Traité de Chartres. —
Le duc de Bourgogne gouverne. — Supplice du sire de Montaigu. — Les princes
prennent les armes. — Ils campent devant Paris. — Paix de Bicêtre. — Nouvelle
prise d'armes. — Faction des bouchers. — Commencement des Armagnacs. — Siège
de Paris. — Guerre entre les princes.
DÈS que la nouvelle de la victoire
du duc de Bourgogne fut parvenue à Paris, elle jeta dans un grand trouble la
reine, les princes et les seigneurs qui venaient de se montrer si ardents
contre lui. Ils s'étaient flattés qu'il n'était, plus à craindre, et voici
qu'il allait revenir plus puissant et plus orgueilleux que jamais. Les rois
de Sicile et de Navarre, le duc de Berri et le duc de Bourbon tinrent de
grands conseils avec la reine. On ne savait que résoudre ; on voulut d'abord
faire garder les passages des rivières et même les portes de la ville par des
gens d'armes. Cependant les esprits s'échauffaient chaque jour davantage
parmi le peuple et la bourgeoisie de Paris. Le duc de Bourgogne et sa
victoire étaient hautement célébrés. On répandait le bruit que la reine
voulait faire désarmer les Parisiens et enlever encore une fois les chaînes
des nies ; on placardait des affiches menaçantes contre le prévôt des
marchands. La reine se résolut à emmener le roi hors de cette ville
séditieuse. Mais les secrets préparatifs qu'il fallait faire n'étaient pas
achevés ; elle avait aussi besoin d'argent. Elle fit donc venir à l'hôtel
Saint-Paul un grand nombre des principaux bourgeois ; lit, prenant conseil de
la nécessité, elle leur parla avec plus de douceur et de caresse qu'elle
n'avait coutume. Elle se plaignit des faux bruits qu'on faisait courir. Elle
leur dit que, loin de vouloir leur ôter leurs chaînes, elle leur en
achèterait deux fois davantage s'il le fallait : qu'elle se plaisait à les
voir armés, et comptait sur leurs efforts pour maintenir la paix publique et
servir le roi qui les aimait tant : elle espérait que toutes les villes du
royaume qui, d'ordinaire, règlent leur conduite sur Paris, n'en recevraient
que de bons exemples. Le
chancelier qui était présent leur adressa ensuite la parole avec plus de
fermeté ; il leur dit que si la reine avait jugé à propos de mander des
hommes d'armes, c'est qu'apparemment la chose avait semblé nécessaire. Quant
aux discordes des princes, les bourgeois n'avaient point à s'en occuper et
devaient s'en reposer sur la sagesse du roi[1]. Ces
discours produisirent peu d'effet ; ils n'étaient point sincères, et la reine
ne songeait qu'à faire partir le roi tout malade qu'il était ; elle craignait
à chaque instant de voir arriver le duc de Bourgogne. Enfin, le 3 novembre,
le roi passa la rivière aux Célestins, sous la garde de Montaigu,
grand-maître de sa maison ; sur l'autre rive, à l'abbaye Saint-Victor, on
trouva quinze cents hommes d'armes sous la conduite du duc de Bourbon. Dans
cet appareil, on prit la route de Tours. Deux jours après, la reine partit
avec le dauphin, le duc de Berri, les rois de Navarre et de Sicile et toute
la cour. Le duc de Bretagne et ses hommes d'armes veillaient à la sûreté de
leur voyage[2]. Ils allèrent à Gien où ils
s'embarquèrent sur la Loire pour se rendre aussi à Tours. Cette
fuite redoubla les désordres. Les hommes d'armes pillaient de toutes parts et
ne respectaient rien ; il n'y avait pas jusqu'aux prélats et gens d'église
qui ne fussent obligés de voyager avec des escortes armées[3]. Paris tendit ses chaînes, et
envoya avertir le duc de Bourgogne. Il était pour lors à Lille. Cet
enlèvement du roi lui donna fort à penser, et dérangea ses mesures. Il se
consulta avec son frère le duc de Brabant et le comte de Hainaut, son
beau-frère, rappela ses hommes d'armes bourguignons qui étaient déjà en route
pour retourner chez eux, et marcha sur Paris. Il y fit son entrée le 28
novembre, au milieu des acclamations du commun peuple qui criait Noël !
comme à l'entrée du roi. En vain quelques fidèles serviteurs représentaient à
cette populace qu'elle pouvait bien, s'il lui plaisait, faire grand accueil
au Duc, mais non, pas le recevoir avec les honneurs dus au roi seul. On
n'écoutait rien ; on voyait toujours dans le duc de Bourgogne celui qui devait
abolir les aides, la gabelle et tons les impôts qui grevaient le pauvre
peuple[4]. Le Duc,
n'ayant pas le roi entre ses mains, jugea qu'il était à propos de négocier.
Il envoya aussitôt à Tours son beau-frère le comte de Hainaut avec une suite
nombreuse de gens non armés ; il était accompagné des sires de Saint-Georges,
de la Vieuville, avec le seigneur d'Ollehain son avocat. Le
traité fut rendu plus facile par la mort de madame Valentine duchesse
d'Orléans. Elle était retournée à Blois, lorsqu'elle avait vu que la victoire
du duc de Bourgogne lui ravissait encore une fois la juste vengeance qu'elle
ne cessait de réclamer. Elle mourut consumée d'amertume et de chagrin. Sa vie
n'avait pas été heureuse ; sa beauté, sa grâce, le charme de son esprit et de
sa personne n'avaient réussi qu'à exciter la jalousie de la reine et de la
duchesse de Bourgogne. Les tendres soins qu'elle avait pris du roi, avaient
accrédité encore plus la réputation de magie et de sortilège qu'elle avait
parmi le vulgaire. Elle avait aimé son mari, et il lui avait sans cesse et
publiquement préféré d'autres femmes. Un horrible assassinat le lui avait
enlevé, et toute justice lui était refusée ; son bon droit et sa douleur
étaient repoussés par la violence. Sauf la première indignation que le crime
avait produite, elle ne trouvait partout que des cœurs intéressés, des sentiments
froids, ou une opinion malveillante. Dans les derniers temps de sa vie, elle
avait pris pour devise : « Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien. » C'était
grande pitié que d'entendre, au moment de sa mort, ses plaintes et son
désespoir. Elle mourut entourée de ses trois fils et de sa fille. Elle fit
aussi venir près d'elle Jean, fils bâtard de son mari et de la dame de Canny.
Elle aimait cet enfant à l'égal des siens et le faisait élever avec le plus
grand soin. Parfois, le voyant plein d'âme et d'ardeur, elle disait qu'il lui
avait été dérobé, et qu'aucun de ses enfants elle n'était si bien taillé à
venger la mort de son père[5]. Cet enfant fut le comte de
Dunois. On tint
divers conseils à Tours sur les propositions du duc de Bourgogne ; on statua,
pour premières conditions, qu'il ferait réparation publique au jeune duc
d'Orléans, et s'abstiendrait, durant plusieurs années, de paraître devant le
roi. Lorsque le comte de Hainaut revint à Paris, pour apporter ce projet
d'accommodement, le Duc se tint pour fort offensé, et n'en voulut pas
entendre parler. Le sire de Montaigu était venu aussi pour faire valoir et
expliquer la délibération du conseil du roi ; le Duc refusa de l'admettre en
sa présence, et lui imputa d'être le premier et principal auteur des
discordes entre les princes. Cependant, à la persuasion du comte de Hainaut,
il finit par donner audience au grand-maître. D'abord il lui parla avec
beaucoup de rudesse et d'emportement, lui reprocha d'avoir enlevé le roi sans
égard pour sa maladie, le chargea de mille crimes, s'étendit avec colère sur
son mauvais gouvernement de l'état, et alla jusqu'à le menacer de le faire mettre
à mort. Le grand-maître écoutait toute cette violence d'un air si humble,
s'excusait avec tant de soumission, que le Duc s'avisa d'en tirer parti ; il
se radoucit. « Je veux bien, dit-il, pour l'amour de Dieu, par respect pour
le roi, en considération de mon beau-frère ici présent, oublier mes injures
particulières et tous les mauvais offices que vous m'avez rendus, mais c'est à
condition que vous ferez adopter par le roi, la reine et les princes, le
traité dont je vais vous remettre copie ; soyez médiateur de la paix entre
nous, à la bonne heure ! aussi bien sais-je qu'ils vous estiment tous, et se
gouvernent par vos conseils[6]. » Les
menaces d'un homme tel que le duc Jean, avaient donné quelque frayeur au
grand-maître ; depuis longtemps il s'affligeait de voir sa fortune et sa
personne en butte à la haine de cette puissante maison de Bourgogne ; déjà,
pour sauver sa 'famille et une part de ses biens, il était convenu
d'échanger, avec le duc de Berri, ses belles terres de Marcoussis et de
Châteauneuf, pour l'inaccessible château de Nonette, dans les montagnes
d'Auvergne ; il se trouva trop heureux de cette occasion de faire sa paix, et
ne manqua pas à la saisir. Il assura le Duc de tout son zèle, de tout son
dévouement, et s'engagea, à genoux, par serinent, de demeurer attaché
invariablement à ses intérêts. L'accord fut ainsi conclu, et le Duc retint
Montaigu à dîner avec lui. Il
demeura donc chargé de toute cette affaire et retourna à Tours avec le comte
de Hainaut. Il
trouva peu d'obstacles à faire adopter son projet d'accommodement. La maison
d'Orléans, dont le chef était maintenant un jeune prince de seize ans,
n'avait plus beaucoup de partisans parmi les seigneurs, et même dans la
famille royale. Tout fut réglé comme voulut le grand-maître qui vint ensuite,
avec les seigneurs bourguignons, rendre compte au duc de Bourgogne du succès
de sa commission. Conformément à ce qui avait été convenu, ce prince quitta
d'abord Paris pour faire preuve de soumission, et retourna à Lille le 1er
février, où il commença à accommoder quelques différends qui s'étaient élevés
entre son frère le duc de Brabant, et son beau-frère le comte de Hainaut, au
sujet d'une somme d'argent que la dernière duchesse de Brabant avait prêtée
au comte. Pendant
ce temps-là, les troupes que le duc de Bourgogne avait amenées à Paris et aux
environs, y commettaient leurs ravages accoutumés, et achevaient de ruiner ce
qu'avaient laissé deux mois auparavant les gens de la reine et des princes.
Les Parisiens, désolés de tant de maux, envoyèrent le prévôt des marchands et
quelques-uns des principaux de la bourgeoisie en députation au roi, pour le
supplier de rentrer dans sa bonne ville[7]. Le roi, qui se portait mieux
depuis la fin de novembre, les vit arriver avec contentement, leur fit le
meilleur accueil, leur demanda familièrement des nouvelles de la ville et
même de quelques bourgeois qu'il connaissait ; il prit plaisir à leur faire
voir lui-même toutes ses pierreries, et ordonna qu'on les traitât à
merveille. Ils
furent reçus d'autre sorte chez le duc de Bourbon : ce prince leur reprocha
la satisfaction que beaucoup de gens de Paris avaient montrée de la mort du
duc d'Orléans, et les royales acclamations dont on avait honoré le duc de
Bourgogne son meurtrier. Après avoir parlé du mauvais vouloir de leur ville
et de son peu de fidélité, il finit par leur remettre un projet écrit, des
conditions que, selon lui, il fallait imposer aux Parisiens. Il voulait que
les principaux bourgeois vinssent au-devant du roi, la corde au col en criant
merci, et se soumissent à toutes réparations pécuniaires qu'on voudrait
exiger. Ils
allèrent confier leur chagrin au roi qui leur témoigna encore plus de bonté,
et leur promit de retourner à Paris dès qu'il le pourrait. Le Duc
y revint le 25 février pour se rendre de-là à Chartres, lieu fixé pour la
conclusion du traité. Le roi et toute la cour y étaient déjà depuis le
commencement de février. Le 2 de mars, le duc de Bourgogne se rendit avec six
cents hommes d'armes, à Gallardon, près de Chartres. Le comte de Penthièvre
son gendre le comte de Saint-Pol, le comte de Vaudemont et plusieurs autres
grands seigneurs bourguignons l'accompagnaient. Le 6, son beau-frère le comte
de Hainaut, d'après ce qui avait été réglé, vint à Chartres avec quatre cents
lances et quatre cents archers, pour y demeurer chargé de la garde de la
ville pendant l'entrevue. Le g, le duc de Bourgogne s'avança jusqu'au
faubourg avec ses hommes d'armes, mais pour entrer dans Chartres il n'en
garda que cent : ainsi le portaient les conditions arrêtées ; il alla droit à
la cathédrale, prit son logement au cloître des chanoines, puis entra dans
l'église. Le roi, la reine, le duc de Guyenne et toute leur suite y étaient
déjà ; en avait élevé un grand échafaud à l'entrée du chœur, afin que tout
pût se passer aux yeux du peuple, sans que la foule troublât l'ordre de la
cérémonie. Le roi était sur son trône devant l'image de Notre-Dame ; il avait
près de lui la reine et le dauphin, les rois de Sicile et de Navarre, les
ducs de Bourbon et de Berri, le cardinal de Bar, et tous les plus grands
seigneurs du royaume. Le grand conseil, une députation du parlement et de la
chambre des comptes, le procureur général et les avocats du roi, le prévôt
des marchands et les échevins, plusieurs bourgeois considérables avaient été
mandés pour cette grande occasion[8]. Le Due
s'avança et mit un genou en terre devant le trône, ainsi que son avocat le
seigneur d'Ollehain. « Sire, dit l'avocat, voici monseigneur le duc de
Bourgogne votre cousin et serviteur, qui est venu par-devers vous, parce
qu'on lui a dit que vous étiez indigné contre lui, à cause du fait qu'il a
commis et fait faire, sur la personne de monseigneur d'Orléans, votre frère,
pour le bien de votre royaume et de vous. Il est prêt à vous le prouver et
faire savoir, quand vous le voudrez ï pourtant mondit seigneur vous prie,
tant et aussi humblement que possible, qu'il vous plaise ne conserver dans le
cœur, ni colère, ni indignation, lui rendre votre bonne grâce, et le croire
prêt à vous servir et obéir en toutes choses, sauf le plaisir de Dieu. » Le Duc
ajouta : « Mon très-redouté et souverain seigneur, ces paroles sont de moi et
je vous supplie humblement de m'accorder la grâce que je vous demande. » Alors
le duc de Berri s'approcha de la reine et lui parla à voix basse ; puis,
ainsi que le dauphin et les rois de Sicile et de Navarre, il mit un genou en
terre devant le roi, en disant : « Sire, nous vous prions d'accorder la
requête de votre cousin le duc de Bourgogne, et de lui pardonner. » Le roi
s'adressa pour lors au duc de Bourgogne. « Mon cousin, dit-il, pour le bien
de notre royaume, pour l'amour de la reine et des autres du sang royal, ici
présents, et aussi pour la loyauté et les bons services que nous espérons
toujours trouver en vous, nous vous accordons votre demande, et vous
remettons toutes choses. » Cela
fait, le roi demanda au duc de Bourgogne de se retirer, et ordonna qu'on fît
approcher le jeune duc d'Orléans et son frère le comte de Vertus ; ils
entrèrent avec cent chevaliers, dont on leur avait permis, comme au duc de
Bourgogne, de se faire accompagner. Le roi leur fit part de ce qui venait de
se passer et du pardon qu'il venait d'accorder ; il les requit de l'avoir
pour agréable, et d'y consentir en leur nom, au nom de leur frère le comte
d'Angoulême et de leur sœur madame Marguerite. Il leur annonça que le duc de
Bourgogne allait lui-même les en prier. Il
rentra, s'avança vers eux, et son avocat parla en ces termes : « Monseigneur
d'Orléans et Messeigneurs ses frères, voici monseigneur de Bourgogne, qui
vous supplie de bannir de vos cœurs toute haine et toute vengeance, et d'être
bons amis avec lui. » Le Duc
ajouta de sa propre bouche : « Mes chers cousins, je vous en prie. » Les
jeunes princes ne pouvaient retenir leurs larmes. Selon le cérémonial
prescrit, la reine, le dauphin et les seigneurs du sang royal s'approchèrent
d'eux, et les intercédèrent pour le duc de Bourgogne ; ensuite, le roi, du
haut de son trône, leur adressa ces mots : « Mon très-cher fils et mon
très-cher neveu, consentez à ce que nous avons fait et pardonnez. » Le duc
d'Orléans et son frère répétèrent alors, l'un après l'autre, les paroles
prescrites par le traité. « Mon très-cher Seigneur, par votre commandement,
j'accorde, je consens et j'agrée tout ce que vous avez fait, et lui remets
toutes choses entièrement. » Le roi reprit la parole : « Et moi, je veux et
commande que chacune des parties tienne ce que j'ai ordonné ; qu'ils soient
bons amis ensemble, et que tous les parents, amis et serviteurs d'un et
d'autre côté, ne demandent jamais rien aux autres ni pour le fait en
question, ni pour aucune de ses suites. Nous leur défendons, en tant qu'ils
peuvent craindre notre courroux, qu'ils aient jamais dissension, débat, ni
division pour cette cause, mais que chacun pardonne à tous, comme aussi nous
leur pardonnons ; excepté toutefois à ceux qui ont accompli ce fait sur la
personne de feu notre frère, le duc d'Orléans. » Le
cardinal de Bar apporta ensuite la croix et les saints évangiles. Le duc de
Bourgogne, les princes d'Orléans, le duc de Berri leur curateur, et les
autres seigneurs du sang royal jurèrent d'observer la volonté royale. Pour
mieux sceller cette réconciliation, il avait été résolu que le mariage du
comte de Vertus avec une des filles du duc de Bourgogne serait signé en même
temps. Il s'engagea à lui donner une dot de quatre mille livres de revenu, et
cent cinquante mille francs dont un tiers serait placé en terres, et le reste
serait à la disposition du futur. Les
choses ainsi achevées et toutes paroles dites comme l'avait réglé le
grand-maître Montaigu, on en dressa acte authentique sous forme de lettres du
roi, qui furent aussi signées de tous les seigneurs présents, des gens du
conseil, du parlement, et de la chambre des comptes. Le duc
de Bourgogne embrassa sa fille, madame Marguerite, femme du duc de Guyenne,
prit congé du roi, de la reine et des princes ; puis, sans s'arrêter un
moment à Chartres, pas même pour boire ni manger, il retourna à Gallardon
avec tout son monde., Le duc d'Orléans et son frère reprirent en même temps
leur route vers Blois, tristes de ce qui venait de se passer et de l'affront
solennel que recevait leur bon droit. Plusieurs seigneurs en murmuraient
hautement aussi, et disaient que dorénavant on saurait que l'on en était
quitte à bon marché d'avoir versé le sang de la famille royale[9]. Toutefois la puissance de la
maison de Bourgogne semblait si bien assurée pour le moment, qu'elle vit
s'accroître le nombre de ses partisans. Le marquis du Pont, fils du duc de
Bar, qui s'était jusque-là montré fort zélé pour la mémoire du duc d'Orléans,
changea tout-à-coup, se raccommoda avec son cousin le duc Jean, et retourna
dîner avec lui à Gallardon. Cette
paix qui semblait finir les malheurs du royaume, répandit beaucoup de joie à
Paris et dans le vulgaire. Les hommes plus avisés voyaient au contraire que
les discordes des grands du royaume étaient toujours subsistantes. La
solennité du traité ne les rassurait pas ; ils savaient bien que, dans les
querelles des princes, les serments, le respect de Dieu, l'honneur, la
réputation, l'affection pour leurs sujets, en un mot toutes les choses, tant
saintes qu'elles fussent, ne pouvaient suffire pour assurer de leur foi, et
pour les empêcher de retourner à leurs brisées, dès que l'occasion se
présentait[10]. C'était bien l'avis du fol du
duc de Bourgogne ; en revenant de Chartres, il se jouait avec une patène ou
paix d'église, la mettait dans sa fourrure, et plaisantait sur la paix
fourrée. Beaucoup de gens trouvaient ce fol assez sage[11]. Deux
jours après le duc Jean rentra à Paris. Ce séjour ne lui valait rien ; la
faveur du peuple et l'ardeur de ses partisans ne pouvaient qu'exciter son
ambition de commander et la cupidité des favoris qui l'entouraient. Le roi
tarda peu à revenir dans sa bonne ville de Paris. Il y fut reçu avec une joie
et une affection qu'augmentait la récente conclusion de la paix. Deux cent
mille personnes vinrent à sa rencontre en criant : Noël. Le duc de
Bourgogne et le comte de Hainaut étaient sortis de la ville au-devant de lui
; la reine et les princes arrivèrent deux jours après. En ce
moment, les esprits étaient surtout occupés du concile qui s'assemblait à
Pise pour mettre fin au schisme de l'Eglise. Tous les rois et les princes se
trouvaient maintenant d'un commun accord, et se tenaient disposés à adopter
ce qui serait résolu. Le duc de Bourgogne y envoya une ambassade qui s'y
rendit avec l'archevêque de Besançon et les principaux ecclésiastiques de
Bourgogne. Bientôt après, les deux papes furent déchus par jugement du
concile, et un troisième fut nommé ; c'était Pierre de Candie, cardinal,
archevêque de Milan, savant et saint homme, qui avait autrefois enseigné la
théologie à l'université de Paris. Ce choix fut reçu en France avec grand
applaudissement. Le Duc
pendant ce temps-là, après avoir réglé les affaires du royaume, de concert
avec le duc de Berri et les rois de Navarre et de Sicile, partit pour
Soissons où se célébrait le mariage de son frère le comte de Nevers, avec la
demoiselle de Colley, fille de messire Enguerrand, qui avait péri à la
croisade. Elle était nièce du duc de Lorraine et du comte de Vaudemont :
c'était encore une alliance grande et profitable pour la maison de Bourgogne
; le Duc y déploya sa magnificence accoutumée. Il fit faire entre autre
chose, seize robes écarlates, dont les manches et les chaperons étaient
couverts de losanges d'or ; il en mit une et donna les autres à ses frères, à
son gendre, et aux plus grands seigneurs de Bourgogne et de Flandre. A cette
époque, l'ordre et la paix n'étaient pas si bien établis clans le royaume,
qu'un simple écuyer de Savoie, Aimé de Viry, d'une grande famille, mais peu
riche, n'entreprit de faire la guerre au duc de Bourbon ; il rassembla les
hommes d'armes de Savoie que le duc de Bourgogne avait congédiés après le
traité de Chartres, et qui s'en retournaient ravageant tout sur leur passage
; avec cette troupe il entra dans le Beaujolais, surprit la forteresse
d'Amberrieux et commença à mettre toute la contrée à feu et à sang[12]. Comme il avait plusieurs fois
servi dans les armées du duc de Bourgogne, quelques-uns pensèrent qu'il était
secrètement excité par ce prince ; en effet, depuis la mort du duc d'Orléans,
le duc de Bourbon s'était déclaré contre le duc Jean. D'autres croyaient avec
plus de motifs, que le comte de Savoie n'était pas étranger à cette
entreprise, et qu'il voulait ainsi se venger du refus que faisait le duc de
Bourbon de lui rendre hommage pour quelques places du Beaujolais. Au reste,
Aimé de Viry alléguait une cause qui lui était toute particulière ; il
prétendait que lorsqu'il était revenu d'une des guerres d'Italie, ses bagages
chargés d'un riche butin avaient été pillés par les gens du duc de Bourbon. Celui-ci
manda sur-le-champ à tous les plus grands seigneurs de la famille royale et
du royaume, qu'il les priait de lui amener sur-le-champ ce qu'ils pourraient
rassembler d'hommes d'armes. Il était fort aimé, l'empressement fut grand.
