayé de faire entrer une portion de ses gens dans
la forteresse, Barbazan chargea sur eux ; les Bourguignons vinrent les
soutenir ; la bataille s'engagea, et bientôt après, les Français qui avaient
pris leurs avantages, mirent les ennemis en déroute. La fleur de la noblesse
de Bourgogne se trouvait à ce combat ; les sires de la Trémoille, de Vergy,
de Chastellux, et bien d'antres ; mais ils ne purent rallier leurs gens. Le
sire de Plancy et le sire de Rochefort furent faits prisonniers. La garnison
de Chappes voulut sortir pour venir à l'aide du maréchal de Toulongeon. Le
sire d'Aumont fut pris aussi, et le château tomba, aux mains de Barbazan. Il
suivit sa route vers Châlons, s'empara de quelques autres places. Il étendait
ses courses jusqu'auprès de Laon. Les garnisons de Reims et des forteresses
voisines se joignaient à lui de tous côtés ; les compagnies françaises
allaient sans cesse tenter des entreprises. Souvent les gens des communes y
venaient en foule ; pour lors la guerre était encore plus cruelle. Ils ne
faisaient point de prisonniers ; quand les hommes d'armes avaient reçu la foi
de quelque ennemi vaincu, les communes à qui il ne devait rien revenir de ces
riches rançons, n'en tuaient pas moins ceux qu'on avait ainsi reçus à
composition. Une
bataille plus forte fut bientôt encore gagnée par le sire de Barbazan. Le duc
de Bedford apprenant ses progrès, envoya contre lui le comte d'Arondel, le
jeune sire de Warwick qu'on nommait vulgairement l'enfant de Warwick, le sire
de l'Isle-Adam, le seigneur de Châtillon, et d'autres bons capitaines, avec
environ seize cents hommes d'armes. Barbazan et le sire de Conflans capitaine
de la ville de Châlons, vinrent à leur rencontre du côté d'Anglures, et le
combat s'engagea dans un lieu nommé la Croisette[118]. Durant la bataille, et pendant
qu'on en était rudement aux mains, Barbazan envoya avertir un vaillant écuyer
nommé Henri de Bourges, qui tenait une petite garnison dans un château
voisin, de faire une sortie. Cette garnison ne faisait que rentrer, revenant
d'une course sur le pays. Les hommes d'armes changèrent de chevaux, se
coulèrent derrière des vignes, et tombèrent tout à coup sur les ennemis. Ce
renfort de quatre cents combattants des plus vaillants, parmi lesquels était
Regnault de Vignolles, un frère de la Hire, et bien digne de lui, jeta le
trouble dans les Anglais. Le sire de l'Isle-Adam fut blessé, et toute cette
troupe se retira en désordre. Tant de
défaites, que ne réparaient point la reprise de quelques petites forteresses
aux environs de Paris, mettaient la rage au cœur des Anglais. Les Parisiens
ne faisaient plus aucun compte de leur puissance à la guerre, et tenaient
pour assuré qu'ils n'avaient qu'à se présenter au combat pour être vaincus.
Le duc de Bedford, pour se les rendre plus favorables, n'avait su rien de
mieux que d'annoncer toujours que le jeune roi Henri allait arriver. En
effet, il avait débarqué à Calais au mois d'avril ; mais depuis lors ou le
tenait à Rouen, bien qu'à Paris on fit sans cesse des préparatifs pour le
recevoir, et qu'on réglât les fêtes de sa joyeuse entrée[119]. Les habitants de Paris ne
mettaient d'espoir qu'au duc de Bourgogne ; mais il ne songeait point à eux,
n'avait pas même fait renouveler le traité qui lui avait conféré le titre de
lieutenant—général, et ne s'occupait que de ses intérêts. Ce
courroux des Anglais, cette honte de leurs revers, allumèrent encore plus la
haine qu'ils avaient contre la Pucelle, maintenant leur prisonnière. Elle
était la première origine de la ruine de leurs affaires. Quand elle avait
paru, ils étaient au comble de leur gloire, et depuis rien ne leur avait
prospéré. Comme en général ils étaient plus portés à la superstition que les
Français, ils s'imaginaient que tout leur tournerait à niai, tant que Jeanne
vivrait. Leurs chefs les plus sages avaient eux- mêmes conçu une ardeur
incroyable de vengeance contre cette malheureuse fille ; ils avaient soif de
sa mort. Ils voulaient aussi jeter un reproche d'infamie sur les victoires
des Français et sur la cause du roi Charles VII, en y montrant un mélange de
sorcelleries et de crimes contre la foi catholique. Leur rage était si
grande, qu'ils firent brider à Paris une pauvre femme de Bretagne, seulement
parce qu'elle affirmait, d'après les visions qu'elle avait souvent de Dieu le
Père, que Jeanne était bonne chrétienne : qu'elle n'avait rien fait que de
bien, et qu'elle était venue de la part de Dieu[120]. Les
Anglais avaient, pour perdre la Pucelle, un zélé et cruel serviteur dans la
personne de Pierre Cauchon, évêque de Beauvais. Excité sans cesse par le duc
de Bedford et le comte de Warwick, il conduisit toute la procédure. Les
docteurs de l'Université de Paris ne furent pas moins ardents ; ce sont eux
qui, en apparence, mirent tout en mouvement. Après
six mois passés dans les prisons de Beaurevoir, d'Arras et du Crotoy ; Jeanne
avait été conduite à Rouen, où se trouvait le jeune roi Henri et tout le gouvernement
des Anglais. Elle fut menée dans 'la grosse tour du château ; on fit forger
pour elle une cage de fer, et on lui mit les fers aux pieds. Les archers
anglais, qui la gardaient, l'insultaient grossièrement, et parfois essayèrent
de lui faire violence. Ce n'était pas seulement les gens du commun qui se
montraient cruels et violents envers elle. Le sire de Luxembourg, dont elle
avait été prisonnière, passant à Rouen, alla la voir dans sa prison avec le
comte de Warwick et le comte de Strafford : « Jeanne, dit-il en plaisantant,
je suis venu te mettre à rançon ; mais il faut promettre de ne t'armer jamais
contre nous. — Ah ! mon Dieu, vous vous riez de moi, dit-elle ; vous
n'en avez ni le vouloir, ni le pouvoir. Je sais bien que les Anglais me
feront mourir, croyant après ma mort gagner le royaume de France ; mais
fussent-ils cent mille Goddem de plus qu'à présent, ils n'auront pas
ce royaume. » Irrité de ces paroles, le comte de Strafford tira sa dague pour
la frapper, et ne fut arrêté que par le comte de Warwick. Il n'y
avait pas en ce moment d'archevêque à Rouen. Pour que l'évêque de Beauvais
pût devenir juge de la Pucelle, qui avait été prise dans son diocèse, il
fallut que le chapitre de Rouen lui accordât territoire et juridiction. Le
roi Henri, sur la demande de cet évêque et de l'Université de Paris, ordonna
ensuite, par lettres patentes, que la femme qui se faisait appeler la Pucelle
fût livrée audit évêque pour l'interroger et procéder contre elle, sauf à
reprendre la susdite, si elle n'était pas atteinte et convaincue de ce qui
lui était imputé. Du reste, les Anglais ne voulurent jamais consentir à la
mettre, ainsi qu'elle aurait dû être, dans la prison de l'archevêque. Jeanne
elle-même, ainsi que quelques docteurs, remarqua cette violation du droit,
mais l'évêque de Beauvais s'en inquiéta peu. Il ne
se trouvait guère d'ecclésiastiques aussi zélés que Pierre Cauchon pour les
Anglais, et aussi furieux contre Jeanne. Cependant cet évêque, tout emporté
qu'il était, voulut par précaution s'environner d'autant de gens lettrés et
habiles qu'il en pourrait réunir. Sa violence et les menaces des Anglais lui
firent trouver beaucoup d'hommes faibles qui agissaient par peur et
complaisance, et d'autres, niais en bien petit nombre, qui, comme lui, se
firent serviteurs cruels et empressés du conseil d'Angleterre. Jean
Lemaître, vicaire de l'inquisiteur-général du royaume, fut des premiers. Il
chercha tous les moyens de ne point prendre part aux iniquités qu'il voyait
préparer contre la malheureuse Jeanne. Il prétendit que l'évêque de Beauvais
agissant comme sur son propre territoire, le vicaire du diocèse de Rouen n'en
devait point connaître. Il fallut qu'une commission spéciale de
l'inquisiteur-général lui fût envoyée. Ce
n'était pas chose facile de donner à une telle affaire une apparence de
justice, et de contenter les Anglais en suivant les procédés des lois et des
coutumes ; car il était public que Jeanne était une sainte personne, qui
avait bravement combattu contre les Anglais et les Bourguignons, qui avait
été prise à la guerre, et à qui l'on n'avait nul autre reproche à faire.
Aussi ce procès fut-il une suite de mensonges, de pièges dressés à l'accusée,
de violations continuelles du droit, avec l'hypocrisie d'en vouloir suivre
les règles[121]. On
commença par laisser pénétrer dans sa prison un prêtre nommé Nicolas
l'Oiseleur, qui feignit d'être Lorrain et partisan secret du roi de France.
