NAPOLÉON

 

CHAPITRE XXVI. — LE MARTYRE.

 

 

Prisonnier, Napoléon a vécu à Sainte-Hélène cinq ans six mois et dix-huit jours, à peu près ce qui sépare l'entrevue d'Erfurt de la première abdication. Il y est mort avant d'avoir achevé sa cinquante-deuxième année. Ainsi il a passé en captivité plus de la dixième partie de son existence. Le temps de la méditer et de la modeler à sa guise. La réclusion et le vide des heures, l'isolement et l'oisiveté après avoir rempli le théâtre du monde, c'était un dernier bienfait de la fortune. Parfaite œuvre d'art, sa vie est couronnée par la souffrance et par le martyre. Il faut aux très grands héros le roc de Prométhée, le bûcher d'Hercule et celui de Jeanne d'Arc ; la religion napoléonienne a dit la croix sur le calvaire.

Ici, ce sont encore les circonstances qui servent la renommée de l'empereur. Il avait été inspiré en se livrant à ses ennemis. Les Anglais, en l'exilant au bout du monde, cherchaient moins à se venger qu'à se débarrasser d'un personnage encombrant, dont la place n'était nulle part. Ils étaient bien obligés de le garder ; personne ne le réclamait. Les autres gouvernements étaient trop heureux de laisser Napoléon à l'Angleterre. Toutes les solutions avaient des inconvénients ou des dangers. Le cabinet de Londres opta pour la relégation rapide, sans bruit, sans esclandre, évitant surtout la faute d'une accusation et d'un jugement pompeux. On séquestrait le général Bonaparte dans une île à peu près inaccessible, avec des consignes sévères, et l'on organisait le silence sur le captif. Quant à Napoléon, il ne gardait qu'un droit, mais précieux, celui de se plaindre. Il s'était rendu sans conditions, confié à la générosité du peuple anglais qui lui faisait subir un traitement inhumain. Il devenait une victime. Son système fut de juger selon les lois de l'hospitalité les mesures qui étaient prises contre lui selon les règles de la surveillance. L'esprit mesquin de ses geôliers fit le reste. Une des occupations du prisonnier de Sainte-Hélène fut de noter leurs fautes contre la bienséance, d'outrer ses griefs et de prendre le monde et la postérité à témoin de la cruauté de ses bourreaux et des outrages dont ils l'abreuvaient.

D'ailleurs, toute espérance ne l'avait pas abandonné. Il ne s'adressait pas seulement aux générations futures. Son nom seul représentait une force d'opinion. La solitude lointaine où on l'enfermait attestait qu'il continuait à faire peur. C'est-à-dire qu'il comptait toujours. Il ne songeait nullement à s'évader, sachant que l'évasion, presque impossible, n'offrait pas de chance de succès. Et puis, qu'eût-il fait ? Où fût-il allé ? Mais des événements pouvaient se produire, un changement de règne ou de majorité en Angleterre, une révolution en France, une grande guerre en Europe. Il n'était pas inutile d'entretenir l'intérêt et d'exciter la pitié. Et s'il ne devait jamais sortir de cette prison, comme ce serait bien, devant l'histoire, quel prestige vaudrait au nom de Napoléon cette longue infortune ! Il serait excessif de dire que l'empereur déchu la prenait toujours par le bon côté. Parfois il comparait son sort à celui de Ferdinand VII à Valençay et il laissait entendre qu'il n'en demanderait pas davantage à Louis XVIII. Résigné ou non, il a tiré de sa captivité le parti qu'elle lui offrait. On ajoutera même avec admiration, non avec ironie, qu'il a été égal à cette situation comme aux autres, et, tout compte tenu de quelques impatiences, de quelques faiblesses, parfait dans le rôle de martyr. C'est que, plus encore que par le sentiment de sa dignité, il a été soutenu par l'idée du grandiose. Il n'en est pas moins vrai qu'il faut distinguer entre ce qu'a été sa vie d'exil et l'image qu'il en a légué, entre la figure qu'il s'appliquait à laisser de lui-même et le train de tous les jours.