Les comtes d'Alençon, de la Marche et de Vendôme, le dauphin d'Auvergne, le
comte de Richemont frère du duc de Bretagne, le sire Jean de Montaigu, lui
fournirent près de vingt mille hommes. Son fils le comte de Clermont, avait
déjà, à la tête d'une moindre troupe passé la Saône, et mis en déroute la
compagnie d'Aimé de Viry. A la
première nouvelle de cette affaire, le duc de Bourgogne avait offert son
entremise pour tout apaiser entre le duc de Bourbon et le comte de Savoie,
qui venait aussi de désavouer hautement Aimé de Viry. Il fut convenu que le
duc de Bourbon rendrait les hommages dus, et que le comte livrerait Aimé de
Viry sous la condition secrète qu'il ne serait pas mis à mort. Le duc de
Bourbon lui fit passer quinze jours dans un mauvais cachot, puis le fit
amener en sa présence ; Viry se jeta à ses pieds en criant merci : « Tes
crimes mériteraient une mort honteuse, lui dit le duc ; mais je veux, pour ma
propre renommée, à cause de cette clémence qui distingue la royale famille de
France, et surtout en l'honneur de ton maître le comte de Savoie mon cher
neveu, montrer que je suis au-dessus d'une telle injure. » Le pauvre écuyer
se trouva heureux d'en être quitte, et jura solennellement fidélité au duc de
Bourbon. Cette
affaire empêcha le duc de Bourgogne de se rendre à Lille aussitôt qu'il en
avait dessein. Il voulait y terminer la querelle du duc de Brabant- et du
comte de Hainaut, qui commençaient déjà de recourir aux armes. Il avait aussi
assigné ce lieu pour le combat en champ clos de Jean de Cornouaille,
beau-frère du roi d'Angleterre, avec le sénéchal de Hainaut. Voyant qu'il ne
pouvait aller à Lille, il les manda à Paris, où la joute se fit, en présence
du roi, de la façon la plus pompeuse. Les pages du chevalier anglais étaient
vêtus d'or et d'hermine ; et le sénéchal de Hainaut avait pour écuyers servants
le duc de Brabant, le comte de Nevers, le comte de Penthièvre et le comte de
Clermont. Au moment où les deux champions allaient courir l'un sur l'autre,
le roi commanda qu'ils cessassent tout combat, et l'on publia une ordonnance
qui défendait tout fait d'armes à moins que le combat n'eût été adjugé par la
cour du Parlement, ou par le roi lui- même. On voulut faire cesser ces défis
qui se multipliaient de jour en jour. Il n'y avait pas longtemps qu'un autre
chevalier anglais était venu combattre à Paris, devant le roi, le sire de
Bataille, chevalier breton. On les avait séparés après les premiers coups,
lorsque l'Anglais avait été légèrement blessé[13]. Cependant
le duc de Bourgogne voyait les princes d'Orléans se tenir loin (le la cour.
Instruit de leur désir de vengeance et des mesures qu'ils semblaient prendre
il n'oublia pas non plus d'accroître les forces du parti qu'il avait dans le
royaume. Au mois de juillet, il signa un traité d'alliance avec le roi de
Navarre, son cousin-germain, fils de Charles-le-Mauvais et de Jeanne, fille
du roi Jean[14]. Les conditions furent que le
roi de Navarre, en cas de guerre, aiderait le duc de Bourgogne contre la
maison d'Orléans, et dans tout ce qu'il entreprendrait pour le service du roi
et le bien du royaume. Le duc de Bourgogne, de son côté, s'engageait à maintenir
au roi de Navarre le droit de lever des aides sur les seigneuries qu'il
possédait en France, et à le secourir contre le roi de Castille ou le comte
d'Armagnac. Depuis
quelque temps, dans toute la maison de Bourgogne, on s'apprêtait aux grandes
fêtes qui allaient se célébrer à Bruxelles pour le mariage du duc de Brabant
avec la fille unique du marquis de Moravie, de la maison de Luxembourg, nièce
du roi des Romains, de Bohême et de Hongrie. Il y avait deux ans que le duc
Jean négociait ce grand mariage pour son frère. Son chambellan, Regnier Pot,
avait fait plusieurs fois le voyage de Bohême afin de conclure cette
alliance, et y avait porté de riches présents en étoffes et en orfèvrerie,
pour distribuer aux princes et princesses de cette cour. Un noble cortége de
chevaliers bourguignons était allé chercher madame Élisabeth en Bohême, et
venait de la conduire en Brabant[15]. Les
réjouissances furent magnifiques. Toute cette nombreuse et puissante famille
de Bourgogne s'y trouvait réunie avec une quantité de princes et de grands
seigneurs. Le comte de Clermont, fils du duc de Bourbon, y vint, ce qui fut
un sujet d'étonnement, car il tenait vivement le parti d'Orléans. On lui fit
grand honneur, et lorsqu'il parut dans la lice du tournoi, le duc de
Bourgogne lui-même et le comte de Nevers lui servirent d'écuyers. Aussitôt
après le mariage, le duc de Bourgogne alla tenir son parlement à Lille, et se
rendit arbitre entre son frère et son beau-frère dans la contestation qu'ils
avaient pour le prêt de cent cinquante mille florins fait par la duchesse de
Brabant. De-là,
il revint à Paris °il son autre frère, le comte de Nevers, venait de se faire
une assez méchante affaire. Un sergent royal était allé lui porter une
signification du duc d'Orléans à fin de comparaître au Parlement pour un
procès qu'ils avaient ensemble. Comme le sergent revenait, après avoir rempli
son office, il fut saisi sur la route et pendu à un arbre. Cette violence fut
imputée aux gens du comte de Nevers. Le Parlement commença à instruire. Le
duc de Bourgogne lit comparaître son frère, et il se justifia par témoins et
par serment de la mort du sergent[16]. Une
bonne intelligence apparente continuait toujours à régner entre ceux des
princes qui avaient part au gouvernement. Mais le duc d'Orléans se tenait à Blois. De son côté, le duc de Bretagne était en guerre avec le comte de
Penthièvre et avec sa mère. Il avait appelé les Anglais à son secours. Le duc de Bourgogne qui voulait
défendre
son gendre, et qui voyait que lui-même ne tarderait pas à être attaqué, se tenait de plus en plus sur ses gardes ;
il manda à ses états de Flandre d'équiper des hommes d'armes et de les lui envoyer à
Paris[17]. En
attendant on s'occupait de fêtes et de réjouissances, comme on faisait
toujours lorsqu'on n'était pas en guerre. Le Duc célébra, à Paris,
l'anniversaire de sa victoire sur les Liégeois ; il venait de commander à
Arras cinq grandes tapisseries rehaussées d'or et d'argent de Chypre,
représentant les principaux événements de cette guerre si glorieuse pour lui. Mais
une fête qui eut de tristes conséquences, fut celle que le grand-maître donna
pour la réception de son frère Gérard de Montaigu, évêque de Poitiers,
chancelier du duc de Berri, qui venait d'être pourvu de l'évêché de Paris[18]. Ce fut la dernière des
merveilleuses prospérités de Jean de Montaigu. Fils d'un notaire de Paris,
ennobli par le roi Jean, en 1363, il avait d'abord obtenu la confiance de
Charles V, et s'était successivement élevé au premier rang dans le royaume.
Depuis plus de vingt ans il gouvernait tout en France, spécialement les
finances. Sa fortune était devenue prodigieuse. Il possédait des terres
considérables, et avait bâti le beau château de Marcoussis, qui surpassait
les palais du roi. Son hôtel de Paris était superbe. Grâce à son crédit et à
sa puissance, il avait élevé les siens à la plus haute position. Un de ses
frères était archevêque de Sens et chancelier de France ; l'autre venait
d'être nommé évêque de Paris. Une de ses filles avait épousé Jean, comte de
Roucy, une autre Jean de Craon, seigneur de Montbazon, échanson de France ;
la troisième était promise au vicomte de Melun. Enfin, au mois de juillet d'auparavant,
il venait de marier, avec le plus grand éclat, son fils, âgé de onze ans
seulement, avec la fille du connétable d'Albert, qui, de père et de mère,
était cousine du roi. Ce dernier honneur acheva d'émouvoir contre lui la
haine et l'envie de presque toute la cour. On s'indignait et l'on s'étonnait
de sa fortune ; il semblait maintenant qu'elle n'avait été méritée par aucun
motif. On disait que c'était un homme sans lettres et sans études. On se
raillait de sa petite taille, de la pauvreté de sa mine, de sa barbe maigre
et clairsemée, de son bégaiement. Il n'y avait pas en même temps de crimes,
de méchantes menées qu'on ne lui imputât. Cependant sa faveur et son pouvoir
ne faisaient que s'accroître il avait toute la confiance de la reine ; rien
ne se faisait dans la maison du duc de Berri que par ses avis ; le duc de
Bourbon et le comte de Clermont avaient pour lui la plus grande amitié ; il
s'était réconcilié avec le duc de Bourgogne, le peuple de Paris l'aimait.
Tout le rassurait, et il négligeait les conseils salutaires de ses amis. Il
déploya tant de faste à la cérémonie de la réception de son frère ; le repas
qu'il donna au roi, à la reine, aux princes, à toute la cour, fut si
splendide ; il y étala une telle quantité de vaisselle d'or et d'argent, que
tous les convives en demeurèrent émerveillés ; ils pensèrent qu'un sujet ne
pouvait honorablement tenir un si grand état, tandis que l'argenterie et la
vaisselle du roi son maître étaient en gage chez des créanciers. Le duc de
Bourgogne et le roi de Navarre tardèrent peu à conspirer sa perte. Après
plusieurs conférences secrètes à l'abbaye Saint-Victor, avec leurs partisans
et les principaux de la cour, ils firent résoudre qu'on allait procéder à une
réforme générale des finances. Le roi était malade et hors de sens en ce
moment ; la reine était à Melun avec le duc de Guyenne. On alla les trouver ;
ils donnèrent leur consentement, mais ne voulurent pas revenir à Paris. Pour
lors les princes s'emparèrent absolument des affaires ; les comtes de
Vendôme, de la Marche et de Saint-Pol furent préposés pour se faire rendre
compte par tous les receveurs ordinaires et extraordinaires. En même temps la
ruine du sire de Montaigu fut résolue. En vain la reine et le duc de Berri
essayèrent de le défendre ; le duc de Bourgogne était le plus fort dans le
conseil. Son frère le comte de Hainaut, et le roi de Navarre, dont il
disposait, n'avaient d'autre volonté que la sienne. Le 7
octobre au matin, messire Pierre Desessart, que le Duc avait fait prévôt de
Paris, accompagné des sires de Helly, de Roubaix et d'Utkerque, s'en alla
arrêter le grand maître, au moment où il se rendait à la messe à l'abbaye
Saint-Victor avec l'évêque de Chartres. « Je mets la main sur vous, de par le
roi, » dit le prévôt. Montaigu eut un instant de surprise, mais répondit cependant
: « Tu es bien hardi de me toucher, ribaud ! — Il n'en est pas comme
vous croyez, répartit rudement le prévôt, et vous paierez, pour tout le mal
que vous avez fait. » Puis il le mena en prison. Une émeute terrible s'éleva
dans la ville, mais le duc de Bourgogne n'avait risqué ce coup hardi qu'après
l'arrivée des gentilshommes qu'il avait mandés de Flandre. Le peuple fut dispersé
par le prévôt. Montaigu
ne fut pas livré à la justice, mais à une commission prise dans les membres
du parlement, et présidée par le prévôt. L'évêque de Chartres, et maître
Pierre de l'Esclat, conseiller du duc de Berri, qui avaient été arrêtés avec
Montaigu, furent relâchés en payant beaucoup d'argent. Pour lui, les
supplications de sa famille et de ses nombreux amis, les démarches de ses
puis-sans protecteurs, le mécontentement de la ville où des troubles
semblaient prêts à éclater, tout fut inutile ; on l'appliqua à la torture, et
on lui fit confesser tous les crimes qu'on voulut lui imputer. Après la
sentence qui le condamnait à mort, il en appela au parleraient ; le parlement
déclara que l'appel était nul. Il réclama les privilèges du clergé ; car étant
clerc, n'ayant épousé qu'une seule femme vierge, ayant été pris en robe
longue qui ne différait pas de l'habit clérical, il avait droit à ces
privilèges. Rien ne fut écouté, et le 17 octobre, dix jours après qu'on l'eut
arrêté, un mois tout au plus après le festin qu'il avait donné au roi et à
toute la cour, il fut mené au supplice. On l'avait revêtu d'une robe
mi-partie de rouge et de blanc, que quelques-uns trouvaient un symbole de sa
conduite entre les deux partis. Il tenait entre les mains une croix de bois,
qu'il baisait dévotement. Arrivé aux halles, sur l'échafaud, le bourreau le
dépouilla ; il protesta de son innocence, et montra ses membres brisés par la
torture. Les seigneurs, que les princes avaient envoyés pour assister à cette
exécution, ne pouvaient retenir leurs larmes. Le peuple était ému d'une
grande pitié. Le prévôt disait vainement que c'était au grand-maître qu'on
devait attribuer la maladie du roi, les murmures n'en éclataient pas moins de
toutes parts ; mais les hommes d'armes de Bourgogne étaient là pour contenir
les mécontents ; on ne prit pas même le temps de lui lire sa sentence ; le
bourreau lui trancha la tête : elle fut exposée sur une lance, et son corps
pendu au gibet de Montfaucon. Son bel hôtel de Paris fut donné au comte de Hainaut.
Son château de Marcoussis demeura d'abord aux mains du roi ; on y avait
trouvé la vaisselle d'or et d'argent que Montaigu disait avoir mise en gage. Les
comtes de Vendôme et de La Marche, assistés d'hommes expérimentés du
Parlement et de l'université, continuaient à s'assembler chaque jour à
l'hôtel Saint-Paul pour procéder à l'examen des finances. On fit arrêter
encore un assez grand nombre de gens. L'archevêque de Sens, frère de
Montaigu, se rendait pour lors en ambassade à Amiens, pour traiter avec les
Anglais de la prolongation des trêves ; on envoya un sergent avec ordre de le
saisir. Mais le baillif de Clermont refusa de laisser exécuter l'exploit.
L'archevêque parvint à se réfugier à Blois chez le duc d'Orléans qui le prit
sous sa protection[19]. Les
princes se firent apporter les registres de la chambre des comptes, et
trouvèrent qu'on avait mis en marge des payements irréguliers : Nimis
habuit, ou recuperetur. Au moyen de ces notes, on exigea une foule
de restitutions. En même temps, on interdit, pour un temps, la chambre des
comptes, ne laissant qu'un seul officier pour chaque office. Il y eut aussi
plusieurs trésoriers destitués, et leur emploi fut donné à de riches
bourgeois de Paris. Il importait beaucoup, en effet, au duc de Bourgogne et
aux princes de son parti de se rendre la ville favorable. Tous ses privilèges
lui furent rendus : l'élection de son prévôt des marchands, la garde des
bourgeois, la nomination de leurs centeniers, cinquanteniers et dizainiers.
On accorda à tout bourgeois natif de Paris le droit de posséder des fiefs en
franchise, prérogative que n'avait aucun bourgeois dans le royaume[20]. Charles
Culdoë, nouveau prévôt des marchands, vint, au nom de la ville, remercier les
princes de tous ces bienfaits ; mais il demanda que, quant aux centeniers et
chefs de quartiers, les choses demeurassent comme elles étaient. Les sages
bourgeois craignaient que ce retour à un ancien usage ne ramenât les
anciennes discordes, et ne devînt une occasion de partialité. « L'autorité du
roi, disaient-ils, nous a maintenus en paix depuis beaucoup d'années ; nous
sommes prêts à exposer notre vie et nos biens pour son service. Mais s'il
advient quelque guerre civile entre les autres princes, nous ne voulons pas
nous en mêler, ni embrasser aucun parti. » En
effet, toutes ces réformes si rigoureusement exécutées ne tendaient nullement
au bien public ; Paris et ses environs étaient pressurés par les Bourguignons
; les confiscations de terres, d'argent, de vaisselle, étaient distribuées
par le Duc aux seigneurs de sa cour. Le parti d'Orléans s'agitait de son
côté, et réunissait des hommes d'armes : tout semblait annoncer de grands
malheurs. Le duc
de Bourgogne congédia cependant la plus grande partie de ses troupes. Il
avait si bien fait, que tout le pouvoir allait passer entre ses mains. Dans
les premiers jours de novembre, les princes se rendirent à Melun, où étaient
toujours la reine et le dauphin. Ils firent leur rapport sur les réformes
qu'ils venaient de faire, et en obtinrent l'approbation. Ce fut alors que le
duc de Bourgogne parvint enfin à se concilier la reine, qui avait été
auparavant sa principale ennemie. Cette réconciliation fut ménagée par les
soins et les bons offices de son beau-frère, le comte de Hainaut, qui était
de la maison de Bavière. La reine fut surtout gagnée par le mariage de son
frère Louis de Bavière avec la fille du roi de Navarre, veuve du roi
d'Aragon. Le duc de Bourgogne fit donner au futur la terre et le château de
Marcoussis. Pendant la célébration de ce mariage, un traité d'alliance fut
signé entre la reine, son frère Louis de Bavière, le roi de Navarre, le duc
de' Bourgogne et le comte de Hainaut : les deux derniers se portant forts
pour leurs frères, le duc de Brabant et l'évêque de Liège. Ce
traité était conçu à peu près en ces termes : « Nous,
roi de Navarre, et ducs ci-dessus nommés, ayant égard à ce que monseigneur le
roi a baillé et ordonné à madite dame le gouvernement des affaires du
royaume, et le gouvernement et garde de M. le duc de Guyenne ; considérant
les grands biens, honneurs et plaisirs, et la très-grande bénignité que nous
avons toujours trouvés et trouvons en elle ; pour quoi nous sommes tenus et
obligés à l'aimer, honorer et servir, à garder son honneur, sa personne, ses
autorités et prérogatives, à les soutenir et défendre de tous nos pouvoirs. « Et
nous, reine regardant et considérant la très-grande, bonne et fervente amour,
la loyauté et les très-grands et très-notables services et plaisirs, que nos
très-chers et très-aimés frère et cousins, lesdits roi et ducs, ont fait à
monseigneur et à nous, et que nous espérons qu'ils nous feront au temps à
venir. » Pour ces causes, et aussi pour que nous, reine, nous demeurions
toujours bénigne à nosdits cousins, pour être d'autant plus obligée et tenue
à leur faire plaisir, et à les aide' en toutes leurs affaires, pour que les malveillants
de nous et de nosdits frère et cousins, si nous en avons, ne puissent mettre
entre nous aucun distord, dissension ou débat, par paroles, rapports ou
autrement. « Nous
avons d'un commun accord et assentiment, après grand avis et mûre
délibération, juré et promis, jurons et promettons : Nous, reine, par parole
de reine, nous roi, par parole de roi, et nous ducs, et chacun de nous sur
les saints évangiles de Dieu, et sur la vraie croix par nous touchée, de
tenir, garder et accomplir les amitiés, points, alliances et articles qui
suivent : « 1°.
Nous roi et ducs susdits, aiderons, défendrons et maintiendrons de nos loyaux
pouvoirs, l'honneur et personne de madite dame reine, envers et contre tous,
ainsi que les prérogatives et gouvernement que monseigneur le roi lui a
donnés ou voudrait lui donner dans les affaires du royaume et la garde de
monseigneur de Guyenne et ses autres en-fans. « 2°.
Toutes les fois qu'il plaira à madite dame de mander nous ou l'un de nous
pour la conseiller et l'aider dans ses besognes ou affaires, nous viendrons
vers elle, sans nulle faute, à moins d'empêchement, raisonnable. « 3°.
Ce que nous aurons conseillé à ladite daine, et qu'elle aura résolu, nous
l'aiderons à l'exécuter. « 4°.
Nous serons, autant que possible, un ou deux de nous auprès d'elle, pour
l'aider et conforter dans les affaires à elle commises. « 5°.
Nous, reine, semblablement garderons et maintiendrons les honneurs, état et
prérogatives de nosdits cousins et frère, ainsi que bonne et vraie dame est
tenue envers ses bons cousins et frères. « 6°.
En toutes les besognes et affaires du royaume, nous et nos enfants, les
appellerons au conseil pour avoir leurs bons avis, et leur ferons savoir
assez tôt pour qu'ils aient le temps d'y venir s'il leur plaît, à moins que
les choses ne soient si hâtives que sans déshonneur ou grand dommage de
monseigneur ou de son royaume, on ne puisse différer. « 7°.
Si quelques personnes, de quelqu'état qu'elles fussent, s'efforçaient,
dorénavant, par actes ou par paroles, de machiner ou de dire à nous roi et
ducs quelque chose au préjudice de madite dame, nous, ni aucun de nous n'y
entendrons, nous témoignerons que nous en avons déplaisance et incontinent le
ferons savoir à madite dame. « 8°.
Et nous, reine, faisons la même promesse à nosdits frères et cousins. « 9°.