Il mit tout en œuvre pour avoir sa confiance. Pendant ce temps-là, l'évêque
de Beauvais et le comte de Warwick, cachés tout auprès, écoutaient ce qu'elle
disait. Les notaires, qu'ils avaient amenés pour l'écrire, en eurent honte ;
ils dirent qu'ils écriraient ce qu'elle répondrait devant le tribunal ; mais
que ceci n'était point chose honnête. D'ailleurs qu'aurait dit Jeanne qu'elle
ne fût prête à dire devant tout le monde ? Ce prêtre devint ensuite son
confesseur, et durant le procès lui conseilla toujours les réponses qui
pouvaient lui nuire. Les
seuls juges qui eussent voix pour prononcer étaient l'évêque et le vicaire de
l'inquisiteur. Les docteurs qu'on avait réunis presque jusqu'au nombre de
cent, leur servaient seulement de conseil et d'assesseurs. Un chanoine de
Beauvais, nommé Estivet, remplissait les fonctions de promoteur, qui sont
celles de procureur du roi. Ce fut, après l'évêque, le plus violent contre
l'accusée. 11 l'injuriait sans cesse, et s'emportait contre ceux qui
demandaient les règles de la justice. Il y
avait aussi un conseiller-commissaire-examinateur pour faire les
interrogatoires préliminaires. On
avait envoyé faire des informations à Domremy, dans le pays de Jeanne. Comme
elles lui étaient favorables, elles furent supprimées, et l'on n'en donna
point connaissance aux docteurs. Jeanne
commença par subir six interrogatoires de suite devant ce nombreux conseil. Elle
y parut peut-être plus courageuse et plus étonnante que lorsqu'elle
combattait les ennemis du royaume. Cette pauvre fille, si simple, que tout au
plus savait-elle son Pater et son Ave, ne se troubla pas un
seul instant. Les violences ne lui causaient ni frayeur ni colère. On n'avait
voulu lui donner ni avocat ni conseil ; mais sa bonne foi et son bon sens
déjouaient toutes les ruses qu'on employait pour la faire répondre d'une
manière qui aurait donné lieu à la soupçonner d'hérésie ou de magie. Elle
faisait souvent de si belles réponses, que les docteurs en demeuraient ton t
stupéfaits. On lui demanda si elle savait être en la grâce de Dieu : « C'est
une grande chose, dit-elle, de répondre à une telle question. — Oui,
interrompit un des assesseurs nommé Jean Fabri, c'est une grande question, et
l'accusée n'est pas tenue d'y répondre. — Vous auriez mieux fait de vous
taire, s'écria l'évêque en fureur. — Si je n'y suis pas, répondit-elle. Dieu
m'y veuille recevoir ; et si j'y suis, Dieu m'y veuille conserver. » Elle
disait encore : « Si ce n'était la grâce de Dieu, je ne saurais moi-même
comment agir. » Une autre fois, on l'interrogeait touchant son étendard.
« Je le portais au lieu de lance, disait-elle, pour éviter de tuer quelqu'un
; je n'ai jamais tué personne. » Et puis quand on voulait savoir quelle vertu
elle supposait dans cette bannière : « Je disais : entrez hardiment parmi les
Anglais, et j'y entrais moi-même. » On lui parla du sacre de Reims, où elle
avait tenu son étendard près de l'autel : « Il avait été à la peine, c'était
bien raison, dit-elle, qu'il fût à l'honneur. » Quant à
ses visions, elle racontait tout ce qu'elle avait déjà dit à Poitiers. Sa foi
était la même en ce que lui disaient ses voix. Elle les entendait sans cesse
dans sa prison ; elle voyait souvent les deux saintes ; elle recevait leurs
consolations et leurs encouragements ; c'était par leur conseil qu'elle
répondait hardiment ; c'était d'après elles qu'elle répétait tranquillement
devant ce tribunal tout composé de serviteurs des Anglais, que les Anglais
seraient chassés de France. Un
point sur lequel on revenait souvent, c'était les signes qu'elle avait donnés
au roi pour être agréée de lui. Souvint elle refusait de répondre là-dessus ;
d'autres fois c'était les voix qui lui avaient défendu d'en rien dire. Puis
cependant elle faisait à ce sujet des récits étranges et divers, d'un ange
qui aurait remis une couronne au roi de la part du ciel, et de la façon dont
cette vision se serait passée. Tantôt le roi seul l'avait vue ; tantôt
beaucoup d'autres en avaient été témoins. D'autres fois c'était elle - même
qui était cet ange ; puis elle semblait confondre cette couronne avec celle
qu'on avait réellement faire fabriquer pour le sacre de Reims. Enfin ses
idées sur les premières entrevues qu'elle avait eues avec le roi semblaient
confuses, sans suite et sans signification. Plusieurs ont pu y voir des
allégories ou de grands mystères. Dans les sermons qu'on lui faisait prêter
de répondre vérité, elle mettait toujours une réserve touchant ce qu'elle
avait dit au roi, et elle ne jurait de répondre que sur les faits du procès.
Du reste, rien n'était si pieux, si simple, si vrai que tout ce qu'elle
disait. Par-là,
elle ne faisait qu'accroître la fureur des Anglais et de l'évêque. Les
conseillers qui prenaient le parti de l'accusée étaient insultés, et souvent
menacés d'être jetés à la rivière. Les notaires étaient contraints d'admettre
les réponses favorables, et à grand'peine pouvaient-ils se défendre d'insérer
des faussetés. Après les premiers interrogatoires, l'évêque jugea à propos de
ne continuer la procédure que devant un très-petit nombre d'assesseurs : il
dit aux autres qu'on leur communiquerait tout, et qu'on leur demanderait leur
avis sans requérir leur présence. Le
procès avait déjà éloigné tous les faits de sorcellerie. Aucun témoignage,
aucune réponse de l'accusée ne pouvaient laisser sur cela le moindre soupçon.
Lorsqu'on lui avait parlé d'un arbre des fées, fameux dans son village, elle
avait dit que sa marraine assurait bien avoir vu les fées, mais que pour elle,
elle n'avait jamais eu aucune vision en ce lieu. D'ailleurs, on avait procédé
aux mêmes visites qu'à Poitiers, et l'idée que le diable ne peut faire de
pacte avec une vierge, était encore une justification. Le duc de Bedford eut
la déshonnête curiosité de se cacher dans la chambre voisine, durant cette
visite, et de regarder par une ouverture de la muraille. Ainsi
l'accusation se dirigea sur deux points : le péché de porter un habit d'homme,
et le refus de se soumettre à l'Église. Ce fut une chose singulière que son
obstination à tie point porter l'habit de son sexe. Sans 'doute, les
vêtements qu'elle conservait pouvaient mieux garantir sa pudeur des outrages
de ses gardiens ; mais elle ne disait point ce motif. C'était toujours
l'ordre de ses voix qu'elle alléguait ; il semblait que sa volonté ne fût pas
libre sur cet article, et qu'elle eût quelque devoir prescrit par la volonté
divine. Quant à la soumission à l'Église, c'était un piège où la faisait
tomber la malice de son juge. On lui avait fait une distinction savante et
subtile de l'Église triomphante dans le ciel, et de l'Église militante sur la
terre. Grâce à son perfide confesseur, elle se persuadait que se soumettre à
l'Église, c'était reconnaitre le tribunal, qu'elle voyait composé de ses
ennemis, et où elle demandait toujours qu'il y eût aussi des gens de son
parti. Après
ses premiers interrogatoires, le promoteur dressa les articles sur lesquels
il faisait porter l'accusation ; car tout jusqu'alors n'avait été qu'une
instruction préparatoire. Les interrogatoires recommencèrent alors devant un
plus grand nombre d'assesseurs ; il y en avait trente ou quarante, niais non
plus cent. Presque tous ne cherchaient qu'à se dérober à ce cruel office ; et
les menaces des Anglais en avaient fait partir plusieurs. Cependant
maître de la Fontaine commissaire-examinateur, et deux autres assesseurs,
émus de pitié et de justice, ne purent endurer qu'on trompât ainsi Jeanne sur
le chapitre de la soumission à l'Église. Ils allèrent la voir, et tâchèrent
de lui expliquer que l'Eglise militante, c'était le pape et les saints
conciles : qu'ainsi elle ne risquait rien à s'y soumettre. Un d'entre eux eut
même le courage de lui dire en plein interrogatoire, de se soumettre au
concile général de Bâle, qui pour lors était assemblé. « Qu'est-ce,
dit-elle, qu'un concile général ? — C'est une congrégation de l'Église
universelle, ajouta frère Isambard, et il s'y trouve autant de docteurs de
votre parti que du parti des Anglais. — Oh, en ce cas, je m'y soumets !
