NAPOLÉON

 

CHAPITRE XXI. — LE 29e BULLETIN.

 

 

Il est facile de dire, après l'événement, que Napoléon a été puni de sa témérité incroyable et qu'il ne pouvait échapper à un désastre en menant la Grande Armée jusqu'à Moscou. Il faudrait d'abord qu'il l'y eût conduite de propos délibéré. On cite de lui des propos fort extravagants où il développe des plans de Pyrrhus et de Picrochole, la marche sur le Kremlin n'étant qu'une étape pour passer dans l'Inde. Ces témoignages, suspects à divers titres, sont postérieurs à la campagne de Russie. Il est possible que Napoléon ait dit quelquefois qu'il irait jusqu'à Moscou s'il le fallait. Rien ne parut de cette intention au moment de son départ, et bien loin d'avoir eu le sentiment d'être téméraire, rien ne lui semblait prudent et raisonnable comme son dessein. D'ailleurs, blâmé d'avoir entrepris cette guerre, il a subi un autre reproche. On l'a accusé de l'avoir perdue par un excès de circonspection, pour ne pas dire de timidité.

Il est facile encore de soutenir qu'avec un peu de patience il fût venu à bout de l'Angleterre contre qui, à ce moment, se prononçaient les États-Unis, excédés de l'embargo qui pesait sur eux. S'il est vrai que les Anglais ne furent pas heureux dans cette nouvelle guerre d'Amérique, ils y avaient engage peu de monde. En définitive, elle ne fut qu'un épisode et ne pouvait rien changer au cours des choses.

Ce que l'on pensera de plus juste, c'est peut-être que l'empereur se grossissait à lui-même ses embarras. Il en revenait toujours aux armements d'Alexandre et ce n'était pas seulement pour se donner un grief contre le tsar. Il les prenait au sérieux, il les redoutait. C'est une des raisons qui rendent peu croyables les discours présomptueux que lui ont prêtés, après coup, l'abbé de Pradt et plus encore Villemain, répétant à longue distance des propos de Narbonne. Si Napoléon était résolu à cette guerre, il n'entrait pas un instant dans son esprit qu'elle dût franchir les limites qu'il s'était fixées. Avant de quitter Paris, il avait rassuré le sage Cambacérès qui lui présentait des objections, traduisant les alarmes du public. Le prenait-on pour un fou ? Allait-il tout risquer dans une aventure ? Et ce qu'il avait dit à Cambacérès, il le répétait à Metternich : Mon entreprise est une de celles dont la patience renferme la solution. Le triomphe appartiendra au plus patient. La campagne trouverait son terme à Smolensk et à Minsk. En aucun cas Napoléon ne dépasserait ces deux points, aux limites de la Pologne et de la vieille Russie. S'il n'avait pas battu les Russes avant la fin de la belle saison, il établirait son quartier général à Vilna, peut-être même en reviendrait-il pour passer à Paris les mois les plus rigoureux de l'hiver.

Telles étaient les intentions qu'il annonçait encore à Dresde, à la fin du mois de mai, au milieu d'une assemblée de rois et de princes dont l'éclat dépassait celui d'Erfurt. Toute l'Allemagne était là pour lui rendre hommage et il aurait pu appliquer à la politique ce qu'il disait de la guerre : La réputation des armes est tout et équivaut aux forces réelles. Ceux qui avaient pris leurs précautions au cas où la fortune lui serait contraire n'étaient pas moins empressés que les autres. Il ne manquait ni le roi de Prusse ni l'empereur d'Autriche. À côté de Napoléon et de Marie-Louise, les augustes beaux-parents, objet des égards de leur gendre, attestaient l'intimité des deux maisons et des deux Empires. Encore quatorze mois et, dans la ville qui avait vu cette réunion de famille, Bonaparte recevrait de la cour de Vienne une déclaration de guerre. Son triomphe et son échec auraient été pareillement prévus. Et si les fêtes, les effusions de Dresde s'accompagnaient de chuchotements et de rumeurs, on donnait à égalité les chances des deux adversaires. Le tsar, qui s'exposait aux coups d'un pareil colosse, semblait parfois le plus insensé.

Napoléon ne mettait pas en doute que l'empereur Alexandre ne dût lui demander la paix parce que ce résultat était la base de ses combinaisons. C'est la clef de la campagne de Russie où il va chercher la réconciliation par une autre victoire de Friedland, ne doutant pas non plus qu'Alexandre ne fût resté tel qu'il l'avait connu, sujet aux émotions, aux revirements subits. Il ne le croyait pas capable de persévérer dans le dessein atroce de livrer son Empire et de le dévaster devant l'envahisseur. Tout cela semblait du roman à Bonaparte qui eût plutôt rangé le tsar parmi les amateurs de drames avec changements de scène et péripéties. Napoléon ne devinait pas qu'à ce moment Alexandre était entré dans un rôle nouveau, celui de libérateur des peuples, et que, ne s'y plût-il pas, il y serait enfermé par l'alliance qu'il allait renouer avec l'Angleterre, par le fanatisme national qu'il aurait soulevé chez ses sujets, par la vanité même. Sa cour devenait à la fois le rendez-vous des ennemis de Napoléon et un salon libéral. Mme de Staël, passant à Pétersbourg, reçue, fêtée comme l'adversaire du tyran de l'Europe, célébrait la vertu et la conscience de l'autocrate russe. C'était un autre style que celui de Tilsit, mais encore un style, et qui répondait à une nouvelle situation. Alexandre en était flatté, grisé. Dès lors, l'eût-il voulu, que l'amour-propre l'empêchait de retomber dans les bras de l'ami d'un an — ou d'un jour.

