HISTOIRE DES DUCS DE BOURGOGNE DE LA MAISON DE VALOIS — 1364 -1477

TOME TROISIÈME. — JEAN-SANS-PEUR

 

LIVRE DEUXIÈME.

 

 

Traité de Chartres. — Le duc de Bourgogne gouverne. — Supplice du sire de Montaigu. — Les princes prennent les armes. — Ils campent devant Paris. — Paix de Bicêtre. — Nouvelle prise d'armes. — Faction des bouchers. — Commencement des Armagnacs. — Siège de Paris. — Guerre entre les princes.

 

DÈS que la nouvelle de la victoire du duc de Bourgogne fut parvenue à Paris, elle jeta dans un grand trouble la reine, les princes et les seigneurs qui venaient de se montrer si ardents contre lui. Ils s'étaient flattés qu'il n'était, plus à craindre, et voici qu'il allait revenir plus puissant et plus orgueilleux que jamais. Les rois de Sicile et de Navarre, le duc de Berri et le duc de Bourbon tinrent de grands conseils avec la reine. On ne savait que résoudre ; on voulut d'abord faire garder les passages des rivières et même les portes de la ville par des gens d'armes. Cependant les esprits s'échauffaient chaque jour davantage parmi le peuple et la bourgeoisie de Paris. Le duc de Bourgogne et sa victoire étaient hautement célébrés. On répandait le bruit que la reine voulait faire désarmer les Parisiens et enlever encore une fois les chaînes des nies ; on placardait des affiches menaçantes contre le prévôt des marchands. La reine se résolut à emmener le roi hors de cette ville séditieuse. Mais les secrets préparatifs qu'il fallait faire n'étaient pas achevés ; elle avait aussi besoin d'argent. Elle fit donc venir à l'hôtel Saint-Paul un grand nombre des principaux bourgeois ; lit, prenant conseil de la nécessité, elle leur parla avec plus de douceur et de caresse qu'elle n'avait coutume. Elle se plaignit des faux bruits qu'on faisait courir. Elle leur dit que, loin de vouloir leur ôter leurs chaînes, elle leur en achèterait deux fois davantage s'il le fallait : qu'elle se plaisait à les voir armés, et comptait sur leurs efforts pour maintenir la paix publique et servir le roi qui les aimait tant : elle espérait que toutes les villes du royaume qui, d'ordinaire, règlent leur conduite sur Paris, n'en recevraient que de bons exemples.

Le chancelier qui était présent leur adressa ensuite la parole avec plus de fermeté ; il leur dit que si la reine avait jugé à propos de mander des hommes d'armes, c'est qu'apparemment la chose avait semblé nécessaire. Quant aux discordes des princes, les bourgeois n'avaient point à s'en occuper et devaient s'en reposer sur la sagesse du roi[1].

Ces discours produisirent peu d'effet ; ils n'étaient point sincères, et la reine ne songeait qu'à faire partir le roi tout malade qu'il était ; elle craignait à chaque instant de voir arriver le duc de Bourgogne. Enfin, le 3 novembre, le roi passa la rivière aux Célestins, sous la garde de Montaigu, grand-maître de sa maison ; sur l'autre rive, à l'abbaye Saint-Victor, on trouva quinze cents hommes d'armes sous la conduite du duc de Bourbon. Dans cet appareil, on prit la route de Tours. Deux jours après, la reine partit avec le dauphin, le duc de Berri, les rois de Navarre et de Sicile et toute la cour. Le duc de Bretagne et ses hommes d'armes veillaient à la sûreté de leur voyage[2]. Ils allèrent à Gien où ils s'embarquèrent sur la Loire pour se rendre aussi à Tours.

Cette fuite redoubla les désordres. Les hommes d'armes pillaient de toutes parts et ne respectaient rien ; il n'y avait pas jusqu'aux prélats et gens d'église qui ne fussent obligés de voyager avec des escortes armées[3]. Paris tendit ses chaînes, et envoya avertir le duc de Bourgogne. Il était pour lors à Lille. Cet enlèvement du roi lui donna fort à penser, et dérangea ses mesures. Il se consulta avec son frère le duc de Brabant et le comte de Hainaut, son beau-frère, rappela ses hommes d'armes bourguignons qui étaient déjà en route pour retourner chez eux, et marcha sur Paris. Il y fit son entrée le 28 novembre, au milieu des acclamations du commun peuple qui criait Noël ! comme à l'entrée du roi. En vain quelques fidèles serviteurs représentaient à cette populace qu'elle pouvait bien, s'il lui plaisait, faire grand accueil au Duc, mais non, pas le recevoir avec les honneurs dus au roi seul. On n'écoutait rien ; on voyait toujours dans le duc de Bourgogne celui qui devait abolir les aides, la gabelle et tons les impôts qui grevaient le pauvre peuple[4].

Le Duc, n'ayant pas le roi entre ses mains, jugea qu'il était à propos de négocier. Il envoya aussitôt à Tours son beau-frère le comte de Hainaut avec une suite nombreuse de gens non armés ; il était accompagné des sires de Saint-Georges, de la Vieuville, avec le seigneur d'Ollehain son avocat.

Le traité fut rendu plus facile par la mort de madame Valentine duchesse d'Orléans. Elle était retournée à Blois, lorsqu'elle avait vu que la victoire du duc de Bourgogne lui ravissait encore une fois la juste vengeance qu'elle ne cessait de réclamer. Elle mourut consumée d'amertume et de chagrin. Sa vie n'avait pas été heureuse ; sa beauté, sa grâce, le charme de son esprit et de sa personne n'avaient réussi qu'à exciter la jalousie de la reine et de la duchesse de Bourgogne. Les tendres soins qu'elle avait pris du roi, avaient accrédité encore plus la réputation de magie et de sortilège qu'elle avait parmi le vulgaire. Elle avait aimé son mari, et il lui avait sans cesse et publiquement préféré d'autres femmes. Un horrible assassinat le lui avait enlevé, et toute justice lui était refusée ; son bon droit et sa douleur étaient repoussés par la violence. Sauf la première indignation que le crime avait produite, elle ne trouvait partout que des cœurs intéressés, des sentiments froids, ou une opinion malveillante. Dans les derniers temps de sa vie, elle avait pris pour devise : « Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien. » C'était grande pitié que d'entendre, au moment de sa mort, ses plaintes et son désespoir. Elle mourut entourée de ses trois fils et de sa fille. Elle fit aussi venir près d'elle Jean, fils bâtard de son mari et de la dame de Canny. Elle aimait cet enfant à l'égal des siens et le faisait élever avec le plus grand soin. Parfois, le voyant plein d'âme et d'ardeur, elle disait qu'il lui avait été dérobé, et qu'aucun de ses enfants elle n'était si bien taillé à venger la mort de son père[5]. Cet enfant fut le comte de Dunois.

On tint divers conseils à Tours sur les propositions du duc de Bourgogne ; on statua, pour premières conditions, qu'il ferait réparation publique au jeune duc d'Orléans, et s'abstiendrait, durant plusieurs années, de paraître devant le roi. Lorsque le comte de Hainaut revint à Paris, pour apporter ce projet d'accommodement, le Duc se tint pour fort offensé, et n'en voulut pas entendre parler. Le sire de Montaigu était venu aussi pour faire valoir et expliquer la délibération du conseil du roi ; le Duc refusa de l'admettre en sa présence, et lui imputa d'être le premier et principal auteur des discordes entre les princes. Cependant, à la persuasion du comte de Hainaut, il finit par donner audience au grand-maître. D'abord il lui parla avec beaucoup de rudesse et d'emportement, lui reprocha d'avoir enlevé le roi sans égard pour sa maladie, le chargea de mille crimes, s'étendit avec colère sur son mauvais gouvernement de l'état, et alla jusqu'à le menacer de le faire mettre à mort. Le grand-maître écoutait toute cette violence d'un air si humble, s'excusait avec tant de soumission, que le Duc s'avisa d'en tirer parti ; il se radoucit. « Je veux bien, dit-il, pour l'amour de Dieu, par respect pour le roi, en considération de mon beau-frère ici présent, oublier mes injures particulières et tous les mauvais offices que vous m'avez rendus, mais c'est à condition que vous ferez adopter par le roi, la reine et les princes, le traité dont je vais vous remettre copie ; soyez médiateur de la paix entre nous, à la bonne heure ! aussi bien sais-je qu'ils vous estiment tous, et se gouvernent par vos conseils[6]. »

Les menaces d'un homme tel que le duc Jean, avaient donné quelque frayeur au grand-maître ; depuis longtemps il s'affligeait de voir sa fortune et sa personne en butte à la haine de cette puissante maison de Bourgogne ; déjà, pour sauver sa 'famille et une part de ses biens, il était convenu d'échanger, avec le duc de Berri, ses belles terres de Marcoussis et de Châteauneuf, pour l'inaccessible château de Nonette, dans les montagnes d'Auvergne ; il se trouva trop heureux de cette occasion de faire sa paix, et ne manqua pas à la saisir. Il assura le Duc de tout son zèle, de tout son dévouement, et s'engagea, à genoux, par serinent, de demeurer attaché invariablement à ses intérêts. L'accord fut ainsi conclu, et le Duc retint Montaigu à dîner avec lui.

Il demeura donc chargé de toute cette affaire et retourna à Tours avec le comte de Hainaut.

Il trouva peu d'obstacles à faire adopter son projet d'accommodement. La maison d'Orléans, dont le chef était maintenant un jeune prince de seize ans, n'avait plus beaucoup de partisans parmi les seigneurs, et même dans la famille royale. Tout fut réglé comme voulut le grand-maître qui vint ensuite, avec les seigneurs bourguignons, rendre compte au duc de Bourgogne du succès de sa commission. Conformément à ce qui avait été convenu, ce prince quitta d'abord Paris pour faire preuve de soumission, et retourna à Lille le 1er février, où il commença à accommoder quelques différends qui s'étaient élevés entre son frère le duc de Brabant, et son beau-frère le comte de Hainaut, au sujet d'une somme d'argent que la dernière duchesse de Brabant avait prêtée au comte.

Pendant ce temps-là, les troupes que le duc de Bourgogne avait amenées à Paris et aux environs, y commettaient leurs ravages accoutumés, et achevaient de ruiner ce qu'avaient laissé deux mois auparavant les gens de la reine et des princes. Les Parisiens, désolés de tant de maux, envoyèrent le prévôt des marchands et quelques-uns des principaux de la bourgeoisie en députation au roi, pour le supplier de rentrer dans sa bonne ville[7]. Le roi, qui se portait mieux depuis la fin de novembre, les vit arriver avec contentement, leur fit le meilleur accueil, leur demanda familièrement des nouvelles de la ville et même de quelques bourgeois qu'il connaissait ; il prit plaisir à leur faire voir lui-même toutes ses pierreries, et ordonna qu'on les traitât à merveille.

Ils furent reçus d'autre sorte chez le duc de Bourbon : ce prince leur reprocha la satisfaction que beaucoup de gens de Paris avaient montrée de la mort du duc d'Orléans, et les royales acclamations dont on avait honoré le duc de Bourgogne son meurtrier. Après avoir parlé du mauvais vouloir de leur ville et de son peu de fidélité, il finit par leur remettre un projet écrit, des conditions que, selon lui, il fallait imposer aux Parisiens. Il voulait que les principaux bourgeois vinssent au-devant du roi, la corde au col en criant merci, et se soumissent à toutes réparations pécuniaires qu'on voudrait exiger.

Ils allèrent confier leur chagrin au roi qui leur témoigna encore plus de bonté, et leur promit de retourner à Paris dès qu'il le pourrait.

Le Duc y revint le 25 février pour se rendre de-là à Chartres, lieu fixé pour la conclusion du traité. Le roi et toute la cour y étaient déjà depuis le commencement de février. Le 2 de mars, le duc de Bourgogne se rendit avec six cents hommes d'armes, à Gallardon, près de Chartres. Le comte de Penthièvre son gendre le comte de Saint-Pol, le comte de Vaudemont et plusieurs autres grands seigneurs bourguignons l'accompagnaient. Le 6, son beau-frère le comte de Hainaut, d'après ce qui avait été réglé, vint à Chartres avec quatre cents lances et quatre cents archers, pour y demeurer chargé de la garde de la ville pendant l'entrevue. Le g, le duc de Bourgogne s'avança jusqu'au faubourg avec ses hommes d'armes, mais pour entrer dans Chartres il n'en garda que cent : ainsi le portaient les conditions arrêtées ; il alla droit à la cathédrale, prit son logement au cloître des chanoines, puis entra dans l'église. Le roi, la reine, le duc de Guyenne et toute leur suite y étaient déjà ; en avait élevé un grand échafaud à l'entrée du chœur, afin que tout pût se passer aux yeux du peuple, sans que la foule troublât l'ordre de la cérémonie. Le roi était sur son trône devant l'image de Notre-Dame ; il avait près de lui la reine et le dauphin, les rois de Sicile et de Navarre, les ducs de Bourbon et de Berri, le cardinal de Bar, et tous les plus grands seigneurs du royaume. Le grand conseil, une députation du parlement et de la chambre des comptes, le procureur général et les avocats du roi, le prévôt des marchands et les échevins, plusieurs bourgeois considérables avaient été mandés pour cette grande occasion[8].

Le Due s'avança et mit un genou en terre devant le trône, ainsi que son avocat le seigneur d'Ollehain. « Sire, dit l'avocat, voici monseigneur le duc de Bourgogne votre cousin et serviteur, qui est venu par-devers vous, parce qu'on lui a dit que vous étiez indigné contre lui, à cause du fait qu'il a commis et fait faire, sur la personne de monseigneur d'Orléans, votre frère, pour le bien de votre royaume et de vous. Il est prêt à vous le prouver et faire savoir, quand vous le voudrez ï pourtant mondit seigneur vous prie, tant et aussi humblement que possible, qu'il vous plaise ne conserver dans le cœur, ni colère, ni indignation, lui rendre votre bonne grâce, et le croire prêt à vous servir et obéir en toutes choses, sauf le plaisir de Dieu. »

Le Duc ajouta : « Mon très-redouté et souverain seigneur, ces paroles sont de moi et je vous supplie humblement de m'accorder la grâce que je vous demande. »

Alors le duc de Berri s'approcha de la reine et lui parla à voix basse ; puis, ainsi que le dauphin et les rois de Sicile et de Navarre, il mit un genou en terre devant le roi, en disant : « Sire, nous vous prions d'accorder la requête de votre cousin le duc de Bourgogne, et de lui pardonner. »

Le roi s'adressa pour lors au duc de Bourgogne. « Mon cousin, dit-il, pour le bien de notre royaume, pour l'amour de la reine et des autres du sang royal, ici présents, et aussi pour la loyauté et les bons services que nous espérons toujours trouver en vous, nous vous accordons votre demande, et vous remettons toutes choses. »

Cela fait, le roi demanda au duc de Bourgogne de se retirer, et ordonna qu'on fît approcher le jeune duc d'Orléans et son frère le comte de Vertus ; ils entrèrent avec cent chevaliers, dont on leur avait permis, comme au duc de Bourgogne, de se faire accompagner. Le roi leur fit part de ce qui venait de se passer et du pardon qu'il venait d'accorder ; il les requit de l'avoir pour agréable, et d'y consentir en leur nom, au nom de leur frère le comte d'Angoulême et de leur sœur madame Marguerite. Il leur annonça que le duc de Bourgogne allait lui-même les en prier.

Il rentra, s'avança vers eux, et son avocat parla en ces termes : « Monseigneur d'Orléans et Messeigneurs ses frères, voici monseigneur de Bourgogne, qui vous supplie de bannir de vos cœurs toute haine et toute vengeance, et d'être bons amis avec lui. »

Le Duc ajouta de sa propre bouche : « Mes chers cousins, je vous en prie. »

Les jeunes princes ne pouvaient retenir leurs larmes. Selon le cérémonial prescrit, la reine, le dauphin et les seigneurs du sang royal s'approchèrent d'eux, et les intercédèrent pour le duc de Bourgogne ; ensuite, le roi, du haut de son trône, leur adressa ces mots : « Mon très-cher fils et mon très-cher neveu, consentez à ce que nous avons fait et pardonnez. »

Le duc d'Orléans et son frère répétèrent alors, l'un après l'autre, les paroles prescrites par le traité. « Mon très-cher Seigneur, par votre commandement, j'accorde, je consens et j'agrée tout ce que vous avez fait, et lui remets toutes choses entièrement. » Le roi reprit la parole : « Et moi, je veux et commande que chacune des parties tienne ce que j'ai ordonné ; qu'ils soient bons amis ensemble, et que tous les parents, amis et serviteurs d'un et d'autre côté, ne demandent jamais rien aux autres ni pour le fait en question, ni pour aucune de ses suites. Nous leur défendons, en tant qu'ils peuvent craindre notre courroux, qu'ils aient jamais dissension, débat, ni division pour cette cause, mais que chacun pardonne à tous, comme aussi nous leur pardonnons ; excepté toutefois à ceux qui ont accompli ce fait sur la personne de feu notre frère, le duc d'Orléans. »

Le cardinal de Bar apporta ensuite la croix et les saints évangiles. Le duc de Bourgogne, les princes d'Orléans, le duc de Berri leur curateur, et les autres seigneurs du sang royal jurèrent d'observer la volonté royale.

Pour mieux sceller cette réconciliation, il avait été résolu que le mariage du comte de Vertus avec une des filles du duc de Bourgogne serait signé en même temps. Il s'engagea à lui donner une dot de quatre mille livres de revenu, et cent cinquante mille francs dont un tiers serait placé en terres, et le reste serait à la disposition du futur.

Les choses ainsi achevées et toutes paroles dites comme l'avait réglé le grand-maître Montaigu, on en dressa acte authentique sous forme de lettres du roi, qui furent aussi signées de tous les seigneurs présents, des gens du conseil, du parlement, et de la chambre des comptes.

Le duc de Bourgogne embrassa sa fille, madame Marguerite, femme du duc de Guyenne, prit congé du roi, de la reine et des princes ; puis, sans s'arrêter un moment à Chartres, pas même pour boire ni manger, il retourna à Gallardon avec tout son monde., Le duc d'Orléans et son frère reprirent en même temps leur route vers Blois, tristes de ce qui venait de se passer et de l'affront solennel que recevait leur bon droit. Plusieurs seigneurs en murmuraient hautement aussi, et disaient que dorénavant on saurait que l'on en était quitte à bon marché d'avoir versé le sang de la famille royale[9]. Toutefois la puissance de la maison de Bourgogne semblait si bien assurée pour le moment, qu'elle vit s'accroître le nombre de ses partisans. Le marquis du Pont, fils du duc de Bar, qui s'était jusque-là montré fort zélé pour la mémoire du duc d'Orléans, changea tout-à-coup, se raccommoda avec son cousin le duc Jean, et retourna dîner avec lui à Gallardon.

Cette paix qui semblait finir les malheurs du royaume, répandit beaucoup de joie à Paris et dans le vulgaire. Les hommes plus avisés voyaient au contraire que les discordes des grands du royaume étaient toujours subsistantes. La solennité du traité ne les rassurait pas ; ils savaient bien que, dans les querelles des princes, les serments, le respect de Dieu, l'honneur, la réputation, l'affection pour leurs sujets, en un mot toutes les choses, tant saintes qu'elles fussent, ne pouvaient suffire pour assurer de leur foi, et pour les empêcher de retourner à leurs brisées, dès que l'occasion se présentait[10]. C'était bien l'avis du fol du duc de Bourgogne ; en revenant de Chartres, il se jouait avec une patène ou paix d'église, la mettait dans sa fourrure, et plaisantait sur la paix fourrée. Beaucoup de gens trouvaient ce fol assez sage[11].

Deux jours après le duc Jean rentra à Paris. Ce séjour ne lui valait rien ; la faveur du peuple et l'ardeur de ses partisans ne pouvaient qu'exciter son ambition de commander et la cupidité des favoris qui l'entouraient.

Le roi tarda peu à revenir dans sa bonne ville de Paris. Il y fut reçu avec une joie et une affection qu'augmentait la récente conclusion de la paix. Deux cent mille personnes vinrent à sa rencontre en criant : Noël. Le duc de Bourgogne et le comte de Hainaut étaient sortis de la ville au-devant de lui ; la reine et les princes arrivèrent deux jours après.

En ce moment, les esprits étaient surtout occupés du concile qui s'assemblait à Pise pour mettre fin au schisme de l'Eglise. Tous les rois et les princes se trouvaient maintenant d'un commun accord, et se tenaient disposés à adopter ce qui serait résolu. Le duc de Bourgogne y envoya une ambassade qui s'y rendit avec l'archevêque de Besançon et les principaux ecclésiastiques de Bourgogne. Bientôt après, les deux papes furent déchus par jugement du concile, et un troisième fut nommé ; c'était Pierre de Candie, cardinal, archevêque de Milan, savant et saint homme, qui avait autrefois enseigné la théologie à l'université de Paris. Ce choix fut reçu en France avec grand applaudissement.

Le Duc pendant ce temps-là, après avoir réglé les affaires du royaume, de concert avec le duc de Berri et les rois de Navarre et de Sicile, partit pour Soissons où se célébrait le mariage de son frère le comte de Nevers, avec la demoiselle de Colley, fille de messire Enguerrand, qui avait péri à la croisade. Elle était nièce du duc de Lorraine et du comte de Vaudemont : c'était encore une alliance grande et profitable pour la maison de Bourgogne ; le Duc y déploya sa magnificence accoutumée. Il fit faire entre autre chose, seize robes écarlates, dont les manches et les chaperons étaient couverts de losanges d'or ; il en mit une et donna les autres à ses frères, à son gendre, et aux plus grands seigneurs de Bourgogne et de Flandre.