s'écria-t-elle. — Taisez-vous donc, de par le diable, » interrompit l'évêque,
et il défendit au notaire d'écrire cette réponse : « Hélas ! vous écrivez ce
qui est contre moi, et vous ne voulez pas écrire ce qui est pour, » dit
la pauvre fille. Frère
Isambard n'en fut pas quitte pour la colère de l'évêque. Le comte de Warwick
l'accabla ensuite d'injures et de menaces. « Pourquoi as-tu, ce matin,
soufflé cette méchante ? lui dit-il ; par là morbleu vilain, si je m'aperçois
que tu veuilles encore l'avertir pour la sauver, je te ferai jeter à la
Seine. » Le commissaire-examinateur et l'autre assesseur se prirent tellement
de crainte, qu'ils s'en allèrent de la ville ; il fut défendu que personne,
hors l'évêque, pût entrer dans la prison. Les
interrogatoires terminés, on rédigea en douze articles latins la substance
des réponses de l'accusée, et comme un des assesseurs remarquait que l'on en
rapportait le sens inexactement, l'évêque, sans plus conférer avec personne,
envoya ces douze articles mensongers, comme mémoire à consulter sans nommer
l'accusée, à l'Université de Paris, an chapitre de Rouen, aux évêques de
Lisieux, d'Avranches et de Coutances, et à plus de cinquante docteurs, la
plupart assesseurs dans le procès. Les juges voulaient ainsi, selon la forme
et la coutume, être éclairés sur les points de doctrine et les faits qui
concernaient la foi catholique. Tous
les avis furent contraires à l'accusée. Sans parler du mauvais vouloir de
ceux qui étaient consultés, ils ne pouvaient guère répondre d'autre sorte au
faux exposé qu'on avait mis sous leurs yeux. Tous pensèrent que l'accusée sur
laquelle on les consultait, avait cru légèrement ou orgueilleusement à des
apparitions et révélations qui venaient sans doute du malin esprit : qu'elle
blasphémait Dieu en lui imputant l'ordre de porter l'habit d'homme, et
qu'elle était hérétique en refusant de se soumettre à l'Eglise. Pendant
ce temps-là, les juges sans attendre les réponses, faisaient à Jeanne des
monitions ; car un tribunal ecclésiastique n'était jamais censé demander que
la soumission du coupable. En ce moment elle tomba fort malade, ce qui mit
les Anglais en grande inquiétude. « Pour rien au monde, disait le comte
de Warwick, le roi ne voudrait qu'elle mourût de mort naturelle ; il l'a
achetée si cher, qu'il entend qu'elle soit brûlée. Qu'on la guérisse au plus
vite. » Lorsqu'elle
ne fut plus malade, on reprit les monitions ; personne n'éclaircissait plus à
son esprit simple et ignorant tout le verbiage qu'on lui tenait sur la
soumission à l'Église ; aussi paraissait-elle toujours s'en rapporter
seulement à ce qu'elle tenait elle-même de Dieu par ses voix ; cependant elle
parlait sans cesse avec respect de l'autorité du pape. Son obstination à ne
pas reprendre les habits de femme n'était pas moindre. Enfin
la sentence fut portée. C'était, comme les jugements ecclésiastiques, une
déclaration faite à l'accusée, que, pour tels et tels motifs elle était
retranchée de l'Église, comme un membre infect, et livrée à la justice
séculière. On ajoutait toujours pour la forme, que les laïques seraient
engagés à modérer la peine, en ce qui touche la mort ou la mutilation. Mais
l'on voulut avoir d'elle, avant son supplice, une sorte d'aveu public de la
justice de sa condamnation. Pour lors on commença à lui faire donner par son
faux confesseur le conseil de se soumettre, avec la promesse d'être traitée
doucement, et de passer des mains des Anglais aux mains de l'Église. Le 24
mai 1431 elle fut amenée au cimetière Saint-Ouen ; là, deux grands échafauds
étaient dressés ; sur l'un était le cardinal Winchester, l'évêque de
Beauvais, les évêques de Noyon et de Boulogne, et une partie des assesseurs. Jean ne
fut conduite sur l'autre échafaud ; sur celui-ci, se trouvaient le docteur
qui devait prêcher, les notaires du procès, les appariteurs qui avaient été
chargés de sa garde durant les interrogatoires, maître l'Oiseleur et un autre
assesseur qui l'avait aussi confessée. Tout auprès était le bourreau avec sa
charrette, disposée pour recevoir la Pucelle et la conduire au bûcher préparé
sur la grande place. Une foule immense de Français et d'Anglais remplissaient
le cimetière. Le prédicateur parla longuement. « Ô noble maison de
France ! dit-il entre autres choses, qui toujours jusqu'à présent t'étais
gardée des choses monstrueuses, et qui a toujours protégé la foi, as-tu été
assez abusée pour adhérer à une hérétique et une schismatique ; c'est grand’pitié
! Ah ! France, tu es bien abusée, toi qui a toujours été la chambre
très-chrétienne ; et Charles, qui te dis son roi et son gouverneur, tu as
adhéré, comme un hérétique que tu es, aux paroles et aux faits d'une vaine
femme diffamée et pleine de déshonneur. » Sur ce,
elle l'interrompit : « Parlez de moi, mais non pas du roi ; il est bon
chrétien, et j'ose bien dire- et jurer, sous peine de la vie ; que c'est le
plus noble d'entre les chrétiens, qui aime le mieux la foi et l'Église. Il
n'est point tel que vous dites. — Faites-la taire, » s'écria l'évêque de
Beauvais. En
finissant le sermon, le prédicateur lut à Jeanne une formule d'abjuration, et
lui dit de la signer. « Qu'est-ce qu'abjuration ? » dit-elle ? On lui
expliqua que si elle refusait les articles qu'on lui présentait, elle serait
brûlée, et qu'il fallait se soumettre à l'Église universelle. « Eh bien,
j'abjurerai, si l’Église universelle le veut ainsi. » Mais ce n'était pas les
soumissions à l'Église ni au pape qu'on voulait avoir d'elle, c'était l'aveu
que ses juges avaient bien jugé. Alors on redoubla de menaces, d'instances,
de promesses. On tenta tous les moyens de la troubler. Elle fut longtemps
ferme et invariable. « Tout ce que j'ai fait, j'ai bien fait de le faire, »
disait-elle. Cette
scène se prolongeait. Pour lors les Anglais commencèrent à s'impatienter de
ce qui leur semblait de la miséricorde. Des cris s'élevaient contre l'évêque
de Beauvais ; on l'appelait traître. « Vous en avez menti, disait-il ; mais
c'est le devoir d'un évêque de chercher le salut de l'âme et du corps de
l'accusé. » Le cardinal de Winchester imposa silence à ses gens. Enfin
l'on triompha de la résistance de Jeanne. « Je veux, dit-elle, tout ce
que l'Église voudra, et puisque les gens d'église disent que mes visions ne
sont pas croyables, je ne les soutiendrai pas. — Signe donc, ou tu vas périr
par le feu, » lui dit le prédicateur. Dans tout cet intervalle, un secrétaire
du roi d'Angleterre, qui se trouvait près de l'échafaud de Jeanne, avait mis
à la place des articles qu'on lui avait lus, et qu'on avait eu tant de peine
à lui faire approuver, un autre papier contenant une longue abjuration, où
elle avouait que tout ce qu'elle avait dit était mensonger, et priait qu'on
lui pardonnât ses crimes. On prit sa main, et on lui fit mettre au bas de ce
papier une croix pour signature. Le trouble se mit aussitôt parmi la foule ;
les Français se réjouissant de la voir sauvée ; les Anglais furieux et jetant
des pierres. L'évêque
de Beauvais et l'inquisiteur prononcèrent alors une autre sentence qu'ils
avaient apportée, et condamnèrent Jeanne à passer le reste de ses jours en
prison, au pain de douleur et à l'eau d'angoisse. Dès l'instant même, on
manqua aux promesses qu'on venait de lui faire. Elle croyait être remise au
clergé, et ne plus être aux mains des Anglais ; quoi qu'elle pût dire, on la
ramena à la Tour. Cependant
les Anglais étaient en grande colère ; ils tiraient leurs épées, et
menaçaient l'évêque et les assesseurs, criant qu'ils avaient mal gagné
l'argent du roi. Le comte de -Warwick lui-même se plaignit à l'évêque : «
L'affaire va mal, puisque Jeanne échappe, dit-il. — N'ayez pas de souci, dit
un des assesseurs ; nous la retrouverons bien. » Ce fut
en effet à quoi l'on s'occupa sans tarder. Elle avait repris l'habit de
femme. On laissa son habit d'homme dans la même chambre. En même temps les
Anglais qui la gardaient, et même un seigneur d'Angleterre, se portaient
contre elle à d'indignés violences. Elle était plus étroitement enchaînée
qu'auparavant, et traitée avec plus de dureté. On n'omettait rien, pour la
jeter dans le désespoir. Enfin, voyant qu'on ne pouvait réussir à lui faire
violer la promesse qu'elle avait faite de garder les vêtements de son sexe, on
les lui enleva durant son sommeil, et on ne lui laissa que l'habit d'homme. « Messieurs,
dit-elle en s'éveillant, vous savez que cela m'est défendu ; je ne veux point
prendre cet habit. » Mais pourtant il lui fallut se lever et se vêtir.
Alors ce fut une joie extrême parmi les Anglais. « Elle est prise ! » s'écria
le comte de Warwick. On fit aussitôt avertir l'évêque. Les assesseurs, qui
arrivèrent un peu avant lui, furent menacés et repoussés par les Anglais qui
remplissaient la cour du château. Sans
vouloir écouter ses excuses, sans laisser mettre dans le procès-verbal les
outrages qu'on lui avait faits et la nécessité où elle avait été placée de
changer de vêtements, sans s'arrêter à ses justes plaintes, l'évêque lui dit
qu'il voyait bien qu'elle tenait encore à ses illusions. « Avez-vous encore
entendu vos voix ? ajouta-t-il. — Il est vrai, répondit-elle. — Qu'ont-elles
dit ? poursuivit l'évêque. — Dieu m'a fait connaître, continua-t-elle, que
c'était grand'pitié d'avoir signé votre abjuration pour sauver ma vie. Les
deux saintes m'avaient bien dit sur l'échafaud de répondre hardiment à ce
faux prédicateur, qui m'accusait de ce que je n'ai jamais fait ; elles m'ont
reproché ma faute. » Alors elle affirma plus-que jamais qu'elle croyait que
ses voix venaient de Dieu : qu'elle n'avait nullement compris- ce que c'était
qu'abjuration : qu'elle n'avait signé que par crainte du feu : qu'elle aimait
mieux mourir que de rester enchaînée : que la seule chose qu'elle pût faire,
c'était de porter l'habit de femme. « Du reste, donnez-moi une prison douce ;
je serai bonne et ferai tout ce que voudra l'Église. » C'en
était assez, elle était perdue. « Farewell ! » cria l'évêque aux Anglais et
au comte de Warwick, qui l'attendaient au sortir de la prison. Les
juges résolurent donc de la remettre à la justice séculière, c'est-à-dire de
l'envoyer au supplice. Quand cette dure et cruelle mort fut annoncée à la
pauvre fille, elle se prit à pleurer et à s'arracher les cheveux. Ses voix
l'avaient souvent avertie qu'elle périrait ; souvent aussi elle avait cru que
leurs paroles lui promettaient délivrance ; mais aujourd'hui elle ne songeait
qu'à cet horrible supplice. « Hélas ! disait-elle, réduire en cendres
mon corps qui est pur et n'a rien de corrompu. J'aimerais sept fois mieux
qu'on me coupât la tête. Si, comme je le demandais, l'eusse été gardée par