Croire ce qu'il désirait sera l'erreur la plus grave de Napoléon, l'origine des fautes qu'il va commettre. Le principe de sa perte, qui est dans son esprit, on a voulu le voir dans une santé atteinte, un corps empâté qui lui auraient laissé une intelligence moins nette et une activité ralentie. On exagère beaucoup. Un homme n'est pas usé à quarante-trois ans. Napoléon supportera très bien l'hiver russe, l'épreuve physique de la retraite, dure pour tous, même pour lui. Ses idées sont toujours lucides, l'imagination vive, peut-être trop ardente. Le seul signe de vieillissement qu'il donne, c'est de n'admettre plus qu'il puisse se tromper, et, quand il se retrouve dans les circonstances où ses calculs ont été justes, il les recommence. Il s'imite lui-même, comme les auteurs dont la manière a eu du succès. Il revient tout à fait à 1807 en passant par les mêmes étapes, les mêmes paysages, presque les mêmes gîtes, et l'impression de ressemblance est si forte qu'il la pense tout haut. C'est la proclamation du 22 juin : Soldats, la seconde guerre de Pologne est commencée ; la première s'est terminée à Friedland et à Tilsit. C'est, dix jours après, de Vilna, le message au tsar : Si la fortune devait encore favoriser mes armes, Votre Majesté me trouvera, comme à Tilsit et à Erfurt, plein d'amitié et d'estime. On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Sur le Niémen, le radeau symbolique ne flottera plus.

Au moment d'en franchir les eaux changeantes et trompeuses, comme il allait reconnaître lui-même le gué, l'empereur eut un bizarre accident. Un lièvre passa entre les jambes de son cheval qui fit un écart, désarçonna le cavalier. La suite, où était Caulaincourt qui, de cette guerre, n'augurait rien de bon, vit dans cette chute un mauvais présage. À demi sérieux, à demi riant, on disait au quartier général que des Romains ne fussent pas allés plus avant. Craignant la superstition des autres plus qu'il n'était superstitieux, Napoléon était préoccupé que la chose ne se sût pas. Puis secouant cette idée puérile et se persuadant lui-même : Avant deux mois, la Russie me demandera la paix. Le lendemain, il est sur l'autre rive du Niémen. C'est pour y trouver, au lieu des bras ouverts d'Alexandre, quelques cosaques qui prennent la fuite, et pour apprendre que l'armée russe se retire depuis trois jours.

On était le 24 juin. Le 28, Napoléon entre à Vilna. Il y restera dix-huit jours, moitié moins seulement qu'à Moscou. Il y attend la même chose, qu'Alexandre demande la paix, réponde au message : Si Votre Majesté veut finir la guerre, elle m'y trouvera disposé. Vilna, c'est une des capitales et une des conquêtes de la Russie. La Grande Armée occupant la Lithuanie, menaçant de soulever la population contre les oppresseurs, d'unir les Lithuaniens aux Polonais — on s'imaginait alors qu'il n'y avait pas de différence entre eux —, Alexandre devait prendre peur. Il céderait. Napoléon n'en doutait pas parce qu'il l'avait ainsi décidé. Une idée qu'il croyait utile une fois casée dans sa tête, dit Caulaincourt, l'empereur se faisait illusion à lui-même. Il l'adoptait, la caressait, s'en imprégnait. Vilna, dans ses projets, était un grand quartier politique et militaire, le lieu d'où l'intimidation devait réussir ou bien le coup de tonnerre éclater. Alexandre redoute le rétablissement de la Pologne. Sa correspondance, ses soupçons continuels le prouvent assez. Qu'on puisse agir sur lui par cette crainte, Napoléon en est certain. De Dresde, il a envoyé ses instructions à l'abbé de Pradt, archevêque de Malines, ambassadeur auprès du duc de Varsovie. Il s'agit de mettre la Pologne dans une sorte d'ivresse, de préparer là pour les Russes une Vendée ou une Espagne, l'épouvantail espagnol, reproduit à cette extrémité de l'Europe, étant celui que les deux adversaires agitent, avec une résolution d'ailleurs inégale. Appeler les Polonais à la révolte sans indisposer l'Autriche qu'il importe de ménager afin de ne pas rendre Alexandre irréconciliable, c'était déjà, cinq ans plus tôt, la difficulté. Alors, comme en 1807, Napoléon se sert de la Pologne, il ne la sert pas. Le 14 juillet, à Vilna toujours, lorsque les députés de la Confédération polonaise viennent remercier le libérateur, lui demander de poursuivre son œuvre, il enveloppe sa réponse de mais et de si, de réserves et de conditions.