A cette époque, l'ordre et la paix n'étaient pas si bien établis clans le royaume, qu'un simple écuyer de Savoie, Aimé de Viry, d'une grande famille, mais peu riche, n'entreprit de faire la guerre au duc de Bourbon ; il rassembla les hommes d'armes de Savoie que le duc de Bourgogne avait congédiés après le traité de Chartres, et qui s'en retournaient ravageant tout sur leur passage ; avec cette troupe il entra dans le Beaujolais, surprit la forteresse d'Amberrieux et commença à mettre toute la contrée à feu et à sang[12]. Comme il avait plusieurs fois servi dans les armées du duc de Bourgogne, quelques-uns pensèrent qu'il était secrètement excité par ce prince ; en effet, depuis la mort du duc d'Orléans, le duc de Bourbon s'était déclaré contre le duc Jean. D'autres croyaient avec plus de motifs, que le comte de Savoie n'était pas étranger à cette entreprise, et qu'il voulait ainsi se venger du refus que faisait le duc de Bourbon de lui rendre hommage pour quelques places du Beaujolais. Au reste, Aimé de Viry alléguait une cause qui lui était toute particulière ; il prétendait que lorsqu'il était revenu d'une des guerres d'Italie, ses bagages chargés d'un riche butin avaient été pillés par les gens du duc de Bourbon.

Celui-ci manda sur-le-champ à tous les plus grands seigneurs de la famille royale et du royaume, qu'il les priait de lui amener sur-le-champ ce qu'ils pourraient rassembler d'hommes d'armes. Il était fort aimé, l'empressement fut grand. Les comtes d'Alençon, de la Marche et de Vendôme, le dauphin d'Auvergne, le comte de Richemont frère du duc de Bretagne, le sire Jean de Montaigu, lui fournirent près de vingt mille hommes. Son fils le comte de Clermont, avait déjà, à la tête d'une moindre troupe passé la Saône, et mis en déroute la compagnie d'Aimé de Viry.

A la première nouvelle de cette affaire, le duc de Bourgogne avait offert son entremise pour tout apaiser entre le duc de Bourbon et le comte de Savoie, qui venait aussi de désavouer hautement Aimé de Viry. Il fut convenu que le duc de Bourbon rendrait les hommages dus, et que le comte livrerait Aimé de Viry sous la condition secrète qu'il ne serait pas mis à mort. Le duc de Bourbon lui fit passer quinze jours dans un mauvais cachot, puis le fit amener en sa présence ; Viry se jeta à ses pieds en criant merci : « Tes crimes mériteraient une mort honteuse, lui dit le duc ; mais je veux, pour ma propre renommée, à cause de cette clémence qui distingue la royale famille de France, et surtout en l'honneur de ton maître le comte de Savoie mon cher neveu, montrer que je suis au-dessus d'une telle injure. » Le pauvre écuyer se trouva heureux d'en être quitte, et jura solennellement fidélité au duc de Bourbon.

Cette affaire empêcha le duc de Bourgogne de se rendre à Lille aussitôt qu'il en avait dessein. Il voulait y terminer la querelle du duc de Brabant- et du comte de Hainaut, qui commençaient déjà de recourir aux armes. Il avait aussi assigné ce lieu pour le combat en champ clos de Jean de Cornouaille, beau-frère du roi d'Angleterre, avec le sénéchal de Hainaut. Voyant qu'il ne pouvait aller à Lille, il les manda à Paris, où la joute se fit, en présence du roi, de la façon la plus pompeuse. Les pages du chevalier anglais étaient vêtus d'or et d'hermine ; et le sénéchal de Hainaut avait pour écuyers servants le duc de Brabant, le comte de Nevers, le comte de Penthièvre et le comte de Clermont. Au moment où les deux champions allaient courir l'un sur l'autre, le roi commanda qu'ils cessassent tout combat, et l'on publia une ordonnance qui défendait tout fait d'armes à moins que le combat n'eût été adjugé par la cour du Parlement, ou par le roi lui- même. On voulut faire cesser ces défis qui se multipliaient de jour en jour. Il n'y avait pas longtemps qu'un autre chevalier anglais était venu combattre à Paris, devant le roi, le sire de Bataille, chevalier breton. On les avait séparés après les premiers coups, lorsque l'Anglais avait été légèrement blessé[13].

Cependant le duc de Bourgogne voyait les princes d'Orléans se tenir loin (le la cour. Instruit de leur désir de vengeance et des mesures qu'ils semblaient prendre il n'oublia pas non plus d'accroître les forces du parti qu'il avait dans le royaume. Au mois de juillet, il signa un traité d'alliance avec le roi de Navarre, son cousin-germain, fils de Charles-le-Mauvais et de Jeanne, fille du roi Jean[14]. Les conditions furent que le roi de Navarre, en cas de guerre, aiderait le duc de Bourgogne contre la maison d'Orléans, et dans tout ce qu'il entreprendrait pour le service du roi et le bien du royaume. Le duc de Bourgogne, de son côté, s'engageait à maintenir au roi de Navarre le droit de lever des aides sur les seigneuries qu'il possédait en France, et à le secourir contre le roi de Castille ou le comte d'Armagnac.

Depuis quelque temps, dans toute la maison de Bourgogne, on s'apprêtait aux grandes fêtes qui allaient se célébrer à Bruxelles pour le mariage du duc de Brabant avec la fille unique du marquis de Moravie, de la maison de Luxembourg, nièce du roi des Romains, de Bohême et de Hongrie. Il y avait deux ans que le duc Jean négociait ce grand mariage pour son frère. Son chambellan, Regnier Pot, avait fait plusieurs fois le voyage de Bohême afin de conclure cette alliance, et y avait porté de riches présents en étoffes et en orfèvrerie, pour distribuer aux princes et princesses de cette cour. Un noble cortége de chevaliers bourguignons était allé chercher madame Élisabeth en Bohême, et venait de la conduire en Brabant[15].

Les réjouissances furent magnifiques. Toute cette nombreuse et puissante famille de Bourgogne s'y trouvait réunie avec une quantité de princes et de grands seigneurs. Le comte de Clermont, fils du duc de Bourbon, y vint, ce qui fut un sujet d'étonnement, car il tenait vivement le parti d'Orléans. On lui fit grand honneur, et lorsqu'il parut dans la lice du tournoi, le duc de Bourgogne lui-même et le comte de Nevers lui servirent d'écuyers. Aussitôt après le mariage, le duc de Bourgogne alla tenir son parlement à Lille, et se rendit arbitre entre son frère et son beau-frère dans la contestation qu'ils avaient pour le prêt de cent cinquante mille florins fait par la duchesse de Brabant.

De-là, il revint à Paris °il son autre frère, le comte de Nevers, venait de se faire une assez méchante affaire. Un sergent royal était allé lui porter une signification du duc d'Orléans à fin de comparaître au Parlement pour un procès qu'ils avaient ensemble. Comme le sergent revenait, après avoir rempli son office, il fut saisi sur la route et pendu à un arbre. Cette violence fut imputée aux gens du comte de Nevers. Le Parlement commença à instruire. Le duc de Bourgogne lit comparaître son frère, et il se justifia par témoins et par serment de la mort du sergent[16].

Une bonne intelligence apparente continuait toujours à régner entre ceux des princes qui avaient part au gouvernement. Mais le duc d'Orléans se tenait à Blois. De son côté, le duc de Bretagne était en guerre avec le comte de Penthièvre et avec sa mère. Il avait appelé les Anglais à son secours. Le duc de Bourgogne qui voulait défendre son gendre, et qui voyait que lui-même ne tarderait pas à être attaqué, se tenait de plus en plus sur ses gardes ; il manda à ses états de Flandre d'équiper des hommes d'armes et de les lui envoyer à Paris[17].

En attendant on s'occupait de fêtes et de réjouissances, comme on faisait toujours lorsqu'on n'était pas en guerre. Le Duc célébra, à Paris, l'anniversaire de sa victoire sur les Liégeois ; il venait de commander à Arras cinq grandes tapisseries rehaussées d'or et d'argent de Chypre, représentant les principaux événements de cette guerre si glorieuse pour lui.

Mais une fête qui eut de tristes conséquences, fut celle que le grand-maître donna pour la réception de son frère Gérard de Montaigu, évêque de Poitiers, chancelier du duc de Berri, qui venait d'être pourvu de l'évêché de Paris[18]. Ce fut la dernière des merveilleuses prospérités de Jean de Montaigu. Fils d'un notaire de Paris, ennobli par le roi Jean, en 1363, il avait d'abord obtenu la confiance de Charles V, et s'était successivement élevé au premier rang dans le royaume. Depuis plus de vingt ans il gouvernait tout en France, spécialement les finances. Sa fortune était devenue prodigieuse. Il possédait des terres considérables, et avait bâti le beau château de Marcoussis, qui surpassait les palais du roi. Son hôtel de Paris était superbe. Grâce à son crédit et à sa puissance, il avait élevé les siens à la plus haute position. Un de ses frères était archevêque de Sens et chancelier de France ; l'autre venait d'être nommé évêque de Paris. Une de ses filles avait épousé Jean, comte de Roucy, une autre Jean de Craon, seigneur de Montbazon, échanson de France ; la troisième était promise au vicomte de Melun. Enfin, au mois de juillet d'auparavant, il venait de marier, avec le plus grand éclat, son fils, âgé de onze ans seulement, avec la fille du connétable d'Albert, qui, de père et de mère, était cousine du roi. Ce dernier honneur acheva d'émouvoir contre lui la haine et l'envie de presque toute la cour. On s'indignait et l'on s'étonnait de sa fortune ; il semblait maintenant qu'elle n'avait été méritée par aucun motif. On disait que c'était un homme sans lettres et sans études. On se raillait de sa petite taille, de la pauvreté de sa mine, de sa barbe maigre et clairsemée, de son bégaiement. Il n'y avait pas en même temps de crimes, de méchantes menées qu'on ne lui imputât. Cependant sa faveur et son pouvoir ne faisaient que s'accroître il avait toute la confiance de la reine ; rien ne se faisait dans la maison du duc de Berri que par ses avis ; le duc de Bourbon et le comte de Clermont avaient pour lui la plus grande amitié ; il s'était réconcilié avec le duc de Bourgogne, le peuple de Paris l'aimait. Tout le rassurait, et il négligeait les conseils salutaires de ses amis.

Il déploya tant de faste à la cérémonie de la réception de son frère ; le repas qu'il donna au roi, à la reine, aux princes, à toute la cour, fut si splendide ; il y étala une telle quantité de vaisselle d'or et d'argent, que tous les convives en demeurèrent émerveillés ; ils pensèrent qu'un sujet ne pouvait honorablement tenir un si grand état, tandis que l'argenterie et la vaisselle du roi son maître étaient en gage chez des créanciers. Le duc de Bourgogne et le roi de Navarre tardèrent peu à conspirer sa perte. Après plusieurs conférences secrètes à l'abbaye Saint-Victor, avec leurs partisans et les principaux de la cour, ils firent résoudre qu'on allait procéder à une réforme générale des finances. Le roi était malade et hors de sens en ce moment ; la reine était à Melun avec le duc de Guyenne. On alla les trouver ; ils donnèrent leur consentement, mais ne voulurent pas revenir à Paris. Pour lors les princes s'emparèrent absolument des affaires ; les comtes de Vendôme, de la Marche et de Saint-Pol furent préposés pour se faire rendre compte par tous les receveurs ordinaires et extraordinaires. En même temps la ruine du sire de Montaigu fut résolue. En vain la reine et le duc de Berri essayèrent de le défendre ; le duc de Bourgogne était le plus fort dans le conseil. Son frère le comte de Hainaut, et le roi de Navarre, dont il disposait, n'avaient d'autre volonté que la sienne.

Le 7 octobre au matin, messire Pierre Desessart, que le Duc avait fait prévôt de Paris, accompagné des sires de Helly, de Roubaix et d'Utkerque, s'en alla arrêter le grand maître, au moment où il se rendait à la messe à l'abbaye Saint-Victor avec l'évêque de Chartres. « Je mets la main sur vous, de par le roi, » dit le prévôt. Montaigu eut un instant de surprise, mais répondit cependant : « Tu es bien hardi de me toucher, ribaud ! — Il n'en est pas comme vous croyez, répartit rudement le prévôt, et vous paierez, pour tout le mal que vous avez fait. » Puis il le mena en prison. Une émeute terrible s'éleva dans la ville, mais le duc de Bourgogne n'avait risqué ce coup hardi qu'après l'arrivée des gentilshommes qu'il avait mandés de Flandre. Le peuple fut dispersé par le prévôt.

Montaigu ne fut pas livré à la justice, mais à une commission prise dans les membres du parlement, et présidée par le prévôt. L'évêque de Chartres, et maître Pierre de l'Esclat, conseiller du duc de Berri, qui avaient été arrêtés avec Montaigu, furent relâchés en payant beaucoup d'argent. Pour lui, les supplications de sa famille et de ses nombreux amis, les démarches de ses puis-sans protecteurs, le mécontentement de la ville où des troubles semblaient prêts à éclater, tout fut inutile ; on l'appliqua à la torture, et on lui fit confesser tous les crimes qu'on voulut lui imputer. Après la sentence qui le condamnait à mort, il en appela au parleraient ; le parlement déclara que l'appel était nul. Il réclama les privilèges du clergé ; car étant clerc, n'ayant épousé qu'une seule femme vierge, ayant été pris en robe longue qui ne différait pas de l'habit clérical, il avait droit à ces privilèges. Rien ne fut écouté, et le 17 octobre, dix jours après qu'on l'eut arrêté, un mois tout au plus après le festin qu'il avait donné au roi et à toute la cour, il fut mené au supplice. On l'avait revêtu d'une robe mi-partie de rouge et de blanc, que quelques-uns trouvaient un symbole de sa conduite entre les deux partis. Il tenait entre les mains une croix de bois, qu'il baisait dévotement. Arrivé aux halles, sur l'échafaud, le bourreau le dépouilla ; il protesta de son innocence, et montra ses membres brisés par la torture. Les seigneurs, que les princes avaient envoyés pour assister à cette exécution, ne pouvaient retenir leurs larmes. Le peuple était ému d'une grande pitié. Le prévôt disait vainement que c'était au grand-maître qu'on devait attribuer la maladie du roi, les murmures n'en éclataient pas moins de toutes parts ; mais les hommes d'armes de Bourgogne étaient là pour contenir les mécontents ; on ne prit pas même le temps de lui lire sa sentence ; le bourreau lui trancha la tête : elle fut exposée sur une lance, et son corps pendu au gibet de Montfaucon. Son bel hôtel de Paris fut donné au comte de Hainaut. Son château de Marcoussis demeura d'abord aux mains du roi ; on y avait trouvé la vaisselle d'or et d'argent que Montaigu disait avoir mise en gage.

Les comtes de Vendôme et de La Marche, assistés d'hommes expérimentés du Parlement et de l'université, continuaient à s'assembler chaque jour à l'hôtel Saint-Paul pour procéder à l'examen des finances. On fit arrêter encore un assez grand nombre de gens. L'archevêque de Sens, frère de Montaigu, se rendait pour lors en ambassade à Amiens, pour traiter avec les Anglais de la prolongation des trêves ; on envoya un sergent avec ordre de le saisir. Mais le baillif de Clermont refusa de laisser exécuter l'exploit. L'archevêque parvint à se réfugier à Blois chez le duc d'Orléans qui le prit sous sa protection[19].

Les princes se firent apporter les registres de la chambre des comptes, et trouvèrent qu'on avait mis en marge des payements irréguliers : Nimis habuit, ou recuperetur. Au moyen de ces notes, on exigea une foule de restitutions. En même temps, on interdit, pour un temps, la chambre des comptes, ne laissant qu'un seul officier pour chaque office. Il y eut aussi plusieurs trésoriers destitués, et leur emploi fut donné à de riches bourgeois de Paris. Il importait beaucoup, en effet, au duc de Bourgogne et aux princes de son parti de se rendre la ville favorable. Tous ses privilèges lui furent rendus : l'élection de son prévôt des marchands, la garde des bourgeois, la nomination de leurs centeniers, cinquanteniers et dizainiers. On accorda à tout bourgeois natif de Paris le droit de posséder des fiefs en franchise, prérogative que n'avait aucun bourgeois dans le royaume[20].

Charles Culdoë, nouveau prévôt des marchands, vint, au nom de la ville, remercier les princes de tous ces bienfaits ; mais il demanda que, quant aux centeniers et chefs de quartiers, les choses demeurassent comme elles étaient. Les sages bourgeois craignaient que ce retour à un ancien usage ne ramenât les anciennes discordes, et ne devînt une occasion de partialité. « L'autorité du roi, disaient-ils, nous a maintenus en paix depuis beaucoup d'années ; nous sommes prêts à exposer notre vie et nos biens pour son service. Mais s'il advient quelque guerre civile entre les autres princes, nous ne voulons pas nous en mêler, ni embrasser aucun parti. »

En effet, toutes ces réformes si rigoureusement exécutées ne tendaient nullement au bien public ; Paris et ses environs étaient pressurés par les Bourguignons ; les confiscations de terres, d'argent, de vaisselle, étaient distribuées par le Duc aux seigneurs de sa cour. Le parti d'Orléans s'agitait de son côté, et réunissait des hommes d'armes : tout semblait annoncer de grands malheurs.

Le duc de Bourgogne congédia cependant la plus grande partie de ses troupes. Il avait si bien fait, que tout le pouvoir allait passer entre ses mains. Dans les premiers jours de novembre, les princes se rendirent à Melun, où étaient toujours la reine et le dauphin. Ils firent leur rapport sur les réformes qu'ils venaient de faire, et en obtinrent l'approbation. Ce fut alors que le duc de Bourgogne parvint enfin à se concilier la reine, qui avait été auparavant sa principale ennemie. Cette réconciliation fut ménagée par les soins et les bons offices de son beau-frère, le comte de Hainaut, qui était de la maison de Bavière. La reine fut surtout gagnée par le mariage de son frère Louis de Bavière avec la fille du roi de Navarre, veuve du roi d'Aragon. Le duc de Bourgogne fit donner au futur la terre et le château de Marcoussis. Pendant la célébration de ce mariage, un traité d'alliance fut signé entre la reine, son frère Louis de Bavière, le roi de Navarre, le duc de' Bourgogne et le comte de Hainaut : les deux derniers se portant forts pour leurs frères, le duc de Brabant et l'évêque de Liège.

Ce traité était conçu à peu près en ces termes :

« Nous, roi de Navarre, et ducs ci-dessus nommés, ayant égard à ce que monseigneur le roi a baillé et ordonné à madite dame le gouvernement des affaires du royaume, et le gouvernement et garde de M. le duc de Guyenne ; considérant les grands biens, honneurs et plaisirs, et la très-grande bénignité que nous avons toujours trouvés et trouvons en elle ; pour quoi nous sommes tenus et obligés à l'aimer, honorer et servir, à garder son honneur, sa personne, ses autorités et prérogatives, à les soutenir et défendre de tous nos pouvoirs.

« Et nous, reine regardant et considérant la très-grande, bonne et fervente amour, la loyauté et les très-grands et très-notables services et plaisirs, que nos très-chers et très-aimés frère et cousins, lesdits roi et ducs, ont fait à monseigneur et à nous, et que nous espérons qu'ils nous feront au temps à venir. » Pour ces causes, et aussi pour que nous, reine, nous demeurions toujours bénigne à nosdits cousins, pour être d'autant plus obligée et tenue à leur faire plaisir, et à les aide' en toutes leurs affaires, pour que les malveillants de nous et de nosdits frère et cousins, si nous en avons, ne puissent mettre entre nous aucun distord, dissension ou débat, par paroles, rapports ou autrement.

« Nous avons d'un commun accord et assentiment, après grand avis et mûre délibération, juré et promis, jurons et promettons : Nous, reine, par parole de reine, nous roi, par parole de roi, et nous ducs, et chacun de nous sur les saints évangiles de Dieu, et sur la vraie croix par nous touchée, de tenir, garder et accomplir les amitiés, points, alliances et articles qui suivent :

« 1°. Nous roi et ducs susdits, aiderons, défendrons et maintiendrons de nos loyaux pouvoirs, l'honneur et personne de madite dame reine, envers et contre tous, ainsi que les prérogatives et gouvernement que monseigneur le roi lui a donnés ou voudrait lui donner dans les affaires du royaume et la garde de monseigneur de Guyenne et ses autres en-fans.

« 2°. Toutes les fois qu'il plaira à madite dame de mander nous ou l'un de nous pour la conseiller et l'aider dans ses besognes ou affaires, nous viendrons vers elle, sans nulle faute, à moins d'empêchement, raisonnable.

« 3°. Ce que nous aurons conseillé à ladite daine, et qu'elle aura résolu, nous l'aiderons à l'exécuter.

« 4°. Nous serons, autant que possible, un ou deux de nous auprès d'elle, pour l'aider et conforter dans les affaires à elle commises.

« 5°. Nous, reine, semblablement garderons et maintiendrons les honneurs, état et prérogatives de nosdits cousins et frère, ainsi que bonne et vraie dame est tenue envers ses bons cousins et frères.

« 6°. En toutes les besognes et affaires du royaume, nous et nos enfants, les appellerons au conseil pour avoir leurs bons avis, et leur ferons savoir assez tôt pour qu'ils aient le temps d'y venir s'il leur plaît, à moins que les choses ne soient si hâtives que sans déshonneur ou grand dommage de monseigneur ou de son royaume, on ne puisse différer.

« 7°. Si quelques personnes, de quelqu'état qu'elles fussent, s'efforçaient, dorénavant, par actes ou par paroles, de machiner ou de dire à nous roi et ducs quelque chose au préjudice de madite dame, nous, ni aucun de nous n'y entendrons, nous témoignerons que nous en avons déplaisance et incontinent le ferons savoir à madite dame.

« 8°. Et nous, reine, faisons la même promesse à nosdits frères et cousins.

« 9°. Et afin que nous, roi et ducs, puissions mieux garder les promesses et alliances ainsi faites à madite dame, et pour mieux entretenir la bonne amour que nous avons et devons avoir les uns pour les autres, nous avons juré de demeurer bons, vrais et loyaux amis ; nous pourchasserons chacun le bien, profit et honneur l'un de l'autre, et nous défendrons l'un l'autre de mal, dommage et déshonneur. Si aucun débat ou distord, ne concernant pas les seigneuries que nous possédons, s'élevait entre nous, ce que Dieu ne veuille, nous en passerons par la décision de ladite dame et de ceux d'entre nous qui n'en seront pas. Et, si les débats ou distords s'élevaient à raison de nos seigneuries, nous ne procéderons point par voie de guerre avant d'avoir pris l'avis de madite dame et des autres étrangers au débat, et l'attendrons jusqu'au délai d'un an.