les gens d'église, et non par mes ennemis, il ne me serait pas si cruellement
advenu. Ah ! j'en appelle à Dieu, le grand juge, des cruautés et des
injustices qu'on me fait. » Lorsqu'elle
vit Pierre Cauchon : « Évêque, dit-elle, je meurs par vous. » Puis à un des
assesseurs : « Ah ! maître Pierre, où serai-je aujourd'hui ? — N'avez-vous
pas bonne espérance en Dieu ? répondit-il. — Oui, reprit-elle ; Dieu aidant,
j'espère bien aller en paradis. » Par une singulière contradiction avec la
sentence, on lui permit de communier. Le 30 mai, sept jours après son
abjuration, elle monta dans la charrette du bourreau. Son confesseur, non
celui qui l'avait trahie, mais frère Martin-l'Advenu et frère Isambart, qui
avaient au contraire plus d'une -fois réclamé justice dans le procès, étaient
près d'elle. Huit cents Anglais, armés de haches, de lances et d'épées,
marchaient à l'entour. Dans le
chemin, elle priait si dévotement, et se lamentait avec tant de douceur,
qu'aucun Français ne pouvait retenir ses larmes. Quelques-uns des assesseurs
n'eurent pas la force de la suivre jusqu'à l'échafaud. Tout à coup un prêtre
perça la foule, arriva jusqu'à la charrette et y monta. C'était maître
Nicolas l'Oiseleur, son faux confesseur, qui, le cœur contrit, -venait
demander à Jeanne pardon 'de sa perfidie. Les Anglais l'entendant, et furieux
de son repentir, voulaient le tuer. Le comte de Warwick eut grand'peine à le
sauver. Arrivée
à la place du supplice : « Ah ! Rouen, dit-elle, Rouen ! est-ce ici que je dois
mourir ? » Le
cardinal de Winchester et plusieurs prélats français étaient placés sur un
échafaud ; les juges ecclésiastiques et séculiers sur un autre. Jeanne fut
amenée devant eux. On lui fit d'abord un sermon pour lui reprocher sa rechute
; elle l'entendit avec patience et grand calme. « Jeanne, allez en paix ;
l'Église ne peut plus te défendre, et te livre aux mains séculières. » Tels
furent les derniers mots du prédicateur. Alors
elle se mit à genoux, et se recommanda à Dieu, à la sainte Vierge et aux
saints, surtout à saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite ; elle
laissait voir tant de ferveur, que chacun pleurait, même le cardinal de
Winchester, et plusieurs Anglais. Jean de Mailli, évêque de Noyon, et
quelques autres du clergé de France, descendirent de l'échafaud, ne pouvant
endurer un si lamentable spectacle. L'évêque
de Beauvais donna lecture de la sentence qui la déclarait relapse et
l'abandonnait au bras séculier. Ainsi repoussée par l'Église, elle demanda la
croix. Un Anglais en fit une de deux bâtons, et la lui donna. Elle la prit
dévotement et la baisa ; mais elle désira avoir celle de la paroisse ; ou
alla la quérir, et elle la serrait étroitement contre son cœur en continuant
ses prières. Cependant
les gens de guerre des Anglais, et même quelques capitaines, commencèrent à
se lasser de tant de délai. « Allons donc, prêtre ; voulez-vous nous faire
dîner ici ? disaient les uns. — Donnez-la-nous, disaient les autres, et ce
sera bientôt fini. — Fais ton office, » disaient-ils au bourreau. Sans
autre commandement, et avant la sentence du juge séculier, le bourreau la
saisit. Elle embrassa la croix, et marcha vers le bûcher. Des hommes d'armes
anglais l'y entraînaient avec fureur. Jean de Mailli, évêque de Noyon et
plusieurs ecclésiastiques, ne pouvant soutenir ce spectacle, descendirent de
leur échafaud, et se retirèrent. Le
bûcher était dressé sur un massif de plâtre. Lorsqu'on y fit monter Jeanne,
on plaça sur sa tête une mitre où étaient écrits les mots hérétique, relapse,
apostate, idolâtre. Frère Martin-l'Advenu son confesseur, était monté sur le
bûcher avec elle ; il y était encore, que le bourreau alluma le feu. « Jésus
! » s'écria Jeanne. Et elle fit descendre le bon prêtre. « Tenez-vous en bas,
dit-elle ; levez la croix devant moi, que je la voie en mourant, et dites-moi
de pieuses paroles jusqu'à la fin. » L'évêque
s'approcha ; elle lui répéta : « Je meurs par vous. » Et elle assura
encore que les voix venaient de Dieu, qu'elle ne croyait pas avoir été
trompée, et qu'elle n'avait rien fait que par ordre de Dieu. « Ah ! Rouen,
ajoutait-elle, j'ai grand'peur que tu ne souffres de ma mort. » Ainsi protestant
de son innocence, et se recommandant au ciel, on l'entendit encore prier à travers
la flamme ; le dernier mot qu'on put distinguer fut : Jésus ! Il y
avait peu d'hommes assez durs pour retenir leurs larmes ; tous les Anglais,
sauf quelques gens de guerre qui continuaient à rire, étaient attendris. «
C'est une belle fin, disaient quelques-uns, et je me tiens heureux de l'avoir
vue, car elle fut bonne » femme. » Les Français murmuraient que cette mort
était cruelle et injuste. « Elle meurt martyre pour son vrai seigneur ; — Ah
! nous sommes perdus ; on a brûlé une sainte ; — Plût à Dieu que mon âme fût
où est la sienne ! » Tels étaient les discours qu'on tenait. Un
autre avait vu le nom de jésus écrit en lettres de flamme au-dessus lu
bûcher. Mais ce
qui fut plus merveilleux, c'est ce qui advint à un homme d'armes anglais. Il
avait juré de porter un fagot de sa propre main au bûcher ; quand il
s'approcha pour faire ce qu'il avait dit, entendant la voix étouffée de
Jeanne, qui criait : Jésus ! le cœur lui man qua, et on le porta en
défaillance à la prochaine taverne. Dès le soir, il alla trouver frère
Isambart, se confessa à lui, dit qu'il se repentait d'avoir tant haï la
Pucelle, qu'il la tenait pour sainte femme, et qu'il avait vu son âme s'envoler
des flammes vers le ciel, sous la forme d'une blanche colombe. Le bourreau
vint aussi se confesser le jour même, craignant de ne jamais obtenir le
pardon de Dieu. Ce qui
faisait encore crier au miracle, c'est que, lorsque Jeanne fut étouffée, ce
bourreau avait écarté le feu pour montrer au peuple son corps dépouillé, et
qu'on avait cru voir que la flamme l'avait laissé presque entier. Pour qu'il
n'en restât plus de vestiges, le cardinal de Winchester ordonna que les
cendres de la malheureuse Jeanne fussent jetées dans la Seine. Cependant
le gouvernement des Anglais n'avait point obtenu, comme il le désirait tant,
l'aveu que toutes les apparitions de Jeanne et les prédictions de ses voix
étaient autant de mensonges. Il pouvait voir par le bruit commun qu'on tenait
la sentence pour injuste, et rendue en haine de la Pucelle et du roi de
France. D'autre part, l'évêque de Beauvais était inquiet de ce qui pourrait
lui arriver pour avoir conduit une telle procédure ; il voulut même avoir des
lettres de garantie du roi d'Angleterre, qui s'engagea à Le soutenir et à le
défendre devant le concile et le pape, s'il en était besoin. Huit
jours après la mort de Jeanne, on imagina donc de commencer une information,
afin de prouver par témoins qu'elle avait abjuré et reconnu la fausseté de
ses visions ; on trouva encore, pour être garants de ce récit, maître
l'Oiseleur et quelques autres. Les notaires du procès se refusèrent à signer.
Personne ne sembla croire à ces témoignages tardifs. Il était à croire que,
si Jeanne se fût ainsi démentie, on n'eût pas manqué à en constater, de son
vivant, la certitude juridique. Néanmoins
le roi d'Angleterre écrivit à tous les princes de la chrétienté une lettre
pour leur exposer comment il avait été procédé contre Jeanne, et ce qui lui
avait été imputé ; il assurait qu'elle avait reconnu à sa mort que des
esprits mauvais et mensongers l'avaient moquée et déçue. Le même récit fut envoyé
aux évêques, aux églises, aux principaux seigneurs et aux bonnes villes du
royaume. Il n'en demeura pas moins établi dans les esprits, en France et dans
les pays chrétiens, que les Anglais avaient cruellement mis à mort cette
pauvre fille par une basse vengeance, par colère de leurs défaites, et en
mettant leur volonté à la place de la justice. Les Bourguignons eux-mêmes ne
partageaient en rien le ressentiment des Anglais, et chez eux[122] on parla toujours de la Pucelle
comme d'une fille merveilleuse, vaillante à la guerre, et qui ne méritait en
rien cette horrible sentence. Elle
n'eut, ce semble, d'autres approbateurs que parmi le peuple de Paris, où
beaucoup de gens avaient encore une si grande haine des Armagnacs et du roi,
que tout ce qui était contre eux leur semblait croyable[123]. Le 4 juillet, conformément à
ce que le roi d'Angleterre avait ordonné dans sa lettre aux évêques, il fut
fait une prédication pour informer le peuple du jugement et des crimes de la
Pucelle. Ce fut un dominicain, inquisiteur de la foi, qui fit ce sermon. Il
ne se borna point aux imputations du procès, ni aux faux motifs du jugement,
mais raconta encore aux Parisiens beaucoup d'autres mensonges et rumeurs
populaires ; il dit entre autres que c'était frère Richard qui avait instruit
Jeanne à débiter de telles impostures, ainsi que Catherine de La Rochelle, et
Perrette-la-Bretonne, qu'on avait, l'année d'auparavant, brûlée à Paris. Tous
ces restes de la faction des bouchers avaient assurément un très-mauvais
vouloir contre le parti des Français ; néanmoins il s'en fallait beaucoup
qu'ils eussent le moindre amour pour les Anglais[124]. Depuis la chute de leur
fortune, les anciens ennemis du royaume perdaient tout crédit sur les
esprits. C'était de continuelles railleries sur leurs défaites. On assurait
que, lorsqu'ils étaient allés attaquer Lagny, toute leur entreprise s'était
réduite à tuer un coq ; et, quand ils en revinrent, on disait que c'était
pour se confesser et faire leurs pâques[125]. Louviers
que les Anglais assiégeaient depuis longtemps, et qu'ils se vantaient de
prendre aussitôt après la mort de la Pucelle, continuait aussi à se bien
défendre ; la Hire était dans la ville avec son frère Amadoc et le sire
d'Illiers. Pendant
ce temps, Ambroise de Loré, qui commandait l'armée du duc d'Alençon, avait
encore de plus grands avantages dans la Normandie et le Perche. Le
maréchal de Boussac et Saintrailles se tenaient à Beauvais ; ils furent
avertis que, le 4 août, le duc de Bedford devait se rendre, assez peu
accompagné, de Rouen à Paris. Ils tombèrent à l'improviste sur lui auprès de
Mantes ; il n'eut le temps que de se jeter en un bateau, et de passer la
rivière pour gagner Paris en toute hâte[126] ; presque tous ses gens y
périrent. Le bruit se répandit même au camp des Anglais devant Louviers qu'il
était tué ou pris. Aussitôt le comte de Warwick et le comte d'A rondel
quittèrent le siège et marchèrent contre le maréchal de Boussac, qui menaçait
aussi la Normandie et Rouen. Il n'avait pas une armée nombreuse ; il se
renferma dans Beauvais. Les Anglais le suivirent jusque-là. Quelques jours
après, les Français firent une sortie, et se lancèrent à la poursuite des
ennemis jusqu'au village de Nulli ; mais ils tombèrent ainsi dans un piège.
