Siège de Bourges. —
Paix d'Auxerre. — Domination de la faction des bouchers. — Reprise d'armes. —
Paix de Pontoise. — Le duc de Bourgogne quitte Paris. — Il ne peut y rentrer.
— Le roi marche contre lui. — Paix d'Arras. — Les Anglais descendent en
France. — Négociations avec le duc de Bourgogne. — Prise de Harfleur.
LE ROI partit de Vincennes le 6 de mai
avec le duc de Bourgogne, le duc de Guyenne et une nombreuse et brillante
armée. A son départ, les députés de la ville et de l'université vinrent le
trouver, et le conjurèrent, s'il faisait quelque traité avec les princes, de
les y comprendre formellement, et de les garantir de la haine qu'ils avaient
encourue en soutenant le parti du roi. Il leur accorda authentiquement leur
requête. Le roi
suivit la route de Melun, Montereau et Sens. Il fut forcé de passer quelques
jours dans cette ville, parce qu'il y reçut un fort coup de pied de cheval
dans la jambe ; mais sans attendre une complète guérison, il reprit sa route
contre l'avis des hommes sages ; il voulait se montrer, disait-il, soigneux
de sa charge de capitaine de l'armée et gagner bonne renommée d'homme de
guerre. Le duc de Bourgogne contribuait aussi à presser la marche du roi ; il
précipita tellement le départ que, bien que ce fût le jour de la Pentecôte,
le roi n'entendit qu'une basse messe. Cela fut fort blâmé et parut bien
contraire aux anciens usages des rois de France. Il y
avait un puissant motif pour ne pas perdre un jour. L'accord des princes avec
les Anglais pouvait se conclure', et alors la guerre serait devenue bien plus
difficile. On apprit bientôt en effet que le connétable d'Albret, ambassadeur
du duc de Berri et du duc d'Orléans, avait le 8 mai signé le traité dont le
projet était déjà connu. Le roi d'Angleterre n'avait pas hésité entre les
deux partis : le duc de Bourgogne ne lui promettait rien d'assuré ; il ne
s'était même pas encore engagé à donner sa fille au prince de Galles. Où a vu
au contraire, quelles offres lui avaient faites les Armagnacs. Le roi Henri
avait dès-lors commencé à sentir quelque scrupule de s'allier avec l'assassin
du feu duc d'Orléans. Il avait réfléchi qu'il était de son devoir de secourir
des seigneurs qui se reconnaissaient pour ses vassaux ; par honneur et par
profit il avait accepté ces conditions avantageuses[1]. Le duc de Bourgogne apprit en
même temps, que ses bonnes villes de Flandre avaient reçu du roi d'Angleterre
une lettre ainsi conçue : «
Henri, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre et de France seigneur
d'Hibernie, aux honorables et sages seigneurs, bourgeois, échevins et avoués
des villes de Gand, Bruges et autres, nos très-chers et particuliers amis.
Très-chers et très-honorables seigneurs, il est venu à notre connaissance,
comment, sous le nom de notre adversaire de France, le duc de Bourgogne,
comte de Flandre, prend son chemin vers notre pays d'Aquitaine, 'pour le
ruiner ainsi que nos sujets, et spécialement nos bien chers et aimés cousins,
les ducs de Berri, d'Orléans et de Bourbon ; les comtes d'Angoulême et
d'Armagnac et le seigneur d'Albret. C'est pourquoi, si votre seigneur
persévère dans son envieux et mauvais projet, vous voudrez bien nous faire
connaître par vos lettres, et le plutôt que vous pourrez, si ceux du pays de
Flandre veulent tenir pour leur compte les trêves conclues récemment entre
nous, sans assister le mauvais projet de nos seigneurs contre nous. Et si
vous, très-chers amis et honorés seigneurs, et les communes de Flandre,
voulez les tenir, nous entendons et nous proposons d'en faire de même de
notre côté. Très-chers et honorés amis, que le Saint-Esprit vous ait en sa
garde. Donné à Westminster le 13 mai 1413. » Les
bonnes villes avaient répondu que le duc de Bourgogne et comte de Flandre
pouvait à sa volonté assister le roi son souverain seigneur, mais, qu'elles
voulaient garder la trêve. Rien
n'était donc plus important que de terminer l'entreprise commencée avant
l'arrivée des Anglais. Le comte de Saint-Pol avait été envoyé sur les
frontières de la Picardie pour s'opposer aux entreprises des gens de Calais ;
le roi de Sicile dans le Perche pour saisir la seigneurie du comte d'Alençon.
Le maréchal de Loigny avec les Parisiens s'était porté vers la ville de Dreux
qui était le principal lieu de refuge des Armagnacs et le dépôt de leur
butin. Le reste de l'armée marchait avec le roi. Il
s'empara d'abord de Fontenay et de Dun-le-Roy deux forteresses du Berry qui
ne se défendirent pas longtemps ; puis il alla camper devant Bourges, où se
tenaient enfermés le duc de Berri, le duc de Bourbon, le sire d'Albret, le
comte d'Auxerre, l'archevêque de Sens, l'évêque de Paris, l'archevêque de
Bourges, et une foule de seigneurs du parti des Armagnacs. Parmi
les conseillers qui entouraient le roi, beaucoup s'affligeaient de, voir le
duc de Bourgogne mener si vivement cette guerre, et ne pas s'efforcer de la
prévenir encore une fois par un accommodement. Le roi lui-même éprouvait
quelque chagrin de venir combattre son vieil oncle de Berri, le guide et le
tuteur de sa jeunesse. Déjà à sa sollicitation, il avait fait quartier à la
garnison de Dun-le-Roy, malgré les clameurs des Bourguignons, qui voulaient
tomber sur les gens à l'écharpe blanche[2]. On commença par envoyer sommer
la ville de Bourges. Le duc de Berri répondit qu'il était parent et serviteur
du roi, prêt à ouvrir les portes à lui et à monseigneur le duc de Guyenne,
mais qu'ils avaient en leur compagnie des gens qui n'y devaient point être :
qu'ainsi il allait garder de son mieux sa ville pour le roi. Alors
on se résolut à faire le siéger Il y avait longtemps qu'une occasion si
solennelle ne s'était présentée ; le roi fit plus de cinq cents chevaliers ;
plusieurs aussitôt après levèrent leur bannière. L'attaque commença le 11 de
juin. La ville était grande ; deux petites rivières qui s'y réunissent
formaient de grands marais. Il aurait fallu une armée beaucoup plus nombreuse
pour l'environner. On résolut d'en forcer une porte. Il avait été fait pour
le siège de Dun-le-Roy une grande machine nommée la griète, qui, à force de
poudre, lançait des pierres énormes. Il fallait vingt hommes pour la
manœuvrer, elle faisait de grands ravages chez les assiégés, et agissait avec
tant de force et de bruit qu'elle n'était pas sans péril pour ceux qui la
faisaient aller. Les
deux armées étaient fort animées. On se criait des injures du haut en bas des
murailles[3]. Les assiégés appelaient leurs
adversaires, traîtres et mauvais Bourguignons. Ils leur reprochaient de tenir
prisonnier dans sa tente le roi, qui n'était sensé ni de pensée, ni de
propos. Ils traitaient le duc de Bourgogne d'homicide infâme, et disaient
que, sans lui, ils eussent ouvert leurs portes au roi. Leur cri était : «
Vive le roi, le duc de Berri et le duc d'Orléans. » Le duc de Bourgogne
entendait souvent ces propos et ne disait mot, se promettant bien de se
venger. Les assiégeants appelaient les autres, rebelles au roi leur souverain
seigneur, et les accablaient de toutes les invectives qu'on avait coutume
d'adresser aux Armagnacs. Cependant
on s'étonnait qu'une garnison si forte, et qui n'était pas enfermée, ne
tentât aucune sortie. Deux jours après le bruit se répandit dans le camp,
qu'une trêve venait d'être conclue pour traiter de la paix. Alors chacun se
désarma, et rentra dans sa tente pour être à l'abri de la chaleur, qui était
forte ce jour-là[4]. Sur les trois heures, deux
pages du sire de Croy, en menant leurs chevaux à l'abreuvoir, virent une
troupe ennemie qui se glissait dans les vignes, pour surprendre le camp.
L'alarme fut bientôt donnée, on courut aux armes. Les nouveaux chevaliers
saisirent cette occasion de s'illustrer. Les assiégeants furent durement
repoussés, et perdirent beaucoup des leurs. Parmi les prisonniers était un
serviteur du sire d'Albret qui révéla le complot caché sous cette entreprise.
Les princes avaient de nombreuses intelligences dans le camp Messire Robert
de Boissay, premier maître-d'hôtel du roi, maître Geoffroy de Villon,
secrétaire du duc d'Aquitaine, Gilles de Soisy et Enguerrand de Seurre,
écuyers, leur faisaient savoir tout ce qui se passait dans l'armée et au conseil.
C'étaient eux qui avaient semé la nouvelle d'une trêve. Les hommes d'armes
qu'on avait vus sortir de la ville devaient être secondés par une troupe de
gens à pied ; ceux-là, par une autre porte, seraient venus faire une seconde
attaque. A ce moyen on aurait mis le feu à la griète ; tout était même prêt
pour enlever le roi et le duc de Guyenne ; c'était le principal espoir qu'on
avait conçu. Le
premier maître-d'hôtel et ses complices avouèrent ce dont ils furent accusés,
et eurent la tête tranchée. Le duc de Bourgogne redoubla de précautions et de
méfiance. Le
siège se prolongeait ; les vivres et les fourrages manquaient. Il fallait
aller les chercher au loin. Le pays était pauvre ; c'était du Nivernais et de
la ville de la Charité qu'on faisait arriver les convois. Bien que le sire de
Helly et le sire de Rambures fussent chargés du service de les escorter, ils
étaient toujours inquiétés et quelquefois surpris par la garnison ; elle
continuait à tenir la campagne. Il y avait aussi à Sancerre un parti
d'Armagnacs qui faisait forte guerre aux fourrageurs de l'armée royale ; mais
le grand maître de la maison du roi, messire Guichard Dauphin parvint à
gagner son cousin qui commandait la forteresse de Sancerre, et il la rendit. Les
maladies commençaient déjà à ravager l'armée. Les marais de Bourges étaient
fort malsains. On disait que les Armagnacs avaient empoisonné tous les puits.
La disette se faisait sentir chaque jour davantage. En vain promettait-on aux
marchands bonne et sûre escorte[5]. Comme on les payait mal, ils
n'étaient point tentés de venir. Le duc
de Bourgogne résolut alors de transporter l'attaque de l'autre côté de la
rivière, où la contrée avait été moins dévastée. En même temps, il envoya le
prévôt chercher à Paris un convoi d'argent. Depuis
le départ du roi, toute la ville ne semblait occupée que de prières pour le
rétablissement de la paix, ou l'heureux succès des armes du roi et le
maintien de sa santé. C'était chaque dimanche des processions magnifiques, où
l'on portait les reliques des saints, où le clergé et les évêques, qui
étaient pour lors à Paris, marchaient dans la plus grande pompe, suivis de
quarante ou cinquante mille bourgeois, de l'université, du Parlement, de tous
les étudiants, les pieds nus et un cierge à la main. Jamais on n'avait vu
tant de dévotion, ni de si tristes processions. Chacun jeûnait et se
mortifiait afin d'obtenir du ciel la fin de tant de maux ; la France était,
depuis deux ans, ravagée et mise à feu et à sang[6]. Pendant
ce temps, la milice de Paris courait la campagne, poursuivant les Armagnacs
qui tenaient encore quelques places dans la Beauce. De-là, ils allèrent, sous
le maréchal de Loigny, attaquer Dreux. La place était forte, et les assiégés
se raillaient beaucoup des gros bourgeois de Paris. La milice y mit tant de
vigueur et de courage, que bientôt elle fit une brèche praticable et prit
d'assaut la ville ; elle fut cruellement pillée. Les restes de la garnison se
réfugièrent dans le château qui continua à se défendre. Comme il ne pouvait
s'être emporté aussi facilement, et que le siège traînait en longueur, les
Parisiens de la milice commencèrent à dire qu'ils étaient trahis, et que les
commandants qu'on leur avait donnés recevaient de l'argent des Armagnacs. On
leur avait persuadé cependant que le maréchal de Loigny était un des bons ;
ils ne savaient plus à qui se fier, et assuraient, dans leur colère, qu'on
les voulait empêcher de nettoyer le royaume de tous ces traîtres et de ces
gentilshommes dont ils étaient si fort haïs parce qu'ils se battaient aussi
bien qu'eux[7]. Ce ne
fut pas sans peine que le prévôt parvint à rassembler de l'argent pour le
siège de Bourges. Les Armagnacs, prévenus de l'arrivée du convoi, firent une
entreprise pour l'enlever. Mais le sire de Helly et les hommes d'armes
picards vinrent au secours et repoussèrent les gens de la garnison. Le
siège n'avançait pas. A la disette avait succédé l'épidémie. Elle ravageait
l'armée du roi. Déjà près de huit mille gens d'armes[8] avaient péri. Le sire Gilles de
Bretagne, second frère du duc, le comte de Mortagne frère du roi de Navarre,
le sire Aimé de Viry, le sire de Ghistelles, beaucoup d'autres chevaliers
illustres étaient mortellement malades. La sécheresse était extraordinaire.
Les exhalaisons des marais, l'infection des cadavres répandaient partout la
contagion. Le découragement commença à gagner les assiégeants. Les gens de
bien, qui avaient toujours travaillé pour la paix, profitèrent de cette
disposition des esprits ; ils réussirent surtout auprès du duc de Guyenne.
C'était un jeune prince sans ressort et sans activité, lourd de corps et de
caractère, qui ne montrait de goût que pour ses aises et ses plaisirs ; il
aimait l'éclat en toutes choses, mais ne voulait point se donner de peine[9]. Il commença par se montrer
mécontent de tous les maux qu'on faisait souffrir à la province de Berri, qui
devait, à la mort de son oncle, passer dans son apanage. Bientôt il ordonna
que l'on cessât de ruiner par les machines et les canons sa belle ville de
Bourges. Le duc de Bourgogne, voyant qu'on cessait de presser le siège, en'
parla à son gendre ; il s'aperçut bientôt à sa réponse qu'il n'était plus
maître de son esprit, et que le duc de Guyenne prenait maintenant d'autres
conseils. En effet, après quelques paroles, ce prince déclara qu'il fallait
absolument que la guerre finît. Le duc de Bourgogne le conjura du moins que
ce fût aux conditions arrêtées dans le conseil, et que soumission entière fût
exigée des révoltés. « La guerre a trop duré, répliqua le dauphin, elle
se fait au préjudice du royaume, du roi mon père, et de moi-même. Nous la
faisons à mon oncle, à mes cousins-germains, à mes parents les plus proches,
dont je pourrais être grandement entouré et servi. Cependant je veux qu'ils
rentrent en l'obéissance du roi. » Le duc
de Bourgogne répondit humblement. Il jugeait que c'était une résolution prise
; d'ailleurs, on avait nouvelle que les Anglais étaient débarqués ; la ville
ne pouvait être forcée, ni la guerre finie avant leur arrivée. On commença à
traiter ; le maréchal de Savoie, que son maître envoyait expressément pour
conseiller la paix .au roi, et le sire Philibert de Naillac, grand-maître de
Rhodes, se chargèrent d'aller trouver le duc de Berri[10]. Il se montra d'abord assez
hautain. L'archevêque de Bourges vint de sa part haranguer le roi, en
présence de tous les princes et de son conseil ; là, dans un fort beau
discours, il témoigna, au nom du duc de Berri et de ses alliés, un grand
respect pour le roi, dei égards marqués pour les princes qui étaient
présents, ne prononça point le nom du duc de Bourgogne, et insista beaucoup
sur les méchants conseils et les suggestions des traîtres et des perfides. Il
demanda que justice en fût faite, et protesta que le duc de Berri n'avait, ni
d'intention, ni de fait, offensé le roi. Les
seigneurs, qui avaient profité de la dépouille des Armagnacs, ne manquèrent pas
de saisir ce qu'il y avait de rude dans cette réponse, pour ranimer et
fomenter la discorde ; mais le duc de Guyenne demeura sourd à leurs conseils
; il répétait souvent : « Le souverain bien de l'état consiste dans la
réconciliation de la maison royale, et je la souhaite avec une passion extrême.
» Le
grand maître de Rhodes, qui était né vassal du duc de Berri et qui en était
fort aimé, parvint enfin à l'adoucir. D'ailleurs il ne savait plus comment
payer ses hommes d'armes. Il avait vendu ou mis en gage son argenterie et ses
joyaux. Il avait fait frapper de la monnaie au coin du roi avec une moindre
valeur. La garnison manquait de vivres ; la ville avait été abîmée par les
pierres 'que lançaient les assiégeants. Lui-même avait été obligé de changer
mainte fois de logement, parce qu'on dirigeait les machines sur une maison
dès qu'il y venait habiter. Il
consentit donc à une entrevue avec le duc de Bourgogne. Le lieu fut convenu.
On éleva une barrière ; des hommes d'armes furent placés assez, près de
chaque côté, car chacun n'avait pas grande confiance en son ennemi. Alors les
deux princes s'avancèrent, accompagnés de leurs conseils, pour y recourir
quand on en viendrait à discuter les articles du traité. Tous deux étaient
revêtus de leur armure. Le duc de Berri, âgé de plus de soixante-dix ans,
avait une belle et noble contenance, il portait un casque d'acier, dont la
visière relevée était ornée de pierreries ; un jacque de pourpre couvrait son
armure ; il avait l'écharpe blanche bordée de marguerites ; une dague à sa
ceinture, la hache d'armes à la main. A peine
se furent-ils regardés, qu'émus par le souvenir d'une amitié, qui était bien
plus ancienne et qui avait duré plus longtemps que leurs querelles, ils se
tendirent la main, puis s'embrassèrent, et demeurèrent un moment ainsi serrés
l'un contre l'autre. Le duc de Berri rompit le silence : « Mon neveu, dit-il,
j'ai mal fait, et vous encore pis. C'est à nous de tâcher que le royaume demeure
paisible et heureux — Il ne tiendra pas à moi, mon oncle, répondit le duc
Jean. » Chacun autour d'eux était attendri jusqu'aux larmes. On commença à
parlementer sur les articles. Après deux heures de conférence les deux
princes se quittèrent, en se faisant une grande amitié. Seulement le duc de
Berri lui dit avec un peu de rancune : « Ah mon cher neveu et filleul, quand
votre père vivait, il ne fallait pas de barrière entre nous deux ; nous
étions bien d'accord lui et moi. — Monseigneur, ce n'est pas moi, répondit le
duc de Bourgogne. » Il y
eut encore beaucoup de difficultés. Les deux partis étaient aussi irrités que
jamais l'un contre l'autre. Les Armagnacs ne pouvaient s'avouer vaincus et
n'entendaient en aucune façon avoir besoin de pardon. Enfin, la volonté du
duc de Guyenne l'emporta sur tous les efforts des Bourguignons. Il fut réglé
que le duc de Berri rendrait au roi et au duc de Guyenne les clefs de Bourges
et de toute autre ville où ils voudraient entrer avec leurs troupes, en
s'excusant de leur en avoir refusé l'entrée : que le duc et les seigneurs
renonceraient à toute alliance avec les Anglais et les ennemis du royaume :
qu'ils renonceraient aussi à toute confédération formée contre le duc de
Bourgogne, qui, de son côté, renoncerait à celles qu'il avait pu faire contre
eux : qu'ils promettaient aide, service et obéissance au roi, contre son
adversaire d'Angleterre, comme les y obligeaient le droit et la raison :
qu'ils exécuteraient les articles de la paix de Chartres et les jureraient de
nouveau : que le duc de Bourgogne et les autres princes qui étaient auprès du
roi, s'engageraient à employer leurs bons offices pour faire restituer les
confiscations prononcées ; enfin, qu'il ne serait de part ni d'autre conservé
aucune haine, ni ressentiment contre qui que ce soit, de quelque rang ou
qualité qu'il pût être. Ces
conditions ainsi arrêtées, il fut conclu de les envoyer au duc de Berri, et
que le roi attendrait sa réponse à la tête de son armée rangée en bataille,
et l'oriflamme déployée, afin d'obtenir par la force, s'il le fallait,
obéissance à son autorité. Une si
fâcheuse extrémité ne fut pas nécessaire ; le duc de Berri, avec un cortége
de cinq cents chevaliers, vint porter les clefs de la ville au roi, qui le
reçut avec tendresse. Lorsqu'il' embrassa son petit-neveu le duc de Guyenne,
les larmes lui vinrent aux yeux ; il jura sans réserve les conditions du
traité, et s'engagea, au nom du duc d'Orléans, comme au sien. Tous les gens
de bien de l'armée étaient dans la joie de cette heureuse réconciliation. La
paix fut publiée avec solennité dans la ville et dans le camp. Défenses
furent faites de se servir désormais des mots d'Armagnacs et de Bourguignons,
ni d'aucune autre injure en usage entre les deux partis. Toutefois le duc de
Berri et ses partisans continuaient à porter leur écharpe blanche, ce qui
irritait beaucoup les serviteurs du duc Jean ; ils appelaient cette
obstination une offense à la majesté du roi. A ce
moment, arrivèrent au camp le roi de Sicile et le comte de Penthièvre ; ils
avaient d'abord fait une guerre heureuse contre le comte d'Alençon, et
s'étaient emparés de presque toute sa seigneurie ; mais les Anglais, sous les
ordres du duc de Clarence, fils du roi d'Angleterre, venaient de débarquer à
la Hogue, et ils étaient les plus forts ; déjà ils dévastaient tout le pays.
Il était pressant de les renvoyer. Pour terminer les affaires de la paix, et
la faire jurer au duc d'Orléans, le roi indiqua Auxerre ; il fut convenu que
tous les princes s'y rendraient. Ils y
vinrent en effet. Le roi était tombé malade et ne pouvait être produit en
public. Mais le duc de Guyenne voulut donner à cette cérémonie toute la
solennité possible. Les députations du Parlement, de la chambre des comptes,
de l'université, des échevins et de la bourgeoisie de Paris, le prévôt de la
ville, le prévôt des marchands, des députés des bonnes villes furent mandés.
On avait dressé un grand échafaud dans la cour de l'abbaye Saint-Germain d'Auxerre.
Une foule énorme se pressait ; de nobles hommes d'armes avaient été préparés
par le connétable pour maintenir l'ordre et empêcher le peuple d'avancer. Cet
emploi leur déplaisait fort, et le connétable fut obligé de s'emporter et
même d'en frapper quelques-uns pour les faire obéir[11]. Le duc
de Guyenne se plaça près du siège laissé vacant pour le roi. A sa droite
étaient les ducs de Berri et de Bourgogne. Le duc d'Orléans se fit un peu
attendre. Enfin, il arriva avec son frère le comte de Vertus. Leur suite
était nombreuse, plus éclatante peut-être que celle du roi ; mais, pour eux,
ils portaient l'habit de deuil ; chacun se leva à leur arrivée. Le duc de
Bourbon alla au-devant d'eux, les amena devant le duc de Guyenne, qui les
embrassa et leur fit grand accueil ; puis il fit signe au duc d'Orléans de
s'asseoir entre le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon. Les hérauts d'armes
commandèrent le silence, et le chancelier de France ayant annoncé que les
princes étaient réunis par les ordres du roi, pour jurer l'observation des
articles de la paix, un secrétaire en donna lecture à haute voix ; puis le
duc de Guyenne fit apporter les saints Évangiles, un morceau du bois de la
vraie croix, et d'autres reliques. Les princes, appelés l'un après l'autre,
posèrent la main dessus, et firent le serment. Lorsqu'ils furent retournés en
leur place, le chancelier de Guyenne dit : « Le roi ordonne à tous les
ecclésiastiques-ici présents, de protester, la main sur la conscience, en foi
et parole de prêtre, d'agréer et de ratifier ce qui a été lu. » Cela fait, le
chancelier reprit de nouveau : « Le roi commande à tous les nobles et non
nobles ici assemblés, de lever la main vers le ciel et de faire le même
serment. » Il fut proféré de grand cœur. La foule était ravie de joie ;
chacun avait les larmes aux yeux, et voyait la fin de toutes les calamités du
royaume. On attribuait à quelque miracle de la Providence, cette
réconciliation des princes, qui semblait si complète et si sincère[12]. En
effet, les princes se donnaient les uns aux autres des témoignages publics
d'affection et de familiarité ; ils dînaient tous ensemble, assistaient aux
cérémonies et aux réjouissances ; on vit même le duc de Bourgogne et le duc
d'Orléans, en signe d'intimité fraternelle, se promener tous deux sur le même
cheval. Le peuple et les bonnes gens en poussaient des cris d'allégresse, et
chantaient Gloria in excelsis. Les mauvaises langues, et ceux qui
savaient mieux y voir, en faisaient au contraire grande risée[13]. En
renouvelant le traité de Chartres, le duc de Bourgogne s'était encore engagé
à donner en mariage une de ses filles au comte de Vertus ; il en fiança une
autre, mademoiselle Agnès alors âgée de cinq ans avec le fils aîné du duc de
Bourbon. L'épidémie,
après avoir ravagé l'armée devant Bourges, s'était étendue dans les villes
qu'elle avait traversées ; de pernicieuses maladies régnaient à Auxerre ; le
sire de Bretagne, le comte de Mortagne venaient d'y succomber. Les princes
ramenèrent le roi-dans son château de Melun, et passèrent encore plusieurs
jours dans cette ville, pour aviser aux affaires du royaume. Il fut statué
que toutes les confiscations seraient restituées, mais qu'aucune indemnité ne
serait accordée pour dommages mobiliers, châteaux démolis, villes détruites,
meubles ou argent dérobés, vignes rasées, bois coupés. On régla aussi que les
évêques seraient rétablis sur leurs sièges ; mais les charges et offices
furent conservés à ceux qui venaient d'en être pourvus[14]. Le sire d'Albret, qui avait
déjà eu querelle avec le comte de Saint-Pol, sur la dignité de connétable, se
trouva fort offensé de cette clause, et se retira. Néanmoins l'union
paraissait toujours aussi grande entre les princes. Le duc de Bourgogne et le
duc de Bourbon contractèrent ensemble une alliance ; peu de jours après elle
fut rendue commune aussi au duc d'Orléans et au comte de Vertus. Ils se
promirent de tout leur cœur affection et bonne volonté ; ils se jurèrent de
s'aimer, et de travailler, par toute sorte de moyens, à l'avancement,
l'honneur, le bien et le profit les uns des autres : de se garantir les uns
les autres de tous maux ou inconvénients. Ils convinrent que, si quelque
rapport sinistre était fait à l'un contre l'autre, aussitôt que possible ils
s'en éclairciraient loyalement, et se nommeraient le dénonciateur, pour en
faire justice et vengeance s'il y avait lieu. Ils ôtaient de leur cœur toute
haine et toute rancune contre les vassaux les uns des autres, et leur
remettaient les injures. Enfin, ils faisaient jurer cette même alliance par
leurs chanceliers : les chargeant spécialement de veiller au maintien de la
paix entre eux[15]. Il se
forma à Melun une amitié nouvelle et assez droite entre le duc de Guyenne et
son cousin-germain le duc d'Orléans. Il n'y avait pas en effet de prince plus
aimable, plus accompli. Au contraire, le duc Jean, qui jusque-là avait
possédé toute la confiance du dauphin, était impérieux et plein de rudesse.