« En témoignage de ce nous reine, roi et ducs ci-dessus dénommés, avons souscrit nos noms de nos propres mains, et fait mettre nos sceaux... Donné à Melun, le 11 novembre 1409. »

On ne tarda guère à voir les suites de cette alliance nouvelle. La reine et le duc de Guyenne revinrent à Paris. Le roi, qui avait été quelque temps malade, retrouva, au commencement de décembre, assez de raison et de santé pour paraître en public et dans les conseils. Les princes allèrent lui rendre compte de ce qu'ils avaient entrepris pour la réforme du royaume. Ils l'étonnèrent et l'affligèrent beaucoup en lui apprenant que son fidèle serviteur le sire de Montaigu qu'il aimait tant, avait été mis à mort. On le fit consentir à assembler les princes et les premiers seigneurs du royaume pour aviser aux moyens de rétablir l'ordre et la paix, et de régler mieux à l'avenir le gouvernement des affaires. On manda tous les grands de l'état, et bientôt Paris fut rempli de la plus brillante assemblée qui se fût vue depuis longtemps. On y comptait plus de dix-huit cents chevaliers. Cependant les princes d'Orléans, le connétable, le duc, de Bretagne, le comte de Foix, le comte d'Armagnac et les autres du même parti n'eurent pas cœur à venir en un lieu où le duc de Bourgogne avait tant de crédit. En effet il dominait tout : il avait plus de chevaliers à lui que tous les autres princes ensemble ; il répandait partout ses largesses. Chacun des gens de son hôtel portait un joyau en or fait dans la forme de l'équerre et du fil à plomb des maçons, pour signifier que tout allait être remis dans la règle et en solide assiette[21].

La veille de Noël, le roi alla tenir son lit de justice dans la salle du parlement, au milieu de ce noble cortége. Le comte de Tancarville, de l'illustre maison de Melun, grand bouteiller de France, président laïque de la chambre des comptes, fut chargé, comme doyen du conseil du roi, de porter la parole ; c'était un homme habile, et qui savait très-bien s'exprimer[22].

Il commença par exposer que les trêves avec l'Angleterre allaient finir, et que les Anglais semblaient si peu les vouloir renouveler, qu'ils avaient même dédaigné d'envoyer des ambassadeurs au lieu désigné pour les conférences. Il fallait donc se préparer à la guerre, et se procurer des ressources d'argent.

Il annonça ensuite que le roi confirmait ce qui avait été réglé depuis trois ans, et que la reine continuerait à exercer son autorité lorsqu'il en serait empêché ; mais que cette princesse ayant elle-même représenté que les soins à donner à ses nombreux enfants, sa santé, et sa complexion devenue trop pesante, l'empêchaient de s'occuper suffisamment du gouvernement du royaume, et de la garde de son fils aîné le duc de Guyenne, il avait été statué que ce prince exercerait, au défaut de sa mère, l'autorité royale, et se gouvernerait dorénavant par les conseils de ses oncles, les ducs de Berri et de Bourgogne.

Enfin, le comte de Tancarville parla du mauvais état des finances et des réformes que les princes avaient faites. Il dit que le roi les approuvait, et ordonnait qu'elles fussent continuées. Le duc de Berri, s'inclinant ensuite devant le roi, déclara en son nom et au nom des autres princes et seigneurs, que leurs personnes et leurs biens étaient au service du roi pour la défense du royaume contre les Anglais : qu'ils renonçaient aux gages et pensions qu'on leur allouait pour siéger au conseil, et s'occuper des affaires de l'état : qu'ils offraient même la moitié des aides et subsides imposés sur leurs apanages et seigneuries. Il approuva ensuite beaucoup ce qui venait d'être réglé pour le dauphin, et dit qu'il fallait confier le soin de sa personne et de ses conseils à un des princes de la maison royale.

Nonobstant cette grande montre, de désintéressement, le duc de Berri reçut, trois jours après, la lieutenance et les revenus d'une portion de la Guyenne[23]. Content de cette faveur, il s'excusa d'accepter la garde, le conseil et le gouvernement du dauphin, qu'on lui offrit pour la forme. Il allégua son grand âge et sa pesanteur ; il représenta qu'il ne pouvait plus facilement supporter la peine d'un tel office. Il dit que le duc de Bourgogne, qui était jeune, fort et puissant, convenait mieux : qu'on l'en devrait charger, et que lui l'assisterait de ses conseils.

Il fut pris au mot, et le 27 décembre le roi signa à Vincennes des lettres qui, au refus du duc de Berri, conféraient au duc de Bourgogne la garde et le gouvernement du dauphin, et le pouvoir de désigner tous les officiers et serviteurs de ce prince. Le duc de Bourgogne se trouva encore plus le maître de tout, et commença à ne plus garder aucun ménagement ; il entoura le dauphin de ses propres serviteurs ; le seigneur d'Ollehain, son avocat, fut chancelier de Guyenne ; le sire de Saint-Georges, premier chambellan ; le sire Régnier Pot gouverneur du Dauphiné. La reine prenait part à tout ce qui se faisait ; le duc de Bourgogne tenait souvent les conseils chez elle, à Vincennes ; le duc de Berri et le duc de Bourbon y étaient rarement appelés. Chaque jour leur mécontentement devenait plus grand ; ils avaient appris les secrètes alliances qu'on avait conclues pour les éloigner des affaires. Bientôt ils quittèrent Paris, et retournèrent dans leurs seigneuries[24].

Ce qui faisait le plus d'ennemis au duc de Bourgogne, c'était la confiance et la faveur qu'il accordait au sire Desessarts, prévôt de Paris, homme dur et emporté, qui ne songeait qu'à sa fortune, et à devenir aussi riche et aussi puissant que Jean de Montaigu, dont il venait de consommer la ruine. Il était pourtant aimé des bourgeois à cause de l'ordre qu'il établissait dans la ville, où il faisait faire le guet nuit et jour ; lui-même courant les rues tout armé avec ses gens d'armes[25].

Parmi tant de menaces de guerres intérieures, le duc de Bourgogne ne pouvait s'occuper de combattre les Anglais ; cependant il destina son fils Philippe, comte de Charolais, à aller faire encore une fois le siège de Calais. On construisit à Saint-Omer toutes les machines nécessaires ; mais les Anglais gagnèrent un bourgeois de Saint-Omer, qu'ils tenaient prisonnier. Il retourna dans sa ville, engagea le charpentier dans le complot, et le feu fut mis furtivement à cette immense charpente ; l'entreprise échoua ainsi avant de commencer. Les marins d'Harfleur furent plus heureux, ils surprirent une flotte anglaise et y firent un riche butin, Mais les intérêts des princes passaient avant ceux du royaume, et chacun ne songeait guère qu'à réunir ses forces pour la lutte qui allait bientôt commencer[26].

Pour ôter aux princes d'Orléans leur partisan le plus puissant, le Duc résolut de se réconcilier avec le duc de Bretagne[27]. Depuis quelques années, ils étaient en grande discorde. Le comte de Penthièvre avait acquis, par échange, la ville et seigneurie de Montcontour. Le duc de Bretagne, comme souverain seigneur, réclama son droit sur la première année de revenu. Un procès s'éleva à ce sujet. La comtesse douairière de Penthièvre, tutrice de son fils, reçut une signification portée par douze huissiers ; ses domestiques prétendirent que ces huissiers avaient eu l'audace de mettre la main sur elle, et en tuèrent quelques-uns. Le duc de Bretagne fit alors poursuivre la comtesse pour félonie, et prononcer la confiscation des biens. Les Anglais lui prêtèrent secours, et il commença à s'emparer des domaines de Penthièvre. La guerre s'alluma ainsi en Bretagne, et le duc de Bourgogne s'était proposé d'abord d'aller au secours de son gendre, avec ses forces et celles du roi. Il aurait été d'autant mieux secondé par la reine, que le bruit courait que le duc de Bretagne avait battu et injurié sa femme, fille de France, parce qu'elle avait blâmé l'injustice de ses procédés. Dans la circonstance actuelle, le Duc trouva plus avantageux de mettre l'affaire en arbitrage. Le duc de Berri fut appelé à Paris, au nom du roi, et choisi arbitre avec le roi de Sicile, pour le comte de Penthièvre : le duc de Bretagne prit le roi de Navarre et le duc de Bourbon. Ce fut à Gien que les arbitres se donnèrent rendez-vous ; ils y mandèrent les parties qui ne vinrent pas ; l'on convint seulement de remettre l'arbitrage au mois de novembre suivant. A cette époque, le duc de Bourgogne contracta encore une alliance grande et utile : il maria sa fille Catherine avec le fils aîné du roi de Sicile. Le mariage fut célébré à Gien, pendant que les princes y étaient, et de-là, madame Catherine, qui était encore enfant, fut solennellement conduite à Angers chez la reine de Sicile[28].

Au même moment se faisait un autre mariage, qui eut de graves conséquences. Le duc d'Orléans qui, l'année d'auparavant, avait perdu sa femme, madame Isabelle de France, épousa Bonne d'Armagnac, fille du comte Bernard d'Armagnac, et petite-fille du duc de Berri. Par-là, le comte d'Armagnac, qui était un seigneur rempli de courage, d'action et d'habileté, devint comme le chef du parti d'Orléans. Cette union fut conclue à Mehun-sur-Yèvre, en Berri, où s'assemblèrent les princes d'Orléans, le comte de Clermont, le comte d'Alençon, le comte d'Armagnac et le connétable d'Albret. Là, il fut publiquement question des moyens d'obtenir justice du duc de Bourgogne, et de lui retirer le gouvernement de l'état Rien ne fut encore résolu ; mais on se donna un prochain rendez-vous à Gien. Cette fois les ducs de Berri et de Bourbon s'y trouvèrent. Ils venaient de quitter Paris subitement, sans prendre congé du roi, et sans donner aucun prétexte. Le duc de Bretagne, mandé par eux, y vint aussi. Après beaucoup de délibérations, on résolut, sur l'avis du duc de Berri, de prendre les armes, et de marcher vers Paris, mais en protestant toujours d'un grand respect pour le roi ; on devait se borner à lui demander juste vengeance pour le meurtre du duc d'Orléans, et un meilleur ordre dans le gouvernement du royaume. Un traité fut signé entre les princes et seigneurs ; ils s'engagèrent, par serment, à agir en bonne union et fraternité envers et contre tous, sauf le roi. Chacun promit de fournir un certain nombre d'hommes d'armes : le duc de Berri, mille ; le duc de Bretagne, les princes d'Orléans et le comte d'Armagnac, autant ; le comte d'Alençon et le comte de Clermont, chacun cinq cents. Enfin, avec les troupes de tous les seigneurs du parti, l'armée devait être de plus de dix mille hommes d'armes.

Lorsque ces nouvelles arrivèrent à Paris, elles jetèrent le duc de Bourgogne dans de grands embarras, il n'était point préparé à soutenir une si forte attaque. Il essaya de négocier, et de ramener le duc de Berri à des sentiments plus pacifiques ; mais il l'avait trop peu ménagé, et avait ainsi précipité ce vieux prince avec les mécontents. Les tentatives qu'il faisait auprès de lui, ne retardaient cependant point les préparatifs de guerre ; il rassemblait le plus d'hommes qu'il lui était possible ; il envoya le comte Louis de Bavière au duc de Lorraine, pour le décider à lui donner aide et secours ; en même temps, des ambassadeurs altèrent solliciter les bons offices et demander des troupes au comte de Savoie, à l'évêque de Liège, au duc de Clèves, au comte de Namur, au comte de Hainaut, au duc de Brabant ; les levées d'hommes étaient pressées en Bourgogne et en Flandre. Le roi donna aussi, dans les provinces qui n'étaient point sous l'autorité des princes, mandement aux chevaliers, écuyers et possesseurs de fiefs, pour se rendre sur-le-champ en armes à Paris. Le sire Régnier Pot, que le Duc venait de faire gouverneur de Dauphiné, déploya un grand zèle à rassembler des hommes d'armes, et à les amener à son maître.

Il était plus difficile de se procurer de l'argent. Le Duc ne pouvait quitter Paris ; la duchesse fut chargée de le suppléer dans le gouvernement de Bourgogne ; dès le mois d'avril, elle réunit autour d'elle, au château de Rouvre, les conseillers de son mari : Jean de Vergy, maréchal de Bourgogne, Antoine de Vergy son fils, Guy de la Trémoille, Jean de Neufchâtel, Guy de Pontailler, Jean de Vienne, les seigneurs d'Epoisse, de Courtiambles, de Conches, de Pagny et d'autres ; les baillifs de la comté de Bourgogne furent aussi mandés ; elle leur fit part des grandes dépenses où le Duc allait être engagé par la guerre que lui déclaraient les autres princes ; ils furent d'avis de convoquer les États du duché et de la comté de Bourgogne.

Les États du duché accordèrent d'abord un subside de vingt mille francs payable en deux ans ; il fallut bien s'en contenter : la province était fort épuisée par les frais d'une rude guerre, que le Duc avait été obligé de faire l'année précédente contre le seigneur de Blanmont. Ce seigneur avait surpris le château de Valexon, dans la comté de Bourgogne, et de-là ravageait la contrée ; il avait fallu assiéger longtemps cette forteresse, et les dépenses avaient été considérables.

La duchesse alla ensuite à Dôle tenir les États de la Comté, qui donnèrent huit mille francs ; le pays d'outre Saône s'imposa trois mille quatre cent quarante-quatre francs[29]. Ces sommes étaient loin de suffire, le Duc pressa les termes de paiement ; à peine y avait-il de quoi rembourser les marchands à qui il avait emprunté, et retirer son argenterie qui était en gage ; il fallut chercher d'autres ressources, le Duc manda les principaux bourgeois de Paris et des villes de France, et alléguant la guerre avec les Anglais, il leur proposa l'établissement d'une forte taxe. Eux qui savaient toute la fausseté de ce prétexte, se refusèrent à la proposition ; alors leur dit que ce ne serait qu'un emprunt, qu'on chargerait les receveurs de restituer sur le montant des impôts. Ils répondirent que les villes n'étaient déjà que trop chargées, et qu'il devait rester encore de l'argent provenant de la réforme des finances[30]. Le duc -de Bourgogne, voyant combien il était dangereux de mécontenter les peuples dans un pareil moment, renonça à ce projet ; cependant on taxa, sans règle et sans justice, beaucoup de particuliers de Paris qu'on soupçonnait d'être favorables au parti d'Orléans[31]. C'était le prévôt de Paris, qui conduisait toute l'affaire des finances du Duc ; il lui suggéra encore un autre moyen, ce fut de retenir la moitié des gages et pensions de tous les officiers de justice et de finance du pays de Bourgogne, sauf à ne considérer ce sacrifice que comme un emprunt fait sur eux. Quant à la Flandre, rien ne lui fut demandé ; il fallait toujours la ménager.

Ce manque d'argent donnait au duc de Bourgogne une grande envie de traiter, et il n'oubliait aucun moyen d'y parvenir ; les négociations se continuaient toujours secrètement avec le duc de Bretagne, que les princes s'efforçaient, sans pouvoir y réussir, d'irriter contre le duc de Bourgogne. Ce prince pensait, avec raison, qu'il avait plus à gagner de ce côté, et ne se regardait point comme lié par le traité de Gien. En effet, il termina heureusement ses procès avec la comtesse de Penthièvre[32], et reçut même vingt mille écus pour abandonner le parti d'Orléans. Le connétable d'Albret eut aussi une somme d'argent considérable pour l'engager à servir la cause du duc de Bourgogne.

Dans des circonstances si difficiles, ce fut une joie de voir le roi recouvrer un instant de santé ; on espéra que son autorité aurait plus d'effet lorsqu'il l'exercerait d'après son propre sens. Le duc de Bourgogne commença par lui faire écrire au duc de Berri : « Mon très-cher onde, disait le roi, vous serez le très-bien venu vous et tous ceux qui sont présentement dans votre alliance. Nous entendrons volontiers tout ce que vous aurez à nous proposer pour notre service ; faites diligence et rendez-vous près de nous pour un si beau dessein ; mais renvoyez d'abord vos hommes d'armes, qui ne pourraient servir qu'à la ruine de nos sujets. »

Le duc de Berri répondit respectueusement que lui et ses alliés ne désarmeraient point, tant que le duc de Bourgogne resterait armé. Alors le roi envoya, par toute la France, l'ordre à tous chevaliers, écuyers ou gens d'armes de mettre bas les armes, de quitter les forteresses ou châteaux dont ils se seraient emparés, et de ne plus maltraiter ses sujets ; le tout sous peine de forfaiture : en même temps il était commandé de courir sus aux désobéissants comme gens coupables de lèse-majesté. Les menaces ne produisirent rien de plus que les invitations. Les troupes s'assemblaient de tous côtés, et l'on fut obligé de permettre à toute personne du royaume de défendre son bien et sa sûreté contre qui que ce fût, même contre les princes du sang royal[33].

Le désordre était déjà si grand, que le roi étant allé à la chasse clans la forêt de Villers-Cotterêts, les serviteurs du comte de Clermont refusèrent de le laisser entrer dans son propre château de Creil. Ils osèrent lui demander un ordre signé de leur maître, à qui le roi avait confié cette capitainerie. Une telle audace indigna tout le monde ; le roi, dans sa faible raison, en fut très-irrité ; il eut pourtant la bonté, sur les sollicitations de la comtesse de Clermont, de faire grâce aux serviteurs de son mari, mais il lui ôta cette capitainerie.

Les princes continuaient toujours à réunir leurs forces et à concerter toutes leurs actions. Ils se tinrent d'abord à Angers, puis à Poitiers. Le duc de Bourgogne ne se décourageait point dans son désir d'obtenir une paix si nécessaire ; il se décida à écrire lui-même une lettre pleine de respect au duc de Berri, dont il était le neveu et le filleul. Il le conjurait de lui rendre son amitié et de revenir auprès du roi qui, dorénavant, ne se gouvernerait plus que par ses conseils. Le duc de Berri admit les députés qui portaient cette lettre. « Mon neveu, dit-il, ne peut manquer d'être bien conseillé, il a pour lui l'université, le corps de ville et les bourgeois de Paris ; mais je veux qu'il sache que je suis l'oncle du roi, mes alliés sont ses cousins, et nous avons à lui parler pour le bien de son état. »

Une seconde députation fut encore envoyée. Elle était formée du comte de La Marche, de l'évêque d'Auxerre, du grand prieur de Rhodes et de deux habiles hommes du conseil du roi, maître Gontier Col et le sire de Tignonville. Le duc de Berri les reçut courtoisement, s'informa des nouvelles du roi, de la reine, de leurs enfants puis permit au sire de Tignonville d'exposer le sujet de son message devant les principaux seigneurs du parti d'Orléans. Il s'en acquitta avec beaucoup d'éloquence ; il exposa les maux auxquels le royaume allait être en proie : comment le parti le plus faible ne manquerait pas d'appeler les étrangers : comment il n'y aurait pas même de sécurité pour le parti vainqueur : en quel état de faiblesse et d'incertitude tomberait l'autorité du roi ; il montra que c'était lui manquer essentiellement que de lever ainsi des hommes de guerre, sans sa permission, pour se rendre devant lui à main armée. Il ajouta que le roi voulait bien attribuer cette faute aux mauvais conseils des flatteurs.

Puis s'adressant au duc de Berri en particulier, il lui rappela combien le roi avait d'attachement et de reconnaissance pour lui, comme le guide et le tuteur de sa jeunesse. IL dit que c'était à lui à servir d'arbitre dans ce différend : que sa prudence réglerait tout : qu'on l'attendait pour s'en remettre à son jugement, et que ses cousins de Bourgogne désarmeraient dès qu'il aurait congédié ses troupes.

Le duc de Berri fit répondre par l'archevêque de Bourges ; le discours se termina en annonçant que les princes allaient se rendre à Chartres, et que là ils donneraient à connaître leurs intentions ; de telle sorte que, non-seulement le roi et le duc de Guyenne, mais tout le monde rendrait justice à leurs intentions[34].

Les princes tardèrent peu à venir à Chartres avec leur armée, et le 2 de septembre, ils adressèrent au roi une lettre, dont ils envoyèrent copie aux bonnes villes du royaume et à l'université de Paris ; elle était conçue à peu près dans ces termes : « Nous, ducs de Berri, d'Orléans, de Bourbon, comtes d'Alençon et d'Armagnac, vos très—humbles parons et sujets, en notre nom et au nom de nos adhérents comme ainsi soit que les droits de votre couronne, seigneurie et majesté royale sont si notablement institués en vous et vous en eux, et fondés en justice, puissance et obéissance de vos sujets, tellement que votre état et votre autorité resplendissent parmi tous les royaumes et seigneuries du monde ; comme vous êtes consacré et oint par le Saint-Siège de Rome, appelé et tenu roi très-chrétien par toutes les nations chrétiennes ; comme vous êtes merveilleusement renommé pour l'administration d'une vraie justice, exercée sans acception de personnes, envers le pauvre comme envers le riche, rendue à titre d'empereur dans votre royaume, sans connaître d'autre souveraineté que la majesté divine ; si bien que, par votre puissance et votre sceptre royal, vous récompensez et gratifiez les bons, vous punissez les mauvais et corrigez les malfaiteurs, rendez à chacun ce qui est à lui, et tenez votre royaume paisible en suivant les nobles et saintes voies de vos prédécesseurs les rois de France ; tellement, que toutes les nations chrétiennes, voisines ou éloignées, voire même les mécréants, ont souvent recours par-devant vous et votre noble conseil, comme à la vraie fontaine de justice et de loyauté.

« Cependant, notre très-redouté et souverain seigneur, en ce moment votre honneur, votre justice et l'état de votre seigneurie sont foulés et blessés ; on ne vous laisse point seigneurier votre royaume, ni gouverner la chose publique en franchise et liberté, comme la raison le voudrait, comme le pensent tous les gens sages. C'est pour cela que nous ci-dessus nommés, nous sommes alliés et assemblés pour aller par-devers vous, vous faire d'humbles remontrances, et nous informer au vrai de l'état de votre personne et de monseigneur de Guyenne, de la façon dont vous êtes détenus et démenés, et aussi du gouvernement de votre seigneurie et justice, de votre royaume et de la chose publique ; afin qu'après nous avoir ouïs, ainsi que ceux, s'il y en a, qui voudraient soutenir le contraire, vous puissiez, par l'avis, conseil et délibération de ceux de votre sang, des prud'hommes de votre conseil, et d'autres qu'il vous plaira appeler en si grand nombre que vous voudrez, pourvoir réellement à la sûreté, franchise et liberté de votre personne et de votre fils aîné. Car il faut que la seigneurie de ce royaume, l'autorité, la puissance et son exercice réside en vous franchement et librement, non dans aucun autre.