On imaginera d'abord la résidence que lui assignait la libéralité du pays auquel s'était confié le nouveau Thémistocle. De Longwood, Lord Rosebery, qui a cherché la vérité pour l'honneur de l'Angleterre, dit tout en une phrase : Une agglomération de baraques, construites pour servir d'abri aux bestiaux. Ces lieux misérables ont été aménagés à la hâte pour recevoir l'exilé. Il passe des palais royaux et des bivouacs glorieux à quatre chambres étroites infestées de rats, vite encombrées de papiers et de livres. Pour ornements quelques portraits, souvenirs de Joséphine, du roi de Rome et de Marie-Louise ; de rares trophées, le réveille-matin du grand Frédéric ; de faibles restes de l'ancienne splendeur, le service de table, le nécessaire de toilette. Voilà où Napoléon finira ses jours. Il est gardé comme un malfaiteur dangereux, sa correspondance ouverte, ses promenades si étroitement surveillées qu'il y renonce. L'endroit est nu, solitaire, battu par le vent, exposé aux tempêtes. À ce décor du dernier tableau, on peut dire que le gouvernement britannique a mis tous ses soins. Avec une maladresse remarquable il a rassemblé les conditions qui appellent la sympathie sur son prisonnier. Durable succès. Napoléon à Sainte-Hélène tient encore l'affiche. Pour que Longwood devienne aux yeux du monde un lieu de torture, le héros malheureux n'aura qu'à donner un léger coup de pouce au tableau.

Qu'on se représente maintenant la suite de l'empereur entassée dans des réduits et des mansardes, contrainte à une exaspérante cohabitation. Les fidèles de l'exil forment une petite colonie portée à s'aigrir, un milieu favorable à l'exagération de sujets de plainte. Il y a Montholon et sa femme, le dévouement même, lui très vieille France, mondain correct et bienveillant, elle, qui sera la consolatrice de l'empereur. Quand elle quittera l'île, on le verra pleurer. Las Cases est un ancien émigré devenu un fervent du culte napoléonien, un gentilhomme doublé d'un homme de lettres actif et adroit. C'est le biographe idéal et le compagnon préféré de l'empereur, celui avec lequel on peut parler de littérature. Il semble bien, pourtant, que Las Cases, qui conciliait l'attachement avec la publicité et la réclame, soit parti après avoir achevé sa moisson et réuni les éléments de son livre. Gourgaud, ancien artilleur, aide de camp de l'empereur depuis 1811, s'est rallié à Louis XVIII pendant la première Restauration, puis il est revenu aux Cent-Jours ; un brave jeune homme, qui a son franc-parler, mais jaloux, d'un caractère détestable et qui provoquera Montholon en duel.

Sa manie est de rappeler à Napoléon, qui ne s'en souvient plus, qu'en 1814, à Brienne, il lui a sauvé la vie. Bertrand, qui a déjà été grand maréchal du palais à l'île d'Elbe, est un ancien officier du génie, militaire avant tout, dévoué à l'empereur et craintif devant sa femme. Telle est la cour, aussi féconde en jalousie et en intrigues que si elle était aux Tuileries. Piontkowski, un capitaine polonais, viendra encore. Au-dessous, le premier valet de chambre, Marchand, et les domestiques. Il y a aussi le médecin irlandais O'Meara, auquel succédera le Corse Antommarchi, choix fâcheux de l'oncle Fesch, et qui arrivera pour la fin, avec deux prêtres médiocres, ce qui fera dire à l'empereur : Ma famille ne m'envoie que des brutes.