Le duc d'Orléans plaça dans cette cour deux de ses serviteurs les plus
dévoués, Jacques de La Rivière et un autre gentilhomme des environs de Dreux,
simple écuyer, qu'on nommait le petit Mesnil[16]. Le duc de Guyenne approcha
aussi de sa personne, et rappela à son office de chambellan le sire de
Montaigu, en lui rendant tous ses biens confisqués[17]. En même temps, il dit
hautement que la condamnation prononcée contre le grand-maître lui avait
toujours fort déplu, que c'était un jugement en mauvaise forme, trop soudain,
et qui avait en pour motif la haine et une volonté absolue, plus que la
justice et la raison. L'ordre fut donné au prévôt de Paris d'aller
solennellement chercher le corps de Montaigu au gibet de Montfaucon, et sa tête
qu'on voyait encore exposée aux Halles sur une pique. Ses restes furent
ensevelis dans l'église des Célestins qu'il avait élevée à Marcoussis. Plus
tard deux de ses filles étant devenues veuves, épousèrent deux princes de la
maison de Bourbon[18]. Mais
bientôt le duc d'Orléans fut obligé de s'éloigner ; les Anglais qu'il avait
appelés en France réclamaient leur paiement. Ils avaient traversé la
Normandie et le Maine en y faisant mille ravages, et maintenant ils allaient
entrer dans le duché d'Orléans ; en même temps une autre armée anglaise
entrait par Calais et le comté de Boulogne. On résolut de leur opposer la
force. Des mande-mens furent envoyés aux hommes d'armes de France de
s'assembler à Melun, aux hommes d'armes de Bourgogne pour se trouver à
Montereau. De-là on devait marcher par Chartres. Le trésor du roi n'offrait
aucune ressource pour payer les Anglais. Les princes alliés avaient épuisé
toutes leurs finances. Dans cette détresse, le chancelier s'adressa à la
ville de Paris. Il lui fut répondu tout d'une voix que ceux qui avaient fait
venir les Anglais n'avaient qu'à les payer. Cette réponse était trop juste
pour insister davantage. Le duc d'Orléans obtint la permission de lever une
taille extraordinaire dans ses seigneuries, puis partit pour aller traiter
avec le duc de Clarence. Il lui porta le peu (l'argent qu'il put, avec ses
confédérés, obtenir en mettant en gage les ornements et les reliquaires des
églises ; il donna en otage, pour le paiement du reste, son frère le duc
d'Angoulême, et quatre chevaliers. Les Anglais poursuivirent alors leur route
vers Bordeaux en assez bon ordre, annonçant qu'ils allaient bientôt rentrer
en France pour y porter la guerre au nom de leur roi. Le 29
septembre, le dauphin fit son entrée à Paris, ayant à côté de lui le duc de
Bourgogne et le comte de Vertus. Le roi et la reine y revinrent aussi. Peu de
jours après, le duc de Berri retourna aussi, avec beaucoup de répugnance et
de rancune contre les Parisiens, à son bel hôtel de Nesle qu'ils avaient
saccagé. Le peuple était joyeux de revoir tous ces princes ; il faisait grand
accueil, même à ceux du parti Armagnacs, et prenait confiance en eux. Mais
les bouchers et les gens de la milice regardaient cette paix comme une
trahison, et supposaient à tous ces seigneurs de mauvaises intentions contre
le bien public[19]. Un des serviteurs du duc de
Berry oyant voulu tuer un habitant de Paris, la ville eut la permission de
faire faire le guet nuit et jour, et il fut défendu à tout autre 'qu'aux
bourgeois de marcher armé durant la nuit[20]. Dans la
pompe de l'entrée du roi, on remarqua que nul n'était plus fastueux en ses
équipages, que le sire Lourdin de Saligny chambellan du duc de Bourgogne, et
l'on fut bien surpris lorsque le lendemain il fut saisi par l'ordre de son
maitre et envoyé en Flandre. On ne savait rien de précis sur le crime qui lui
était imputé. Les uns disaient que le sire de Jacqueville, chevalier du pays
de Beauce, qui avait tout dernièrement gagné la faveur du duc Jean, et qui
succédait dans sa confiance au prévôt de. Paris, lui avait révélé un complot
tramé contre sa vie par la veuve du grand-maître Montaigu, et dont le sire de
Saligny devait être le principal instrument. D'autres disaient que c'était
sur un avis donné par le duc de Bourbon qu'il avait été arrêté. Le duc
de Lorraine était venu à Paris sous la protection du duc de Bourgogne pour y
terminer une fâcheuse affaire que lui avait attirée son imprudence. Il
prétendait que la seigneurie de Neufchâteau relevait, non du roi, mais de
l'empire. Un exploit lui fut signifié pour qu'il eût à rendre foi et hommage
à son légitime seigneur. Non-seulement les huissiers furent mis en prison,
mais l'écusson de France qu'ils avaient attaché aux murs de la ville en
témoignage de suzeraineté, fut arraché et traîné dans la boue. Le duc fut
ajourné au Parlement, n'y comparut point et fut condamné par défaut, comme
coupable de lèse-majesté ; il fut banni et ses seigneuries déclarées en
forfaiture[21]. Dès que le Parlement sut que
le duc de Lorraine était à Paris, il ordonna au procureur et aux avocats du
roi, d'aller à la cour, et de requérir le roi qu'il fit justice du duc de
Lorraine, et le livrât au Parlement. Les gens du roi arrivèrent comme le duc
Jean présentait au roi le duc de Lorraine. Le chancelier leur demanda ce
qu'ils voulaient. Pour lors maître Juvénal, avocat du roi, s'agenouilla et
fit sa requête. « Juvénal, dit le duc de Bourgogne, ce n'est pas la
manière d'agir. — « Monseigneur, repartit l'avocat du roi, il faut faire
ce que la cour du Parlement a ordonné, et je requiers ceux qui sont bons et
loyaux de venir avec nous : que ceux qui ne le sont pas passent vers le duc
de Lorraine. » Alors le duc de Bourgogne lui-même quitta le duc de Lorraine,
tenait par la manche, et celui-ci se vit forcé à demander bien humblement
pardon au roi, qui lui remit sa condamnation. Le duc de Bourgogne n'aimait
pas assez le bien du royaume pour savoir gré à mi bon et loyal serviteur du
roi d'avoir ainsi fait son devoir, il en garda rancune à maître Juvénal. Outre
les malheurs et le désordre du royaume, qu'il était instant de réparer, on
voyait bien que la guerre allait recommencer avec les Anglais. Les sires de
Helly et de Rambure, le connétable, le roi de Sicile, étaient en Guyenne, en
Picardie et en Anjou pour s'opposer à leurs attaques ; mais ils avaient trop
peu de forces pour résister. Le conseil du roi résolut, dans de si tristes circonstances,
de réunir des députés des trois États du royaume. On dépêcha des exprès aux
villes pour leur mander d'envoyer leurs députés auprès du roi. Ils arrivèrent
à Paris dans le courant de janvier, et le 30 ils furent assemblés en présence
du roi, dans son hôtel Saint-Paul, avec l'université et le corps de la ville
; les ducs de Guyenne, ceux de Bourgogne, de Bourbon, le comte de Vertus, y
assistaient. Le duc d'Orléans était toujours absent, et le duc de Berri fort
malade. Beaucoup de seigneurs et de prélats avaient été convoqués aussi, et
faisaient partie de l'assemblée. Le sire
d'Ollehain, chancelier de Guyenne, exposa le sujet de cette réunion ; il
peignit les malheurs du royaume, insista avec force sur la réconciliation des
princes, la présenta comme inaltérable, parla de la nécessité de réunir tous
les efforts contre l'ennemi commun, et termina en demandant les moyens de
subvenir à une guerre qui s'annonçait comme si redoutable. « Le roi vous
donne six jours pour y penser, ajouta-t-il ; après ce délai vous reviendrez
lui faire savoir quels sont vos sentimens, et quelle assistance il peut se
promettre de vous pour sa gloire et le repos de ses peuples. » Au jour
fixé, les députés revinrent : ceux des provinces de Reims et de Rouen prirent
successivement la parole, exposèrent la détresse du peuple, louèrent beaucoup
les princes d'avoir mis fin à une si déplorable guerre ; mais prièrent le roi
d'avoir compassion de ses pauvres sujets, et d'être bien convaincu qu'ils
étaient hors d'état de porter le fardeau de la moindre taxe nouvelle. Le
lendemain l'abbé de Saint-Jean parla au nom du clergé avec plus de force
encore ; il ne craignit point d'attaquer les malversations des collecteurs et
receveurs, et bien plus encore les dispensateurs des finances du roi : il dit
qu'il fallait reprendre, sur les gens qui avaient pillé le peuple et le
trésor royal, de quoi entretenir les armées et faire la guerre. Deux
jours après, l'université et la ville de Paris portèrent la parole devant le
roi : il leur donna audience dans le cloître qui entourait la cour de son
hôtel Saint-Paul, et où il avait l'habitude de se promener ; car il n'y avait
pas de salle assez grande pour une si nombreuse assemblée. Le Parlement avait
refusé de se joindre à l'université qui l'y engageait. « Il ne convient pas,
avait-il répondu, à une cour établie pour rendre la justice au nom du roi, de
se rendre partie plaignante pour la demander. Au surplus, le Parlement est
toujours prêt toutes et quantes fois il plaira au roi de choisir quelques-uns
de ses membres pour s'occuper des affaires du royaume. L'université et le
corps de la ville sauront bien ne faire nulle chose qui ne soit à faire[22]. » Maître
Benoît Gentien, religieux de Saint-Denis, et fameux docteur en théologie, fut
l'orateur. Il parla d'abord de la paix jurée à Auxerre, et dit que le roi
était particulièrement obligé à la conserver : qu'il n'y avait aucune faveur,
aucune qualité, si grande qu'elle pût être, qui dût dispenser d'une punition
sévère quiconque oserait à l'avenir enfreindre une paix si heureuse et si
salutaire. Le texte de son discours était : Imperavit ventis et mari, et facta
est tranquillitas magna. Il partit de ces paroles pour imputer les
tempêtes de l'état au vent de l'ambition et au vent de la sédition. Il fit
une vive peinture des maux qu'avait produits l'ambition. Chacun y reconnut le
duc de Bourgogne, et beaucoup de personnes dans l'assemblée en murmurèrent.
Puis il passa au mauvais maniement des finances, à la quantité d'offices, à
leurs gages et pensions, à la cupidité des gens de cour, enfin à ce désordre
qui ne laissait pas au roi de quoi entretenir sa maison ou réparer ses
châteaux quand ils tombaient en ruines. « Sire, dit-il en terminant,
vous me pardonnerez si j'ose dire que tous vos sujets estiment que vous vous
éloignez un peu de la sage et prudente conduite du bon roi Charles votre père
d'heureuse mémoire. L'université votre fille et vos bons et fidèles bourgeois
de cette ville en ont beaucoup de douleur, et vous conjurent de ne pas avoir
la main toujours ouverte aux importunes demandes des gens de votre maison, de
vos conseils et des capitaines de vos forteresses ; ils abusent de votre
magnificence ; nous vous conseillons en outre de reprendre les deniers royaux
qui vous ont été dérobés par la fraude des receveurs. » Les
députés de Sens et de Bourg-es parlèrent dans le même sens. Le roi écouta
toutes ces remontrances avec bonté, fit répondre par le chancelier qu'il les
prendrait en considération, et l'assemblée fut congédiée. Il n'y
avait point là de quoi satisfaire un peuple mécontent et porté à la sédition,
ni même les hommes sensés et les gens de bien. L'université et la ville
trouvèrent que le discours de maître Gentien, qui avait tant choqué les
seigneurs de la cour, ne remplissait point l'intention publique ; et qu'au
lieu de se contenter de plaintes vagues et générales, il fallait nommer ceux
qui profitaient des abus et les perpétuaient. Pour réparer cette lâcheté, car
c'était ainsi qu'on appelait la conduite de maître Gentien, on fit rédiger
par maître Eustache de Pavilly, de l'ordre des carmes, un long mémoire, et
l'on demanda au roi une nouvelle audience pour lui en faire lecture. Elle fut
accordée, et le recteur de l'université fit lire à haute voix un cahier qui
renfermait à peu près ce qui suit : « Très-haut
et très-excellent prince, notre souverain seigneur et père, voici les
articles, que votre très-humble et dévouée fille, l'université de Paris, vos
très-humbles et obéissants sujets le prévôt des marchands, les échevins et
bourgeois de votre bonne ville de Paris, ont dressés, pour vous donner avis, confort
et aide, comme vous l'avez requis, pour le profit, l'honneur, et le bien de
vous et de la chose publique de votre royaume. » Le
premier article se rapportait à la paix des princes. On priait le roi de leur
en faire jurer l'observation entre ses propres mains. On se plaignait de ce
qu'elle restait sans exécution puisque les Anglais étaient dans le royaume,
et que des compagnies parcouraient encore diverses provinces en les ravageant
; on s'étonnait surtout que le comte d'Armagnac n'eût pas désarmé, et qu'il
ne tînt nul compte de la paix d'Auxerre. «
Secondement, l'université et la ville, considérant que pour l'honneur de
votre royaume, et aussi pour la continuation et conservation de votre
seigneurie et domination, il est de la plus grande nécessité de vous exposer
les défauts qui sont dans votre royaume, vous parleront des finances de votre
domaine. Elles doivent se distribuer en quatre emplois différents : les
aumônes ; la dépense de vous, de la reine et du duc de Guyenne ; les salaires
de vos serviteurs, et les réparations de vos hôtels, châteaux et domaines ;
enfin le reste qui, comme autrefois, doit être mis dans l'épargne du roi. » Or il
est clair que vos finances ne sont pas employées aux choses susdites. Quant
aux aumônes, on voit souvent les pauvres religieux et religieuses, tant des
abbayes que des hôpitaux, dépenser leur propre bien pour tâcher d'obtenir
justice. Leurs églises tombent en ruines, et le service divin cesse d'y être
célébré au préjudice des âmes de vos prédécesseurs, et à la charge de votre
conscience. » Quant
à la dépense de vous et du duc de Guyenne, il est prouvé qu'on prend pour la
faire quatre cent cinquante Mille francs tant du domaine que d'ailleurs, Au
temps passé, elle ne coûtait que quatre-vingt-quatorze mille francs, pourtant
vos prédécesseurs tenaient un bel état ; les marchands et autres gens étaient
payés de leurs denrées ; mais maintenant, ils ne le sont point. Et il arrive
souvent que le service de votre hôtel est interrompu, comme cela s'est vu
jeudi dernier à l'hôtel de la reine. De même, pour son hôtel, on ne prenait
auparavant que trente-six mille francs, aujourd'hui c'est cent quatre mille
francs sans compter le revenu de ses propres domaines, et les aides qu'elle y
lève. Il y a désordre aussi dans l'office de votre argentier, de même dans
votre écurie, objet de grandes dépenses, et où il s'en fait beaucoup qui ne
tournent pas à votre honneur et profit. » Quant
aux salaires des serviteurs de votre hôtel, ils se plaignent beaucoup des
gens de votre chambre aux deniers. Souvent ils ne peuvent avoir nouvelle de
leurs gages, et vivent ainsi dans la gêne et la pauvreté, sans pouvoir
paraître autour de vous aussi honnêtement qu'il conviendrait. Cependant il y
en a d'autres qui sont fort bien payés. « Vos
édifices, hôtels, châteaux, moulins, fours, vos chaussées, ponts, ports,
bacs, passages ne sont pas réparés, et tombent en ruine et en perdition. « Pour
l'épargne de votre domaine, il n'y a pas pour le présent un denier, bien
qu'au temps passé, sous le roi Philippe, le roi Jean, le roi Charles, il s'y
trouvât toujours de grandes sommes. « Tout
cela est de la faute des officiers commis au gouvernement desdites dépenses.
Raymond Raguier, maître de votre chambre aux deniers, est le principal
gouverneur et trésorier de la maison de la reine. Il s'est tellement conduit,
dans cet office, qu'il a fait de grandes acquisitions et édifices, comme on
peut le voir aux champs et à la ville. Chabot Poupart, votre argentier, et
Guillaume Budé, maître de vos garnisons, ont aussi gagné des rentes et des
possessions, et ont maintenant grosse et large consistance ; ils mènent un
grand état ; ils ont des chevaux, ils élèvent chaque jour des châteaux et
édifices. Ils ne pourraient faire tout cela avec le salaire de leur office,
ni avec les richesses qu'ils avaient quand ils, y sont entrés. « Pour
les finances du domaine de l'État, il y a trente ans et plus qu'elles sont
mal gouvernées, et qu'elles sont dévorées par plusieurs officiers, non pour
le bien de vous et de votre royaume, mais pour leur profit particulier ; sur
ce point l'université et vos sujets vous exposent ceci : premièrement, vous
avez un nombre excessif de trésoriers ; il y a tant à gagner dans ces charges
qu'une foule de gens s'efforcent d'y entrer, si bien qu'il n'est pas d'année
qu'il n'y en ait de changés, de remis, d'ôtés, selon ceux qui ont du crédit
dans le royaume. Dieu sait pourquoi ils y entrent si volontiers, sinon pour
les lopins et larcins qu'ils y font car si un trésorier ne retire pas de vous
quatre ou cinq mille francs par an, il lui semble que ce n'est rien. Il y en
avait deux autrefois ; maintenant il y en a quatre ou cinq, et il y en a eu
jusqu'à sept. Ils ne s'occupent point à payer les choses nécessaires, ni à
tenir les serments qu'ils font, mais à payer les grands et excessifs présents
qu'ils ont à faire à ceux qui les ont poussés là ; et tout cela se prend sur
les coffres. Toutes les finances leur ont passé par les mains, et ils ont
acquis, comme on sait, de hautes et innombrables possessions. Les trésoriers
d'à-présent, André Giffart, Bureau Dammartin, Regnier de Boligny, Nicolas
Bonnet et Guy Boucher sont inutiles, et coupables de ce mauvais régime,
spécialement André Giffart. Il avait perdu tout ce que son père avait gagné.
Néanmoins, par la protection du prévôt de Paris, dont il est cousin par sa
femme, il a été fait trésorier, et là s'est tellement gorgé de deniers, que
le voilà plein de rubis, de saphirs, de pierres précieuses, de vêtements
magnifiques et de chevaux ; il tient un état merveilleux, et l'on ne voit
chez lui que plats, écuelles, tasses et gobelets d'argent. « Autrefois,
pour suivre en justice les affaires de finance, il n'y avait qu'un conseiller
clerc ; aujourd'hui il y en a quatre, avec de grands profits. « Quant
aux aides, elles sont gouvernées par des officiers, nommés généraux des
aides, par l'ordonnance desquels passe tout le produit des aides levées pour
la guerre, qui va à douze mille francs, années communes. Ces généraux ne se
conduisent pas mieux que vos trésoriers. Il faut aussi qu'ils paient les amis
qui les ont placés là ; et en deux ans, ils gagnent, sans faute, neuf ou dix
mille francs, sans parler des dons qu'ils se procurent, dons qu'ils lèvent
quelquefois au nom des seigneurs, à l'insu de ceux-ci, comme on a pu le
découvrir lorsqu'on a voulu faire une réformation. « Il
y a encore un autre office, c'est l'épargne. On lève sur les aides cent ou
cent vingt mille francs pour mettre dans cette caisse, qui a deux clefs dont
vous devez porter une. Cet argent doit servir aux nécessités pressantes de
vous et de votre royaume ; Antoine Desessarts qui le gouverne, en a tellement
disposé qu'il n'y reste croix ni pile. Cet Antoine Desessarts a été aussi le
gardien de vos joyaux et de vos livrées ; il a acheté ce qu'il vous faut pour
votre corps : ce qu'il a, dit-on, fort mal ménagé. « On
a créé un autre office, de la garde des coffres, dont est pourvu Maurice de
Reuilly. Il reçoit chaque jour dix écus d'or en monnaie, pour que vous en
fassiez à votre plaisir ; mais vous n'en avez pas un denier, il l'a distribué
à sa fantaisie. Lorsque vous avez besoin urgent de finances pour votre guerre
ou vos grandes affaires, on ne trouve point d'argent. Alors on va aux
marchands qui en vendent et l'ont acquis par usure et rapine ; on leur donne
en gage vos joyaux et votre vaisselle ; au moyen de l'usure et du change,
vous payez quinze mille francs pour en avoir dix, ce qui montre bien que vos
serviteurs participent à de telles affaires et en partagent les profits.
C'est ainsi que cela se passe aussi chez les autres seigneurs de votre
famille, sans en excepter un. Une autre pratique des généraux de vos
finances, c'est de démettre de leur office les receveurs lorsqu'ils sont en
avance de cinq ou six mille francs ; alors ils en nomment un autre qui reçoit
tout ce qui est à recouvrer ; puis on remet le premier en exigeant de lui
quelque bonne somme, et il reprend son office, non pour vous, mais pour se
payer de ce qui lui était dû. C'est ainsi qu'on fait chevaucher une année sur
l'autre, et qu'on vous fait boire votre vin en verjus. Vous êtes si gêné
d'argent que souvent, quand il y a une ambassade à envoyer, on ne trouverait
pas de quoi faire partir un simple chanoine ; l'ambassade ne se fait pas ou
arrive trop tard, à votre grand préjudice. « Outre
le domaine et les aides, il a été levé, depuis deux ou trois ans, des
tailles, dixièmes, demi-dixièmes, impositions, maltôtes, taxes par suite de
réforme 9 et diverses autres manières d'avoir finances. C'est le prévôt de
Paris qui s'en est entremis. Il s'est fait appeler souverain maître des
finances et gouverneur général. Lui, et d'autres de vos grands officiers ont
aussi possédé un grand nombre de charges, puis les ont vendues, et en ont
touché la finance qu'ils ont mise en leur sac, au préjudice de vous et de la
chose publique, en plaçant dans lesdites charges des gens inutiles et ignorants.
Ainsi, le prévôt de Paris tenait, depuis quelque temps l'office de gouverneur
général et maître des eaux et forêts. Il l'a résigné au seigneur d'Ivry et en
a touché six mille francs. Outre la prévôté de Paris, il a la capitainerie de
Cherbourg qui lui vaut six mille francs, et celle de Nemours deux mille
francs. « Ce
prévôt, et les autres gouverneurs de vos finances, ont encore une autre
manière de vous faire tort, c'est de faire avoir aux receveurs, grenetiers, à
leurs clercs, à leurs serviteurs, des dons qu'ils obtiennent régulièrement
chaque année comme une rente, outre leurs gages ordinaires ; si bien que
lorsque quelque jeune homme se met au service d'un receveur général ou d'un
grenetier, bien qu'il soit de petit état et de peu de science, en peu de
temps il se fait riche, mène un grand train, et achète, à vos dépens, des
offices et des héritages. Pendant ce temps-là on retarde le paiement des
gages des prud'hommes, chevaliers, conseillers ou autres. Souvent on exige
d'eux des quittances signées en blanc, et l'on en fait mauvais usage. C'est
grande pitié d'entendre les plaintes de ces chevaliers sur la façon dont ils
sont payés. Maintenant, c'est une règle générale que les gens d'armes vivent
sur le pays, faute de recevoir leurs gages. L'université pense aussi que,
généralement, toutes sortes d'officiers tiennent un trop grand état, et
craint que Dieu ne se courrouce enfin des inconvénients qui en proviennent. « Quant
à votre grand conseil, on n'y tient pas l'ordre qui conviendrait ; on y est
reçu à petites conditions. Cependant on n'y devrait admettre que des
prud'hommes, de sages clercs ou chevaliers, touchant gage ou pension de vous,
et non de quelqu'autre seigneur ; ayant l'œil à vos intérêts, à votre honneur
et à celui de votre royaume. Il arrive souvent, à cause de la multitude qui
s'y trouve, que les requêtes qui vous sont faites et vos affaires sont
laissées là. Les ambassadeurs, tant étrangers que du royaume, demeurent sans
être expédiés. Lorsqu'une bonne conclusion y est prise, ce qui arrive
quelquefois, il faudrait qu'elle ne tardât pas à être exécutée, et qu'elle ne
fût pas ensuite rétractée un jour où il n'assiste que peu de gens au conseil,
ainsi que cela s'est vu. C'est un grand inconvénient que cette lenteur
d'expédition dans les affaires. On entend des seigneurs se plaindre de ce que
votre conseil ne leur donne nulle réponse, même quand il s'agit du bien de
votre royaume ; il en est qui disent que si l'on n'y met pas ordre, il leur
faudra nécessairement faire leur paix avec vos ennemis ; par-là, vous êtes en
péril de perdre plusieurs de vos bons vassaux. « Passant
à la justice de votre' royaume, votre cour de Parlement qui est souveraine cour
dans votre royaume, ne se gouverne pas comme elle était accoutumée.
Autrefois, on y mettait de hauts et excellents clercs, de notables
prud'hommes d'âge mer, experts en droit et en justice. Telle était la
renommée de la justice rendue en cette cour, sans faveur pour personne, que
non pas seulement des chrétiens, mais même des Sarrazins sont venus y
demander jugement. Depuis quelque temps, par faveur, par parenté, par amitié,
par prière, des jeunes gens ignorant le fait de justice, et indignes d'un si
noble et excellent office, y ont été mis ; l'autorité et la renommée de cette
cour en sont fort amoindries. On y voit aussi siéger ensemble des fils et des
pères, des frères, des oncles et des neveux, des pareils, et il peul, en
résulter de grands inconvénients. On dit encore que les causes de plusieurs
pauvres gens y sont comme enterrées, et qu'ils ne peuvent avoir justice. « Quant
à la chambre des comptes, toutes sortes d'inconvénients y sont amassés ; bien
que récemment on ait nommé de nouveaux maîtres, il ne semble pas que la chose
aille mieux. Parmi ces nouveaux, est Alexandre Boursier qui a été
receveur-général des aides et qui n'a pas encore clos ses comptes : de sorte
que celui qui est à réformer, est chargé de réformer les autres. « Pour
les généraux de justice chargés de prononcer sur le fait des aides, nous
remarquerons qu'il n'y en avait qu'un ou deux sous le règne du feu roi
Charles, et qu'il y en a maintenant sept, dont chacun a cent francs de gage,
et un greffier, sans parler des clercs et des sergents, tous ayant de gros gages,
et recevant des présents. « Qui
voudrait parler des maîtres des requêtes de l'hôtel du roi, Dieu sait s'il
aurait à dire ! Au temps passé, on y mettait des hommes anciens et
expérimentés, connaissant les coutumes du royaume ; ils savaient répondre à
toutes les supplications et requêtes, et signer celles qui devaient l'être,
après quoi elles étaient expédiées à la chancellerie. A présent, ces jeunes
gens qui ne savent rien ne peuvent expédier les affaires, si ce n'est à la
volonté du chancelier ; d'où il suit qu'on est contraint, pour les suppléer,
de nommer des officiers extraordinaires qui sont fort payés. « Pour
votre chancelier de France, on sait assez qu'il a soutenu de grandes peines
et qu'il est bien digne d'avoir de grands profits, sans que le bien commun en
souffre. Cependant il ne devrait avoir pour ses gages, que deux mille livres,
et il a, depuis vingt ans, pris en outre deux mille francs sur les émoluments
du sceau ; de plus le registre des rémissions qui, à vingt sous chacune, peut
donner une grosse somme ; deux mille francs sur les aides ; deux cents francs
par an pour ses vêtements ; cinq à six cents livres sur le trésor. Il a
obtenu encore de grands dons sur les tailles et impositions. On peut dire
aussi qu'il a bien légèrement passé et scellé des lettres portant des dons
excessifs. Ainsi la chancellerie est gouvernée de façon qu'il ne vous en
revient pas grand profit, bien que les émoluments du sceau soient
très-considérables. « Il
ne faut pas oublier de dire que, depuis un peu de temps, votre monnaie est
grandement diminuée en poids et en valeur. L'écu a été diminué de deux sous,
et les pièces de deux blancs de deux oboles. Cela est à votre préjudice, car
les Lombards recueillent tout le bon or et font leurs paye-mens en nouvelle
monnaie. Le prévôt de Paris, le prévôt des marchands et Michel Lailler ont
attiré à eux la connaissance des affaires des monnaies ; à supposer que par
cette diminution ils vous aient fait faire quelque profit, cela n'est pas à
comparer à la perte qu'en ont souffert vous et le royaume, comme pourraient
l'expliquer mieux gens à ce connaissant. « Mais
il ne suffit pas à l'université et à vos sujets de vous exposer les fautes et
le mauvais régime des susdits, vous avez voulu qu'ils vinssent à vous pour
vous bien conseiller ; ils souhaiteraient qu'il plût à Dieu de leur faire
cette grâce. Ils y sont tenus, tout comme à vous sacrifier de bon cœur leur
personne et leur avoir. Premièrement pour remédier à ces choses et avoir, le
plutôt que faire se pourra, une bonne et juste finance, il est à propos de clore
la main à tous ces gouvernants, sans exception, de les démettre de leurs
offices, et de s'assurer de leurs biens meubles et immeubles ainsi que de
leur personne, jusqu'à ce qu'ils aient rendu compte. Il faut annihiler tous
dons accordés et toutes pensions extraordinaires : mander tous les receveurs
et vicomtes du domaine et des aides, ainsi que les grenetiers de la gabelle,
et leur défendre, sous peine de confiscation de corps et de biens, de ne
compter leurs recettes qu'à vous-même sans égard à aucune assignation donnée
sur eux. Les aides ayant été établies seulement pour la guerre et la défense
du royaume, vous devez les retirer toutes en votre main et ne pas les laisser
aller à d'autre usage ; vous en avez maintenant un si grand besoin, que personne
ne pourra le trouver mauvais. Sur ce, veuillez vous souvenir du bon
gouvernement de votre père le roi Charles, qui employa les aides si noblement
qu'il chassa les Anglais du royaume et recouvra ses forteresses. Ses
officiers étaient pourtant bien payés ; il lui restait encore de grandes
finances, et il a laissé de beaux joyaux. « Et
si vous n'avez pas encore assez d'argent, il semble que vous pouvez en
prendre à ceux qui le tiennent de vous. On pourrait vous nommer jusqu'à seize
cents personnes riches et puissantes, dont le devoir est de secourir celles
qui sont pauvres. On pourrait leur demander certaine somme comme mille francs
chacune, en disant la manière dont elle leur sera restituée par la suite. « Pour
recevoir vos finances du domaine et des aides, il faudra choisir de notables prud'hommes
craignant Dieu, sans avarice, et né s'étant encore jamais mêlés de cette
sorte d'affaires, à qui l'on donnera des gages licites, sans dons
extraordinaires. « La
dépense ordinaire de vous, de la reine et du duc de Guyenne, doit être
soigneusement examinée pour ne point passer deux cent mille francs. « Quant
au Parlement, il faudra que ceux qu'on ne trouvera point suffisons soient
déposés, et qu'on les remplace par des personnes notables, en observant les
conditions anciennes. « Le
nombre de généraux de finance et de justice pour les aides, doit être réduit
aux nombre et usage anciens ; quant aux élus qui prononcent en premier
ressort sur le fait des aides, il nous semble que pour le bien de vous et de
votre peuple, on aurait pu confier leurs fonctions aux juges, t'eût été une
grande épargne. « La
chambre des comptes devait être occupée par de bons prud'hommes anciens ;
c'est elle qui aurait dû vous avertir de tout ceci. « Il
nous semble que pour votre conseil, on devrait choisir par bonne et vraie
élection quelques hommes sages, et qu'eux seuls avec ceux de votre famille
devraient former le conseil, vous conseiller loyalement, n'avoir l'œil à rien
qu'à votre bien et celui de votre royaume. Ils devraient être défendus et
soutenus par vous et votre justice, de telle manière que ce qu'ils
aviseraient fût mis à exécution sans nulle contradiction. « Nous
croyons que pour pourvoir à la défense des frontières d'Aquitaine, de
Picardie, et des autres provinces, il faudrait y appliquer somme suffisante
d'argent, en veillant à ce qu'il n'en résulte nul inconvénient, Nous
demandons qu'on choisisse bonnes et suffisantes personnes, ayant des gages
raisonnables, pour avoir, de votre part, l'œil sur ceux qui ont pris en ferme
les offices de prévôt, afin qu'ils ne grèvent pas, comme ils le font, les
pauvres et simples gens par d'excessives amendes. « L'université
et vos sujets vous supplient humblement d'ordonner à quelques personnes de
votre sang et à d'autres sages hommes, de réformer tous ceux qui ont
délinqué, et qui ont eu part à vos trésors sans cause raisonnable ; et de
commander aux prélats et bourgeois des provinces qui sont ici, de nommer les
gens qui sont coupables de quelqu'une des choses susdites. « Toutes
ces choses, notre souverain seigneur, nous vous les avons exposées
humblement, parce que nous désirons, par-dessus tout, votre bien, votre
honneur, la conservation de votre couronne. L'université, votre fille, ne
vous les a point dites pour en retirer aucun avantage temporel, mais pour
faire son devoir. Chacun sait que ce n'est pas elle qui a coutume d'avoir les
offices, ni les profits. Elle ne se mêle que de ses études, et de vous
remontrer ce qui touche votre honneur et votre bien, quand l'occasion le
requiert ; bien qu'elle soit venue plusieurs fois vous avertir desdites
choses, il n'y a pas été pourvu, et votre royaume est tombé dans un si grand
danger, qu'il ne peut plus croître, et nous requerrons l'aide de votre fils
aîné le duc de Guyenne, et du duc de Bourgogne, qui avait déjà entrepris la
même besogne, sans épargner ni sa peine, ni son bien. Mais les gouvernants
susdits, craignant d'être démis, y ont mis toute sorte d'empêchements, comme
ils font encore présentement. Ils ont dit publiquement que l'université
parlait par haine seulement, et sur le témoignage de cinq ou six personnes ; mais
vous savez qu'elle n'a pas coutume de prendre ses informations de la sorte.
Elle n'a rien dit qui ne soit clair et notoire, et il n'y a homme de si petit
entendement qui ne connaisse leurs méfaits. Mais cela ne leur donnera pas
gain de cause, car l'université ne se taira point, parce qu'ils le veulent,
elle parlera tant que vous lui accorderez audience, et elle croirait manquer
envers vous, si elle ne s'employait pas de tout son pouvoir, à ce que les
choses susdites soient mises diligemment à exécution. « Nous
requerrons aussi l'assistance de nos redoutés seigneurs ici présents, de
Nevers, de Vertus, de Charolais, de Bar, de Lorraine, du connétable et du
maréchal de France, du grand-maître de Rhodes, du maître des arbalétriers, et
généralement de toute la chevalerie et écuyerie de votre royaume, qui est
destinée à la conservation de votre couronne. Nous demandons encore l'aide de
vos conseillers et de tous vos autres sujets, et que chacun, selon son état,
s'acquitte de son devoir envers vous. » Ce
cahier de remontrances fut accueilli d'une approbation générale ; il fut
surtout fort applaudi par les députés des provinces et par un nombre infini
de peuple qui se trouvait à l'assemblée. Ces
propositions de l'université excitèrent de grands débats dans le conseil du
roi. Un jour le sire d'Ollehain, chancelier d'Aquitaine, dans une vive
discussion, interrompit le chancelier de France, trouvant son discours long
et inutile ; messire Arnaud de Corbic s'offensa de cette témérité, et
répondit que la parole ne devait pas lui être ainsi ôtée par un homme qui
n'était ni aussi ancien, ni aussi fidèle serviteur du roi que lui. « Vous
mentez par vos dents, repartit le Bourguignon en colère. —Vous m'injuriez,
dit le chancelier, moi qui suis chancelier de France, et ce n'est pas la
première fois ; je l'ai toujours supporté et souffert par respect pour
monseigneur d'Aquitaine, et, par ce motif seulement, je le supporterai
encore. » Tous les assistants étaient troublés et affligés de cette dispute.