« C'est pour obtenir ces conclusions, que nous voulons employer et exposer à votre service, nos personnes, notre avoir, nos amis et nos sujets, en un mot, tout ce que Dieu nous a donné et confié en ce monde. Ainsi nous résisterons à ceux qui voudraient faire quelque chose à l'encontre ; et sauf le plaisir de Dieu, nous ne voulons pas nous départir les uns des autres, avant d'avoir remédié aux inconvénients ci-dessus déclarés.

« Nous sommes tenus, obligés, contraints à en user ainsi, par crainte et respect de Dieu notre créateur de qui procède votre seigneurie, pour satisfaire à la justice, et pour servir vous notre royal, notre unique souverain et seigneur sur la terre, à qui nous sommes par-là, et aussi comme parents, tenus autant que nous pouvons l'être. Nous doutons même si nous n'avons pas courroucé et offensé Dieu et vous, et blessé notre propre honneur en supportant si longtemps de telles choses, et les laissant si longuement passer par dissimulation.

« Afin que ces choses soient notoires à un chacun, et conduites dans la forme et manière qui se doivent, nous les signifions de même qu'à vous, aux prélats, seigneurs, universités, cités et bonnes villes de votre royaume. »

La lettre se terminait par de nouvelles excuses et des protestations de respect. Elle fut portée par l'archevêque de Bourges, le comte d'Eu et le sénéchal de Poitou. On espéra d'abord qu'ils avaient quelque pouvoir pour traiter ; mais le roi voyant qu'on n'avait rien de plus à lui dire, sans même faire délibérer le conseil, répondit brusquement : Nous nous étonnons bien fort des façons de notre oncle bien-aimé. Dites-lui que nous ne le recevrons pas en cet état ; ce n'est pas là un équipage à faire des remontrances, il doit poser les armes s'il veut être bien reçu de nous[35]. »

Le duc de Bourgogne et le roi de Navarre, ravis de voir au roi une telle fermeté, lui proposèrent sur-le-champ de défendre sous peine de crime de lèse-majesté, à tous les maires et échevins des villes, à tous les gouverneurs de provinces, à tous les capitaines des forteresses, de laisser publier la lettre des princes. En même temps on leur envoya une nouvelle ambassade.

Ils s'étaient déjà mis en marche, et arrivaient à Étampes. Leur armée était nombreuse ; le duc de Berri avait recruté un grand nombre d'hommes d'armes dans sa lieutenance de Guyenne ; le duc d'Orléans avait avec lui des cavaliers lombards qui passaient pour les plus habiles à manier un cheval ; le comte de Clermont, qui venait de perdre son père le vieux duc de Bourbon ce prince aimé et respecté de tous, conduisait les hommes du Bourbonnais et du Beaujolais. Le duc de Bretagne avait refusé de venir ; mais comme malgré les faveurs et l'argent qu'il avait reçus, il ménageait les deux partis, son frère le comte de Richemont avait amené six mille Bretons ou Anglais. Le connétable d'Albret, sans égard à la finance qui lui avait aussi été donnée, était venu avec ses hommes. Mais les plus redoutés de tous, c'étaient les Gascons du comte d'Armagnac ; nuls n'étaient plus pauvres et plus mal vêtus, ni plus rudes à saccager les lieux où ils passaient ; on disait même que leur maître leur avait promis le pillage de Paris. Aussi leur nom fut-il bientôt célèbre. On disait toujours les Armagnacs, en parlant de toute cette armée et des partisans des ducs d'Orléans et de Berri ; pour eux ils n'aimaient point à porter ainsi le nom d'un de leurs moindres chefs par la naissance, bien qu'il fût rame du parti[36].

Tous portaient une bande de toile blanche passée sur l'épaule droite, c'était le signe et la couleur des Armagnacs ; comme le chaperon bleu, la croix de Saint-André, avec la fleur de lis au milieu, étaient la marque du parti des Bourguignons.

Leurs armées étaient plus nombreuses encore que celles de leurs adversaires. Outre les sujets du duc Jean et les hommes qui étaient venus par mandement du roi, le comte de Penthièvre était à la tête d'un grand nombre de Bretons. Le comte de Saint-Pol avait deux mille hommes ou environ ; Jean-sans-Pitié, évêque de Liège, avait envoyé aussi du renfort. Le comte de Hainaut commandait en personne ses gens d'armes ; mais l'auxiliaire le plus puissant du duc de Bourgogne, c'était son frère le duc de Brabant, qui lui amena six mille hommes. Le comte de Savoie arriva un peu plus tard avec cinq cents lances[37].

Malgré l'avantage du nombre et son audace accoutumée, le duc de Bourgogne ne cherchait qu'à éviter la guerre. Plusieurs des princes ses alliés, étaient encore plus de cette opinion ; les gens du conseil du roi n'avaient pas un autre avis. D'ailleurs les peuples, tout en préférant le Duc au parti d'Orléans, ne montraient nul désir de le seconder dans ses entreprises ; ils ne voulaient autre chose qu'être délivrés de ces gens d'armes qui dévastaient toute la contrée jusqu'à vingt lieues autour de Paris. Déjà lorsqu'il avait voulu donner pour capitaine à la milice de la ville, le comte de Saint-Pol, les bourgeois et les centeniers lui avaient répondu, que le duc de Berri leur ayant fait l'honneur d'accepter cette charge, ils ne voulaient pas avoir un autre capitaine[38].

La convocation du ban et de l'arrière-ban avait donné une autre preuve de ce même sentiment. Bien peu de possesseurs de fiefs avaient obéi à cet appel. Dans la France entière, désolée et livrée aux guerres, il n'y avait qu'un cri pour la paix et pour la fin des déplorables discordes des princes. Dans toutes les églises on entendait cette prière qui fut composée exprès : Domine Jesus-Christe, parce populo tuo, et ne des regnum Franciœ in perditionem, sed dirige in viam pacis principes[39].

Dans ces circonstances, quelques hommes sages et amis de leur pays proposèrent au roi d'ordonner aux deux partis de mettre bas les armes ; s'ils s'y refusaient, de lever l'oriflamme et d'appeler près de lui tous ses fidèles sujets pour venger et défendre son autorité. Une telle résolution ne pouvait convenir à ceux qui gouvernaient le conseil ; le chancelier même s'y opposa : on allégua que personne n'obéirait et que l'autorité royale se trouverait compromise, tandis qu'elle ne' l'était point par une querelle particulière entre les princes, lorsqu'ils protestaient en même temps de leur respect pour le roi. Ainsi, comme le disaient des gens remplis de piété et de prudence : « La France est couverte de soldats et même d'étrangers ; Paris est bloqué et affamé, les campagnes pillées et épuisées, les églises même saccagées ; et des conseillers perfides, sous prétexte de politique, prétendent que l'autorité royale est étrangère à ces désastres, comme si le nom de roi avait une autre signification que la protection accordée aux sujets[40]. »

Au vrai, il n'y avait personne qui pût se mettre à la tête de ce tiers parti. Tous les habitants du royaume ne pouvaient donc que prier Dieu et maudire les princes. Ce fut encore bien pis après l'inutile ambassade de l'archevêque de Reims, du comte de Mortagne et du comte de Saint-Pol, qui n'obtinrent pas meilleure réponse du duc de Berri. Le duc de Bourgogne avait à pourvoir sérieusement à la défense de Paris ; il rapprocha ses troupes ; on garda les ponts et les passages de la rivière ; tous les bateaux furent coulés à fond, les portes de la rive gauche, hormis trois, furent murées. Huit mille hommes entrèrent dans la ville et furent logés chez les bourgeois ; beaucoup de familles trouvèrent le moment si dur qu'elles se retirèrent à Meaux. En même temps on imposait des taxes que le prévôt Desessarts levait avec sa rudesse et sa violence accoutumées, bien plus, croyait-on, pour faire sa fortune que pour payer les gens de guerre. Les Brabançons étaient logés à Saint-Denis, et pillèrent cruellement la ville ; les habitants se réfugièrent dans l'Abbaye, et ces barbares eurent l'insolence de menacer le monastère du saint apôtre de la Gaule et de la sépulture royale ; il fallut en fermer le pont-levis, et faire demander des hommes au roi pour le garder[41].

Au milieu de cette misère du peuple et de cette affliction des gens de bien, l'université qui, seule pour lors maintenait l'honneur, le respect de la vraie religion et l'amour du bien public[42], crut qu'il était de son devoir d'interposer ses bons offices ; elle envoya une députation solennelle au duc de Berri. Ce prince la reçut gracieusement et lui fit honneur ; il dit qu'il était fort affectionné à l'université, cette fille des rois, source du savoir, de la vérité et de la vertu : qu'il aimait aussi, quoi qu'on en pût dire, les bourgeois de Paris et leur ville, qui était son lieu de naissance, et dont il était capitaine ; mais qu'il avait un grand déplaisir de voir le roi son neveu gouverné par d'aussi vilaines gens que le prévôt de Paris et ses pareils : c'était une pitié, disait-il, que le royaume fût entre les mains de tels hommes, et il voulait faire finir tout cela. Les princes et leurs armées étaient déjà à Montlhéry à sept lieues de Paris. La reine, avec le cardinal de Bar et le comte de Saint-Pol, alla les trouver et en reçut un respectueux accueil. Elle passa quinze jours au château de Marcoussis près Montlhéry, à parlementer avec eux, faisant loyalement ses efforts pour les adoucir. Elle n'obtint rien de plus.

A son retour, le roi, affligé et irrité, résolut d'aller en personne combattre ces rebelles. Les ordres furent donnés pour marcher le lendemain ; on commençait, à faire sortir les charriots, niais comme il allait monter à cheval au sortir de la messe, le recteur de l'université, en grand appareil, à la tête de sa compagnie, vint le haranguer. Il dit : Que l'université serait contrainte de transporter ses leçons dans un lieu plus paisible et mieux réglé, où les régents et les écoliers trouvassent de quoi vivre et ne fussent pas en butte aux outrages et aux violences des gens de guerre. Il ajouta que le pauvre peuple tout seul souffrait de ces querelles des princes et des seigneurs, qui, pourvu qu'ils s'élevassent en pouvoir, ne se souciaient point du mal des deux autres États de la France[43]. Il termina ainsi : « A vous parler franchement, Sire, vous êtes tenu de mettre la paix dans votre maison ; et le meilleur conseil qu'on puisse vous donner, c'est d'exclure à la fois ces deux princes de leur prétention au gouvernement ; il vous appartient à vous seul. Renvoyez-les dans leurs seigneuries commander à leurs sujets, voilà le seul moyen de rétablir le calme. Après cela vous pourrez faire choix, dans les trois États du royaume, d'un certain nombre de gens de bien et d'expérience ; nous osons vous promettre qu'alors toutes les choses seront en bon ordre. »

Ce discours, qui fut fort long et fort bien dit, ne convenait pas aux desseins du duc de Bourgogne ; le roi de Navarre, qui savait bien mieux que lui manier le langage, demanda que le roi fixât l'heure où il voudrait l'entendre. Le lendemain, une assemblée solennelle eut lieu dans la chambre verte au palais, et le roi de Navarre prit la parole et dit : « Sire, nous nous présentons devant vous, les ducs de Bourgogne, de Brabant et moi, vos très-humbles cousins et serviteurs, sur le bruit qu'on fait courir parmi le peuple, que l'ambition de dominer et le désir d'amasser des richesses, sont la seule cause de dissension entre nous et nos cousins. Nous voulons nous justifier de ce reproche, et vous représenter que nous n'avons eu pour objet que le rétablissement de votre royaume dans ses lois anciennes et dans sa première grandeur. C'est là ce qui nous a retenus auprès de vous, notre royal seigneur. On ne doit pas qualifier d'ambition un devoir d'amour et de fidélité, ni accuser d'intérêt ceux qui sacrifient leurs biens pour le soutien de votre autorité ; il suffit de rappeler que nous avons généreusement renoncé aux subsides qu'il nous était permis de lever sur nos domaines, afin de soulager votre état et pour le bien de vos affaires. Si les autres veulent en faire autant, nous sommes prêts à remettre nos pensions et gages, et à continuer de servir à nos dépens. Après cela, il ne nous reste plus, pour montrer la justice de nos intentions et notre parfaite obéissance, que d'offrir de nous retirer, pourvu que les autres en fassent autant de leur côté. Nous acceptons de bon cœur l'avis de l'université ; il faut faire choix d'un conseil de personnes non suspectes, dont par conséquent l'autre parti sera aussi exclu. Si quelqu'un refuse de faire ce que nous faisons, nous supplions votre royale majesté d'employer toutes ses forces et son autorité à les punir. » Il termina en demandant que l'argent qu'on avait emprunté aux bourgeois de Paris leur fût rendu, et que la ville, en considération de ce qu'elle avait souffert, reçût quelque diminution sur les subsides.

Les ducs de Bourgogne et de Brabant approuvèrent tout ce qui venait d'être dit ; le duc de Bourgogne ajouta même qu'il se reconnaissait incapable de gouverner un aussi grand royaume que la France. Pour lors on commença à espérer la paix et à se féliciter. Une nouvelle ambassade fut envoyée au duc de Berri, qui, s'approchant toujours de Paris, était venu s'établir en son beau château de Bicêtre. Il se moqua des conditions proposées par le roi de Navarre, disant que si l'on voulait consulter les trois États sur le gouvernement du royaume, il lui serait du moins permis de prendre sa place au banc de la noblesse. On ne se découragea point ; le comte de Savoie et le duc de Brabant conduisaient ces négociations avec beaucoup de patience et de douceur. Pendant plus d'un mois, ce fut sans cesse de nouveaux pourparlers et propositions nouvelles ; tantôt il était question de laisser à Paris le duc de Bourgogne et le duc de Berri, chacun avec quinze cents hommes ; et, pendant qu'on aviserait aux moyens d'accommodement, la police serait exercée, non plus par le prévôt, qui s'était rendu si odieux, mais par le Parlement. Tantôt on parlait de faire aller le roi à Melun, et d'y ouvrir des conférences, chaque parti occupant une des rives de la Seine. Les Orléanais se refusaient à tout, et serraient chaque jour Paris de plus près. Le duc d'Orléans tenait Gentilly ; le comte d'Armagnac Vitry, s'avançant jusqu'aux villages de Saint-Marceau et de Saint-Michel, qui étaient pour lors hors de la ville. Les Parisiens étaient obligés de faire le guet et d'allumer de grands feux pendant la nuit. Saint-Cloud fut surpris et pillé ; heureusement Charenton avait une forte garnison. Les Gascons du comte d'Armagnac étaient les plus ardents à venir jusqu'aux murailles et aux portes de la ville. On faisait des sorties contre eux, et l'on tuait sans pitié et comme bêtes féroces tous ces gens à la bande blanche. La campagne avait été abandonnée par les habitants, tant les Armagnacs commettaient de désordres ; cette année, on ne put faire ni les vendanges ni les semailles[44].

Les clameurs du pauvre peuple furent si grandes, que le roi se résolut à prononcer la confiscation des biens des princes et de leurs adhérents. Ce moyen fut plus efficace ; d'ailleurs les vivres commençaient à manquer à toute cette foule de gens de guerre ; l'hiver approchait. Enfin, le 2 novembre, un traité en dix articles fut signé à Bicêtre ; il fut con venu :

1°. Que tous les princes devraient retourner chacun chez eux avec leurs troupes, excepté le comte de Mortagne, frère du roi de Navarre.

2°. Qu'ils ne traverseraient point les terres l'un de l'autre, à moins d'absolue nécessité, et en ménageant les habitants.

3°. Que les villes et forteresses seraient remises aux gouverneurs précédemment nommés par le roi.

4°. Que le roi pourrait envoyer des chevaliers à lui pour veiller à ce que les troupes se retirassent en bon ordre.

5°. Que les princes jureraient de ne revenir à Paris que s'ils y étaient mandés par lettres-patentes, scellées du grand sceau ; et que si le roi mandait, en même temps il manderait l'autre.

6°. Que lesdits seigneurs jureraient de ne procéder l'un contre l'autre, ni par acte, ni même par paroles pendant tout le cours de l'année suivante.

7°. Que le roi ferait choix de prud'hommes notables et non suspects, qui ne seraient obligés ni par pension ni par serment, à l'un ni l'autre des seigneurs des deux partis ; leur nom serait cependant communiqué auxdits seigneurs, pour qu'ils pussent dire leur sentiment touchant ce choix.

8°. Que, pendant l'absence du duc de Berri et du duc de Bourgogne, ils conviendraient entre eux de deux seigneurs pour les suppléer dans l'éducation et le gouvernement du duc de Guyenne ; et attendu que le duc de Berri n'avait point de lettre de cet office, qu'il lui en serait expédié.

9°. Que le prévôt de Paris serait démis et révoqué de tous les emplois qu'il tenait du roi.

10°. Qu'aucun chevalier, ni écuyer, ni autre ne serait recherché ni par le roi, ni par aucun des seigneurs, dans sa personne, ses biens ou ses héritiers, pour être ou n'être pas venu à ces assemblées de gens d'armes.

Le roi ratifia la paix de Bicêtre, et établit commissaires pour recevoir les serments des princes, le cardinal de Bar, le grand maître de Rhodes, le comte de Saint-Pol, le chancelier du dauphin, et le comte Guichard Dauphin grand-maître de l'hôtel, qui, tous, avaient pris une part active au traité.

Cinq jours après, une réconciliation plus complète eut lieu entre les ducs de Bourgogne et de Berri[45]. Ce dernier déclara, par lettres authentiques, qu'il désirait nourrir et maintenir bonne et parfaite union avec son neveu et filleul de Bourgogne ; il l'avait déjà fait héritier de ses terres d'Étampes, Dourdan et Gien ; il le voulait, disait-il, honorer et lui faire plaisir comme à son propre fils, certain d'en être aimé et honoré comme son oncle et père ; ainsi, entre les mains de son révérend père en Dieu, le cardinal de Bar, et de son très-cher neveu le duc de Brabant, il jurait et promettait par la foi de son corps, par les saints Évangiles de Dieu par lui touchés, et par sa parole de fils de roi, de se trouver en un lieu désigné avec son neveu, et là, de faire avec lui alliances les meilleures et les plus effectives que faire se pourrait, pour le bien de tous deux, envers et contre tous ceux qui peuvent vivre et mourir, excepté seulement leur seigneur roi et le duc de Guyenne. Il promettait en outre de rompre toute autre alliance qui pourrait être dommageable à son neveu ; celui-ci devant faire de même. Cela fait, il s'engageait à se démettre entre les mains du roi de toute part, dans le gouvernement du duc de Guyenne, pour le laisser en entier aux mains du duc de Bourgogne. Il consentait aussi que le roi en agît comme il voudrait à l'égard de messire Pierre Desessarts, à condition que celui-ci ferait serment de l'aimer, servir et honorer.

Sans donner pour le moment plus de suite à cette réconciliation, chacun s'éloigna de son côté avec ses troupes, tous chargés des malédictions des peuples et comme beaucoup de seigneurs et de gens de guerre avaient fait de grandes dépenses il Paris, et voulaient s'en aller sans payer, les bourgeois qui gardaient les portes les arrêtèrent, et les forcèrent de mettre en gage leurs armures et leurs équipages. En même temps, d'autres s'en allaient chargés de butin[46].

Ainsi s'en retourna dans son pays de Flandre le duc de Bourgogne, accompagné de son odieux prévôt de Paris, ruiné et sans argent, ayant aussi fort diminué sa renommée. Tous les gens de guerre s'étonnaient qu'avec des forces supérieures, assisté de la présence et de l'autorité du roi, il se fût laissé tromper, et eût cédé sans combat. Plusieurs hommes sages et pieux voyaient, dans ce refroidissement de son courage, l'œuvre de Dieu, qui voulait que, pour punir le meurtre qu'il avait commis, il fût recherché, bravé, chassé, et qu'il souffrît honte et châtiment[47].

Deux mois se passèrent assez tranquillement. Le roi avait appelé dans son conseil des hommes estimés, qui réglaient les affaires à la satisfaction de tous. Mais vers la fin de janvier, le duc de Bourgogne fit remettre au duc de Guyenne, en plein conseil, des lettres où il se plaignait de ce que le comte d'Alençon, le duc de Bourbon et le connétable continuaient à lever des gens de guerre. II ajoutait que le duc d'Orléans et le comte d’Armagnac avaient dessein d'entrer par violence dans la ville, de faire périr un grand nombre de bourgeois, de ruiner les- autres, et d'enlever le roi, la reine et le duc de Guyenne.

Ces princes, apprenant qu'ils étaient ainsi accusés, écrivirent au roi, à la reine, à l'université, à la ville, au chapitre de Notre-Dame, aux religieux de Saint-Denis, pour se justifier, protestant par serment que c'était mensonge et calomnie. Cependant la voix publique et les informations, qui venaient de tous côtés, étaient conformes à la plainte du duc de Bourgogne.

On eut moins de doutes encore lorsque, peu de jours après, on sut que le sire de Croy, envoyé par le duc Jean au duc de Berri, qui était pour lors à Bourges, venait d'être saisi sur les terres du duc d'Orléans, conduit au château de Blois, et mis à la torture, pour lui faire confesser qu'il avait pris part au meurtre du feu duc d'Orléans. En vain le duc de Guyenne envoya l'ordre de le délivrer ; en vain le duc de Berri s'entremit de tout son pouvoir : ils ne purent rien obtenir.