Tout à coup le comte d'Arundel déboucha d'un petit vallon. Les Français
furent surpris : le maréchal de Boussac ordonna aussitôt qu'on se mit en
ordre et en bataille. Il était trop tard ; l'avant-garde que commandait
Saintrailles, s'était emportée trop loin. Elle fut environnée ; et, après
s'être défendus de leur mieux, les sires de Saintrailles et de Gaucourt
furent faits prisonniers. Avec eux, tomba aux mains des Anglais un jeune
berger, que, depuis la mort de la Pucelle, on tâchait de mettre en crédit
parmi les gens de guerre. Cet enfant était une sorte de fou ; il avait des
visions, et montrait ses mains et son côté tachés de sang, ainsi qu'un autre
saint François ; il montait à cheval, assis comme une femme. On répandait
qu'il n'avait qu'à toucher les portes d'une ville pour les faire ouvrir, et
qu'il avait promis de mener les Français à Rouen. On le nommait
Guillaume-le-Pastourel[127]. Cette
victoire des Anglais n'était pas grande, et réparait mal leurs affaires.
Elles déclinaient d'autant plus que leur puissant allié, le duc de Bourgogne,
s'était lassé de faire tant de frais pour recueillir si peu d'avantages. Peu
après le moment où il avait été défié par les : Français, il avait quitté son
armée pour retourner près de la Duchesse qui venait de perdre son fils, né
depuis cinq mois. « Plût à Dieu que je fusse mort aussi, je me tiendrais pour
plus heureux ! » s'était écrié le Duc, en recevant cette triste
nouvelle. Au mois
d'avril suivant, désirant enfin sortir des embarras et des chagrins que lui
causait cette guerre, il envoya des ambassadeurs au roi Henri à Rouen, et à
Londres au conseil d'Angleterre ; ils étaient chargés de montrer fortement
l'état des affaires[128]. Le
duché de Bourgogne et le comté de Charolais étaient sur une frontière de cent
soixante lieues, exposés aux courses des Français. Le comte de Clermont
attaquait le Charolais, et s'avançait jusqu'à Marcigny. Au nord, vers
Auxerre, il y avait deux ans que les moissons et les récoltes n'avaient pu se
faire. Crevant, Mailli, Mussi étaient tombés aux mains des Français, qui
occupaient déjà Sens et Villeneuve-le-Roi ; de sorte que Auxerre était comme
bloqué ; la famine y régnait ; il n'y pouvait entrer de grains que ce
qu'apportaient, dans leurs besaces, les femmes et les filles de la campagne.
Le Duc avait été obligé d'envoyer, à main armée, un convoi de vivres pour
soulager les malheureux habitants. Le
Nivernais était ravagé par les garnisons de Saint-Pierre-le-Moutier et de
Château-Chinon. Le sire de Chabannes, avec six cents hommes d'armes, n'y
trouvait que peu de résistance. Le Rethélois
était en proie aux attaques des Français de la Champagne, que commandait le
sire de Barbazan. L'Artois
était la province la plus exposée à la guerre. La ville de Corbie avait
récemment été presque surprise par une attaque imprévue. Les riches terres de
Péronne, de Roye, de Montdidier, restaient sans culture, et il fallait tenir
à grande dépense des garnisons dans chaque ville et dans chaque château. Le
comté de Namur était pressé par les Liégeois, qui y menaient une forte
guerre. Ainsi
les vastes états du Duc se trouvaient épuisés d'hommes et d'argent. Ses
fidèles sujets lui demandaient de tous côtés la fin de leurs malheurs. Les
seigneurs et les chevaliers tombaient sans cesse aux mains des Français, et
se ruinaient à payer leur rançon. Les
ambassadeurs du duc Philippe remontrèrent que lui seul de tous les parons et
alliés du roi d'Angleterre, se mettait de la sorte en frais et en péril,
contre les usages du temps passé, où le roi entreprenait et conduisait les
guerres à ses frais et dépens. Nonobstant
la détresse de ses domaines, le Duc promettait de donner encore mille
combattants au comte de Ligny, pour défendre la Picardie : d'en confier
autant à son maréchal de Bourgogne, qui était venu lui demander secours pour
le duché. Mais c'était pour deux mois seulement qu'il s'engageait à soutenir
la guerre ; passé ce temps, le roi Henri aurait à la faire à ses frais.
Autrement, il ne trouverait pas mauvais que le duc de Bourgogne cherchât une
manière de sauver ses états. Notre maître et seigneur souffrirait trop,
disaient les ambassadeurs, de perdre ainsi des pays que lui ont laissés ses
prédécesseurs, d'autant que la conquête de la France ne sera pas à son
profit. Lorsqu'on
répondait que la guerre regardait autant le Duc que le roi, les ambassadeurs
disaient que leur maître avait le cœur plein de pitié et de douleur de voir
ce noble et puissant royaume dans une si grande misère, et que sans l'intérêt
particulier du roi, il procéderait assurément d'autre sorte. Enfin,
comme on voulait faire entendre que le Duc avait eu tort de quitter le siège
de Compiègne, les envoyés répondaient qu'il avait fait loyalement son devoir,
et que l'issue de ce siège le chagrinait phis que nul autre ; car il y avait
perdu un grand nombre de ses gens tués ou mis à rançon. En outre, il y avait
dépensé une première somme de 260.300 fr., argent de Flandre, où le franc
valait trente-deux gros, de huit deniers chaque, tandis qu'il n'avait reçu
que 54.000 saluts, qui étaient la monnaie d'or que les Anglais faisaient
frapper en France, et qui valaient 25 sols ; puis, une seconde somme de
57,5oo francs d'or français, à 20 sols le franc. Maintenant, pour assembler
des hommes d'armes en Picardie et en Bourgogne, il allait lui en coûter, sans
parler de l'artillerie, encore 50.000 francs. « En
un mot, il déplaît sans doute beaucoup à monseigneur de Bourgogne que depuis
le siège d'Orléans les affaires aillent si mal ; mais il sait qu'en fait de
guerre, les choses ne vont pas toujours comme on veut, et que Dieu est
par-dessus tout, qui en fait à son plaisir et à sa volonté. » Le
conseil du roi d'Angleterre, séant à Rouen, répliquait que le Duc devait se
souvenir comment les marches de Bourgogne étaient depuis longtemps ravagées
par la guerre, lorsque le comte de Salisbury et les chefs anglais étaient
venus les dégager, de sorte qu'elles étaient restées ensuite deux ans en
bonne situation. On ajoutait qu'au mois de juillet on entretiendrait, aux
frais de l'Angleterre, dix-huit cents combattants en Picardie, pour seconder
le comte de Ligny. Quant au duché de la Bourgogne, le conseil de Londres
n'avait pu le secourir ; mais si le siège de Louviers avait bonne conclusion,
on verrait ce qu'on pourrait faire. Revenant
sur le siège de Compiègne, le roi Henri disait, qu'à lui aussi il avait coûté
cher, et offrait de montrer les dettes qu'il avait contractées à ce sujet
avec les marchands de Bruges et de Gand. Pendant
que le duc de Bourgogne se plaignait de la guerre et des maux qu'elle
faisait, il s'engageait dans une guerre nouvelle. Charles,
duc de Bar et de Lorraine, tué à la bataille d'Azincourt, n'avait point
laissé d'enfants mâles, et son héritage avait passé à son frère le cardinal
de Bar, évêque de Verdun ; il avait choisi pour héritier le duc René d'Anjou,
son petit-neveu, fils d'Iolande d'Aragon, et petit-fils d'Iolande de
Lorraine, reine d'Aragon. Pour serrer encore les liens des maisons d'Anjou et
de Lorraine, il avait fait épouser au duc René, Isabelle, troisi4ne fille de
son frère Charles le feu duc de Lorraine. Le
cardinal de Bar étant mort en 1430, le duc René avait voulu tout aussitôt se
mettre en possession de l'héritage ; mais Antoine de Vaudemont, fils de
Frédéric de Lorraine frère du cardinal et du feu duc, prétendait, que le fief
était masculin, et ne pouvait passer au duc René par le droit des femmes. Le
comte de Vaudemont avait toujours été du parti bourguignon. Le duc René était
fils du roi de Sicile, un des plus grands ennemis qu'avait jamais eus la
maison de Bourgogne. Lui-même s'était, depuis le sacre, déclaré pour les
Français, avait joint ses armes à celles du roi, et en ce moment même avec le
sire de Barbazan, faisait une fâcheuse guerre aux Bourguignons. Le maréchal
de Toulongeon tenait pour lors les États de Bourgogne ; il était grand ami du
comte de Vaudemont, et se hâta de porter à la connaissance des États l'injure
qu'on faisait à son droit[129]. Les États, voyant combien il
serait dangereux pour le duché d'avoir sur sa frontière du nord un nouvel
ennemi aussi puissant que le serait le duc René, résolurent de soutenir son
adversaire ; d'ailleurs on répandait le bruit qu'après avoir soumis le comté
de Vaudemont, ce prince voulait entreprendre la conquête de la Bourgogne. Les
Etats accordèrent un subside de 50.000 francs. On
manquait d'hommes ; la noblesse de Bourgogne ne suffisait pas même à garder
la province contre tant d'attaques. Le maréchal se rendit à Bruxelles pour
exposer au Duc la détresse de son principal domaine, et pour le prier d'y
envoyer un renfort de ses gens de Picardie et d'Artois, afin de défendre la
Bourgogne et d'aider au comte de Vaudemont. Le conseil du Duc ne trouvait pas
que l'Artois fût moins menacé que le duché, et les seigneurs de cette
province, qui avaient leurs biens à garder, ne se souciaient point d'aller si
loin, dans un pays où les Français étaient en force, encore pour y être mal
payés[130]. Alors le maréchal de
Toulongeon et le comte de Vaudemont s'adressèrent à quelques bâtards de
grandes maisons, à de pauvres gentilshommes, à des aventuriers chefs de
compagnies, tous gens qui n'avaient que de petits revenus, et ne se
trouvaient pas dans leur pays en aussi bonne position qu'ils auraient voulu.
Les bâtards de Brimeu, de Fosseuse, de Neuville, le sire de Humières, un
nommé Robinet Huche - Chien et quelques autres, consentirent volontiers à
aller chercher aventure sur les marches de Lorraine. Ils rassemblèrent mille
ou douze cents pauvres compagnons accoutumés depuis longtemps à courir les
camps et à vivre de pillage, de ces hommes qu'on voyait partir sans trop
s'inquiéter s'ils reviendraient, mais roides, vigoureux et éprouvés à la
guerre. Pendant
ces apprêts, le duc René avait réuni une nombreuse armée ; l'évêque de Metz,
le comte de Linanges, le comte de Salm, le seigneur d'Heidelberg, le sire de Saarbrück,
le sire du Châtelet, le damoiseau de Commercy, Robert de Baudricourt
gouverneur de Vaucouleurs, avaient amené leurs hommes. C'était le brave sire
de Barbazan, ce noble et fameux chevalier, qui était maréchal de l'armée.