Le duc d'Aquitaine, ému de colère, se leva, prit son chancelier par les épaules
et le mit hors de la chambre. « Vous êtes un mauvais et orgueilleux ribaud, dit-il,
d'injurier ainsi, en ma présence, le chancelier de monseigneur le roi ; nous
ne nous soucions plus de vos services[23]. » Aussitôt
après, malgré les instances de la reine et du duc de Bourgogne, le dauphin
prit pour chancelier un avocat nommé maître Jean de Vailly, que lui
recommanda le duc Louis, de Bavière ; des gens plus sages ne le lui auraient
peut-être pas indiqué. Renvoyer
ainsi un serviteur du duc de Bourgogne, qui avait été placé par lui, c'était,
de la part du dauphin, une marque certaine qu'il cédait de plus en plus à
d'autres conseils. Le duc de Bar, qui, déjà au siège de Bourges, avait
gagné-crédit sur-son esprit et l'avait déterminé à la paix, le comte de
Vertus, le duc de Bavière, avaient peu à peu acquis sa confiance ; ils lui
avaient donné le désir de dominer ; ils lui persuadaient qu'il avait l'âge et
la prudence nécessaires pour prendre le gouvernement du royaume, et qu'il
fallait se faire obéir par ses gens et tous les sujets de son père. Le duc
de Bourgogne voyait bien qu'on travaillait à le mettre hors du gouvernement
du royaume ; on lui avait enlevé la faveur du duc d'Aquitaine ; chaque jour
on pratiquait ses serviteurs, on les détachait de lui, on les faisait entrer
dans les desseins qui lui étaient contraires. Déjà, depuis longtemps, il
avait à se plaindre de Pierre Desessarts. Dans un temps même où il l'avait
encore fort en gré, et lui confiait un pouvoir si mal exercé, il lui avait
dit : « Prévôt de Paris, Montaigu a mis vingt-deux ans à se faire couper
la tête, mais vraiment vous n'y en mettrez pas trois. » Depuis, lorsque grâce
aux ordres que Desessarts avait donnés, les Armagnacs avaient pu se retirer
de Saint-Denis, il avait été fort soupçonné de s'être laissé gagner. A
Bourges et à Auxerre, ses intelligences avec le parti opposé avaient été
remarquées ; maintenant il était dans les bonnes grâces du dauphin, qui
écoutait ses conseils plus que ceux d'aucun autre. D'un
autre côté, le comte d'Armagnac restait en armes ; le duc d'Orléans demeurait
éloigné. Il avait eu à Angers une entrevue avec le roi de Sicile, le duc de
Bretagne et le comte d'Alençon ; on craignit qu'il ne formât
quelqu'entreprise contre la paix. Cependant le chancelier du duc d'Orléans
arriva à Paris, et se borna à exposer les griefs de son maître. Il se
plaignait que le traité d'Auxerre n'était pas observé : le connétable de
Saint-Pol se refusait à lui rendre le château de Coucy ; il l'avait détruit
en partie, et avait envoyé vendre à Paris les tuyaux de plomb qui
distribuaient l'eau dans tout ce grand et bel édifice. Les habitants de
Soissons avaient démoli le château qu'il avait dans leur ville, et il ne
pouvait en avoir justice. Il demandait aussi qu'on l'assistât pour racheter
son frère des mains des Anglais, et qu'on lui donnât les moyens de lever des
subsides sur ses domaines. Il
n'était pas le seul mécontent de la façon dont on se conformait à la paix
d'Auxerre : les confiscations n'étaient pas restituées ; ceux qui se les
étaient fait donner imaginaient mille prétextes pour s'y maintenir ; ils étaient
plus favorisés que les anciens possesseurs ; c'étaient tous les jours
nouveaux délais dans les procédures entamées à ce sujet. Ainsi
la haine entre les deux partis ne s'était point assoupie ; ils continuaient à
s'accuser des crimes les plus odieux. Les Armagnacs rapportaient que le duc
de Bourgogne avait formé le dessein de faire tuer à Auxerre les princes
d'Orléans et le duc de Berri : qu'il avait communiqué ce projet aux sires de
Jacqueville et Desessarts : que celui-ci s'était refusé à ce crime, et en
avait fait secrètement prévenir les princes. Ce récit trouvait une créance
assez générale[24]. Le duc de Bourgogne assurait
aussi qu'on en voulait à sa vie : il rappelait l'assassin de Pontoise, le
complot du sire de Saligny : encore en ce moment le parlement de Dole
poursuivait Louis de Chalons, comte de Tonnerre, pour avoir proposé à Jean de
Châlons prince d'Orange son cousin, et au sire de Neufchâtel, de faire périr
le duc de Bourgogne, ainsi qu'eux-mêmes le déclaraient[25]. Toutefois
on ne songeait pas encore à prendre les armes pour se disputer de nouveau le
gouvernement. Le dauphin s'éloignait du duc de Bourgogne, mais celui-ci avait
toujours la plus grande part au pouvoir. Le roi, par lettres du 2 mars,
venait de le charger de chasser hors du royaume les Anglais qui continuaient
à y faire mille affreux ravages. Il avait reçu l'autorité d'assembler et de
commander autant de gens de guerre qu'il le voudrait, de leur donner tels
chefs qu'il jugerait convenable, d'occuper les villes et forteresses, enfin
de faire pour la défense du pays tous actes de souveraine puissance. En outre
l'opinion des députés aux états lui avait été plus favorable qu'aux autres
princes. De concert avec l'université et la ville de Paris il poursuivait la
réformation demandée, et la faisait servir à ses vues. On commença par
renvoyer ceux qui avaient été nommés dans les doléances de maître Pavilly. Le
roi prit sous sa protection le chancelier ; c'était lui qui depuis longtemps
avait l'expédition des affaires ; il était vieux et respecté de tous les gens
de bien. Dans l'exercice d'une si grande charge il avait toujours montré de
la prudence et une inviolable fidélité. L'homme
qui était devenu le plus odieux, c'était Pierre Desessarts. Le grand amour
que les Parisiens avaient eu pour lui s'était tourné en fureur. On regrettait
que les Armagnacs eussent, par leurs méchantes pratiques, amené à eux un
homme qui avait réellement aimé le roi et le bien du peuple, mais on n'en
était que plus animé contre lui[26]. Une dernière aventure acheva
de le perdre. Un homme d'armes bourguignon était logé dans une auberge rue de
La. Harpe. Son cheval mourut ; on le tira de l'écurie' pendant la nuit, et on
le traîna à la porte du collège d'Harcourt. Les écoliers trouvant cette
charogne le lendemain matin, se tinrent pour insultés, et la traînèrent à l'auberge
d'où elle avait été amenée. L'aubergiste était un huissier au Châtelet, grand
protégé du prévôt de Paris. Il traita insolemment les écoliers. On
s'échauffa, et l'on en vint aux mains ; le sire Desessarts prit le parti de
son huissier, et envoya à son secours. Tous les écoliers de l'université s'en
mêlèrent ; le trouble se mit dans la ville[27]. Le Duc profita de l'occasion,
et destitua le sire Desessarts de la charge de prévôt de Paris ; elle fut
donnée à un autre serviteur du duc de Bourgogne, messire Le Borgne de la
Henze, un de ses plus vaillants Chevaliers. Quant
au maniement des finances pour lequel il allait être recherché, il arriva à
Desessarts de dire que sa justification serait facile : qu'il avait donné
deux millions au duc de Bourgogne, et qu'il en montrerait le reçu signé du
Duc lui-même. Cette parole décida sa perte. D'ailleurs le duc d'Aquitaine et
les princes qui le gouvernaient en étaient venus à ne pouvoir plus se passer
de Desessarts ; il était l'âme de leurs conseils. On disait que son projet
était d'enlever le roi et le dauphin : qu'il avait réuni pour cela cinq ou
six cents hommes d'armes à Melun. On ajoutait que sans cesse il répétait aux
princes que le peuple de Paris devait être mené rudement et tenu en crainte[28]. Il lui fallut se dérober aux
périls qui le menaçaient ; il se sauva dans la forteresse de Cherbourg dont
il était capitaine. Le
peuple commençait à s'échauffer. Les bouchers étaient toujours les maîtres de
la ville, chacun tremblait devant eux. Le duc de Bourgogne les avait plus que
jamais choyés et caressés. C'était un chagrin pour beaucoup de ses propres
serviteurs et chevaliers de le voir se mêler à de telles gens[29]. L'université aussi se
repentait d'avoir été pour quelque chose dans une affaire qui tournait en un
si grand désordre ; cela donnait en quelque sorte raison à ceux qui avaient
trouvé moquable et impertinent de voir des gens sans nulle pratique des affaires,
et tout spéculatifs, quitter leurs livres, pour régenter les princes, et pour
gouverner l'état comme leurs classes. Ce fut
dans l'espérance de détourner le duc de Bourgogne de cette mauvaise voie, que
des hommes de bien, qui ne lui étaient pas contraires, allèrent prier maître
Juvénal de le voir et de lui donner de sages conseils. Juvénal se présenta
plusieurs fois à l'hôtel d'Artois, il y attendit longtemps sans avoir
audience ; enfin une nuit le Duc le fit venir ; alors il lui remontra de son
mieux, d'abord qu'il ne devait pas s'obstiner à toujours soutenir qu'il avait
bien fait de faire tuer le duc d'Orléans : il en était advenu assez de maux,
disait-il, pour qu'il convînt d'avoir tort : au moins devait-il protester
qu'il tiendrait les promesses faites à Auxerre. Il lui dit ensuite qu'il
n'était pas conforme à son honneur de se laisser gouverner par des bouchers,
des écorcheurs de bêtes, et tant de méchantes gens. Il ajouta qu'il pouvait
lui garantir que cent bourgeois de Paris, des plus notables, s'engageraient à
l'accompagner toujours, à faire ce qu'il leur commanderait, et même à lui
prêter de l'argent s'il en avait besoin. Le Duc
écouta assez patiemment l'avocat-général ; mais il répondit d'abord qu'il
n'avait pas eu tort et qu'il ne le confesserait jamais : que quant aux gens
dont on lui parlait, il savait ce qu'il avait à faire, et qu'il n'en serait
pas autrement. Les
choses en étaient là, lorsque tout-à-coup, le 28 avril, Pierre Desessarts à
la tête de quelques hommes d'armes, rentra dans Paris, et s'empara de la
Bastille Saint-Antoine en vertu des ordres du dauphin. Au premier bruit de
cette nouvelle, les deux frères Legoix, Denis de Chaumont, Caboche et Jean de
Troyes, chefs des bouchers, répandirent dans le peuple que c'était le
commencement du dessein que Pierre Desessarts avait formé d'enlever le roi et
de détruire la ville. La sédition commença ; on alla en foule requérir le
prévôt des marchands de délivrer la bannière de la ville, et d'avertir les cinquanteniers
et les dizainiers qu'ils eussent à se rendre en armes sur la place de Grève.
Le clerc de l'Hôtel-de-Ville montra une grande fermeté. Il leur représenta
qu'ils avaient promis de ne jamais prendre les armes sans en prévenir le duc
d'Aquitaine deux jours d'avance. Les séditieux, et Même les plus petites gens
finirent par entendre raison ; ils se retirèrent, en se donnant parole pour
le lendemain[30]. Le
lendemain le prévôt des marchands, les échevins, les cinquanteniers qui
étaient tous d'honorables et riches bourgeois, résolurent de tenter les
derniers efforts pour empêcher le désordre. Ils se rappelaient avec un triste
souvenir les suites des troubles et des émeutes. Plusieurs d'entre eux
entreprirent de ramener la populace à des sentimens plus calmes. Cela était
difficile ; les chefs, lorsqu'on leur disait de prendre confiance au duc
d'Aquitaine, répondaient en tumulte : « N'est-ce donc pas inutilement
que nous avons jusqu'ici soit en secret, soit en public, fait entendre an
roi, à son fils, à son conseil et aux grands de l'état, les maux
insupportables où des traîtres et des mauvais Français précipitent le royaume
? N'a-t-on pas toujours négligé d'y porter remède ? C'est donc à nous, de
nous faire justice et d'en tirer vengeance. » Peut-être
les gens sages de la ville auraient-ils réussi à apaiser cette fureur, mais il
y avait des chevaliers du duc de Bourgogne qui entraînaient les séditieux, et
leur donnaient de mauvais conseils. Le sire de Jacqueville, qui avait succédé
dans leur confiance à Pierre Desessarts et le sire de Mailly se mirent à la
tête de tout ce peuple. L'on courut attaquer la Bastille ; cette forteresse
était imprenable. Cependant le sire Desessarts, voyant leur fureur, ne voulut
point pousser les choses à l'extrême ; il se montra à une fenêtre, répétant
qu'il n'était rentré que par l'ordre de monseigneur le duc d'Aquitaine, dont
il présentait les lettres et le sceau. Il protesta qu'il n'avait aucun
mauvais dessein contre la ville de Paris, qu'il ne demandait qu'à en sortir,
et promettait de ne jamais revenir à la cour sans le consentement des
bourgeois. Le tumulte était si grand qu'il ne pouvait se faire entendre : en
vain, il les conjurait, les mains jointes, de l'écouter : ils ne répondaient
que par des cris d'extermination. Sur ce, arriva le duc de Bourgogne, qui
commença à calmer le peuplé en disant qu'il se chargeait du sire Desessarts, le
garderait lui-même et en répondait. Il lui cria de descendre ; Desessarts
obéit ; quand il fut au milieu de cette troupe furieuse, que la présence du
Duc contenait à peine : « Monseigneur, dit-il, je suis venu sur votre sauvegarde
si vous ne pouvez me garantir de la rage de ces gens-là, laissez-moi rentrer.
— N'aie aucun souci, mon ami, répondit le Duc, je t'assure et te jure ma foi,
que s'il le faut, je te couvrirai de mon corps. » Il lui prit la main, lui
fit une croix sur le dos de la main en signe de serment, l'emmena hors de la
foule et le fit conduire au Louvre[31]. Les
séditieux alors se portèrent à une violence plus audacieuse encore, et si
insolente, que sûrement elle leur avait été conseillée par de grands
personnages. Ils se portèrent en tumulte à l'hôtel du duc d'Aquitaine. Il y
avait déjà quelque temps que le peuple était porté de mauvaise volonté contre
lui ; depuis qu'il n'était plus gouverné par le duc de Bourgogne, on disait
de lui que c'était un prince qui ne songeait à rien de sérieux, qui ne
s'occupait qu'à avoir de magnifiques habits, à rassembler des chanteurs et
des enfants de chœur, à entendre le son des orgues ; on répandait qu'il était
livré à l'intempérance et à la débauche, qu'il passait les nuits à table[32] ; enfin, le mauvais train que
lui faisaient suivre ses serviteurs le jetterait, disait-on,-dans la même
maladie que son père, et perpétuerait ainsi les calamités du royaume. Dès
qu'on sut chez le duc d'Aquitaine que la populace allait assiéger l'hôtel, on
lui proposa de s'armer avec tous ses chevaliers, et de se ranger devant la
porte sous le royal étendard des fleurs de lis. Pendant qu'on en délibérait,
les bouchers arrivèrent, plantèrent la bannière de la ville, et avec des cris
forcenés, demandèrent qu'on les fît parler au dauphin ; son beau-père, le duc
de Bourgogne, était déjà près de lui, il lui conseilla d'ouvrir la fenêtre,
et de leur parler doucement. « Mes
chers amis, dit-il, qu'avez-vous ? Non-seulement je vous écouterai, mais je
ferai ce que vous voudrez. » Alors
le chirurgien, Jean de Troyes, prit la parole : « Monseigneur, dit-il, vous
voyez vos très-humbles sujets, les bourgeois de Paris, en armes devant vous.
Ils veulent seulement vous montrer par là qu'ils ne craindraient pas
d'exposer leur vie pour votre service, comme ils l'ont déjà su faire ; tout
leur déplaisir est que votre royale jeunesse ne brille pas à l'égal de vos
ancêtres, et que vous soyez détourné de suivre leurs traces par les traîtres
qui vous obsèdent et vous gouvernent. Chacun sait qu'ils prennent à tâche de
corrompre vos bonnes mœurs, et de vous jeter dans le dérèglement. Nous
n'ignorons pas que notre bonne reine, votre mère, en est fort mal contente ;
les princes de votre sang eux-mêmes craignent que lorsque vous serez en âge
de régner, votre mauvaise éducation vous en rende incapable. La juste
aversion que nous avons contre des hommes si dignes de châtiment, nous a fait
solliciter assez souvent qu'on les ôtât de votre service. Nous sommes résolus
de tirer aujourd'hui vengeance de leur trahison, et nous vous demandons de
les mettre entre nos mains. » Les
cris de la foule témoignèrent que l'orateur avait parlé selon ses sentimens.
Le dauphin, avec assez de fermeté, répondit : « Messieurs les bons
bourgeois, je vous supplie de retourner à vos métiers, et de ne point montrer
cette furieuse animosité contre des serviteurs qui me sont attachés. — Si
vous en connaissez quelques-uns, ajouta le chancelier d'Aquitaine, qui aient
manqué de fidélité, nommez-les, on les punira comme ils le méritent. » Jean
de Troyes en remit alors une liste : elle comprenait près de cinquante
seigneurs et gentilshommes : le chancelier d'Aquitaine était lui-même en tête
de la liste. Cette populace le força à la lire tout haut plusieurs fois. Le
dauphin, cependant, indigné de tant d'affronts, et voyant qu'il ne pourrait
sauver ses serviteurs, jeta un regard de courroux sur le duc de Bourgogne : « Beau-père,
dit-il, ceci m'est fait par vos conseils, et vous ne pouvez vous en
justifier, car ce sont des gens de votre hôtel qui sont les principaux ; mais
comptez qu'une fois vous vous en repentirez, la besogne n'ira pas toujours
ainsi à votre plaisir. » Le duc de Bourgogne répondit d'un ton d'excuse : « Monseigneur,
vous vous informerez quand votre colère sera refroidie. » Alors le dauphin
prit une croix d'or que portait sa femme, et fit jurer dessus au duc de
Bourgogne qu'il n'arriverait aucun mal à ceux que le peuple allait saisir ;
puis il se retira dans la chambre du roi. Les séditieux enfoncèrent les
portes, se répandirent dans l'hôtel, et s'emparèrent violemment du duc de
Bar, cousin-germain du roi, du chancelier d'Aquitaine, du sire Jacques de La
Rivière, de messire d'Angenne, des deux frères Boissay, des deux frères
Mesnil. Leur brutalité fut telle, qu'ils arrachèrent le sire de Vitry à la
duchesse d'Aquitaine, qui voulait le sauver. On mena
les prisonniers au Louvre, mais tous ne purent être préservés de la cruauté
des bouchers. Maître Bridoul, secrétaire du roi, fut jeté dans la rivière. Un
riche tapissier, nommé Martin, fut massacré. On fit périr aussi un habile
mécanicien nommé Watelet, qui avait construit de belles machines de guerre
pour le duc de Berri. Courtebotte, musicien du duc d'Aquitaine, eut le même
sort. Jamais
les bouchers n'avaient exercé un si grand pouvoir dans la ville. Chaque jour
ils entraient chez le duc d'Aquitaine, et lui faisaient débiter insolemment,
que ce qu'ils avaient fait était pour son honneur et pour le bien du royaume.
On lui répétait ensuite avec une licence sans égale, de dures leçons sur sa
conduite et son dérèglement. Maître
Eustache Pavilly se signala surtout dans ces injurieuses réprimandes. Il fit
un long récit des vices dont les princes de France avaient pu donner le
scandale, et alla jusqu'à dire que la maladie du roi et l'assassinat du duc
d'Orléans, avaient été des punitions du ciel pour le désordre de leur
conduite. Il signifia au dauphin que s'il ne se réformait pas, on serait
obligé de transférer son droit à son second frère, ainsi que la reine l'en
avait, disait-on, menacé. On lui
demandait en même temps de presser les poursuites contre ceux qui avaient été
mis en prison ; on voulait qu'il publiât de nouvelles menaces contre les
Armagnacs et tous ceux qui armeraient en leur faveur[33]. Le duc d'Aquitaine n'était en
mesure de leur rien refuser. Il les écoutait avec douceur et patience, en les
conjurant chaque fois d'avoir quelque considération pour son cousin le duc de
Bar, et pour les fidèles serviteurs qu'ils lui avaient enlevés. En ce
même temps, les Gantois avaient envoyé des députés à leur Duc, pour le prier
de renvoyer parmi eux son fils le comte Philippe de Charolais, qu'ils
aimaient déjà beaucoup. Les Parisiens firent grand'fête à ces Gantois. On
leur donna un magnifique dîner à l'Hôtel-de-Ville. En
signe de fraternité, les gens de Paris et ceux de Gand prirent le chaperon
blanc, et jurèrent de s'assister mutuellement. Les hommes sages craignirent
de voir renaître cette révolte générale de tous les peuples qui avait, trente
ans auparavant, failli causer d'étranges révolutions ; en effet ceux qui
étaient maîtres de tout à Paris, ne manquèrent pas d'envoyer des députés dans
toutes les bonnes villes, pour les engager à faire cause commune, et à
arborer le chaperon blanc[34]. Ce
chaperon devint tout aussitôt l'enseigne du parti. Les bouchers s'en allèrent
l'offrir au dauphin, au duc de Bourgogne, au duc de Berri et aux seigneurs du
conseil, en leur disant de le porter en témoignage de leur amour pour le
peuple et la bonne ville de Paris. Dans les commencements n'en avait pas qui
voulait. Ceux qu'on soupçonnait d'être Armagnacs n'obtenaient pas d'abord
cette faveur[35]. Bientôt tout le monde finit
par en porter. Ces bouchers, que pour lors on nommait cabochiens, étaient
même si malveillants et insolents, qu'un jour le duc d'Aquitaine, étant à sa
fenêtre, avait laissé tomber son chaperon, de telle sorte que, par hasard, il
passait sur l'épaule droite comme une écharpe. Les bouchers se prirent à dire
: « Voyez donc ce bon enfant de dauphin, qui fait de son chaperon blanc la
bande des Armagnacs. Il en fera tant qu'il nous mettra en colère[36]. » Les
gens de bien tremblaient, des malheurs effroyables que préparait une telle
domination. L'université et les bons bourgeois étaient loin d'approuver un
tel désordre. Ils cherchaient les moyens de se préserver des calamités qu'ils
voyaient fondre sur eux. Ils envoyèrent le sire de Craon au duc d'Orléans,
pour lui protester du respect de la ville de Paris, et pour essayer d'ajuster
ce qui s'était passé. L'université, de son côté, offrit de s'entremettre pour
apaiser le duc d'Aquitaine. On chercha aussi à tirer quelques bons avis de
l'avocat-général Juvénal, qui avait longtemps gouverné Paris, et qui montrait
toujours tant d'amour pour le roi et pour le' royaume. Il consentit à entrer
en conférence avec quelques Bourguignons assez sages, et même avec maître
Pavilly, qui était tout aux Legoix et aux Saint-Yon. Ce n'est pas que
l'avocat-général eût grande espérance[37]. Tout dernièrement, il avait su
quelles tristes réponses avaient faites des personnes dévotes et
contemplatives, et surtout de saintes religieuses qui avaient parfois des
visions ; lorsqu'on était venu leur demander comment tout ce désordre
finirait. L'une avait vu trois soleils, signe bien funeste ; l'autre avait
remarqué le ciel couvert de sombres nuages au-dessus de Paris, et serein du
côté d'Orléans. Une troisième avait rêvé que le roi d'Angleterre était sur
les tours de 'Notre-Dame, et le roi de France entouré d'un cortége de deuil,
humblement assis sur une pierre dans le parvis. Il y avait bien à craindre
que tous ces malheurs ne vinssent de l'excommunication que Boniface VIII
avait prononcée contre le roi Philippe-le-Bel et sa race. Voilà ce que se
disaient tristement les prud'hommes qui consultaient entre eux sur les moyens
de sauver le royaume. Juvénal était d'avis que ce qui importait le plus avant
tout, c'était que les princes rompissent toute alliance avec les Anglais. En
parlant ainsi il semblait faire un reproche aux Bourguignons, tout aussi bien
qu'aux Armagnacs. Les uns comme les autres recherchaient le secours des
ennemis du royaume ; aussi les gens de bien n'avaient point à se joindre avec
aucun des deux partis. Bien ne
pouvait donc arrêter les excès des bouchers. Chaque jour c'était quelque
nouvelle violence. Le comte de Vertus ne se trouvant plus en sûreté, parvint
à s'évader de Paris sous un déguisement. Le dauphin cherchait aussi les
moyens d'échapper à sa déplorable situation. Il écrivait secrètement au duc
d'Orléans, au duc de Bretagne, au roi de Sicile, de venir le délivrer.
Néanmoins sa faiblesse autorisait et encourageait le désordre. Il n'y avait
rien qu'il ne signât et n'approuvât 'sans résistance. Ainsi on le fit
consentir à l'emprisonnement de soixante riches bourgeois, qu'on rançonna
durement. Il reprit son ancien chancelier ; il donna le gouvernement de Paris
au sire de Jacqueville ; Chaumont et Caboche, infâmes écorcheurs, et valets
de la boucherie, furent nommés commandants de Saint-Cloud et de Charenton ;
ils prêtèrent serment entre ses mains[38]. A ce
moment le roi, qui était depuis longtemps malade, revint à la santé. Le 18 de
mai, il s'en alla en procession solennelle remercier Dieu à Notre-Dame.
Pendant son chemin le prévôt des marchands et les échevins se présentèrent
respectueusement à lui. Maître Jean de Troyes le harangua, et lui offrant le
chaperon blanc, le conjura de le porter comme marque d'affection pour sa
bonne ville de Paris. Le roi y consentit facilement. Dès-lors personne ne put
se dispenser d'en faire autant. Le Parlement, l'université, le clergé ne se
montrèrent plus en public qu'avec le chaperon. Deux
jours après, maître Pavilly, à la tête d'une députation des factieux, obtint
audience du roi. Il lui débita un long discours pour justifier tout ce qui
avait été fait depuis quelque temps, et compara la ville de Paris à un
jardinier sage, qui aurait arraché les mauvaises herbes dont les lis étaient
empoisonnés et étouffés. Le chancelier de France lui demanda au nom de qui il
parlait ; le prévôt des marchands et les échevins qui étaient présents
l'avouèrent de tout ce qu'il avait dit ; car les plus honnêtes gens de la
ville cédaient sans cesse à la crainte qu'inspiraient les séditieux. En même
temps la foule s'était amassée autour de l'hôtel Saint-Paul. La milice était
en armes, sous le commandement du sire de Jacqueville. De moment en moment de
nouveaux bourgeois entraient dans l'hôtel, et venaient grossir la députation.
On demandait à grands cris le duc d'Aquitaine. Le prince, épouvanté de cette
fureur toujours croissante de la populace, consentit à se montrer. Le duc de
Bourgogne, qui peut-être trouvait que les choses allaient trop loin,
descendit et supplia instamment les séditieux de se retirer ; il leur
représenta que le roi était à peine rétabli : que ce tumulte allait le
rejeter dans son désordre d'esprit ; rien ne put les calmer ; ils criaient que
c'était pour le bien du roi et du royaume qu'ils étaient venus. Bientôt Jean
de Troyes produisit une liste des personnes dont ces furieux demandaient
l'emprisonnement. Le duc Louis de Bavière était le premier ; jusque-là il
avait été, ainsi que la reine sa sœur, assez agréable au peuple de Paris,
mais la méfiance s'était aussi portée sur lui. On prétendait qu'il faisait le
bon serviteur, mais qu'au fond il était pour les Armagnacs[39]. C'était la crainte qu'on ne
fît échapper le dauphin, et l'idée qu'il était entré en correspondance
secrète avec le duc d'Orléans, qui avait animé toute cette populace. Le duc
dé Bourgogne, n'obtenant rien de leur fureur, remonta chez la reine, et lui
dit ce qu'on demandait. Elle fut saisie d'un grand trouble, appela son fils, et
lui commanda de retourner avec le duc de Bourgogne parler à ces gens-là, pour
les supplier d'épargner son frère. Le duc d'Aquitaine se prit alors à
pleurer, et se retira dans un cabinet. Le duc de Bourgogne lui rendit quelque
courage, et ils descendirent. Là ils conjurèrent les séditieux de se
désister-de leur demande, ou du moins d'accorder huit jours sur parole au
frère de la reine. Il devait se marier le lendemain à la veuve du comte de Mortagne
; tout était prêt pour la célébration ; il promettait de se représenter, et
de se rendre prisonnier la semaine d'après. Ils furent impitoyables, et
répondirent qu'ils iraient le prendre en présence même du roi et de la reine.
Quand elle sut la cruauté des Parisiens, elle voulait suivre son frère et
partager sa prison. Pour lui, ne voyant aucun moyen d'échapper, il descendit
plein de tristesse et d'amertume, se rendit à eux, leur demanda de se borner
à son emprisonnement et de faire grâce aux autres. « Si je suis
coupable, dit-il, punissez-moi sans miséricorde, sinon délivrez-moi
promptement afin que je retourne en Bavière pour ne jamais revenir en France. » Jacqueville
monta ensuite dans l'hôtel avec une quinzaine d'hommes armés, et,
brutalement, sans nul égard pour la reine, pour le roi, pour monseigneur
d'Aquitaine, pénétrant partout, brisant les portes, il s'empara de tous ceux
que le peuple demandait. Pour comble de barbarie, il y avait sur cette liste
treize dames des plus considérables, de l'hôtel de la reine et de la duchesse
d'Aquitaine. Elles furent emmenées avec rudesse, mises deux à deux sur des
chevaux, et conduites au Louvre. Parmi les autres prisonniers, étaient
l'archevêque de Bourges, prélat du plus grand mérite, et confesseur de la
reine ; et ce qui Montrait la folie de ce peuple, le sire d'Ollehain, qu'on
avait forcé huit jours auparavant le dauphin de reprendre pour chancelier,
fut aussi conduit en prison. On prit encore un écuyer du duc d'Orléans qui,
la veille, avait apporté des lettres de son maitre. Peu après ils le remirent
pourtant en liberté, ainsi que le sire d'Ollehain[40]. Cependant
les bourgeois riches et sages, l'université, le Parlement, gémissaient de
plus en plus de cette tyrannie, et refusaient de se mêler en rien à tous les
actes des séditieux. Le conseil du roi avait moins de fermeté. On fit
formellement approuver et reconnaître pour agréable, par le roi, tout ce qui
avait été fait ; ses lettres traitèrent de serviteurs loyaux et zélés, ceux
qui avaient arrêté dans son hôtel, les princes de son sang, et leur donnèrent
de publiques louanges. Elles justifiaient ces violences, en disant qu'on
soupçonnait de machinations, de conspiration et de crimes, les personnes
emprisonnées. Ce fut après délibération du conseil, où assistaient les
princes et tout ce qui restait encore de seigneurs auprès d'eux, que ces
lettres furent délivrées, sans nulle contradiction. On ne trouva pourtant
qu'un seul secrétaire du roi, qui voulût les expédier[41]. Le
surlendemain, le roi et les princes se rendirent, revêtus du chaperon blanc,
au Parlement, pour y faire enregistrer les ordonnances d'économie et de
réformation, qui avaient été dressées sur la demande des États et de
l'université. Elles étaient bonnes et sages. Des hommes expérimentés et
raisonnables les avaient composées pendant tous ces troubles ; il eût été à
souhaiter qu'elles fussent observées fidèlement. En même temps, on en
enregistra une autre, qui renouvela les défenses d'armer en faveur des princes.