Le duc de Bourgogne vit bien qu'il faudrait avoir recours aux armes. Il rassembla d'abord à Tournai les princes de sa famille et de son alliance, le comte de Hainaut, l'évêque de Liège, le comte de Namur, le duc do Clèves, leur, exposa ce qu'on apprêtait contre lui, et eut recours à leurs services ; ils les lui promirent. Pour avoir de l'argent, il vendit aux Gantois les confiscations qu'il avait faites en vertu de son autorité. Il leur concéda aussi à prix d'argent le droit d'acquérir et de posséder des fiefs, ce qui sembla une grande ingratitude aux seigneurs qui avaient combattu pour lui contre la ville de Gand. Il se fit payer aussi pour restituer aux villes toutes les Franchises et privilèges qu'elles avaient perdus lors de leur révolte. Il voulait bien aussi tirer quelques sommes pour les libertés qu'elles avaient déjà ; mais elles refusèrent, ne voulant pas acheter ce qui était à elles ; et si elles lui donnèrent, ce fut par pure libéralité.

Enfin, il s'avisa d'envoyer son fils Philippe, comte de Charolais, qui était déjà fort aimé de tous ses sujets, faire son entrée dans toutes les villes de Flandre, afin que, selon la coutume du pays, ce lui fût une occasion de percevoir le droit de joyeuse entrée[48]. De-là il se rendit à Arras, où il convoqua les seigneurs du pays. Il leur fit exposer comment ses adversaires avaient traité le sire de Croy, et comment ils se disposaient à l'attaquer.

Cependant il n'armait pas encore, et protestait toujours de sa soumission aux ordres du roi. Il ne semblait pas qu'il en fût ainsi des Orléanais[49]. Une compagnie de huit cents hommes environ, composée d'Italiens, d'Espagnols, et de gens de toute nation, de bâtards et de mauvais sujets, était restée dans la Beauce depuis la retraite des Armagnacs. Ils pillaient les marchands, forçaient les maisons, et commettaient initie brigandages, s'autorisant du nom du duc d'Orléans. Cependant il les désavoua. Le maréchal Boucicault, qui venait d'être chassé de Gênes, et que la faiblesse du royaume ne permettait pas d'y renvoyer avec une forte armée, s'en alla, à la tête de cinq cents hommes d'armes, et d'un bon nombre d'arbalétriers s surprendre ces brigands à Claye. Les paysans vinrent à l'aide des troupes. On dispersa ces malfaiteurs, on en fit un grand massacre. Une centaine fut amenée à Paris ; les chefs furent pendus, d'autres jetés à la rivière ; ceux qui étaient au-dessous de quinze ans furent fouettés publiquement et chassés du royaume.

Il fallait pourtant s'opposer à cette guerre qui allait se rallumer. Le roi fit défendre, sous peine de confiscation, à tout seigneur de prendre les armes sans son ordre ; il envoya les gens les plus notables de son conseil aux ducs de Bourgogne et d'Orléans, pour leur commander de laisser les peuples en repos, de cesser toute assemblée de gens d'armes, et de s'en rapporter de leurs différents au jugement de la reine et du duc de Berri[50].

La réponse du duc de Bourgogne fut respectueuse et soumise. Il consentait à tout nouveau traité, pourvu qu'il ne lui portât pas plus de préjudice que les conditions jurées à Chartres et à Bicêtre.

Quant au duc d'Orléans, il répondit quelque temps après au roi par une longue lettre : « Je sais, disait-il, qu'autour de vous et dans votre conseil sont plusieurs de mes ennemis, et je ne voudrais pas que ma réponse, mes propos, mes intentions, ni mes actes fussent à leur connaissance. En effet, ils ne devraient assister à rien de ce qui me touche. Pour vous prouver, mon très-redouté seigneur, que je suis votre humble fils et neveu, et que je vous conseille loyalement, sans vous celer la vérité, j'ai résolu de vous déclarer les noms de ces ennemis de vous et moi, qui sont dans votre conseil. Ce sont l'évêque de Tournay, le vidame d'Amiens, Jean de Ollehain sire de Nesle, le sire de Helly Charles de Savoisy, Antoine Desessarts, Jean de Courcelles, Pierre de Fontenay et Maurice de Reuilly. Ils ont débouté de bons et sages hommes, vos loyaux serviteurs ; ils vous donnent à entendre de faux et iniques mensonges, pour éloigner de votre grâce et de votre affection, moi et plusieurs pareils, loyaux serviteurs et sujets. Par ces moyens, et par leur conduite inique et désordonnée, ils ont, avec leurs adhérents et complices, troublé la paix du royaume et le bien commun. Tant qu'ils auront quelque autorité près de vous, il n'est pas vraisemblable qu'il puisse y avoir un bon régime en votre royaume, car ils empêcheront toujours que vous ne donniez à moi, ni aux autres, le bienfait de la justice que vous devez à un et à chacun, au petit comme au grand. Ils font et feront tout ceci parce qu'ils 'se sentent chargés et coupables de plusieurs crimes. Plusieurs, c'est à savoir Jean de Ollehain et le sire de Helly, sont auteurs de la cruelle et infâme mort de monseigneur mon père, votre frère unique, et sont entièrement à la faveur du duc de Bourgogne, principal coupable de cette mort. »

Il continuait en disant que c'était eux uniquement qui empêchaient le roi de faire justice de la mort de son frère, et que lorsque les complices et fauteurs du duc de Bourgogne seraient éloignés du conseil, quand il serait fait bonne justice d'eux, alors il donnerait une réponse satisfaisante ; car il ne demandait rien que de juste et de raisonnable.

En conformité d'une telle réponse, le duc d'Orléans, loin de désarmer, rassemblait des aventuriers de toute nation et faisait marcher des troupes sous les ordres du duc de Bourbon et du comte de Vertus, vers le comté de Clermont en Beauvoisis et le comté de Coucy, près de Soissons, qui était une de ses seigneuries. Il voulait ainsi séparer le duc de Bourgogne de Paris. Le duc Jean, de son côté, tenait un grand nombre de gens entre Bapaume et Ham, pour s'opposer à toute tentative[51].

Cette conduite du duc d'Orléans, les désordres commis par ses troupes irritaient de plus en plus les esprits contre lui. Le roi lui-même, lorsqu'il revenait à quelque raison, s'indignait de cette rébellion. On avait fini par persuader à ce pauvre prince que c'étaient les sorcelleries de son frère qui, autrefois, avaient causé sa maladie[52], de sorte qu'il ne craignait rien tant que tomber entre les mains des Orléanais.

Dans cette disposition du roi et de tout le royaume contre le duc d'Orléans, il fut proposé par le chancelier, homme sage et modéré, de réprimer cette désobéissance par la force des armes. C'était le seul moyen d'empêcher le duc de Bourgogne d'armer de son côté. Ce prince montrait encore une soumission où il importait de le maintenir. Mais il fallait de l'argent ; l'archevêque de Reims en offrit d'abord au nom du clergé. Les bourgeois de Paris promirent de solder cinq cents hommes d'armes pour trois mois. L'université demanda à délibérer, et peu de jours après, le chancelier de Notre-Dame vint, au nom du clergé et de l'université, dire au roi, que si les finances de l'état n'étaient pas prodiguées à l'avarice insatiable des gens de cour, et qu'elles fussent mieux gouvernées, on trouverait bien assez de ressources : que l'université était pauvre : que les terres du clergé étaient exemptées de taxes ; il alla jusqu'à dire que lorsqu'on abusait de l'autorité d'un roi pour opprimer ses sujets par des exactions injustes, ce pouvait être un motif de secouer le joug et de déposer le monarque, ainsi que les histoires en offraient des exemples. Tant de hardiesse fut réprimandée par le chancelier de France, et l'orateur s'excusa en disant qu'il n'avait rien dit d'affirmatif[53].

Les clameurs qui s'élevaient de toutes parts contre les princes d'Orléans, les engagèrent à publier une longue lettre au roi, dont ils adressèrent des copies au duc de Guyenne, à l'université, à la ville de Paris et aux autres bonnes villes.

Ils commençaient par rappeler en détail toutes les horribles circonstances du meurtre de leur père ; ils en faisaient une touchante narration, et renouvelaient le souvenir des parjures, des trahisons, de la scélératesse du duc de Bourgogne ; puis, faisaient le récit des nobles et malheureux efforts de leur mère pour obtenir justice, de cette horrible justification du meurtre, proposée au nom de l'assassin qui, en attaquant l'honneur de leur père, avait été comme un second homicide ; ils passaient ensuite à l'invasion à main armée que le duc de Bourgogne avait faite deux fois de la capitale du royaume, à la fuite du roi, à ce traité de Chartres où « ce méchant homicide, par force, violence et tyrannie, a tenu sous ses pieds votre justice, n'a voulu souffrir que ni vous, ni vos officiers, prissiez aucune connaissance de son forfait. Il ne s'est daigné aucunement humilier devant vous, qu'il a tellement offensé. Là, il a bien osé vous dire ouvertement, devant tout le monde, en un lieu si solennel, qu'il avait fait mourir votre frère pour le bien de votre royaume, et il maintient qu'il a été dit, de par vous, que vous n'en aviez aucune déplaisante. Ce qui serai certes une si grande horreur et douleur qu'elle briserait le cœur de tous ceux qui viendront après vous, et qui trouveraient écrit, qui pourraient lire que de la bouche du roi de France, du plus grand de tous les chrétiens, a pu sortir cette parole : que, de la mort cruelle, infâme, inhumaine de son frère unique, il n'a eu aucune déplaisance. Bien plus, il n'a été rien réglé, rien ordonné pour le salut de lame du défunt, ni pour aucune satisfaction à la partie lésée ; chose dont vous ne pouvez, en nulle façon, faire grâce, ni remettre.

« Ce qui fut fait à Chartres est donc contre tout principe de droit, contre tout ordre, toute raison, toute justice ; tout est nul, ne vaut rien, et ne mérite pas même d'être rappelé.

« Mais ce traître a même violé les conditions faites à Chartres. Vous lui aviez commandé de ne rien faire à notre préjudice et contre notre honneur ; il l'avait promis et juré. Néanmoins, pour accuser la mémoire de notre père, pour nous détruire à jamais, il a fait prendre votre bon et loyal serviteur, le grand-maître de l'hôtel, l'a fait emprisonner et mettre à la torture, tellement que ses membres en ont été tout brisés. Ce martyre était pour lui faire confesser quelque chose à la charge de notre père. Mais, arrivé au lieu de sa mort, le maître-d'hôtel a, sur sa damnation éternelle, affirmé publiquement que jamais notre père n'avait pensé à vous trahir, ni à rien faire contre le bien de votre personne.

« Le traité de Chartres exceptait du pardon les homicides et meurtriers qui, par son commandement, tuèrent votre frère ; et lui les a reçus, recélés, nourris, et continue encore à le faire.

« Après toutes ces choses, ce traître, pour que vous et vos officiers ne connussiez pas de son forfait, a usurpé et usurpe encore l'autorité de votre domination. Et, en effet, la vraie cause pour laquelle il a fait périr votre frère, c'est pour dominer ; il use du, royaume comme de sa propre chose. Il a détenu et détient encore votre personne et celle de notre très-redouté seigneur le duc d'Aquitaine, et il n'y a personne de quelqu'état qu'il soit dans le royaume, qui puisse avoir accès auprès de vous.

« Bref, il a introduit les voies de fait, et l'on peut maintenant commettre indifféremment toute sorte de crime, sans craindre ni punition ni correction. Les malfaiteurs se disent qu'ils passeront aussi bien sans être punis que celui qui a tué le frère du roi. »

C'était pour venir raconter au roi le damnable régime de son royaume, et sa prochaine destruction et subversion, que les princes avaient pris les armes, ajoutaient le duc d'Orléans et ses frères.

« Mais, par certain accord réglé par vous et notre conseil, nous avons dû retourner en notre pays, et pour épargner les maux de votre peuple, congédier nos gens. Nous avons réellement et de fait exécuté ce nouveau traité ; mais lui, il le viola au moment même ; car ceux de votre conseil ne devaient être ni gens suspects, ni pensionnaires d'aucun des deux partis ; et il a laissé les serviteurs qu'il avait créés. Ce sont eux encore qui ont le gouvernement et l'autorité sur vous et votre royaume. Ainsi il domine mieux et plus sûrement que s'il y était en personne. Pierre Desessarts, prévôt de votre bonne ville de Paris, devait être déposé de tous offices royaux et tous les états qu'il tenait de vous ; néanmoins il lui fit avoir secrètement lettres de vous scellées de votre grand sceau, pour ravoir sa prévôté, et ledit Pierre est en effet retourné à Paris, a voulu prendre séance au Châtelet. Il n'a pas tenu à lui qu'il n'y réussît. »

Le duc d'Orléans revenait encore au meurtre de son père : cc Il y a près de quatre ans, disait-il, que la chose advint, et nous n'avons pu encore obtenir une seule provision de justice. Moi, Charles d'Orléans, je vous suppliai naguère 'très-humblement de m'octroyer des lettres entérinées pour faire poursuivre les consentants et complices de l'homicide, et l'ordre à vos justiciers qu'ils fissent emprisonner et juger ceux qui, d'après l'information, seraient chargés du crime ; cela même aurait dû se faire sans ma requête, et il ne devait pas être nécessaire de réveiller la justice. Je ne crois pas qu'il y ait un homme en votre royaume, de quelque état et de quelque condition qu'il soit, si pauvre qu'il puisse être, auquel votre chancellerie refusât une telle requête, même pour un fait moins grave. Toutefois, quelques diligences que j'aie pu faire, je n'ai pas obtenu ces lettres de justice.

« Oui, par toutes les voies de fait ou autrement, nous voulons procurer et poursuivre la réparation de cet homicide, et venger l'honneur de notre seigneur et père. Nous y sommes obligés et contraints. Ce devoir nous est commandé sous peine de rendre notre nom infâme, et d'être réputés indignes de sa succession, de son nom, de ses armes, de sa seigneurie. Nous ne voulons pas encourir de telles peines ; nous aimerions mieux souffrir la mort, comme le devrait faire tout noble cœur de quelque condition qu'il soit.

« Hélas ! il n'y a si pauvre noble homme, ou de si bas état en ce monde, dont le père ou le frère ait été tué si traîtreusement, que ses parents et ses amis ne s'engagent à poursuivre l'homicide jusqu'à la mort ! Qu'est-ce donc quand le malfaiteur persévère et s'obstine dans sa volonté criminelle ? car n'est-il pas notoire que ce traître a encore osé écrire naguère qu'il a fait mourir votre frère bien et dûment ? Mais moi, Charles, j'affirme qu'il a menti ; et il est assez manifeste qu'il est menteur, mauvais, faux et déloyal ; mais, moi, par la grâce de Dieu, j'ai toujours été, suis et serai sans reproche et disant vrai. » Le duc d'Orléans finissait en demandant encore la punition du crime, et répétant que c'était le devoir du roi.

Les gens d'honneur et de savoir, qui lurent cette lettre, la trouvèrent belle et juste. On disait qu'elle avait été écrite par maître Gerson, le plus saint docteur de l'université : ce n'est pas que le duc d'Orléans ne fût en état de la composer ; car nul prince n'était aussi docte et ami des lettres. Quel que fût son bon droit et ses motifs, les hommes sages n'en regardèrent pas moins comme coupable un prince qui demandait justice, les armes à la main, qui faisait des alliances et des partis dans l'état, qui, disait-on, allait appeler le secours et l'assistance des ennemis. Ils pensaient que c'était une entreprise contre toutes les lois divines et humaines, et qu'il la fallait réprimer[54].

Comme il eût été contre la coutume des chevaliers et seigneurs d'attaquer son ennemi sans l'avoir défié, le duc d'Orléans, huit jours après avoir écrit au roi, envoya la lettre suivante au duc de Bourgogne :

« Charles, duc d'Orléans et de Valois, comte de Blois et de Beaumont et seigneur de Coucy : Philippe, comte de Vertus, et Jean, comte d'Angoulême, frères : à toi Jean, qui te dis duc de Bourgogne : pour le très-horrible meurtre par toi fait en grande trahison et guet-apens par meurtriers apostés, sur la personne de notre très-redouté seigneur et père, monseigneur Louis duc d'Orléans, seul frère germain de monseigneur le roi notre souverain seigneur et le tien, nonobstant plusieurs serments, alliances et compagnies d'armes que tu avais avec lui : et pour les grandes trahisons, déloyautés, déshonneurs et mauvaisetés que tu as commis contre notredit souverain seigneur, monseigneur le roi, et contre nous en plusieurs manières : te faisons savoir que dorénavant nous te nuirons de toute notre puissance et par toutes les manières que nous pourrons ; et contre toi, de ta déloyauté et trahison, appelons Dieu et la raison à notre aide, ainsi que tous les prud'hommes du monde. En témoignage de vérité, nous avons fait sceller ces présentes lettres du sceau de moi, Charles.

« Donné à Jargeau, le 18 juillet 1411. »

Ce défi fut porté par un héraut de la maison d'Orléans à Douay, où se trouvait le duc Jean. Il reçut joyeusement cette bravade, assembla son conseil, et, le 13 août, répondit par un pareil défi conçu en ces termes :

« Jean, duc de Bourgogne, comte de Flandre, d'Artois et de Bourgogne, seigneur palatin de Salins et de Malines, à toi, Charles, qui te dis duc d'Orléans, Philippe, qui te dis comte de Vertus, Jean, qui te dis comte d'Angoulême, qui naguère nous avez écrit vos lettres de défiance : faisons savoir, et voulons que chacun sache, que pour abattre les très-horribles trahisons, les très-grandes mauvaisetés, et guet-apens machinés félonnement contre monseigneur le roi, notre très-redouté souverain et le vôtre, et contre sa génération, par feu Louis, votre père : pour empêcher votredit père, faux, traître et déloyal, de parvenir à la finale et détestable exécution à laquelle il tendait si notoirement que nul prud'homme ne devait le laisser vivre ; bien moins encore nous, qui sommes cousin germain de mondit seigneur, doyen des pairs de France, et deux fois pair de France, qui donc sommes plus astreints à lui et à sa génération, pouvions-nous laisser plus longtemps sur terre, sans en être gravement accusé, un si faux, déloyal, cruel et félon traître ? Pour nous acquitter loyalement de notre devoir envers notre très-grand et très-souverain seigneur, nous avons fait mourir, comme nous le devions, ledit faux et déloyal traître. Ainsi nous avons fait plaisir à Dieu, loyal service à notre souverain, et nous avons obéi à la raison. Et parce que toi et tes-dits frères, suivez la trace de votre feu père, croyant parvenir aux damnables et déloyales fins où il tendait, nous avons très-grande joie au cœur de votre défi. Mais du surplus qui y est renfermé, toi et tesdits frères avez menti, et mentez faussement, mauvaisement et déloyalement, comme des traîtres que vous êtes. Et à l'aide de notre seigneur qui sait et qui connaît la très-entière et parfaite loyauté, amour et sincérité d'intention que nous avons toujours et aurons, tant que nous vivrons, pour lui, pour ses enfants, pour le bien de son peuple et de son royaume, nous vous ferons venir à la fin et punition que méritent des faux, mauvais, déloyaux traîtres, rebelles, désobéissants et félons, comme toi et tes frères. »

Un officier de la maison du Duc porta cette réponse à Blois. Le duc d'Orléans en fut irrité, cependant fit assez bon accueil à celui qui en était chargé, et continua ses préparatifs plus activement encore.

Le même jour le duc Jean avait écrit au duc de Bourbon. Il lui rappelait que trois ans auparavant, ils avaient fait ensemble un traité d'alliance et juré, en présence de plusieurs chevaliers, sur la damnation de leur âme, sur la foi et serment de leur corps, sur les saints évangiles, sur les saintes reliques touchées, de s'aider, conseiller et conforter mutuellement, de corps, d'âmes et de biens, toutes les fois qu'ils seraient attaqués dans leur honneur et l'état de leurs personnes. Il le requérait donc et sommait, en vertu de cette alliance, de venir, accompagné d'amis et d'hommes d'armes, le secourir contre les princes d'Orléans. Le roi d'armes de Bourgogne remit cette lettre au duc de Bourbon, qui, pour toute réponse, renvoya quelques jours après le traité d'alliance[55].

Pendant ce temps-là, le duc de Berri et la reine étaient à Melun, tenant des conférences et recevant des messages, pour parvenir à un accommodement[56]. Ils demandèrent au roi de leur envoyer les principaux seigneurs de sa cour et de ses conseils, des députés de l'université, les présidents du Parlement et de la chambre des comptes, le prévôt des marchands et les bourgeois les plus considérables. On pensa qu'ils allaient communiquer quelques articles propres à rétablir la paix dans le royaume ; il n'en fut rien ; le duc de Berri ne fit que leur répéter toutes les plaintes du duc d'Orléans, et inclinait beaucoup à ce qu'elles fussent accueillies. Lorsque tous ceux qui étaient allés à Melun en revinrent sans autre réponse, le peuple commença à s'animer, même contre eux ; et ils furent obligés de se cacher. Déjà les Armagnacs se répandaient dans la campagne. Les Parisiens crièrent à la trahison ; ils dirent que le duc de Berri était d'intelligence avec ceux qui voulaient ruiner la ville. « Il a fait semblant de désirer la paix, disaient-ils, mais c'était afin de nous amuser, et de donner aux Armagnacs le temps d'entrer dans la ville pour la piller. »

On commença le guet aux portes ; on tendit les chaînes de la rivière, et le corps de ville, cédant à la voix publique, s'en alla demander au roi, pour capitaine, le comte de Saint-Pol qu'on avait obstinément refusé, depuis un an.

Le duc de Bourgogne était ainsi dans une belle position[57]. Il avait la faveur de la ville de Paris, l'approbation des gens sages ; la justice était de son côté. C'était lui qui était le sujet fidèle, le vassal obéissant. Le roi lui avait permis par des lettres du 12 août d'armer pour sa défense[58]. S'il eût voulu modérer son emportement, temporiser, se plaindre doucement, laisser voir tous les torts de ses ennemis, il aurait eu toute la force de la France, et aurait conservé la faveur du roi et l'affection des peuples. Il sembla d'abord, par une lettre qu'il écrivit à la reine pour se plaindre du défi et des provocations du duc d'Orléans et pour s'en remettre à sa justice, que son intention était de se conduire sagement. Mais au lieu de faire traiter les affaires publiques et les siennes par des hommes prudents, courtois et modérés, il lâcha tout de nouveau Pierre Desessarts, personnage bouillant, factieux et propre à mettre toutes choses pêle-mêle.