L'empereur d'Allemagne avait reconnu les droits du duc René, qui trouva
d'abord peu d'obstacles à les faire valoir. Après avoir pris possession de
toute la Lorraine, il fit signifier au comte de Vaudemont de lui rendre foi
et hommage. Sur son refus, il vint mettre le siège devant la forteresse de
Vaudemont, proche Vezelize. La garnison, qui avait l'assurance d'être
secourue, se défendit vaillamment ; elle résistait depuis trois mois. L'armée
de Bourgogne se réunit avec les Picards, qu'amenait le maréchal de
Toulongeon, à Mont-Saugeon près de Langres. Le comte de Vaudemont y vint
aussi avec ses partisans. On commença par entrer dans le duché de Bar, et y
mettre tout à feu et à sang, comme faisait le duc René dans le comté de
Vaudemont. Alors ce prince, laissant assez de monde pour continuer son siège,
s'en vint à la rencontre des Bourguignons. Ils n'étaient point assez nombreux
pour s'engager ainsi dans un pays difficile, tout coupé de haies et de fossés
; les vivres allaient leur manquer. Le maréchal ordonna prudemment, au grand chagrin
du comte de Vaudemont, de revenir en Bourgogne. Mais le
duc René les avait gagnés de vitesse, et se trouvait sur le chemin du retour.
Dès qu'ils en furent informés par leurs coureurs, ils tinrent grand conseil.
Quelques Anglais qui se trouvaient en cette armée, les Picards qui avaient
l'habitude de combattre avec eux, furent aussitôt d'avis de mettre les
archers au front, retranchés derrière leurs pieux, et de faire descendre de
cheval tous les hommes d'armes. Les Bourguignons n'étaient pas accoutumés à
cette façon de combattre ; les gentilshommes ne voulaient pas mettre pied à
terre[131]. Cependant le maréchal
l'ordonna sous peine de mort, et tout se disposa selon l'usage des Anglais,
en plaçant par derrière et sur le flanc gauche un rempart de charrettes et de
bagages, afin de ne pas être surpris de ce côté ; la petite rivière de Vaire,
des fossés et des haies achevaient cette forte enceinte. Les
Lorrains avancèrent ; le duc de Bar envoya défier les Bourguignons ; le sire
de Toulongeon répondit qu'il était prêt, et ne désirait que combattre.
Barbazan, voyant la belle ordonnance de l'ennemi n'était point d'avis
d'attaquer ; il conseillait d'attendre ; il représentait que les Bourguignons
manquaient de vivres, qu'ils seraient obligés de déloger ; mais il ne put se
faire écouter. Le duc René se fiait au grand nombre de ses gens ; il avait
avec lui de jeunes seigneurs de Lorraine et d'Allemagne, qui n'avaient pas vu
la guerre comme les Français, les Anglais et les Bourguignons ; dans leur
présomption, ils s'assuraient de forcer sans peine cette petite troupe. « Il
n'y à pas d'ennemis pour nos pages, » s'écriait le comte de Saarbrück. «
Quand on a peur des feuilles, il ne faut pas aller au bois, » disait au brave
Barbazan cette jeunesse sans expérience. « Ces paroles ne sont pas pour moi,
répondit-il ; Dieu merci, j'ai toujours vécu sans reproche ; et encore
aujourd'hui on verra si c'est la crainte ou le bon conseil qui me font parler
de la sorte. » Le
vaillant chevalier disposa de son mieux cette attaque entreprise contre son
gré ; il avait au moins deux hommes contre un, moins d'archers cependant que
les Bourguignons. Le
maréchal de Toulongeon fit distribuer du vin à ses gens, leur donna courage
en ce grand péril ; ceux qui avaient haine ou rancune s'embrassèrent ; le
comte de Vaudemont parcourait les rangs à cheval. Il protestait, sur le salut
de son âme, que sa querelle était bonne et juste, et que le duc René voulait
à tort lui ravir son héritage ; il rappelait que toujours il avait fidèlement
tenu le parti de Bourgogne ; enfin cette petite armée prenait bon et joyeux
courage. L'attaque
commença avec vigueur ; les Bourguignons avaient placé derrière le rempart de
leurs archers, à droite et à gauche, des canons et des coulevrines. Ils
laissèrent avancer les Lorrains, puis tout à coup mirent le feu à
l'artillerie en poussant de grands cris. Les gens du duc de Bar se jetèrent
contre terre, et parurent troublés. Cependant Barbazan, qui conduisait l'aile
droite, n'en continua pas moins à assaillir vivement de ce côté ; déjà même
il avait fait enlever un des chariots qui formaient le rempart de l'ennemi, et
commençait à pénétrer dans son parc. Les Bourguignons se portèrent aussitôt
vers cet endroit, et la mêlée y devint cruelle. Bientôt après le sire de
Barbazan fut tué. Dès que les Lorrains virent tomber sa bannière, le trouble
se mit parmi eux. Le duc René fit les plus vaillants efforts pour les rallier
; mais, blessé au visage, il fut forcé de se rendre prisonnier à un écuyer du
Hainaut, nommé Martin Farmalt. L'évêque de Metz fut pris aussi ; le comte de
Linanges, le comte de Salm, le damoiseau de Rodemach et d'autres chevaliers
allemands furent tués. Le damoiseau de Commercy et le sire de Conflans
avaient eu ordre, avec deux cents chevaux, de charger sur l'ennemi. Ils ne
purent pas un instant entamer les archers picards, qui les repoussèrent par
une grêle de flèches. Jamais bataille n'avait été plus perdue ; elle se donna
le 2 juillet, près du village de Bulligneville ; mais elle était si grande et
si glorieuse pour les Bourguignons, qu'ils la nommèrent la bataille de Bar,
ou de Lorraine, ou des Barons, à cause du grand nombre de seigneurs qui s'y
étaient trouvés. Le maréchal de Bourgogne revint en grand triomphe à Dijon,
ramenant son illustre prisonnier. Comme c'était lui qui était chef de
l'armée, il refusa au comte de Vaudemont de lui remettre le duc René. Peu de
jours avant cette victoire inespérée, le duc de Bourgogne, mécontent de la
réponse des Anglais, avait envoyé au roi de France une ambassade composée de
Jean de la Trémoille sire de Jonvelle, et du sire de Jaucourt. Ils étaient
chargés de traiter de la paix générale ; mais, comme il était difficile de la
conclure promptement, ils avaient commission de négocier une trêve, afin de
soulager le pauvre peuple, et le préserver d'une ruine entière. Le roi
était à Chinon ; les députés du Duc y passèrent longtemps avant de signer les
trêves. Pendant ce temps, la guerre continuait vivement sur les frontières de
Bourgogne ; elles étaient attaquées à la fois par le Nivernais et le
Charolais. D'un autre côté, les États, à qui l'on demandait un nouveau
subside de 50.000 francs, n'en voulaient donner que la moitié. Ils
profitèrent de l'occasion où l'on avait besoin d'eux pour exposer leurs
griefs ; ils désiraient que le Duc abolît la chambre du conseil qu'il avait
établie en 1422, et dont les seigneurs se plaignaient beaucoup, parce qu'elle
laissait les procès sans jugement, ou prenait des frais énormes. Les Etats
demandaient encore l'abolition des droits du vin ; enfin, ils auraient
souhaité que les coutumes de Bourgogne fussent écrites en un seul corps de
lois[132]. Le duc
Philippe, selon la sage politique de ses prédécesseurs, savait, quand il
était dans l'embarras, se montrer complaisant aux désirs de ses sujets ; sans
s'arrêter aux réclamations de sa chambre du conseil, il la supprima, et nomma
un président du Parlement de Paris, avec quelques conseillers, pour siéger à
Beaune, et y recevoir les appels des parties. Il se contenta de la moitié du
subside, fit un emprunt pour le reste, abolit le droit sur le vin, et promit
de faire rassembler et publier les coutumes. Durant
les négociations des États avec le Duc, le maréchal de Toulongeon avait
marché contre les Français qui envahissaient les frontières vers le Nivernais
; il avait repris Crevant et Mailli, il avait fait lever le siège de Corbigny.