En effet, le duc d'Orléans et ses partisans, émus de tout ce qui se passait à
Paris, recommençaient à assembler des troupes[42]. Cette fois, il agissait avec
la secrète approbation du roi et du duc d'Aquitaine, qui s'était adressé au
duc de Bretagne et à lui, pour être délivré des factieux de Paris. Ils
donnaient à toute leur conduite l'apparence du respect et de la soumission, et
ne réclamaient que l’exécution de la paix d'Auxerre. De sorte que les gens de
bien en étaient venus au point de ne les plus blâmer. Il y avait même des
serviteurs du duc de Bourgogne, tels que les sires de Croy, de Roubaix, de
Châtillon et de la Viefville, qui s'étaient éloignés, par horreur de ce
qu'ils étaient obligés de voir à Paris. Les
bouchers se sentant abandonnés de tous les honnêtes gens ne s'en livraient
que plus à tous les excès. Le duc de Bourgogne avait traduit les prisonniers
devant douze commissaires institués pour les juger. Pendant qu'on instruisait
cette informe procédure contre le sire Jacques de La Rivière, le sire de
Jaqueville entra un jour dans sa prison. Il commença par adresser de rudes
paroles au prisonnier. Le sire de La Rivière était un des seigneurs les plus
polis, les plus aimables, et les plus savants de toute la cour[43] ; il vit bien qu'il était
dangereux d'engager querelle avec un tel homme, et s'efforça de lui répondre
le plus doucement qu'il pouvait. Mais l'autre étant allé jusqu'à lui dire
qu'il était traître et déloyal, se sentant attaqué dans son honneur, il répliqua
à Jacqueville, qu'il en avait méchamment menti, et que s'il plaisait au roi
il le combattrait. Pour lors ce capitaine des bouchers prit sa hache d'armes,
en frappa La Rivière à la tête et l'étendit mort à ses pieds. Le lendemain on
plaça le cadavre dans une charrette avec le sire de Mesnil que les
commissaires venaient de condamner. Le vivant et le mort furent amenés à
l'échafaud et décapités. On répandit dans le vulgaire que le sire de La
Rivière s'était, tué en se frappant la tête avec un pot d'étain. Tout ce qui
n'était point la populace, sut bien que Jaqueville avait assassiné un homme
sous la sauvegarde de la Justice. Peu de
jours après le roi retomba dans sa maladie, et comme sa faible volonté
n'était plus là pour défendre son vieux serviteur le chancelier, à qui il
était attaché, les séditieux le firent révoquer. Les princes, pour adoucir la
disgrâce de cet homme respectable, donnèrent les sceaux à son gendre,
Eustache de Laître[44]. Pour
mettre le comble aux malheurs du royaume, les Anglais entraient sans nulle
résistance dans la Guyenne. Le sire d'Albret ne se mettait point en peine de
les coin-battre ; le comte d'Armagnac les favorisait plus ouvertement encore,
et portait leur croix rouge sur sa cotte d'armes. Bientôt le sire de Helly,
maréchal de Guyenne, arriva à Paris disant qu'il n'avait nulle ressource pour
soutenir la guerre, mais que si l'on voulait lui donner de l'argent, il
tâcherait de réunir une armée pour défendre .la frontière. La chose pressait,
et l'on résolut de se servir de la rude autorité des bouchers pour réussir
plus tôt à rassembler quelque finance. Des commissaires furent nommés pour
taxer chacun selon ses facultés ; Legoix, Caboche, de Troyes et Chaumont,
furent commis à la recette. Ils la firent en effet avec leur violence
accoutumée et sans ménager personne, conduisant en prison ceux qui ne
s'acquittaient pas sur-le-champ, ecclésiastiques, officiers du roi ou autres.
L'avocat-général Juvénal, que tout le monde respectait, ayant réclamé contre
sa taxe de deux mille écus, fut amené au Châtelet. Le vénérable Jean Gerson,
chancelier de Notre-Dame, l'honneur de l'université, ayant refusé de payer,
et ayant doucement représenté que la façon dont on s'y prenait n'était ni
honorable, ni selon la loi de Dieu, ils voulurent le prendre ; il se cacha
dans les voûtes de Notre-Dame, et ils saccagèrent sa maison. Cette
taxe donna encore plus d'aversion à la bourgeoisie contre les bouchers. Peu à
peu, se sentant poussée à bout, elle reprenait courage et commençait à
exprimer plus haut ses sentimens. Mais les autres répondaient : « D'où vient
donc que nous avons toujours été avoués de ce que nous faisions par
quelques-uns d'entre vous ? » Les bourgeois s'excusaient alors sur l'autorité
du roi, qui avait aussi cédé à la violence. « D'ailleurs, disaient-ils,
pouvions-nous croire que vous iriez à de tels excès ?[45] » Une des
choses qui les occupaient le plus, c'était de presser la condamnation du sire
Desessarts. Ils le craignaient encore dans sa prison. Comme ils le
connaissaient habile et cruel, ils voulaient se mettre à l'abri des retours
de fortune, qui auraient pu le ramener auprès des princes. Il avait beaucoup
d'ennemis et d'envieux, et avait fait tout ce qu'il fallait pour les mériter
; de sorte que l'opinion ne le défendait guère contre les commissaires
chargés de le juger. Il fut donc condamné, et le 1er juillet, on le conduisit
au supplice, sur une claie, après lui avoir rasé les cheveux. Il avait une
houpelande noire fourrée de martres, et une croix de bois en sa main. Sa
fermeté ne l'abandonna pas un instant ; il avait le visage riant, et
regardait d'un œil assuré tous les apprêts de sa mort. Le voyant si calme et
si gai, beaucoup de gens imaginaient qu'il se flattait d'être délivré par ce
peuple dont il avait été tant aimé. Cependant personne n'y songea, bien que
tous les assis-tans pleurassent à chaudes larmes. Arrivé sur l'échafaud, il
ne demanda pas d'autre grâce que de ne pas entendre la lecture de son
jugement, où l'on avait accumulé toutes sortes de crimes. Cela lui fut
accordé ; il se mit à genoux, baisa une petite image d'argent que lui
présenta le bourreau, et tendit courageusement la tête. Son corps fut
suspendu au même gibet où, trois ans auparavant, il avait fait attacher le
corps du sire de Montaigu. L'insolence
du sire de Jacqueville allait toujours croissant. Un soir qu'il faisait sa
ronde avec le guet, autour de l'hôtel Saint-Paul, il entendit la musique d'un
bal chez le duc d'Aquitaine ; il monta, entra hardiment dans la chambre, et
commença à réprimander durement le prince sur sa vie dissolue et indigne de
son rang. Le sire Georges de la Trémoille s'avança pour répondre à cet
injurieux discours. Jacqueville lui reprocha d'être l'auteur de tous ces
désordres. Une querelle s'engagea ; les deux chevaliers se donnèrent de
mutuels démentis. La patience manqua au dauphin ; il s'élança sur le sire de
Jacqueville et le frappa de trois coups de poignard qu'arrêta sa cotte de
mailles. Le guet, entendant le bruit, pénétra dans la salle ; le sire de la Trémoille
allait être massacré, si le duc de Bourgogne, à force de supplications,
n'avait obtenu sa grâce. Le due d'Aquitaine fut si troublé de cette horrible
scène, qu'il en cracha le sang. Il ne trouvait aucun moyen de se tirer
d'esclavage ; mais les bons bourgeois de Paris souffraient de le voir livré à
de tels affronts, et le faisaient secrètement assurer de leur affection[46]. Cependant
les princes d'Orléans avaient rassemblé leurs hommes et s'avançaient vers
Paris. Déjà Louis de Bosredon et Clignet de Brabant tenaient la campagne dans
le Gatinais ; les bouchers conçurent quelqu'inquiétude et les gens sages
prirent de l'espérance. Le peuple commençait à être las de tout le train des
choses. Il n'y avait plus de commerce et les pauvres ouvriers étaient sans
cesse détournés de leur travail, pour faire le guet et garder la ville. En
même temps on savait qu'il n'y avait rien de si raisonnable que les demandes
des princes : ils ne voulaient que l'exécution de la paix d'Auxerre dont les
conditions n'avaient pas été observées à leur égard, encore se
plaignaient—ils bien plus des violences et des outrages exercés contre le roi
et le duc d'Aquitaine, que des torts qu'on avait à leur égard ; le roi de
Sicile était de leur alliance[47]. Le comte d'Eu lui-même, qui
venait de marier sa sœur, il y avait peu de jours, au comte de Nevers, frère
du duc de Bourgogne, était allé aussitôt après joindre les princes. Ils
étaient arrivés jusqu'à Verneuil à vingt-cinq lieues de Paris. De là ils
avaient envoyé des commissaires pour protester de leurs bonnes intentions. Le
conseil du roi délibéra que des conférences seraient entamées pour le
maintien de la paix, et que chaque prince y enverrait son commissaire avec
les ambassadeurs du roi. On fit choix d'hommes sages, habiles, et propres à
aplanir les difficultés[48]. Au
moment de leur retour, le roi recouvra la raison, ce qui parut encore une
circonstance heureuse. On lui rendit compte de la situation des affaires et
des bonnes dispositions des princes, qui étaient a Verneuil. Ils avaient fait
grand accueil aux commissaires, avaient montré un sincère désir de la paix,
et ne demandaient pas même à entrer dans Paris. Il
était nécessaire de conduire la chose avec une extrême prudence ; le dauphin et
le conseil du roi avaient besoin d'appui pour arriver à une heureuse
conclusion. On commença par envoyer le rapport des ambassadeurs au Parlement
et à l'hôtel-de-ville, afin d'avoir l'avis de ces deux corps : on avait pris
soin de ne pas y noter les plaintes que les princes faisaient de toutes les
insultes faites au roi, à sa famille et à son autorité. Le Parlement ne
balança point, et sur-le-champ conseilla au roi d'envoyer les ducs de Berri
et de Bourgogne conférer avec les princes de l'autre parti. Les
ambassadeurs étaient allés eux-mêmes à l'hôtel-de-ville, et la bourgeoisie
semblait être si bien disposée qu'on pouvait espérer un avis favorable. En
effet, la nouvelle fut reçue comme un bienfait de la Providence ; presque
tout d'une voix, on allait approuver la proposition, lorsque tout-à-coup le
sire de Jacqueville entra dans la grande salle, avec Chaumont, Caboche et une
centaine de leurs pareils, armés de pied en cap : « Nous ne voulons
point de cette paix traîtresse, » s'écrièrent-ils. Puis
Simon Caboche, imposant silence à tous, prit la parole, et s'adressant aux
ambassadeurs d'un air farouche et menaçant : « Comment ! vous avez
jusqu'ici approuvé tout ce que le roi a fait, et maintenant vous conseillez
la paix avec des traîtres qui voulaient le détrôner, il y a deux ans ! S'ils
étaient de bonne foi, auraient-ils permis à Louis de Bosredon et à Clignet de
Brabant, de conserver des châteaux dans le Gatinais, et de ravager toute la
contrée ? Ils offrent leurs personnes et leurs biens pour le service du roi,
ils ne demandent qu'à lui présenter leurs respects, et ne désirent pas que ce
soit à Paris ! Qu'est-ce que cela veut dire, sinon qu'ils détestent cette
bonne-ville, et cherchent quelque moyen de la surprendre ? c'est un expédient
dont ils se sont avisés, pour en venir à leurs fins, et contenter leurs
passions ; ils veulent se venger des injures que nous leur avons faites dans
la personne de leurs serviteurs et de leurs sujets, lesquels nous avons
justement emprisonnés, dépouillés de leurs biens, ou fait périr dans les
supplices. Serez-vous assez simples pour donner dans le panneau ? Sachez que
dès qu'ils auront avec eux, le roi, la reine et M. le dite de Guyenne, ils
vous ôteront vos armes, les chaînes de vos rues ; ils aboliront vos privilèges,
vous remettront sous le joug de leurs exactions, et s'enrichiront encore de
vos dépouilles. Oui, ajouta-t-il en finissant, s'il y a ici quelqu'un, de
quelque qualité qu'il soit, assez hardi pour consentir à cette paix, par le
sang de notre Seigneur Jésus-Christ, il sera traité comme ennemi de la noble
ville de Paris[49]. » Les
menaces de ce malheureux, qui osait ainsi paraître, dans une assemblée,
couvert de la brillante armure d'un chevalier, épouvantèrent tout le monde.
On se sépara sans rien résoudre. Dès le lendemain, ils répandirent une liste
des principaux bourgeois de Paris qu'ils comptaient massacrer au premier
tumulte. Ils forcèrent le conseil du roi à expédier des lettres qui
enjoignaient aux fidèles bourgeois de Paris et des bonnes villes, de ne pas
se laisser séduire par les conteurs de fausses nouvelles. « Quoi qu'on puisse
vous dire, croyez, disaient ces lettres, que nous tenons nos rebelles
parents, pour des traîtres et de dangereux ennemis du royaume. Nous
approuvons en tout le gouvernement présent ; notre fils, le duc d'Aquitaine,
ne court nul danger, n'a aucune inquiétude, et se trouve en sûreté autant que
dans le sein de sa mère. » Déjà des commissaires avaient été envoyés aux
provinces et aux villes pour leur commander de se tenir prêtes à venir au
secours du roi. Il y avait surtout un chevalier, chambellan du duc
d'Aquitaine, nommé le sire de Moreuil, qui parcourait la Picardie, prêchant
la croisade contre les princes, et animant nobles et bourgeois contre eux par
mille calomnies. En même temps le sire de Jacqueville venait de sortir de la
ville à la tête d'une troupe de la milice, pour aller combattre Louis de
Bosredon. De même que ces commissaires, il envoya tout aussitôt à Paris des
nouvelles exagérées et fausses sur les ravages des Armagnacs dans les
campagnes. On répandait que les princes voulaient détruire la ville, faire
périr les principaux bourgeois, et donner leurs femmes à des valets. Nonobstant
tous ces efforts, le pouvoir des bouchers sur la ville de Paris diminuait de
jour en jour ; les dix-sept quarteniers, qui gouvernaient les cinq quartiers
de la ville, tenaient de secrètes assemblées ; ils y appelaient les cinquanteniers
et les dizainiers ; presque tous étaient pour la paix, et en instruisaient le
dauphin et le conseil du roi. Les commissaires chargés de juger les
prisonniers, n'osaient plus prononcer de condamnations. Ils mirent en liberté
les dames de la reine ; ils auraient bien délivré aussi les ducs de Bar et de
Bavière, si ce n'eût été les menaces de Jean de Troyes. L'homme
qui travaillait le mieux à détruire la puissance des bouchers, c'était
l'avocat-général Juvénal[50]. Il était grand ennemi du
désordre, et avait d'ailleurs de justes motifs de rancune contré leur
tyrannie. Cependant, tout courageux et ferme qu'il était, il n'osait encore
se déclarer publiquement. Toutes ces pensées lui roulaient jour et nuit dans
la tête, et ne lui laissaient ni repos ni sommeil. Enfin, une nuit, s'étant
endormi vers le matin, il lui sembla qu'une voix lui disait : Surgite cum
sederitis, qui manducatis panem doloris. Sa femme, qui était une bonne et
dévote dame, lorsqu'il s'éveilla, lui dit : « Mon ami, j'ai entendu ce
matin qu'on vous disait, ou que vous prononciez en rêvant, des paroles que
j'ai souvent lues dans mes heures, » et elle les lui répéta. Le bon Juvénal
lui répondit : « Ma mie, nous avons onze enfants, et par conséquent grand
sujet de prier Dieu de nous accorder la paix ; ayons espoir en lui, il nous
aidera. » Cet heureux augure lui donna bon courage. Il voyait presque tous
les jours le duc de Berri. Comme on avait ruiné son hôtel de Nesle, il venait
parfois loger au cloître Notre-Dame, chez son médecin maître Allégret, et se
plaisait à y faire venir Juvénal et quelques honnêtes bourgeois, pour deviser
ensemble des affaires du temps. « Eh bien ! Juvénal, disait souvent le vieux
prince, cela durera-t-il toujours ? resterons-nous sous l'autorité et la
domination de ces méchantes gens ? — Monseigneur, répondait l'autre, espérons
en Dieu, avant peu nous les verrons confondus et détruits. » Le soir
même il rencontra chez le duc, Etienne d'Antenne et Gervais Mérille, deux
braves marchands drapiers, qui étaient quarteniers ; ils racontaient comment,
dans la bourgeoisie et même dans le petit peuple, on était mécontent des
cabochiens ; ils en raisonnèrent beaucoup, et virent bien qu'il n'y avait
rien à faire tant qu'on ne pourrait pas émouvoir le peuple contre ces
gens-là. S'encourageant les uns les autres, ils promirent au duc de risquer
leur personne et leurs biens pour briser l'autorité des bouchers et de leurs
partisans. Le
conseil du roi, encouragé par ces bonnes dispositions, donna suite aux
propositions de paix. Le duc de Berri et le duc de Bourgogne partirent pour
Pontoise, où devaient se régler les conditions. Ils emmenaient avec eux des
conseillers du roi, et huit des principaux bourgeois de la ville. On fit à
Paris et à Saint-Denis les plus dévotes processions, pour obtenir la réussite
de leur ambassade[51]. Les
autres princes étaient venus jusqu'à Vernon, et envoyèrent leurs députés :
c'étaient des gens presque tous remplis de mérite et de savoir ; mais celui
qui parla le mieux fut maître Guillaume Saignez, député du roi de Sicile : il
fit un discours que tout le monde trouva magnifique, rempli des plus belles
comparaisons et les mieux soutenues, enrichi d'une foule de citations sacrées
et profanes : il insista beaucoup sur les outrages de toutes sortes que les
factieux avaient fait endurer à la maison royale, sur l'injure faite aux
dames de la reine, sur l'emprisonnement des ducs de Bar et de Bavière. « On
dit de plus, ajouta-t-il, et les princes en ont un déplaisir extrême, que le
fils aîné du roi, l'héritier présomptif de la couronne, est par eux détenu, dans
un état si misérable, qu'il est privé de toute liberté, tant active que
passive : active, en ce qu'il ne peut sortir de sa maison, ou du moins
désemparer de la ville : passive, en ce qu'aucun, de quelque qualité que ce
soit, fût-il même de son sang, n'ose, depuis longtemps, ni parler, ni
converser avec lui, excepté ceux qui le gardent ; cela est fort douloureux
pour lui, et aussi pour nos seigneurs, qui demeurent ainsi privés de la vue
et de la conversation de leur souverain seigneur sur cette terre, comme si
après cette vie mortelle, ils étaient privés de la vue de Dieu. » Il se
plaignit aussi des messages calomnieux adressés aux bonnes villes du royaume,
contre la conduite du duc d'Aquitaine. « Car, disait-il, il n'y avait que les
personnes du sang royal qui eussent à s'enquérir de la façon dont un si grand
seigneur se gouverne, et à lui en faire reproche ; que la chose fût vraie ou
fausse, ce n'était pas aux villes à s'en entremettre. » Un autre grief,
c'était les mandements adressés aux barons, chevaliers, écuyers et vassaux,
pour leur défendre de marcher sur l'ordre de leurs seigneurs, et pour leur
enjoindre de se tenir dans leurs maisons, jusqu'à ce que le connétable ou les
seigneurs du conseil les mandassent. « C'était une chose très-grave que
d'avoir voulu leur ôter leurs vassaux, qui ne doivent servir qu'en compagnie
de leurs seigneurs, lorsque le roi a besoin de leurs services. » Les princes
demandaient que l'on fît cesser ces désordres, en suivant les règles d'une
bonne justice ; ils voulaient pourtant que cette justice fût toute paternelle
; ils déclaraient surtout que selon la coutume de la noble maison de France,
si accoutumée à la débonnaireté et à la pitié, ils souhaitaient qu'on ne
gardât ni rancune, ni malveillance contre ceux de la ville de Paris, qui
pourraient se trouver coupables. Ainsi ils suppliaient le roi, la reine et monseigneur
d'Aquitaine que, de part et d'autre, on accordât une abolition. S'ils avaient
désiré voir la famille royale en toute franchise et liberté, dans quelque
ville du royaume, comme Rouen, Chartres, Melun ou Montargis ce n'était point par
mauvaise volonté contre Paris, c'était pour éviter toute occasion de rumeur
entre les habitants de la ville et leurs serviteurs. Du reste ils offraient
que l'on prît quelles précautions on voudrait pour la police de ce lieu de
réunion. Les
articles étaient dressés dans ce même esprit de complaisance et de concorde.
Ils convinrent à tout le monde, hormis au duc de Bourgogne ; il éleva de
telles difficultés, que l'on crut un instant que tout était rompu. Le duc de
Berri voulait absolument que les députés vinssent tout aussitôt à Paris
présenter au roi ce projet de traité. Le duc de Bourgogne s'y refusa
absolument, et l'on convint qu'ils attendraient de nouveaux ordres au château
de Beaumont, chez le comte d'Eu. Le mardi ter août, les articles furent lus
au conseil devant le roi et le duc d'Aquitaine. Comme on allait en délibérer,
Jean de Troyes, Caboche, les Saint-Yon et les Legoix entrèrent avec tumulte
et demandèrent que les conditions de la paix leur fussent montrées. Le
chancelier répondit que le roi souhaitait la paix, mais qu'il voulait, avant
de la conclure, prendre l'avis de sa bonne ville de Paris, du Parlement[52], de la chambre des comptes, du
chapitre et de l'université ; qu'ainsi ils connaîtraient les articles. Le
lendemain, il y eut grande assemblée à l'hôtel-de-ville ; beaucoup de braves
gens y étaient venus pour tenir tête aux bouchers. On lut les articles ; un
avocat, nommé Jean Rapiot, brave homme qui savait fort bien parler, expliqua
hautement tous les avantages de la paix, et dit que le prévôt des marchands
et les échevins la désiraient aussi ; en effet l'un d'entre eux, Robert du
Belloy, se leva, et, après avoir fait une vive peinture du malheur des temps,
et des calamités plus horribles encore qui menaçaient le royaume, dit qu'il
fallait se hâter d'accepter la paix ; s'animant par degré, il en vint à
traiter de méchants et de traîtres ceux qui s'y opposeraient[53]. Jean de
Troyes lui répondit aussitôt par un démenti, et dit que si l'on accordait la
paix aux Armagnacs, il fallait du moins que ce fût en montrant bien qu'on
leur faisait grâce, et qu'on consentait à oublier leurs trahisons et leurs
mauvais desseins. Là-dessus, il allait faire la lecture des articles dont il
tenait copie. Le moment était dangereux ; un bourgeois fit remarquer aussitôt
que la matière étant si grande et si haute, il fallait d'abord se rendre dans
les assemblées de quartier pour y lire les articles et en délibérer. C'était
tout ce que craignaient les bouchers ; à peine ces paroles furent-elles dites
que, dans presque toute la salle, on se mit à crier : « Oui, oui, dans les
quartiers ! » Un des Saint-Yon, qui était là tout armé, voulut élever la voix
pour dire que la chose était trop pressante, mais on criait toujours : « Dans
les quartiers, dans les quartiers ! » Henri de Troyes, fils de Jean, se mit
alors dans une telle fureur, qu'il répéta par trois fois : « Il y en a ici
qui ont trop de sang ; il faut leur en tirer, nous » jouerons des couteaux. »
Les Legoix se levèrent aussi et s'emportèrent en menaces. Guillaume Cirasse,
charpentier, qui était quartenier au cimetière Saint-Jean, ne s'intimida
point et leur dit que comme le grand nombre voulait qu'on en délibérât dans
les quartiers, il fallait bien que cela se fît. « On lira les articles ici,
malgré vous et les vôtres disaient toujours les Legoix. — Eh bien, répondit
le charpentier, nous verrons s'il y a à Paris autant de frappeurs de cognée,
que d'assommeurs de bœufs. » Les bouchers furent réduits à demander que
l'assemblée fût remise au samedi, ce qui leur eût donné un jour pour préparer
quelque horrible désordre. Le
lendemain, les quarteniers réunirent les bourgeois. Le quartier de la Cité
était des plus importants. L'assemblée y était tenue par Jean de Troyes, qui
était concierge du Palais. C'était un fort habile homme et qui savait bien
tourner les esprits à son gré. Heureusement Ancenne, Mérille et Juvénal
étaient de ce quartier. Jean de Troyes proposa, comme la veille, de rappeler
dans le traité tous les crimes qu'il imputait aux princes, et fit lecture de
ce qu'il avait écrit dans cette idée. « Que vous en semble, dit-il à maître
Juvénal, ne serait-il pas à propos de montrer ceci au roi et à son conseil ?
— Le roi désire, répliqua l'avocat-général, que toutes choses dites ou faites
au temps passé soient abolies de part et d'autre, et que rien ne les puisse
rappeler. Les choses contenues en votre cédule sont séditieuses et faites
pour empêcher une paix que le peuple désire. — Oui, oui, cria-t-on aussitôt
de toutes parts.... La paix... ! la paix ! il finît déchirer cette cédule. »
A l’instant même on l’arracha des mains de Jean de Troyes, et elle fut mise
en mille morceaux. Bientôt la nouvelle s'en répandit par la ville, et les
autres assemblées de quartiers furent de même opinion, hormis le quartier des
halles et de l'hôtel d'Artois, où était logé le duc de Bourgogne. Dès le
jour même, Juvénal et les principaux bourgeois de la Cité s'en allèrent à
l'hôtel Saint-Paul raconter au roi comment les choses venaient de se passer.
Le duc de Bourgogne était présent : « Juvénal, Juvénal, dit-il, ce n'est pas
de la sorte qu'on en devait délibérer, entendez-vous ? — Monseigneur, sans
cela nous n'aurions jamais eu la paix. Les bouchers seraient restés maîtres.
Je vous en ai parlé d'autres fois, et vous n'avez pas voulu m'entendre. » De-là,
ils allèrent vers le dauphin qui était dans une embrasure de fenêtre, où un
des Legoix s'était établi familièrement avec lui. On lui répéta ce qui venait
d'être dit au roi ; le dauphin assura, avec fermeté, qu'il voulait la paix,
et qu'on le verrait bien. Déjà on avait eu la faiblesse de consentir au délai
d'un jour que les bouchers exigeaient[54] ; ce délai eût été funeste. On
demanda au dauphin de profiter des bonnes circonstances et de tout hâter.
Juvénal lui conseilla aussi de s'assurer sur-le-champ de la Bastille. Le duc
de Bourgogne n'osa pas en refuser les clefs lorsqu'elles lui furent
redemandées ; et messire d'Angenne, que les commissaires avaient fait sortir
de prison, trois jours avant, en fut nommé gouverneur. Le
lendemain matin, le duc de Berri envoya quérir l'avocat-général « Eh bien !
lui dit-il, qu'est-ce que tout ceci ? Que ferons-nous ? — Monseigneur, passez
la rivière, allez à l'hôtel Saint-Paul et faites-y conduire vos chevaux. Que
monseigneur d'Aquitaine se tienne aussi prêt à monter à cheval, pour aller
délivrer messeigneurs de Bavière et de Bar. Ne vous inquiétez pas ; j'ai
bonne espérance en. Dieu ; tout ira bien ; demain vous serez paisible capitaine
de la ville de Paris. » Vers
dix heures, le Parlement[55], la chambre des comptes, le
chapitre, la ville vinrent à l'hôtel Saint-Paul présenter au roi leurs
délibérations, toutes favorables à la paix. Le roi était à une des fenêtres
de la cour, le duc d'Aquitaine à une autre, le duc de Berri à une troisième.
Ils entendirent de-là les harangues de chacun des corps, et un beau discours
de l'université, qui avait pour texte : Rogate quœ ad pacem. Maître
Ursin de Tarenvède, docteur en théologie, qui était orateur, finit par
demander que l'on délivrât, sur-le-champ, le duc de Bar et les autres
prisonniers, Bientôt entrèrent dans la cour une foule énorme de bourgeois
armés, à cheval ou à pied. Tous criaient : « La paix ! la paix ! » Ils
venaient de Saint-Germain-l'Auxerrois ; c'était un des bons quartiers de la
ville, et tous les bourgeois, amis de la paix, s'y étaient donné rendez-vous,
afin d'aller de-là chercher le duc d'Aquitaine. Durant toute la nuit, le
peuple, ému de cette paix, avait couru les rues en poussant des cris
d'allégresse, et allumant des feux de joie. Pendant
le temps-là, les bouchers tentèrent un dernier effort ; ils assemblèrent leur
monde, au nombre d'environ douze cents personnes, sur la place de Grève ; ils
commencèrent à parler contre la paix ; mais ils ne pouvaient se faire
écouter. Le menu peuple lui-même n'entendait à rien autre chose qu'à la paix.
Une voix s'éleva qui cria : « Que ceux qui la veulent, passent à droite, et
ceux qui ne la veulent pas, à gauche. » Pas un ne resta à gauche ; car
comment contredire une telle volonté du peuple ? Ces gens qui, la veille,
auraient remué toute la ville à leur gré, maintenant ne trouvaient plus un
seul partisan[56]. Sur cela, arriva le duc de
Bourgogne ; il avait voulu empêcher la troupe des bourgeois de
Saint-Germain-l'Auxerrois de venir à l'hôtel Saint-Paul. Il les avait
conjurés de rester tranquilles, de retourner chez eux : il promettait de leur
faire accorder tout ce qu'ils voudraient ; mais ils étaient déjà en route,
cheminant par les rues de la ville et la rue Saint-Antoine[57]. Ils n'avaient pas voulu
prendre le long de la rivière, pour ne point se rencontrer avec l'assemblée
de la place de Grève. Tout ce que le duc de Bourgogne leur put dire ne les
avait aucunement touchés ; ils répondaient toujours : « Nous avons ordre du roi[58]. » Les
choses n'allèrent pas mieux-pour lui à la place de Grève ; il n'y demeura
qu'un instant et se rendit à l'hôtel Saint-Paul, pour accompagner le dauphin
qui, avec les bourgeois, se mit en route pour aller au Louvre délivrer les
prisonniers. Le cortége passa par la rue Saint-Antoine, parce qu'il y avait
encore de la foule devant l'Hôtel-de-Ville. Cependant elle s'écoula bientôt,
et la plupart des bouchers s'en allèrent même rejoindre la suite du duc
d'Aquitaine, qui venait d'ouvrir les portes du Louvre à son oncle, le duc de
Bavière, et au duc de Bar. Peu à peu les bourgeois s'animèrent contre ceux
qui, quelques moments encore, les faisaient trembler. Un nommé Gervais Denis
voulut se jeter l'épée nue sur Jean de Troyes, en criant : « Ribaud, pour le
coup, je te tiens. » Les chefs de la faction virent le sort qui les menaçait,
et s'enfuirent au plutôt de la ville. Le duc de Bourgogne lui-même ne fut pas
sans inquiétude ; il envoya demander à Juvénal s'il était en sûreté. On lui
répondit de marcher en toute confiance, et que les bourgeois périraient
plutôt que de permettre la moindre chose tentée contre lui. Au
retour du Louvre, le duc d'Aquitaine s'arrêta à l'Hôtel-de-Ville.
L'avocat-général prit alors la parole ; il raconta les malheurs de la ville,
et la tyrannie dont elle venait d'être délivrée[59]. Puis on changea les officiers
de la commune ; le prévôt des marchands, qui était un homme honorable et
sage, fut conservé ; mais on changea deux échevins, Jean de Troyes et de
Belloy, qui furent remplacés par Cirasse et Merille. Le sire Tanneguy Duchâtel
fut prévôt de Paris ; le duc de Berri reprit la charge de capitaine de la
ville ; le duc d'Aquitaine se déclara gouverneur de la Bastille, et choisit
le duc de Bavière pour son lieutenant ; le duc de Bar fut capitaine du
Louvre. Toute la journée se passa ainsi joyeusement sans nul désordre. Le
lendemain le duc de Berri parcourut la ville à cheval avec sa suite, et
chacun disait que cela avait bien meilleure façon que Jacqueville et les
cabochiens. Les princes se rendirent aussi en grande pompe à l'université, et
le duc d'Aquitaine fit remercier solennellement, par son chancelier, cette
illustre fille des rois, de sa belle conduite et de sa sagesse. Cependant
les mutations continuaient toujours. Eustache de Laistre perdit l'office de
chancelier et quitta Paris. On lui reprochait d'avoir dressé et expédié tous
les actes du conseil, que les princes avaient consentis aux factieux ; le
conseil du roi fut assemblé pour le remplacer par une libre élection, et le
plus grand nombre de suffrages se porta sur Henri de Marie, premier président
du parlement. Maître Robert Mauger le remplaça, aussi par une élection faite
dans le parlement. L'avocat-général Juvénal fut nommé chancelier du duc
d'Aquitaine, et le sire d'Ollehain renvoyé[60]. Enfin, de jour en jour on
défaisait ce qui avait été fait ; on renvoyait de leurs charges des gens
notables et estimés, sans donner d'autre raison, sinon que, pour eux, on en
avait auparavant renvoyé d'autres. Ainsi
les haines ne faisaient que croître, et l'espoir mis dans cette paix
diminuait promptement. Le duc d'Aquitaine éprouvait le désir de punir les
insolences qu'il avait souffertes ; il ne manquait pas de gens pour lui en
donner le conseil. Ceux qui craignaient qu'on leur imputât le passé,
seigneurs ou bourgeois, s'enfuyaient de la ville, et-se sauvaient en
Bourgogne ou en Flandre pour ne pas être recherchés. On avait saisi d'abord
quelques scélérats qui avaient commis des cruautés. Deux bouchers appelés Caille,
qui avaient jeté à l'eau maître Bridoul, secrétaire du roi ; le bourgeois qui
avait assassiné Courtebotte, ce musicien favori du duc d'Aquitaine ; Jean de Troyes,
cousin du chirurgien qui était coupable de plusieurs crimes, avaient été
condamnés et mis à mort avec l'approbation générale. Mais peu à peu la
populace s'échauffait, voulait d'autres supplices, commençait à se livrer au
désordre et à piller la maison des fugitifs[61]. Le roi fit défendre ces voies
de fait, et l'on procéda plus régulièrement à la visite de leur domicile. On
trouva chez l'un d'eux une liste d'environ quatorze cents personnes de la
cour et de la ville. Chaque nom était marqué d'un T, d'un B ou d'un R, ce qui
signifiait, disait-on : Tués, Bannis ou Rançonnés. Dans
cette disposition des esprits, la semaine ne se passa point sans que le
ressentiment s'élevât plus haut. On commença à parler ouvertement du duç de
Bourgogne. On vint arrêter, jusque dans son hôtel, Robert de Mailly, Charles
de Lens, et le sire de la Viefville. Le premier réussit à s'échapper, et le
troisième ne dut sa liberté qu'aux instances de la duchesse d'Aquitaine. Le
duc Jean n'était pas sans inquiétude pour lui-même. Il n'était plus appelé au
conseil ; on ne lui montrait plus nul égard. Bientôt on fit le guet autour de
son hôtel. Il vit bien qu'il fallait s'éloigner. Ce pouvait être chose difficile
; la plupart de ses serviteurs et de ses chevaliers s'étaient déjà éloignés.