Et afin que nous, roi et ducs, puissions mieux garder les promesses et
alliances ainsi faites à madite dame, et pour mieux entretenir la bonne amour
que nous avons et devons avoir les uns pour les autres, nous avons juré de
demeurer bons, vrais et loyaux amis ; nous pourchasserons chacun le bien,
profit et honneur l'un de l'autre, et nous défendrons l'un l'autre de mal,
dommage et déshonneur. Si aucun débat ou distord, ne concernant pas les
seigneuries que nous possédons, s'élevait entre nous, ce que Dieu ne veuille,
nous en passerons par la décision de ladite dame et de ceux d'entre nous qui
n'en seront pas. Et, si les débats ou distords s'élevaient à raison de nos
seigneuries, nous ne procéderons point par voie de guerre avant d'avoir pris
l'avis de madite dame et des autres étrangers au débat, et l'attendrons
jusqu'au délai d'un an. « En
témoignage de ce nous reine, roi et ducs ci-dessus dénommés, avons souscrit
nos noms de nos propres mains, et fait mettre nos sceaux... Donné à Melun, le
11 novembre 1409. » On ne
tarda guère à voir les suites de cette alliance nouvelle. La reine et le duc
de Guyenne revinrent à Paris. Le roi, qui avait été quelque temps malade,
retrouva, au commencement de décembre, assez de raison et de santé pour
paraître en public et dans les conseils. Les princes allèrent lui rendre
compte de ce qu'ils avaient entrepris pour la réforme du royaume. Ils
l'étonnèrent et l'affligèrent beaucoup en lui apprenant que son fidèle
serviteur le sire de Montaigu qu'il aimait tant, avait été mis à mort. On le
fit consentir à assembler les princes et les premiers seigneurs du royaume
pour aviser aux moyens de rétablir l'ordre et la paix, et de régler mieux à
l'avenir le gouvernement des affaires. On manda tous les grands de l'état, et
bientôt Paris fut rempli de la plus brillante assemblée qui se fût vue depuis
longtemps. On y comptait plus de dix-huit cents chevaliers. Cependant les
princes d'Orléans, le connétable, le duc, de Bretagne, le comte de Foix, le
comte d'Armagnac et les autres du même parti n'eurent pas cœur à venir en un
lieu où le duc de Bourgogne avait tant de crédit. En effet il dominait tout :
il avait plus de chevaliers à lui que tous les autres princes ensemble ; il
répandait partout ses largesses. Chacun des gens de son hôtel portait un
joyau en or fait dans la forme de l'équerre et du fil à plomb des maçons,
pour signifier que tout allait être remis dans la règle et en solide assiette[21]. La
veille de Noël, le roi alla tenir son lit de justice dans la salle du
parlement, au milieu de ce noble cortége. Le comte de Tancarville, de
l'illustre maison de Melun, grand bouteiller de France, président laïque de
la chambre des comptes, fut chargé, comme doyen du conseil du roi, de porter
la parole ; c'était un homme habile, et qui savait très-bien s'exprimer[22]. Il
commença par exposer que les trêves avec l'Angleterre allaient finir, et que
les Anglais semblaient si peu les vouloir renouveler, qu'ils avaient même
dédaigné d'envoyer des ambassadeurs au lieu désigné pour les conférences. Il
fallait donc se préparer à la guerre, et se procurer des ressources d'argent. Il
annonça ensuite que le roi confirmait ce qui avait été réglé depuis trois
ans, et que la reine continuerait à exercer son autorité lorsqu'il en serait
empêché ; mais que cette princesse ayant elle-même représenté que les soins à
donner à ses nombreux enfants, sa santé, et sa complexion devenue trop
pesante, l'empêchaient de s'occuper suffisamment du gouvernement du royaume,
et de la garde de son fils aîné le duc de Guyenne, il avait été statué que ce
prince exercerait, au défaut de sa mère, l'autorité royale, et se
gouvernerait dorénavant par les conseils de ses oncles, les ducs de Berri et
de Bourgogne. Enfin,
le comte de Tancarville parla du mauvais état des finances et des réformes
que les princes avaient faites. Il dit que le roi les approuvait, et
ordonnait qu'elles fussent continuées. Le duc de Berri, s'inclinant ensuite
devant le roi, déclara en son nom et au nom des autres princes et seigneurs,
que leurs personnes et leurs biens étaient au service du roi pour la défense
du royaume contre les Anglais : qu'ils renonçaient aux gages et pensions
qu'on leur allouait pour siéger au conseil, et s'occuper des affaires de
l'état : qu'ils offraient même la moitié des aides et subsides imposés sur
leurs apanages et seigneuries. Il approuva ensuite beaucoup ce qui venait
d'être réglé pour le dauphin, et dit qu'il fallait confier le soin de sa
personne et de ses conseils à un des princes de la maison royale. Nonobstant
cette grande montre, de désintéressement, le duc de Berri reçut, trois jours
après, la lieutenance et les revenus d'une portion de la Guyenne[23]. Content de cette faveur, il
s'excusa d'accepter la garde, le conseil et le gouvernement du dauphin, qu'on
lui offrit pour la forme. Il allégua son grand âge et sa pesanteur ; il
représenta qu'il ne pouvait plus facilement supporter la peine d'un tel
office. Il dit que le duc de Bourgogne, qui était jeune, fort et puissant,
convenait mieux : qu'on l'en devrait charger, et que lui l'assisterait de ses
conseils. Il fut
pris au mot, et le 27 décembre le roi signa à Vincennes des lettres qui, au
refus du duc de Berri, conféraient au duc de Bourgogne la garde et le
gouvernement du dauphin, et le pouvoir de désigner tous les officiers et
serviteurs de ce prince. Le duc de Bourgogne se trouva encore plus le maître
de tout, et commença à ne plus garder aucun ménagement ; il entoura le
dauphin de ses propres serviteurs ; le seigneur d'Ollehain, son avocat, fut
chancelier de Guyenne ; le sire de Saint-Georges, premier chambellan ; le
sire Régnier Pot gouverneur du Dauphiné. La reine prenait part à tout ce qui
se faisait ; le duc de Bourgogne tenait souvent les conseils chez elle, à
Vincennes ; le duc de Berri et le duc de Bourbon y étaient rarement appelés.
Chaque jour leur mécontentement devenait plus grand ; ils avaient appris les
secrètes alliances qu'on avait conclues pour les éloigner des affaires.
Bientôt ils quittèrent Paris, et retournèrent dans leurs seigneuries[24]. Ce qui
faisait le plus d'ennemis au duc de Bourgogne, c'était la confiance et la
faveur qu'il accordait au sire Desessarts, prévôt de Paris, homme dur et
emporté, qui ne songeait qu'à sa fortune, et à devenir aussi riche et aussi
puissant que Jean de Montaigu, dont il venait de consommer la ruine. Il était
pourtant aimé des bourgeois à cause de l'ordre qu'il établissait dans la
ville, où il faisait faire le guet nuit et jour ; lui-même courant les rues
tout armé avec ses gens d'armes[25]. Parmi
tant de menaces de guerres intérieures, le duc de Bourgogne ne pouvait
s'occuper de combattre les Anglais ; cependant il destina son fils Philippe,
comte de Charolais, à aller faire encore une fois le siège de Calais. On
construisit à Saint-Omer toutes les machines nécessaires ; mais les Anglais
gagnèrent un bourgeois de Saint-Omer, qu'ils tenaient prisonnier. Il retourna
dans sa ville, engagea le charpentier dans le complot, et le feu fut mis
furtivement à cette immense charpente ; l'entreprise échoua ainsi avant de
commencer. Les marins d'Harfleur furent plus heureux, ils surprirent une
flotte anglaise et y firent un riche butin, Mais les intérêts des princes
passaient avant ceux du royaume, et chacun ne songeait guère qu'à réunir ses
forces pour la lutte qui allait bientôt commencer[26]. Pour
ôter aux princes d'Orléans leur partisan le plus puissant, le Duc résolut de
se réconcilier avec le duc de Bretagne[27]. Depuis quelques années, ils
étaient en grande discorde. Le comte de Penthièvre avait acquis, par échange,
la ville et seigneurie de Montcontour. Le duc de Bretagne, comme souverain
seigneur, réclama son droit sur la première année de revenu. Un procès
s'éleva à ce sujet. La comtesse douairière de Penthièvre, tutrice de son
fils, reçut une signification portée par douze huissiers ; ses domestiques
prétendirent que ces huissiers avaient eu l'audace de mettre la main sur
elle, et en tuèrent quelques-uns. Le duc de Bretagne fit alors poursuivre la
comtesse pour félonie, et prononcer la confiscation des biens. Les Anglais
lui prêtèrent secours, et il commença à s'emparer des domaines de Penthièvre.
La guerre s'alluma ainsi en Bretagne, et le duc de Bourgogne s'était proposé
d'abord d'aller au secours de son gendre, avec ses forces et celles du roi.
Il aurait été d'autant mieux secondé par la reine, que le bruit courait que
le duc de Bretagne avait battu et injurié sa femme, fille de France, parce
qu'elle avait blâmé l'injustice de ses procédés. Dans la circonstance
actuelle, le Duc trouva plus avantageux de mettre l'affaire en arbitrage. Le
duc de Berri fut appelé à Paris, au nom du roi, et choisi arbitre avec le roi
de Sicile, pour le comte de Penthièvre : le duc de Bretagne prit le roi de
Navarre et le duc de Bourbon. Ce fut à Gien que les arbitres se donnèrent
rendez-vous ; ils y mandèrent les parties qui ne vinrent pas ; l'on convint
seulement de remettre l'arbitrage au mois de novembre suivant. A cette époque,
le duc de Bourgogne contracta encore une alliance grande et utile : il maria
sa fille Catherine avec le fils aîné du roi de Sicile. Le mariage fut célébré
à Gien, pendant que les princes y étaient, et de-là, madame Catherine, qui
était encore enfant, fut solennellement conduite à Angers chez la reine de
Sicile[28]. Au même
moment se faisait un autre mariage, qui eut de graves conséquences. Le duc
d'Orléans qui, l'année d'auparavant, avait perdu sa femme, madame Isabelle de
France, épousa Bonne d'Armagnac, fille du comte Bernard d'Armagnac, et
petite-fille du duc de Berri. Par-là, le comte d'Armagnac, qui était un
seigneur rempli de courage, d'action et d'habileté, devint comme le chef du
parti d'Orléans. Cette union fut conclue à Mehun-sur-Yèvre, en Berri, où
s'assemblèrent les princes d'Orléans, le comte de Clermont, le comte
d'Alençon, le comte d'Armagnac et le connétable d'Albret. Là, il fut
publiquement question des moyens d'obtenir justice du duc de Bourgogne, et de
lui retirer le gouvernement de l'état Rien ne fut encore résolu ; mais on se
donna un prochain rendez-vous à Gien. Cette fois les ducs de Berri et de
Bourbon s'y trouvèrent. Ils venaient de quitter Paris subitement, sans
prendre congé du roi, et sans donner aucun prétexte. Le duc de Bretagne,
mandé par eux, y vint aussi. Après beaucoup de délibérations, on résolut, sur
l'avis du duc de Berri, de prendre les armes, et de marcher vers Paris, mais
en protestant toujours d'un grand respect pour le roi ; on devait se borner à
lui demander juste vengeance pour le meurtre du duc d'Orléans, et un meilleur
ordre dans le gouvernement du royaume. Un traité fut signé entre les princes
et seigneurs ; ils s'engagèrent, par serment, à agir en bonne union et
fraternité envers et contre tous, sauf le roi. Chacun promit de fournir un
certain nombre d'hommes d'armes : le duc de Berri, mille ; le duc de
Bretagne, les princes d'Orléans et le comte d'Armagnac, autant ; le comte
d'Alençon et le comte de Clermont, chacun cinq cents. Enfin, avec les troupes
de tous les seigneurs du parti, l'armée devait être de plus de dix mille
hommes d'armes. Lorsque
ces nouvelles arrivèrent à Paris, elles jetèrent le duc de Bourgogne dans de
grands embarras, il n'était point préparé à soutenir une si forte attaque. Il
essaya de négocier, et de ramener le duc de Berri à des sentiments plus
pacifiques ; mais il l'avait trop peu ménagé, et avait ainsi précipité ce
vieux prince avec les mécontents. Les tentatives qu'il faisait auprès de lui,
ne retardaient cependant point les préparatifs de guerre ; il rassemblait le
plus d'hommes qu'il lui était possible ; il envoya le comte Louis de Bavière
au duc de Lorraine, pour le décider à lui donner aide et secours ; en même
temps, des ambassadeurs altèrent solliciter les bons offices et demander des
troupes au comte de Savoie, à l'évêque de Liège, au duc de Clèves, au comte
de Namur, au comte de Hainaut, au duc de Brabant ; les levées d'hommes
étaient pressées en Bourgogne et en Flandre. Le roi donna aussi, dans les
provinces qui n'étaient point sous l'autorité des princes, mandement aux
chevaliers, écuyers et possesseurs de fiefs, pour se rendre sur-le-champ en
armes à Paris. Le sire Régnier Pot, que le Duc venait de faire gouverneur de
Dauphiné, déploya un grand zèle à rassembler des hommes d'armes, et à les
amener à son maître. Il
était plus difficile de se procurer de l'argent. Le Duc ne pouvait quitter
Paris ; la duchesse fut chargée de le suppléer dans le gouvernement de
Bourgogne ; dès le mois d'avril, elle réunit autour d'elle, au château de
Rouvre, les conseillers de son mari : Jean de Vergy, maréchal de Bourgogne,
Antoine de Vergy son fils, Guy de la Trémoille, Jean de Neufchâtel, Guy de
Pontailler, Jean de Vienne, les seigneurs d'Epoisse, de Courtiambles, de
Conches, de Pagny et d'autres ; les baillifs de la comté de Bourgogne furent
aussi mandés ; elle leur fit part des grandes dépenses où le Duc allait être
engagé par la guerre que lui déclaraient les autres princes ; ils furent
d'avis de convoquer les États du duché et de la comté de Bourgogne. Les
États du duché accordèrent d'abord un subside de vingt mille francs payable
en deux ans ; il fallut bien s'en contenter : la province était fort épuisée
par les frais d'une rude guerre, que le Duc avait été obligé de faire l'année
précédente contre le seigneur de Blanmont. Ce seigneur avait surpris le
château de Valexon, dans la comté de Bourgogne, et de-là ravageait la contrée
; il avait fallu assiéger longtemps cette forteresse, et les dépenses avaient
été considérables. La
duchesse alla ensuite à Dôle tenir les États de la Comté, qui donnèrent huit
mille francs ; le pays d'outre Saône s'imposa trois mille quatre cent
quarante-quatre francs[29]. Ces sommes étaient loin de
suffire, le Duc pressa les termes de paiement ; à peine y avait-il de quoi
rembourser les marchands à qui il avait emprunté, et retirer son argenterie
qui était en gage ; il fallut chercher d'autres ressources, le Duc manda les
principaux bourgeois de Paris et des villes de France, et alléguant la guerre
avec les Anglais, il leur proposa l'établissement d'une forte taxe. Eux qui
savaient toute la fausseté de ce prétexte, se refusèrent à la proposition ;
alors leur dit que ce ne serait qu'un emprunt, qu'on chargerait les receveurs
de restituer sur le montant des impôts. Ils répondirent que les villes
n'étaient déjà que trop chargées, et qu'il devait rester encore de l'argent
provenant de la réforme des finances[30]. Le duc -de Bourgogne, voyant
combien il était dangereux de mécontenter les peuples dans un pareil moment,
renonça à ce projet ; cependant on taxa, sans règle et sans justice, beaucoup
de particuliers de Paris qu'on soupçonnait d'être favorables au parti
d'Orléans[31]. C'était le prévôt de Paris,
qui conduisait toute l'affaire des finances du Duc ; il lui suggéra encore un
autre moyen, ce fut de retenir la moitié des gages et pensions de tous les
officiers de justice et de finance du pays de Bourgogne, sauf à ne considérer
ce sacrifice que comme un emprunt fait sur eux. Quant à la Flandre, rien ne
lui fut demandé ; il fallait toujours la ménager. Ce
manque d'argent donnait au duc de Bourgogne une grande envie de traiter, et
il n'oubliait aucun moyen d'y parvenir ; les négociations se continuaient
toujours secrètement avec le duc de Bretagne, que les princes s'efforçaient,
sans pouvoir y réussir, d'irriter contre le duc de Bourgogne. Ce prince
pensait, avec raison, qu'il avait plus à gagner de ce côté, et ne se
regardait point comme lié par le traité de Gien. En effet, il termina
heureusement ses procès avec la comtesse de Penthièvre[32], et reçut même vingt mille écus
pour abandonner le parti d'Orléans. Le connétable d'Albret eut aussi une
somme d'argent considérable pour l'engager à servir la cause du duc de
Bourgogne. Dans
des circonstances si difficiles, ce fut une joie de voir le roi recouvrer un
instant de santé ; on espéra que son autorité aurait plus d'effet lorsqu'il
l'exercerait d'après son propre sens. Le duc de Bourgogne commença par lui
faire écrire au duc de Berri : « Mon très-cher onde, disait le roi, vous
serez le très-bien venu vous et tous ceux qui sont présentement dans votre
alliance. Nous entendrons volontiers tout ce que vous aurez à nous proposer
pour notre service ; faites diligence et rendez-vous près de nous pour un si
beau dessein ; mais renvoyez d'abord vos hommes d'armes, qui ne pourraient
servir qu'à la ruine de nos sujets. » Le duc
de Berri répondit respectueusement que lui et ses alliés ne désarmeraient
point, tant que le duc de Bourgogne resterait armé. Alors le roi envoya, par
toute la France, l'ordre à tous chevaliers, écuyers ou gens d'armes de mettre
bas les armes, de quitter les forteresses ou châteaux dont ils se seraient
emparés, et de ne plus maltraiter ses sujets ; le tout sous peine de
forfaiture : en même temps il était commandé de courir sus aux désobéissants
comme gens coupables de lèse-majesté. Les menaces ne produisirent rien de
plus que les invitations. Les troupes s'assemblaient de tous côtés, et l'on
fut obligé de permettre à toute personne du royaume de défendre son bien et
sa sûreté contre qui que ce fût, même contre les princes du sang royal[33]. Le
désordre était déjà si grand, que le roi étant allé à la chasse clans la
forêt de Villers-Cotterêts, les serviteurs du comte de Clermont refusèrent de
le laisser entrer dans son propre château de Creil. Ils osèrent lui demander
un ordre signé de leur maître, à qui le roi avait confié cette capitainerie.
Une telle audace indigna tout le monde ; le roi, dans sa faible raison, en
fut très-irrité ; il eut pourtant la bonté, sur les sollicitations de la
comtesse de Clermont, de faire grâce aux serviteurs de son mari, mais il lui
ôta cette capitainerie. Les
princes continuaient toujours à réunir leurs forces et à concerter toutes
leurs actions. Ils se tinrent d'abord à Angers, puis à Poitiers. Le duc de
Bourgogne ne se décourageait point dans son désir d'obtenir une paix si
nécessaire ; il se décida à écrire lui-même une lettre pleine de respect au
duc de Berri, dont il était le neveu et le filleul. Il le conjurait de lui
rendre son amitié et de revenir auprès du roi qui, dorénavant, ne se
gouvernerait plus que par ses conseils. Le duc de Berri admit les députés qui
portaient cette lettre. « Mon neveu, dit-il, ne peut manquer d'être bien
conseillé, il a pour lui l'université, le corps de ville et les bourgeois de
Paris ; mais je veux qu'il sache que je suis l'oncle du roi, mes alliés sont
ses cousins, et nous avons à lui parler pour le bien de son état. » Une
seconde députation fut encore envoyée. Elle était formée du comte de La
Marche, de l'évêque d'Auxerre, du grand prieur de Rhodes et de deux habiles
hommes du conseil du roi, maître Gontier Col et le sire de Tignonville. Le
duc de Berri les reçut courtoisement, s'informa des nouvelles du roi, de la
reine, de leurs enfants puis permit au sire de Tignonville d'exposer le sujet
de son message devant les principaux seigneurs du parti d'Orléans. Il s'en
acquitta avec beaucoup d'éloquence ; il exposa les maux auxquels le royaume
allait être en proie : comment le parti le plus faible ne manquerait pas
d'appeler les étrangers : comment il n'y aurait pas même de sécurité pour le
parti vainqueur : en quel état de faiblesse et d'incertitude tomberait
l'autorité du roi ; il montra que c'était lui manquer essentiellement que de
lever ainsi des hommes de guerre, sans sa permission, pour se rendre devant
lui à main armée. Il ajouta que le roi voulait bien attribuer cette faute aux
mauvais conseils des flatteurs. Puis
s'adressant au duc de Berri en particulier, il lui rappela combien le roi
avait d'attachement et de reconnaissance pour lui, comme le guide et le
tuteur de sa jeunesse. IL dit que c'était à lui à servir d'arbitre dans ce
différend : que sa prudence réglerait tout : qu'on l'attendait pour s'en
remettre à son jugement, et que ses cousins de Bourgogne désarmeraient dès
qu'il aurait congédié ses troupes. Le duc
de Berri fit répondre par l'archevêque de Bourges ; le discours se termina en
annonçant que les princes allaient se rendre à Chartres, et que là ils
donneraient à connaître leurs intentions ; de telle sorte que, non-seulement
le roi et le duc de Guyenne, mais tout le monde rendrait justice à leurs
intentions[34]. Les
princes tardèrent peu à venir à Chartres avec leur armée, et le 2 de
septembre, ils adressèrent au roi une lettre, dont ils envoyèrent copie aux
bonnes villes du royaume et à l'université de Paris ; elle était conçue à peu
près dans ces termes : « Nous, ducs de Berri, d'Orléans, de Bourbon,
comtes d'Alençon et d'Armagnac, vos très—humbles parons et sujets, en notre
nom et au nom de nos adhérents comme ainsi soit que les droits de votre
couronne, seigneurie et majesté royale sont si notablement institués en vous
et vous en eux, et fondés en justice, puissance et obéissance de vos sujets,
tellement que votre état et votre autorité resplendissent parmi tous les
royaumes et seigneuries du monde ; comme vous êtes consacré et oint par le Saint-Siège
de Rome, appelé et tenu roi très-chrétien par toutes les nations chrétiennes
; comme vous êtes merveilleusement renommé pour l'administration d'une vraie
justice, exercée sans acception de personnes, envers le pauvre comme envers
le riche, rendue à titre d'empereur dans votre royaume, sans connaître
d'autre souveraineté que la majesté divine ; si bien que, par votre puissance
et votre sceptre royal, vous récompensez et gratifiez les bons, vous punissez
les mauvais et corrigez les malfaiteurs, rendez à chacun ce qui est à lui, et
tenez votre royaume paisible en suivant les nobles et saintes voies de vos
prédécesseurs les rois de France ; tellement, que toutes les nations
chrétiennes, voisines ou éloignées, voire même les mécréants, ont souvent
recours par-devant vous et votre noble conseil, comme à la vraie fontaine de
justice et de loyauté. « Cependant,
notre très-redouté et souverain seigneur, en ce moment votre honneur, votre
justice et l'état de votre seigneurie sont foulés et blessés ; on ne vous
laisse point seigneurier votre royaume, ni gouverner la chose publique en
franchise et liberté, comme la raison le voudrait, comme le pensent tous les
gens sages. C'est pour cela que nous ci-dessus nommés, nous sommes alliés et
assemblés pour aller par-devers vous, vous faire d'humbles remontrances, et
nous informer au vrai de l'état de votre personne et de monseigneur de
Guyenne, de la façon dont vous êtes détenus et démenés, et aussi du
gouvernement de votre seigneurie et justice, de votre royaume et de la chose
publique ; afin qu'après nous avoir ouïs, ainsi que ceux, s'il y en a, qui
voudraient soutenir le contraire, vous puissiez, par l'avis, conseil et
délibération de ceux de votre sang, des prud'hommes de votre conseil, et
d'autres qu'il vous plaira appeler en si grand nombre que vous voudrez,
pourvoir réellement à la sûreté, franchise et liberté de votre personne et de
votre fils aîné. Car il faut que la seigneurie de ce royaume, l'autorité, la
puissance et son exercice réside en vous franchement et librement, non dans
aucun autre. « C'est
pour obtenir ces conclusions, que nous voulons employer et exposer à votre
service, nos personnes, notre avoir, nos amis et nos sujets, en un mot, tout
ce que Dieu nous a donné et confié en ce monde. Ainsi nous résisterons à ceux
qui voudraient faire quelque chose à l'encontre ; et sauf le plaisir de Dieu,
nous ne voulons pas nous départir les uns des autres, avant d'avoir remédié
aux inconvénients ci-dessus déclarés. « Nous
sommes tenus, obligés, contraints à en user ainsi, par crainte et respect de
Dieu notre créateur de qui procède votre seigneurie, pour satisfaire à la
justice, et pour servir vous notre royal, notre unique souverain et seigneur
sur la terre, à qui nous sommes par-là, et aussi comme parents, tenus autant
que nous pouvons l'être. Nous doutons même si nous n'avons pas courroucé et
offensé Dieu et vous, et blessé notre propre honneur en supportant si longtemps
de telles choses, et les laissant si longuement passer par dissimulation. « Afin
que ces choses soient notoires à un chacun, et conduites dans la forme et
manière qui se doivent, nous les signifions de même qu'à vous, aux prélats,
seigneurs, universités, cités et bonnes villes de votre royaume. » La
lettre se terminait par de nouvelles excuses et des protestations de respect.