C'est pourquoi la menace politique reste sans effet sur le tsar, tandis que la décision militaire n'est pas obtenue. À quel point, après avoir formé des plans si judicieux, Bonaparte est déçu et déjà entraîné ! Vilna, il se proposait d'y passer un an, deux s'il le fallait. De là serait conclue la paix avec la Russie, parce que, de là, il aurait conduit les opérations qui doivent se terminer par la destruction des deux principales armées russes. Avec une méthodique obstination, les généraux ennemis rompent le contact. L'empereur nourrit de profondes et vaines combinaisons. Il faut que la retraite de Bagration soit coupée, Barclay de Tolly accablé par des forces supérieures, selon le type des victoires que les Français gagnaient naguère avec leurs jambes. Seulement, sur un terrain difficile, à travers des espaces trop vastes, couverts de forêts et de marécages, les horaires précis ne peuvent plus être observés. Napoléon presse son frère Jérôme, ses généraux. Il les objurgue, les aiguillonne de ses ordres et de ses reproches, s'étonne qu'on ne soit pas, au jour dit, où il avait prescrit qu'on devait être, n'admet pas qu'on allègue les obstacles naturels, l'absence de ravitaillement, les hommes qui se fatiguent, la cavalerie qui fond. Il répète son amer refrain : Je ne suis pas servi. Il dit des paroles blessantes ou injurieuses, comme toujours sans punir. Cependant Bagration échappe tandis que Barclay se dérobe et tous deux vont opérer leur jonction plus loin, au-delà du Dniéper. Tous les combats livrés ont été victorieux, mais ce ne sont que des combats, rien de comparable à ces résultats foudroyants que Napoléon avait l'habitude de remporter au commencement de ses campagnes et qu'il avait encore préparés pour celle-ci.

Thiers, qui a la manie de refaire les batailles, soutient que Napoléon a eu tort de s'arrêter à Vilna, qu'il a perdu un temps précieux en laissant reposer l'armée après sa longue marche, en regroupant d'une manière méticuleuse les troupes et les convois. La folie de cette guerre étant commencée, la véritable sagesse consistait à être plus fou encore. Il fallait, au risque d'abandonner plus de traînards derrière soi, avancer à marches forcées, avec ce qu'on avait de meilleur, et frapper rapidement des coups terribles. Thiers tient compte pourtant de la qualité déclinante de la Grande Armée, de la trop grande jeunesse des recrues françaises, du poids mort des auxiliaires étrangers. L'instrument n'était plus le même. L'empereur s'en apercevait bien. Il le savait depuis Essling et Wagram, et Thiers observe que si la conception reste hardie, l'exécution devient incertaine. N'avons-nous pas vu déjà l'incertitude envahir l'esprit de Napoléon, le torturer, le paralyser, au point que souvent on serait tenté de prendre cet homme au langage bref, au commandement impérieux, pour un indécis qui se cache et pour un hésitant qui se contraint ? Peut-être un joueur malgré lui qui ne voudrait plus jouer qu'à coup sûr et qui, effrayé à l'idée de tant risquer, augmente ses risques par excès de prudence. À Paris, sa pensée flottait lorsqu'il s'agissait de savoir s'il ferait la guerre à Alexandre. A Vilna, elle flotte encore péniblement. Doit-il, hivernant et s'organisant dans le pays conquis, attendre que le tsar offre la paix afin de libérer son territoire de l'occupation française, ou bien faut-il continuer la poursuite pour frapper le grand coup qui amènera encore plus sûrement la paix ? Il passe avec brusquerie d'une idée à l'autre. Il renonce à établir ses quartiers d'hiver à Vilna parce qu'il entrevoit la possibilité d'une manœuvre qui lui livrera Barclay. Il a fixé au 22 ou au 23 juillet la bonne bataille qui finira tout. Le 28, il croit la tenir sur la Loutchega. C'est là qu'il attend son nouveau Friedland, et il crie à Murat : À demain à cinq heures, le soleil d'Austerlitz. Ni soleil ni ennemi. Les Russes ont encore battu en retraite. On entre derrière eux à Vitebsk. Mêmes perplexités. D'abord Napoléon annonce qu'il s'installera dans cette ville, donne l'ordre de meubler et même de construite comme s'il devait rester là des mois, demande à Paris des comédiens pour occuper les soirées d'hiver. Il déclare que la campagne de 1812 est finie, que celle de 1813 fera le reste. Et puis, aucune nouvelle ne vient d'Alexandre, sinon des rumeurs qui, toutes, se confirment et ne le montrent ni intimidé ni enclin à revenir vers Napoléon. Le tsar a conclu une alliance avec l'Angleterre, une autre avec la Suède, Bernadotte trahissant. Les envoyés des Cortès de Cadix ont été reçus à Saint-Pétersbourg. La paix est sur le point d'être signée entre la Russie et les Turcs. Ainsi pour soumettre Alexandre, l'occupation des Vitebsk n'est pas plus efficace que celle de Vilna. L'empereur, en arrivant, a répété : Nous ne ferons pas la folie de Charles XII. Puis il songe qu'il perd du temps, que les événements marcheront tandis qu'il restera immobile. De Vilna, il a conçu une manœuvre qui l'a porté à Vitebsk. De Vitebsk il en conçoit une autre qui le portera à Smolensk. Pourtant, et Charles XII ? Alors Napoléon est repris de cruelles anxiétés. Ségur, qui est déclamateur, le montre tel qu'il était à Paris, selon le rapport sec de Barante : Il délibère ; et cette grande irrésolution qui tourmente son esprit s'empare de toute sa personne... Rien ne peut plus le fixer ; à chaque instant, il rend, quitte et reprend son travail ; il marche sans objet, demande l'heure, considère le temps ; et tout absorbé il s'arrête, puis il fredonne d'un air préoccupé et marche encore. Tout, selon la chose vue de Ségur, est, en 1812, comme en 1811, selon le récit du secrétaire Mounier. Il ne manque même pas le lit où Napoléon se jette comme accablé d'une si grande incertitude.