Il écrivit à sa femme, en Bourgogne, pour qu'elle lui envoyât, près de Paris,
quelques hommes d'armes, afin d'aider sa retraite. Déjà le bruit qu'il venait
d'être emprisonné s'était répandu partout, et avait jeté la duchesse dans les
plus vives inquiétudes[62]. Enfin, le 23 août, sans rien
dire aux gens de sa maison, il s'en alla au bois de Vincennes, où le roi
était allé coucher la veille, et lui persuada de venir dans la forêt chasser
à l'oiseau. A Paris, on se douta qu'il voulait enlever le roi. Juvénal alla
sur-le-champ avertir le duc de Bavière. Avec une nombreuse compagnie de
bourgeois armés et à cheval, ils coururent à Vincennes, en ayant soin de
faire garder le pont de Charenton[63]. Juvénal, dès qu'il eut
rencontré le roi, lui dit : « Sire, venez-vous en à Paris, le temps est trop
chaud pour être dehors. » Le roi parut être de cet avis, et reprit son chemin
vers la ville. Le duc de Bourgogne se fâcha, et dit que le roi allait à la
chasse : « Vous le mèneriez trop loin, repartit Juvénal ; vos gens sont en
houzeaulx de voyage, et vous avez avec vous vos trompettes. » Alors, le Duc
prit, en peu de mots, congé du roi, lui dit que ses affaires l'appelaient en
Flandre, et partit au plus vite, traversant la forêt de Bondi ; le sire de
Saint-Georges et Enguerrand de Beurnonville, l'accompagnaient avec un petit
nombre de serviteurs. Il laissait les autres, dans son hôtel d'Artois, en
grand péril de ce qui pourrait leur arriver[64]. Ce fut
ainsi qu'il quitta Paris en fugitif, ayant perdu le fruit de tout ce qu'il
avait fait, se trouvant au même point que lorsqu'il avait commencé ses
guerres, et fort diminué dans l'opinion de ses partisans en France[65]. Il n'en était pas pour cela
plus abattu, ni moins obstiné en ses desseins. Les
hommes raisonnables du conseil et de la ville s'affligèrent beaucoup de ce
départ. Ils avaient espéré la paix ; elle était plus loin que jamais. Tout au
contraire, beaucoup de gens du vulgaire disaient que le duc de Bavière avait
agi lâchement : que puisque le duc de Bourgogne avait voulu lui faire couper
la tête, il aurait dû profiter de l'occasion, le tuer ; même quand il aurait
fallu s'enfuir après eu Allemagne[66] ; qu'ainsi tout eût été fini. Le
départ du duc de Bourgogne décida les princes à entrer à Paris, s'écartant
ainsi du traité de Pontoise, où il avait été réglé qu'ils verraient le roi
dans une autre ville. Mais ils furent mandés par le conseil. Leur entrée fut
solennelle. Le duc de Berri alla au-devant d'eux jusqu'à la porte
Saint-Jacques, avec tous les corps de la ville. Ils jurèrent que ni eux, ni
leurs gens, n'offenseraient en rien les bourgeois ; puis, traversèrent les
rues jusqu'à l'hôtel Saint-Paul, au milieu des acclamations populaires, et
faisant jeter de l'argent par des hérauts qui, selon l'usage, criaient : «
Largesse ! largesse ! » Le
surlendemain, le roi dans la salle verte du palais leur fit jurer sur la
vraie croix, paix, amour et union avec le duc de Bourgogne et avec tous les
autres princes du sang royal. Ils rentrèrent au conseil, et dès-lors rien ne
se fit plus que par leur volonté. Un lit de justice fut tenu au Parlement, où
le roi annula tous les actes contraires au duc d'Orléans et à ses adhéreras,
en déclarant que lui et le duc d'Aquitaine les avaient signés par force et
par menaces, et que tout ce qui y était renfermé contre les princes était
faux et calomnieux. On ne se borna point à réparer ce qui les concernait. Le
roi cassa, annula, abolit et révoqua aussi les ordonnances de réformation qui
renfermaient de justes et salutaires choses, et auxquelles avaient applaudi
tous les gens de bien[67]. Il fut dit que « certaines
écritures, qui par manière d'ordonnances avaient été faites naguères par des
commissaires, tant chevaliers qu'autres, par le confesseur et l’aumônier du
roi, par deux conseillers au Parlement, à la poursuite de l'université et de
la ville de Paris, et qui, par grande contrainte des gens d'armes de cette
ville et autrement, avaient été lues et publiées, en ladite chambre, le roi
tenant aussi son lit de justice, étaient mises à néant. Cela, attendu que le
chancelier les avait proposées sans observer les formes, et sans l'autorité
nécessaire, sans qu'elles eussent été préalablement lues au roi, sans qu'il
eût pris l'avis de son conseil, sans que le Parlement eût non plus donné son
avis. Attendu encore qu'elles avaient été publiées hâtivement et
soudainement, et qu'auparavant elles avaient été tenues clauses et scellées :
considérant aussi la clause que les commissaires avaient mise pour se
réserver d'en pouvoir encore donner leur avis : et enfin parce que l'autorité
du roi en était blessée, diminuée et limitée, ainsi que le gouvernement de
son hôtel, de celui de la reine et du duc d'Aquitaine. » Personne dans le
conseil n'éleva la voix pour la défense de ces ordonnances qu'on avait
trouvées si belles. Il y avait là beaucoup de conseillers qui pour conserver
leurs charges étaient toujours de l'avis du plus fort. Le duc
d'Orléans devint le maître du gouvernement. Le dauphin lui témoignait une
tendresse extrême. Il l'engagea à laisser le vêtement de deuil, qu'il n'avait
point quitté depuis le meurtre de son père. Les deux princes parurent vêtus
d'habits pareils, en témoignage public de leur amitié. Ils se firent faire un
manteau à l'italienne qu'on nommait huque ; il était de drap violet avec une
croix d'argent. Ils portaient le chaperon noir et rouge. La devise était : Le
droit chemin ; elle était brodée en argent. L'écharpe des Armagnacs
n'était pas oubliée. Ses couleurs succédèrent bientôt aux couleurs de
Bourgogne, et l'on était aussi mal venu à ne les point avoir, qu'à ne pas
prendre les autres un an avant. Il n'y eut pas jusqu'aux images des saints
qu'on n'affublât de l'écharpe blanche[68]. Ce fut ainsi que la folie du
peuple changea ; maintenant on n'osait plus prononcer le nom du duc de
Bourgogne ; qui aurait dit du bien de lui aurait couru grand risque d'aller
en prison. Quand quelques petits enfants chantaient dans la rue, cette
chanson qu'on avait tant répétée : « Duc de Bourgogne, Dieu te tienne en
joie, » ils étaient bien sûrs d'être battus, et jetés dans la boue[69]. Peu à
peu, tous les seigneurs de la faction Armagnac revenaient à Paris. Comme on
avait rendu aux princes tout ce qu'ils avaient perdu, les seigneurs disaient
: « Que ferez-vous donc pour nous qui avons pris les armes avec vous
pour le service du roi ? » Le sire d'Hangest redevint grand-maître des arbalétriers.
Le sire Clignet de Brabant, que ses pillages dans les campagnes avaient rendu
odieux, reprit la charge de grand amiral. L'archevêque de Sens fut président
de la chambre des comptes. On rendit la prévôté des marchands à Pierre
Gentien, bien qu'on eût résolu d'abord de garder André Epernon, qui avait
l'estime publique[70]. Enfin le roi manda au sire
d'Albret de venir reprendre l'épée de connétable qu'on envoya redemander au
comte de Saint-Pol. Celui-ci, après avoir pris conseil du duc de Bourgogne,
la refusa. Aussitôt
après son arrivée à Lille, ce prince avait écrit au roi pour s'excuser de son
départ peut-être un peu trop précipité[71]. Il disait que sa sûreté avait
exigé cette retraite ; mais n'en protestait pas moins de sa bonne intention
de garder le traité de Pontoise, si les princes voulaient, de leur côté, y
rester fidèles. Quelques jours après, il envoya même une grande ambassade
pour témoigner solennellement de ses dispositions pacifiques. Les
ambassadeurs furent admis au conseil. On écouta l'évêque d'Arras qui parla au
nom de son maître, mais il ne persuada personne. Cela
eût été en effet difficile ; car, dans le même moment, le Duc recevait une
ambassade des Anglais à Bruges, et s'efforçait de renouer le mariage de sa
fille avec le roi d'Angleterre. Henri IV était mort quelques mois auparavant,
et son fils le prince de Galles lui avait succédé. Les
princes qui tenaient le gouvernement du royaume ne mettaient pas moins
d'empressement à rechercher l'appui des ennemis de la France. C'était le duc
de Bretagne qui s'était entremis de cette alliance, et, pour la rendre plus
intime, il était question de marier le roi d'Angleterre avec madame
Catherine, la plus jeune fille du roi. Le duc de Bretagne vint à Paris ; en
même temps, une grande ambassade fut envoyée par le roi d'Angleterre qui,
voyant le royaume de France tellement affaibli et divisé, ne cherchait que
son avantage et traitait avec les deux partis à la fois. Les ambassadeurs
furent reçus avec la plus grande courtoisie. Ils assistèrent aux fêtes et aux
tournois qui se donnèrent pour le mariage du duc de Bavière. On leur montra
madame Catherine qui n'avait que treize ans ; mais elle était déjà grande et
belle, et on l'avait magnifiquement parée. Rien cependant ne fut conclu. Le
duc d'York qui était à la tête de cette ambassade, parut désirer ce mariage,
et promit de le proposer au roi d'Angleterre. On ne traita, pour le moment,
que de la prolongation des trêves ; le sire d'Albret, l'archevêque de Bourges
et un fort habile secrétaire du roi, nommé-Gon Lier Col, furent envoyés en
Angleterre pour la signer. Le projet de mariage se trouva donc suspendu. Ce
qui pouvait le reculer encore ; ce fut la discorde qui éclata entre le duc
d'Orléans et le duc de Bretagne. Ils eurent querelle sur la préséance ; le
comte de Vendôme prit parti pour le duc d'Orléans. Il y eut de dures paroles
dites de part et d'autre. On imputa au duc de. Bretagne d'être plus Anglais
que Français. Le comte d'Alençon eut pour lui si peu d'égard qu'il lui
reprocha de ne pas avoir plus de cœur qu'un enfant d'un an. Le duc partit
fort mécontent des princes et du roi, qui avait donné raison au duc d'Orléans[72]. On
craignit cependant que le duc de Bourgogne ne profitât du moment pour
conclure le mariage de sa fille avec le roi d'Angleterre. Le sire de
Dampierre et l'évêque d'Évreux furent envoyés pour lui remettre, de la part
du roi, des lettres qui lui défendaient, sous peine de forfaiture et de
confiscation, d'entrer en aucun traité avec le roi d'Angleterre, soit pour le
mariage de sa fille, soit pour toute autre cause[73]. Il lui était aussi enjoint de
remettre les trois forteresses de Cherbourg, du Crotoy et de Caen qui
appartenaient au roi. Ils le trouvèrent â Lille, donnant de grandes fêtes et
des tournois. A cela, le Duc ne fit pas d'autre réponse que : « Mes houzeaulx
! » Il monta à cheval et partit pour Audenarde, laissant là les ambassadeurs
du roi. Il
avait en effet peu de ménagements garder, comme on en gardait peu avec lui.
Chaque jour ses partisans étaient emprisonnés, bannis, privés de leurs biens,
nonobstant les promesses faites après la paix de Pontoise[74]. La veille de l'entrée des
princes, le 29 août, des lettres du roi avaient été publiées, portant
abolition formelle pour tous les désordres commis à Paris, hormis les
principaux chefs qui étaient nommés au nombre d'environ cinquante ; déjà plus
de trois cents personnes avaient été bannies. Mais la
plus grande offense que pût recevoir le duc de Bourgogne, ce fut le renvoi de
sa fille, madame Catherine. Elle avait été non-seulement fiancée[75], mais mariée par contrat
authentique passé à Gien, il y avait trois ans, avec Louis d'Anjou, fils du
roi de Sicile. Depuis ce temps elle était sous la garde de la reine de
Sicile. Sans donner aucun motif au duc Jean, le roi lui fit savoir qu'elle
serait ramenée jusqu'à Beauvais et qu'il pouvait l'y envoyer prendre. Il ne
restait plus qu'à se préparer à la guerre ; et le Duc prenait toutes ses
mesures. Il mandait ses hommes d'armes, et levait de l'argent. Pendant ce
temps le conseil du roi publiait lettres sur lettres, faisant défense de
s'armer sous les peines les plus sévères, et renouvelant contre le duc de
Bourgogne et ses partisans, toutes les injonctions qui avaient été faites au
sujet des Armagnacs[76]. Il
voulut, avant de tenter la voie des armes, exposer ses griefs, et le 16
novembre il écrivit au roi une lettre qu'il fit porter par le roi-d'armes de
Flandre. Elle était conçue à peu près en ces termes : « Mon
très-cher et très-redouté seigneur, je me recommande à vous de tout mon
pouvoir ; et je désire continuellement savoir que vous êtes en bon état, ce
que Dieu veuille continuer, et vous maintenir toujours de mieux en mieux ; je
souhaiterais humblement en être plus souvent instruit par vous-même et par
vos lettres. Dieu sait, mon très-cher et très-redouté seigneur, combien je
désire vous voir en bonne prospérité ; je ne puis avoir de plus grande
consolation et de plus grande joie en ce monde, que d'entendre de bonnes
nouvelles de vous ; et si vous avez la grâce de désirer savoir mon état, je
suis, au départ de celle-ci, en parfaite santé. « Très-cher
et redouté sire, je pense que vous avez en mémoire comment, par le conseil de
monseigneur d'Aquitaine, par le mien, celui de plusieurs seigneurs de votre
sang et de votre grand conseil, à la requête de votre fille l'université de
Paris, de l'église de cette ville, etc., vous rendîtes une ordonnance pour
procurer paix et union entre les seigneurs de votre sang, pour le bien de
vous et d'eux, pour réparer la misère de votre royaume qui était en toute
désolation. Moyennant cette ordonnance, que Dieu vous inspira, chacun de vos
loyaux parents et sujets pouvait avoir espérance de reposer en paix, comme
l'exposa si notablement un savant chevalier, conseiller de mon très-cher
cousin le roi de Sicile. Bien que j'eusse juré cette ordonnance en votre présence,
en bonne foi, en bonne intention et cordialement, j'ai craint que, d'après
mon départ, plusieurs n'eussent quelque étrange imagination de rupture et
d'infraction de ma part. Aussitôt après ce départ, je vous ai donc envoyé des
lettres pour certifier ma volonté d'observer ladite ordonnance. Depuis, pour
la même cause, j'ai envoyé par-devers vous plusieurs de mes gens. « Nonobstant
cela, mon très-cher et redouté seigneur, et bien que, quelles que soient les
fausses accusations de quelques-uns contre moi, je n'aie rien fait contre
votre ordonnance, beaucoup de choses sont et ont été faites contre sa teneur,
au préjudice, au mépris, à l'injure de moi et des miens. Je ne crois pas que
cela procède de votre volonté, de celle de votre fils, ni de quelques
prud'hommes de votre sang ou de votre grand conseil ; mais, au contraire, de
l'instigation, des poursuites et# des grandes importunités de ceux qui,
depuis longtemps, ont agi d'une si étrange manière ; lesquels Dieu, par sa
sainte grâce, veuille bien réduire, comme il sait bien que cela est
nécessaire, et comme je le désire. « C'est
donc à leur instigation et procuration qu'aussitôt après les serments prêtés,
ont été faites plusieurs assemblées de gens d'armes et plusieurs chevauchées
dans la ville de Paris, spécialement autour de mon hôtel et de mon logis, en
mépris de moi ; et qui pis est, si l'on eût cru certains conseils, on eût mis
la main sur moi avant mon départ : ce qui n'était pas un signe de paix et
d'union. Auparavant plusieurs de vos bons et anciens serviteurs et des miens,
qui n'avaient forfait en rien, furent pris et emprisonnés ; et d'autres
contraints par force ou menaces indirectes de quitter Paris. Tous ceux qu'on
savait avoir part à mon amour et. à ma faveur ont été destitués de leurs
états, honneurs et offices, bien qu'aucuns les eussent par élection et sans
préjudice de personne, et qu'on n'eût aucun mal à dire d'eux, sinon qu'ils
étaient trop Bourguignons ; cela se continue tous les jours ainsi. « Si
par aventure on disait que cela se fait parce qu'étant près de vous, et pour
votre service à Paris, j'en avais fait autant, il pourrait être répondu, qu'à
supposer que cela fût, les termes de votre ordonnance commandaient paix,
amour et union, et non pas vengeance ; et il eût mieux valu, pour le bien de
votre royaume, pourvoir aux offices par bonne et vraie élection. « D'après
ces instigations, il n'y a pas un de vos serviteurs, pas un des gens de votre
conseil ou de votre sang, ni de l'université de Paris, qui ose parler et
communiquer avec ceux qui veulent mon bien et mon honneur, sans être
grièvement punis ; de plus, dans beaucoup de sermons, de propositions et
parmi des assemblées, il a été dit des paroles contre mon honneur et contre
la vérité ; quand mon nom n'était pas prononcé, il était cependant bien clair
qu'on parlait de moi ; ce qui est contraire à tous les traités jurés, aux
préceptes donnés par le sage Caton, et propre à élever des débats, des
dissensions et des terreurs qui pourraient tourner au préjudice de votre
royaume. « En
outre, les lettres qui ont été écrites et envoyées dans tout le royaume et au
dehors, sont, pour qui les entend bien, contraires à votre honneur et à celui
du duc d'Aquitaine, de votre conseil, de l'université et de votre ville de
Paris. Si quelques-uns disaient que ces lettres sont pour réparer leur
honneur attaqué par les précédentes, au moins auraient-ils dû ne pas accuser
en même temps ceux qui se sont toujours conformés à vos ordonnances. Quant
aux gens d'armes et compagnies qu'on m'accuse d'avoir maintenus malgré votre
défense, et qui, dit-on, ont opprimé et dommagé votre peuple, la vérité est
que vous m'avez chargé avec monseigneur de Berri, mon oncle, d'avoir des
hommes d'armes, pour s'opposer aux gens des compagnies qui faisaient des
ravages, et aux entreprises faites contre/la ville de Paris et contre votre
honneur. Aussitôt après votre nouvelle ordonnance, je contremandai ces gens
d'armes ; depuis je n'en ai tenu aucun. S'il y en a eu quelques-uns s'avouant
de moi, c'est sans mon ordre, et cela vient sans doute de la volonté qu'ils
ont eue d'aller contre ces compagnies, qui font tant de maux entre les
rivières de Seine, de Loire et d'Yonne, et qui contreviennent à vos
ordonnances, sous prétexte que j'assemble mes hommes dans tous mes pays, pour
aller à Paris en grande puissance. Cette chose n'est point vraie, mon
très-redouté seigneur, je ne l'ai pas faite, ni même je n'ai pensé à rien qui
pût vous déplaire de quelque manière ; et je serai, tant que je vivrai, votre
bon et loyal parent, votre très-obéissant sujet. « Je
suis aussi pleinement informé qu'ils ont publié, que j'avais à Paris des
meurtriers et assassins pour les tuer ; sur quoi je vous affirme, en vérité,
que cela n'est pas et que je n'en ai jamais eu nulle pensée. « On
est encore allé dans les hôtels de mes pauvres serviteurs, aux environs de
mon hôtel d'Artois à Paris, et on a tout dérangé et retourné chez eux parce
qu'on disait qu'ils avaient reçu des lettres de moi pour remettre à des gens
du quartier des halles, afin d'exciter une émeute à Paris. Plusieurs des
femmes de mes serviteurs ont même été interrogées, mises au Châtelet et
traitées durement à ce sujet. Jamais je n'ai écrit, ni fait écrire de lettres
semblables, et l'on devrait bien savoir que les gens de ce quartier et des
autres aimeraient mieux mourir que de faire aucune chose qui dût vous
déplaire ; quant à moi, Dieu m'ôte la vie, si je voulais leur donner d'autres
conseils. « On
dit que j'ai traité un mariage en Angleterre, et que j'ai promis les châteaux
de Cherbourg et de Caen, ainsi que plusieurs autres choses au préjudice de
vous et de votre royaume. Ce que non plus, je n'ai ni fait, ni pensé, et plût
à Dieu que tous ceux de votre royaume eussent été et fussent aussi loyaux
pour la conservation de vous, de votre race, de votre seigneurie, de votre
domaine, que je l'ai été etle serai toute ma vie. « Ainsi,
d'après tout ce que j'ai dit, et ce que je pourrais encore déclarer, il est
visible qu'on a enfreint les termes principaux de votre ordonnance. On m'a
fait une guerre plus dure et plus mauvaise qu'aucun homme la puisse faire ;
car on a cherché toutes les voies possibles pour m'éloigner de votre amour et
de votre grâce, de celle de monseigneur le duc d'Aquitaine et de ma très-redoutée
dame la reine. « Toutefois
je ne vous écris pas ceci, afin de pouvoir aller contre votre ordonnance, ni
entreprendre quelque chose contre la réparation de votre royaume ; il a tant
à souffrir en tous états et de tant de manières, qu'il n'est homme si pervers
et si cruel qui n'en prenne pitié ! Mais il est bien vrai que j'ai cherché
des précautions pour mettre une paix bonne et établie en votre royaume, me
doutant que les choses susdites arriveraient. « Pour
quoi, je vous supplie, mon très-redouté seigneur, qu'il vous plaise pourvoir
à ces inconvénients, de telle sorte que ceux qui en sont blessés ou gênés
n'aient plus motif de se plaindre, que votre ordonnance soit maintenue pour
votre bien et votre honneur et pour la restauration de votre royaume, et que
chacun puisse, comme il l'avait espéré, dormir et reposer en paix. Pour cela,
je suis prêt à exposer, selon votre bon plaisir, mon corps, mon bien, mes
amis et tout ce que Dieu m'a prêté ; et je me tiens prêt à exécuter vos
ordres. « Sur
ce, etc. etc. « Ecrit
en notre bonne ville de Gand. « Le
26 novembre 1413. » Cette
lettre fut présentée au roi qui fit un accueil gracieux au roi-d'armes de
Flandre. Le chancelier répondit que le roi ferait savoir ses intentions en
temps et lieu[77]. Les
choses n'en continuèrent que mieux à suivre le même train sans nulle
précaution ni ménagement. Le comte d'Armagnac était arrivé à Paris, et
c'était le plus ardent de son parti. Le roi de Sicile, qui avait tout crédit,
et qui maintenant était devenu le plus mortel ennemi du duc de Bourgogne, maria
sa fille Marie à Charles, troisième fils du roi. Enfin
les princes, et la reine, qui était toute à eux, gouvernèrent avec si peu de
sagesse et de précaution, que bientôt le duc d'Aquitaine commença à être
mécontent. Sa femme, fille du duc de Bourgogne, avait aussi de fréquents
affronts à endurer. Au lieu de ramener à eux le duc d'Aquitaine, qui était un
prince frivole, inconstant, occupé de vains divertissements, ils le tinrent
enfermé dans le Louvre, en l'y gardant de si près, que les ponts du château
étaient toujours levés. Se voyant plus captif et traité avec moins d'égard
encore que sous l'autre domination, il fit parvenir à son beau-père le billet
suivant. « Très-cher
et très-aimé père, nous vous mandons qu'incontinent ces lettres vues, toute
excuse cessant, vous veniez vers nous, bien accompagné pour la sûreté de
votre personne ; et si vous craignez de nous courroucer, n'y manquez pas.