Elle fut portée par l'archevêque de Bourges, le comte d'Eu et le sénéchal de
Poitou. On espéra d'abord qu'ils avaient quelque pouvoir pour traiter ; mais
le roi voyant qu'on n'avait rien de plus à lui dire, sans même faire
délibérer le conseil, répondit brusquement : Nous nous étonnons bien fort des
façons de notre oncle bien-aimé. Dites-lui que nous ne le recevrons pas en
cet état ; ce n'est pas là un équipage à faire des remontrances, il doit
poser les armes s'il veut être bien reçu de nous[35]. » Le duc
de Bourgogne et le roi de Navarre, ravis de voir au roi une telle fermeté,
lui proposèrent sur-le-champ de défendre sous peine de crime de lèse-majesté,
à tous les maires et échevins des villes, à tous les gouverneurs de
provinces, à tous les capitaines des forteresses, de laisser publier la
lettre des princes. En même temps on leur envoya une nouvelle ambassade. Ils
s'étaient déjà mis en marche, et arrivaient à Étampes. Leur armée était
nombreuse ; le duc de Berri avait recruté un grand nombre d'hommes d'armes
dans sa lieutenance de Guyenne ; le duc d'Orléans avait avec lui des
cavaliers lombards qui passaient pour les plus habiles à manier un cheval ;
le comte de Clermont, qui venait de perdre son père le vieux duc de Bourbon
ce prince aimé et respecté de tous, conduisait les hommes du Bourbonnais et
du Beaujolais. Le duc de Bretagne avait refusé de venir ; mais comme malgré
les faveurs et l'argent qu'il avait reçus, il ménageait les deux partis, son
frère le comte de Richemont avait amené six mille Bretons ou Anglais. Le
connétable d'Albret, sans égard à la finance qui lui avait aussi été donnée,
était venu avec ses hommes. Mais les plus redoutés de tous, c'étaient les
Gascons du comte d'Armagnac ; nuls n'étaient plus pauvres et plus mal vêtus,
ni plus rudes à saccager les lieux où ils passaient ; on disait même que leur
maître leur avait promis le pillage de Paris. Aussi leur nom fut-il bientôt
célèbre. On disait toujours les Armagnacs, en parlant de toute cette armée et
des partisans des ducs d'Orléans et de Berri ; pour eux ils n'aimaient point
à porter ainsi le nom d'un de leurs moindres chefs par la naissance, bien
qu'il fût rame du parti[36]. Tous
portaient une bande de toile blanche passée sur l'épaule droite, c'était le
signe et la couleur des Armagnacs ; comme le chaperon bleu, la croix de
Saint-André, avec la fleur de lis au milieu, étaient la marque du parti des
Bourguignons. Leurs
armées étaient plus nombreuses encore que celles de leurs adversaires. Outre
les sujets du duc Jean et les hommes qui étaient venus par mandement du roi,
le comte de Penthièvre était à la tête d'un grand nombre de Bretons. Le comte
de Saint-Pol avait deux mille hommes ou environ ; Jean-sans-Pitié, évêque de Liège,
avait envoyé aussi du renfort. Le comte de Hainaut commandait en personne ses
gens d'armes ; mais l'auxiliaire le plus puissant du duc de Bourgogne,
c'était son frère le duc de Brabant, qui lui amena six mille hommes. Le comte
de Savoie arriva un peu plus tard avec cinq cents lances[37]. Malgré
l'avantage du nombre et son audace accoutumée, le duc de Bourgogne ne
cherchait qu'à éviter la guerre. Plusieurs des princes ses alliés, étaient
encore plus de cette opinion ; les gens du conseil du roi n'avaient pas un
autre avis. D'ailleurs les peuples, tout en préférant le Duc au parti
d'Orléans, ne montraient nul désir de le seconder dans ses entreprises ; ils
ne voulaient autre chose qu'être délivrés de ces gens d'armes qui dévastaient
toute la contrée jusqu'à vingt lieues autour de Paris. Déjà lorsqu'il avait
voulu donner pour capitaine à la milice de la ville, le comte de Saint-Pol,
les bourgeois et les centeniers lui avaient répondu, que le duc de Berri leur
ayant fait l'honneur d'accepter cette charge, ils ne voulaient pas avoir un
autre capitaine[38]. La
convocation du ban et de l'arrière-ban avait donné une autre preuve de ce
même sentiment. Bien peu de possesseurs de fiefs avaient obéi à cet appel.
Dans la France entière, désolée et livrée aux guerres, il n'y avait qu'un cri
pour la paix et pour la fin des déplorables discordes des princes. Dans
toutes les églises on entendait cette prière qui fut composée exprès : Domine
Jesus-Christe, parce populo tuo, et ne des regnum Franciœ in perditionem, sed
dirige in viam pacis principes[39]. Dans
ces circonstances, quelques hommes sages et amis de leur pays proposèrent au
roi d'ordonner aux deux partis de mettre bas les armes ; s'ils s'y
refusaient, de lever l'oriflamme et d'appeler près de lui tous ses fidèles
sujets pour venger et défendre son autorité. Une telle résolution ne pouvait
convenir à ceux qui gouvernaient le conseil ; le chancelier même s'y opposa :
on allégua que personne n'obéirait et que l'autorité royale se trouverait
compromise, tandis qu'elle ne' l'était point par une querelle particulière
entre les princes, lorsqu'ils protestaient en même temps de leur respect pour
le roi. Ainsi, comme le disaient des gens remplis de piété et de prudence : «
La France est couverte de soldats et même d'étrangers ; Paris est bloqué et
affamé, les campagnes pillées et épuisées, les églises même saccagées ; et
des conseillers perfides, sous prétexte de politique, prétendent que
l'autorité royale est étrangère à ces désastres, comme si le nom de roi avait
une autre signification que la protection accordée aux sujets[40]. » Au
vrai, il n'y avait personne qui pût se mettre à la tête de ce tiers parti.
Tous les habitants du royaume ne pouvaient donc que prier Dieu et maudire les
princes. Ce fut encore bien pis après l'inutile ambassade de l'archevêque de Reims,
du comte de Mortagne et du comte de Saint-Pol, qui n'obtinrent pas meilleure
réponse du duc de Berri. Le duc de Bourgogne avait à pourvoir sérieusement à
la défense de Paris ; il rapprocha ses troupes ; on garda les ponts et les
passages de la rivière ; tous les bateaux furent coulés à fond, les portes de
la rive gauche, hormis trois, furent murées. Huit mille hommes entrèrent dans
la ville et furent logés chez les bourgeois ; beaucoup de familles trouvèrent
le moment si dur qu'elles se retirèrent à Meaux. En même temps on imposait
des taxes que le prévôt Desessarts levait avec sa rudesse et sa violence
accoutumées, bien plus, croyait-on, pour faire sa fortune que pour payer les
gens de guerre. Les Brabançons étaient logés à Saint-Denis, et pillèrent
cruellement la ville ; les habitants se réfugièrent dans l'Abbaye, et ces
barbares eurent l'insolence de menacer le monastère du saint apôtre de la
Gaule et de la sépulture royale ; il fallut en fermer le pont-levis, et faire
demander des hommes au roi pour le garder[41]. Au
milieu de cette misère du peuple et de cette affliction des gens de bien,
l'université qui, seule pour lors maintenait l'honneur, le respect de la
vraie religion et l'amour du bien public[42], crut qu'il était de son devoir
d'interposer ses bons offices ; elle envoya une députation solennelle au duc
de Berri. Ce prince la reçut gracieusement et lui fit honneur ; il dit qu'il
était fort affectionné à l'université, cette fille des rois, source du
savoir, de la vérité et de la vertu : qu'il aimait aussi, quoi qu'on en pût
dire, les bourgeois de Paris et leur ville, qui était son lieu de naissance,
et dont il était capitaine ; mais qu'il avait un grand déplaisir de voir le
roi son neveu gouverné par d'aussi vilaines gens que le prévôt de Paris et
ses pareils : c'était une pitié, disait-il, que le royaume fût entre les
mains de tels hommes, et il voulait faire finir tout cela. Les princes et
leurs armées étaient déjà à Montlhéry à sept lieues de Paris. La reine, avec
le cardinal de Bar et le comte de Saint-Pol, alla les trouver et en reçut un
respectueux accueil. Elle passa quinze jours au château de Marcoussis près
Montlhéry, à parlementer avec eux, faisant loyalement ses efforts pour les
adoucir. Elle n'obtint rien de plus. A son
retour, le roi, affligé et irrité, résolut d'aller en personne combattre ces
rebelles. Les ordres furent donnés pour marcher le lendemain ; on commençait,
à faire sortir les charriots, niais comme il allait monter à cheval au sortir
de la messe, le recteur de l'université, en grand appareil, à la tête de sa
compagnie, vint le haranguer. Il dit : Que l'université serait contrainte de
transporter ses leçons dans un lieu plus paisible et mieux réglé, où les régents
et les écoliers trouvassent de quoi vivre et ne fussent pas en butte aux
outrages et aux violences des gens de guerre. Il ajouta que le pauvre peuple
tout seul souffrait de ces querelles des princes et des seigneurs, qui,
pourvu qu'ils s'élevassent en pouvoir, ne se souciaient point du mal des deux
autres États de la France[43]. Il termina ainsi : « A
vous parler franchement, Sire, vous êtes tenu de mettre la paix dans votre
maison ; et le meilleur conseil qu'on puisse vous donner, c'est d'exclure à
la fois ces deux princes de leur prétention au gouvernement ; il vous
appartient à vous seul. Renvoyez-les dans leurs seigneuries commander à leurs
sujets, voilà le seul moyen de rétablir le calme. Après cela vous pourrez
faire choix, dans les trois États du royaume, d'un certain nombre de gens de
bien et d'expérience ; nous osons vous promettre qu'alors toutes les choses
seront en bon ordre. » Ce
discours, qui fut fort long et fort bien dit, ne convenait pas aux desseins
du duc de Bourgogne ; le roi de Navarre, qui savait bien mieux que lui manier
le langage, demanda que le roi fixât l'heure où il voudrait l'entendre. Le
lendemain, une assemblée solennelle eut lieu dans la chambre verte au palais,
et le roi de Navarre prit la parole et dit : « Sire, nous nous
présentons devant vous, les ducs de Bourgogne, de Brabant et moi, vos
très-humbles cousins et serviteurs, sur le bruit qu'on fait courir parmi le
peuple, que l'ambition de dominer et le désir d'amasser des richesses, sont
la seule cause de dissension entre nous et nos cousins. Nous voulons nous
justifier de ce reproche, et vous représenter que nous n'avons eu pour objet
que le rétablissement de votre royaume dans ses lois anciennes et dans sa
première grandeur. C'est là ce qui nous a retenus auprès de vous, notre royal
seigneur. On ne doit pas qualifier d'ambition un devoir d'amour et de
fidélité, ni accuser d'intérêt ceux qui sacrifient leurs biens pour le
soutien de votre autorité ; il suffit de rappeler que nous avons
généreusement renoncé aux subsides qu'il nous était permis de lever sur nos
domaines, afin de soulager votre état et pour le bien de vos affaires. Si les
autres veulent en faire autant, nous sommes prêts à remettre nos pensions et
gages, et à continuer de servir à nos dépens. Après cela, il ne nous reste
plus, pour montrer la justice de nos intentions et notre parfaite obéissance,
que d'offrir de nous retirer, pourvu que les autres en fassent autant de leur
côté. Nous acceptons de bon cœur l'avis de l'université ; il faut faire choix
d'un conseil de personnes non suspectes, dont par conséquent l'autre parti
sera aussi exclu. Si quelqu'un refuse de faire ce que nous faisons, nous
supplions votre royale majesté d'employer toutes ses forces et son autorité à
les punir. » Il termina en demandant que l'argent qu'on avait emprunté aux
bourgeois de Paris leur fût rendu, et que la ville, en considération de ce
qu'elle avait souffert, reçût quelque diminution sur les subsides. Les
ducs de Bourgogne et de Brabant approuvèrent tout ce qui venait d'être dit ;
le duc de Bourgogne ajouta même qu'il se reconnaissait incapable de gouverner
un aussi grand royaume que la France. Pour lors on commença à espérer la paix
et à se féliciter. Une nouvelle ambassade fut envoyée au duc de Berri, qui,
s'approchant toujours de Paris, était venu s'établir en son beau château de
Bicêtre. Il se moqua des conditions proposées par le roi de Navarre, disant
que si l'on voulait consulter les trois États sur le gouvernement du royaume,
il lui serait du moins permis de prendre sa place au banc de la noblesse. On
ne se découragea point ; le comte de Savoie et le duc de Brabant conduisaient
ces négociations avec beaucoup de patience et de douceur. Pendant plus d'un
mois, ce fut sans cesse de nouveaux pourparlers et propositions nouvelles ;
tantôt il était question de laisser à Paris le duc de Bourgogne et le duc de
Berri, chacun avec quinze cents hommes ; et, pendant qu'on aviserait aux
moyens d'accommodement, la police serait exercée, non plus par le prévôt, qui
s'était rendu si odieux, mais par le Parlement. Tantôt on parlait de faire
aller le roi à Melun, et d'y ouvrir des conférences, chaque parti occupant
une des rives de la Seine. Les Orléanais se refusaient à tout, et serraient
chaque jour Paris de plus près. Le duc d'Orléans tenait Gentilly ; le comte
d'Armagnac Vitry, s'avançant jusqu'aux villages de Saint-Marceau et de
Saint-Michel, qui étaient pour lors hors de la ville. Les Parisiens étaient
obligés de faire le guet et d'allumer de grands feux pendant la nuit.
Saint-Cloud fut surpris et pillé ; heureusement Charenton avait une forte
garnison. Les Gascons du comte d'Armagnac étaient les plus ardents à venir
jusqu'aux murailles et aux portes de la ville. On faisait des sorties contre
eux, et l'on tuait sans pitié et comme bêtes féroces tous ces gens à la bande
blanche. La campagne avait été abandonnée par les habitants, tant les
Armagnacs commettaient de désordres ; cette année, on ne put faire ni les vendanges
ni les semailles[44]. Les
clameurs du pauvre peuple furent si grandes, que le roi se résolut à
prononcer la confiscation des biens des princes et de leurs adhérents. Ce
moyen fut plus efficace ; d'ailleurs les vivres commençaient à manquer à
toute cette foule de gens de guerre ; l'hiver approchait. Enfin, le 2
novembre, un traité en dix articles fut signé à Bicêtre ; il fut con venu : 1°. Que
tous les princes devraient retourner chacun chez eux avec leurs troupes,
excepté le comte de Mortagne, frère du roi de Navarre. 2°.
Qu'ils ne traverseraient point les terres l'un de l'autre, à moins d'absolue
nécessité, et en ménageant les habitants. 3°. Que
les villes et forteresses seraient remises aux gouverneurs précédemment
nommés par le roi. 4°. Que
le roi pourrait envoyer des chevaliers à lui pour veiller à ce que les
troupes se retirassent en bon ordre. 5°. Que
les princes jureraient de ne revenir à Paris que s'ils y étaient mandés par
lettres-patentes, scellées du grand sceau ; et que si le roi mandait, en même
temps il manderait l'autre. 6°. Que
lesdits seigneurs jureraient de ne procéder l'un contre l'autre, ni par acte,
ni même par paroles pendant tout le cours de l'année suivante. 7°. Que
le roi ferait choix de prud'hommes notables et non suspects, qui ne seraient
obligés ni par pension ni par serment, à l'un ni l'autre des seigneurs des
deux partis ; leur nom serait cependant communiqué auxdits seigneurs, pour
qu'ils pussent dire leur sentiment touchant ce choix. 8°.
Que, pendant l'absence du duc de Berri et du duc de Bourgogne, ils
conviendraient entre eux de deux seigneurs pour les suppléer dans l'éducation
et le gouvernement du duc de Guyenne ; et attendu que le duc de Berri n'avait
point de lettre de cet office, qu'il lui en serait expédié. 9°. Que
le prévôt de Paris serait démis et révoqué de tous les emplois qu'il tenait
du roi. 10°.
Qu'aucun chevalier, ni écuyer, ni autre ne serait recherché ni par le roi, ni
par aucun des seigneurs, dans sa personne, ses biens ou ses héritiers, pour
être ou n'être pas venu à ces assemblées de gens d'armes. Le roi
ratifia la paix de Bicêtre, et établit commissaires pour recevoir les serments
des princes, le cardinal de Bar, le grand maître de Rhodes, le comte de
Saint-Pol, le chancelier du dauphin, et le comte Guichard Dauphin
grand-maître de l'hôtel, qui, tous, avaient pris une part active au traité. Cinq
jours après, une réconciliation plus complète eut lieu entre les ducs de
Bourgogne et de Berri[45]. Ce dernier déclara, par
lettres authentiques, qu'il désirait nourrir et maintenir bonne et parfaite
union avec son neveu et filleul de Bourgogne ; il l'avait déjà fait héritier
de ses terres d'Étampes, Dourdan et Gien ; il le voulait, disait-il, honorer
et lui faire plaisir comme à son propre fils, certain d'en être aimé et
honoré comme son oncle et père ; ainsi, entre les mains de son révérend père
en Dieu, le cardinal de Bar, et de son très-cher neveu le duc de Brabant, il
jurait et promettait par la foi de son corps, par les saints Évangiles de
Dieu par lui touchés, et par sa parole de fils de roi, de se trouver en un
lieu désigné avec son neveu, et là, de faire avec lui alliances les
meilleures et les plus effectives que faire se pourrait, pour le bien de tous
deux, envers et contre tous ceux qui peuvent vivre et mourir, excepté
seulement leur seigneur roi et le duc de Guyenne. Il promettait en outre de
rompre toute autre alliance qui pourrait être dommageable à son neveu ;
celui-ci devant faire de même. Cela fait, il s'engageait à se démettre entre
les mains du roi de toute part, dans le gouvernement du duc de Guyenne, pour
le laisser en entier aux mains du duc de Bourgogne. Il consentait aussi que
le roi en agît comme il voudrait à l'égard de messire Pierre Desessarts, à
condition que celui-ci ferait serment de l'aimer, servir et honorer. Sans
donner pour le moment plus de suite à cette réconciliation, chacun s'éloigna
de son côté avec ses troupes, tous chargés des malédictions des peuples et
comme beaucoup de seigneurs et de gens de guerre avaient fait de grandes
dépenses il Paris, et voulaient s'en aller sans payer, les bourgeois qui
gardaient les portes les arrêtèrent, et les forcèrent de mettre en gage leurs
armures et leurs équipages. En même temps, d'autres s'en allaient chargés de
butin[46]. Ainsi
s'en retourna dans son pays de Flandre le duc de Bourgogne, accompagné de son
odieux prévôt de Paris, ruiné et sans argent, ayant aussi fort diminué sa
renommée. Tous les gens de guerre s'étonnaient qu'avec des forces
supérieures, assisté de la présence et de l'autorité du roi, il se fût laissé
tromper, et eût cédé sans combat. Plusieurs hommes sages et pieux voyaient,
dans ce refroidissement de son courage, l'œuvre de Dieu, qui voulait que,
pour punir le meurtre qu'il avait commis, il fût recherché, bravé, chassé, et
qu'il souffrît honte et châtiment[47]. Deux
mois se passèrent assez tranquillement. Le roi avait appelé dans son conseil
des hommes estimés, qui réglaient les affaires à la satisfaction de tous.
Mais vers la fin de janvier, le duc de Bourgogne fit remettre au duc de
Guyenne, en plein conseil, des lettres où il se plaignait de ce que le comte
d'Alençon, le duc de Bourbon et le connétable continuaient à lever des gens
de guerre. II ajoutait que le duc d'Orléans et le comte d’Armagnac avaient
dessein d'entrer par violence dans la ville, de faire périr un grand nombre
de bourgeois, de ruiner les- autres, et d'enlever le roi, la reine et le duc
de Guyenne. Ces
princes, apprenant qu'ils étaient ainsi accusés, écrivirent au roi, à la
reine, à l'université, à la ville, au chapitre de Notre-Dame, aux religieux
de Saint-Denis, pour se justifier, protestant par serment que c'était
mensonge et calomnie. Cependant la voix publique et les informations, qui
venaient de tous côtés, étaient conformes à la plainte du duc de Bourgogne. On eut
moins de doutes encore lorsque, peu de jours après, on sut que le sire de
Croy, envoyé par le duc Jean au duc de Berri, qui était pour lors à Bourges,
venait d'être saisi sur les terres du duc d'Orléans, conduit au château de
Blois, et mis à la torture, pour lui faire confesser qu'il avait pris part au
meurtre du feu duc d'Orléans. En vain le duc de Guyenne envoya l'ordre de le
délivrer ; en vain le duc de Berri s'entremit de tout son pouvoir : ils ne
purent rien obtenir. Le duc
de Bourgogne vit bien qu'il faudrait avoir recours aux armes. Il rassembla
d'abord à Tournai les princes de sa famille et de son alliance, le comte de Hainaut,
l'évêque de Liège, le comte de Namur, le duc do Clèves, leur, exposa ce qu'on
apprêtait contre lui, et eut recours à leurs services ; ils les lui
promirent. Pour avoir de l'argent, il vendit aux Gantois les confiscations
qu'il avait faites en vertu de son autorité. Il leur concéda aussi à prix
d'argent le droit d'acquérir et de posséder des fiefs, ce qui sembla une
grande ingratitude aux seigneurs qui avaient combattu pour lui contre la
ville de Gand. Il se fit payer aussi pour restituer aux villes toutes les
Franchises et privilèges qu'elles avaient perdus lors de leur révolte. Il
voulait bien aussi tirer quelques sommes pour les libertés qu'elles avaient
déjà ; mais elles refusèrent, ne voulant pas acheter ce qui était à elles ;
et si elles lui donnèrent, ce fut par pure libéralité. Enfin,
il s'avisa d'envoyer son fils Philippe, comte de Charolais, qui était déjà
fort aimé de tous ses sujets, faire son entrée dans toutes les villes de
Flandre, afin que, selon la coutume du pays, ce lui fût une occasion de
percevoir le droit de joyeuse entrée[48]. De-là il se rendit à Arras, où
il convoqua les seigneurs du pays. Il leur fit exposer comment ses
adversaires avaient traité le sire de Croy, et comment ils se disposaient à
l'attaquer. Cependant
il n'armait pas encore, et protestait toujours de sa soumission aux ordres du
roi. Il ne semblait pas qu'il en fût ainsi des Orléanais[49]. Une compagnie de huit cents
hommes environ, composée d'Italiens, d'Espagnols, et de gens de toute nation,
de bâtards et de mauvais sujets, était restée dans la Beauce depuis la
retraite des Armagnacs. Ils pillaient les marchands, forçaient les maisons,
et commettaient initie brigandages, s'autorisant du nom du duc d'Orléans.