Les réflexions qu'il ne cesse de faire lui montrent qu'il ne peut plus s'en tenir à son plan primitif parce que ses calculs se sont trouvés faux. Il a formé plusieurs hypothèses. Aucune ne s'est réalisée. Alexandre n'a demandé la paix ni devant la menace de l'invasion ni lorsque la Pologne a été envahie. La décision militaire n'a pas été obtenue, l'ennemi ayant échappé avec méthode et obstination. S'arrêter avant d'entrer en Russie proprement dite, dans l'idée que le tsar se soumettrait plutôt que de s'exposer au rétablissement de la Pologne, c'était une troisième conjecture et elle excluait comme les autres le danger de s'enfoncer au cœur du pays. Sur place, Napoléon s'aperçoit que, pour toutes sortes de raisons, son projet d'hivernage, qui paraissait judicieux, n'est pas praticable, que ses cantonnements seront trop espacés, mal ravitaillés. Le froid venant, les garnisons seront exposées à des coups de main, les fleuves gelés livreront passage à l'ennemi au lieu de former une défense. Et puis, entrer en campagne au mois de juin et se reposer au mois d'août, c'est démoraliser l'armée par l'inaction, avouer un échec et cet aveu est grave, car, derrière, il y a l'Allemagne, plus loin l'Espagne, et même la France sur laquelle Napoléon garde des inquiétudes. À tout prix il faut sauver le prestige. D'ailleurs en admettant que l'hiver se passe bien, tout sera à recommencer l'été suivant, et en quoi les choses auront-elles changé ? L'empereur a sous la main des troupes que les fatigues, la maladie, les désertions ont sans doute réduites en nombre. Il lui reste ce qu'il y a de plus résistant, de plus valeureux, des hommes à qui l'on peut tout demander, qui s'en iraient jusqu'aux Indes, qui croient parfois y aller et préfèrent le risque et l'aventure à l'ennui des quartiers d'hiver dans un pays désolé. C'est une fausse sagesse que de s'en tenir au plan primitif. Il faut, au contraire, marcher à l'ennemi, l'obliger à se battre, forcer une paix qui ne vient pas, en finir, comme il dit à Duroc, avec cette fièvre de doute. Alors l'empereur tient conseil comme il fait toujours lorsqu'il a un grand parti à prendre et pour qu'on l'approuve, pour qu'on lui dise qu'il a raison. Il s'emporte contre Berthier, qui recommande la prudence. Il lui reproche d'être un des plus avides de repos parmi ceux qui n'aspirent plus qu'à jouir de leurs majorats et de leurs rentes. Au major général, il avait déjà dit, grossièrement, pendant la campagne de Prusse : Vous êtes donc bien pressé d'aller... dans la Seine. Il maltraite le prince de Neuchâtel et de Wagram, son cousin, rudoie le fidèle Duroc lui-même, autant qu'il est doux, prévenant avec ceux qui entrent dans ses vues. Après tout, il est le maître, le chef de guerre. L'idée d'un long hiver à passer dans cette triste Lithuanie pèse aux hommes d'action. La nouvelle manœuvre, celle de Smolensk, sera exécutée. Et l'Empereur est encore persuadé qu'elle ne peut manquer d'apporter le coup de foudre, de tout finir. Il devait patienter à Vitebsk jusqu'à l'été suivant. Il y sera resté quinze jours.

Depuis longtemps, depuis huit années, comme la Révolution elle-même, qui avait entrevu que, pour venir à bout de l'Angleterre, il faudrait être venu à bout de la Russie, Bonaparte est à la poursuite de l'impossible. Tout crée maintenant des impossibilités. À Vilna, il a laissé échapper Barclay et Bagration pour n'avoir rien voulu livrer au hasard. La supériorité qu'il a prise dans les premières rencontres sur les généraux russes les déterminent à lui refuser le combat, ce qui contribue encore à l'attirer vers l'intérieur. Plus Napoléon met de science et de génie dans ses combinaisons et plus il oblige les Russes à reculer. Ils se retirent par calcul et par nécessité, pour obéir à l'ordre général et parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement. Napoléon se plaint qu'ils manquent de résolution quand ils échappent. Dès qu'ils sont à sa portée, ils sentent de si près le désastre qu'ils en reviennent malgré eux au plan de la retraite méthodique et volontaire.