Écrit de notre propre main, au Louvre le 4 décembre 1413. » Le 13
du même mois, le dauphin lui écrivit un second billet plus pressant encore,
lui promettant de l'avouer de tout. Son impatience était telle que, le 22, il
lui écrivit encore : « Je
vous ai mandé par deux fois que vous vinssiez à moi, et vous n'en avez rien
fait. Toutefois nous vous mandons encore derechef, que, laissant toutes
autres choses, vous veniez le plutôt que vous pourrez et très-bien accompagné
pour votre sûreté. A cela ne manquez pas, quelles que soient les lettres
contraires que vous receviez de nous ; prouvez-nous ainsi toute l'amour que
vous avez pour nous et la crainte que vous avez de nous courroucer. Il y en a
certaines causes qui nous touchent plus que rien ne peut nous toucher. Écrit
de ma propre main[78]. » Le duc
de Bourgogne n'attendait que ce prétexte. Déjà il avait mandé ses hommes
d'armes ; déjà il avait tenu conseil avec ses frères, avec ses beaux-frères
le duc Guillaume de Bavière, l’évêque de Liège, avec le duc de Clèves et le
comte de Saint-Pol ; ils lui avaient promis leur assistance. Il écrivit
aussitôt à plusieurs villes du royaume et à divers bourgeois de Paris,
rappela les violations de la paix qu'il imputait aux autres princes, assura
qu'il avait patiemment supporté les outrages dirigés contre lui ; mais que le
duc d'Aquitaine étant maintenant prisonnier au Louvre et réclamant son
secours, il était de son devoir de le délivrer du danger où il était, et de
faire cesser une chose si abominable, si odieuse à tous les fidèles sujets du
roi. Il requérait donc l'aide et la bienveillance des bonnes villes pour
accomplir cette entreprise et affermir la paix du royaume, qui est son seul
désir. Lorsque
les princes surent que le duc d'Aquitaine avait écrit de telles lettres, ils
pensèrent qu'il y. avait été porté par les suggestions de quelques-uns de ses
serviteurs, que le duc de Bourgogne avait auparavant eu soin de placer dans
sa maison. On résolut de les éloigner de lui. La reine alla le voir au
Louvre, et fit prendre quatre de ses chevaliers, le sire de Croy, qui fut
renfermé à Montlhéry chez le duc de Berri, les sires de Brimeu, de Mouy et de
Montauban qu'on chassa de Paris. Le dauphin entra d'abord en une grande
colère ; il voulait sortir du château et ameuter le peuple ; mais les
princes, qui étaient venus aussi, l'apaisèrent peu à peu ; bientôt il fut à
leur entière disposition. Le petit nombre de Bourguignons qui pouvaient
rester encore à Paris se hâta d'en sortir. On
commença par faire démentir au dauphin les lettres qu'il avait écrites. Il
manda aux villes du royaume que son intention n'était pas et n'avait jamais
été d'appeler le duc de Bourgogne à son aide. Il enjoignit qu'une nouvelle
lettre qu'il écrivait à ce Duc, fût partout publiée ; là il déclarait encore
n'avoir jamais envoyé les lettres dont il était question, et que sa volonté,
comme celle, du roi, était que toute assemblée de gens d'armes fût aussitôt
renvoyée[79]. Il
était à croire que le duc de Bourgogne ne céderait pas à cette lettre, on
résolut de lui résister et de ne montrer aucune faiblesse. La reine, à qui
les princes avaient, en l'absence du roi, rendu le gouvernement, semblait
encore plus animée qu'eux. Des lettres du roi commandèrent à tous ses hommes
d'armes de Picardie de se rendre le 5 de février à Montdidier où ils
trouveraient des gens commis pour les recevoir, ordonner leur payement et
leur donner des ordres. Pareil mandement fut envoyé dans les autres provinces
du royaume. En même temps il était défendu, même aux vassaux du duc de
Bourgogne, d'obéir à ses commandements et de prendre les armes pour lui, sous
peine d'être poursuivis dans leur personne et dans leurs biens. Le duc de
Bourbon eût ordre de revenir d'Aquitaine avec les forces qu'il commandait
contre les Anglais. Le dauphin donnait des festins aux gens de guerre, et se
promenait en grand appareil par les rues, en y faisant publier les lettres du
roi contre le duc de Bourgogne. Enfin on ta-tuait à la fois et de ménager et
de contenir le commun peuple. Quant à la bourgeoisie, les Orléanais y avaient
un fort parti. La ville de Paris écrivit elle-même à toutes les bonnes villes
pour attester que jamais elle n'avait été plus heureuse, plus tranquille,
plus affectionnée et dévouée au roi et aux princes, que depuis le moment où
l'on avait chassé les perturbateurs ; jamais le dauphin n'avait été plus
libre ni plus tipi dans une même intention avec les princes, la reine,
l'université et le peuple, pour maintenir à la paix. Elle invitait aussi les
autres bonnes villes à se méfier des artifices de l'ennemi de la paix, et à
ne point croire aux faussetés qu'il faisait répandre[80]. Le duc
de Bourgogne ne perdit point de temps, et avança à grandes journées vers
Paris. Il commença par faire certifier par le bailli royal de Vermandois, la
vérité des trois lettres que le duc d'Aquitaine lui avait écrites pour
demander son assistance[81]. Elles furent ainsi
authentiquement publiées, et contribuèrent à lui faire ouvrir les portes des
villes, nonobstant les défenses formelles du roi. Péronne et Senlis,
seulement, ne le reçurent point. Mais Roye, Noyon, Soissons, Compiègne lui
cédèrent, et il arriva à Dammartin où l'attendait un renfort de chevaliers
venant de Bourgogne. L'alarme
fut grande à Paris, dès qu'on le sut si proche[82]. On alla aussitôt chercher le
dauphin qui dînait chez un chanoine au cloître Notre-Mme. Les hommes d'armes
se rassemblèrent en trois corps ; l'avant-garde commandée par les comtes
d'Eu, de Richemont et de Vertus ; le corps de bataille par lé duc d'Aquitaine,
le duc d'Orléans et le roi de Sicile ; l'arrière-garde par le comte
d'Armagnac, le sire de Bosredon et le sire de Gaucourt. Cette armée qui
comptait environ onze mille chevaux, traversa la ville. Il importait beaucoup
d'en imposer à la populace ; le duc d'Aquitaine avait, devant lui, son
chancelier, à cheval, qui haranguait de place en place les Parisiens au nom
de son maître, les louait de leur loyauté et de leur obéissance, et les
exhortait à joindre tous leurs efforts pour résister à la mauvaise entreprise
du duc de Bourgogne. Chacun alla ensuite-prendre son poste ; le dauphin au
Louvre ; le duc d'Orléans, au prieuré de Saint-Martin-des-Champs ; le roi de
Sicile, à la Bastille ; le sire de Bosredon, à la porte Saint-Honoré ; le
sire de Gaucourt, à la porte Saint-Denis ; et le comte d'Armagnac, vrai chef
de cette armée, à l'hôtel d'Artois, dans le quartier des halles, qui était
tout Bourguignon. Les portes de la ville furent fermées, hormis la porte
Saint-Jacques et la porte Saint-Antoine[83]. Le Duc,
de son côté, était venu à Saint-Denis, dont les bourgeois lui avaient ouvert
les portes, malgré les ordres du roi. Il n'avait guère que deux mille hommes
d'armes, et environ autant de gens de pied et d'arbalétriers ; il avait
compté sur les intelligences qu'il avait dans Paris, et sur la faveur du
peuple. Il plaça les hommes d'armes de Bourgogne au village d'Aubervilliers ;
les Flamands, dans les faubourgs de Saint-Denis ; lui dans cette ville avec
les Picards ; il fit publier que tout serait exactement payé : ordre qui
s'exécutait toujours fort mal ; les préparatifs commencèrent pour le siège et
pour le passage de la rivière. Il
était déjà depuis trois jours à Saint-Denis, lorsqu'il envoya son roi-d'armes
remettre des lettres au roi, à la reine, au duc d'Aquitaine, et à la ville de
Paris. Il demandait à entrer, et répétait qu'il n'était venu que parce qu'il
était mandé par le dauphin. Son héraut ne put obtenir la permission de
présenter ses lettres ; on lui dit de se hâter de quitter la ville, s'il
voulait qu'il ne lui arrivât pas malheur ; le comte d'Armagnac l'ayant
rencontré, le menaça de lui faire couper la tête. Le
lendemain, le duc de Bourgogne Vint' ranger toute son armée en bataille entre
Montmartre et Chaillot, et envoya encore son roi-d'armes à la porte
Saint-Honoré, avec quatre de ses chevaliers. En même temps, Enguerrand de
Bournonville avait déployé la bannière de Bourgogne, sur la butte des Moulins,
tout près de cette porte. Les bannis et les gens de la fiction des bouchers,
qui s'étaient réfugiés près du Duc, l'avaient flatté qu'il suffisait de se
montrer devant Paris pour émouvoir toute la ville. Rien ne bougea[84]. Le comte d'Armagnac
chevauchait à travers les rues avec ses hommes d'armes, ordonnant aux
ouvriers de rester à leurs métiers, et les menaçant de la corde s'ils
approchaient des murailles ; le Parlement eut ordre aussi de monter à cheval
avec le chancelier, d'aller par la ville pour la tenir en sûreté, et de
donner preuve de sa diligence à garder le bon ordre. Pendant ce temps-là, on
refusa au roi-d'armes de Flandre de le laisser entrer. Le sire de
Bournonville s'avança lui-même et voulut parler. Bosredon gardait la porte,
et, par l'ordre du comte d'Armagnac, pas une parole ne fut répondue. Quelques
arbalétriers tirèrent, et un Bourguignon fut blessé. Il n'y
avait rien à faire ; on s'était mépris. Le duc de Bourgogne s'en revint à
Saint-Denis ; de-là il reprit la route de Flandre, honteux et en butte aux
railleries de ses ennemis. En partant, il renvoya encore son héraut à la
porte Saint-Antoine ; il ne fut pas reçu plus que les jours précédents, et,
plantant un M-ton fendu, il y laissa ses lettres. Le lendemain, on trouva
aussi placardé, contre les murs de Notre-Dame, et en divers autres lieux, la
lettre que le Duc écrivit à la ville de Paris, pour se plaindre des procédés
que les princes avaient eus pour lui, et du refus qui lui avait été fait
d'entrer dans la ville et de voir le roi. Le seul succès de ce voyage fut la
délivrance du sire de Croy, que son père envoya prendre par des hommes
d'armes déguisés. Ils s'introduisirent pour entendre la messe dans la
chapelle du château de Montlhéry, et emmenèrent le prisonnier. Il n'y
avait plus de ménagements à garder envers le duc de Bourgogne. Dès le
lendemain de son départ, le roi, qui avait quelque retour de santé, signa des
lettres où, à partir du cruel et damnable homicide commis sur la personne du
duc d'Orléans, tous les actes du duc Jean étaient rappelés et qualifiés de
violences, crimes et rébellions. Elles se terminaient ainsi : « C'est
ce qui nous oblige de faire savoir à tous nos sujets, que pour tous les
attentats ci-dessus, et pour plusieurs autres raisons, principalement pour
les mauvaises manières qu'a toujours tenues envers nous ledit de Bourgogne,
qui, depuis la mort déplorable de notre frère, jusqu'à présent, n'a cessé de
procéder, par voie de fait, par puissance et force d'armes, il doit être
tenu., pour ingrat et indigne, et, comme tel, déchu de tous les biens et de
toutes les grâces qu'il a reçues de nous. « Sur
quoi, après avoir mûrement délibéré, avec plusieurs de notre sang, et autres
prud'hommes de nos sujets, tant de notre grand conseil, comme de la cour de
notre Parlement, de notre fille l'université, des bons bourgeois et marchands
de notre ville de Paris en très-grand nombre ; nous avons tenu et réputé,
tenons et réputons ledit Duc et tous autres qui, contre nos défenses, lui
donneraient conseil et aide, pour rebelles, désobéissants, violateurs de la
paix, et, par conséquent, pour ennemis de nous et du bien public de notre
royaume. « Pour
ces causes, avons délibéré de mander et convoquer devers nous, par forme
d'arrière-ban, tous nos hommes, vassaux, tenants de nous fiefs ou
arrière-fiefs, et aussi les gens des bonnes villes qui ont accoutumé d'être en
armes et de suivre les guerres, afin de nous aider, servir et conforter à
résister à la perverse volonté et entreprise dudit de Bourgogne et de ses complices,
les réduire en notre subjection et obéissance, comme ils doivent être, et les
punir, corriger et châtier de leurs méfaits, tellement que l'honneur nous en
demeure et que ce soit un exemple pour tous. » Pendant
longtemps le clergé et l'université avaient laissé sans aucune censure les
propositions par lesquelles maître Jean Petit avait voulu justifier le
meurtre du duc d'Orléans. Aussitôt après le départ du duc de Bourgogne, au
mois d'août, le vénérable Jean Gerson, chancelier de l'université, s'adressa
au roi pour qu'une telle doctrine ne restât point sans un blâme public. Le
roi avait ordonné à l'évêque de Paris de faire examiner, de concert avec
l'inquisiteur de la foi, la justification du duc de Bourgogne. L'examen en
fut solennellement fait. On envoya assigner le duc de Bourgogne pour savoir
s'il voulait avouer les paroles de Jean Petit ; il. répondit qu'il avouait
son bon droit, mais non point maître Petit. Comme il inspirait encore
beaucoup de crainte les prélats et les docteurs hésitaient à condamner cette
pièce. Quelques-uns voulaient que l'affaire fût renvoyée au futur concile ;
mais lorsque le Duc se fut retiré de Saint-Denis, il n'y eut plus de doute.
Le 13 février, l'évêque de Paris, assisté de l'inquisiteur de la foi,
prononça, devant une grande foule de peuple, que les propositions renfermées
dans ledit écrit dont on ne nommait pas l'auteur, non plus que le duc de
Bourgogne, étaient erronées quant à la foi et quant à la morale, et que cette
œuvre devait ; comme scandaleuse, être brûlée. On parla même d'aller déterrer
le corps de Jean Petit à Hesdin, où il était mort un an auparavant, pour le
brûler aussi. Deux jours après, l'exécution se fit au parvis Notre-Dame, après
que Benoît Gentien, religieux de Saint-Denis et célèbre docteur, eut encore
montré, dans un beau discours, la monstruosité de telles opinions. Le duc de
Bourgogne se trouva ainsi flétri et dégradé dans le peuple ; on en faisait
maintenant si peu de compte, qu'on chantait des chansons contre lui dans les
rues. Une
maladie qui ravagea Paris et emporta beaucoup de monde retarda le départ du
roi et de son armée : Elle était formidable ; beaucoup de Gascons étaient
venus sous le comte d'Armagnac, et le sire de Saarbrück avait amené un grand
nombre d'Allemands. Jan-i ais le roi n'avait marché avec tant de gens
d'armes. Tout se trouva prêt à la fin de mars. Le roi, la reine et le duc
d'Aquitaine s'engagèrent par serment, avec tous les princes présents, de
n'entendre à aucun traité avec le duc de Bourgogne avant d'avoir détruit sa
puissance. La garde de Paris fut laissée au vieux duc de Berri et au roi de
Sicile, avec huit cents hommes d'armes, pour maintenir le bon ordré. Le roi
commença par aller, avec les princes, implorer la protection divine à
Notre-Dame ; de-là il vint prendre l'oriflamme à Saint-Denis. Rien n'était
plus brillant que toute cette compagnie nombreuse de princes et de seigneurs.
Le dauphin se faisait remarquer entre tous par l'éclat de son équipage ; il
faisait porter devant lui un bel étendard tout doré, où l'on avait brodé un
K, un cygne et un L, parce qu'il était amoureux d'une demoiselle de l'hôtel
de la reine, qu'on nommait la Cassinel, et qui était fort belle et fort bonne[85]. Tous, et même le roi,
portaient l'écharpe des Armagnacs. C'était un sujet de murmures pour quelques-uns
de ses vieux serviteurs, qui s'affligeaient que l'on quittât la croix
blanche, qui avait toujours été le signe des rois de France, pour prendre le
signe d'un simple seigneur comme le comte d'Armagnac[86] ; ils disaient même que
c'était le pape qui avait condamné un des ancêtres du comte à porter cette
écharpe blanche, en expiation, pour avoir tué un prêtre. Le roi
se rendit d'abord devant Compiègne, qu'on assiégeait déjà depuis quelques
jours. Les sires de Lannoy, de Solre, et quelques autres chevaliers
défendaient bravement cette ville avec la garnison que leur avait laissée le
duc de Bourgogne ; toutes les sommations qui leur avaient été faites étaient
restées sans nul effet. Déjà il y avait eu de belles sorties, les assiégés
avaient pris plusieurs canons et encloué le plus gros, qui se nommait la
Bourgeoise. Quand le roi fut arrivé on somma de nouveau les Bourguignons de
le laisser entrer dans s'a ville. Il aurait voulu qu'elle ne fût détruite ni
saccagée. Le château était fort beau ; les rois de France l'avaient
presque tous aimé mieux que leurs autres demeures ; depuis Charles-le-Chauve,
qui en avait bâti les grosses tours, il avait toujours été agrandi et décoré.
Le comte d'Armagnac et le connétable voulaient au contraire qu'on n'eût aucun
ménagement pour ces rebelles ; mais ils De furent pas écoutés, et l'on
s'efforça d'amener la garnison à se rendre. On fit dire aux assiégés que le
roi était là en personne ; d'abord ils ne voulurent admettre aucun envoyé
dans la ville, ni parlementer avec eux, pas même avec un maître des requêtes
et un conseiller au parlement, que le roi avait amenés ; le siège continuait
toujours, et de chaque côté on y faisait de grandes prouesses. Dans
l'armée du roi était un jeune chevalier nommé Hector de Bourbon, bâtard du
dernier duc. Nul n'était plus vaillant et plus aventureux que lui. Il avait
fait dire aux assiégés qu'il fêterait avec eux le premier de mai. Cependant
la ville n'étant pas encore prise ce jour-là, il voulut tenir sa parole.
Suivi de quelques gens de pied, et avec deux de ses hommes d'armes, il
s'avança vers une des portes, portant un chapeau de fleurs et de verdure
par-dessus son casque, et tenant une branche à la main pour leur souhaiter un
bon mai. Cette bravade lui valut un rude combat ; son cheval fut tué, et il
en revint à grand'peine. Enfin
on réussit à entrer en conférence aveu les assiégés ; ils firent d'abord
semblant de ne point croire que le roi fût en effet à l'armée ; on leur
offrit de les en convaincre. Deux habitants, non point riches et honorables
bourgeois, comme il eût été convenable, mais deux mauvais sujets furent, au
grand scandale de la cour, les députés de la ville en cette occasion. Le roi
voulut pourtant bien les recevoir ; ils le saluèrent humblement, lui
parlèrent du loyal dévouement des habitants, et répétèrent que dans la ville
on ne croyait pas que le roi fût au camp. « Cela est faux et ridicule,
dit-il, et nous trouvons fort mauvais que vous vous refusiez à ouvrir vos
portes. » Le duc d'Aquitaine ajouta : « Si vous ne vous hâtez, vous serez
tous exterminés. » Ils retournèrent dans la ville au milieu des huées de tous
les seigneurs, qui leur criaient : « Hé bien, maudits traîtres, à présent que
vous avez vu votre roi, vous rendrez-vous ? » Des
otages furent donnés de part et d'autre, et l'ou continua à parlementer. La
bonté du roi pour sa ville de Compiègne, résistait à tous les conseils de
rigueur qu'il recevait, aux clameurs des Gascons, des Allemands et des
Bretons qui voulaient l'assaut et le pillage, et même à l'arrogance du sire
de Lannoy et des autres chevaliers de la garnison. Ils
avaient envoyé demander des secours à leur maître, et attendaient sa réponse.
Il était loin de leur en pouvoir donner. Jamais le duc de Bourgogne ne
s'était trouvé dans une si triste position ; sa retraite de Saint-Denis
l'avait fort diminué dans l'esprit des peuples ; il avait épuisé de taxes et
d'emprunts les sujets de ses états ; les communes de Flandre n'avaient pas
voulu prendre part à cette guerre, et n'avaient pas trouvé juste qu'il retint
les villes du roi, comme Compiègne et autres. Tous les traités d'alliance
qu'il avait conclus portaient tous, en exception, le service contre le roi et
le duc d'Aquitaine ; le duc de Bourbon, qui, dernièrement encore, venait de
renouveler avec lui un traité de paix entre le Beaujolais et la Bourgogne[87], était dans l'armée du roi. C'était
en effet la première fois qu'il faisait formellement la guerre au roi et à la
couronne, et cela touchait grandement les esprits. Il avait assemblé les
états d'Artois, et presque tous les seigneurs avaient déclaré qu'ils ne
serviraient point contre le roi et ses enfants[88]. Il n'y eut que le sire de Ront
qui répondit : « Envers et contre tous, et contre le roi. » Ses
meilleurs alliés, le comte de Saint-Pol, qu'il avait fait connétable ; lé
sire de Dampierre, qui lui avait dû la charge d'amiral, s'excusèrent : l'un
s'était rompu la jambe, disait-il : l'autre avait la goutte. Ils se bornèrent
à lui envoyer quelques-uns de leurs chevaliers. Ses frères eux-mêmes ne le
secondaient point. Il était en bons termes avec le roi d'Angleterre, et sur
le point de signer un traité où Henri V s'engageait à lui fournir cinq cents
hommes d'armes et deux mille archers[89], mais il n'y avait rien de
sincère dans ces promesses. Les Anglais ne songeaient qu'à augmenter les
discordes, et à obtenir de plus grands avantages ; pour cela, ils étaient
toujours en intelligence avec les deux partis. Le seul
allié fidèle du duc Jean c'était le comte de Savoie, son gendre ; il s'était
hâté de lui céder la seigneurie de Montréal, en dédommagement de la dot de sa
fille, qu'il lui faisait attendre depuis longtemps. Mais le traité n'avait
été signé que le 24 avril ; ainsi les hommes d'armes de Savoie n'étaient pas
arrivés. Les chevaliers des deux Bourgognes n'avaient pas encore non plus
tous rejoint leur Duc ; il s'irritait de leur retard. La duchesse, qui était
au château de Rouvre, avait de son côté de grands embarras : elle ne pouvait
se procurer d'argent, même eu mettant en gage vaisselle et joyaux. D'ailleurs
la Bourgogne était aussi attaquée[90]. Jean de
Châlons, fort maintenant du nom du roi, menaçait Châtillon, Montbard, et même
Dijon et Rouvre. La duchesse fut obligée de conserver, pour se défendre, les
sires de la Guiche, de Choiseul, et plusieurs autres seigneurs que le Duc
attendait impatiemment. Il n'avait donc nul moyen de secourir Compiègne ; il
fit dire à la garnison de traiter aux meilleures conditions possibles. Elle obtint
de sortir avec armes et chevaux, en promettant de ne plus servir contre le
roi. Les bourgeois crièrent merci, et la peine criminelle fut, comme on
parlait alors, commuée en peine civile : c'est-à-dire qu'on les rançonna. Il
fut réglé aussi que le commun peuple ne s'assemblerait plus pour délibérer sur
les affaires de la ville. Elles devaient à l'avenir se régler par les
gouverneurs préposés, au nom du roi, qui appelleraient auprès d'eux douze
notables habitants[91]. De
Compiègne, le roi alla devant Soissons. La ville était défendue par le plus
brave serviteur du duc de Bourgogne, Enguerrand de Bournonville ; bien qu'il
ne fût qu'écuyer, il commandait à de plus grands seigneurs que lui, entre
autres au sire de Craon. Lorsqu'il fut sommé de rendre la ville au roi, il
répondit que lui et tous ceux de la garnison étaient et avaient toujours été
fidèles sujets du roi, ainsi qu'ils l'avaient bien montré l'année d'avant au
siège de Bourges : qu'il était donc tout prêt à recevoir le roi et
monseigneur d'Aquitaine dans Soissons, mais eux seulement avec leur suite[92]. Cette
réponse irrita les princes contre lui : le siège commença. Dès le second jour
les assiégés firent une sortie. Le bâtard de Bourbon y courut à demi armé, et
reçut un coup d'arbalète à la gorge. La blessure était mortelle. Ce fut un
grand chagrin pour toute l'armée ; car il était plein de vaillance et de
douceur[93] : les ennemis même le
plaignirent. Sa mort anima d'une grande fureur le duc de Bourbon, qui lui
était tendrement attaché, et le traitait en frère, ni plus ni moins que s'il
eût été légitime. Le
siège fut donc continué avec une extrême ardeur, et soutenu avec la même
constance. Enguerrand de Bournonville répondait à toutes les sommations que
la ville était au duc d'Orléans, ennemi du duc de Bourgogne : qu'ainsi le duc
de Bourgogne pouvait la retenir, selon toutes les règles de la justice et de
la guerre. De telles réponses ne faisaient qu'enflammer le courroux des
princes. Cependant la ville ne pouvait tenir longtemps, si elle n'était pas
secourue. Les assiégés envoyèrent un message au duc Jean, pour le conjurer de
prendre en pitié leur situation. « C'est un grand sujet d'épouvante pour
nous, lui écrivait Enguerrand, de voir contre nous le roi, notre naturel et
souverain seigneur, accompagné d'une si grande armée, qui n'a d'autre désir
que d'exterminer vos fidèles serviteurs. » Le messager fut pris, et on lui
trancha la tête. Les assiégeants, encouragés par l'assurance de la détresse
de la garnison, redoublèrent leurs attaques. Les faubourgs et les défenses
extérieures furent emportés. Cette grosse bombarde, qu'on nommait la
Bourgeoise, avait été réparée ; elle-faisait de terribles ravages. Enfin
la garnison commença à se décourager. Le sire de Bournonville proposa de
faire une sortie pendant la nuit, et d'abandonner la ville. Mais les sires de
Craon et de Menou, qui étaient les principaux chevaliers, s'opposèrent à ce
dessein. Les bourgeois et les gens de pied ne voulaient pas ainsi être
abandonnés. La discorde se mit dans la ville. On ne laissait plus sortir le
sire Enguerrand pour repousser les assiégeants, parce qu'on craignait qu'il
ne rentrât plus. « Vous boirez à la coupe où nous boirons, » lui disait le
sire de Craon, qui, en même temps, tâchait de ménager sa paix avec les
princes, au moyen des parents qu'il avait à l'armée du roi. Nonobstant un tel
désordre, Enguerrand continuait à se défendre vaillamment ; de rudes assauts
furent repoussés. Le duc de Bourbon, qui gravissait aux échelles tout des
premiers, animant chacun de son exemple, fut jeté en bas d'un coup de hache ;
on le crut mort. Pendant qu'on combattait ainsi sur les murailles avec grand
carnage, main à main, à coups d'épée, de lances et de haches, les archers
anglais, qui défendaient une autre porte, étaient entrés en intelligence avec
des gens de Bordeaux, Anglais aussi, de la suite du comte d'Armagnac, et ils
livrèrent l'entrée. Sire Enguerrand y courut ; il était trop tard. Après
avoir reçu une grande blessure à la tête, voulant faire franchir la chaîne
d'une rue à son cheval, il fut renversé et fait prisonnier. De toutes parts
on pénétra dans la ville ; pour lors commença le plus horrible massacre et un
pillage que rien ne put arrêter. Presque toute la garnison fut passée au fil
de l'épée ; les bourgeois, qui ne pouvaient se racheter, n'obtenaient nulle
miséricorde. Le roi fit en vain publier le commandement d'épargner les
habitants, leurs femmes et leurs enfants ; rien ne fut écouté. Les Allemands,
les Bretons et les Gascons étaient comme autant de bêtes féroces. Le comte
d'Armagnac lui-même ne pouvait les arrêter. Après avoir pillé les maisons,
ils se jetèrent sur les couvents et les églises, où s'étaient réfugiées les
filles et les femmes. Elles ne purent échapper à la brutalité des gens de
guerre ; les saints ornements, les reliquaires, tout fut dérobé sans nul
respect ; les hosties, les ossements des martyrs foulés aux pieds. Jamais une
armée de chrétiens, commandée par de si grands seigneurs, et formée de tant
de nobles chevaliers, n'avait, de mémoire d'homme, commis de telles horreurs. Le
lendemain, lorsque la fureur fut un peu calmée, on fit dire aux gens de la
ville, qui avaient réussi à se sauver, de revenir, et que le roi leur
pardonnerait. Ce ne fut pas pour tous cependant qu'il fut miséricordieux. Le
vaillant sire de Bournonville eut la tête tranchée, malgré les instances que
firent en sa-faveur plusieurs chevaliers de l'armée du roi, qui avaient fait
avec lui les guerres d'Italie, et de France, et assisté à ses beaux faits
d'armes. On aimait aussi sa magnificence ; car il savait, mieux que personne,
user de ses profits de guerre et des grands butins qu'il faisait ; et,
certes, il aurait été bien en état de se racheter chèrement. Mais le duc de
Bourbon, toujours furieux de la mort de son frère, voulut que sire Enguerrand
pérît. Sa tête fut mise au haut d'une pique, et son corps pendu au gibet.
Avec lui, on exécuta aussi le sire Pierre de Menou. Jean son père allait y
passer ; mais le fils protesta, sur le billot, de l'innocence de son vieux
père, et jura que c'était lui qui l'avait entraîné à Soissons. On fit grâce à
Jean de Menou, et, comme il était riche et chevalier, on le mit à rançon.
D'ailleurs il avait, comme le sire de Craon, voulu se soumettre au roi.
Quatre autres gentilshommes furent aussi mis à mort, de même que quelques-uns
des principaux bourgeois. D'autres, au nombre de vingt-cinq, furent envoyés à
Paris ; la plupart furent pendus ou décapités. Maître Titet, avocat sage et
habile, qui avait longtemps fait toutes les affaires de la ville, fut mené à
Laon, et y eut la tête tranchée. Cent ou Cent vingt archers anglais furent
aussi attachés au gibet. Après
ces-exécutions, qui semblèrent bien justes à toute l'armée, le roi se livra à
des sentimens de clémence ; au lieu de réduire les bourgeois à la servitude,
comme le pratiquaient souvent ses prédécesseurs, il se contenta de leur
imposer une forte taxe perpétuelle. On pensa qu'ainsi ruinés par le pillage
et une rançon, ils étaient, pour ainsi dire, réduits à une condition plus
dure que le servage[94]. Avant
de partir pour Laon, le roi n'oublia pas de faire soigneusement rechercher
les saintes reliques que les gens d'armes avaient profanées et dispersées. On
en racheta même-quelques-unes à prix d'argent ; puis le roi s'en alla en
pèlerinage à Notre-Dame de Liesse. Dès qu'il fut à Laon, le comte de Nevers
lui fit demander la permission de se présenter devant lui ; il voulait sauver
son comté de Rethel quia allait être envahi par l'armée. Son frère-, le duc
de Bourgogne, n'avait aucun moyen de le secourir. Il fut reçu par le roi ; le
genou en terre, il s'excusa de ce qui s'était passé, sollicita la bonté et la
clémence du roi, et accepta les conditions qui lui furent faites. Il
s'engagea à recevoir dans toutes ses villes les garnisons et les officiers
que le roi y voudrait envoyer, et à les payer. Il jura de ne prêter ni aide,
ni faveur à son frère, et de remplir dorénavant ses devoirs de loyal sujet et
de vassal, sous peine de confiscation de toutes ses seigneuries. Amnistie lui
fut accordée pour tous ses serviteurs, vassaux et sujets, à la réserve de ses
deux principaux conseillers ; il donna en otages, pour l'exécution .de ces
conditions, six de ses gentilshommes et se retira ensuite à Mézières. Le roi,
continuant sa route, arriva à Saint-Quentin. La comtesse de Hainaut, sœur du
duc de Bourgogne, vint l'y trouver pour essayer de ménager quelque
accommodement. Le roi y semblait si peu disposé, qu'elle repartit le
lendemain. Peu de jours après, elle revint encore à Péronne avec son frère le
duc de Brabant. Ils quittaient le duc Jean dont la situation devenait chaque
jour plus difficile. Un renfort de quatre mille hommes d'armes, qui lui
venait des deux Bourgognes et de Savoie, sous les ordres du sire de
Neufchâtel, venait, au passage de la Sambre, d'être attaqué par le duc de
Bourbon et le comte d'Armagnac. Bien qu'on les eût blâmés dans leur armée de
ne pas avoir eu une assez grande diligence, ils avaient surpris
l'arrière-garde des Bourguignons, et mis le désordre dans leurs troupes
qu'ils avaient rejetées vers Liège et le Brabant. Lorsque le Duc vit arriver
à Douay ses chevaliers fugitifs, quelque faibles secours qu'ils lui
apportassent, il les reçut à bras ouverts et comme des frères[95]. Le duc
de Brabant et la comtesse de Hainaut firent d'inutiles efforts auprès du roi.
En vain elle se jeta à ses pieds en pleurant : « Puisqu'il n'a pas
intention de nous offenser, dit le roi, qu'il vienne nous trouver comme notre
humble sujet, et nous ferons ce qu'il sera raisonnable de faire. S'il nous
demande justice, on la lui rendra ; s'il nous demande miséricorde, il
l'obtiendra, pourvu toutefois qu'il soit vraiment touché de ses fautes et
qu'il les reconnaisse au lieu de les justifier. » C'eût bien été leur avis
aussi, mais ils n'espéraient point amener le duc Jean à un tel terme de soumission,
ni gagner cela sur son obstination et sa dureté de cœur. Ils promirent de
faire leurs efforts pour l'adoucir. Ils purent voir quelle haine on lui
portait dans le camp royal : à leurs oreilles, et comme pour les braver, ou
chantait la complainte lamentable de monseigneur d'Orléans, tué par un
horrible assassin. Tout
prospérait de plus en plus au parti d'Orléans. Les États de Flandre et les
quatre grandes communes qu'on appelait les quatre membres de Flandre,
envoyèrent des députés au roi pour répondre à un message qu'il leur avait
fait. Ils lui protestèrent de leur respect et de leur soumission. On fut bien
satisfait au camp de voir arriver ces fameux et redoutables bourgeois, de
Gand, d'Ypres et de Bruges. Pour les gagner, on leur fit grand accueil, le
roi leur toucha dans la main ; ils reçurent de riches présents. Puis on les
adressa pour traiter les affaires au duc d'Aquitaine ; car le roi pouvait
bien dire quelques paroles à propos ; mais non point parlementer dans une
conférence. Lorsqu'ils furent devant le dauphin, il commença par leur faire
adresser par son chancelier un beau discours où tous les crimes de leur Duc
étaient rappelés fort au long ; ensuite il leur proposa non point seulement
de refuser tout secours à leur indigne seigneur, mais de se déclarer contre
lui. Il promit que lorsque les états du duc de Bourgogne seraient réunis à la
couronne, leurs privilèges seraient maintenus, même augmentés, et que le roi
n'établirait d'officiers de justice ou autres que de leur consentement. Enfin
il demanda que les assassins du duc d'Orléans et les bannis de la ville de
Paris, qui s'étaient réfugiés chez eux, fussent livrés. Après cette harangue
un docteur de l'université demanda à réfuter devant ces Flamands les
doctrines de Jean Petit, et fut plus violent encore que le sire Juvénal
contre le duc de Bourgogne. Les
députés, qui venaient pour travailler à rétablir la paix entre le roi et leur
seigneur, écoutèrent tranquillement tous ces discours' : et ces propositions
; ils demandèrent à en conférer mûrement avec des commissaires du conseil du
roi. Après s'être fait donner les explications qui leur semblaient nécessaires,
ils repartirent, disant que les villes de Flandre délibéreraient à ce sujet
et qu'ils leur exposeraient quelle sorte d'obéissance le roi exigeait de leur
seigneur. Le duc
de Bourgogne, voyant qu'on ne voulait lui accorder aucune condition de paix,
résolut à se défendre vigoureusement. Son armée commençait à devenir plus
nombreuse ; d'ailleurs il était sur son terrain et pensait que ses sujets
combattraient plus volontiers lorsqu'on viendrait les attaquer chez eux. Une
garnison nombreuse commandée par le sire Jean de Luxembourg fut mise dans
Arras. On en fit sortir les femmes, les enfants et les bouches inutiles, on
brûla d'avance les faubourgs, enfin l'on s'apprêta à soutenir un terrible
siège. En
attendant, le Duc négociait toujours, et pour se tirer d'embarras s'efforçait
d'avoir la paix. Il calculait qu'il n'en resterait pas moins un bien plus
puissant prince que le duc d'Orléans : que si au contraire on voulait le
pousser à bout, les Flamands verraient alors que ce n'était pas lui qui
refusait de traiter, et commenceraient à défendre eux et lui[96]. Pour suivre ce projet, il
consentit à ce que Bapaume, dont le roi commençait le siège, se rendit, et ne
voulut rien risquer pour secourir cette ville. L'armée royale y trouva
quelques réfugiés de Paris, de Compiègne et de Soissons, qui furent aussitôt
exécutés. Il y avait toujours une grande haine contre le Duc, et autour du
roi l'on ne voulait entendre à aucun traité. L'université en ayant ouï
parler, fit même un mémoire contre la paix ; elle voulait que du moins le Duc
fût publiquement interrogé sur les propositions contraires à la foi et à la
morale que Jean Petit avait fait en son nom. Le
siège d'Arras commença donc ; mais peu à peu les affaires du roi se
trouvèrent en moins bon état. La ville était grande, remplie de braves et
habiles chevaliers ; souvent ils faisaient des sorties. Les garnisons de
Lens, d'Hesdin et des autres forteresses, couraient le pays, arrêtaient les
convois, gênaient l'armée du roi. Les assiégés avaient une bonne artillerie ;
ils se servaient beaucoup des nouveaux canons de main : c'était un tuyau de
fer où l'on mettait des balles de plomb, et ainsi, à travers les ouvertures
des murailles, on tuait bien du monde aux assaillants. Les bombardes et
canons du roi étaient au contraire assez mal servis. Le principal ingénieur
qui les dirigeait fut gagné par le duc de Bourgogne ; on s'en aperçut parce
qu'on vit que la fameuse Bourgeoise ne faisait plus aucun ravage dans la
place. Cet homme se voyant découvert, se sauva dans Arras et y donna beaucoup
d'informations. D'autres intelligences s'établirent encore. Ce siège tourna
en longueur ; le duc de Bourgogne voulut tenter de le faire lever, mais
l'avant—garde de son armée ayant été surprise et défaite, il renonça à la
voie des armes et s'occupa plus que jamais d'avoir la paix. Elle
était devenue plus facile ; le siège n'avançait pas ; l'armée manquait
souvent de vivres ; les maladies commençaient leurs ravages. Le sire de Saarbrück
venait d'en mourir ; le connétable était assez malade pour avoir été
contraint à se retirer. Le duc de Bavière était aussi atteint de l'épidémie.