Cependant il les désavoua. Le maréchal Boucicault, qui venait d'être chassé
de Gênes, et que la faiblesse du royaume ne permettait pas d'y renvoyer avec
une forte armée, s'en alla, à la tête de cinq cents hommes d'armes, et d'un
bon nombre d'arbalétriers s surprendre ces brigands à Claye. Les paysans
vinrent à l'aide des troupes. On dispersa ces malfaiteurs, on en fit un grand
massacre. Une centaine fut amenée à Paris ; les chefs furent pendus, d'autres
jetés à la rivière ; ceux qui étaient au-dessous de quinze ans furent
fouettés publiquement et chassés du royaume. Il
fallait pourtant s'opposer à cette guerre qui allait se rallumer. Le roi fit
défendre, sous peine de confiscation, à tout seigneur de prendre les armes
sans son ordre ; il envoya les gens les plus notables de son conseil aux ducs
de Bourgogne et d'Orléans, pour leur commander de laisser les peuples en
repos, de cesser toute assemblée de gens d'armes, et de s'en rapporter de
leurs différents au jugement de la reine et du duc de Berri[50]. La
réponse du duc de Bourgogne fut respectueuse et soumise. Il consentait à tout
nouveau traité, pourvu qu'il ne lui portât pas plus de préjudice que les
conditions jurées à Chartres et à Bicêtre. Quant
au duc d'Orléans, il répondit quelque temps après au roi par une longue
lettre : « Je sais, disait-il, qu'autour de vous et dans votre conseil sont
plusieurs de mes ennemis, et je ne voudrais pas que ma réponse, mes propos,
mes intentions, ni mes actes fussent à leur connaissance. En effet, ils ne
devraient assister à rien de ce qui me touche. Pour vous prouver, mon
très-redouté seigneur, que je suis votre humble fils et neveu, et que je vous
conseille loyalement, sans vous celer la vérité, j'ai résolu de vous déclarer
les noms de ces ennemis de vous et moi, qui sont dans votre conseil. Ce sont
l'évêque de Tournay, le vidame d'Amiens, Jean de Ollehain sire de Nesle, le
sire de Helly Charles de Savoisy, Antoine Desessarts, Jean de Courcelles,
Pierre de Fontenay et Maurice de Reuilly. Ils ont débouté de bons et sages
hommes, vos loyaux serviteurs ; ils vous donnent à entendre de faux et
iniques mensonges, pour éloigner de votre grâce et de votre affection, moi et
plusieurs pareils, loyaux serviteurs et sujets. Par ces moyens, et par leur
conduite inique et désordonnée, ils ont, avec leurs adhérents et complices,
troublé la paix du royaume et le bien commun. Tant qu'ils auront quelque
autorité près de vous, il n'est pas vraisemblable qu'il puisse y avoir un bon
régime en votre royaume, car ils empêcheront toujours que vous ne donniez à
moi, ni aux autres, le bienfait de la justice que vous devez à un et à
chacun, au petit comme au grand. Ils font et feront tout ceci parce qu'ils
'se sentent chargés et coupables de plusieurs crimes. Plusieurs, c'est à
savoir Jean de Ollehain et le sire de Helly, sont auteurs de la cruelle et
infâme mort de monseigneur mon père, votre frère unique, et sont entièrement
à la faveur du duc de Bourgogne, principal coupable de cette mort. » Il
continuait en disant que c'était eux uniquement qui empêchaient le roi de
faire justice de la mort de son frère, et que lorsque les complices et
fauteurs du duc de Bourgogne seraient éloignés du conseil, quand il serait
fait bonne justice d'eux, alors il donnerait une réponse satisfaisante ; car
il ne demandait rien que de juste et de raisonnable. En
conformité d'une telle réponse, le duc d'Orléans, loin de désarmer,
rassemblait des aventuriers de toute nation et faisait marcher des troupes
sous les ordres du duc de Bourbon et du comte de Vertus, vers le comté de
Clermont en Beauvoisis et le comté de Coucy, près de Soissons, qui était une
de ses seigneuries. Il voulait ainsi séparer le duc de Bourgogne de Paris. Le
duc Jean, de son côté, tenait un grand nombre de gens entre Bapaume et Ham,
pour s'opposer à toute tentative[51]. Cette
conduite du duc d'Orléans, les désordres commis par ses troupes irritaient de
plus en plus les esprits contre lui. Le roi lui-même, lorsqu'il revenait à
quelque raison, s'indignait de cette rébellion. On avait fini par persuader à
ce pauvre prince que c'étaient les sorcelleries de son frère qui, autrefois,
avaient causé sa maladie[52], de sorte qu'il ne craignait
rien tant que tomber entre les mains des Orléanais. Dans
cette disposition du roi et de tout le royaume contre le duc d'Orléans, il
fut proposé par le chancelier, homme sage et modéré, de réprimer cette
désobéissance par la force des armes. C'était le seul moyen d'empêcher le duc
de Bourgogne d'armer de son côté. Ce prince montrait encore une soumission où
il importait de le maintenir. Mais il fallait de l'argent ; l'archevêque de Reims
en offrit d'abord au nom du clergé. Les bourgeois de Paris promirent de
solder cinq cents hommes d'armes pour trois mois. L'université demanda à
délibérer, et peu de jours après, le chancelier de Notre-Dame vint, au nom du
clergé et de l'université, dire au roi, que si les finances de l'état
n'étaient pas prodiguées à l'avarice insatiable des gens de cour, et qu'elles
fussent mieux gouvernées, on trouverait bien assez de ressources : que
l'université était pauvre : que les terres du clergé étaient exemptées de
taxes ; il alla jusqu'à dire que lorsqu'on abusait de l'autorité d'un roi
pour opprimer ses sujets par des exactions injustes, ce pouvait être un motif
de secouer le joug et de déposer le monarque, ainsi que les histoires en
offraient des exemples. Tant de hardiesse fut réprimandée par le chancelier
de France, et l'orateur s'excusa en disant qu'il n'avait rien dit d'affirmatif[53]. Les
clameurs qui s'élevaient de toutes parts contre les princes d'Orléans, les
engagèrent à publier une longue lettre au roi, dont ils adressèrent des
copies au duc de Guyenne, à l'université, à la ville de Paris et aux autres
bonnes villes. Ils
commençaient par rappeler en détail toutes les horribles circonstances du
meurtre de leur père ; ils en faisaient une touchante narration, et
renouvelaient le souvenir des parjures, des trahisons, de la scélératesse du duc
de Bourgogne ; puis, faisaient le récit des nobles et malheureux efforts de
leur mère pour obtenir justice, de cette horrible justification du meurtre,
proposée au nom de l'assassin qui, en attaquant l'honneur de leur père, avait
été comme un second homicide ; ils passaient ensuite à l'invasion à main
armée que le duc de Bourgogne avait faite deux fois de la capitale du
royaume, à la fuite du roi, à ce traité de Chartres où « ce méchant homicide,
par force, violence et tyrannie, a tenu sous ses pieds votre justice, n'a
voulu souffrir que ni vous, ni vos officiers, prissiez aucune connaissance de
son forfait. Il ne s'est daigné aucunement humilier devant vous, qu'il a
tellement offensé. Là, il a bien osé vous dire ouvertement, devant tout le
monde, en un lieu si solennel, qu'il avait fait mourir votre frère pour le
bien de votre royaume, et il maintient qu'il a été dit, de par vous, que vous
n'en aviez aucune déplaisante. Ce qui serai certes une si grande horreur et
douleur qu'elle briserait le cœur de tous ceux qui viendront après vous, et
qui trouveraient écrit, qui pourraient lire que de la bouche du roi de
France, du plus grand de tous les chrétiens, a pu sortir cette parole : que,
de la mort cruelle, infâme, inhumaine de son frère unique, il n'a eu aucune
déplaisance. Bien plus, il n'a été rien réglé, rien ordonné pour le salut de
lame du défunt, ni pour aucune satisfaction à la partie lésée ; chose dont
vous ne pouvez, en nulle façon, faire grâce, ni remettre. « Ce
qui fut fait à Chartres est donc contre tout principe de droit, contre tout
ordre, toute raison, toute justice ; tout est nul, ne vaut rien, et ne mérite
pas même d'être rappelé. « Mais
ce traître a même violé les conditions faites à Chartres. Vous lui aviez
commandé de ne rien faire à notre préjudice et contre notre honneur ; il
l'avait promis et juré. Néanmoins, pour accuser la mémoire de notre père,
pour nous détruire à jamais, il a fait prendre votre bon et loyal serviteur,
le grand-maître de l'hôtel, l'a fait emprisonner et mettre à la torture,
tellement que ses membres en ont été tout brisés. Ce martyre était pour lui
faire confesser quelque chose à la charge de notre père. Mais, arrivé au lieu
de sa mort, le maître-d'hôtel a, sur sa damnation éternelle, affirmé
publiquement que jamais notre père n'avait pensé à vous trahir, ni à rien
faire contre le bien de votre personne. « Le
traité de Chartres exceptait du pardon les homicides et meurtriers qui, par
son commandement, tuèrent votre frère ; et lui les a reçus, recélés, nourris,
et continue encore à le faire. « Après
toutes ces choses, ce traître, pour que vous et vos officiers ne connussiez
pas de son forfait, a usurpé et usurpe encore l'autorité de votre domination.
Et, en effet, la vraie cause pour laquelle il a fait périr votre frère, c'est
pour dominer ; il use du, royaume comme de sa propre chose. Il a détenu et
détient encore votre personne et celle de notre très-redouté seigneur le duc
d'Aquitaine, et il n'y a personne de quelqu'état qu'il soit dans le royaume,
qui puisse avoir accès auprès de vous. « Bref,
il a introduit les voies de fait, et l'on peut maintenant commettre
indifféremment toute sorte de crime, sans craindre ni punition ni correction.
Les malfaiteurs se disent qu'ils passeront aussi bien sans être punis que
celui qui a tué le frère du roi. » C'était
pour venir raconter au roi le damnable régime de son royaume, et sa prochaine
destruction et subversion, que les princes avaient pris les armes, ajoutaient
le duc d'Orléans et ses frères. « Mais,
par certain accord réglé par vous et notre conseil, nous avons dû retourner
en notre pays, et pour épargner les maux de votre peuple, congédier nos gens.
Nous avons réellement et de fait exécuté ce nouveau traité ; mais lui, il le
viola au moment même ; car ceux de votre conseil ne devaient être ni gens
suspects, ni pensionnaires d'aucun des deux partis ; et il a laissé les
serviteurs qu'il avait créés. Ce sont eux encore qui ont le gouvernement et
l'autorité sur vous et votre royaume. Ainsi il domine mieux et plus sûrement
que s'il y était en personne. Pierre Desessarts, prévôt de votre bonne ville
de Paris, devait être déposé de tous offices royaux et tous les états qu'il
tenait de vous ; néanmoins il lui fit avoir secrètement lettres de vous
scellées de votre grand sceau, pour ravoir sa prévôté, et ledit Pierre est en
effet retourné à Paris, a voulu prendre séance au Châtelet. Il n'a pas tenu à
lui qu'il n'y réussît. » Le duc
d'Orléans revenait encore au meurtre de son père : cc Il y a près de quatre
ans, disait-il, que la chose advint, et nous n'avons pu encore obtenir une
seule provision de justice. Moi, Charles d'Orléans, je vous suppliai naguère
'très-humblement de m'octroyer des lettres entérinées pour faire poursuivre
les consentants et complices de l'homicide, et l'ordre à vos justiciers
qu'ils fissent emprisonner et juger ceux qui, d'après l'information, seraient
chargés du crime ; cela même aurait dû se faire sans ma requête, et il ne
devait pas être nécessaire de réveiller la justice. Je ne crois pas qu'il y
ait un homme en votre royaume, de quelque état et de quelque condition qu'il
soit, si pauvre qu'il puisse être, auquel votre chancellerie refusât une
telle requête, même pour un fait moins grave. Toutefois, quelques diligences
que j'aie pu faire, je n'ai pas obtenu ces lettres de justice. « Oui,
par toutes les voies de fait ou autrement, nous voulons procurer et
poursuivre la réparation de cet homicide, et venger l'honneur de notre
seigneur et père. Nous y sommes obligés et contraints. Ce devoir nous est
commandé sous peine de rendre notre nom infâme, et d'être réputés indignes de
sa succession, de son nom, de ses armes, de sa seigneurie. Nous ne voulons
pas encourir de telles peines ; nous aimerions mieux souffrir la mort, comme
le devrait faire tout noble cœur de quelque condition qu'il soit. « Hélas
! il n'y a si pauvre noble homme, ou de si bas état en ce monde, dont le père
ou le frère ait été tué si traîtreusement, que ses parents et ses amis ne
s'engagent à poursuivre l'homicide jusqu'à la mort ! Qu'est-ce donc quand le
malfaiteur persévère et s'obstine dans sa volonté criminelle ? car n'est-il
pas notoire que ce traître a encore osé écrire naguère qu'il a fait mourir
votre frère bien et dûment ? Mais moi, Charles, j'affirme qu'il a menti ; et
il est assez manifeste qu'il est menteur, mauvais, faux et déloyal ; mais,
moi, par la grâce de Dieu, j'ai toujours été, suis et serai sans reproche et
disant vrai. » Le duc d'Orléans finissait en demandant encore la punition du
crime, et répétant que c'était le devoir du roi. Les
gens d'honneur et de savoir, qui lurent cette lettre, la trouvèrent belle et
juste. On disait qu'elle avait été écrite par maître Gerson, le plus saint
docteur de l'université : ce n'est pas que le duc d'Orléans ne fût en état de
la composer ; car nul prince n'était aussi docte et ami des lettres. Quel que
fût son bon droit et ses motifs, les hommes sages n'en regardèrent pas moins
comme coupable un prince qui demandait justice, les armes à la main, qui
faisait des alliances et des partis dans l'état, qui, disait-on, allait
appeler le secours et l'assistance des ennemis. Ils pensaient que c'était une
entreprise contre toutes les lois divines et humaines, et qu'il la fallait
réprimer[54]. Comme
il eût été contre la coutume des chevaliers et seigneurs d'attaquer son
ennemi sans l'avoir défié, le duc d'Orléans, huit jours après avoir écrit au
roi, envoya la lettre suivante au duc de Bourgogne : «
Charles, duc d'Orléans et de Valois, comte de Blois et de Beaumont et
seigneur de Coucy : Philippe, comte de Vertus, et Jean, comte d'Angoulême,
frères : à toi Jean, qui te dis duc de Bourgogne : pour le très-horrible
meurtre par toi fait en grande trahison et guet-apens par meurtriers apostés,
sur la personne de notre très-redouté seigneur et père, monseigneur Louis duc
d'Orléans, seul frère germain de monseigneur le roi notre souverain seigneur
et le tien, nonobstant plusieurs serments, alliances et compagnies d'armes
que tu avais avec lui : et pour les grandes trahisons, déloyautés,
déshonneurs et mauvaisetés que tu as commis contre notredit souverain
seigneur, monseigneur le roi, et contre nous en plusieurs manières : te
faisons savoir que dorénavant nous te nuirons de toute notre puissance et par
toutes les manières que nous pourrons ; et contre toi, de ta déloyauté et
trahison, appelons Dieu et la raison à notre aide, ainsi que tous les
prud'hommes du monde. En témoignage de vérité, nous avons fait sceller ces
présentes lettres du sceau de moi, Charles. « Donné
à Jargeau, le 18 juillet 1411. » Ce défi
fut porté par un héraut de la maison d'Orléans à Douay, où se trouvait le duc
Jean. Il reçut joyeusement cette bravade, assembla son conseil, et, le 13
août, répondit par un pareil défi conçu en ces termes : « Jean,
duc de Bourgogne, comte de Flandre, d'Artois et de Bourgogne, seigneur
palatin de Salins et de Malines, à toi, Charles, qui te dis duc d'Orléans,
Philippe, qui te dis comte de Vertus, Jean, qui te dis comte d'Angoulême, qui
naguère nous avez écrit vos lettres de défiance : faisons savoir, et voulons
que chacun sache, que pour abattre les très-horribles trahisons, les très-grandes
mauvaisetés, et guet-apens machinés félonnement contre monseigneur le roi,
notre très-redouté souverain et le vôtre, et contre sa génération, par feu
Louis, votre père : pour empêcher votredit père, faux, traître et déloyal, de
parvenir à la finale et détestable exécution à laquelle il tendait si
notoirement que nul prud'homme ne devait le laisser vivre ; bien moins encore
nous, qui sommes cousin germain de mondit seigneur, doyen des pairs de
France, et deux fois pair de France, qui donc sommes plus astreints à lui et
à sa génération, pouvions-nous laisser plus longtemps sur terre, sans en être
gravement accusé, un si faux, déloyal, cruel et félon traître ? Pour nous
acquitter loyalement de notre devoir envers notre très-grand et
très-souverain seigneur, nous avons fait mourir, comme nous le devions, ledit
faux et déloyal traître. Ainsi nous avons fait plaisir à Dieu, loyal service
à notre souverain, et nous avons obéi à la raison. Et parce que toi et
tes-dits frères, suivez la trace de votre feu père, croyant parvenir aux
damnables et déloyales fins où il tendait, nous avons très-grande joie au
cœur de votre défi. Mais du surplus qui y est renfermé, toi et tesdits frères
avez menti, et mentez faussement, mauvaisement et déloyalement, comme des
traîtres que vous êtes. Et à l'aide de notre seigneur qui sait et qui connaît
la très-entière et parfaite loyauté, amour et sincérité d'intention que nous
avons toujours et aurons, tant que nous vivrons, pour lui, pour ses enfants,
pour le bien de son peuple et de son royaume, nous vous ferons venir à la fin
et punition que méritent des faux, mauvais, déloyaux traîtres, rebelles, désobéissants
et félons, comme toi et tes frères. » Un
officier de la maison du Duc porta cette réponse à Blois. Le duc d'Orléans en
fut irrité, cependant fit assez bon accueil à celui qui en était chargé, et
continua ses préparatifs plus activement encore. Le même
jour le duc Jean avait écrit au duc de Bourbon. Il lui rappelait que trois
ans auparavant, ils avaient fait ensemble un traité d'alliance et juré, en
présence de plusieurs chevaliers, sur la damnation de leur âme, sur la foi et
serment de leur corps, sur les saints évangiles, sur les saintes reliques
touchées, de s'aider, conseiller et conforter mutuellement, de corps, d'âmes
et de biens, toutes les fois qu'ils seraient attaqués dans leur honneur et
l'état de leurs personnes. Il le requérait donc et sommait, en vertu de cette
alliance, de venir, accompagné d'amis et d'hommes d'armes, le secourir contre
les princes d'Orléans. Le roi d'armes de Bourgogne remit cette lettre au duc
de Bourbon, qui, pour toute réponse, renvoya quelques jours après le traité
d'alliance[55]. Pendant
ce temps-là, le duc de Berri et la reine étaient à Melun, tenant des
conférences et recevant des messages, pour parvenir à un accommodement[56]. Ils demandèrent au roi de leur
envoyer les principaux seigneurs de sa cour et de ses conseils, des députés
de l'université, les présidents du Parlement et de la chambre des comptes, le
prévôt des marchands et les bourgeois les plus considérables. On pensa qu'ils
allaient communiquer quelques articles propres à rétablir la paix dans le
royaume ; il n'en fut rien ; le duc de Berri ne fit que leur répéter toutes
les plaintes du duc d'Orléans, et inclinait beaucoup à ce qu'elles fussent
accueillies. Lorsque tous ceux qui étaient allés à Melun en revinrent sans
autre réponse, le peuple commença à s'animer, même contre eux ; et ils furent
obligés de se cacher. Déjà les Armagnacs se répandaient dans la campagne. Les
Parisiens crièrent à la trahison ; ils dirent que le duc de Berri était
d'intelligence avec ceux qui voulaient ruiner la ville. « Il a fait semblant
de désirer la paix, disaient-ils, mais c'était afin de nous amuser, et de
donner aux Armagnacs le temps d'entrer dans la ville pour la piller. » On
commença le guet aux portes ; on tendit les chaînes de la rivière, et le
corps de ville, cédant à la voix publique, s'en alla demander au roi, pour
capitaine, le comte de Saint-Pol qu'on avait obstinément refusé, depuis un
an. Le duc
de Bourgogne était ainsi dans une belle position[57]. Il avait la faveur de la ville
de Paris, l'approbation des gens sages ; la justice était de son côté.