Le 18 août, Napoléon entre à Smolensk sans plus de résultat qu'à Vitebsk. C'était, avant de partir de Paris, le point extrême qu'il s'était assigné. Il ne devait aller jusque-là que si la paix n'avait pas été conclue plus tôt, présumant que le tsar demanderait une réconciliation lorsque la Grande Armée serait parvenue à l'intersection des deux routes dont l'une conduit droit à Moscou, l'autre à Saint-Pétersbourg. Napoléon trouve une ville déserte et nue. Il comprend. Les Russes font le vide devant lui. C'est bien ce qu'on lui a tant dit, une autre guerre d'Espagne qui commence sut une aire plus vaste, presque infinie. Raison de plus pour aller vite, ne plus perdre de temps comme à Vilna, ne plus hésiter comme à Vitebsk. Savoir si l'on cantonnera pendant l'hiver à Smolensk est une question qui se pose à peine ou qu'on ne pose même plus, puisque la ville a été dévastée et n'offre pas de ressources. Il n'y a pas non plus à se demander si on ira imposer la paix à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, puisque c'est la route de Moscou que l'armée russe a prise, et l'on fût allé à Kiev si elle avait pris le chemin de Kiev. Cette armée qui bat en retraite, elle est à portée de la main. Une marche rapide et la force principale de l'adversaire une fois rejointe sera anéantie. Ainsi, en poursuivant le fantôme de la victoire, Napoléon se trouve entraîné toujours plus loin, conduit où il se défendait d'aller. Les circonstances le dominent. Il n'est pas maître des événements et le besoin d'obtenir la solution le commande. Il trouve maintenant des raisons de se diriger vers Moscou comme il en eût trouvé de se diriger vers Pétersbourg.

Et pourquoi rien ne réussit-il ? Les manœuvres qu'il imagine avec un esprit alerte et fécond sont du genre où d'ordinaire il triomphe. Celles-ci peuvent compter parmi les plus belles. Déborder l'ennemi, le tourner, l'encercler, lui couper la retraite, tout est d'un art supérieur et tout manque. On a pris contact avec les Russes avant Smolensk, à Valoutina. Les Russes échappent encore. Quand Napoléon croit tenir la grande bataille, elle s'évanouit. Quand elle s'offre, il n'y croit pas. À Valoutina, il n'a pas été présent, il a été retenu par l'expédition des affaires de l'Empire qui viennent l'assiéger jusqu'ici. Lorsqu'il apprend ce gros combat, violemment contrarié de ne l'avoir pas dirigé lui-même, il s'emporte encore contre ses lieutenants qui n'ont pas tiré parti de cette journée meurtrière, des sacrifices qu'elle coûte. C'est un éternel : Je ne peux pas tout faire. Ni être à tout, à ce qui se passe à Paris et à Rome, à Amsterdam et à Madrid, et, avec cela, ne pas quitter le bivouac. Colère violente contre Junot, et qui s'apaise, comme les autres, qu'aucune sanction ne suit. Tout s'exhale en paroles.

C'est aussi par des paroles qu'il rassure et qu'il convainc les autres et lui-même. Il affirme, à Smolensk : Avant un mois nous serons à Moscou ; dans six semaines nous aurons la paix. Son idée fixe l'engage maintenant sur la route fatale. Puisqu'il faut arracher la paix, Alexandre s'inclinera lorsque les Français se seront emparés de sa cité sainte. Durant cette marche sur le Kremlin, d'où il compte rapporter un traité triomphal, Napoléon ne perd aucune occasion de répéter et de faire savoir ce qu'il a déjà publié tant de fois, que cette guerre est une guerre politique, sans animosité ni personnelle ni nationale, qu'il n'en veut ni à la Russie ni au tsar. Il importe qu'on sache à Saint-Pétersbourg qu'il n'entend pas reconstituer la Pologne, qu'il en est, du reste, depuis qu'il l'a revue, encore plus dégoûté qu'en 1807. Que le tsar rompe avec l'Angleterre, qu'il se prononce contre elle. On ne lui demande pas autre chose parce que la Grande Armée n'est pas venue en Russie pour autre chose. Napoléon aspire toujours à son second Tilsit. En cela aussi il s'imite lui-même, et il retarde. Il poursuit l'ombre du passé aussi vainement qu'il a poursuivi Bagration et Barclay.

Et si, durant cette marche sur Moscou, cette marche de vingt jours, il est à toute minute dans un état d'irritation pénible pour son entourage, c'est parce qu'il ne veut pas s'avouer la vérité, reconnaître qu'il a fait ce qu'il ne voulait pas faire, qu'il a changé de plan tandis que le tsar reste fidèle au sien et qu'il recommence Charles XII après avoir traité avec tant de dédain ceux qui le menaçaient des marais de Poltava. Il lui est pénible de s'enfoncer, contre son gré, au centre de la Russie pour chercher la décision militaire ou la décision politique, il ne sait pas laquelle des deux, et sans être sûr d'obtenir ni l'une ni l'autre : Il était, dit un témoin, comme un homme qui a besoin de consolation. Il affecte de railler ces Russes qui brûlent leurs maisons pour nous empêcher d'y passer une nuit, et il ne peut se défendre d'un pressentiment en voyant ce désert qu'ils laissent derrière eux. Il raisonne sans fin sur les intentions et les mobiles d'Alexandre. Il cherche à se faire dire tantôt que le tsar deviendra conciliant, tantôt que les Russes lui livreront bataille. Et lorsqu'elle s'offre, lorsque le vieux Koutousof, son nouvel adversaire, fait tête pour sauver l'honneur et avoir au moins tenté de défendre la ville sainte, Napoléon est étrangement troublé.