Si les Gascons et les Bretons voulaient l'assaut et le pillage, de leur côté
les Normands étaient lassés et découragés ; ils souhaitaient de s'en aller,
et leur chef, le comte d'Alençon, conseillait de lever le siège. Durant
cette espèce de loisir, il se fit quelques belles joutes entre les chevaliers
des deux armées. Jean de Neufchâtel, sire de Montaigu, capitaine de la ville
d'Arras, et le comte d'Eu, qui venait d'être armé chevalier par le duc de
Bourbon, joutèrent pour un diamant de la valeur de cent écus. Le prix devait
être gagné par le sire de Neuf châtel, s'il pouvait réussir à déboucher du
fossé qui conduisait à une mine. Le comte d'Eu garda si bien l'issue qu'il
l'empêcha de passer, et son adversaire lui fit remettre un beau diamant pour
sa dame[97]. Il y
eut une autre joute qui se fit aussi avec une extrême courtoisie. La partie
était entre trois chevaliers français commandés par un autre bâtard de
Bourbon qui était fort jeune et avait envie de se faire connaître, et le sire
de Cothebrune, chevalier bourguignon, déjà fameux, avec trois Portugais de
l'hôtel du duc de Bourgogne. Lorsque le sire de Cothebrune vit qu'il avait
affaire à un enfant, il quitta ses bonnes armes pour prendre une lance plus
légère, et jouta si gracieusement, que les armes se rompirent sans qu'aucun
fût blessé. Le choc fut plus rude entre les autres ; il y en eut un qui reçut
un coup si violent, qu'il en mourut après. La joute finie, tous ces
chevaliers se réunirent avec leurs amis dans un pavillon qu'on avait dressé.
On se mit à table ; de chaque parti on avait apporté des viandes ; on défonça
des barils de vin, où l'on puisait pour boire largement ; enfin, on se fit
grand'chère les uns et les autres. Le bâtard de Bourbon et Cothebrune
échangèrent leurs chevaux et leurs armes ; et le duc de Bourgogne envoya un
de ses écuyers les poches pleines d'argent pour distribuer aux chevaliers et
écuyers français. Cependant
le duc de Brabant, la comtesse de Hainaut et des députés de Flandre étaient
revenus au camp, ils avaient-recommencé leurs supplications[98]. Ils promettaient que le duc
Jean accepterait le pardon du roi pour tout ce qu'il avait fait contre son
devoir, depuis la paix de Pontoise, et qu'il ferait acte de soumission, en
rendant la ville d'Arras au roi. La comtesse de Hainaut trouva cette fois les
esprits mieux disposés. Elle fit si bien, qu'elle mit le dauphin de son parti.
Il était gendre du duc de Bourgogne ; son second frère, Jean, duc de
Touraine, avait épousé la fille de la comtesse de Hainaut. La famille roy ale
était liée de toutes parts à la maison de Bourgogne. D'ailleurs, c'était sur
la propre demande du dauphin que le Duc avait violé la paix. En même temps,
l'armée était dégoûtée. Les hommes sages étaient toujours portés à la paix ;
le duc d'Orléans, le duc de Bavière, le comte d'Eu, firent de vains efforts
sur le duc d'Aquitaine. Il prit sa résolution[99]. Le roi
n'était jamais un obstacle ; en ce moment, bien qu'il ne fût pas tout-à-fait
hors de sens, on trouvait sa volonté plus affaiblie que jamais. Le dauphin
lui fit aisément souhaiter la paix. Un matin, qu'il était encore au lit, sans
dormir, riant et devisant avec un de ses valets de chambre, un des seigneurs
du parti d'Orléans s'avança tout doucement, et passant la main sous la
couverture, il tira le roi par le pied. « Monseigneur, vous ne dormez pas,
dit-il— Non, mon cousin, répliqua le roi, soyez le bienvenu. Voulez-vous
quelque chose ? N'y a-t-il rien de nouveau ? — Non, monseigneur, sinon que
vos gens disent que si » vous vouliez faire assaillir la ville, il y aurait
espérance d'y entrer. — Mais, reprit le roi, si mon cousin de Bourgogne se
rend à la raison, s'il met la ville en ma main sans assaut, nous ferons la
paix. — Comment, monseigneur, s'écria l'autre, vous voulez avoir la paix avec
ce méchant, ce traître, ce déloyal, qui a si cruellement fait tuer votre
frère ? » Ces paroles affligèrent le roi, qui, cependant, répondit : « Tout
lui a été pardonné du consentement de mon neveu d'Orléans. — Hélas sire, vous
ne le reverrez jamais, votre frère. » Pour lors, le roi perdit patience, et
interrompant ce seigneur : « Laissez-moi, mon cousin, je le reverrai au jour
du jugement. » Dès le
lendemain, le conseil fut assemblé. Plusieurs se refusaient encore à la paix
; mais le chancelier d'Aquitaine exposa qu'il n'y avait plus d'argent pour
payer les gens de guerre, que les fourrages manquaient aux chevaux, les
vivres aux hommes. Il ajouta que les Anglais assemblaient une armée pour
descendre en France, et qu'il fallait tous se réunir dans un commun amour,
pour pouvoir résister aux anciens ennemis du royaume. Bref, c'était la
volonté du duc d'Aquitaine. Il ordonna que les articles de la paix fussent
lus. Ils portaient que-le duc de Brabant, la comtesse de Hainaut et les Etats
de Flandre suppliaient humblement, au nom du duc de Bourgogne, le roi et le
duc d'Aquitaine de lui pardonner les torts qu'il avait eus depuis la paix de
Pontoise, et de le recevoir dans leurs bonnes grâces : que le Duc promettrait
au roi de placer, s'il le jugeait à propos, des baillis et des officiers dans
toutes les villes de ses seigneuries, et lui remettrait notamment les clefs
d'Arras. Que le
Duc rendrait la forteresse du Crotoy. Qu'il
serait tenu d'éloigner et de mettre hors de ses états ceux qui avait encouru
l'indignation du roi et de monseigneur d'Aquitaine, lesquels lui seraient
nommés et déclarés en temps et lieu. Que les
terres des vassaux sujets et serviteurs du Duc, mises en la main du roi à
l'occasion de cette guerre, leur seraient restituées, et que le duc de
Bourgogne de son côté donnerait main levée des saisies qu'il avait faites. Qu'en
outre du serment déjà fait par les négociateurs susnommés, que le Duc n'avait
nulle alliance avec les Anglais, ils promettraient que dorénavant il
n'entrerait en aucune sorte de confédération avec eux, sans le congé du roi
et du duc d'Aquitaine. Qu'en
réparation des lettres injurieuses au duc de Bourgogne, écrites et publiées
au nom du roi, des conseillers du roi et des gens choisis par le Duc
aviseraient aux lettres que l'on pourrait faire signer au roi, à la décharge
de l'honneur du duc de Bourgogne. Que le
Duc promettrait que jamais il ne ferait ni ne procurerait, directement ni
indirectement, aucun mal ni trouble aux vassaux, serviteurs ou sujets du roi
qui l'avaient servi en cette circonstance, non plus qu'à aucun des bourgeois
de Paris. Qu'il
s'engageait aussi à ne jamais revenir près du roi on du dauphin, sans être
expressément mandé. Que le
roi ordonnait à ses sujets de garder fidèlement et de se conformer au traité
de Chartres. Ces
conditions devaient être jurées par le duc de Brabant et le comte de Hainaut,
en leur propre nom d'abord, afin de s'engager à ne point assister le duc de
Bourgogne s'il ne s'y conformait pas, puis aussi au sein, comme ses
procureurs. Leur
serment prêté, le duc d'Aquitaine prêta le sien aussi[100], puis il appela Charles duc
d'Orléans, son cousin germain : « Monseigneur, dit celui-ci, s'inclinant
respectueusement, je ne suis pas tenu à faire serment ; je ne suis venu ici
que pour servir monseigneur le roi et vous. — Mon cousin, nous vous prions de
jurer la paix, répéta le duc d'Aquitaine. — Monseigneur, je ne l'ai point
rompue, et ne dois point faire serment ; qu'il vous plaise être satisfait. »
Le dauphin répéta l'ordre une troisième fois ; et alors le duc d'Orléans ;
tout courroucé, répliqua : « Monseigneur, ni moi ni ceux de mon conseil
n'ont rompu la paix ; faites venir ceux qui l'ont rompue ; faites-les jurer,
et après je vous contenterai. » Cependant l'archevêque de Reims et plusieurs
autres voyant le mécontentement du dauphin, s'entremirent, et à grand' peine
persuadèrent au duc d'Orléans de céder. Le duc de Bourbon fut ensuite appelé
; il voulut parler : « Mon cousin, interrompit tout aussitôt le duc
d'Aquitaine, nous vous prions qu'il n'en soit plus parlé. » Tous les princes
jurèrent alors sans plus de difficultés ; mais lorsque ce fut le tour des
prélats, l'archevêque de Sens, frère de Montaigu, s'adressant au duc
d'Aquitaine : « Monseigneur, dit-il, souvenez-vous du serment que vous nous
fîtes à tous en présence de la reine en quittant Paris. —C'est assez, dit le
dauphin, nous voulons que la paix se fasse et que vous la juriez. — Monseigneur,
puisque tel est votre plaisir, je le ferai, répondit l'archevêque. » Dès que
la paix fut publiée et que le comte de Vendôme fut allé prendre possession
d'Arras au nom du roi et y planter la bannière de France, l'armée partit en
toute hâte. On ne vit jamais un tel désordre ; il semblait qu'elle fût mise
en déroute. Par négligence ou autrement le feu prit au logis du roi, et il
fut contraint à se mettre en route au plus vite. On laissa une grande partie
des charrettes et des bagages. Le camp fut pillé par les Bourguignons de la
ville : on courut même après les marchands qui étaient venus apporter des
provisions, et plusieurs furent dévalisés. Des compagnies de l'un ou de
l'autre parti, couraient les campagnes et les dévastaient[101]. Le roi
fut de retour à Paris au 1er octobre ; il était tout-à-fait malade, et
c'était le duc d'Aquitaine qui tenait le gouvernement. Une portion des
bourgeois n'était pas satisfaite de la paix accordée au duc de Bourgogne,
dont ils avaient espéré la destruction. Ils le redoutaient d'autant plus
qu'avant le retour du roi, dès le jour même où la paix avait été annoncée, il
y avait eu du bruit parmi le menu peuple. Les partisans du duc de Bourgogne
avaient cru que l'instant allait leur devenir favorable. Déjà un jeune homme
avait osé arracher publiquement à la statue de Saint-Eustache son écharpe
d'Armagnac ; mais on l'avait arrêté, il avait eu le poing coupé ; tout était
rentré dans l'ordre. Les gens de la ville étaient donc allés trouver le duc
de Berri, et s'étaient plaints qu'on eût traité sans prendre leur avis, comme
on avait fait l'autre fois. Le duc de Berri leur avait répondu : « Cela ne
vous touche en rien, vous ne devez pas vous entremettre entre le roi notre
sire et nous qui sommes de sa famille ; nous nous courrouçons les uns contre
les autres quand il nous plait, et quand il nous plait nous faisons la paix[102]. » Du
reste, cette paix ne semblait point complète ; le royaume était plus
malheureux et plus ravagé que jamais. Les articles jurés à Arras n'étaient
que des conditions fixées d'avance pour un plus ample traité. Le duc de
Brabant et la comtesse de Hainaut devaient se retrouver à Senlis avec des
pouvoirs de leur frère, afin de terminer tous les points à éclaircir et à
débattre. Il jugea à propos de donner cette commission seulement à
quelques-uns de ses conseillers. Ils suivirent le roi à Senlis, puis à
Saint-Denis ; leurs pouvoirs ne furent pas considérés comme suffisants, et de
nouvelles conférences furent indiquées pour la Toussaint, à Senlis. Le Duc
alors donna des pouvoirs à son frère et à sa sœur, en continuant à protester
de son respect pour le roi et de son ferme désir de se conformer aux
conditions d'Arras[103]. Au même
moment, après avoir passé quelques jours à Mézières chez le comte de Nevers,
il partit pour son duché avec les gens d'armes de Bourgogne, emmenant
ouvertement à sa suite les sires de Jacqueville et de Mailly, le chancelier
Eustache de Laître, Legoix, Chaumont, de Troyes et les chefs des bouchers. Il
s'en vint ainsi accompagné et faisant de grands ravages dans le comté de
Tonnerre. Pour punir Louis de Chalons, dont il avait fait faire le procès, il
confisqua sa seigneurie à main armée. Bientôt après des lettres du roi lui
reprochèrent son peu de fidélité à garder ses serments ; il répondit qu'il
avait voulu punir un vassal rebelle, mais nullement enfreindre la paix. Alors
le sire de Gaucourt et plusieurs autres furent envoyés contre les gens du duc
de Bourgogne ; ils en surprirent une troupe, et quelques-uns des bannis étant
tombés entre leurs mains, ils les envoyèrent bien garrottés à Paris où ils
furent pendus. Dans le
même temps, un autre chevalier du duc de Bourgogne, le sire Jean de Poix,
neveu de l'amiral Dampierre, fut rencontré par des partisans du duc d'Orléans
assailli et tué. De même Hector de Saveuse, qui avait montré une grande
vaillance au siège d'Arras et en d'autres occasions, fut pris comme il allait
en pèlerinage à Notre-Dame de Liesse ; il allait avoir la tête coupée ; la
comtesse de Hainaut fit tant par ses instances qu'elle retarda sa mort ; et
Philippe de Sa-yeuse, son frère, s'étant saisi de deux chevaliers qui
tenaient le parti d'Orléans, l'échange se fit : tant il y avait peu de sûreté
et de bon ordre, malgré la paix. Chacun
en faisait si bien à sa volonté, que d'une part le comte d'Armagnac en s'en
retournant dans son pays, prit la ville de Murat pour laquelle il était en
procès avec le légitime héritier, qu'un arrêt avait envoyé en possession, et
il le jeta en prison. De son côté le sire de Saint-Pol faisait la guerre pour
son compte dans le duché de Luxembourg, et assiégeait le château de Neuville
sur Meuse afin de faire cesser les courses que les gens du seigneur
d'Orchimont faisaient dans tout le pays[104]. Pendant
ce temps-là, le gouvernement à Paris était plus en confusion que jamais. Le
duc d'Aquitaine cherchait par toutes sortes de moyens à conduire les affaires
à sa volonté, et à s'affranchir de la servitude où les princes voulaient le
tenir. Déjà à Senlis, lorsque le roi était devenu tout-à-fait malade, il
avait fait résoudre que la suprême direction des finances lui serait donnée ;
cela avait fort déplu au duc de Berri, qui avait fait assembler l'université,
le Parlement, l'hôtel-de-ville, pour que l'on fit au roi des représentations
sur la trop grande jeunesse du dauphin ; mais eux s'en étaient excusés,
disant que l'affaire était de la seule compétence du conseil[105]. Arrivé
à Paris, le duc d'Aquitaine se montra plus prodigue encore et plus négligent
de la chose publique, que les princes qui avaient gouverné avant lui[106]. Les tailles étaient
excessives, et tout le produit passait dans les bourses particulières de ses
serviteurs et de ceux du duc de Berri, qui s'était concilié en ce moment
l'amitié de son neveu. C'était des dons continuels de six mille, de sept
mille, de dix mille écus. Enfin un jour qu'on en apportait pour une
soixantaine de mille francs à signer, le chancelier Juvénal répondit qu'il ne
voulait pas y apposer le sceau, et qu'il en parlerait à son maître. Il lui
remontra en effet qu'on n'avait que trop besoin d'argent pour de meilleurs
emplois. Le duc d'Aquitaine le remercia de son bon avis, et lui défendit de
sceller aucun don au-dessus de mille écus. Tous
les serviteurs des deux ducs murmuraient beaucoup, et le duc de Berri résolut
de faire mettre Juvénal hors de sa charge. L'occasion ne tarda guère ; il
avait envoyé à son neveu deux belles perles que lui portaient l'évêque de
Chartres et un de ses chevaliers. Le duc d'Aquitaine ordonna qu'on leur
comptât deux mille écus ; Juvénal refusa. On lui redemanda les sceaux, et ils
furent donnés à maître Martin Gouge, conseiller favori du duc de Berri, qui
le céda à son neveu, en se faisant beaucoup valoir de ce sacrifice. C'était
du reste un homme qui parlait bien et passait pour habile au fait des
finances. Celles du royaume n'en allèrent pas mieux, et le duc d'Aquitaine se
conduisit moins sagement encore que par le passé[107]. Peu de
temps après son retour de Paris, le duc d'Orléans et le duc de Bourbon furent
avertis qu’il se tramait parmi le peuple et les partisans du duc de Bourgogne
un complot pour chasser les princes de Paris[108]. On devait sonner l'alarme au
clocher de Saint Eustache ; le quartier des halles devait prendre les armes,
mettre le dauphin à la tête des Parisiens et tuer tous ceux qui feraient
résistance. L'entreprise découverte ne put même être tentée. Des gardes furent
placées partout ; le Louvre, où habitait le dauphin, fut entouré : on arrêta
plusieurs de ses serviteurs. Le prévôt de Paris nommé André Marchand, tout
dévoué qu'il s'était montré aux Orléanais, et tout cruel qu'il était à leurs
ennemis, fut remplacé par le sire Tanneguy-Duchâtel, qui déjà avait rempli
cet office. De nouveaux exils furent ordonnés ; presque toutes les femmes des
bannis eurent ordre de sortir de Paris, et furent durement reléguées à
Orléans[109]. Le
dauphin, qui retombait ainsi sous un joug encore plus pesant, partit
tout-à-coup de Paris, avec une suite peu nombreuse, et s'en alla à Bourges et
au château de Mehun-sur-Yèvre que venait de lui donner le duc de Berri. Le
comte de Vertus et le comte de Richemont l'y suivirent aussitôt. La reine, le
duc d'Orléans, le duc de Berri lui écrivirent pour l'engager à revenir ; il
ne fut que peu de jours absent[110]. Ce
départ du dauphin et l'embarras des affaires forcèrent le conseil du roi à
retarder les conférences qui devaient s'ouvrir à Senlis sur les articles de
la paix d'Arras. Le duc de Bavière et d'autres seigneurs du conseil, allèrent
proposer une prolongation au duc de Brabant et à la comtesse de Hainaut.
D'ailleurs, les princes qui s'étaient opposés à la paix n'avaient pas un
grand empressement à la rendre stable. Le 5 janvier, ils firent faire un
service solennel pour le feu duc d'Orléans dans l'église de Notre-Darne. Ils
y assistèrent en grand habit de deuil ; le roi, qu'ils y avaient amené, était
le seul qui ne fût pas vêtu de noir. Jean Gerson y prêcha avec une hardiesse
et une violence, qui causèrent beaucoup de surprise ; il donna de grandes
louanges au feu duc d'Orléans, disant que le royaume était bien mieux
administré de son vivant, qu'il ne l'avait été depuis[111] ; et comme on aurait pu croire
qu'il voulait plutôt exciter les haines que les adoucir, il assura que son
avis n'était point la mort ni la destruction du duc de Bourgogne, mais qu'il
devait être humilié, qu'il fallait qu'il reconnût son péché, et qu'il donnât
satisfaction suffisante, ne fût-ce que pour le salut de son âme. Revenant sur
la condamnation des doctrines de Jean Petit, il répéta qu'elle n'avait pas
été suffisante. Après le service, il reçut de grands éloges des princes qui
le présentèrent au roi, et le lui recommandèrent. Quelques jours après un
autre service fut célébré aux Célestins, aussi en présence du roi, et maître
Courtecuisse prêcha de la même sorte que Jean Gerson. Enfin une troisième
fois la même cérémonie fut répétée dans la chapelle du collège de Navarre. Le
duc d'Aquitaine ne fut point présent à ces célébrations ; il alla passer
quelques jours à Melun, chez, la reine qui y faisait souvent son séjour. Cependant
le duc de Brabant arriva le 28 janvier, et les conférences commencèrent[112]. Les envoyés du duc de
Bourgogne étaient surtout chargés de demander une amnistie générale. Loin de
rien obtenir à cet égard, les conditions que le conseil du roi voulut imposer
étaient plus dures que le traité d'Arras. Elles portaient qu'il serait accordé
une amnistie ; mais que cinq cents personnes en seraient exceptées, ainsi que
ceux qui avaient été bannis par procès régulièrement faits, ou qui se
trouvaient sous la main de la justice. Toutefois les serviteurs et vassaux du
Duc étaient compris dans cette amnistie. On
ajoutait que tous les serviteurs de l'hôtel du roi, de la reine et du duc
d'Aquitaine, qui avaient été éloignés, ne pourraient revenir à Paris, durant
deux ans, sans une permission expresse du roi. Un
article portait aussi que les charges et offices demeureraient à ceux qui en
avaient été pourvus depuis la paix de Pontoise. Enfin
il était dit que tous ceux qui voudraient jouir du bénéfice de ladite paix,
seraient tenus de la jurer. Les
députés du Duc demandèrent que ces articles fussent communiqués à madame de
Hainaut, qui était venue jusqu'à Senlis seulement, parce que son mari lui
avait interdit d'aller plus loin. La chose fut accordée. Le duc d'Aquitaine
et les autres princes, pour lui montrer leurs égards, vinrent même lui rendre
visite[113]. Les
conseillers du duc de Bourgogne, après avoir examiné ces articles,
demandèrent diverses explications. En se plaignant de l'exception de cinq
cents personnes, ils désiraient savoir leurs noms, et si les nobles y
pouvaient être compris. — On répondit que l'exception ne s'appliquerait qu'à
des hommes non nobles, et que leur nom serait donné avant la Saint-Jean. Ils
voulurent qu'il fût déclaré aussi, s'il était dérogé à l'amnistie accordée
aux serviteurs ou vassaux du Duc, lorsqu'ils étaient bannis par suite de
jugement. — Il fut répondu, qu'alors, l'amnistie ne s'appliquait pas. Ils
demandèrent si les bannis pourraient jouir de leurs biens en France, partout
ailleurs qu'à Paris. — La réponse fut négative. Mais ceux qui avaient
seulement été écartés des hôtels du roi, de la reine et du duc d'Aquitaine,
eurent la permission de rester en France et de jouir de leurs biens. Les
conseillers de Bourgogne remarquaient aussi qu'il serait injurieux au Duc,
qu'on fit jurer la paix seulement' à ses vassaux et sujets. — Il leur fut dit
que le serment serait demandé à tous les habitants du royaume. Enfin,
et c'était le point le plus important, les députés du Duc se plaignaient de
l'offense grave qui lui avait été faite, par la sentence portée à l'évêché de
Paris, contre le discours de Jean Petit. Dès l'année précédente, après en
avoir fait part aux villes de Flandre, il avait envoyé un ambassadeur à Rome,
et obtenu la cassation du jugement. L'évêque de Paris en avait appelé au
concile de Constance. Le Duc, que cette affaire touchait plus que nulle
autre, y avait envoyé ambassade sur ambassade. Il n'y avait sorte d'efforts
qu'il ne fit pour obtenir la confirmation de la sentence de Rome. Ses envoyés
distribuaient aux docteurs en théologie de riches présents d'argent ou de
vaisselle ; les meilleurs vins de ses celliers de Bourgogne étaient offerts
aux cardinaux ; il y en eut un que l'on crut toucher davantage en lui donnant
un beau manuscrit de Tite-Live, tiré de la bibliothèque du Duc[114]. De son côté, l'évêque de
Paris, et surtout Jean Gerson, qui était récemment arrivé au concile,
poursuivaient vivement la condamnation de cette doctrine. Le Duc demandait
que le roi fît cesser cette action. — On répliqua que l'affaire concernait le
clergé et l'évêque de Paris ; mais qu'en ce qui touchait le roi, il serait
ordonné à ses ambassadeurs de ne point intervenir. Ces
explications ainsi données aux conseillers de Bourgogne, ils se rendirent à
Senlis, auprès de madame de Hainaut. Quand ils furent revenus, le duc
d'Aquitaine fit, le 25 février, lire au conseil du roi des lettres conformes
à tout ce qu'on venait de régler. Le 14 dis mois suivant, le duc de Brabant
et les ambassadeurs de Bourgogne prêtèrent leur serment, ainsi que tous les
princes qui étaient présents. Le 16, la paix fut publiée dans toute la ville
de Paris ; peu après, les prévôt, échevins, quarteniers et le corps de la
bourgeoisie furent appelés à en jurer aussi le maintien. En même temps, des
commissaires furent envoyés au nom du roi pour recevoir le serment du comte
de Charolais, de tous les princes de Bourgogne et des villes et Etats de
Flandre. Le traité portait que le Duc serait tenu à faire le même serment ;
lui seul s'y refusa, disant qu'il avait encore des explications à demander[115]. Bientôt
il put concevoir l'espérance de trouver moins de rigueur dans le conseil du roi.
Le duc d'Aquitaine réussit enfin à se rendre maître du gouvernement. Dans les
premiers jours d'avril, étant allé visiter la reine à Melun avec les autres
princes, il les y laissa et revint tout-à-coup à Paris ; il fit lever le pont
de Charenton, et ordonna que les portes de la ville fussent fermées[116]. Le lendemain, les princes
reçurent l'ordre de n'y point rentrer, sans être mandés au nom du roi, et de
se retirer dans leurs domaines. Les échevins de Paris furent changés, et le
dauphin ayant mandé au Louvre le corps de la ville et l'université, leur fit
adresser un grand discours par son chancelier. D'abord
il rappela comment, depuis la mort du sage roi Charles V, les princes avaient
causé toutes les calamités de la France : Le duc d'Anjou avait commencé par
dérober le trésor de la couronne, pour le dépenser en Italie ; puis le duc de
Berri et le feu duc de Bourgogne n'avaient pas mieux ménagé l'argent du
royaume. Le duc d'Orléans défunt et ses grandes prodigalités ne furent pas
épargnés non plus ; enfin le beau-père du duc d'Aquitaine, le duc Jean, eut
aussi large part de blâme[117]. L'évêque de Chartres ne
craignit pas de dire que toutes les finances du roi avaient été perdues et
dissipées et le royaume ruiné par lui. C'était, dit-il, pour mettre fin à
tant de désordres que le duc d'Aquitaine avait signifié à tous les princes de
s'en retourner chacun chez soi, et il voulait, pour le bien de la chose
publique, pourvoir lui seul, et avec fermeté, au gouvernement du royaume. Le
dessein était bon, c'était à lui, héritier de la couronne, à garder son
propre héritage ; il en avait le moyen, &il avait eu quelque sagesse ;
car il pouvait toujours menacer un parti avec l'autre, et les tenir ainsi
tous deux en respect. Mais ses vices et sa légèreté gâtèrent tout, et jamais
peut-être les affaires ne furent plus mal réglées. Il n'avait voulu que
s'affranchir de toute contrainte. Il commença par s'emparer des trésors que
la reine sa mère avait déposés chez trois bourgeois de la ville de Paris ; il
n'était entouré que de jeunes seigneurs qui flattaient et favorisaient tous
ses débordements. Bientôt il se livra tellement à sa passion pour une
demoiselle, que de concert avec le comte de Richemont il enleva sa femme de
chez la reine, et la relégua à Saint-Germain-en-Laye. C'était
un nouveau grief dont le duc de Bourgogne avait à se plaindre. Il envoya,
dans le mois de juin, des ambassadeurs au duc d'Aquitaine ; ils renouvelèrent
d'abord leurs représentations sur l'amnistie et l'exception de cinq cents
personnes, qui était contraire aux promesses faites à Arras, où il n'avait
été question que d'excepter sept personnes. Les États de Flandre, tout en
jurant la paix, comme on l'avait exigé, avaient aussi présenté les mêmes
remontrances au roi. Le duc de Bourgogne regardait son honneur comme engagé à
protéger tous ces proscrits dont il était environné, et dont il entendait les
continuelles plaintes. Il voulait aussi que Jean Gerson fût rappelé du
concile de Constance. L'offense
faite à sa fille le touchait plus encore[118]. Les ambassadeurs demandèrent
en son nom au dauphin de reprendre sa légitime épouse et de congédier
d'auprès de lui sa bonne amie. Le duc d'Aquitaine s'irrita de leur discours,
et leur répondit avec emportement. Comme, dans une seconde audience ils
n'obtenaient pas meilleure satisfaction, ils lui dirent : « Très-redouté
prince et très-noble seigneur, si vous n'accordez pas ce que monseigneur de
Bourgogne vous demande, sachez qu'il ne jurera point la paix, ni ne la tiendra
pas ; et si vous avez besoin de lui contre l'Anglais, ni lui, ni ses sujets,
ni ses vassaux ne s'armeront pour vous servir, ou vous défendre. » Ce
langage ne fit qu'accroître la colère du duc d'Aquitaine. On n'était pourtant
pas dans un moment où une telle menace pût être dédaignée. Ses conseillers
lui firent sentir les dangers du royaume. Les ambassadeurs de Bourgogne
reçurent donc une réponse gracieuse. Le duc d'Aquitaine promit que leur
maître aurait satisfaction, pourvu que d'abord il voulût jurer la paix :
qu'alors le roi, par son autorité, expliquerait et réglerait toutes choses,
de façon qu'il n'eût rien à en souffrir pour son honneur et ses intérêts. Le
dauphin, afin que sa promesse fût plus certaine, leur donna même des lettres
de créance. En
effet, le royaume se trouvait alors à la veille de la plus terrible guerre.
Pendant que le roi était devant Arras, au mois d'août de l'année précédente,
les Anglais avaient envoyé une ambassade à Paris. Comme ils voyaient la
détresse de la France, et la discorde qui la déchirait, leurs propositions
étaient hautaines. Le roi Henri V rappelait ses droits prétendus à la
couronne de France ; cependant il consentait à ce qu'elle lui fût seulement
assurée par succession : quant au mariage avec madame Catherine, il demandait
en dot toutes les provinces cédées autrefois par le traité de Brétigny, et de
plus la Normandie : sinon il annonçait qu'il allait faire une rude guerre à
la France. Toute
offensante que fût une telle proposition, le duc de Berri, qui pour lors se
trouvait seul à Paris, n'en fit pas moins grand accueil aux ambassadeurs, et
les combla de présents. Il s'excusa sur l'absence du roi et ne donna point de
réponse. Au mois
de janvier, arriva une nouvelle ambassade plus solennelle encore. Elle était
formée du duc d'Exeter, oncle du roi, du lord Grey, amiral d'Angleterre, des
évêques de Dublin et de Norwich. Leur suite était de plus de six cents
chevaux. On leur fit une réception magnifique. Les comtes de Vertus, d'Eu et
de Vendôme allèrent au-devant d'eux jusqu'à la porte de la ville, ainsi que
le prévôt des marchands et les échevins. Le Temple leur fut assigné pour
logement. On leur fit de beaux présents. Ils assistèrent à un brillant
tournoi, où le duc d'Aquitaine jouta contre le duc d'Alençon, et le duc de
Brabant contre le duc d'Orléans. Enfin leur séjour se passa en fêtes et en
festins. Un tel accueil ne rendait pas leur roi moins exigeant, et n'abattait
point ses espérances. Au lieu de répondre nettement à de semblables demandes,
on se borna à promettre que le roi de France allait envoyer une ambassade à
Londres. Comme
elle tardait, le roi d'Angleterre écrivit des lettres pressantes au roi, en
demandant toujours madame Catherine aux conditions qu'il avait proposées, et
menaçant de la guerre si elles n'étaient point acceptées. Après une
prolongation de trêve, l'ambassade de France partit enfin le 27 avril. Elle
se composait du plus éloquent prélat du conseil, l'archevêque de Bourges, du
comte de Vendôme grand-maître de France, de l'évêque de Lisieux, du baron
d'Ivry, du sire de Braquemont et de maître Gontier Col. Le roi d'Angleterre
les reçut avec autant de courtoisie, qu'on en avait mis à recevoir ses
envoyés. Mais il fut bientôt facile de voir qu'il ne se départirait en rien
de ses prétentions. Tel
était l'état des affaires ; cependant le roi était insensé, le dauphin
n'écoutait aucun conseil, et ne faisait que sa volonté ; les princes étaient
mortellement divisés ; les conseillers passaient d'une partialité à l'autre ;
le clergé n'avait plus le courage de dire la vérité ; les grands se
haïssaient ; les moyens étaient ruinés par les impôts ; les petits ne
trouvaient pas à gagner leur vie ; chacun s'efforçait à saisir la fortune à
la volée ; ni nobles ni bourgeois ne pouvaient compter sur leur état. Les
traités et les serments n'étaient pas observés ; le peuple obéissait
humblement à de faux protecteurs, qui le trompaient et lui faisaient endurer
mille maux ; des gens de guerre ravageaient les campagnes, tandis que la
noblesse elle-même manquait de courage contre les ennemis ; l'Anglais, qui
longtemps avait été plus faible que la France, était devenu menaçant, et
semblait assuré de la victoire[119]. Il
importait donc de se réconcilier avec le duc de Bourgogne. Guichard, dauphin
d'Auvergne, et maître Jean de Vailly, président au parlement, lui furent
envoyés en ambassade. Sur leurs assurances, et d'après le rapport de ses
propres députés, le Duc convoqua son grand conseil au château de Rouvre, et
donna des lettres de ratification, qui furent remises aussitôt aux
ambassadeurs du roi. Mais en même temps le Duc déclara, chez un notaire,
qu'il donnait cet acte seulement sous la condition que le dauphin tiendrait
les promesses qu'il lui avait faites. Le
temps pressait ; les ambassadeurs de France venaient d'arriver d'Angleterre.