Mais une plus forte attaque se préparait- contre le Charolais ; le comte de
Clermont, le comte d'Albret, le maréchal de Boussac, le bâtard d'Orléans, le
sire de Gaucourt, avaient réuni huit mille combattants à Moulins. Pour se
préserver de cette redoutable entreprise, il valait encore mieux négocier que
faire la guerre. Des pourparlers furent entamés ; le duc de Savoie s'offrit
pour médiateur ; l'abbé de Cluny, la duchesse de Bourbon se montrèrent bien
disposés[133]. D'ailleurs les sires de la
Trémoille et de Jaucourt avaient signé à Chinon, le 8 septembre, une
suspension d'armes de deux ans pour toutes les frontières de Bourgogne, de
Nivernais, de Champagne et de Rethélois. Le comte de Clermont suivit cet
exemple, et le 24 du même mois, des trêves furent aussi signées avec lui à
Bourg en Bresse. Ainsi
le désir de la paix semblait gagner peu à peu tous les esprits. Nul n'était
plus ardent à l'obtenir que le cardinal de Sainte-Croix, légat du pape Eugène
IV ; il s'était rendu à Chinon près du roi, de là à Rouen, où se tenait
toujours le jeune roi Henri et son conseil ; puis à Arras, chez le duc de
Bourgogne, à qui il avait remis une lettre du pape. Le roi,
aussitôt après les trêves signées, envoya à son cousin de Bourgogne
l'archevêque de Reims, Christophe de Harcourt archevêque d'Alby, et maître
Adam de Cambrai président au Parlement, avec pouvoir de rendre la trêve
générale, et de traiter de la paix, sauf à lui d'examiner en son conseil les
propositions qui lui seraient faites. Dès que
le Duc semblait disposé à la paix, les Anglais commençaient à s'inquiéter et
s'efforçaient de ne point le laisser se séparer d'eux. Le 6 octobre, une
lettre fut écrite au nom du jeune roi, à son oncle de Bourgogne. On lui
rendait compte des exhortations du pape, et des instances du légat ; on
annonçait que, tout en remerciant dévotement le saint Père, de sa
bénédiction, et le légat, des peines qu'il se donnait pour le bien de la
paix, le roi d'Angleterre avait répondu que sans l'avis, le conseil et l'assentiment
du duc de Bourgogne, il ne pouvait traiter, pas plus que le duc de Bourgogne
ne le pouvait sans lui. Le conseil d'Angleterre avait donné la même réponse
en ce qui touchait toute trêve ou suspension de guerre. Le Duc se serait aussi fait conscience de
faire une paix séparée ; mais, quant aux trêves, il lui semblait qu'il en
pouvait conclure pour mettre ses sujets à l'abri de la guerre ; aussi lorsque
les ambassadeurs du roi furent arrivés à Lille, celles qui avaient été
précédemment conclues à Chinon furent étendues à tous les pays de France et
de Bourgogne, même à la ville de Paris. Toutefois le Duc, toujours fidèle à
sa promesse et aux traités d'Amiens, se réservait la faculté d'envoyer, soit
au duc de Bretagne, soit au duc de Bedford, les mille lances promises dans le
cas où il en serait requis. Il prenait soin aussi de ne reconnaître dans
aucun acte, les droits du roi de France. Il ne le traitait jamais que de
Dauphin, ou de Charles de Valois. Parfois même les ambassadeurs de France
étaient eux-mêmes contraints de ne donner, dans leurs écritures, aucun titre
royal à leur maître[134]. Les
deux partis s'engagèrent également à envoyer des ambassadeurs pour traiter de
la paix dans le lieu que désignerait le légat. Afin de mieux maintenir la
trêve, on stipulait que de part et d'autre, il serait nommé pour chaque
frontière des conservateurs auxquels on aurait recours pour tous les griefs,
et qui prononceraient sur les cas de violation. Ces conservateurs étaient les
principaux seigneurs de chaque parti. En
traitant ainsi avec les Français, le Duc, pour que les Anglais n'eussent rien
à lui reprocher, rendait compte de tout au roi d'Angleterre. « Depuis
que quelques-uns de mes gens, écrivait-il, ont accordé certaines trêves pour
mes pays de Bourgogne, et que j'ai été contraint de les consentir, pour des
causes que vous connaissez. bien au long, des ambassadeurs de votre
adversaire et le mien sont venus par devers moi. Après diverses ouvertures de
paix générale pour ce royaume, à laquelle ils se disent enclins et disposés à
s'entendre avec vous et moi, il est vrai que j'ai accordé et amplifié les
trêves, comme vous pourrez le voir, dans les lettres ci-jointes. Laquelle
chose, mon très-cher et très-redouté seigneur, j'ai faite principalement afin
de parvenir à cette paix générale, parce qu'aussi j'en étais requis par les
trois États de mes pays, et par plusieurs de vos bonnes villes, et parce que
je ne pouvais plus supporter à mes dépens la charge de la guerre, pour
laquelle vous ne m'avez point aidé et secouru, comme besoin était, bien que
je vous en aye fait prier et requérir. Mon très-redouté seigneur, qu'il vous
plaise nie signifier toujours vos bons plaisirs et commandements pour les
accomplir selon mon pouvoir, et de bon cœur, à l'aide du saint Esprit. » Son
zèle n'alla point cependant jusqu'à se rendre à Paris pour assister au
couronnement de ce jeune roi Henri, qui fit enfin son entrée le 2 décembre
1431. Les Parisiens étaient si mécontents, se regardaient comme tellement
abandonnés, dans leurs misères, par tous les princes et les gouverneurs, et
même par le duc de Bourgogne en qui ils continuaient à se fier, qu'il avait
paru à propos de ranimer leur courage[135]. Le Parlement, le prévôt des
marchands, les échevins allèrent solennellement au-devant du jeune roi
anglais, et le haranguèrent. Les échevins portaient un dais au- dessus de sa
tête. Le peuple criait : Noël. On s'était efforcé de rendre cette
entrée magnifique. Dans chaque rue, on avait dressé des échafauds, et l'on y
représentait de beaux mystères. Chaque corps de métier prenait à son tour le
dais. Le cortége était magnifique, mais on n'y voyait que des seigneurs
anglais : le cardinal de Winchester, le cardinal d'York, le duc de Bedford,
le comte de Warwick, le comte de Suffolk, et d'autres. De Français il n'y
avait que Louis de Luxembourg, évêque de Thérouanne, chancelier de France
pour les Anglais, Jean de Mailli évêque de Noyon, l'évêque de Paris,
Guillaume d'Évreux, Pierre Cauchon le juge de la Pucelle, le bâtard de
Saint-Pol, le bâtard de Thian, Guy, le Bouteiller celui qui avait livré
Rouen, le seigneur de Pacy et quelques autres aussi peu notables. Parmi la
suite, on traînait, attaché avec des cordes, Guillaume-le-Pastourel, ce
pauvre fou de berger pris devant Beauvais. Le
cortége suivit la rue Saint-Denis, passa au Châtelet, vint à la
Sainte-Chapelle du Palais où le roi baisa les reliques ; puis la rue de la
Calandre, la rue de la Vieille-Juiverie, le pont Notre-Dame, le
Petit-Saint-Antoine. Quand on passa sous les fenêtres de l'hôtel Saint -
Paul, le jeune roi s'arrêta et salua la reine Isabelle sa grand'mère, qui
vivait à Paris, oubliée de tous comme une étrangère, et menant fort petit
train. Elle s'inclina respectueusement devant ce roi anglais à qui elle avait
donné le royaume de France, et détournant la tête, elle se mit à pleurer. Il alla
descendre au palais des Tournelles, que le duc de Bedford habitait
d'ordinaire, et qu'il avait fort orné ; puis on le conduisit à Vincennes. Le
16 décembre fut la cérémonie de son couronnement. Il fut sacré à Notre-Dame
par le cardinal de Winchester, ce qui offensa beaucoup l'évêque de Paris.
Après, il s'en vint dîner à la table de marbre au Palais, dans la
grand'salle. Le Parlemente l'Université, les échevins devaient y dîner aussi
; mais les Anglais, qui réglaient tout, savaient si mal les usages de France[136], et prirent si peu de soin, que
la populace remplissait tout le palais. Les magistrats furent repoussés et
culbutés par la foule ; ils n'arrivèrent dans la salle qu'en fendant la
presse. Leurs tables n'avaient pas été gardées, et ils se trouvèrent ainsi
pêle-mêle avec les savetiers et les derniers du peuple[137]. Enfin,
rien dans ces fêtes ne se passa honorablement, ni au gré des Parisiens. Ils
disaient aussi que lorsqu'un orfèvre ou quelque riche bourgeois mariait sa
fille, il faisait mieux les choses que tous ces Anglais. La viande distribuée
au peuple était gâtée. On n'envoya aucune charité aux pauvres malades de
l'Hôtel-Dieu ; on ne délivra aucun prisonnier. Ce qui était plus étrange, et
qui ne s'était jamais vu à aucun couronnement de roi, il ne fut donné ni
promis aucune abolition de gabelle, de droit d'entrée, de quart sur le vin,
et autres impositions qui étaient même levées contre le droit et les lois ;
de sorte que les pauvres habitants de Paris qui n'avaient plus ni commerce ni
ouvrage, qui payaient les vivres et le chauffage si cher, et qui, nonobstant,
s'étaient mis en si grands frais pour bien recevoir ce roi, furent plus
ennemis des Anglais qu'auparavant[138] ; niais il ne fallait pas se
risquer à le dire tout haie. Tout
était en un tel désordre dans ce gouvernement des Anglais qu'ils ne payaient
pas même les gages du Parlement. Quelque rempli qu'il fût de leurs partisans,
il fit des remontrances sévères à ce sujet et suspendit sel audiences. Si
bien qu'au moment de l'entrée du jeune roi, le Parlement ne siégeait plus.
Aussi le greffier écrivit-il sur son registre, le jour de cette cérémonie,
qu'il n'en inscrirait point le récit, à cause de l'éclipse de la justice et
du malique de parchemin. Les Anglais ne donnaient pas même de quoi subvenir
aux moindres dépenses de la première cour du royaume. Néanmoins
l'Université obtint une complète exemption de toutes sortes de tailles, aides
et subsides. La ville reçut aussi la confirmation et l'accroissement de ses privilèges.
Le préambule de l'ordonnance célébrait pompeusement la renommée et la
noblesse de cette antique cité sanctifiée par les reliques des martyrs,
décorée par les lumières de l'Université, ornée de la justice du Parlement,
enrichie par le commerce des marchands de toute nation et la résidence des
rois. Le roi d'Angleterre se louait aussi de la loyauté et de l'obéissance
que les habitons lui avaient gardées, malgré tant de maux et de dommages, et
il déclarait qu'il voulait traiter et honorer sa bonne ville de Paris, comme
le roi Alexandre traita la noble ville de Corinthe, dont il fit son principal
séjour, ou comme les empereurs traitèrent leur ville de Rome : pour ces
causes il donna ou confirma aux bourgeois de Paris les privilèges suivants[139] : Ils
conservaient leurs hypothèques sur les biens confisqués de leurs créanciers.
Si, pour tout autre motif que le crime de lèse-majesté, ils subissaient
confiscation, celui des deux époux survivant gardait la moitié des meubles,
créances et biens acquis. Ils pouvaient saisir les biens de leurs débiteurs
forains, et même leur personne, lorsque Ceux-ci étaient d'une ville ayant
semblable privilége. Ils pouvaient acquérir et posséder des fiefs et francs
alleux, être réputés nobles et jouir des privilèges de la noblesse, avoir la
garde-noble et tutelle de leurs enfants et neveux, mais non point des
collatéraux. Les denrées et marchandises amenées à Paris étaient exemptes de
toute saisie, et pour nul motif ne devaient être arrêtées dans leur cours. Le
même privilége s'étendaient spécialement au bétail destiné à la provision de
Paris. Les juridictions du prévôt de la ville et du prévôt des marchands
étaient confirmées surtout en ce qui concernait les dettes contractées par
signature envers des bourgeois, à qui le droit était accordé de citer à Paris
même leurs débiteurs quelconques. De
telles ordonnances ne touchaient en rien le commun peuple, et n'allégeaient
point ses souffrances ; la ville n'en demeurait pas moins dans la détresse.