On a cru qu'il y avait un mystère de la Moskowa. Là, Bonaparte n'aurait plus été lui-même. Malade, affaibli dans son intelligence et sa volonté, témoin presque immobile de cette journée meurtrière, il en aurait compromis le succès par son flegme appesanti. On l'a dit encore sous l'impression des nouvelles qu'il venait de recevoir d'Espagne, défaite de Marmont aux Arapiles, Madrid abandonné par Joseph pour la seconde fois, l'Espagne probablement perdue. Le refus de donner les dix-huit mille hommes de sa Garde pour exploiter la victoire a paru inexplicable. On a décrit l'indignation de Murat, cité le mot méprisant de Ney : Qu'il retourne aux Tuileries ! Il semble, en effet, que Napoléon était atteint ce jour-là d'une fièvre violente qui pourtant ne l'empêcha pas de suivre la bataille. Quant aux dépêches d'Espagne, elles n'avaient, comme à l'ordinaire, excité que sa pitié pour les choses qui se passaient là-bas. Cependant, se mesurer avec Koutousof était son désir, car il fallait en finir pour en sortir. Il tenait enfin cette bonne bataille qui devait apporter la paix et, comme il le promettait au soldat, assurer un prompt retour dans la patrie. Mais au milieu de l'action, et elle fut terrible, il restait obsédé de la pensée que la Garde était sa suprême ressource, qu'il serait téméraire de la faire démolir. Aux supplications de Murat et de Ney, sa réponse, approuvée de Bessières et de Berthier, fut qu'à huit cents lieues de France on ne risque pas sa dernière réserve. Au fond, ses anxiétés ne le quittaient pas. Il se flattait de rester prudent, de penser à tout, de ne rien livrer au hasard, répondant qu'il voulait voir clair sur son échiquier. Peut-être aussi, et sans en avoir bien conscience, avait-il, comme à Austerlitz, l'idée de ménager jusqu'à un certain point Alexandre et de ne pas rendre cette guerre sans merci. L'incertitude où il était depuis si longtemps l'accablait plus que la fièvre. Hésitant entre les moyens de se procurer une paix insaisissable, il ne savait plus s'il l'aurait en consternant les Russes par la destruction de leur armée, ou bien en donnant un signe de son humanité et de son désir d'entente. Pourtant les combats avaient été acharnés. Une boucherie, un champ de bataille encore plus sinistre que celui d'Eylau. Plus de quarante généraux français avaient été tués ou blessés. Chez les Russes, les pertes étaient immenses. Napoléon s'appliqua, dans ses bulletins et ses dépêches, à en diminuer le chiffre comme s'il n'eût voulu ni humilier ni exaspérer l'ennemi. Koutousof, de son côté, ayant battu en retraite et sauvé ce qui lui restait de ses soldats, annonçait qu'il était prêt à livrer d'autres batailles, de sorte que Napoléon, quoique victorieux, ne l'était pas entièrement. Eh bien ! nous n'avons pas eu de cinquième acte, disait-il à Narbonne avec ce sang-froid de spectateur qu'il retrouvait aux moments les plus critiques. Il n'avait pas produit l'effet qu'il attendait soit d'une défaite des Russes, soit d'une clémence dans la victoire pour rendre possible ce retour à l'alliance qu'il espérait toujours. Il avait eu la bonne bataille qu'il calculait avant de quitter Paris. Il ne l'avait pas assez gagnée et elle demeurait stérile.

Elle devenait même funeste comme toutes les circonstances qui l'avaient peu à peu rapproché de Moscou, parce qu'elle l'y faisait entrer et que Moscou devait être son tombeau.

Si Napoléon en avait pris la route, au lieu de marcher vers Pétersbourg, c'était parce que l'ennemi lui-même l'indiquait. La Russie avait deux capitales. Quelle que fût celle dont on s'emparerait, du moment que c'était de haute lutte, on devait y signer la paix. Napoléon s'était persuadé qu'à Moscou la guerre serait finie. Cela aussi il le croyait parce qu'il avait besoin de le croire, et il avait besoin de le croire parce qu'au-delà de Moscou il n'y avait plus rien. Il avait espéré d'abord que le seul fait de paraître sur la Vistule avec 600.000 hommes effraierait le tsar. Ensuite que le passage du Niémen, l'occupation de la Lithuanie, enfin l'entrée à Smolensk feraient tomber les armes. Il fallait maintenant qu'il reçût à Moscou le messager d'Alexandre. Il se refusait à penser qu'il ne l'y recevrait pas et il s'y refusait parce que dans ce cas, il se trouvait devant le néant, devant la chose qui ne peut se concevoir parce qu'elle est la fin de l'action et de la pensée. À ce moment, Bonaparte arrive au bout des efforts, des combinaisons militaires et politiques, de tout ce qu'il tente depuis dix ans pour trouver une issue. S'il ne réussit pas à ce suprême tour de force, il n'y a plus que la chute dans le vide. Moscou est la dernière étape. Est-il possible qu'il se soit avancé si loin pour repartir comme il est venu ? Voilà l'idée qui lui sera fatale. Désormais il est esclave de l'illusion qu'il retrouvera Tilsit au Kremlin.

Il se réconforte encore par la pensée qu'il n'est pas Charles XII, qu'il a d'autres ressources, un autre génie de prévoyance que ce héros étourdi. Il a tout médité, tout organisé pendant cette marche, avec son souci de l'exactitude et du dernier détail. Il y a partout derrière lui du ravitaillement, des munitions, des magasins, des renforts. Jusqu'à Paris, c'est une ligne continue de communications, le siège de l'Empire porté à Moscou et l'empereur sera au Kremlin comme à l'Élysée. S'il faut hiverner, on sera mieux dans la grande cité de la Russie, on y pèsera mieux qu'à Vilna ou à Vitebsk sur la volonté du tsar. Comment la reddition de la ville aux coupoles dorées et aux trois cents églises n'ébranlerait-elle pas les résolutions, que Napoléon n'a jamais prises au sérieux, d'une retraite jusqu'au Kamtchatka ?