Ces serviteurs de l'adversité, qui se sont condamnés eux-mêmes à la déportation, forment le chœur de la tragédie. Tous, sauf Bertrand, qui n'avait pas la plume facile, ils ont tenu leur journal, griffonné des Mémoires, au moins quelques souvenirs. Marchand, le premier valet de chambre, avait aussi ses carnets et, faute de mieux, Saint-Denis, le second valet de chambre, servait de copiste. On savait bien qu'on entrait dans l'immortalité et Napoléon n'ignorait pas qu'autour de lui on prenait des notes. Il s'était servi de Las Cases, le plus habile à rédiger, doué d'un certain talent dans le genre sensible et déclamateur, pour répandre ce qu'il voulait qu'on crût. Las Cases en ajouta de sa façon. C'est de cette sorte de collaboration qu'est sorti le Mémorial de Sainte-Hélène, livre admirablement fait pour émouvoir et pour attendrir. Napoléon promettait à Las Cases qu'il en tirerait beaucoup d'argent. Combien le Mémorial a rapporté plus de gloire à l'empereur !

L'abondance de cette littérature de l'exil, à laquelle Napoléon lui-même s'est probablement associé par les Lettres du Cap insérées dans la Correspondance, ne sert pas toujours la connaissance de la vérité. Il arrive que les récits de la captivité ne concordent pas. Il en est dont l'inexactitude est manifeste. Celui d'O'Meara est un agréable roman. Antommarchi, effronté, raconte ce qu'il n'a ni vu ni entendu, Napoléon l'ayant eu en horreur et tenu à l'écart. Mais deux choses sont notées par Lord Rosebery avec beaucoup de finesse. D'abord que les récits publiés les premiers sont les moins dignes de foi. La véracité de Montholon, de qui les Mémoires ont paru en 1847, est plus grande que celle de Las Cases dont le Mémorial a été publié en 1823. Quant à Gourgaud, dont le journal n'a vu le jour qu'en 1898, c'est l'homme qui dit tout. Cependant, Las Cases est parti de Sainte- Hélène en novembre 1816, expulsé par les autorités pour avoir tenté de correspondre avec l'Europe et, peut-être, secrètement désireux de rentrer Gourgaud, brouillé ou affectant d'être brouillé avec Napoléon, s'en va à son tour, en mars 1818. À partir de ce moment, Montholon, trop occupé, devient un chroniqueur irrégulier et, du registre, passe aux souvenirs composés après coup. Sans compter les suppressions qui ont été faites dans les manuscrits pour des raisons de famille, ce sont les causes de beaucoup d'incertitudes. En définitive, autant qu'elles sont mornes, les trois dernières années de l'empereur sont obscures et muettes. C'est à peine si on l'entend encore parler. Il est privé de la faconde de Las Cases, de l'esprit contrariant de Gourgaud qui stimulaient sa conversation. Des lettres, il n'en écrit pas, n'acceptant pas que les siennes soient lues par le gouverneur. Peu à peu, sa voix tombe. Selon le mot frappant de Rosebery, c'est la période de la moisissure. Il souffre aussi du mal cruel de son père. Il s'affaissera lentement pour s'éteindre enfin dans le silence de la nuit.

Il faut donc se résigner à ne voir l'empereur captif qu'à travers des brumes et surtout selon la version légèrement romancée qui est restée de Sainte-Hélène. Mais la fortune n'a rien refusé à Napoléon. Pour donner à la tragédie le tour du mélodrame populaire, elle avait apporté le geôlier. Sir Hudson Lowe semble choisi par un décret de la Providence. Sans lui, un élément essentiel de la complainte manquerait. Le gouverneur avait l'esprit étroit, formaliste, en outre faible. Il était accablé par ses responsabilités, obsédé par la crainte de l'évasion. Le souvenir de Campbell, revenu à l'île d'Elbe pour la trouver vide, le tourmentait. En vain, Hudson Lowe avait-il hérissé Sainte-Hélène de canons et de sentinelles, prescrit les précautions les plus sévères. Parfois il se relevait au milieu de la nuit et galopait jusqu'à Longwood pour s'assurer que son prisonnier était toujours là. Absurdement soupçonneux, il ne permettait pas aux commissaires de France, d'Autriche et de Russie de remplir leur mission et de se rendre compte par eux-mêmes de la présence du captif. Hudson Lowe était un halluciné. Napoléon n'eut pas de peine à le rendre à demi fou, tandis que les chroniqueurs de Longwood s'appliquaient à le représenter comme un bourreau. Ils ont réussi à merveille. Le sicaire de l'oligarchie britannique garde son nom inscrit parmi les plus cruels tortionnaires dont l'histoire fasse mention et, à son retour, ses compatriotes eux-mêmes lui tournèrent le dos.