Ce qui le témoigna bien, c'est qu'il fallut, peu de jours après, rendre une
autre ordonnance, qui réglait la façon de mettre en vente les maisons
inhabitées, afin qu'elles ne vinssent pas aux mains de gens qui voulaient
seulement les démolir, pour vendre les bois et les châssis des fenêtres. On
statua que les acquéreurs justifieraient sous caution du moyen qu'ils avaient
pour payer la rente des maisons qu'ils achetaient. En effet, l'aliénation des
maisons et terrains se faisait d'ordinaire en cens ou rentes, non point en
capital. Le roi
d'Angleterre ne demeura qu'un mois à Paris ; il retourna à Rouen, et quelques
mois après en Angleterre. Quant au duc Philippe il convenait si peu à ses
desseins de se mêler des affaires de France, que, se rendant en Bourgogne, il
ne passa seulement point à Paris. En arrivant à Dijon, et peu de temps après
qu'il fut descendu en son palais, son premier soin fut d'aller rendre visite
à son prisonnier, le duc René, qui depuis six mois était sévèrement gardé,
dans la crainte des entreprises qu'on pouvait faire pour le délivrer. Il
traita courtoisement ce noble captif, et s'entretint longtemps avec lui pour
adoucir les loisirs de sa prison. Le bon duc René, qui s'entendait mieux
qu'aucun prince de son temps aux lettres et aux arts, avait peint sur verre
les portraits du feu duc Jean, et de Philippe lui-même. Il les lui offrit, et
ils furent placés dans les vitraux de la chapelle des Chartreux. Dès que
madame Isabelle de Lorraine avait vu son Mari prisonnier, elle n'avait
épargné aucune démarche pour le délivrer. Elle s'était d'abord adressée à
l'empereur Sigismond, qui avait évoqué la cause de l'héritage de Lorraine ;
mais le duc de Bourgogne n'avait pas voulu reconnaître l'autorité des
citations impériales, et l'affaire s'était plutôt gâtée par cette tentative.
Alors la duchesse de Bar avait dirigé tous ses soins à se rendre le duc de
Bourgogne favorable. Elle avait eu recours au duc de Savoie. Pour se donner
un puissant protecteur, elle avait même conclu un traité d'alliance avec un
des principaux seigneurs de Bourgogne, le sire Jean de Vergi, en lui
promettant cinq cents francs de rente annuelle, et cinq cents francs par mois
chaque fois qu'il ferait la guerre pour le duc de Bar[140]. Le sire de Vergy avait réservé
ses devoirs envers le roi d'Angleterre, le régent et son seigneur le duc de
Bourgogne ; c'était même sous l'approbation de son conseil qu'il traitait. Toute la noblesse de Bar et de Lorraine n'était pas moins empressée que la duchesse à obtenir la liberté du duc René. Nul prince n'était plus aimé que lui. Le traité de délivrance fut conclu le 6 avril ; il ne touchait en rien au différend touchant l'héritage de Lorraine ; c'était seulement un serment du duc René, de venir se remettre au 1er mai de l'année suivante à la disposition du duc de Bourgogne ; il donnait en même temps ses deux fils en otages et quatre de ses forteresses en dépôt. Le comte de Linanges, le comte de Salm, les sires du Châtelet, de Ligniville, de Lenoncourt, d'Haussonville, et les principaux seigneurs de Lorraine se portèrent garans pour leur souverain, et promirent de venir tenir prison à sa place, s'il manquait à son engagement. Une suspension d'armes fut aussi stipulée. En outre, le duc de Bar eut à payer 200.000 talents d'or au maréchal de Toulongeon, pour sa rançon. |
[1]
Chartier. — Chronique de la Pucelle.
[2]
Mémoires de Richemont.
[3]
Chronique de la Pucelle.
[4]
Chartier. — Tripaut. — Chronique de la Pucelle. — Monstrelet.
[5]
Histoire de Bourgogne.
[6]
Chartier. — Chronique de la Pucelle. — Déposition de Dunois. — Tripaut.
[7]
Déposition de la Pucelle. — Chronique de la Pucelle.
[8]
Monstrelet. — Chartier. — Chronique de la Pucelle. — Lettres d'abolition
du 9 juillet 1429.
[9]
Vigiles de Charles VII. — Chartier. — Tripaut. — Chronique de la Pucelle.
[10]
Déposition de la Pucelle.
[11]
Journal de Paris.
[12]
Monstrelet.
[13]
Chartier. — Chronique de la Pucelle. — Interrogatoires de la Pucelle.
[14]
Histoire de Bourgogne.
[15]
L'original est aux archives de Lille.
[16]
Lettre de Guy de Laval. — Lettre de Jeanne au comte d'Armagnac.
[17]
Chronique de la Pucelle. — Chartier. — Monstrelet.
[18]
Interrogatoires de la Pucelle.
[19]
Monstrelet.
[20]
Hollinshed.
[21]
Chronique de la Pucelle. — Chartier.
[22]
Journal de Paris.
[23]
Chronique de la Pucelle. — Chartier. — Tripaut.
[24]
Chronique de la Pucelle. — Déposition du comte de Dunois.
[25]
Dépositions de frère Pasquerel et du sire Daulon. — Interrogatoires.
[26]
Déposition de frère Pasquerel.
[27]
Déposition de frère Pasquerel.
[28]
Hollinshed.
[29]
Monstrelet.
[30]
Monstrelet.
[31]
Chronique de la Pucelle.
[32]
Saint-Remi.
[33]
Hollinshed.
[34]
Monstrelet. — Preuves de l'Histoire de Bourgogne.
[35]
Guichenon.
[36]
Monstrelet.
[37]
Preuves de l'Histoire de Bourgogne.
[38]
Dutillet.
[39]
Hollinshed.
[40]
Chartier. — Chronique de Berri.
[41]
Monstrelet.
[42]
Journal de Paris.
[43]
Monstrelet.
[44]
Chronique de Berri.
[45]
Histoire de Bourgogne.
[46]
Lettre de Jeanne au comte d'Armagnac, Compiègne, 22 août. — Monstrelet. —
Saint-Remi.
[47]
Registres du Parlement. — Journal de Paris.
[48]
Monstrelet.
[49]
Registres du Parlement.
[50]
Chartier. — Déposition du duc d'Alençon.
[51]
Chartier. — Interrogatoires de la Pucelle.
[52]
Journal de Paris. — Chronique de la Pucelle. — Chartier. — Monstrelet.
[53]
Registres du Parlement.
[54]
Chronique de la Pucelle.
[55]
Chronique de la Pucelle. — Chartier. — Monstrelet.
[56]
Chartier.
[57]
Chronique de la Pucelle. — Journal de Paris.
[58]
Journal de Paris.
[59]
Amelgard.
[60]
Chartier. — Interrogatoires de la Pucelle. — Tripaut.
[61]
Chartier.
[62]
Monstrelet.
[63]
Journal de Paris. — Registres du Parlement. — Monstrelet.
[64]
Preuves de l'Histoire de Savoie.
[65]
Chartier. — Monstrelet. — Journal de Paris.
[66]
Journal de Paris.
[67]
Saint-Remi.
[68]
Acta publica : Rymer.
[69]
Monstrelet. — Meyer. — Heuterus. — Saint-Remi.
[70]
Preuves des Mémoires de France et de Bourgogne. — Ordonnance du 5
janvier 1429 (v. s.).
[71]
Favin, Théâtre d'honneur. — Colomiès (d'après Vossius, qui disait
l'avoir lu dans une chronique). Recueil de particularités.
[72]
Meyer. — Pontus Heuterus (leurs textes offrent quelques différences).
[73]
Meyer.
[74]
Monstrelet.
[75]
Chartier.
[76]
Journal de Paris. — Chartier. — Chronique de Berri. — Vigiles de
Charles VII.
[77]
Preuves de l'Histoire de Bourgogne.
[78]
Déposition de Daulon.
[79]
Journal de Paris. — Interrogatoires de la Pucelle.
[80]
Déposition de Daulon. — Interrogatoires de la Pucelle.
[81]
Monstrelet. — Chronique de Berri. — Chartier.
[82]
Journal de Paris.
[83]
Interrogatoires de la Pucelle.
[84]
Journal de Paris.
[85]
Monstrelet. — Chartier.
[86]
Interrogatoires de la Pucelle.
[87]
Hollinshed.
[88]
Meyer. — Hollinshed. — Rymer, Acta publica, tome X.
[89]
Rymer, Acta publica. — Rapin Thoyras.
[90]
Monstrelet.
[91]
Chartier.
[92]
Monstrelet.
[93]
Chartier. — Chronique de Berri.
[94]
Monstrelet.
[95]
Mémoires de Duclercq. — Saint-Remi.
[96]
Monstrelet.
[97]
Interrogatoires de la Pucelle.
[98]
Heuterus. — Saint-Remi.
[99]
Interrogatoires de la Pucelle.
[100]
Monstrelet (témoin oculaire). — Vigiles de Charles VII.
[101]
Hume.
[102]
Chroniques de Bretagne.
[103]
Saint-Remi.
[104]
Procès de la Pucelle.
[105]
Histoire ecclésiastique.
[106]
Procès de la Pucelle.
[107]
Monstrelet.
[108]
Philippe de Comines.
[109]
Meyer.
[110]
Monstrelet.
[111]
Le Père Anselme.
[112]
Monstrelet. — Le Père Anselme.
[113]
Histoire manuscrite du Dauphiné, par Thomassin, témoin oculaire.
[114]
Chronique de Berri. — Monstrelet.
[115]
Monstrelet, témoin oculaire. — Chartier. — Chronique de Berri.
[116]
Saint-Remi, témoin oculaire.
[117]
Monstrelet. — Histoire de Bourgogne.
[118]
Monstrelet. — Chartier.
[119]
Registres du Parlement. — Journal de Paris.
[120]
Dépositions diverses du procès de révision.
[121]
Amelgard.
[122]
Monstrelet. — Chastelain. — Amelgard. — Saint-Rémi.
[123]
Journal de Paris.
[124]
Journal de Paris.
[125]
Journal de Paris.
[126]
Journal de Paris. — Monstrelet. — Chartier. — Hollinshed.
[127]
Journal de Paris. — Monstrelet. — Chartier. — Chronique de Berri.
— Abrégé chronologique. — Hollinshed. — Vigiles de Charles VII. —
Saint-Remi.
[128]
Preuves de l'Histoire de Bourgogne.
[129]
Histoire de Bourgogne.
[130]
Monstrelet.
[131]
Chronique de Berri. — Monstrelet. — Saint-Remi.
[132]
Histoire de Bourgogne.
[133]
Preuves de l'Histoire de Bourgogne.
[134]
Preuves de l'Histoire de Bourgogne. — Traité du 13 décembre.
[135]
Monstrelet. — Journal de Paris.
[136]
Journal de Paris.
[137]
Journal de Paris.
[138]
Journal de Paris. — Registres du Parlement.
[139]
Ordonnances.
[140]
Histoire de Bourgogne et Preuves.