Le jour, c'était le 14 septembre, où Moscou apparut à l'empereur et à l'armée fut probablement celui de leur plus grande erreur. Ces hommes qui avaient fait tant de choses extraordinaires avaient le sentiment d'en avoir accompli une qui dépassait toutes les autres, et il leur semblait, à cause de cela, qu'ils étaient au terme de leurs efforts. Ce fut un moment étrange, où les soldats semblaient attendre la récompense de leurs sacrifices et leur chef la solution d'un problème si douloureusement médité. Il était temps, murmurait-il. Ségur le montre les yeux fixés sur ces murailles qui renfermaient tout son espoir. Une imagerie d'Orient montait aux cerveaux. De ces portes, allaient sortir des boyards qui, selon le rite, avec l'offrande du pain et du sel, présenteraient les clefs de la cité, à genoux devant le tsar des Français, le suppliant d'épargner la Russie. Les heures passaient, sans clefs ni boyards. À la fin du jour, il fallut se rendre à la vérité. Comme Smolensk, la ville était évacuée, déserte. Napoléon s'impatientait, exigeait la députation des notables. On ne put lui amener que cinq ou six malheureux. On le voit, dans la narration de Ségur, pris sur le vif, haussant les épaules, et, avec cet air de mépris dont il accablait tout ce qui contrariait son désir, s'écriant que les Russes ne savaient pas encore l'effet que produirait la prise de leur capitale. Le soir même ils y mettaient le feu.

Dès lors, Napoléon est l'homme qui doit nier l'évidence, qui s'obstine à vouloir que les choses soient autrement qu'elles ne sont, qui s'ingénie à démontrer que ce qu'on croit funeste est bienfaisant, que tout ce qui détruit ses calculs les confirme et les sert. On dit autour de lui que sa conquête s'en va en fumée. Lui-même, devant Moscou qui rougeoie, n'a pu retenir un cri : Ceci nous présage de grands malheurs. À peine entré au Kremlin il a dû en sortir sous les flammes. À peine y est-il revenu qu'il reprend confiance. La sauvagerie de Rostopchine indignera les Russes, ouvrira les yeux d'Alexandre. Les Français ont éteint cet incendie barbare, ne ménageant pas leur propre vie pour en sauver d'autres, pour sauver des églises, des palais, des trésors. Le tsar sera sensible à cette humanité. Il verra que cette guerre n'est pas une guerre à outrance, que l'on est toujours disposé à entrer en arrangement, à renouer l'amitié et l'alliance, qu'on n'a pas de grandes prétentions, qu'on ne demande qu'une chose, toujours la même, la rupture avec l'Angleterre, des mesures contre le commerce anglais, le respect du blocus, ce qui a été, enfin, la cause de ce malheureux conflit. Tout cela, Napoléon le répète, comme s'il parlait à son ami Alexandre, au beau et bon jeune homme de Tilsit, de même qu'il répète avec satisfaction et assurance que Moscou est une position politique excellente pour attendre des offres de paix. Il n'est pas loin d'ajouter qu'il est conforme aux usages qu'un souverain dont la capitale est conquise demande les conditions de celui qui loge dans ses palais. Cependant, en souvenir du passé, c'est lui, Napoléon, qui fera le premier pas, et, le 20 septembre, il écrit au tsar : J'ai fait la guerre à Votre Majesté sans animosité. Un billet d'elle, avant ou après la dernière bataille, eût arrêté ma marche et j'eusse voulu être à même de lui sacrifier l'avantage d'entrer dans Moscou. À la fin, cordial : Si Votre Majesté me conserve encore quelque reste de ses anciens sentiments, elle prendra en bonne part cette lettre. Et le désir qu'il en a se trahit trop.

Il est clair, maintenant, qu'il est venu jusqu'à Moscou en poursuivant le fantôme de Tilsit et qu'il ne veut plus partir sans l'avoir saisi. Que le tsar ne puisse se dispenser de répondre, il se donne toutes les raisons possibles de n'en pas douter. C'est cette fatale croyance, c'est ce malheureux espoir qui le fit rester à Moscou et braver l'hiver. Octobre arrivait. Aucun signe d'Alexandre. Pas de nouvelles de Pétersbourg. Seulement, aux avant-postes — car Koutousof rôde toujours aux environs —, Murat est entré en relations avec les cosaques, il a une sorte de popularité parmi eux, et, de même qu'il a songé à devenir roi d'Espagne et roi de Pologne, il est tenté par l'idée de devenir hetman. Pourquoi non ? Tant de choses prodigieuses avaient été faites que rien ne semblait plus impossible. Alors les officiers russes confient au roi de Naples, prêt à échanger sa couronne contre une autre ou à en ceindre une seconde, que les choses vont mal chez eux, que la noblesse, les marchands et le peuple sont las de cette guerre, qu'eux-mêmes en sont fatigués, qu'on aspire à la paix. Et comme naguère pour l'affaire espagnole, Murat, de ses illusions, entretient celles de l'empereur, qui étonne d'ailleurs par son assurance, qui passe trois soirées à rédiger les statuts de la Comédie-Française, aussi tranquille que s'il datait le décret de Saint-Cloud, et qui, voyant les jours passer, répond aux inquiétudes qu'il sent naître autour de lui que le climat n'est pas si rigoureux que l'avaient prétendu les pessimistes. Voyez, disait-il d'un air dégagé, l'automne est plus beau, même plus chaud qu'à Fontainebleau. Et quoique tout lui criât que le tsar ne voulait pas traiter, tandis que le besoin qu'il avait lui-même de la paix était criant, il s'obstinait, ne cessait d'affirmer que les Russes se lasseraient avant lui et que la capitulation d'Alexandre n'était qu'une affaire de jours.