Cet homme était rentré secrètement dans Paris ; par son conseil et ses menées, le comte de Saint-Pol, dès qu'il fut gouverneur, fit expédier des lettres du roi pour ordonner la levée d'une troupe de cinq cents hommes, sous le nom de milice royale. Le soin de la former et la charge de la commander furent, à la grande surprise des hommes sensés, confiées aux principaux bouchers de Paris, les Legoix, les Saint-Yon et les Thiberts. C'était de grands partisans du duc de Bourgogne ; ils s'étaient montrés fort ardents dans les séditions, et cruels comme leur métier dans la guerre qui s'était faite l'année d'avant aux portes de la ville. Du reste ces gens-là avaient grand crédit parmi le peuple. La boucherie d'e Paris avait été donnée depuis fort longtemps à une vingtaine de familles ; mais comme les femmes ni les bâtards n'héritaient point du privilège, le nombre des maîtres bouchers était déjà fort réduit[59]. Ils étaient devenus riches et puissants ; le Parlement avait eu plus d'une fois à leur enjoindre de s'occuper par eux-mêmes de leur étai. La boucherie avait ses officiers, ses règlements, sa justice, et formait un corps considérable dans la ville. Les Legoix étaient trois frères, maîtres de la boucherie de Sainte-Geneviève ; les Thiberts et les Saint-Yon étaient de la grande boucherie près le Châtelet, et tenaient tout le quartier des halles, qui était pour le duc de Bourgogne[60]. Ils s'associèrent un nommé Caboche, écorcheur de bêtes à la boucherie de l'Hôtel-Dieu, plus méchant qu'eux encore, et maître Jean de Troyes, chirurgien, qui était un homme de beau langage et savait fort bien discourir[61]. Leur troupe se composait de garçons bouchers, de chirurgiens, de pelletiers, de tailleurs et de toute sorte de mauvais sujets.

Ils furent aussitôt les maîtres de Paris. Ils marchaient armés par les rues, commettant mille désordres. Dès que quelqu'un leur déplaisait, ils criaient : « C'est un Armagnac ! » l'assommaient sur l'heure, pillaient sa maison ou le traînaient en prison pour qu'il se rachetât chèrement. Le receveur de Chartres, homme de bonne réputation, ayant été mandé à la chambre des comptes, vint à Paris, et fut tué dans la rue, sans nul autre motif que d'avoir été signalé comme un Armagnac[62]. II ne faisait pas bon alors pour les hommes nobles, de quelque parti qu'ils fussent de se trouver à Paris[63], et les riches bourgeois vivaient aussi dans la crainte et le danger. Plus de trois cents s'en allèrent à Melun avec Charles Culdoë, prévôt des marchands, qui ne pouvait plus répondre de la tranquillité de la ville. Simon Cramault, archevêque de Reims, l'un des plus sages hommes du conseil du roi, se retira[64]. L'évêque de Saintes, ayant été soupçonné d'avoir dit que le duc de Bourgogne aurait dû demander pardon du meurtre du duc d'Orléans, fut sur le point d'être massacré. Il ne dut la vie qu'aux soins du comte de Saint-Pol.

On avait accordé l'entrée du conseil du roi aux chefs de la milice royale ; ils pouvaient y rapporter les demandes des bourgeois et de la ville. Bientôt ils dictèrent les résolutions du conseil ; leur troupe en assiégeait la porte, et menaçait par ses clameurs.

On commença par faire résoudre que le roi, qui pour lors était malade, et le duc d'Aquitaine quitteraient l'hôtel Saint-Paul, pour venir habiter le château du Louvre, où ils se trouveraient plus en sûreté dans l'enceinte de la ville. La reine fut suppliée de revenir à Paris avec ses enfants, mais sans le duc de Berri, qui était devenu odieux. Charles Culdoë fut remplacé par Pierre Gentien qui était pourtant un homme recommandable et estimé de tous. On eut aussi la prudence de défendre de nouveau l'entrée de la ville aux princes des deux partis et à leurs troupes, et il fut ordonné que les Parisiens se garderaient eux-mêmes. Toutefois le dauphin fut contraint à envoyer en prison les particuliers qu'on accusait d'être en intelligence avec les Armagnacs, et à faire publier que tous ceux qui leur étaient favorables eussent à sortir de Paris, sous peine de mort et de confiscation[65].

Ce qui animait tout ce peuple, c'est que le duc d'Orléans avait déjà commencé la guerre, et qu'il arrivait chaque jour d'horribles récits sur les dévastations commises par ses gens d'armes, dans le Vermandois et la Picardie. Des députés de ce malheureux pays furent envoyés au conseil du roi.

« Très-excellent prince, dirent-ils, la campagne va bientôt être déserte et vide d'habitants ; ils s'enfuient vers les lieux cachés, ou se réfugient dans l'enceinte des forteresses avec ce qu'ils peuvent sauver de leurs meubles et de leurs troupeaux ; tout est livré à la fureur des gens de guerre. Ils ont pillé leurs hôtes, enfoncé les coffres, maltraité les filles et les femmes ; ils mettent à rançon les marchands qu'ils arrêtent sur les routes, et quand ils en prennent qui sont bourgeois de Paris ou de quelque ville du parti du roi, ils les tuent ; si, par hasard, ils les renvoient après les avoir dépouillés, c'est en proférant mille blasphèmes contre le roi : Allez, disent-ils, allez-vous faire voir à votre fou de roi ; allez demander protection à ce pauvre idiot, à ce misérable captif. Souvent même ils leur arrachent les yeux, leur coupent le nez, les oreilles, et leur disent Allez, maintenant, montrer votre bonne mine à ces infâmes traîtres du conseil du roi. Il y a une troupe de cinq cents Gascons, que le comte d'Armagnac et le connétable avaient amenés à l'autre guerre, et qui ont toujours été amis des Anglais. C'est maintenant Bernard d'Albret, chevalier hardi et entreprenant, qui les commande. Ils ont déjà pris et saccagé la ville de Roye, qui est au roi. Ils viennent de se saisir de la forteresse de Ham, qui appartient en commun au duc d'Orléans et au comte de Nevers ; de-là ils se répandent sur tous les environs[66]. »

En même temps, le duc d'Orléans prenait ses mesures pour approcher de Paris. Il mit une forte garnison à Montlhéry. Sans cesse il parcourait, sous prétexte de chasser et se divertir, le Valois et le Soissonnais, il allait de Coucy à Melun., et même jusqu'à Corbeil. L'alarme saisit les paysans ; ils avaient appris ce qui se passait ailleurs, et voyant que le roi ne pouvait ni les défendre ni les secourir, ils demandèrent à s'armer ; on le leur permit. Ils laissèrent la bêche et la charrue, s'armèrent de méchantes piques et de bâtons ferrés, prirent la croix de Bourgogne, écrivirent : Vive le Roi ! sur leur bannière, et commencèrent à tomber sur les Armagnacs, lorsque ceux-ci marchaient par petites compagnies. On les nommait les brigands ou les piquiers, lorsqu'ils furent aguerris dans leur métier de vagabonds, ils dévalisèrent tous les passants. Il en était toujours arrivé de même, lorsque, dans d'autres temps, on avait réduit les habitants à quitter la vie des champs pour se défendre.

Les choses ne pouvaient en demeurer là ; le duc de Guyenne assembla un nombreux conseil. Le comte de Saint-Pol exposa que toute la France était partagée en deux factions ; mais que l'une avait refusé d'obéir au roi, qu'elle insultait sa personne et son autorité, qu'elle ravageait son royaume et massacrait ses sujets : que l'autre, au contraire, n'avait montré que respect et soumission au roi : qu'ainsi, il fallait qu'on s'unît avec elle pour exterminer au plutôt la rébellion. Une telle résolution était grave, on en délibéra plusieurs jours de suite ; mais les partisans du duc de Bourgogne étaient en force : moitié persuasion, moitié violence, leur avis prévalut. Le duc de Guyenne écrivit, le ter septembre, au Duc, au nom du roi[67].

 Charles, par la grâce de Dieu, roi de France, à notre très-cher et très-amé cousin le duc de Bourgogne, salut et entière dilection. Nous sommes informés qu'en plusieurs lieux de notre royaume sont très-grand nombre de gens d'armes et de traits, lesquels pillent, dévastent et dérobent chaque jour notre dit royaume et nos bons et loyaux sujets ; ont pris aucunes de nos villes et forteresses ; assiégé et menacé d'autres ; ont tué ou rançonné gens ; bouté feu, forcé femmes mariées, violé filles à marier, dérobé églises et moustiers, et font de jour en jour toutes autres inhumanités, comme pourraient faire les ennemis de nous et de notre royaume, dont très-grandes clameurs et pitoyables plaintes sont venues jusqu'à nous. Voulant et désirant de tout notre cœur garder notre honneur et notre seigneurie, et défendre nos sujets d'outrages, griefs, oppressions et dommages, et les maintenir en paisible tranquillité, ayant compassion de notre peuple qui a tant souffert : nous avons, après grande délibération et sur l'avis d'aucuns de notre sang et de notre lignage, de ceux de notre grand-conseil, d'aucuns de notre parlement et de notre chambre des comptes, et d'autres notables de notre ville de Paris, conclu et ordonné de résister de toute notre puissance à l'entreprise et mauvaise volonté des susdits et de leurs fauteurs, adhérents et complices, et d'en faire justice et punition.

« Et, comme pour ce faire, il nous faut très-. grand nombre et très-grande puissance de gens ; considérant que ce serait chose très-coûteuse que de s'en procurer en aussi grande quantité, et aussi promptement que besoin est, attendu les maux horribles que supporte journellement notre peuple ; comme nous vous avons toujours trouvé bon et loyal, prêt à nous servir et à nous aider en toutes nos affaires, et que nous avons en vous parfaite sûreté et confiance, puisque vous êtes déjà tout préparé et fourni d'une grande armée de gens de guerre, nous vous prions et requérons, même vous mandons et commandons ; sur la foi, loyauté et obéissance, en tant que vous aimez l'honneur, le bien et la conservation de nous, de notre lignée, de libre royaume, que vous veniez le plus hâtivement que vous pourrez, nous servir, secourir et aider, en chassant et débutant, par voies de fait, à force d'armés et de puissance, lesdits gens d'armes et de traits, de nos villes et-pays. »

Le roi lui donnait ensuite pouvoir de mander et assembler tous les vassaux et sujets de la couronne ; il leur commandait d'obéir en tout au duc de Bourgogne, comme aussi à toute ville et forteresse de lui ouvrir leurs portes.

Dès que cette résolution eut été publiée, la milice royale et tout le peuple adoptèrent le chaperon bleu, la croix de Bourgogne, et la devise de vive le Roi ! En moins de quinze jours, plus de cent mille hommes prirent ces signes de la faction bourguignonne ; les femmes même et les enfants les portaient[68]. A ne les pas avoir, on courait risque de passer pour Armagnac, et d'être jeté à la rivière, si l'on avait quelqu'ennemi. Les violences recommencèrent contre les partisans d'Orléans. Un jour, les Legoix et les Saint-Yon s'introduisirent violemment dans le conseil du roi sans respect pour le duc de Guyenne qui y siégeait, et ils demandèrent la permission de courir sus à tous les rebelles. Ils obtinrent ce qu'ils voulaient, et des lettres du 9 septembre déclarèrent les serviteurs et confédérés du duc d'Orléans, coupables de lèse-majesté et ayant encouru confiscation de leurs biens. On s'avisa de leur appliquer l'excommunication qu'Urbain V avait fulminée jadis contre les grandes compagnies du temps du roi Charles V[69]. On prêchait en chaire contre les Armagnacs. L'université, sur l'invitation du roi, écrivait et parlait dans le même langage. On refusait le baptême à leurs enfants[70]. La folie était si grande, qu'on brodait sur les ornements d'église la croix de Bourgogne, qu'on s'en servait au lieu du crucifix, et qu'on avait changé la manière de faire le signe de la croix. On ôtait aussi de leurs offices ceux qu'on tenait pour suspects. Le sire de Hangest fut destitué de la charge de grand-maître des arbalétriers. On aurait bien voulu traiter de même le connétable ; mais c'était un si puissant seigneur, qu'on n'osa point pour cette fois. Cependant le duc de Berri perdit la lieutenance de la Guyenne, qu'on donna au sire de Saint-Georges. Ce prince était devenu l'objet de la haine des Parisiens ; ils l'avaient pourtant, fort aimé, et lui avaient attribué la paix de Chartres et de Bicêtre. Le duc de Bourgogne recommandait surtout qu'on ne le laissât pas entrer dans la ville[71]. Aussi, lorsque le roi eut fait engager la reine à revenir, et qu'elle se présenta avec le duc de Berri, il lui fut signifié d'entrer seule. Alors elle retourna à Melun. Pour mieux montrer leur aversion contre lui, ils saccagèrent et démolirent en partie son hôtel de Nesle, sous prétexte que, touchant aux murailles de la ville, il nuisait à leur bonne défense.

Pendant que les serviteurs du duc Jean s'étaient ainsi emparés de Paris par la violence, leur maître, dont l'arrivée était si impatiemment attendue, se trouvait dans de grands embarras. Aussitôt après avoir reçu les lettres du roi, il s'était mis en campagne. Son armée était magnifique, toute la noblesse de Bourgogne, de Flandre et d'Artois s'était rendue à ses ordres. Il avait aussi demandé du secours aux bonnes villes de Flandre, et elles avaient consenti assez volontiers à faire marcher leurs milices avec lui. Il y en avait quarante ou cinquante mille, tous bien vêtus et bien armés à leur manière ; nulle troupe n'était si, bien fournie de vivres et de toutes sortes d'équipages de guerre[72]. Elle était suivie d'environ douze mille charrettes de bagage. Il y avait un nombre considérable de ces machines nommées des ribaudequins, espèces de grandes arbalètes que traînait un cheval, et qui lançaient au loin des javelots avec une force terrible. Ils amenaient aussi des planches garnies de longues broches de fer pour mettre en avant de leurs bataillons. Quand ces gens des communes de Flandre campaient, il, semblait, tant leurs tentes étaient belles et bien rangées, que les bonnes villes elles-mêmes eussent été portées là. En marche ils étaient séparés par villes et par métiers selon leur usage. Il n'y avait rien de si orgueilleux que ces Flamands. Il leur fallait toujours les meilleurs logis, et des vivres avant tous les autres. Souvent ils s'emparaient de la place et des provisions que les hommes d'armes avaient déjà retenues, et ne tenaient pas grand compte des nobles quels qu'ils fussent. Ils avaient mis dans leurs ; conditions avec le Duc, qu'on leur laisserait tout ce qu'ils prendraient ; aussi n'y avait-il pas de troupe qui pillât plus à profit. Ils mettaient sur leurs charrettes tout ce qui pouvait s'emporter. Le butin était encore un autre sujet de querelle. C'était donc chose difficile de conduire les Flamands et de les faire vivre paisiblement avec les autres gens de guerre, surtout avec les Picards, qui ne souffraient point patiemment la rudesse de leurs façons.

Le Duc se porta d'abord vers la ville de Ham où se trouvait le sire Bernard d'Albret, le plus fameux capitaine des Armagnacs. Il voulut d'abord emporter la place d'assaut ; une première attaque ne réussit point. Cependant il n'y avait aucun moyen de résister aux machines qui lançaient d'énormes pierres dans la ville ; Bernard d'Albret profita de ce qu'elle n'était pas encore entièrement entourée, et sortit pendant la nuit avec les plus notables bourgeois, ne laissant guère dans la ville que de pauvres gens. Alors les hommes du Duc entrèrent ; ; les premiers furent les Picards, mais les Flamands, s'y portant en grande foule, pillèrent et dépouillèrent amis et ennemis. Bien que le Duc eût interdit les violences contre les personnes, rien ne put arrêter la rudesse des Flamands ; ils enfonçaient les portes des églises, où s'étaient réfugiées les femmes ; ils emportaient tout dans leurs tentes et sur leurs charrettes, emmenant même des enfants pour qu'on les rachetât. L'abbaye ne fut pas plus respectée ; on en enfonça les portes. Heureusement quelques seigneurs parvinrent à sauver six ou sept des religieux ; ils arrivèrent auprès du Duc avec leur prieur qui marchait portant la croix. Quand tout fut saccagé, les gens de Flandre mirent le feu, et presque toute la ville fut consumée.

Lorsque les autres villes de la Somme surent la façon dont Ham venait d'être traitée, l'alarme s'empara des habitants. Nesle, Chauny, Roye, envoyèrent humblement leurs clefs au duc de Bourgogne, en le suppliant de les épargner. Il fit jurer aux bourgeois d'être désormais fidèles au roi, et les reçut à merci.

De Roye, le duc de Bourgogne envoya messire Pierre Desessarts qui était venu près de lui, porter cette nouvelle au dauphin. Il fut, comme on peut croire, bien reçu des Parisiens, et remis dans sa charge de prévôt de la ville.

Le duc d'Orléans, de son côté, assemblait son armée. Il voulut avoir dans son parti la reine et le duc de Berri, et alla à Melun le leur proposer. Il avait avec lui le connétable, le comte d'Armagnac, et l'ancien grand-maître des arbalétriers, mais ils ne purent réussir à les persuader.

Les gens d'armes du duc d'Orléans étaient t'ombreux aussi et en bel ordre. Il avait avec lui, outre ses vassaux, les Gascons du comte d'Armagnac et de la maison d'Albret, les Bretons, du comte de Richemont, les Lorrains du duc de Bar et les Allemands du seigneur de Saarbrück. Toute cette noblesse marchait fière et joyeuse comme si elle fût allée combattre les ennemis des lis ou de la croix. Avec les chevaliers, qui étaient au nombre de six mille, on voyait l'archevêque de Sens, Jean de Montaigu, dont les Bourguignons avaient saisi les domaines, comme ceux aussi de son frère l'évêque de Paris. On n'avait pourtant d'antre crime à leur imputer que d'avoir pleuré leur frère le grand-maître d'hôtel. Il avait changé la mitre pour le casque et la crosse d'évêque pour la hache de l'homme d'armes.

Les Orléanais s'acheminèrent vers Montdidier où le duc de Bourgogne avait réuni ses forces. Jusque-là ils n'éprouvèrent d'autre résistance qu'à Senlis, où un vaillant Bourguignon, le sire Enguerrand de Bournonville, tomba sur leur arrière-garde. Les paysans armés les inquiétaient aussi et surprenaient leurs bagages[73].

Le duc Jean attendait encore son frère le comte de Nevers à qui il avait fait dire de se hâter. Le comte faisait en ce moment la guerre à un des grands vassaux de Bourgogne, Louis de Châlons, comte de Tonnerre, qui, après avoir enlevé une fort belle demoiselle parente de la duchesse de Bourgogne, l'avait épousée, bien qu'il eût une première femme. Pour éviter le ressentiment de son seigneur, il lui fit déclarer qu'il ne se reconnaissait plus pour son vassal, et qu'il allait prêter hommage au duc d'Orléans ; puis il entra à main armée sur les terres de Bourgogne. Le comte de Nevers, pour s'en venger, dévastait alors tout le comté de Tonnerre. Il laissa ce faible ennemi, et se mit en route pour aller rejoindre son frère à Montdidier.

Ces deux grandes armées se trouvaient en présence, et personne ne doutait qu'elles ne livrassent aussitôt, quelque grande babille. Les uns s'affligeaient de ce que le sang de tant de braves chevaliers allait être versé dans une guerre civile, et pour le malheur de la France ; les autres se réjouissaient de cc que cette lutte, si pénible pour le peuple, allait enfin finir par le sort des armes.

Mais les chefs du parti d'Orléans n'étaient pas d'accord[74] ; les uns voulaient combattre, les autres voulaient attendre. Pour le duc de Bourgogne, au moment où il disposait son armée pour recevoir ou livrer la bataille, il vit venir à lui les capitaines des communes de Flandre. Ils venaient lui dire que leurs gens voulaient s'en retourner sur-le-champ, disant qu'ils avaient fini leur temps. Le Duc demeura confondu et désespéré ; il les conjura instamment de rester encore huit jours avec lui, et de ne pas le quitter au moment où toutes les forces de l'ennemi étaient là en présence. Les capitaines, touchés de la demande que leur faisait si doucement leur seigneur, promirent leurs bons offices auprès des communes. De retour au camp, on assembla les centeniers et les connétables dans la tente de la ville de Gand, où se tenaient toujours les conseils. La requête du Duc fut proposée ; les capitaines firent tous leurs efforts pour qu'elle ne fût pas rejetée ; le conseil restait incertain et divisé ; beaucoup disaient qu'ils avaient déjà servi le temps promis, que l'hiver approchait, qu'il fallait absolument retourner chez soi. On se sépara sans avoir rien conclu ; mais quand vint la chute du jour, les gens des milices allumèrent de grands feux avec le bois qu'ils arrachaient aux maisons du faubourg de Montdidier, puis chargèrent les bagages, et vers minuit se mirent à parcourir le camp en criant : Aux armes. Le bruit en arriva au Duc, qui envoya aussitôt quelques seigneurs flamands pour s'expliquer avec eux. Ils les trouvèrent armés, et obstinés à ne vouloir rien dire de leurs desseins. Le matin, à la pointe du jour, ils attelèrent leurs charrettes, et tout= à-coup mirent le feu à leur camp, en criant : « Allons, partons. » Ils prirent la route de Flandre. Le duc de Bourgogne monta aussitôt à cheval avec son frère le duc de Brabant, et courut vers eux. Là, ayant ôté son chaperon, il les supplia à mains jointes de ne point partir ; il leur demandait encore quatre jours ; il les appelait ses compagnons, ses frères, les plus fidèles amis qu'il eût au monde ; il leur promettait les plus beaux privilèges, leur faisait remise de la taille à tout jamais. Le duc de Brabant les pria aussi de ne pas refuser ces quatre jours à leur seigneur, qui les leur demandait si instamment. Rien ne put les émouvoir, rien ne put vaincre leur volonté ; ils ne répondaient rien, sinon en montrant la lettre qui fixait le terme de leur service, avec le nom et le sceau du Duc apposés au bas ; ils finirent par dire que, si conformément aux conditions de cette lettre il ne les ramenait pas au jour marqué de l'autre côté de la rivière de Somme, ils lui rendraient son fils, le comte de Charolais qui était à Gand, coupé par morceaux. Le duc de Bourgogne, voyant qu'il n'y avait rien à gagner sur leur brutale obstination, les apaisa par de bonnes et douces paroles, et, à son grand dépit, fit sonner la trompette pour leur départ. Le mal ne se borna pas là ; le feu qu'ils avaient mis à leurs tentes, gagna le reste du camp et en consuma une partie[75].