C'était lui qui était le sujet fidèle, le vassal obéissant. Le roi lui avait
permis par des lettres du 12 août d'armer pour sa défense[58]. S'il eût voulu modérer son
emportement, temporiser, se plaindre doucement, laisser voir tous les torts
de ses ennemis, il aurait eu toute la force de la France, et aurait conservé
la faveur du roi et l'affection des peuples. Il sembla d'abord, par une lettre
qu'il écrivit à la reine pour se plaindre du défi et des provocations du duc
d'Orléans et pour s'en remettre à sa justice, que son intention était de se
conduire sagement. Mais au lieu de faire traiter les affaires publiques et
les siennes par des hommes prudents, courtois et modérés, il lâcha tout de
nouveau Pierre Desessarts, personnage bouillant, factieux et propre à mettre
toutes choses pêle-mêle. Cet
homme était rentré secrètement dans Paris ; par son conseil et ses menées, le
comte de Saint-Pol, dès qu'il fut gouverneur, fit expédier des lettres du roi
pour ordonner la levée d'une troupe de cinq cents hommes, sous le nom de
milice royale. Le soin de la former et la charge de la commander furent, à la
grande surprise des hommes sensés, confiées aux principaux bouchers de Paris,
les Legoix, les Saint-Yon et les Thiberts. C'était de grands partisans du duc
de Bourgogne ; ils s'étaient montrés fort ardents dans les séditions, et
cruels comme leur métier dans la guerre qui s'était faite l'année d'avant aux
portes de la ville. Du reste ces gens-là avaient grand crédit parmi le
peuple. La boucherie d'e Paris avait été donnée depuis fort longtemps à une
vingtaine de familles ; mais comme les femmes ni les bâtards n'héritaient
point du privilège, le nombre des maîtres bouchers était déjà fort réduit[59]. Ils étaient devenus riches et puissants
; le Parlement avait eu plus d'une fois à leur enjoindre de s'occuper par
eux-mêmes de leur étai. La boucherie avait ses officiers, ses règlements, sa
justice, et formait un corps considérable dans la ville. Les Legoix étaient
trois frères, maîtres de la boucherie de Sainte-Geneviève ; les Thiberts et
les Saint-Yon étaient de la grande boucherie près le Châtelet, et tenaient
tout le quartier des halles, qui était pour le duc de Bourgogne[60]. Ils s'associèrent un nommé
Caboche, écorcheur de bêtes à la boucherie de l'Hôtel-Dieu, plus méchant
qu'eux encore, et maître Jean de Troyes, chirurgien, qui était un homme de
beau langage et savait fort bien discourir[61]. Leur troupe se composait de
garçons bouchers, de chirurgiens, de pelletiers, de tailleurs et de toute
sorte de mauvais sujets. Ils
furent aussitôt les maîtres de Paris. Ils marchaient armés par les rues,
commettant mille désordres. Dès que quelqu'un leur déplaisait, ils criaient :
« C'est un Armagnac ! » l'assommaient sur l'heure, pillaient sa maison
ou le traînaient en prison pour qu'il se rachetât chèrement. Le receveur de
Chartres, homme de bonne réputation, ayant été mandé à la chambre des
comptes, vint à Paris, et fut tué dans la rue, sans nul autre motif que
d'avoir été signalé comme un Armagnac[62]. II ne faisait pas bon alors
pour les hommes nobles, de quelque parti qu'ils fussent de se trouver à Paris[63], et les riches bourgeois
vivaient aussi dans la crainte et le danger. Plus de trois cents s'en
allèrent à Melun avec Charles Culdoë, prévôt des marchands, qui ne pouvait
plus répondre de la tranquillité de la ville. Simon Cramault, archevêque de Reims,
l'un des plus sages hommes du conseil du roi, se retira[64]. L'évêque de Saintes, ayant été
soupçonné d'avoir dit que le duc de Bourgogne aurait dû demander pardon du
meurtre du duc d'Orléans, fut sur le point d'être massacré. Il ne dut la vie
qu'aux soins du comte de Saint-Pol. On
avait accordé l'entrée du conseil du roi aux chefs de la milice royale ; ils
pouvaient y rapporter les demandes des bourgeois et de la ville. Bientôt ils
dictèrent les résolutions du conseil ; leur troupe en assiégeait la porte, et
menaçait par ses clameurs. On
commença par faire résoudre que le roi, qui pour lors était malade, et le duc
d'Aquitaine quitteraient l'hôtel Saint-Paul, pour venir habiter le château du
Louvre, où ils se trouveraient plus en sûreté dans l'enceinte de la ville. La
reine fut suppliée de revenir à Paris avec ses enfants, mais sans le duc de
Berri, qui était devenu odieux. Charles Culdoë fut remplacé par Pierre
Gentien qui était pourtant un homme recommandable et estimé de tous. On eut
aussi la prudence de défendre de nouveau l'entrée de la ville aux princes des
deux partis et à leurs troupes, et il fut ordonné que les Parisiens se
garderaient eux-mêmes. Toutefois le dauphin fut contraint à envoyer en prison
les particuliers qu'on accusait d'être en intelligence avec les Armagnacs, et
à faire publier que tous ceux qui leur étaient favorables eussent à sortir de
Paris, sous peine de mort et de confiscation[65]. Ce qui
animait tout ce peuple, c'est que le duc d'Orléans avait déjà commencé la
guerre, et qu'il arrivait chaque jour d'horribles récits sur les dévastations
commises par ses gens d'armes, dans le Vermandois et la Picardie. Des députés
de ce malheureux pays furent envoyés au conseil du roi. «
Très-excellent prince, dirent-ils, la campagne va bientôt être déserte et
vide d'habitants ; ils s'enfuient vers les lieux cachés, ou se réfugient dans
l'enceinte des forteresses avec ce qu'ils peuvent sauver de leurs meubles et
de leurs troupeaux ; tout est livré à la fureur des gens de guerre. Ils ont
pillé leurs hôtes, enfoncé les coffres, maltraité les filles et les femmes ;
ils mettent à rançon les marchands qu'ils arrêtent sur les routes, et quand
ils en prennent qui sont bourgeois de Paris ou de quelque ville du parti du
roi, ils les tuent ; si, par hasard, ils les renvoient après les avoir
dépouillés, c'est en proférant mille blasphèmes contre le roi : Allez,
disent-ils, allez-vous faire voir à votre fou de roi ; allez demander
protection à ce pauvre idiot, à ce misérable captif. Souvent même ils leur
arrachent les yeux, leur coupent le nez, les oreilles, et leur disent Allez,
maintenant, montrer votre bonne mine à ces infâmes traîtres du conseil du
roi. Il y a une troupe de cinq cents Gascons, que le comte d'Armagnac et le
connétable avaient amenés à l'autre guerre, et qui ont toujours été amis des
Anglais. C'est maintenant Bernard d'Albret, chevalier hardi et entreprenant,
qui les commande. Ils ont déjà pris et saccagé la ville de Roye, qui est au
roi. Ils viennent de se saisir de la forteresse de Ham, qui appartient en
commun au duc d'Orléans et au comte de Nevers ; de-là ils se répandent sur
tous les environs[66]. » En même
temps, le duc d'Orléans prenait ses mesures pour approcher de Paris. Il mit
une forte garnison à Montlhéry. Sans cesse il parcourait, sous prétexte de
chasser et se divertir, le Valois et le Soissonnais, il allait de Coucy à
Melun., et même jusqu'à Corbeil. L'alarme saisit les paysans ; ils avaient
appris ce qui se passait ailleurs, et voyant que le roi ne pouvait ni les
défendre ni les secourir, ils demandèrent à s'armer ; on le leur permit. Ils
laissèrent la bêche et la charrue, s'armèrent de méchantes piques et de
bâtons ferrés, prirent la croix de Bourgogne, écrivirent : Vive le Roi !
sur leur bannière, et commencèrent à tomber sur les Armagnacs, lorsque
ceux-ci marchaient par petites compagnies. On les nommait les brigands ou les
piquiers, lorsqu'ils furent aguerris dans leur métier de vagabonds, ils
dévalisèrent tous les passants. Il en était toujours arrivé de même, lorsque,
dans d'autres temps, on avait réduit les habitants à quitter la vie des
champs pour se défendre. Les
choses ne pouvaient en demeurer là ; le duc de Guyenne assembla un nombreux
conseil. Le comte de Saint-Pol exposa que toute la France était partagée en
deux factions ; mais que l'une avait refusé d'obéir au roi, qu'elle insultait
sa personne et son autorité, qu'elle ravageait son royaume et massacrait ses
sujets : que l'autre, au contraire, n'avait montré que respect et soumission
au roi : qu'ainsi, il fallait qu'on s'unît avec elle pour exterminer au
plutôt la rébellion. Une telle résolution était grave, on en délibéra
plusieurs jours de suite ; mais les partisans du duc de Bourgogne étaient en
force : moitié persuasion, moitié violence, leur avis prévalut. Le duc de
Guyenne écrivit, le ter septembre, au Duc, au nom du roi[67]. Charles, par la grâce de Dieu, roi de
France, à notre très-cher et très-amé cousin le duc de Bourgogne, salut et
entière dilection. Nous sommes informés qu'en plusieurs lieux de notre
royaume sont très-grand nombre de gens d'armes et de traits, lesquels
pillent, dévastent et dérobent chaque jour notre dit royaume et nos bons et
loyaux sujets ; ont pris aucunes de nos villes et forteresses ; assiégé et
menacé d'autres ; ont tué ou rançonné gens ; bouté feu, forcé femmes mariées,
violé filles à marier, dérobé églises et moustiers, et font de jour en jour
toutes autres inhumanités, comme pourraient faire les ennemis de nous et de
notre royaume, dont très-grandes clameurs et pitoyables plaintes sont venues
jusqu'à nous. Voulant et désirant de tout notre cœur garder notre honneur et
notre seigneurie, et défendre nos sujets d'outrages, griefs, oppressions et
dommages, et les maintenir en paisible tranquillité, ayant compassion de
notre peuple qui a tant souffert : nous avons, après grande délibération et
sur l'avis d'aucuns de notre sang et de notre lignage, de ceux de notre
grand-conseil, d'aucuns de notre parlement et de notre chambre des comptes,
et d'autres notables de notre ville de Paris, conclu et ordonné de résister
de toute notre puissance à l'entreprise et mauvaise volonté des susdits et de
leurs fauteurs, adhérents et complices, et d'en faire justice et punition. « Et,
comme pour ce faire, il nous faut très-. grand nombre et très-grande
puissance de gens ; considérant que ce serait chose très-coûteuse que de s'en
procurer en aussi grande quantité, et aussi promptement que besoin est,
attendu les maux horribles que supporte journellement notre peuple ; comme
nous vous avons toujours trouvé bon et loyal, prêt à nous servir et à nous
aider en toutes nos affaires, et que nous avons en vous parfaite sûreté et
confiance, puisque vous êtes déjà tout préparé et fourni d'une grande armée
de gens de guerre, nous vous prions et requérons, même vous mandons et
commandons ; sur la foi, loyauté et obéissance, en tant que vous aimez
l'honneur, le bien et la conservation de nous, de notre lignée, de libre
royaume, que vous veniez le plus hâtivement que vous pourrez, nous servir, secourir
et aider, en chassant et débutant, par voies de fait, à force d'armés et de
puissance, lesdits gens d'armes et de traits, de nos villes et-pays. » Le roi
lui donnait ensuite pouvoir de mander et assembler tous les vassaux et sujets
de la couronne ; il leur commandait d'obéir en tout au duc de Bourgogne,
comme aussi à toute ville et forteresse de lui ouvrir leurs portes. Dès que
cette résolution eut été publiée, la milice royale et tout le peuple
adoptèrent le chaperon bleu, la croix de Bourgogne, et la devise de vive
le Roi ! En moins de quinze jours, plus de cent mille hommes prirent ces
signes de la faction bourguignonne ; les femmes même et les enfants les
portaient[68]. A ne les pas avoir, on courait
risque de passer pour Armagnac, et d'être jeté à la rivière, si l'on avait
quelqu'ennemi. Les violences recommencèrent contre les partisans d'Orléans.
Un jour, les Legoix et les Saint-Yon s'introduisirent violemment dans le
conseil du roi sans respect pour le duc de Guyenne qui y siégeait, et ils
demandèrent la permission de courir sus à tous les rebelles. Ils obtinrent ce
qu'ils voulaient, et des lettres du 9 septembre déclarèrent les serviteurs et
confédérés du duc d'Orléans, coupables de lèse-majesté et ayant encouru
confiscation de leurs biens. On s'avisa de leur appliquer l'excommunication
qu'Urbain V avait fulminée jadis contre les grandes compagnies du temps du
roi Charles V[69]. On prêchait en chaire contre
les Armagnacs. L'université, sur l'invitation du roi, écrivait et parlait
dans le même langage. On refusait le baptême à leurs enfants[70]. La folie était si grande,
qu'on brodait sur les ornements d'église la croix de Bourgogne, qu'on s'en
servait au lieu du crucifix, et qu'on avait changé la manière de faire le
signe de la croix. On ôtait aussi de leurs offices ceux qu'on tenait pour
suspects. Le sire de Hangest fut destitué de la charge de grand-maître des
arbalétriers. On aurait bien voulu traiter de même le connétable ; mais
c'était un si puissant seigneur, qu'on n'osa point pour cette fois. Cependant
le duc de Berri perdit la lieutenance de la Guyenne, qu'on donna au sire de
Saint-Georges. Ce prince était devenu l'objet de la haine des Parisiens ; ils
l'avaient pourtant, fort aimé, et lui avaient attribué la paix de Chartres et
de Bicêtre. Le duc de Bourgogne recommandait surtout qu'on ne le laissât pas entrer
dans la ville[71]. Aussi, lorsque le roi eut fait
engager la reine à revenir, et qu'elle se présenta avec le duc de Berri, il
lui fut signifié d'entrer seule. Alors elle retourna à Melun. Pour mieux
montrer leur aversion contre lui, ils saccagèrent et démolirent en partie son
hôtel de Nesle, sous prétexte que, touchant aux murailles de la ville, il
nuisait à leur bonne défense. Pendant
que les serviteurs du duc Jean s'étaient ainsi emparés de Paris par la
violence, leur maître, dont l'arrivée était si impatiemment attendue, se
trouvait dans de grands embarras. Aussitôt après avoir reçu les lettres du
roi, il s'était mis en campagne. Son armée était magnifique, toute la
noblesse de Bourgogne, de Flandre et d'Artois s'était rendue à ses ordres. Il
avait aussi demandé du secours aux bonnes villes de Flandre, et elles avaient
consenti assez volontiers à faire marcher leurs milices avec lui. Il y en
avait quarante ou cinquante mille, tous bien vêtus et bien armés à leur
manière ; nulle troupe n'était si, bien fournie de vivres et de toutes sortes
d'équipages de guerre[72]. Elle était suivie d'environ
douze mille charrettes de bagage. Il y avait un nombre considérable de ces
machines nommées des ribaudequins, espèces de grandes arbalètes que traînait
un cheval, et qui lançaient au loin des javelots avec une force terrible. Ils
amenaient aussi des planches garnies de longues broches de fer pour mettre en
avant de leurs bataillons. Quand ces gens des communes de Flandre campaient,
il, semblait, tant leurs tentes étaient belles et bien rangées, que les
bonnes villes elles-mêmes eussent été portées là. En marche ils étaient
séparés par villes et par métiers selon leur usage. Il n'y avait rien de si
orgueilleux que ces Flamands. Il leur fallait toujours les meilleurs logis,
et des vivres avant tous les autres. Souvent ils s'emparaient de la place et
des provisions que les hommes d'armes avaient déjà retenues, et ne tenaient
pas grand compte des nobles quels qu'ils fussent. Ils avaient mis dans leurs
; conditions avec le Duc, qu'on leur laisserait tout ce qu'ils prendraient ;
aussi n'y avait-il pas de troupe qui pillât plus à profit. Ils mettaient sur
leurs charrettes tout ce qui pouvait s'emporter. Le butin était encore un
autre sujet de querelle. C'était donc chose difficile de conduire les
Flamands et de les faire vivre paisiblement avec les autres gens de guerre,
surtout avec les Picards, qui ne souffraient point patiemment la rudesse de
leurs façons. Le Duc
se porta d'abord vers la ville de Ham où se trouvait le sire Bernard
d'Albret, le plus fameux capitaine des Armagnacs. Il voulut d'abord emporter
la place d'assaut ; une première attaque ne réussit point. Cependant il n'y
avait aucun moyen de résister aux machines qui lançaient d'énormes pierres
dans la ville ; Bernard d'Albret profita de ce qu'elle n'était pas encore
entièrement entourée, et sortit pendant la nuit avec les plus notables
bourgeois, ne laissant guère dans la ville que de pauvres gens. Alors les
hommes du Duc entrèrent ; ; les premiers furent les Picards, mais les
Flamands, s'y portant en grande foule, pillèrent et dépouillèrent amis et
ennemis. Bien que le Duc eût interdit les violences contre les personnes,
rien ne put arrêter la rudesse des Flamands ; ils enfonçaient les portes des
églises, où s'étaient réfugiées les femmes ; ils emportaient tout dans leurs
tentes et sur leurs charrettes, emmenant même des enfants pour qu'on les
rachetât. L'abbaye ne fut pas plus respectée ; on en enfonça les portes.
Heureusement quelques seigneurs parvinrent à sauver six ou sept des religieux
; ils arrivèrent auprès du Duc avec leur prieur qui marchait portant la
croix. Quand tout fut saccagé, les gens de Flandre mirent le feu, et presque
toute la ville fut consumée. Lorsque
les autres villes de la Somme surent la façon dont Ham venait d'être traitée,
l'alarme s'empara des habitants. Nesle, Chauny, Roye, envoyèrent humblement
leurs clefs au duc de Bourgogne, en le suppliant de les épargner. Il fit
jurer aux bourgeois d'être désormais fidèles au roi, et les reçut à merci. De
Roye, le duc de Bourgogne envoya messire Pierre Desessarts qui était venu
près de lui, porter cette nouvelle au dauphin. Il fut, comme on peut croire,
bien reçu des Parisiens, et remis dans sa charge de prévôt de la ville. Le duc
d'Orléans, de son côté, assemblait son armée. Il voulut avoir dans son parti
la reine et le duc de Berri, et alla à Melun le leur proposer. Il avait avec
lui le connétable, le comte d'Armagnac, et l'ancien grand-maître des
arbalétriers, mais ils ne purent réussir à les persuader. Les
gens d'armes du duc d'Orléans étaient t'ombreux aussi et en bel ordre. Il
avait avec lui, outre ses vassaux, les Gascons du comte d'Armagnac et de la
maison d'Albret, les Bretons, du comte de Richemont, les Lorrains du duc de
Bar et les Allemands du seigneur de Saarbrück. Toute cette noblesse marchait
fière et joyeuse comme si elle fût allée combattre les ennemis des lis ou de
la croix. Avec les chevaliers, qui étaient au nombre de six mille, on voyait
l'archevêque de Sens, Jean de Montaigu, dont les Bourguignons avaient saisi
les domaines, comme ceux aussi de son frère l'évêque de Paris. On n'avait
pourtant d'antre crime à leur imputer que d'avoir pleuré leur frère le
grand-maître d'hôtel. Il avait changé la mitre pour le casque et la crosse
d'évêque pour la hache de l'homme d'armes. Les
Orléanais s'acheminèrent vers Montdidier où le duc de Bourgogne avait réuni
ses forces. Jusque-là ils n'éprouvèrent d'autre résistance qu'à Senlis, où un
vaillant Bourguignon, le sire Enguerrand de Bournonville, tomba sur leur
arrière-garde. Les paysans armés les inquiétaient aussi et surprenaient leurs
bagages[73]. Le duc
Jean attendait encore son frère le comte de Nevers à qui il avait fait dire
de se hâter. Le comte faisait en ce moment la guerre à un des grands vassaux
de Bourgogne, Louis de Châlons, comte de Tonnerre, qui, après avoir enlevé
une fort belle demoiselle parente de la duchesse de Bourgogne, l'avait
épousée, bien qu'il eût une première femme. Pour éviter le ressentiment de
son seigneur, il lui fit déclarer qu'il ne se reconnaissait plus pour son
vassal, et qu'il allait prêter hommage au duc d'Orléans ; puis il entra à
main armée sur les terres de Bourgogne. Le comte de Nevers, pour s'en venger,
dévastait alors tout le comté de Tonnerre. Il laissa ce faible ennemi, et se
mit en route pour aller rejoindre son frère à Montdidier. Ces
deux grandes armées se trouvaient en présence, et personne ne doutait
qu'elles ne livrassent aussitôt, quelque grande babille. Les uns
s'affligeaient de ce que le sang de tant de braves chevaliers allait être
versé dans une guerre civile, et pour le malheur de la France ; les autres se
réjouissaient de cc que cette lutte, si pénible pour le peuple, allait enfin
finir par le sort des armes. Mais
les chefs du parti d'Orléans n'étaient pas d'accord[74] ; les uns voulaient combattre,
les autres voulaient attendre. Pour le duc de Bourgogne, au moment où il
disposait son armée pour recevoir ou livrer la bataille, il vit venir à lui
les capitaines des communes de Flandre. Ils venaient lui dire que leurs gens
voulaient s'en retourner sur-le-champ, disant qu'ils avaient fini leur temps.
Le Duc demeura confondu et désespéré ; il les conjura instamment de rester
encore huit jours avec lui, et de ne pas le quitter au moment où toutes les
forces de l'ennemi étaient là en présence. Les capitaines, touchés de la
demande que leur faisait si doucement leur seigneur, promirent leurs bons
offices auprès des communes. De retour au camp, on assembla les centeniers et
les connétables dans la tente de la ville de Gand, où se tenaient toujours
les conseils. La requête du Duc fut proposée ; les capitaines firent tous
leurs efforts pour qu'elle ne fût pas rejetée ; le conseil restait incertain
et divisé ; beaucoup disaient qu'ils avaient déjà servi le temps promis, que
l'hiver approchait, qu'il fallait absolument retourner chez soi. On se sépara
sans avoir rien conclu ; mais quand vint la chute du jour, les gens des
milices allumèrent de grands feux avec le bois qu'ils arrachaient aux maisons
du faubourg de Montdidier, puis chargèrent les bagages, et vers minuit se
mirent à parcourir le camp en criant : Aux armes. Le bruit en arriva
au Duc, qui envoya aussitôt quelques seigneurs flamands pour s'expliquer avec
eux. Ils les trouvèrent armés, et obstinés à ne vouloir rien dire de leurs
desseins. Le matin, à la pointe du jour, ils attelèrent leurs charrettes, et
tout= à-coup mirent le feu à leur camp, en criant : « Allons, partons. » Ils
prirent la route de Flandre. Le duc de Bourgogne monta aussitôt à cheval avec
son frère le duc de Brabant, et courut vers eux. Là, ayant ôté son chaperon,
il les supplia à mains jointes de ne point partir ; il leur demandait encore
quatre jours ; il les appelait ses compagnons, ses frères, les plus fidèles
amis qu'il eût au monde ; il leur promettait les plus beaux privilèges, leur
faisait remise de la taille à tout jamais. Le duc de Brabant les pria aussi
de ne pas refuser ces quatre jours à leur seigneur, qui les leur demandait si
instamment. Rien ne put les émouvoir, rien ne put vaincre leur volonté ; ils
ne répondaient rien, sinon en montrant la lettre qui fixait le terme de leur
service, avec le nom et le sceau du Duc apposés au bas ; ils finirent par
dire que, si conformément aux conditions de cette lettre il ne les ramenait
pas au jour marqué de l'autre côté de la rivière de Somme, ils lui rendraient
son fils, le comte de Charolais qui était à Gand, coupé par morceaux. Le duc
de Bourgogne, voyant qu'il n'y avait rien à gagner sur leur brutale
obstination, les apaisa par de bonnes et douces paroles, et, à son grand
dépit, fit sonner la trompette pour leur départ. Le mal ne se borna pas là ;
le feu qu'ils avaient mis à leurs tentes, gagna le reste du camp et en
consuma une partie[75]. Le
lendemain, les ennemis ayant appris cette retraite, envoyèrent quelques
coureurs contre l'arrière-garde, et s'emparèrent d'une portion des bagages.