Mais le gouverneur n'inventait pas tous les jours un nouveau supplice, et si Napoléon cherchait à le noircir ce n'était pas seulement dans l'idée que sa propre infortune en paraîtrait plus pathétique aux yeux de la postérité. Vers la fin, ses relations avec Hudson Lowe devinrent moins tendues, par lassitude réciproque et parce que l'empereur n'avait plus le même intérêt aux incidents et aux conflits. Il avait obtenu l'essentiel en faisant respecter sa personne et son nom. Un point sur lequel il n'avait jamais cédé, c'était son titre. Les Anglais prétendaient l'appeler le général Bonaparte. La dernière fois que j'ai entendu parler de lui, c'était à la bataille des Pyramides et à celle du Mont-Thabor, répondit-il une fois pour toutes. Il était l'empereur Napoléon et le resta. Sa thèse invariable fut que le titre impérial appartenait à la nation et à la dynastie, qu'il était consacré par la voix du peuple et par l'Eglise, entré dans le patrimoine de gloire des Français. Par conséquent, celui qui l'avait reçu n'avait ni le droit ni le pouvoir s'en dessaisir. Jamais, quant à lui, il ne s'avouerait pour un usurpateur. Tout au plus admettait-il l'incognito, comme un souverain en voyage, et il proposa d'être appelé Duroc ou Muiron, du nom des deux seuls hommes, peut-être, qu'il eût aimés. Les Anglais refusèrent pour la raison qui lui faisait offrir ce compromis. D'aucune manière, ils ne voulaient reconnaître qu'il eût régné, et Napoléon attachait la plus haute importance à ne pas déchoir. Il subit mille désagréments de la vie quotidienne pour maintenir qu'il n'était pas un simple officier de distinction, selon la formule de l'amiral Cockburn, celui qui disait n'avoir jamais su qu'un empereur se fût trouvé à bord du Northumberland. Ainsi l'idée dynastique était sauve. Et peut-être n'eût-on pas vu un second Empire si l'ordre n'avait été donné à Longwood de ne pas savoir non plus qu'il s'y trouvât un général Bonaparte.

Avec la même ténacité, Napoléon défendait sa porte contre les visites domiciliaires. Il s'enferma chez lui plutôt que d'être suivi dans ses promenades, réduisit Hudson Lowe à le faire observer par des espions. Un peu théâtralement, il mit en vente son argenterie — dont on lui rapporta ensuite plusieurs pièces — afin qu'on n'ignorât pas que l'Angleterre lui mesurait les moyens d'existence. Un jour même, il commanda que son lit fût brisé pour avoir du feu. Surtout il ne cessait d'accuser ses bourreaux de l'avoir condamné à une mort lente, de le tuer à coups d'épingles. Il imputait l'état de sa santé au climat mortifère, bien qu'il eût une tumeur du pylore, le squirre de son père, et ne l'ignorât pas. La maladie de foie qui régnait à Sainte-Hélène l'épargna, ainsi, du reste, que ses compagnons. Mais il fallait que les Anglais l'eussent assassiné : Il n'y a que mon martyre, disait-il, qui puisse rendre la couronne à ma dynastie.