Le lendemain, les ennemis ayant appris cette retraite, envoyèrent quelques coureurs contre l'arrière-garde, et s'emparèrent d'une portion des bagages. Malgré tout le mal que lui faisaient les Flamands, il fallait que le Duc dissimulât, et les traitât avec de grands égards. Ce n'était pas le moment de recommencer les révoltes de Gand ; il repassa la rivière, ramena toute son armée vers Péronne ; puis alla encore remercier les Flamands de leurs bons services, et leur donna son frère le duc de Brabant pour les commander jusque chez eux[76]. Ceux de Bruges et des villes environnantes, en passant devant Lille, exigèrent, pour continuer leur route, qu'on leur remît la grande peau de veau ; ils nommaient ainsi une énorme feuille de vélin où était inscrit le consentement à la gabelle du blé, avec les sceaux de cinquante villes ou bourgs. Il fallut la leur livrer ; ils la déchirèrent en mille pièces.

Le duc d'Orléans aurait pu poursuivre les Bourguignons dans leur retraite précipitée. C'était l'avis des plus jeunes d'entre les chefs ; mais ceux qui avaient plus d'expérience décidèrent que, Paris étant le but de la guerre, il fallait y marcher sur-le-champ, et y entrer. Ils songeaient à aller reprendre leurs hôtels et leurs biens confisqués ; ils voulaient se dédommager en mettant à rançon les riches bourgeois. Ce désir de vengeance, si publiquement annoncé, ne fit qu'exalter le courage des Parisiens. On tint conseil à la ville, et l'on résolut, tout d'une voix, de mourir plutôt que de perdre les privilèges et les libertés de la ville, plutôt que de la livrer au pillage des Armagnacs.

Le prévôt de Paris se mit à la tête des préparatifs de défense, et y montra toute son activité. Les portes de la ville, les passages de la rivière furent munis et gardés. Par bonheur, quatre cents lances bourguignonnes commandées par Jean de Châlons prince d'Orange, qui allaient rejoindre le Duc, se trouvèrent rejetées vers Paris. On leur confia la défense de la ville de Saint-Denis ; bientôt arrivèrent les Armagnacs qui occupèrent la rive droite de la Seine, comme l'année d'avant ils avaient occupé la rive gauche. Ils se logèrent à Pantin Saint—Ouen Clignancourt, la Chapelle-Saint-Denis, Aubervilliers, Montmartre, et firent encore plus de ravages que l'autre fois ; chaque jour on se battait aux portes, le comte de Saint-Pol et le prévôt faisaient de vigoureuses sorties.

Le prince d'Orange se défendait aussi avec bravoure, et résistait à la fois aux assauts et aux tentatives que l'on faisait pour lui persuader d'abandonner le parti bourguignon. Enfin après plusieurs jours de résistance, il fut forcé de traiter et obtint d'honorables conditions. Les Allemands, les Bretons et les Gascons, s'étaient bien promis le pillage de l'église et des trésors de l'Abbaye, mais la garde en fut confiée à l'archevêque de Sens, qui y entra avec quatre cents hommes d'armes à pied, et veilla à ce que l'on fournît aux soldats qui se présenteraient aux portes tout ce qui leur serait nécessaire.

Deux jours après, la trahison ou la négligence du sire Colin de Puisieux, qui commandait la porte de Saint-Cloud, la livra aux Orléanais ; le sire de Gaucourt s'en rendit maître par une surprise de nuit[77].

Ainsi Paris se trouvait resserré de plus près ; on craignait de manquer bientôt de vivres. On tremblait pour Charenton et Corbeil, qui assuraient les arrivages du haut de la rivière.

Plus le siège se prolongeait et plus les Armagnacs 'éprouvaient de résistance, plus leur rage s'accroissait ; le récit de leurs cruautés, sur les habitants de la campagne, ne saurait s'imaginer. Les vieillards qui, sous les règnes précédents, avaient vu tant d'horribles guerres civiles et étrangères, ne se souvenaient de rien de pareil. Les paysans, animés par la terreur, le désespoir et la vengeance, saisissaient le moment favorable, sortaient des bois, où ils s'étaient réfugiés, et massacraient, avec non moins de férocité, tous ceux qui leur tombaient sous la main. Les églises n'étaient pas respectées ; non-seulement les Armagnacs les pillaient, mais il n'y avait sorte de profanations auxquelles ils ne se livrassent. Ils foulaient aux pieds les reliques pour emporter l'argent des châsses ; ils arrachaient les saintes hosties des ciboires ou des ostensoirs, et les jetaient en la fange. En vain les chefs en gémissaient et voyaient quel tort de tels excès faisaient à leur cause, ils ne pouvaient rien empêcher. Les Bretons, et les Gascons surtout, ne cherchaient dans cette guerre que le butin et les rançons. Ils voulaient, en retournant chez eux, se trouver riches et y vivre à leur aise.

Pendant cette guerre, qui se passait aux portes de Paris, avec des succès partagés, quelques hommes de l'armée des princes mirent le feu à la maison de campagne de messire Pierre Desessarts, à Bagnolet. Il était alors plus cher que jamais au commun peuple, qui voyait, en lui, le défenseur de la ville. Pour le venger, Legoix le boucher fit une sortie avec sa troupe et alla brûler le château de Bicêtre, que le duc de Berri avait passé sa vie à embellir. Ce fut un grand chagrin pour les honnêtes gens ; car rien n'était plus magnifique que cette demeure, surtout par les peintures. On n'en avait jamais vu de si belles, ni relevées de plus excellentes dorures. On admirait surtout les portraits du pape Clément, de plusieurs empereurs d'Orient et d'Occident, de beaucoup de rois et de princes français. Les plus habiles peintres du temps disaient qu'on n'en pourrait trouver de pareils, ni de mieux faits. Les fenêtres du château étaient garnies de châssis vitrés, que les bourgeois emportèrent chez eux, comme une grande rareté[78].

Le temps pressait ; la ville était chaque jour serrée de plus près. Il était instant que le duc de Bourgogne arrivât pour la délivrer. De son côté, il n'avait rien oublié pour réparer le tort que venaient de lui faire les communes de Flandre, et pour avoir une armée suffisante. Il en avait un moyen assuré. Le roi d'Angleterre, voyant la France si malheureuse et si divisée, avait jugé qu'il pourrait en tirer grand avantage, en s'alliant à un des partis. Il lui semblait que c'était surtout avec le duc de Bourgogne qu'il convenait de traiter ; il désirait conclure le mariage de son fils avec une des filles du Duc ; aussi, lorsque les Orléanais lui firent demander du secours, il répondit qu'il était trop engagé avec le duc de Bourgogne. Cependant rien n'était encore arrêté, aucune condition n'avait été réglée. Lorsque le duc Jean s'était mis en marche avec son armée, dans les premiers jours de septembre, il avait déjà avec lui trois cents Anglais environ de la garnison de Calais.

Ce recours aux ennemis du royaume causait une grande surprise et une vive indignation à tous les bons Français. Chacun s'en expliquait librement, et l'on disait que ce n'était assurément pas sans conditions : que le roi d'Angleterre ne donnerait pas ainsi des secours sans avoir obtenu quelques bonnes conditions, et l'on en supposait de très-honteuses. Le duc de Bourgogne, suivant la rumeur publique, avait promis aux Anglais de leur rendre la Guyenne et la Normandie, de leur faire hommage de la Flandre, de leur livrer passage par Dunkerque, Gravelines et l'Ecluse.

Le Duc, offensé de ces bruits, écrivit, de son camp devant Ham, art duc d'Aquitaine pour le conjurer de ne point ajouter foi à de telles calomnies, et de ne point douter de sa fidélité aux intérêts du roi et de son royaume[79].

Maintenant la retraite des Flamands rendait le secours des Anglais encore plus nécessaire. Le roi d'Angleterre venait d'envoyer au Duc une ambassade solennelle ; il la reçut à Arras, avec un grand accueil et combla les envoyés de présents. Le comte d'Arundel, chef de cette ambassade, se mit sur-le-champ à la tête de douze cents lances anglaises ; et le Duc reprit en toute hâte sa marche sur Paris.

Ce fut une occasion pour le duc d'Orléans et son parti de répandre, plus encore qu'auparavant, mille bruits injurieux au duc de Bourgogne touchant cette alliance avec l'Angleterre. L'archevêque de Sens composa un écrit, où il donnait pour assuré tout ce qu'on avait déjà débité dans le public. Mais le dauphin et les Parisiens étaient dans un tel danger, qu'ils regardaient peu de quel côté leur venait un secours si nécessaire. Toutefois, le duc de Bourgogne se crut obligé d'écrire à toutes les bonnes villes, pour protester de la pureté de ses intentions. Il n'avait voulu, disait-il, que délivrer Paris et le roi, et n'avait consenti à aucune condition préjudiciable aux intérêts et à l'honneur du royaume.

Le Duc arriva le 16 octobre à Pontoise ; il avait précipité sa marche afin de sauver Paris, et il avait encore peu de forces avec lui. Le comte d'Armagnac proposa d'aller aussitôt l'attaquer, avant que son armée entière eût pu le rejoindre ; ce conseil semblait aussi sage que hardi ; mais les plus anciens chevaliers, le sire de Fontaine, le sire Le Bouteiller, furent d'avis contraire. « Pourquoi diviser ainsi nos troupes, disaient-ils ; il faudrait ou lever le siège de Paris, ou n'envoyer à Pontoise que trop peu de monde. D'ailleurs, si les Bourguignons et les Anglais entrent à Paris, ils ne feront qu'y accroître le désordre et hâter la famine. Le duc de Berri, avec deux mille hommes d'armes, promet de se saisir du haut de la rivière ; nous aurons bientôt réduit la ville ; c'est le seul moyen, car on voit assez qu'une si grande cité ne peut être emportée, ni par armes, ni par assaut. » Leur opinion l'emporta[80].

Le duc de Bourgogne passa quelques jours à Pontoise, attendant que ses troupes l'eussent rejoint. Pendant cet intervalle, un homme inconnu demanda un jour à lui parler ; son apparence lui donna quelque soupçon, et il eut soin de placer toujours un banc devant lui ; c'était en effet un assassin ; il tenait un poignard caché dans sa manche ; les gens du Duc le saisirent, et il fut aussitôt décapité.

Lorsque le Duc eut réuni assez de monde, il passa la Seine à Melun, le 22 octobre, marcha toute la nuit, suivit la vallée de Jouy, et, le 23 au soir, arriva à la porte Saint-Jacques. Toute la ville s'était portée au-devant de lui, avec des transports de joie ; le conseil du roi, tous les seigneurs de la cour, vinrent à sa rencontre. La milice royale des bouchers, sous le commandement du prévôt de Paris ; le corps des marchands, à la suite du comte de Nevers, s'étaient avancés jusqu'à une lieue à sa rencontre. Les rues furent illuminées ; le peuple criait : Noël ! Son gendre, le duc de Guyenne, le reçut à la porte du Louvre, et le mena aussitôt au roi et à la reine, qui était entrée dans la ville depuis quelques jours.

Dès le lendemain, les Anglais excités par les clameurs de tout le peuple, firent une sortie par la porte de Saint-Denis, avec le sire Enguerrand de Bournonville et ses hommes d'armes Picards ; ils allèrent attaquer les Armagnacs à la Chapelle-Saint-Denis ; le combat fut vif ; mais enfin l'avantage demeura aux Anglais. Dès-lors, le duc d'Orléans vit que tout espoir de prendre Paris était perdu. Le trouble se mit dans son parti, et l'on commença à taxer de trahison les chevaliers qui avaient donné des conseils contraires au projet du comte d'Armagnac. Il fallait maintenant songer à se défendre. Toutes les troupes, qui étaient dans les villages, furent réunies dans Saint-Denis ; on ne conserva que le poste de Saint-Cloud. Toute la rive droite de la Seine devint plus désolée encore lorsque les gens de guerre furent rassemblés en plus grand nombre. Pour se venger des brigands qui se cachaient, dans les bois des environs, et tuaient tous leurs fourrageurs, ils mirent à feu et à sang toute la vallée de Montmorency ; enfin, les chefs eux-mêmes cessèrent de respecter la vénérable abbaye de Saint-Denis. Un matin, après la messe le comte d'Armagnac entra, au réfectoire, où se trouvaient l'abbé et les religieux, et leur parla en ces termes :

« Vous savez les peines et les travaux qu'ont supportés les seigneurs qui sont ici, non pas dans un dessein d'ambition, comme le répète le vulgaire, mais pour rétablir la justice du royaume dans sa splendeur, pour remettre le roi en liberté, le tirer de la servitude où il est réduit. Tous les Français doivent prendre part à une entreprise si juste et si agréable à Dieu ; c'est une cause commune à la noblesse et au peuple. C'est pour cette cause que nous avons amené cette armée composée de tant de seigneurs et d'une si brave noblesse. L'argent que nous attendons n'étant pas arrivé, et les affaires ne pouvant souffrir aucun retardement, les chefs ont résolu d'y suppléer avec le trésor de la reine que vous avez en garde. Soyez assurés qu'elle n'en sera point fâchée. D'ailleurs pour votre sûreté, messieurs les princes vous donneront un reçu scellé de leur sceau. »

Les religieux, effrayés d'une telle témérité, demandèrent le temps d'en faire parler à la reine et au duc de Guyenne. Sur ce mot de duc de Guyenne, le comte d'Armagnac qui était le plus puissant seigneur de cette province, et vassal direct de la couronne, s'emporta : « Dites le dauphin de Viennois, répliqua-t-il, mais non pas le duc de Guyenne. » Puis faisant entrer ses gens avec des marteaux, il força les serrures et emporta l’argent et la vaisselle de la reine, qui furent partagés entre les chefs. Les religieux craignirent qu'il n'en arrivât autant au trésor de l'abbaye, dont les Armagnacs avaient murmuré quelques mots. Alors on fit échapper secrètement ceux qui l'avaient caché et qui seuls savaient le lieu, afin que personne ne demeurât qui pût le découvrir[81].

Maintenant les Parisiens, encouragés par la présence du duc de Bourgogne, se livrèrent de plus en plus à leur haine contre les Armagnacs. Ils avaient fait tant de mal tout autour de la ville ; ils s'étaient montrés si présomptueux et insolents, qu'on ne saurait imaginer l'horreur qu'ils inspiraient à tout le peuple. L'excommunication prononcée contre eux, et que chaque dimanche on lisait dans toute la France au prône de la messe paroissiale en éteignant les cierges et sonnant les cloches, les profanations dont ils s'étaient rendus coupables et qui semblaient devoir appeler sur eux la colère céleste, contribuaient beaucoup à entretenir cette aversion furieuse. Elle était générale ; il n'y avait pas une des villes du royaume qui ne les abhorrât, comme s'ils eussent comploté la ruine et l'incendie de chacune. Les gens de bon sens s'étonnaient d'une telle opinion ; car elle ne pouvait être attribuée uniquement à l’amour pour le roi, ni à la préférence qu'on accordait aux Bourguignons, puisque ceux-là aussi étaient très-funestes.

La disposition des esprits était si absolue, que l'archevêque de Sens, voyant combien les affaires de son parti allaient mal, chercha, par le moyen de plusieurs de ses anciennes relations avec l'université, le Parlement et le conseil du roi, à savoir si quelque accommodement serait possible. Personne dans Paris n'osa même en parler de peur d'irriter la fureur du peuple. Le mépris se joignit bientôt à la haine ; surtout après qu'une entreprise sur Senlis, conduite par le sire Bernard Desbordes, un des plus vaillants hommes de l'armée orléanaise, eut été repoussée par la garnison. Toute faible qu'elle était, à l'aide des brigands, elle surprit ou dispersa tous les hommes de cette expédition.

Le duc de Bourgogne était vivement pressé de chasser enfin les Armagnacs. Le S novembre, il sortit dans la nuit par la porte Saint-Jacques avec seize cents hommes environ choisis par les dizainiers, dans la milice de Paris, avec les Anglais du comte d'Arundel, et ses propres hommes d'armes commandés par Enguerrand de Bournonville et Aimé de Viry. Il avait avec lui les plus grands seigneurs et les meilleurs chevaliers de France, de Bourgogne et de Flandre, les comtes de Nevers, de la Marche, de Vaudemont, de Penthièvre, de Saint-Pol ; le maréchal Boucicault, le sire de Vergy, maréchal de Bourgogne ; le sire de Helly qui venait d'être fait maréchal de Guyenne ; les sires de Saint-Georges, de Ghistelles, de Fosseuse, Regnier Pot, gouverneur du Dauphiné, le sénéchal de Hainaut[82]. Enfin, il marchait avec dix mille hommes de toutes armes, tous en disposition de bien faire ; il arriva de grand matin devant Saint-Cloud, que les Armagnacs avaient fortifié au point de le croire imprenable. La garnison était commandée par le sire de Combourg, seigneur de Bretagne, par messire Guillaume Le Bouteiller, et messire Mansard du Bois. L'attaque commença avec une vivacité extraordinaire ; en peu de temps, les Parisiens firent une brèche et entrèrent dans la ville ; Enguerrand de Bournonville et les Anglais y pénétrèrent presque en même temps ; on combattit dans les rues ; les Gascons se réfugièrent dans l'église et dans la tour qui défendait le pont, et là, résistèrent encore longtemps. Le duc d'Orléans, sur la nouvelle de cette attaque quitta Saint-Denis, et vint avec ses gens. Mais la rivière était entre deux, et les traits ne pouvaient arriver à l'autre bord. D'ailleurs le duc de Bourgogne était sur la hauteur avec le reste de son armée en bataille, prêt à secourir les assaillants. Le duc d'Orléans fut donc seulement témoin de la destruction de sa garnison, qui fut toute massacrée, prise ou noyée en cherchant à aller le rejoindre. Parmi les prisonniers, se trouva Colin de Puisieux, celui qui avait livré Saint-Cloud. On le reconnut déguisé en prêtre dans le clocher de l'église. Il fut amené à Paris. La rage du peuple était terrible contre lui. On lui attribuait une grande part des maux qu'avaient soufferts la ville et les environs. Le roi l'acheta à celui qui l'avait pris. II avoua son crime, qu'il avait commis à la persuasion de sa femme. Il eut la tête tranchée avec cinq hommes qui furent condamnés comme ses complices. Son corps fut écartelé et ses membres exposés sur les principales portes de Paris. Sa femme était grosse ; on la mit en prison pour être exécutée après ses couches. Heureusement la pauvre créature mourut en mettant son enfant au monde.

Cependant les princes du parti d'Orléans revinrent en toute hâte à Saint-Denis. Il n'y avait pas de temps à perdre pour faire retraite ; elle commença sur-le-champ. Pendant la nuit même, pour comble de désastre, le pont de bois qu'ils avaient jeté sur la rivière se rompit, et les retarda. On fut surpris que les Bourguignons ne profitassent pas de l'occasion. Il leur était facile de troubler cette fuite, et de tomber au moins sur l'arrière-garde. Il n'en fut rien. Le prévôt, bien qu'il sût ce qui se passait à Saint-Denis, fit tenir les portes de la ville fermées jusqu'à midi.

Les religieux qui avaient remercié la providence d'être ainsi délivrés des Armagnacs, au moment même ail ils venaient de résoudre que l'on s'emparerait du trésor de l'abbaye, se trouvèrent tout-à-coup plus malheureux encore ; les Anglais, les Picards et les Parisiens, non conteras de s'être emparés des bagages de l'armée ennemie et de tout le butin qui y était chargé, entrèrent de force dans le monastère. Ce furent deux chevaliers picards, les sires du Ront et Robinet de Fretel, qui en donnèrent l'exemple ; ils furent suivis des gens du sire de Helly. On pilla les appartements des religieux ; on emporta les tasses, la vaisselle, tous les meubles. Pour sauver le trésor et ce qui restait de l'argenterie de la reine, il fallut payer une grande somme d'argent. Ce ne fut pas tout, l'abbé de Saint-Denis fut pris et emmené par des hommes d'armes ; on l'accusait d'avoir reçu le duc d'Orléans et de s'être montré favorable à son parti. Le sire Robinet de Fretel fut d'abord laissé à la garde de l'église ; mais au lieu de ce rude chevalier, les religieux demandèrent qu'on leur donnât pour gardien un bon bourgeois de Paris, nommé Pierre Auchier, qui les traita avec beaucoup de respect et de douceur[83].

Peu de jours après l'arrivée du duc de Bourgogne, il avait été tenu un grand conseil où avaient été appelés les princes, les principaux seigneurs, les évêques présents à Paris, des députés de la chambre des comptes et de l'université, le prévôt de Paris, le prévôt des marchands et les plus notables bourgeois. Là, avaient été expédiées au nom du roi, des lettres où, après avoir rappelé la désobéissance et la révolte des princes, et les maux horribles qu'ils faisaient dans le royaume : après avoir rapporté que sur son mandement exprès, le duc de Bourgogne était venu les combattre avec ses gens d'armes et de trait : le roi, considérant la grandeur et la difficulté de l'entreprise, les dangers qui pourraient suivre des lenteurs et (les délais ; la célérité et la vigueur nécessaires en pareille occurrence ; se confiant à la prud'homie, la loyauté, la diligence, au grand sens, à la force et à la vaillance de son cousin le duc de Bourgogne ; sachant le courage qu'il mettait à cette besogne ; d'autre part, le roi voyant qu'il n'y pouvait vaquer lui-même personnellement, et que son fils, le duc de Guyenne, ne pouvait non plus s'en occuper suffisamment, à cause du grand nombre d'autres affaires qu'il avait à expédier : commit, ordonna et députa ledit cousin pour aviser, conduire et mettre à bonne et prompte fin et conclusion, par la grâce de Notre-Seigneur, cette affaire, de telle sorte que l'honneur et la force en demeurassent à la couronne[84].