Malgré tout le mal que lui faisaient les Flamands, il fallait que le Duc
dissimulât, et les traitât avec de grands égards. Ce n'était pas le moment de
recommencer les révoltes de Gand ; il repassa la rivière, ramena toute son
armée vers Péronne ; puis alla encore remercier les Flamands de leurs bons
services, et leur donna son frère le duc de Brabant pour les commander jusque
chez eux[76]. Ceux de Bruges et des villes
environnantes, en passant devant Lille, exigèrent, pour continuer leur route,
qu'on leur remît la grande peau de veau ; ils nommaient ainsi une énorme
feuille de vélin où était inscrit le consentement à la gabelle du blé, avec
les sceaux de cinquante villes ou bourgs. Il fallut la leur livrer ; ils la
déchirèrent en mille pièces. Le duc
d'Orléans aurait pu poursuivre les Bourguignons dans leur retraite
précipitée. C'était l'avis des plus jeunes d'entre les chefs ; mais ceux qui
avaient plus d'expérience décidèrent que, Paris étant le but de la guerre, il
fallait y marcher sur-le-champ, et y entrer. Ils songeaient à aller reprendre
leurs hôtels et leurs biens confisqués ; ils voulaient se dédommager en
mettant à rançon les riches bourgeois. Ce désir de vengeance, si publiquement
annoncé, ne fit qu'exalter le courage des Parisiens. On tint conseil à la
ville, et l'on résolut, tout d'une voix, de mourir plutôt que de perdre les
privilèges et les libertés de la ville, plutôt que de la livrer au pillage
des Armagnacs. Le
prévôt de Paris se mit à la tête des préparatifs de défense, et y montra
toute son activité. Les portes de la ville, les passages de la rivière furent
munis et gardés. Par bonheur, quatre cents lances bourguignonnes commandées
par Jean de Châlons prince d'Orange, qui allaient rejoindre le Duc, se
trouvèrent rejetées vers Paris. On leur confia la défense de la ville de
Saint-Denis ; bientôt arrivèrent les Armagnacs qui occupèrent la rive droite
de la Seine, comme l'année d'avant ils avaient occupé la rive gauche. Ils se
logèrent à Pantin Saint—Ouen Clignancourt, la Chapelle-Saint-Denis,
Aubervilliers, Montmartre, et firent encore plus de ravages que l'autre fois
; chaque jour on se battait aux portes, le comte de Saint-Pol et le prévôt
faisaient de vigoureuses sorties. Le
prince d'Orange se défendait aussi avec bravoure, et résistait à la fois aux
assauts et aux tentatives que l'on faisait pour lui persuader d'abandonner le
parti bourguignon. Enfin après plusieurs jours de résistance, il fut forcé de
traiter et obtint d'honorables conditions. Les Allemands, les Bretons et les
Gascons, s'étaient bien promis le pillage de l'église et des trésors de
l'Abbaye, mais la garde en fut confiée à l'archevêque de Sens, qui y entra
avec quatre cents hommes d'armes à pied, et veilla à ce que l'on fournît aux
soldats qui se présenteraient aux portes tout ce qui leur serait nécessaire. Deux
jours après, la trahison ou la négligence du sire Colin de Puisieux, qui
commandait la porte de Saint-Cloud, la livra aux Orléanais ; le sire de
Gaucourt s'en rendit maître par une surprise de nuit[77]. Ainsi
Paris se trouvait resserré de plus près ; on craignait de manquer bientôt de
vivres. On tremblait pour Charenton et Corbeil, qui assuraient les arrivages
du haut de la rivière. Plus le
siège se prolongeait et plus les Armagnacs 'éprouvaient de résistance, plus
leur rage s'accroissait ; le récit de leurs cruautés, sur les habitants de la
campagne, ne saurait s'imaginer. Les vieillards qui, sous les règnes précédents,
avaient vu tant d'horribles guerres civiles et étrangères, ne se souvenaient
de rien de pareil. Les paysans, animés par la terreur, le désespoir et la
vengeance, saisissaient le moment favorable, sortaient des bois, où ils
s'étaient réfugiés, et massacraient, avec non moins de férocité, tous ceux
qui leur tombaient sous la main. Les églises n'étaient pas respectées ;
non-seulement les Armagnacs les pillaient, mais il n'y avait sorte de
profanations auxquelles ils ne se livrassent. Ils foulaient aux pieds les
reliques pour emporter l'argent des châsses ; ils arrachaient les saintes
hosties des ciboires ou des ostensoirs, et les jetaient en la fange. En vain
les chefs en gémissaient et voyaient quel tort de tels excès faisaient à leur
cause, ils ne pouvaient rien empêcher. Les Bretons, et les Gascons surtout,
ne cherchaient dans cette guerre que le butin et les rançons. Ils voulaient,
en retournant chez eux, se trouver riches et y vivre à leur aise. Pendant
cette guerre, qui se passait aux portes de Paris, avec des succès partagés,
quelques hommes de l'armée des princes mirent le feu à la maison de campagne
de messire Pierre Desessarts, à Bagnolet. Il était alors plus cher que jamais
au commun peuple, qui voyait, en lui, le défenseur de la ville. Pour le
venger, Legoix le boucher fit une sortie avec sa troupe et alla brûler le
château de Bicêtre, que le duc de Berri avait passé sa vie à embellir. Ce fut
un grand chagrin pour les honnêtes gens ; car rien n'était plus magnifique
que cette demeure, surtout par les peintures. On n'en avait jamais vu de si
belles, ni relevées de plus excellentes dorures. On admirait surtout les
portraits du pape Clément, de plusieurs empereurs d'Orient et d'Occident, de
beaucoup de rois et de princes français. Les plus habiles peintres du temps
disaient qu'on n'en pourrait trouver de pareils, ni de mieux faits. Les
fenêtres du château étaient garnies de châssis vitrés, que les bourgeois
emportèrent chez eux, comme une grande rareté[78]. Le
temps pressait ; la ville était chaque jour serrée de plus près. Il était
instant que le duc de Bourgogne arrivât pour la délivrer. De son côté, il
n'avait rien oublié pour réparer le tort que venaient de lui faire les
communes de Flandre, et pour avoir une armée suffisante. Il en avait un moyen
assuré. Le roi d'Angleterre, voyant la France si malheureuse et si divisée,
avait jugé qu'il pourrait en tirer grand avantage, en s'alliant à un des
partis. Il lui semblait que c'était surtout avec le duc de Bourgogne qu'il
convenait de traiter ; il désirait conclure le mariage de son fils avec une
des filles du Duc ; aussi, lorsque les Orléanais lui firent demander du
secours, il répondit qu'il était trop engagé avec le duc de Bourgogne.
Cependant rien n'était encore arrêté, aucune condition n'avait été réglée.
Lorsque le duc Jean s'était mis en marche avec son armée, dans les premiers
jours de septembre, il avait déjà avec lui trois cents Anglais environ de la
garnison de Calais. Ce
recours aux ennemis du royaume causait une grande surprise et une vive
indignation à tous les bons Français. Chacun s'en expliquait librement, et
l'on disait que ce n'était assurément pas sans conditions : que le roi
d'Angleterre ne donnerait pas ainsi des secours sans avoir obtenu quelques
bonnes conditions, et l'on en supposait de très-honteuses. Le duc de
Bourgogne, suivant la rumeur publique, avait promis aux Anglais de leur
rendre la Guyenne et la Normandie, de leur faire hommage de la Flandre, de leur
livrer passage par Dunkerque, Gravelines et l'Ecluse. Le Duc,
offensé de ces bruits, écrivit, de son camp devant Ham, art duc d'Aquitaine
pour le conjurer de ne point ajouter foi à de telles calomnies, et de ne
point douter de sa fidélité aux intérêts du roi et de son royaume[79]. Maintenant
la retraite des Flamands rendait le secours des Anglais encore plus
nécessaire. Le roi d'Angleterre venait d'envoyer au Duc une ambassade
solennelle ; il la reçut à Arras, avec un grand accueil et combla les envoyés
de présents. Le comte d'Arundel, chef de cette ambassade, se mit sur-le-champ
à la tête de douze cents lances anglaises ; et le Duc reprit en toute hâte sa
marche sur Paris. Ce fut
une occasion pour le duc d'Orléans et son parti de répandre, plus encore
qu'auparavant, mille bruits injurieux au duc de Bourgogne touchant cette
alliance avec l'Angleterre. L'archevêque de Sens composa un écrit, où il
donnait pour assuré tout ce qu'on avait déjà débité dans le public. Mais le
dauphin et les Parisiens étaient dans un tel danger, qu'ils regardaient peu
de quel côté leur venait un secours si nécessaire. Toutefois, le duc de
Bourgogne se crut obligé d'écrire à toutes les bonnes villes, pour protester
de la pureté de ses intentions. Il n'avait voulu, disait-il, que délivrer
Paris et le roi, et n'avait consenti à aucune condition préjudiciable aux
intérêts et à l'honneur du royaume. Le Duc
arriva le 16 octobre à Pontoise ; il avait précipité sa marche afin de sauver
Paris, et il avait encore peu de forces avec lui. Le comte d'Armagnac proposa
d'aller aussitôt l'attaquer, avant que son armée entière eût pu le rejoindre
; ce conseil semblait aussi sage que hardi ; mais les plus anciens
chevaliers, le sire de Fontaine, le sire Le Bouteiller, furent d'avis contraire.
« Pourquoi diviser ainsi nos troupes, disaient-ils ; il faudrait ou
lever le siège de Paris, ou n'envoyer à Pontoise que trop peu de monde.
D'ailleurs, si les Bourguignons et les Anglais entrent à Paris, ils ne feront
qu'y accroître le désordre et hâter la famine. Le duc de Berri, avec deux
mille hommes d'armes, promet de se saisir du haut de la rivière ; nous aurons
bientôt réduit la ville ; c'est le seul moyen, car on voit assez qu'une si
grande cité ne peut être emportée, ni par armes, ni par assaut. » Leur
opinion l'emporta[80]. Le duc
de Bourgogne passa quelques jours à Pontoise, attendant que ses troupes
l'eussent rejoint. Pendant cet intervalle, un homme inconnu demanda un jour à
lui parler ; son apparence lui donna quelque soupçon, et il eut soin de
placer toujours un banc devant lui ; c'était en effet un assassin ; il tenait
un poignard caché dans sa manche ; les gens du Duc le saisirent, et il fut
aussitôt décapité. Lorsque
le Duc eut réuni assez de monde, il passa la Seine à Melun, le 22 octobre, marcha
toute la nuit, suivit la vallée de Jouy, et, le 23 au soir, arriva à la porte
Saint-Jacques. Toute la ville s'était portée au-devant de lui, avec des
transports de joie ; le conseil du roi, tous les seigneurs de la cour,
vinrent à sa rencontre. La milice royale des bouchers, sous le commandement
du prévôt de Paris ; le corps des marchands, à la suite du comte de Nevers,
s'étaient avancés jusqu'à une lieue à sa rencontre. Les rues furent
illuminées ; le peuple criait : Noël ! Son gendre, le duc de Guyenne,
le reçut à la porte du Louvre, et le mena aussitôt au roi et à la reine, qui
était entrée dans la ville depuis quelques jours. Dès le
lendemain, les Anglais excités par les clameurs de tout le peuple, firent une
sortie par la porte de Saint-Denis, avec le sire Enguerrand de Bournonville
et ses hommes d'armes Picards ; ils allèrent attaquer les Armagnacs à la
Chapelle-Saint-Denis ; le combat fut vif ; mais enfin l'avantage demeura aux
Anglais. Dès-lors, le duc d'Orléans vit que tout espoir de prendre Paris
était perdu. Le trouble se mit dans son parti, et l'on commença à taxer de
trahison les chevaliers qui avaient donné des conseils contraires au projet
du comte d'Armagnac. Il fallait maintenant songer à se défendre. Toutes les
troupes, qui étaient dans les villages, furent réunies dans Saint-Denis ; on
ne conserva que le poste de Saint-Cloud. Toute la rive droite de la Seine
devint plus désolée encore lorsque les gens de guerre furent rassemblés en
plus grand nombre. Pour se venger des brigands qui se cachaient, dans les
bois des environs, et tuaient tous leurs fourrageurs, ils mirent à feu et à
sang toute la vallée de Montmorency ; enfin, les chefs eux-mêmes cessèrent de
respecter la vénérable abbaye de Saint-Denis. Un matin, après la messe le
comte d'Armagnac entra, au réfectoire, où se trouvaient l'abbé et les
religieux, et leur parla en ces termes : « Vous
savez les peines et les travaux qu'ont supportés les seigneurs qui sont ici,
non pas dans un dessein d'ambition, comme le répète le vulgaire, mais pour
rétablir la justice du royaume dans sa splendeur, pour remettre le roi en
liberté, le tirer de la servitude où il est réduit. Tous les Français doivent
prendre part à une entreprise si juste et si agréable à Dieu ; c'est une
cause commune à la noblesse et au peuple. C'est pour cette cause que nous
avons amené cette armée composée de tant de seigneurs et d'une si brave
noblesse. L'argent que nous attendons n'étant pas arrivé, et les affaires ne
pouvant souffrir aucun retardement, les chefs ont résolu d'y suppléer avec le
trésor de la reine que vous avez en garde. Soyez assurés qu'elle n'en sera
point fâchée. D'ailleurs pour votre sûreté, messieurs les princes vous
donneront un reçu scellé de leur sceau. » Les
religieux, effrayés d'une telle témérité, demandèrent le temps d'en faire
parler à la reine et au duc de Guyenne. Sur ce mot de duc de Guyenne, le
comte d'Armagnac qui était le plus puissant seigneur de cette province, et
vassal direct de la couronne, s'emporta : « Dites le dauphin de Viennois,
répliqua-t-il, mais non pas le duc de Guyenne. » Puis faisant entrer ses gens
avec des marteaux, il força les serrures et emporta l’argent et la vaisselle
de la reine, qui furent partagés entre les chefs. Les religieux craignirent qu'il
n'en arrivât autant au trésor de l'abbaye, dont les Armagnacs avaient murmuré
quelques mots. Alors on fit échapper secrètement ceux qui l'avaient caché et
qui seuls savaient le lieu, afin que personne ne demeurât qui pût le
découvrir[81]. Maintenant
les Parisiens, encouragés par la présence du duc de Bourgogne, se livrèrent
de plus en plus à leur haine contre les Armagnacs. Ils avaient fait tant de
mal tout autour de la ville ; ils s'étaient montrés si présomptueux et insolents,
qu'on ne saurait imaginer l'horreur qu'ils inspiraient à tout le peuple.
L'excommunication prononcée contre eux, et que chaque dimanche on lisait dans
toute la France au prône de la messe paroissiale en éteignant les cierges et
sonnant les cloches, les profanations dont ils s'étaient rendus coupables et
qui semblaient devoir appeler sur eux la colère céleste, contribuaient
beaucoup à entretenir cette aversion furieuse. Elle était générale ; il n'y
avait pas une des villes du royaume qui ne les abhorrât, comme s'ils eussent
comploté la ruine et l'incendie de chacune. Les gens de bon sens s'étonnaient
d'une telle opinion ; car elle ne pouvait être attribuée uniquement à l’amour
pour le roi, ni à la préférence qu'on accordait aux Bourguignons, puisque
ceux-là aussi étaient très-funestes. La
disposition des esprits était si absolue, que l'archevêque de Sens, voyant
combien les affaires de son parti allaient mal, chercha, par le moyen de
plusieurs de ses anciennes relations avec l'université, le Parlement et le
conseil du roi, à savoir si quelque accommodement serait possible. Personne
dans Paris n'osa même en parler de peur d'irriter la fureur du peuple. Le
mépris se joignit bientôt à la haine ; surtout après qu'une entreprise sur
Senlis, conduite par le sire Bernard Desbordes, un des plus vaillants hommes
de l'armée orléanaise, eut été repoussée par la garnison. Toute faible
qu'elle était, à l'aide des brigands, elle surprit ou dispersa tous les
hommes de cette expédition. Le duc
de Bourgogne était vivement pressé de chasser enfin les Armagnacs. Le S
novembre, il sortit dans la nuit par la porte Saint-Jacques avec seize cents
hommes environ choisis par les dizainiers, dans la milice de Paris, avec les
Anglais du comte d'Arundel, et ses propres hommes d'armes commandés par
Enguerrand de Bournonville et Aimé de Viry. Il avait avec lui les plus grands
seigneurs et les meilleurs chevaliers de France, de Bourgogne et de Flandre,
les comtes de Nevers, de la Marche, de Vaudemont, de Penthièvre, de Saint-Pol
; le maréchal Boucicault, le sire de Vergy, maréchal de Bourgogne ; le sire
de Helly qui venait d'être fait maréchal de Guyenne ; les sires de
Saint-Georges, de Ghistelles, de Fosseuse, Regnier Pot, gouverneur du
Dauphiné, le sénéchal de Hainaut[82]. Enfin, il marchait avec dix
mille hommes de toutes armes, tous en disposition de bien faire ; il arriva
de grand matin devant Saint-Cloud, que les Armagnacs avaient fortifié au
point de le croire imprenable. La garnison était commandée par le sire de Combourg,
seigneur de Bretagne, par messire Guillaume Le Bouteiller, et messire Mansard
du Bois. L'attaque commença avec une vivacité extraordinaire ; en peu de
temps, les Parisiens firent une brèche et entrèrent dans la ville ;
Enguerrand de Bournonville et les Anglais y pénétrèrent presque en même temps
; on combattit dans les rues ; les Gascons se réfugièrent dans l'église et
dans la tour qui défendait le pont, et là, résistèrent encore longtemps. Le
duc d'Orléans, sur la nouvelle de cette attaque quitta Saint-Denis, et vint
avec ses gens. Mais la rivière était entre deux, et les traits ne pouvaient
arriver à l'autre bord. D'ailleurs le duc de Bourgogne était sur la hauteur
avec le reste de son armée en bataille, prêt à secourir les assaillants. Le
duc d'Orléans fut donc seulement témoin de la destruction de sa garnison, qui
fut toute massacrée, prise ou noyée en cherchant à aller le rejoindre. Parmi
les prisonniers, se trouva Colin de Puisieux, celui qui avait livré
Saint-Cloud. On le reconnut déguisé en prêtre dans le clocher de l'église. Il
fut amené à Paris. La rage du peuple était terrible contre lui. On lui
attribuait une grande part des maux qu'avaient soufferts la ville et les
environs. Le roi l'acheta à celui qui l'avait pris. II avoua son crime, qu'il
avait commis à la persuasion de sa femme. Il eut la tête tranchée avec cinq
hommes qui furent condamnés comme ses complices. Son corps fut écartelé et
ses membres exposés sur les principales portes de Paris. Sa femme était
grosse ; on la mit en prison pour être exécutée après ses couches.
Heureusement la pauvre créature mourut en mettant son enfant au monde. Cependant
les princes du parti d'Orléans revinrent en toute hâte à Saint-Denis. Il n'y
avait pas de temps à perdre pour faire retraite ; elle commença sur-le-champ.
Pendant la nuit même, pour comble de désastre, le pont de bois qu'ils avaient
jeté sur la rivière se rompit, et les retarda. On fut surpris que les
Bourguignons ne profitassent pas de l'occasion. Il leur était facile de
troubler cette fuite, et de tomber au moins sur l'arrière-garde. Il n'en fut
rien. Le prévôt, bien qu'il sût ce qui se passait à Saint-Denis, fit tenir les
portes de la ville fermées jusqu'à midi. Les
religieux qui avaient remercié la providence d'être ainsi délivrés des
Armagnacs, au moment même ail ils venaient de résoudre que l'on s'emparerait
du trésor de l'abbaye, se trouvèrent tout-à-coup plus malheureux encore ; les
Anglais, les Picards et les Parisiens, non conteras de s'être emparés des
bagages de l'armée ennemie et de tout le butin qui y était chargé, entrèrent
de force dans le monastère. Ce furent deux chevaliers picards, les sires du
Ront et Robinet de Fretel, qui en donnèrent l'exemple ; ils furent suivis des
gens du sire de Helly. On pilla les appartements des religieux ; on emporta
les tasses, la vaisselle, tous les meubles. Pour sauver le trésor et ce qui
restait de l'argenterie de la reine, il fallut payer une grande somme
d'argent. Ce ne fut pas tout, l'abbé de Saint-Denis fut pris et emmené par
des hommes d'armes ; on l'accusait d'avoir reçu le duc d'Orléans et de s'être
montré favorable à son parti. Le sire Robinet de Fretel fut d'abord laissé à
la garde de l'église ; mais au lieu de ce rude chevalier, les religieux
demandèrent qu'on leur donnât pour gardien un bon bourgeois de Paris, nommé
Pierre Auchier, qui les traita avec beaucoup de respect et de douceur[83]. Peu de
jours après l'arrivée du duc de Bourgogne, il avait été tenu un grand conseil
où avaient été appelés les princes, les principaux seigneurs, les évêques
présents à Paris, des députés de la chambre des comptes et de l'université,
le prévôt de Paris, le prévôt des marchands et les plus notables bourgeois.