C'est avec cet esprit de politique que Napoléon, servi à souhait par Hudson Lowe et secondé par les mémorialistes de Sainte-Hélène, a grossi des souffrances dont la plus grande était morale. Pour l'effet qu'il cherchait, il fallait qu'il fût persécuté, et la lutte qu'il soutenait sur les points où il était irréductible aggravait la persécution. Dans toutes les hypothèses, c'était bien calculé. Une soumission résignée lui eût valu quelques commodités, quelques adoucissements. Que n'y eût-il pas perdu ! Soit qu'il considérât que lui-même n'était pas tout à fait hors de la chance des événements, soit qu'il pensât à Napoléon II, soit enfin dans l'intérêt de sa gloire, jamais il ne serait assez martyrisé. Deux mots de lui éclairent son dessein : L'adversité manquait à ma carrière, et : Mon fils, si je meurs sur la croix et qu'il vive, il arrivera.

Avec le martyre, son arme, c'est la parole, l'imprimé, le livre. Écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble, il l'avait promis. C'était l'occupation qu'il se réservait pour ce lieu perdu. Déjà, pendant la traversée, il a commencé de dicter ses Mémoires, comme Las Cases de tenir son journal. Sainte-Hélène devint un centre actif, une usine de production littéraire, et l'empereur lui-même encourageait tout le monde à remplir des cahiers. Il disait à ses compagnons qu'ils avaient là un moyen de faire fortune et il ne trompait pas. Las Cases avait la plume la plus habile, et le Mémorial eut un immense succès. Tout en eut. Vrai ou faux, ce qui venait de Sainte-Hélène était dévoré à Paris et en Europe.

Lui-même homme de lettres, Napoléon avait très bien compris qu'il avait l'occasion de composer sa propre histoire et par conséquent de lui imprimer le caractère qu'il voulait. Non seulement, comme la plupart des auteurs de Mémoires, il a présenté sa propre apologie, mais encore, racontant le passé avec un esprit mûri et l'expérience des hommes, il a donné à son récit un tour propre à agir sur les imaginations et qui a fixé les faits dans une forme malaisément révocable. Il a donné à sa vie, à son règne, à ses guerres, un certain ton. Il a même refait ses mots historiques. Il les a écrits tels qu'il aurait dû les prononcer, et depuis, on les a répétés comme il les a écrits. C'est un auteur qui corrige ses œuvres de jeunesse quand il est dans la force de son style. Ainsi il a contribué pour une large part à mettre sur son histoire la note épique, ce qui, pour lui, comptait encore plus que ses plaidoyers. Le souci qu'il a eu de se laver des reproches ou de rejeter les fautes sur autrui est trop naturel pour qu'on en soit dupe. Il est bien difficile d'effacer l'accent de ses Commentaires et, par exemple, de raconter la campagne d'Italie sans subir la magnificence de sa propre version.