Les offres qu'ils avaient faites de donner, en dot à madame Catherine,
l'énorme somme de huit cent quarante mille écus d'or, quinze villes
d'Aquitaine, comprenant sept comtés, et la vaste sénéchaussée de Limoges,
avaient été dédaignées. Le roi d'Angleterre avait persisté à dire que si on
ne lui accordait point la Normandie et tous les pays cédés par la paix de
Brétigny, il aurait recours à l'épée pour ôter au roi de France sa couronne[120]. L'archevêque de Bourges, qui,
dans toute sa conduite et ses discours, avait noblement soutenu l'honneur du
royaume, s'adressa, avec le respect convenable, au roi d'Angleterre, et lui
dit[121] : « Ô
roi ! à quoi penses-tu, de vouloir ainsi débouter le très-chrétien roi des
Français, notre sire, le plus noble et le plus excellent des rois chrétiens,
du trône d'un si puissant royaume ? Crois-tu qu'il t'ait fait offrir sa fille
avec une si grande finance et une partie de sa terre par peur de toi et des
Anglais ? Non, en vérité ; mais il était mu par la pitié, par l'amour de la
paix ; il ne voulait pas que le sang innocent fût répandu, et que le peuple chrétien
fût détruit clans le tourbillon des batailles. Il appellera l'aide de Dieu
tout-puissant, de la bienheureuse vierge Marie et de tous les saints. Alors,
par ses armes et celles de ses loyaux sujets, vassaux et alliés, tu seras
chassé de son royaume et des régions soumises à sa domination, et peut-être y
mourras-tu, ou y seras-tu pris. » Le roi
d'Angleterre fit reconduire les ambassadeurs en grande cérémonie, et ils
revinrent en France, où, en plein conseil, devant beaucoup de noblesse, de
clergé et de peuple, ils racontèrent toute leur ambassade, et conseillèrent
de s'apprêter à la guerre, sans se laisser prendre à aucune espérance de
paix. Bientôt de nouvelles lettres du roi d'Angleterre, plus hautaines encore
que les premières, signifièrent sa volonté de recourir aux armes. Pour
accomplir sa promesse envers le duc de Bourgogne, le dauphin fit expédier des
lettres du roi, portant que le Duc ayant fait sa soumission et ses excuses,
et juré la paix, le roi rendait à son cousin son amour et sa bonne grâce,
qu'il voulait que partout ledit cousin fût tenu et réputé son bon et loyal
parent, vassal et sujet, nonobstant les lettres précédentes, où le contraire
avait été publié. « Et défendons, continuait le roi, à tous nos sujets
quelconques, sous peine d'encourir notre indignation, que, par paroles,
prédications, serinons ou autrement, ils ne disent ni fassent aucune chose à
la charge ou au déshonneur de notre cousin de Bourgogne. » D'autres
lettres furent aussi expédiées pour réduire le nombre des cinq cents
personnes exceptées de l’abolition, à quarante-cinq seulement, dont les noms
étaient donnés. C'étaient les sires de Jacqueville et de Mailly, avec les
chefs de la faction des bouchers. Ces
lettres furent portées au duc Jean par messire Thibaut de Soissons seigneur
de Moreuil et maître de Vailly, président au Parlement[122]. Ils le trouvèrent à Argilly,
près de Beaune. C'était un château dans le voisinage d'une grande forêt très-favorable
à la chasse. Le Duc, pour se reposer et se distraire de tant de tracas, avait
laissé le gouvernement de la Flandre à son fils Philippe, qui y était de plus
en plus aimé. Se trouvant dans son duché, dont il était depuis longtemps
absent, il avait voulu se livrer tout entier au plaisir de la chasse. Il
avait fait dresser, dans un éclairci au milieu des bois, ses tentes et ses
pavillons. La duchesse et deux de ses tilles, avec leurs dames et
demoiselles, étaient là, ainsi que toute la cour ; on était comme dans un des
châteaux ou dans l'une des bonnes villes du Duc. Il y avait une tente pour la
chapelle, une autre pour la salle d'apparat, pour la salle de festin. Enfin
l'on y menait joyeuse vie ; le Duc chassait du matin au soir, et la nuit il
se plaisait encore à entendre bramer les cerfs. Les ambassadeurs reçurent
grand accueil au milieu de cette pompe bocagère. On leur dressa une belle
tente, et le Duc les mena à la messe avec lui, leur demandant des nouvelles
du roi, de la reine, du duc d'Aquitaine et de sa fille ; puis on Massa dans
la tente du conseil ; on lut les lettres du roi. Les députés exposèrent aussi
plusieurs griefs sur lesquels le conseil du roi demandait des explications au
duc de Bourgogne[123]. On
voulait : 1°. Que le Duc fit un serment absolu en se désistant de toutes
protestations. — Il y consentit, en annonçant toutefois que son intention
était encore de requérir le roi et le duc d'Aquitaine que l'abolition fût
sans aucune exception. 2°.
Qu'il retranchât de la formule du serment, les mots qu'il y avait ajoutés : « Pourvu
que semblable serment soit fait par etc. etc. — Il le voulut bien, mais
déclara qu'il n'était lié qu'envers ceux qui tiendraient la paix. 3°. Que
le roi de Sicile fût compris dans la paix et que nul trouble ne lui fût
apporté en raison du passé. — Le Duc répondit qu'il avait grand sujet de se
plaindre du roi de Sicile, qui sans cause raisonnable lui avait renvoyé sa
fille, et retenait encore l'argent de la dot, la vaisselle et les joyaux. Il
avait encore deux autres motifs de plainte qu'il déclarerait en temps et
lieu. Cependant il voulait bien renoncer aux voies de fait, pourvu que le roi
lui fît rendre justice sur les points indiqués dans l'espace de six mois,
sommairement, et sans formalité de jugement. Autrement il l'obtiendrait comme
bon lui semblera. 4°. Que
le duc de Bar ne fût nullement inquiété pour avoir fait mettre en liberté les
ambassadeurs du roi que des gens d'armes du duc de Bourgogne avaient arrêtés
lorsqu'ils revenaient du concile', ni pour avoir démoli le château de Sancy. —
Le Duc protesta que son intention n'avait, jamais été de faire pour ce motif
aucun tort au duc de Bar. 5°.
Qu'il mît hors de ses mains et rendît les terres, revenus et rentes des sires
de Made, de Tonnerre, de Roussy, de Gaucourt et autres. — Le Duc répliqua
qu'il avait saisi les terres de ses dits vassaux parce qu'ils avaient
enfreint la paix de Pontoise, mais qu'il consentait à les leur remettre, si
les autres seigneurs en faisaient autant dans leurs seigneuries et rendaient
tout ce qu'ils avaient saisi. 6°.
Qu'il éloignât et mît hors de sa compagnie, de ses terres et de ses pays,
ceux qui étaient exceptés de la dernière amnistie. — Il promit de les
éloigner des domaines qu'il avait dans le royaume. 7°.
Qu'il rendît les canons laissés au siège d'Arras. — Il y consentit. 8°.
Qu'il délivrât les prisonniers. — Il répondit qu'il le ferait par pure
obéissance au roi, bien qu'il lui fût cruel de délivrer maître Henry de
Béthisy, dont il avait fort à se plaindre ; mais il demanda aussi que le
vicomte de Murat, tenu en prison-par le comte d'Armagnac, fût délivré ainsi
que les autres. 9°.
Qu'il fit sortir de Bourgogne les hommes d'armes étrangers — Il l'accorda. 10°.
Qu'il consentit que les aides mises dernièrement sur le royaume, pour
résister aux Anglais, fussent levées dans ses terres et pays, comme à la
coutume. — Il répliqua que son pays d'Artois était frontière : qu'il allait
être obligé d'y avoir des gens d'armes en grand nombre, pour en défendre
l'entrée : qu'en outre, la contrée avait été cruellement foulée par l'année,
l'année d'auparavant : qu'il faudrait munir et réparer les bonnes villes :
qu'ainsi il suppliait le roi de se désister desdites aides et de les lui
laisser. 11°.
Qu'il voulût bien ordonner, par lettres patentes, la levée d'un décime, que
le clergé de France et de Dauphiné avait déjà consenti. — Il remarqua que
cela concernait l'Église, et qu'il n'y mettrait nul empêchement. 12°.
Qu'il portât empêchement au sire de Jacqueville, qui venait de défier à feu
et à sang les villes de Sens, Villeneuve-le-Roi et autres. — Il répondit que
cela c'était fait à son insu, et que ledit Jacqueville écrirait aux villes
pour retirer ces lettres de défi. Après
ces réponses aux demandes des ambassadeurs, le Duc leur remit aussi ses
requêtes au roi. Il
voulait : 1°. Que les quarante-cinq personnes exceptées de l'abolition
fussent admises à en jouir, ou du moins réduites-au nombre de sept, comme on
l'avait promis à Arras. 2°. Que
le roi fît mettre au néant tous les procès suivis' devant le parlement ou
devant l'Église, et délivrât les prisonniers retenus en divers lieux,
notamment dans les prisons de l'évêque de Paris et de l'archevêque de Sens. 3°.
Enfin, que le roi fit rendre les biens qu'il avait fait saisir. Nonobstant
ces réserves, le Duc consentit à jurer la paix. Il se rendit à la chapelle
avec les ambassadeurs ; après la messe chantée, il s'avança vers l'autel, et,
en leur présence, jura, sur le bois de la vraie croix, les articles du
traité, puis en fit délivrer des lettres authentiques. Ce devoir accompli,
les ambassadeurs se rendirent dans la tente du festin ; pour leur faire
honneur, les veneurs du Duc vinrent forcer un cerf tout près de lit, dans un
étang, au bord duquel la tente était dressée. Après ce divertissement, on fit
de belles promenades dans la forêt et l'on soupa sous une feuillée. Mais
ces ambassadeurs avaient à traiter, avec le Duc, une affaire plus importante
encore, pour laquelle un premier message lui avait été envoyé quelques jours
auparavant. Le roi d'Angleterre avait peu tardé à accomplir ses menaces. Le
14 août, il était descendu avec une armée redoutable, à l'embouchure de la
Seine, entre Honfleur et Harfleur. Il eût été facile de s'opposer à ce
débarquement. Il aurait suffi d'assembler les marins et les gens des communes
de la côte. Ils avaient l'habitude de combattre, et avaient eu souvent
l'occasion de repousser ces anciens ennemis du royaume. Mais le peuple se fia
sur la noblesse et les hommes d'armes. Le connétable était à Rouen ; il avait
avec lui un bon nombre de troupes. Chacun s'attendait qu'il allait donner les
ordres nécessaires ; il n'en donna aucun et défendit même de rien tenter
contre les Anglais ; ainsi ils eurent tout loisir pour se bien établir sur
la' côte, .et commencer le siège de Harfleur. Alors l'alarme commença à se
répandre, et il n'y eut qu'un cri contre le connétable d'Albret[124]. Les bourgeois disaient qu'il
avait été gagné eu Angleterre, lors de sa dernière ambassade ; beaucoup de
seigneurs le pensaient de même, et le jeune bâtard de Bourbon s'emporta même au
point de l'appeler traître dans un conseil. Les gens mieux instruits et plus
calmes, croyaient seulement qu'il avait été aveuglé par trop de présomption. Maintenant
il fallait secourir Harfleur, et chasser les Anglais du royaume. Rien n'était
préparé ; les hommes d'armes n'étaient point réunis, à peine étaient-ils
mandés ; on manquait encore bien plus d'argent ; tout le trésor du roi
s'était dissipé en vaines prodigalités. On établit à la hâte une taille sur
les communes et un décime surie clergé. Comme on était pressé, ces impôts se
percevaient avec une rigueur inconcevable, en y employant des gens de guerre.
On vendait les meubles, on pillait les maisons ; les hommes étaient traînés
en prison ; les prêtres de la campagne eux-mêmes étaient obligés de se
retirer dans les villes, emportant les orne-mens de l'église, qu'on ne
respectait pas plus que les meubles des paysans. « Que feraient de plus les
Anglais ? » disait le pauvre peuple. Parmi
tant de maux, et la crainte de maux plus grands encore, les discordes des
princes redoublaient les embarras du royaume. On prit la résolution de leur
demander d'envoyer leurs hommes n'armes, mais en leur défendant de venir en
personne. Le duc de Bourgogne se plaignit amèrement aux ambassadeurs de cet
affront ; il promit cependant d'envoyer à Rouen cinq cents hommes d'armes,
trois cents hommes de trait, et même davantage sous les ordres de son fils le
comte de Charolais. Il se réserva d'écrire au roi touchant la défense qui lui
était faite. Ses lettres furent du 24 septembre. « Mon
très-redouté seigneur, pour la conservation de la couronne de France, dont
vous êtes seigneur, et que Dieu veuille maintenir dans la vertueuse
prospérité où elle fut autrefois, l'Etat des nobles est, parmi les autres
Etats, tenu par serment de vous servir loyalement, sans épargner leur corps
ni leur bien. Parmi cette noblesse sont ducs, comtes, barons et autres de
grande vertu, qui tous sont tenus, chacun selon son droit, de garder fidélité
envers vous leur souverain seigneur ; et si quelqu'un parmi eux vous est plus
prochain par le sang, et tient de vous de plus notables seigneuries, il est
d'autant plus astreint à avoir l'œil à la conservation et augmentation de
votre état. A bien dire, en cas de nécessité et de péril éminent, nul ne
devrait attendre d'être mandé, chacun devrait de lui-même, à moins d'ordres
contraires, obvier aux périls qui peuvent advenir des trop longs retards en
temps de guerre. Ainsi le firent certains étrangers dans une cité, comme on
le lit dans les histoires antiques ; bien qu'on leur eût défendu, sons peine
de mort, de monter sur les murs de la cité, néanmoins, quand ils virent que
la ville se perdait s'ils ne mettaient la main à la besogne, ils montèrent
sur les murs malgré la défense, et sauvèrent la cité, dont ils furent grandement
loués. De même, dans la sainte écriture, on voit la louange d'un certain
Éthéï, à qui le roi David commanda de s'en aller, parce qu'il était étranger.
Lors Éthéï jura qu'en quelque lieu que serait le roi David, il serait son
serviteur ; et il n'est point blâmé, dans la sainte écriture, d'avoir manqué
à la défense du roi, mais au contraire prisé et honoré. « Ainsi
donc si lui, qui était étranger, est loué, à plus forte raison celui qui est
sujet et parent du roi, en allant à votre service contre votre défense, ne
devrait être ni repris ni blâmé. Celui qui, par prudence, laisserait passer
le temps, selon mon jugement mériterait blâme et déshonneur. Chacun voit bien
que, selon la leçon de nature et l'ordonnance divine, si le chef du corps
humain est assailli, tantôt les membres du corps se lèvent et se mettent
au-devant pour sa défense. Je ne fais donc point de doute que si vous
négligez d'appeler lesdits ducs et comtes ou autres de vos proches, ce ne
soit les accuser de ne point mériter qu'on se fie à eux. « Or,
il est venu à ma connaissance, que par vos lettres-patentes du 23 août, vous
avez signifié à vos baillifs et sénéchaux, que votre adversaire d'Angleterre
est descendu dans votre royaume, et a mis le siège devant votre ville
d'Harfleur, qui est la clef du pays de Normandie : et que pour résister à
l'entreprise de votre adversaire, préserver, garder et défendre votre
royaume, vous avez envoyé monseigneur d'Aquitaine, votre fils aîné, comme
votre lieutenant et capitaine général, et vous leur avez mandé de faire, de
votre part, commandement, tant par publications que par cris dans les lieux
accoutumés pour crier, à tous les nobles et gens qui ont droit de s'armer, de
venir, toute excuse cessant, en personne, et accompagnés le plus qu'ils
pourront de gens d'armes montés et armés suffisamment, le plus hâtivement
possible à Rouen, par devers monseigneur d'Aquitaine. « Et,
toutefois, mon très-cher seigneur, bien que je sois votre très-humble proche
parent, vassal, sujet, chevalier, baron, comte, duc, deux fois pair de France,
doyen des pairs : ce qui est, après la couronne, la première prérogative,
noblesse et dignité, attachées à une seigneurie : bien qu'en outre vous
m'ayez fait tant d'honneur que je suis beau-père de votre fils aîné, et de
madame Michelle votre fille, qui a épousé mon fils et héritier unique, ce qui
me rend plus obligé à vous qu'aucun de vos sujets ; néanmoins vous ne m'avez
rien fait savoir à ce sujet, excepté que depuis peu, vous m'avez mandé par
messire Jean Pioche, chevalier et maitre d'hôtel de monseigneur votre fils,
que j'aye à vous envoyer cinq cents hommes d'armes, et trois cents de trait ;
et que vous ne voulez pas que j'y vienne en personne, non plus que mon cousin
d'Orléans ; parce que la paix que vous avez faite entre nous, est encore bien
nouvelle. « Ainsi
l'on me fait descendre de mon premier rang de pairie, et il s'ensuit
diminution de mon autorité ; on me veut, sous couleur bien légère, me priver
du service auquel je suis obligé par mon honneur que je veux garder plus que
Chose sur la terre. Il semble qu'on ne doive pas avoir confiance en moi.
Laquelle chose m'est et doit être douloureuse et déplaisante, tant à cause de
nies obligations, que parce qu'au temps passé, je me suis employé le plus
loyalement que j'ai pu à votre service, accompagné de nobles, chevaliers et
écuyers, qui connaissent ma bonne intention, et dont vous pouvez, grâce à
Dieu, être bien servi en ma compagnie. Nonobstant cela, je plains les
dommages qu'on fait à vous et votre royaume. Je plains la petite résistance
qui y est mise ; je plains les grands inconvénients qui s'ensuivront, si l'on
n'y apporte prompt remède. « Je
considère en outre, que je veux et dois aussi bien garder une paix nouvelle,
que si elle était ancienne de cent ans et plus ; et que tant plus elle est
fraîche et nouvelle, tant plus chacun doit avoir bonne mémoire de la bien
garder, et ne la point enfreindre. On ne doit donc pas imaginer que mon
cousin d'Orléans, ni moi, ni autre quelconque, voulussions faire une si
grande faute envers Dieu, envers votre majesté, divers votre royaume, et cela
à la confusion et désolation de nous-mêmes, qui, par votre félicité, sommes
en voye de toute prospérité, et par votre adversité en voye d'être abaissés
et déchus. Tout bon esprit doit avoir la pensée, dans un tel moment, si
périlleux pour vous et pour votre royaume, que lors même que vos sujets ne
seraient pas en paix, on devrait loyalement faire son devoir envers vous, se
garder du péché de félonie, s'abstenir de guerre privée, et venir d'un commun
accord à la défense et au soutien de vous et de votre royaume. Quant à moi,
je pense que nous le ferions ainsi, même quand nous ne serions pas dans les
termes où nous sommes, grâce à Dieu et à votre bonne ordonnance. « En
outre, il ne faut pas douter que, vu la grandeur de l'entreprise faite contre
vous, la demande que vous me faites ne soit trop petite. « Tout
ceci considéré, chacun peut assez savoir que je ne dois pas laisser perdre ce
royaume ; mais que je dois employer ma loyauté sans avoir égard à ce
qu'aucuns vous pourraient dire de contraire. Sur ce, qu'il vous plaise, mon
très-redouté seigneur, de m'envoyer réponse par le porteur des présentes ;
car, en vertu des obligations susdites, je suis contraint à votre salut et à
celui de votre royaume, dont mon état dépend. Je tiens que les autres nobles
feront ce qui leur appartient ; quant à moi, s'il plaît à Dieu, je ne
laisserai pas de faire toujours mon devoir, en observant mes droits de doyen
des pairs de France, pour obtenir la fin désirée et glorieuse que vous voulez
avoir contre votre adversaire. Le Tout-Puissant m'en est témoin, et je le
prie qu'il vous ait en sa sainte garde, et vous donne bonne et longue vie, en
toute unité et paix. Écrit à Argilly, etc., etc. » Le même
jour, les nobles du duché et de la comté de Bourgogne, que le Duc avait
assemblés à Argilly, écrivirent au roi des lettres, pour se plaindre de
l'offense faite à leur seigneur. « Nous nous donnons grande merveille,
disaient-ils, qu'on ait tant tardé à signifier votre mandement à notre
redouté et naturel seigneur, attendu que plusieurs fois, et en vos grandes
affaires, il nous a menés à votre service, et l'avons toujours vu autant et
plus soigneux de vos besognes que des siennes propres. Nous l'avons su et
connu, savons et connaissons très-loyal envers votre seigneurie. D'autre
part, il est tenu à vous par le sang, les alliances et l'hommage. Il peut
fournir une très-noble compagnie de chevaliers et d'écuyers, et d'autres gens
de trait et de guerre de votre royaume et d'ailleurs, dont vous pouvez être
grandement et loyalement servi ; sans eux votre affaire pourra tourner à
grand danger, dommage et désolation, ce que Dieu ne veuille, surtout lorsque
nous considérons le grand appareil et la puissante armée amenée contre vous.
Nous avons en mémoire qu'au temps des ducs, ses prédécesseurs, et aussi de
notre temps, leur coutume et la nôtre a toujours été de vous servir
loyalement en la compagnie et sous notre seigneur de Bourgogne ; il nous
serait bien dur de faire autrement et de changer notre coutume, lorsque nous
sommes tous assurés de la loyauté de notredit seigneur. Ainsi, nous vous
supplions qu'il vous plaise songer au bien et à l'honneur de votre royaume,
et à l'honneur de notre seigneur naturel ; car il nous semble, comme à bien
d'autres, qu'il est grand besoin que tous vos bons amis et sujets mettent la
main à la besogne, comme lui et nous en sa compagnie avons intention de le
faire. » Ces
difficultés retardaient des préparatifs qui déjà étaient loin d'avoir été
faits à temps[125]. Ce fut le 10 septembre
seulement qu'on mena le roi prendre l’oriflamme à Saint-Denis, et qu'il se
mit en route pour la Normandie. Déjà Harfleur était pressé par les Anglais ;
les faubourgs avaient été brûlés ; les machines de guerre jetaient des
pierres énormes ; les vivres manquaient ; la mortalité ravageait la ville[126]. Les sires d'Estouteville, de
Gaucourt, de Bacqueville et d'autres vaillants chevaliers Se défendaient avec
un grand courage. Leur espoir était soutenu, en apprenant que le roi et le
duc d'Aquitaine s'avançaient à la tête d'une armée. Quelques-uns d'entre eux
allèrent trouver ce prince à Vernon, et le conjurèrent de hâter sa marche
pour les secourir ; mais il n'y avait que désordre parmi les seigneurs et les
hommes d'armes qui commençaient à arriver. On ne leur promit rien ; quelques
chevaliers seulement se montrèrent avec des forces insuffisantes devant le
camp des Anglais[127]. Alors une partie de la
garnison songea à traiter et à se rendre ; la discorde se mit entre les
chevaliers et dans la ville. Le sire de Gaucourt conclut une trêve, en
promettant que l'on ouvrirait les portes, si l'on n'était pas secouru dans
l'espace de quatre jours. L'évêque de Norfolk, revêtu de ses habits
pontificaux, entra en procession dans la ville, avec trente-deux chapelains
et autant d'écuyers portant des cierges. Il reçut le serment des otages que
la ville donnait pour l'accomplissement du traité, et les emmena avec lui.
Chemin faisant, en passant par les rues, l'évêque disait aux bonnes gens de
la ville : « N'ayez pas peur ; on ne vous fera point de mal ; le roi
d'Angleterre ne veut pas abîmer son pays ; on ne vous fera pas comme on a
fait à Soissons ; nous sommes de bons chrétiens[128]. » Quand le jour fut arrivé, les uns voulaient tenir le traité, et d'autres non ; de sorte que les Anglais furent obligés de donner l'assaut. On leur ouvrait d'un côté, pendant qu'on se défendait de l'autre. La ville, malgré les promesses des Anglais, fut cruellement traitée ; les chevaliers et hommes d'armes furent emmenés prisonniers où envoyés sur parole à Calais pour être mis à rançon[129]. On prit aussi quelques riches bourgeois pour en tirer de l'argent. Quant au gros du peuple, on ordonna que chacun sortît de la ville, en emportant tout ce qu'il pourrait sans charrette ni fardeau ; puis on promit le pillage aux soldats, en leur enjoignant toutefois de ne toucher ni aux femmes, ni aux prêtres. Toute cette foule désolée s'en alla jusqu'à Rouen, abandonnant ses foyers. |
[1]
Hollinshed.
[2]
Le Religieux de Saint-Denis.
[3]
Monstrelet.
[4]
Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet.
[5]
Juvénal.
[6]
Journal de Paris. — Le Religieux de Saint-Denis.
[7]
Journal de Paris.
[8]
Rapport au Parlement par le premier président.
[9]
Registres du Parlement.
[10]
Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet.
[11]
Le Religieux de Saint-Denis.
[12]
Le Religieux de Saint-Denis.
[13]
Monstrelet.
[14]
Monstrelet.
[15]
Pièces de l'Histoire de Bourgogne.
[16]
Chroniques de France.
[17]
Juvénal. — Monstrelet.
[18]
Histoire Généalogique.
[19]
Journal de Paris.
[20]
Le Religieux de Saint-Denis.
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Juvénal.
[22]
Registres du Parlement.
[23]
Monstrelet. — Le Religieux de Saint-Denis.
[24]
Chroniques de France. — Juvénal. — Gollut.
[25]
Arrêté du 18 juillet 1413.
[26]
Le Religieux de Saint-Denis. — Juvénal. — Journal de Paris.
[27]
Chronique, n. 10297.
[28]
Mezeray. — Fabert.
[29]
Le Religieux de Saint-Denis. — Juvénal.
[30]
Le Religieux de Saint-Denis.
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Le Religieux de Saint-Denis. — Juvénal.
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Le Religieux de Saint-Denis. — Registres du Parlement.
[33]
Lettres du roi du 9 mai.
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Le Religieux de Saint-Denis.
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Journal de Paris.
[36]
Juvénal.
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Juvénal.
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Le Religieux de Saint-Denis.
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Journal de Paris.
[40]
Juvénal. — Le Religieux de Saint-Denis. — Pasquier. — Saint-Remy.
[41]
Le Religieux de Saint-Denis.
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Monstrelet.
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Juvénal. — Saint-Remy.
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Le Religieux de Saint-Denis.
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Le Religieux de Saint-Denis.
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Le Religieux de Saint-Denis. — Juvénal.
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Monstrelet.
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Le Religieux de Saint-Denis. — Juvénal.
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Le Religieux de Saint-Denis.
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Juvénal.
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Le Religieux de Saint-Denis.
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Registres du Parlement.
[53]
Juvénal. — Le Religieux de Saint-Denis.
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Lettres du roi du 2 août 1413.
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Registres du Parlement, du 4 août 1413.
[56]
Journal de Paris.
[57]
Juvénal. — Le Religieux de Saint-Denis. — Registres du Parlement.
[58]
Juvénal. — Le Religieux de Saint-Denis. — Registres du Parlement.
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Le Religieux de Saint-Denis.
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Juvénal.
[61]
Le Religieux de Saint-Denis.
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Histoire de Bourgogne.
[63]
Juvénal.
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Lettre du chancelier de Bourgogne à la duchesse, 23 août.
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Gollut.
[66]
Juvénal.
[67]
Le Religieux de Saint-Denis. — Juvénal. — Registres du Parlement.
[68]
Pasquier.
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Journal de Paris.
[70]
Monstrelet.
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Histoire de Bourgogne.
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Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Gollut. — Saint-Remy.
[73]
Monstrelet. — Saint-Remy.
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Lettres du roi du 31 août 1415.
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Monstrelet. — Histoire de Bourgogne.
[76]
Monstrelet. — Histoire de Bourgogne.
[77]
Monstrelet.
[78]
Monstrelet.
[79]
Le Religieux de Saint-Denis. — Saint-Remy.
[80]
Lettre du 24 janvier dans Juvénal.
[81]
Monstrelet. — Saint-Remy. — Le Religieux de Saint-Denis.
[82]
Monstrelet.
[83]
Monstrelet. — Journal de Paris.
[84]
Journal de Paris. — Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. —
Registres du Parlement.
[85]
Juvénal.
[86]
Monstrelet.
[87]
Traité du 6 juin. — Histoire de Bourgogne.
[88]
Monstrelet.
[89]
Traité du 24 main 1414. — Histoire de Bourgogne.
[90]
Histoire de Bourgogne.
[91]
Ordonnances.
[92]
Saint-Remy. — Monstrelet. — Fenin.
[93]
Juvénal. — Le Religieux de Saint-Denis.
[94]
Le Religieux de Saint-Denis.
[95]
Monstrelet. — Le Religieux de Saint-Denis.
[96]
Gollut.
[97]
Saint-Remy.
[98]
Juvénal. — Le Religieux de Saint-Denis.
[99]
Juvénal.
[100]
Monstrelet.
[101]
Monstrelet.
[102]
Le Religieux de Saint-Denis.
[103]
Lettres du duc de Bourgogne du 16 octobre.
[104]
Monstrelet. — Juvénal. — Le Religieux de Saint-Denis.
[105]
Monstrelet.
[106]
Juvénal.
[107]
Le Religieux de Saint-Denis.
[108]
Chronique, n° 10297.
[109]
Journal de Paris.
[110]
Monstrelet. — Chronique n° 2029.
[111]
Monstrelet.
[112]
Monstrelet. — Le Religieux de Saint-Denis. — Lettres du roi.
[113]
Le Religieux de Saint-Denis.
[114]
Pièces de la Chambre des comptes de Dijon.
[115]
Monstrelet.
[116]
Monstrelet. — Chronique n° 10297. — Journal de Paris.
[117]
Monstrelet. — Gollut.
[118]
Monstrelet.
[119]
Vers insérés dans le registre du Parlement. — Journal de Paris.
[120]
Hollinshed.
[121]
Monstrelet.
[122]
Saint-Remy.
[123]
Juvénal.
[124]
Le Religieux de Saint-Denis.
[125]
Le Religieux de Saint-Denis.
[126]
Factum manuscrit du sire de Gaucourt contre le sire d'Estouteville,
bibliothèque du roi.
[127]
Saint-Remy.
[128]
Juvénal.
[129]
Factum du sire de Gaucourt.