Là, avaient été expédiées au nom du roi, des lettres où, après avoir rappelé
la désobéissance et la révolte des princes, et les maux horribles qu'ils
faisaient dans le royaume : après avoir rapporté que sur son mandement
exprès, le duc de Bourgogne était venu les combattre avec ses gens d'armes et
de trait : le roi, considérant la grandeur et la difficulté de l'entreprise,
les dangers qui pourraient suivre des lenteurs et (les délais ; la célérité
et la vigueur nécessaires en pareille occurrence ; se confiant à la
prud'homie, la loyauté, la diligence, au grand sens, à la force et à la
vaillance de son cousin le duc de Bourgogne ; sachant le courage qu'il
mettait à cette besogne ; d'autre part, le roi voyant qu'il n'y pouvait
vaquer lui-même personnellement, et que son fils, le duc de Guyenne, ne
pouvait non plus s'en occuper suffisamment, à cause du grand nombre d'autres
affaires qu'il avait à expédier : commit, ordonna et députa ledit cousin pour
aviser, conduire et mettre à bonne et prompte fin et conclusion, par la grâce
de Notre-Seigneur, cette affaire, de telle sorte que l'honneur et la force en
demeurassent à la couronne[84]. En
conséquence, le Duc avait reçu tout pouvoir de commander à tous les officiers
quelconques, à tous les gens du conseil, ce qu'il trouverait bon, expédient
et profitable ; il était enjoint à tous de lui obéir aussi bien qu'au roi et
au dauphin. Le Duc
trouva à propos de faire expédier des pouvoirs exactement pareils au duc de
Bretagne, qui n'était point présent, et n'en fit aucun usage. Revêtu
ainsi de toute l'autorité, le Duc commença à poursuivre ses ennemis à
outrance. Son armée fut divisée en plusieurs corps séparés pour aller
exécuter les confiscations prononcées contre les princes et les seigneurs du
parti d'Orléans. Le comte de Saint-Pol fut envoyé pour saisir le comté de
Coucy ; messire Philippe de Cervolles, le comté de Vertus ; le sire
Enguerrand de Bournonville alla à Dreux ; le sire de Helly, en Poitou et en
Guyenne, pour s'emparer des terres du connétable ; le sire Aimé de Viry, en
Beaujolais et dans les terres du duc de Bourbon. Nonobstant l'hiver, ces
diverses troupes furent mises en marche. Pour
faire faire au duc de Guyenne ses premières armes, le Duc résolut de le
mener, avec les Anglais et les Parisiens, assiéger Étampes[85]. La ville se rendit
sur-le-champ, mais le château était très-fort, assis sur le roc, et le
vulgaire regardait comme impossible de le miner. Un chevalier d'Auvergne,
nommé le sire de Bosredon, serviteur du duc de Berri et fort aimé de ce
prince, s'y était enfermé ; il refusa de rendre sa forteresse, et le nom du
duc de Guyenne ne lui sembla pas le dégager du serment qu'il avait fait à son
maître. On fit venir de grandes machines de Paris, et l'on força le château ;
mais le chevalier se réfugia dans une tour si haute et si solide, qu'elle
bravait tous les efforts des assaillants. Les dames, qui s'y étaient
réfugiées, se montraient sur le haut du rempart ; pour railler les
Bourguignons, elles tendaient leurs tabliers comme pour recevoir les pierres
que lançaient les machines, et qui ne pouvaient atteindre jusqu'à la hauteur
de la muraille. Le duc de Guyenne et l'armée bourguignonne en avaient grand
dépit. On était prêt à renoncer à l'entreprise, lorsqu'un bourgeois de Paris,
nommé Pierre Roussel, dit qu'il voulait empêcher que le fils du roi reçût un
tel affront à son premier fait d'armes. Il construisit au pied de la tour un
réduit avec des poutres de chêne qui résistaient aux pierres que faisaient
rouler les assiégés, quelqu'énormes qu'elles fussent ; les ouvriers, ainsi
garantis, travaillèrent à démolir la muraille ; elle avait dix pieds
d'épaisseur ; on creusa dessous en la soutenant avec des pans de bois. Il ne
restait plus qu'à y mettre le feu, et la tour se serait écroulée. Le sire de
Bosredon se rendit alors ; revêtu d'une robe magnifique de velours brodé d'or
et de pierreries, que lui avait donnée le duc de Berri, il vint se jeter aux
pieds du duc de Guyenne ; le jeune prince, touché de sa valeur, lui fit grâce
de la vie ; la garnison fut prise à discrétion, et on la fit promener, les
mains liées derrière le dos, dans les rues de Paris. De-là,
le duc de Guyenne alla assiéger Dourdan, qui se rendit. Puis la saison étant
déjà avancée, il revint à Paris. Les Anglais, dont le secours n'était plus
nécessaire, furent congédiés avec des présents magnifiques et de grands
témoignages de reconnaissance. Le Duc avait déposé d'avance la somme
nécessaire pour leur solde, qu'il avait empruntée à des marchands de Paris ;
elle ne suffit pas : les finances de Bourgogne et de France étaient épuisées,
il lui fallut mettre aussi ses joyaux en nantissement chez un riche
trafiquant de Lucques, établi à Paris[86]. On
apprenait que, de tous côtés, les troupes envoyées contre les Armagnacs
obtenaient des succès. Les villes ouvertes se rendaient, les forteresses
succombaient après plus ou moins de résistance ; celle qui en fit le plus,
fut le château de Coucy, dont les murailles étaient d'une épaisseur
merveilleuse, et que défendait le sire Robert d'Esne. On faisait aussi
beaucoup de prisonniers d'importance : le sire d'Hangest, grand-maître des
arbalétriers, le comte de Braine, le comte de Roucy, et d'autres, tombèrent
entre les mains du duc de Bourgogne. Les enfants du duc de Bourbon furent
enlevés dans un de ses châteaux, au comté de Dreux, par le fils du sire de
Croy ; il les prit pour otages, à cause de son père que le duc d'Orléans
retenait encore en prison. Le sort
de ces prisonniers était triste ; le duc de Bourgogne était dur et cruel ;
ses partisans étaient poussés d'un esprit de fureur ; aucun espoir de traiter
ne les arrêtait. Les prisons de Paris étaient pleines de malheureux
Armagnacs, qu'on y laissait mourir de froid, de faim, de maladie ; on leur
refusait les derniers sacrements ; même, après leur mort, on les traitait
comme excommuniés ; leurs corps étaient jetés tout nus dans les fossés de la
ville et dans le marché aux pourceaux, où ils servaient de pâture aux
animaux. La vie
des chevaliers et des seigneurs de distinction, pris par les Bourguignons,
n'étaient pas même en sûreté, hormis pourtant les prélats et abbés, qui en
étaient quittes pour de fortes rançons. Plusieurs périrent sur l'échafaud ;
Jean de Brabant, frère de l'amiral Clignet de Brabant ; Pierre de Famechon,
qui était un serviteur fort aimé du duc de Bourbon, furent décapités. De tous
ces supplices, celui qui inspira le plus de pitié et d'indignation, ce fut
celui du sire Mansart Dubos, qui avait été pris à Saint-Cloud. C'était un
vaillant chevalier picard ; il était vassal du duc de Bourgogne, mais s'étant
mis au service du duc d'Orléans, il avait toujours montré assez publiquement son
horreur pour l'assassinat de son maître. Dans sa prison marne, il exprima les
mêmes sentiments, et refusa la grâce qu'on lui offrait sous condition de
faire serment au Duc. Il persista à dire qu'il n'avait rien fait contre le
roi, ni rien qui pût exiger de pardon ; il fut mis à la torture ; on
l'interrogea sur les desseins des princes. Il répondit que, dans leur
conseil, il s'était opposé à la dernière prise d'amines, et à l'attaque
contre la ville de Paris ; mais qu'une fois la guerre résolue par sou maître,
il avait dû y montrer d'autant plus d'ardeur, qu'il l'avait blâmée auparavant[87]. Il fut condamné à avoir la
tête tranchée. Au jour marqué, il était à dîner avec les autres prisonniers ;
la charrette arriva devant la porte ; et le bourreau l'appela à haute voix. «
Mes amis, dit-il, on m'appelle pour mourir, et j'en remercie Dieu. Je ne
crains pas la mort, aussi-bien devait- elle venir un jour ou l'autre, et Dieu
me préserve de renoncer, pour l'éviter, à la cause que j'ai défendue. Adieu,
mes amis, priez pour moi. » Il les embrassa, fit le signe de la croix,
descendit d'un pas ferme, et traversa la ville sur la charrette avec une
contenance tranquille. Sur l'échafaud, il arracha lui-même ses vêtements, et
présenta la tête. Tout le peuple pleurait ; le bourreau attendri, le conjura
de lui pardonner. Le sire Mansard Dubois l'embrassa. On remarqua que ce
bourreau et quatre des exécuteurs, qui avaient mis à la torture ce bon et
brave chevalier, moururent dans la quinzaine. Autant
peut-être en serait arrivé à messire Charles d'Hangest, tout grand seigneur
qu'il était ; mais par bonheur le comte de La Marche s'étant laissé engager
trop avant avec un petit nombre d'hommes, avait été pris par les Orléanais, h
Janville dans la Beauce, et la crainte des représailles sauva le grand-maître
des arbalétriers. Dans cette rencontre de chevaliers, Guyot Legoix, un des
bouchers qui commandait la milice de Paris, fut tué les armes à la main ; il
s'était montré vaillant homme dans toute cette guerre, et il plaisait
beaucoup au peuple et aux hommes d'armes. Aussi lui fit-on d'aussi belles
funérailles que s'il eût été un comte ou un grand seigneur. Le duc de
Bourgogne lui-même suivit son convoi : les uns disaient que c'était fort bien
fait à lui d'honorer ainsi ceux qui le servaient, et que cela encouragerait à
se mettre de son parti. D'autres pensaient que ce Legoix n'avait rien fait
qui méritât cet hommage, et que son plus grand exploit avait été de brûler le
beau château de Bicêtre[88]. Vers le
milieu de janvier, le roi revint à la raison ; il fallut lui raconter tout ce
qui s'était passé de grand et de malheureux dans son royaume pendant le long
accès de maladie qui venait de l'affliger. Il était entouré de telle sorte,
qu'il dut trouver bon tout ce qui avait été fait. Son retour à la santé
n'était qu'un nouveau moyen de pouvoir entre les mains du duc de Bourgogne :
on se hâta de revêtir de son nom plusieurs actes importuns. Personne dans ses
conseils ni dans le Parlement n'eut le courage de s'opposer à une influence
qui portait tout à l'extrême et entretenait les désordres du royaume au lieu
de les apaiser. Le duc de Bourgogne était redouté, et chacun s'excusait en
disant que les suffrages n'étaient pas libres. Le roi commença par confirmer
toutes les condamnations et confiscations prononcées en son nom contre le duc
d'Orléans et tous les Armagnacs. Le duc de Bourgogne se fit nommer gouverneur
de la portion du Beaujolais et du comté de Tonnerre qui relevaient du roi, et
dont le duc de Bourbon et le comte de Tonnerre venaient d'être privés.
L'autre portion était sous sa suzeraineté, et déjà il s'en était emparé : il
en fit alors l'apanage de son fils le comte de Charolais, lui promettant le
reste, au cas où le roi le lui donnerait à perpétuité. On commença aussi à
dépouiller les seigneurs d'un parti pour récompenser ceux de l'autre. Messire
Charles d'Albret perdit l'office de connétable, et le comte de Saint-Pol
reçut l'épée de France. Il laissait vacante la charge de grand-maître des
eaux et forêts, elle fut donnée au prévôt de Paris qui céda sa place de
grand-bouteiller au sire de Croy. Le sire de Rambures fut confirmé dans la
charge de grand-maître des arbalétriers. On engagea aussi le vieux maréchal
de Rieux à se démettre à cause de son âge, et on le remplaça par le sire
Louis de Loigny, serviteur du roi de Sicile, qui venait d'arriver et se
prêtait à toutes les volontés du duc de Bourgogne. La
ville de Paris méritait bien aussi qu'on fit quelque chose pour elle ; elle
avait montré assez d'empressement contre les Armagnacs, et sa milice avait
combattu à Saint-Cloud, à Étampes et dans d'autres occasions, à l'égal des
meilleurs gens de guerre. Des lettres du roi, du 20 janvier, rendirent à sa
bonne ville de Paris toutes les libertés et privilèges avait jamais eus par
le passé. Le prévôt des marchands et les échevins furent remis à l'élection,
les assemblées du parloir aux bourgeois furent rétablies ; la ville eut sa
justice, son greffe, ses rentes, ses revenus, son hôtel. On
écouta en même temps les plaintes qui s'élevaient depuis quelque temps au
sujet des vexations que les bourgeois, soupçonnés d'être Armagnacs,
enduraient dans leurs personnes et dans leurs biens. Ils avaient présenté
requête au Parlement pour avoir justice ; la chose allait si loin, que des
amis de la famille Legoix se trouvaient poursuivis. On résolut de procéder
avec plus d'ordre, et en même temps de se procurer de l'argent, dont on avait
un besoin extrême. Des commissaires furent choisis dans les trois Etats du
royaume, dans le Parlement, la chambre des comptes, l'université,
l'Hôtel-de-Ville ; pouvoir leur fut donné de faire des informations,
d'entendre des témoins et de prononcer civilement en dernier ressort,
c'est-à-dire d'imposer des amendes à qui ils voudraient. Les procédures
étaient bientôt faites ; lorsque quelques commissaires disaient : « Celui-là
est riche, c'est un Armagnac, » il ne tardait pas à être rançonné. On ne
savait pas toujours ce que devenaient ceux qui étaient pauvres[89]. Cette
taxe était loin de suffire. Alors il fut, résolu de lever un impôt sur toutes
les villes du royaume ; Paris préféra continuer son service de milice. La
ville proposa de lever et d'entretenir un corps de mille hommes tirés de
chaque dizaine, pour mettre sous les ordres du prévôt, et cinq cents
pionniers conduits par André Roussel, ce brave bourgeois qui avait pris le
château d'Étampes. La
guerre et ses horribles ravages continuaient sur presque toute la surface du
royaume. Partout les Orléanais étaient défaits ; mais leur obstination était
extrême, comme aussi les rigueurs exercées contre eux. Les malheurs du peuple
allaient toujours croissant ; il fallait chercher le moyen d'en finir, et
pousser vivement la destruction complète de cette rébellion. On proposa au
roi de rassembler une forte armée, et de marcher en personne contre le duc de
Berri. Il hésitait encore, et ne pouvait croire, comme on le lui disait, que
son oncle se fût résolu à appeler les étrangers dans le royaume, mais il en
eut bientôt la preuve. Le baillif de Boulogne-sur-Mer envoya un messager au
conseil du roi pour apporter des papiers qui venaient d'être saisis. C'étaient
ceux d'un moine augustin nommé Jacques Legrand, qui passait pour l'homme le
plus éloquent de France. Sept ans auparavant, à la suggestion du duc de
Bourgogne il avait fait ce fameux sermon contre la reine, dont on avait tant
parlé. Depuis, il s'était attaché au duc de Berri ; c'était ce prince qui
l'envoyait en Angleterre pour y-conclure un traité et obtenir du secours. Par
précipitation, et pour mieux cacher son voyage, le moine avait laissé une
partie de son bagage ; on y avait trouvé ses papiers et ses instructions et
l'on se hâtait de les faire passer au roi. L'indignation
fut grande dans le conseil lorsqu'on vit quelles conditions les princes
offraient aux ennemis de la France. 1°. Ils
s'engageaient à livrer sur-le-champ au roi d'Angleterre toutes les villes,
châteaux et bailliages qu'ils tenaient encore en Guyenne et en Poitou. 2°. A
conquérir pour lui tout ce qui restait de ces deux provinces au pouvoir de la
France, et à lui remettre la Guyenne avec la même étendue que ses
prédécesseurs l'avaient possédée. 3°. Le
roi d'Angleterre promettait au duc de Berri de jouir, sa vie durant, de la
province de Poitou, à condition de lui en faire hommage. Le duc de Berri
livrerait même sur-le-champ Niort, Lusignan et Poitiers. Quant aux autres
forteresses, il y mettrait des gouverneurs qui feraient serment de les rendre
après sa mort au roi d'Angleterre. Le duc d'Orléans conservait le comté
d'Angoulême aux mêmes conditions, et le sire d'Armagnac le domaine direct de
ses châtellenies. 4°. Le
roi d'Angleterre s'engageait de son côté à donner aux princes un secours de
mille hommes d'armes et de trois mille archers qui devaient être payés
d'avance, selon un prix convenu. On
assura encore que dans les papiers de frère Legrand se trouvaient les projets
que les princes comptaient mettre à exécution pour se procurer de l'argent et
pour gouverner le royaume[90]. Ils voulaient, disait-on,
mettre une taxe générale sur tous les fonds de terre, établir une gabelle du
blé, confisquer toutes les terres non cultivées., contraindre désormais tous
les hommes non nobles à travailler de leurs mains, soit- à la terre soit à
d'autres métiers : établir un seul poids et une seule mesure pour tout le
royaume, renouveler toute l'université de Paris, confisquer la Lorraine, le
Luxembourg, la Savoie et la Provence. On peut
juger de la fureur que produisit la lecture de ces pièces quand elles vinrent
à la connaissance du peuple. Les femmes elles-mêmes parcouraient les rues en
proférant mille imprécations contre les princes qui vendaient ainsi la France
aux ennemis[91]. Pour
ajouter encore à cette rage universelle, le sire d'Ollehain, chancelier du
duc de Guyenne, certifia qu'il avait eu entre les mains des lettres qui
prouvaient que le dessein des princes était de détrôner le roi et son fils.
Le duc de Guyenne affirma au roi que ses lettres lui avaient été montrées, et
le duc de Bourgogne en fit voir une de Guichard, dauphin d'Auvergne, qui
racontait qu'à Bourges, le duc de Berri, le duc d'Orléans et le duc de
Bourbon, venaient encore de jurer entre eux la destruction du roi, du royaume
et de la bonne ville de Paris. Le
pauvre roi entendant tous ces rapports et les desseins furieux et criminels
que ses plus proches parents formaient contre lui et contre son peuple, se
mit à pleurer : « Ah, nous voyons bien leur méchanceté, dit-il, et nous
vous prions et requérons, vous tous qui êtes de notre sang, de nous aider et
conseiller contre eux ; cela vous touche autant que moi et tout le royaume. »
A ces mots, le roi de Sicile, le duc de Guyenne, le duc de Bourgogne et tous
les autres seigneurs du conseil, se levèrent, et mettant le genou en terre,
offrirent au roi leurs personnes et leurs biens ; ils le pressèrent de ne pas
perdre un moment dans une si grande affaire. Tout
cela se passait pendant les fêtes de Pâques, au commencement d'avril. Peu
après, le roi, résolu de partir, alla solennellement prendre à Saint-Denis
l'oriflamme que, pour la première fois, on déployait dans une guerre de
Français contre Français. Le porte-oriflamme était alors un vieux et noble
chevalier nominé le sire d'Aumont. Il n'avait pas encore été reçu dans sa
charge ni prêté serment ; il commença d'abord par communier dévotement, puis
le roi s'avança vers l'autel, et l'abbé de Saint-Denis, revêtu de ses
orne-mens pontificaux, lui adressa un beau discours où il lui rappela les
devoirs de la royauté, et lui, recommanda d'avoir, comme ses ancêtres,
confiance dans l'intercession des saints martyrs. Puis il remit le saint
étendard au roi. Pendant ce temps le sire d'Aumont était resté à genoux sans
chaperon ; il jura, sur le corps de Notre-Seigneur, de garder fidèlement
cette royale enseigne ; le roi la lui passa au cou, car c'était ainsi qu'il
la devait porter tant qu'on ne marchait pas à la bataille ; pour lors il la
devait déployer et arborer sur sa lance d'or. FIN DU TROISIÈME VOLUME
|
[1]
Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Juvénal.
[2]
Histoire de Bretagne.
[3]
Juvénal.
[4]
Monstrelet. — Gollut.
[5]
Juvénal.
[6]
Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet.
[7]
Le Religieux de Saint-Denis.
[8]
Monstrelet. — Lettres de grâce et d'abolition. — Le Religieux de Saint-Denis. —
Saint-Rémy.
[9]
Monstrelet.
[10]
Gollut.
[11]
Juvénal.
[12]
Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Juvénal. — Gollut.
[13]
Monstrelet. — Juvénal.
[14]
Histoire de Bourgogne.
[15]
Histoire de Bourgogne. — Chronique de Brabant.
[16]
Juvénal. — Le Religieux de Saint-Denis.
[17]
Monstrelet. — Histoire de Bretagne. — Histoire de Bourgogne.
[18]
Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Juvénal. — Histoire générale
du P. Anselme. — Gollut. — Journal de Paris.
[19]
Chronique, n° 10297.
[20]
Le Religieux de Saint-Denis.
[21]
Gollut.
[22]
Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Lettres du roi, 27 décembre 1409.
[23]
Ordonnances des rois de France.
[24]
Monstrelet. — Le Religieux de Saint-Denis. — Gollut.
[25]
Journal de Paris.
[26]
Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet.
[27]
Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Histoire de Bretagne.
[28]
Preuves de l'Histoire de Bourgogne.
[29]
Histoire de Bourgogne.
[30]
Le Religieux de Saint-Denis.
[31]
Juvénal.
[32]
D'Argentré.
[33]
Monstrelet. — Le Religieux de Saint-Denis.
[34]
Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Gollut. — Journal de Paris.
— Juvénal.
[35]
Le Religieux de Saint-Denis.
[36]
Journal de Paris. — Fenin.
[37]
Saint-Remy. — Monstrelet. — Journal de Paris. — Le Religieux de Saint-Denis.
[38]
Le Religieux de Saint-Denis.
[39]
Le Religieux de Saint-Denis.
[40]
Le Religieux de Saint-Denis.
[41]
Le Religieux de Saint-Denis.
[42]
Gollut.
[43]
Le Religieux de Saint-Denis. — Gollut.
[44]
Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Journal de Paris.
[45]
Preuves de l'Histoire de Bourgogne.
[46]
Le Religieux de Saint-Denis.
[47]
Gollut.
[48]
Meyer. — Gollut. — Heuterus.
[49]
Le Religieux de Saint-Denis.
[50]
Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet.
[51]
Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet.
[52]
Gollut.
[53]
Le Religieux de Saint-Denis.
[54]
Le Religieux de Saint-Denis.
[55]
Monstrelet.
[56]
Le Religieux de Saint-Denis.
[57]
Gollut.
[58]
Pièces justificatives de l'Histoire de Bourgogne.
[59]
Félibien, Histoire de Paris.
[60]
Monstrelet.
[61]
Juvénal.
[62]
Rapport fait au Parlement par Henri de Marie, premier président.
[63]
Monstrelet.
[64]
Le Religieux de Saint-Denis.
[65]
Le Religieux de Saint-Denis.
[66]
Le Religieux de Saint-Denis.
[67]
Pièces justificatives de l'Histoire de Bourgogne.
[68]
Juvénal. — Journal de Paris.
[69]
Juvénal.
[70]
Pasquier.
[71]
Juvénal.
[72]
Monstrelet. — Fenin. — Saint-Remy.
[73]
Le Religieux de Saint-Denis.
[74]
Monstrelet.
[75]
Monstrelet. — Fenin. — Saint-Remy. — Oudegherst.
[76]
Meyer. — Oudegherst. — Gollut.
[77]
Le Religieux de Saint-Denis.
[78]
Le Religieux de Saint-Denis. — Juvénal.
[79]
Rapin Thoyras. — Le Religieux de Saint-Denis.
[80]
Le Religieux de Saint-Denis.
[81]
Le Religieux de Saint-Denis.
[82]
Monstrelet. — Le Religieux de Saint-Denis. — Fenin. — Saint-Remy. — Juvénal.
[83]
Le Religieux de Saint-Denis.
[84]
Pièces de l'Histoire de Bourgogne.
[85]
Monstrelet. — Le Religieux de Saint-Denis. — Juvénal.
[86]
Histoire de Bourgogne.
[87]
Juvénal.
[88]
Juvénal. — Monstrelet. — Le Religieux de Saint-Denis.
[89]
Le Religieux de Saint-Denis. —Juvénal.
[90]
Monstrelet.
[91]
Le Religieux de Saint-Denis.