Le trait dominant de cette littérature est d'appartenir au genre de la propagande, un genre où Napoléon est devenu un maître. Ce n'était rien que de s'adresser aux sensibilités en peignant les souffrances du captif. L'écrivain a visé beaucoup plus loin. Il a travaillé pour l'avenir. Au cours de son règne, d'une rapidité torrentielle, il avait pris tour à tour toutes les idées, selon les besoins du temps, selon ces circonstances dont il était l'esclave. Pour et contre, on pourrait faire le recueil de ses opinions contraires sur presque tous les sujets. De dessein général, il n'en avait pas. De plan, combien de fois en avait-il changé ? À Sainte-Hélène, il médite. Il découvre, dans une Europe rendue à la paix, les transformations qu'il y a produites en la parcourant et en l'agitant pendant dix années. Alors, il conçoit une doctrine. Il s'attribue les intentions des choses qu'il a faites et il revendique les résultats. Il avait soulevé les passions nationales contre la France. Il devient le père du principe des nationalités. C'était exprès qu'il réveillait les peuples de leur antique léthargie. Ses conquêtes, ses annexions ? Il voulait former une seule Italie, une seule Allemagne, assises de l'Europe future et d'une Société des Nations libres au lieu de la Sainte-Alliance des rois. À la suite de ses soldats, de ses administrateurs, de ses préfets, les idées de la Révolution s'étaient répandues hors de France, d'ailleurs pour se retourner contre lui. Il s'emparait de cet effet de ses guerres. Par elles il avait porté partout le progrès, les lumières, la liberté, la destruction des abus et du fanatisme. Il rappelait qu'il avait été républicain dès sa prime jeunesse, auteur des Lettres sur la Corse, grand serviteur des principes de 1789. Il ne disait plus qu'il avait dessouillé la Révolution ; il l'avait consacrée, infusée dans les lois, sauvée trois fois, en vendémiaire, en fructidor, aux Cent-Jours. Elle lui était consubstantielle. Elle ne pouvait plus se séparer de lui, victime de l'ostracisme des rois. Combien s'était-il écoulé de temps depuis ce monologue de Dresde où, devant Metternich glacé, il annonçait que tous les trônes seraient entraînés dans sa chute ? Mais un Napoléon démocrate, représentant des idées modernes, c'était maintenant le rôle qui s'offrait. Il le saisit. Satisfait du dessin que prenait sa figure historique, à force de la corriger par ses entretiens destinés à la publicité, il disait un jour, comme s'il avait regardé son propre buste : Chaque jour me dépouille un peu plus de ma peau de tyran. Il sculpte un Napoléon humanitaire, qui incarne en même temps la patrie et la gloire, un mélange d'une séduction puissante sur les Français du siècle, avec du spiritualisme, du prophétisme : Nous luttons ici contre l'oppression des dieux, et les vœux des nations sont pour nous. Il est égalitaire, point clérical. Mais il a honoré la valeur, distingué le mérite, et il mourra dans la religion catholique, comme la plupart des Français, même brouillés avec l'Église. Enfin il laissera pour Napoléon Il une constitution libérale et de sages conseils de gouvernement. Lui-même n'avait été dictateur que par la force des circonstances. Il n'avait pu débander l'arc. Mais le péril avait été toujours le même, la lutte terrible et la crise imminente, c'était son excuse... Cette semence jetée dans l'avenir lèvera. Le trône napoléonien ne sera pas restauré pour son fils. Du moins le fondateur de la dynastie aura travaillé pour son neveu. C'est à Sainte-Hélène qu'est né l'empire de Napoléon III.

Michelet dit avec colère de ce Bonaparte-Prométhée, dont le nom repartait ainsi pour des destinées nouvelles : Par une maladresse insigne, on le logea à Sainte-Hélène, de manière que, de ses tréteaux si haut placés, le fourbe pût faire un Caucase. Sainte-Hélène a été un laboratoire de légendes, un peu une fabrique de faux. On y sent comme une atmosphère de mensonge. Ce qui achève Napoléon, c'est que, de son lieu d'exil, il a su faire un Caucase sans doute, un trépied aussi. Il devient prophète, annonciateur de temps nouveaux. Il aura animé de son esprit jusqu'à son rocher. C'est sa dernière œuvre et il l'accomplit par les moyens qui, déjà, ont servi si puissamment sa politique. Il est toujours celui qui agit sur l'imagination des peuples parce qu'il est l'imagination même. On a dit qu'un des secrets de son gouvernement avait été d'éveiller sans cesse l'ambition, la curiosité et l'espérance. De Sainte-Hélène, il entretenait le regret, il faisait naître l'espoir d'un monde plus heureux. Fidèles au testament de l'empereur, les héritiers de Napoléon résoudraient tous les problèmes du siècle. On en croira le fils de Louis et d'Hortense lorsqu'il viendra avec la promesse de régler toutes les questions, celles de l'ordre, celle du paupérisme, celle de l'Europe. Quant à la curiosité, elle était redoublée par cette voix qui, du fond de l'Océan, annonçait un évangile.