En conséquence, le Duc avait reçu tout pouvoir de commander à tous les officiers quelconques, à tous les gens du conseil, ce qu'il trouverait bon, expédient et profitable ; il était enjoint à tous de lui obéir aussi bien qu'au roi et au dauphin.

Le Duc trouva à propos de faire expédier des pouvoirs exactement pareils au duc de Bretagne, qui n'était point présent, et n'en fit aucun usage.

Revêtu ainsi de toute l'autorité, le Duc commença à poursuivre ses ennemis à outrance. Son armée fut divisée en plusieurs corps séparés pour aller exécuter les confiscations prononcées contre les princes et les seigneurs du parti d'Orléans. Le comte de Saint-Pol fut envoyé pour saisir le comté de Coucy ; messire Philippe de Cervolles, le comté de Vertus ; le sire Enguerrand de Bournonville alla à Dreux ; le sire de Helly, en Poitou et en Guyenne, pour s'emparer des terres du connétable ; le sire Aimé de Viry, en Beaujolais et dans les terres du duc de Bourbon. Nonobstant l'hiver, ces diverses troupes furent mises en marche.

Pour faire faire au duc de Guyenne ses premières armes, le Duc résolut de le mener, avec les Anglais et les Parisiens, assiéger Étampes[85]. La ville se rendit sur-le-champ, mais le château était très-fort, assis sur le roc, et le vulgaire regardait comme impossible de le miner. Un chevalier d'Auvergne, nommé le sire de Bosredon, serviteur du duc de Berri et fort aimé de ce prince, s'y était enfermé ; il refusa de rendre sa forteresse, et le nom du duc de Guyenne ne lui sembla pas le dégager du serment qu'il avait fait à son maître. On fit venir de grandes machines de Paris, et l'on força le château ; mais le chevalier se réfugia dans une tour si haute et si solide, qu'elle bravait tous les efforts des assaillants. Les dames, qui s'y étaient réfugiées, se montraient sur le haut du rempart ; pour railler les Bourguignons, elles tendaient leurs tabliers comme pour recevoir les pierres que lançaient les machines, et qui ne pouvaient atteindre jusqu'à la hauteur de la muraille. Le duc de Guyenne et l'armée bourguignonne en avaient grand dépit. On était prêt à renoncer à l'entreprise, lorsqu'un bourgeois de Paris, nommé Pierre Roussel, dit qu'il voulait empêcher que le fils du roi reçût un tel affront à son premier fait d'armes. Il construisit au pied de la tour un réduit avec des poutres de chêne qui résistaient aux pierres que faisaient rouler les assiégés, quelqu'énormes qu'elles fussent ; les ouvriers, ainsi garantis, travaillèrent à démolir la muraille ; elle avait dix pieds d'épaisseur ; on creusa dessous en la soutenant avec des pans de bois. Il ne restait plus qu'à y mettre le feu, et la tour se serait écroulée. Le sire de Bosredon se rendit alors ; revêtu d'une robe magnifique de velours brodé d'or et de pierreries, que lui avait donnée le duc de Berri, il vint se jeter aux pieds du duc de Guyenne ; le jeune prince, touché de sa valeur, lui fit grâce de la vie ; la garnison fut prise à discrétion, et on la fit promener, les mains liées derrière le dos, dans les rues de Paris.

De-là, le duc de Guyenne alla assiéger Dourdan, qui se rendit. Puis la saison étant déjà avancée, il revint à Paris. Les Anglais, dont le secours n'était plus nécessaire, furent congédiés avec des présents magnifiques et de grands témoignages de reconnaissance. Le Duc avait déposé d'avance la somme nécessaire pour leur solde, qu'il avait empruntée à des marchands de Paris ; elle ne suffit pas : les finances de Bourgogne et de France étaient épuisées, il lui fallut mettre aussi ses joyaux en nantissement chez un riche trafiquant de Lucques, établi à Paris[86].

On apprenait que, de tous côtés, les troupes envoyées contre les Armagnacs obtenaient des succès. Les villes ouvertes se rendaient, les forteresses succombaient après plus ou moins de résistance ; celle qui en fit le plus, fut le château de Coucy, dont les murailles étaient d'une épaisseur merveilleuse, et que défendait le sire Robert d'Esne. On faisait aussi beaucoup de prisonniers d'importance : le sire d'Hangest, grand-maître des arbalétriers, le comte de Braine, le comte de Roucy, et d'autres, tombèrent entre les mains du duc de Bourgogne. Les enfants du duc de Bourbon furent enlevés dans un de ses châteaux, au comté de Dreux, par le fils du sire de Croy ; il les prit pour otages, à cause de son père que le duc d'Orléans retenait encore en prison.

Le sort de ces prisonniers était triste ; le duc de Bourgogne était dur et cruel ; ses partisans étaient poussés d'un esprit de fureur ; aucun espoir de traiter ne les arrêtait. Les prisons de Paris étaient pleines de malheureux Armagnacs, qu'on y laissait mourir de froid, de faim, de maladie ; on leur refusait les derniers sacrements ; même, après leur mort, on les traitait comme excommuniés ; leurs corps étaient jetés tout nus dans les fossés de la ville et dans le marché aux pourceaux, où ils servaient de pâture aux animaux.

La vie des chevaliers et des seigneurs de distinction, pris par les Bourguignons, n'étaient pas même en sûreté, hormis pourtant les prélats et abbés, qui en étaient quittes pour de fortes rançons. Plusieurs périrent sur l'échafaud ; Jean de Brabant, frère de l'amiral Clignet de Brabant ; Pierre de Famechon, qui était un serviteur fort aimé du duc de Bourbon, furent décapités. De tous ces supplices, celui qui inspira le plus de pitié et d'indignation, ce fut celui du sire Mansart Dubos, qui avait été pris à Saint-Cloud. C'était un vaillant chevalier picard ; il était vassal du duc de Bourgogne, mais s'étant mis au service du duc d'Orléans, il avait toujours montré assez publiquement son horreur pour l'assassinat de son maître. Dans sa prison marne, il exprima les mêmes sentiments, et refusa la grâce qu'on lui offrait sous condition de faire serment au Duc. Il persista à dire qu'il n'avait rien fait contre le roi, ni rien qui pût exiger de pardon ; il fut mis à la torture ; on l'interrogea sur les desseins des princes. Il répondit que, dans leur conseil, il s'était opposé à la dernière prise d'amines, et à l'attaque contre la ville de Paris ; mais qu'une fois la guerre résolue par sou maître, il avait dû y montrer d'autant plus d'ardeur, qu'il l'avait blâmée auparavant[87]. Il fut condamné à avoir la tête tranchée. Au jour marqué, il était à dîner avec les autres prisonniers ; la charrette arriva devant la porte ; et le bourreau l'appela à haute voix. « Mes amis, dit-il, on m'appelle pour mourir, et j'en remercie Dieu. Je ne crains pas la mort, aussi-bien devait- elle venir un jour ou l'autre, et Dieu me préserve de renoncer, pour l'éviter, à la cause que j'ai défendue. Adieu, mes amis, priez pour moi. » Il les embrassa, fit le signe de la croix, descendit d'un pas ferme, et traversa la ville sur la charrette avec une contenance tranquille. Sur l'échafaud, il arracha lui-même ses vêtements, et présenta la tête. Tout le peuple pleurait ; le bourreau attendri, le conjura de lui pardonner. Le sire Mansard Dubois l'embrassa. On remarqua que ce bourreau et quatre des exécuteurs, qui avaient mis à la torture ce bon et brave chevalier, moururent dans la quinzaine.

Autant peut-être en serait arrivé à messire Charles d'Hangest, tout grand seigneur qu'il était ; mais par bonheur le comte de La Marche s'étant laissé engager trop avant avec un petit nombre d'hommes, avait été pris par les Orléanais, h Janville dans la Beauce, et la crainte des représailles sauva le grand-maître des arbalétriers. Dans cette rencontre de chevaliers, Guyot Legoix, un des bouchers qui commandait la milice de Paris, fut tué les armes à la main ; il s'était montré vaillant homme dans toute cette guerre, et il plaisait beaucoup au peuple et aux hommes d'armes. Aussi lui fit-on d'aussi belles funérailles que s'il eût été un comte ou un grand seigneur. Le duc de Bourgogne lui-même suivit son convoi : les uns disaient que c'était fort bien fait à lui d'honorer ainsi ceux qui le servaient, et que cela encouragerait à se mettre de son parti. D'autres pensaient que ce Legoix n'avait rien fait qui méritât cet hommage, et que son plus grand exploit avait été de brûler le beau château de Bicêtre[88].

Vers le milieu de janvier, le roi revint à la raison ; il fallut lui raconter tout ce qui s'était passé de grand et de malheureux dans son royaume pendant le long accès de maladie qui venait de l'affliger. Il était entouré de telle sorte, qu'il dut trouver bon tout ce qui avait été fait. Son retour à la santé n'était qu'un nouveau moyen de pouvoir entre les mains du duc de Bourgogne : on se hâta de revêtir de son nom plusieurs actes importuns. Personne dans ses conseils ni dans le Parlement n'eut le courage de s'opposer à une influence qui portait tout à l'extrême et entretenait les désordres du royaume au lieu de les apaiser. Le duc de Bourgogne était redouté, et chacun s'excusait en disant que les suffrages n'étaient pas libres. Le roi commença par confirmer toutes les condamnations et confiscations prononcées en son nom contre le duc d'Orléans et tous les Armagnacs. Le duc de Bourgogne se fit nommer gouverneur de la portion du Beaujolais et du comté de Tonnerre qui relevaient du roi, et dont le duc de Bourbon et le comte de Tonnerre venaient d'être privés. L'autre portion était sous sa suzeraineté, et déjà il s'en était emparé : il en fit alors l'apanage de son fils le comte de Charolais, lui promettant le reste, au cas où le roi le lui donnerait à perpétuité. On commença aussi à dépouiller les seigneurs d'un parti pour récompenser ceux de l'autre. Messire Charles d'Albret perdit l'office de connétable, et le comte de Saint-Pol reçut l'épée de France. Il laissait vacante la charge de grand-maître des eaux et forêts, elle fut donnée au prévôt de Paris qui céda sa place de grand-bouteiller au sire de Croy. Le sire de Rambures fut confirmé dans la charge de grand-maître des arbalétriers. On engagea aussi le vieux maréchal de Rieux à se démettre à cause de son âge, et on le remplaça par le sire Louis de Loigny, serviteur du roi de Sicile, qui venait d'arriver et se prêtait à toutes les volontés du duc de Bourgogne.

La ville de Paris méritait bien aussi qu'on fit quelque chose pour elle ; elle avait montré assez d'empressement contre les Armagnacs, et sa milice avait combattu à Saint-Cloud, à Étampes et dans d'autres occasions, à l'égal des meilleurs gens de guerre. Des lettres du roi, du 20 janvier, rendirent à sa bonne ville de Paris toutes les libertés et privilèges avait jamais eus par le passé. Le prévôt des marchands et les échevins furent remis à l'élection, les assemblées du parloir aux bourgeois furent rétablies ; la ville eut sa justice, son greffe, ses rentes, ses revenus, son hôtel.

On écouta en même temps les plaintes qui s'élevaient depuis quelque temps au sujet des vexations que les bourgeois, soupçonnés d'être Armagnacs, enduraient dans leurs personnes et dans leurs biens. Ils avaient présenté requête au Parlement pour avoir justice ; la chose allait si loin, que des amis de la famille Legoix se trouvaient poursuivis. On résolut de procéder avec plus d'ordre, et en même temps de se procurer de l'argent, dont on avait un besoin extrême. Des commissaires furent choisis dans les trois Etats du royaume, dans le Parlement, la chambre des comptes, l'université, l'Hôtel-de-Ville ; pouvoir leur fut donné de faire des informations, d'entendre des témoins et de prononcer civilement en dernier ressort, c'est-à-dire d'imposer des amendes à qui ils voudraient. Les procédures étaient bientôt faites ; lorsque quelques commissaires disaient : « Celui-là est riche, c'est un Armagnac, » il ne tardait pas à être rançonné. On ne savait pas toujours ce que devenaient ceux qui étaient pauvres[89].

Cette taxe était loin de suffire. Alors il fut, résolu de lever un impôt sur toutes les villes du royaume ; Paris préféra continuer son service de milice. La ville proposa de lever et d'entretenir un corps de mille hommes tirés de chaque dizaine, pour mettre sous les ordres du prévôt, et cinq cents pionniers conduits par André Roussel, ce brave bourgeois qui avait pris le château d'Étampes.

La guerre et ses horribles ravages continuaient sur presque toute la surface du royaume. Partout les Orléanais étaient défaits ; mais leur obstination était extrême, comme aussi les rigueurs exercées contre eux. Les malheurs du peuple allaient toujours croissant ; il fallait chercher le moyen d'en finir, et pousser vivement la destruction complète de cette rébellion. On proposa au roi de rassembler une forte armée, et de marcher en personne contre le duc de Berri. Il hésitait encore, et ne pouvait croire, comme on le lui disait, que son oncle se fût résolu à appeler les étrangers dans le royaume, mais il en eut bientôt la preuve. Le baillif de Boulogne-sur-Mer envoya un messager au conseil du roi pour apporter des papiers qui venaient d'être saisis. C'étaient ceux d'un moine augustin nommé Jacques Legrand, qui passait pour l'homme le plus éloquent de France. Sept ans auparavant, à la suggestion du duc de Bourgogne il avait fait ce fameux sermon contre la reine, dont on avait tant parlé. Depuis, il s'était attaché au duc de Berri ; c'était ce prince qui l'envoyait en Angleterre pour y-conclure un traité et obtenir du secours. Par précipitation, et pour mieux cacher son voyage, le moine avait laissé une partie de son bagage ; on y avait trouvé ses papiers et ses instructions et l'on se hâtait de les faire passer au roi.

L'indignation fut grande dans le conseil lorsqu'on vit quelles conditions les princes offraient aux ennemis de la France.

1°. Ils s'engageaient à livrer sur-le-champ au roi d'Angleterre toutes les villes, châteaux et bailliages qu'ils tenaient encore en Guyenne et en Poitou.

2°. A conquérir pour lui tout ce qui restait de ces deux provinces au pouvoir de la France, et à lui remettre la Guyenne avec la même étendue que ses prédécesseurs l'avaient possédée.

3°. Le roi d'Angleterre promettait au duc de Berri de jouir, sa vie durant, de la province de Poitou, à condition de lui en faire hommage. Le duc de Berri livrerait même sur-le-champ Niort, Lusignan et Poitiers. Quant aux autres forteresses, il y mettrait des gouverneurs qui feraient serment de les rendre après sa mort au roi d'Angleterre. Le duc d'Orléans conservait le comté d'Angoulême aux mêmes conditions, et le sire d'Armagnac le domaine direct de ses châtellenies.

4°. Le roi d'Angleterre s'engageait de son côté à donner aux princes un secours de mille hommes d'armes et de trois mille archers qui devaient être payés d'avance, selon un prix convenu.

On assura encore que dans les papiers de frère Legrand se trouvaient les projets que les princes comptaient mettre à exécution pour se procurer de l'argent et pour gouverner le royaume[90]. Ils voulaient, disait-on, mettre une taxe générale sur tous les fonds de terre, établir une gabelle du blé, confisquer toutes les terres non cultivées., contraindre désormais tous les hommes non nobles à travailler de leurs mains, soit- à la terre soit à d'autres métiers : établir un seul poids et une seule mesure pour tout le royaume, renouveler toute l'université de Paris, confisquer la Lorraine, le Luxembourg, la Savoie et la Provence.

On peut juger de la fureur que produisit la lecture de ces pièces quand elles vinrent à la connaissance du peuple. Les femmes elles-mêmes parcouraient les rues en proférant mille imprécations contre les princes qui vendaient ainsi la France aux ennemis[91].

Pour ajouter encore à cette rage universelle, le sire d'Ollehain, chancelier du duc de Guyenne, certifia qu'il avait eu entre les mains des lettres qui prouvaient que le dessein des princes était de détrôner le roi et son fils. Le duc de Guyenne affirma au roi que ses lettres lui avaient été montrées, et le duc de Bourgogne en fit voir une de Guichard, dauphin d'Auvergne, qui racontait qu'à Bourges, le duc de Berri, le duc d'Orléans et le duc de Bourbon, venaient encore de jurer entre eux la destruction du roi, du royaume et de la bonne ville de Paris.

Le pauvre roi entendant tous ces rapports et les desseins furieux et criminels que ses plus proches parents formaient contre lui et contre son peuple, se mit à pleurer : « Ah, nous voyons bien leur méchanceté, dit-il, et nous vous prions et requérons, vous tous qui êtes de notre sang, de nous aider et conseiller contre eux ; cela vous touche autant que moi et tout le royaume. » A ces mots, le roi de Sicile, le duc de Guyenne, le duc de Bourgogne et tous les autres seigneurs du conseil, se levèrent, et mettant le genou en terre, offrirent au roi leurs personnes et leurs biens ; ils le pressèrent de ne pas perdre un moment dans une si grande affaire.

Tout cela se passait pendant les fêtes de Pâques, au commencement d'avril. Peu après, le roi, résolu de partir, alla solennellement prendre à Saint-Denis l'oriflamme que, pour la première fois, on déployait dans une guerre de Français contre Français. Le porte-oriflamme était alors un vieux et noble chevalier nominé le sire d'Aumont. Il n'avait pas encore été reçu dans sa charge ni prêté serment ; il commença d'abord par communier dévotement, puis le roi s'avança vers l'autel, et l'abbé de Saint-Denis, revêtu de ses orne-mens pontificaux, lui adressa un beau discours où il lui rappela les devoirs de la royauté, et lui, recommanda d'avoir, comme ses ancêtres, confiance dans l'intercession des saints martyrs. Puis il remit le saint étendard au roi. Pendant ce temps le sire d'Aumont était resté à genoux sans chaperon ; il jura, sur le corps de Notre-Seigneur, de garder fidèlement cette royale enseigne ; le roi la lui passa au cou, car c'était ainsi qu'il la devait porter tant qu'on ne marchait pas à la bataille ; pour lors il la devait déployer et arborer sur sa lance d'or.

 

FIN DU TROISIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Juvénal.

[2] Histoire de Bretagne.

[3] Juvénal.

[4] Monstrelet. — Gollut.

[5] Juvénal.

[6] Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet.

[7] Le Religieux de Saint-Denis.

[8] Monstrelet. — Lettres de grâce et d'abolition. — Le Religieux de Saint-Denis. — Saint-Rémy.

[9] Monstrelet.

[10] Gollut.

[11] Juvénal.

[12] Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Juvénal. — Gollut.

[13] Monstrelet. — Juvénal.

[14] Histoire de Bourgogne.

[15] Histoire de Bourgogne. — Chronique de Brabant.

[16] Juvénal. — Le Religieux de Saint-Denis.

[17] Monstrelet. — Histoire de Bretagne. — Histoire de Bourgogne.

[18] Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Juvénal. — Histoire générale du P. Anselme. — Gollut. — Journal de Paris.

[19] Chronique, n° 10297.

[20] Le Religieux de Saint-Denis.

[21] Gollut.

[22] Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Lettres du roi, 27 décembre 1409.

[23] Ordonnances des rois de France.

[24] Monstrelet. — Le Religieux de Saint-Denis. — Gollut.

[25] Journal de Paris.

[26] Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet.

[27] Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Histoire de Bretagne.

[28] Preuves de l'Histoire de Bourgogne.

[29] Histoire de Bourgogne.

[30] Le Religieux de Saint-Denis.

[31] Juvénal.

[32] D'Argentré.

[33] Monstrelet. — Le Religieux de Saint-Denis.

[34] Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Gollut. — Journal de Paris. — Juvénal.

[35] Le Religieux de Saint-Denis.

[36] Journal de Paris. — Fenin.

[37] Saint-Remy. — Monstrelet. — Journal de Paris. — Le Religieux de Saint-Denis.

[38] Le Religieux de Saint-Denis.

[39] Le Religieux de Saint-Denis.

[40] Le Religieux de Saint-Denis.

[41] Le Religieux de Saint-Denis.

[42] Gollut.

[43] Le Religieux de Saint-Denis. — Gollut.

[44] Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Journal de Paris.

[45] Preuves de l'Histoire de Bourgogne.

[46] Le Religieux de Saint-Denis.

[47] Gollut.

[48] Meyer. — Gollut. — Heuterus.

[49] Le Religieux de Saint-Denis.

[50] Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet.

[51] Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet.

[52] Gollut.

[53] Le Religieux de Saint-Denis.

[54] Le Religieux de Saint-Denis.

[55] Monstrelet.

[56] Le Religieux de Saint-Denis.

[57] Gollut.

[58] Pièces justificatives de l'Histoire de Bourgogne.

[59] Félibien, Histoire de Paris.

[60] Monstrelet.

[61] Juvénal.

[62] Rapport fait au Parlement par Henri de Marie, premier président.

[63] Monstrelet.

[64] Le Religieux de Saint-Denis.

[65] Le Religieux de Saint-Denis.

[66] Le Religieux de Saint-Denis.

[67] Pièces justificatives de l'Histoire de Bourgogne.

[68] Juvénal. — Journal de Paris.

[69] Juvénal.

[70] Pasquier.

[71] Juvénal.

[72] Monstrelet. — Fenin. — Saint-Remy.

[73] Le Religieux de Saint-Denis.

[74] Monstrelet.

[75] Monstrelet. — Fenin. — Saint-Remy. — Oudegherst.

[76] Meyer. — Oudegherst. — Gollut.

[77] Le Religieux de Saint-Denis.

[78] Le Religieux de Saint-Denis. — Juvénal.

[79] Rapin Thoyras. — Le Religieux de Saint-Denis.

[80] Le Religieux de Saint-Denis.

[81] Le Religieux de Saint-Denis.

[82] Monstrelet. — Le Religieux de Saint-Denis. — Fenin. — Saint-Remy. — Juvénal.

[83] Le Religieux de Saint-Denis.

[84] Pièces de l'Histoire de Bourgogne.

[85] Monstrelet. — Le Religieux de Saint-Denis. — Juvénal.

[86] Histoire de Bourgogne.

[87] Juvénal.

[88] Juvénal. — Monstrelet. — Le Religieux de Saint-Denis.

[89] Le Religieux de Saint-Denis. —Juvénal.

[90] Monstrelet.

[91] Le Religieux de Saint-Denis.