Le même homme, le même artiste, toujours capable de dédoublement, qui s'était regardé lui-même en tant de rôles, se contemplait encore dans celui de Messie. Il vaticinait à ses heures. On a de lui d'étranges papiers : Nouveau Prométhée, je suis cloué à un roc où un vautour me ronge. Oui, j'avais dérobé le feu du ciel pour en doter la France, le feu est remonté à sa source et me voilà ! Puis il redevenait naturel et son naturel était la contradiction. Le journal de Gourgaud, d'une crudité si parfaite, le montre tel qu'on l'a vu dans tous les temps, âpre connaisseur des hommes et de la vie, adoptant tour à tour des idées contraires, se livrant à des sentiments opposés, sans qu'on puisse affirmer qu'il n'était pas sincère chaque fois. Il disait à Las Cases : Vous me croirez peut-être difficilement, mais je ne regrette point mes grandeurs. Vous me voyez faiblement sensible à ce que j'ai perdu. Il est probable que c'était vrai ce jour-là. Mais il disait aussi : Ah ! c'était bon alors ; je distribuais des places, et c'est trop humain pour qu'on n'en croie pas Gourgaud. Quand on apprend à Sainte-Hélène la condamnation et l'exécution de Ney, l'empereur, selon Montholon, déclare que c'est un crime, que les juges se sont tachés d'un sang sacré pour la France, que le brave des braves n'avait pas trahi, que Louis XVIII s'est déshonoré. Selon Gourgaud, Ney n'a eu que ce qu'il méritait. Comme Murat, une pauvre tête... L'homme le plus lâche dans la défaite... c'est lui qui est cause que nous sommes ici. Napoléon vide son cœur devant Gourgaud. D'après Las Cases, il s'est contenté, incapable de rancune, de dire que son beau-frère avait fait bien du mal.

S'agit-il de doctrine ? Les opinions de l'empereur ne sont pas moins variables. Le programme officiel de Sainte-Hélène, c'est l'Empire démocratique et libéral, teinté d'esprit républicain. Mais Napoléon dira aussi que l'autorité est le plus grand des bienfaits, que les assemblées délibérantes sont un fléau, que Louis XVIII s'en apercevra, que les cours prévôtales et les exécutions valent mieux que la Charte pour consolider son trône. L'Acte additionnel est invoqué comme la preuve que l'empereur n'aspirait pas à la dictature. Mais à Gourgaud : Mon intention était d'envoyer promener les Chambres, une fois que je me serais vu vainqueur et hors d'affaire. Et de tout ainsi. Il affirmait l'existence d'un Dieu. Réprouvait-on devant lui l'athéisme, il répondait que les hommes les plus savants de l'Institut étaient athées. Il croyait à l'immortalité de l'âme, et d'autres fois il soutenait que l'anatomie ne montrait pas de différence entre l'homme et le veau. Rien n'empêche d'ailleurs de penser qu'avec Gourgaud, lui-même assez cynique, il ait parlé à cœur ouvert, réservant les propos élevés pour Las Cases, qui était une belle âme, et pour Montholon, qui poussait le sentiment des convenances à un rare degré. Il est apparent que Las Cases et Montholon n'ont retenu des conversations de Sainte-Hélène que les paroles nobles et généreuses, celles qui devaient grandir la mémoire de l'empereur. On ne s'étonne pas de le retrouver, à travers Gourgaud qui ne cache rien et n'embellit pas, impitoyable pour l'espèce humaine, dur pour tous, sans estime pour personne, écrasant les plus illustres d'un mot, un massacre du personnel de l'Empire où ne sont ménagés ni ses frères, ni même ses deux femmes. Revenu de tout bien avant 1814 et 1815, les jours sinistres des deux abdications ne l'avaient pas réconcilié avec ses semblables. Pour les peuples mêmes, quel mépris ! Il a voulu être enterré sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français qu'il a tant aimé, et la France n'est plus qu'une nation déshonorée, lâche, qui n'a que ce qu'elle mérite, comme Ney et Murat. Napoléon tombe dans la misanthropie. Il rend, à Longwood, la vie difficile aux plus dévoués. De sa famille, il ne désirera personne auprès de lui, ni sa mère ni sa sœur, et, peut-être pour ne pas s'attendrir, il lit à peine les lettres qu'il reçoit.

Avec la petite guerre quotidienne contre Hudson Lowe, parler, rire, écrire avaient été ses distractions. Lire peut-être surtout. Comme sa jeunesse, son exil fut une débauche de lecture. Il n'avait jamais assez de journaux, de livres, et les Anglais lui mesuraient cela comme le reste. Un de ses chagrins fut de ne pas avoir un Polybe. Le soir, il prenait une tragédie, exercice redouté de l'entourage, déclamait des vers, comme jadis avec Joseph dans l'autre île, commentait, critiquait. Il corrigeait de sa main le Mahomet de Voltaire, en supprimait des scènes, refaisait la pièce. Il s'ingéniait à tuer les heures mortelles. Puis, les jours succédant aux jours, tout étant dit, l'ennui vint, la souffrance du corps avec lui. Peut-être l'accablement de Sainte-Hélène a-t-il hâté sa mort plus sûrement que le climat, s'il est vrai que l'incurable cancer ronge la chair dont l'âme est triste. Maintenant, difforme, négligé, oubliant ce respect de l'étiquette auquel il a tenu, ainsi qu'à son titre, pour garder vivante, par le prestige, l'idée impériale, il reste oisif, prostré, ou bien, dans un bizarre costume de planteur, s'occupe de jardinage. On voudrait croire Antommarchi, ce hâbleur qui lui prête jusqu'à la fin des tirades et des bons mots.

Le captif était devenu invisible. Son mal s'aggravait. Comme une dernière revue des gloires de son règne, il dicta son testament politique, prophétique aussi. En phrases cadencées, amies de la mémoire, c'étaient ses recommandations suprêmes à son fils et aux Français, un appel à l'avenir vengeur, le pardon à ceux dont les trahisons avaient perdu l'Empire et la France, Marmont, Augereau, Talleyrand, La Fayette qu'il nommait encore pour que leur mémoire fût exécrée. Marie-Louise, très chère épouse, y était à l'honneur comme si ce polisson de Neipperg n'eut pas existé. Napoléon, dans cet acte solennel, voulut ajouter que lui, et nul autre, avait fait arrêter et juger le duc d'Enghien.

Il mourut le 5 mai 1821. Tête... armée... furent, dit-on, les derniers mots qu'il prononça. Dans l'agonie, il se jeta hors de son lit avec une violence terrible. Une tempête soufflait sur l'île lorsqu'il mourut. Le fidèle Marchand l'enveloppa dans le manteau qu'il portait à Marengo. Abandon, simplicité, mystère, tout servait encore la légende de Napoléon. Il avait la fin la plus convenable à sa gloire. La mort elle-même achevait, par un autre genre de grandeur, la composition unique de sa vie.

Hudson Lowe fit mieux qu'elle. Ce fonctionnaire borné poussait le formalisme jusqu'au génie. Montholon, Bertrand voulaient que, sur la tombe de l'empereur, un seul mot fût gravé : Napoléon. Le gouverneur ne voulait connaître que Napoléon Bonaparte. Il s'obstina. Les Français aussi. La dalle resta nue. Ici gît... point de nom. Un poète s'empara de l'idée, en fit un hémistiche élégiaque et sonore. Ainsi l'amateur de tragédies, qui en était resté aux goûts classiques, entrait dans le lyrisme du siècle. D'un zèle constant à renouveler les thèmes de son histoire, son étoile le romantisait par une suprême faveur.