Cette belle confiance cachait des alarmes secrètes. Le 4 octobre, il charge Lauriston de se rendre au quartier général de Koutousof et de porter une nouvelle lettre au tsar. Du même moment datent des notes où l'empereur prévoit diverses hypothèses, retour à Smolensk, mouvement menaçant vers Saint-Pétersbourg. Il commence à se dire que Moscou n'est pas une bonne position, qu'entre la France et l'armée il y a les Prussiens et les Autrichiens, alliés du jour, fort capables de redevenir des ennemis. Il lui est arrivé, en effet, un billet énigmatique de Schwarzenberg qui laisse craindre une défection de l'Autriche et, après l'avoir lu, il a murmuré de mauvais vers de tragédie qui parlent de la loi suprême du destin. Hiverner à Moscou ? La ville, incendiée et déserte, n'offre pas de ressources et surtout il y a lieu de craindre que bientôt la route ne soit coupée. Des cosaques ont paru jusque dans les faubourgs. Quelques-unes des estafettes qui apportent le courrier et assurent les communications ont été poursuivies. Ce sont des symptômes. Il serait encore temps de ramener l'armée à Vilna avant le gros de l'hiver. Napoléon s'attarde parce qu'il espère toujours que le tsar se décidera à négocier. Et comment partir sans le résultat qu'on est venu chercher si loin ? Comment expliquer ce départ ? Caulaincourt dit avec force : L'embarras de sa difficile position le tenait comme enchaîné au Kremlin.

Devant le péril, il fallut se résoudre à partir. Les Russes commencent à couper la route de Smolensk. Les communications avec la France ont cessé d'être régulières. Napoléon n'a plus de nouvelles de son Empire, ne peut plus correspondre quotidiennement avec ses ministres. Le courrier manque, l'armée ne reçoit plus de lettres du pays, sent l'isolement, et le moral s'affecte. Déjà, en lui-même, l'empereur a reconnu qu'il ne pouvait plus rester à Moscou. Il ne veut pas l'avouer encore parce que l'annonce de la retraite ruinerait les dernières chances de paix. Avec le temps vainement perdu, un départ improvisé, des précautions insuffisantes contre le froid causeront les malheurs de la Grande Armée. Napoléon s'est laissé endormir à Moscou et, pour l'entretenir dans un espoir funeste, pour lui donner une sécurité trompeuse, le rusé Koutousof est allé jusqu'à simuler une suspension d'armes.

Ces dernières journées du Kremlin, ce sont celles du joueur qui ne veut pas avoir perdu et tente encore la chance, qui essaie de dernières combinaisons. Le 16 octobre, il s'adresse directement à Koutousof. Il se résigne à solliciter la paix. La réponse est un refus. Alors Napoléon songe à l'arme dont il n'a pas voulu se servir. Il fait rédiger un acte d'émancipation des serfs. Et puis la proclamation est retirée, foudres vengeurs dont il ne montrait que les éclairs et dont il retenait toujours le tonnerre. Fondateur de dynastie, parent de têtes couronnées, peut-il redevenir l'empereur de la Révolution, compromettre des alliances plus que jamais nécessaires, ruiner toute une politique ? Pour rien d'ailleurs, car on lui fait comprendre que c'est trop tard, que le moujik fanatisé ne l'écoutera pas plus que les Espagnols lorsqu'il leur avait annoncé qu'il venait détruire la féodalité et l'Inquisition. Aussitôt il revient, — ce ne sera plus pour longtemps — au style du souverain légitime et conservateur et il appelle Rostopchine le Marat de la Russie.

L'agitation de son esprit se trahit à d'autres signes. Il faut expliquer le départ. Alors Moscou n'est plus qu'un cloaque malsain et impur... d'aucune importance militaire et devenu sans importance politique, ce qui n'est que trop vrai. On revient vers Vilna, en faisant savoir que c'est pour menacer Pétersbourg, car, dans le fond de son cœur, Napoléon n'est pas encore tout à fait décidé à la retraite. Encore une manœuvre qui peut-être rétablira tout, ou bien une correction sérieuse qui rendra Koutousof inoffensif. Ainsi Napoléon se donne des prétextes pour ne pas renoncer et il laisse Mortier au Kremlin tandis qu'il tentera de livrer une bataille. Qui sait ? La chance d'un succès militaire pourrait encore tout changer. Mais Koutousof se rend insaisissable. Ceci devient grave. Trois mots soucieux qui décident du rappel de Mortier et du vrai retour. Napoléon s'est attardé, il a laissé gagner l'hiver, compromis la retraite, parce que le chemin qu'il va prendre est celui du déclin. A-t-il le pressentiment de la catastrophe prochaine ? Pourtant il se refuse à croire, comme tout à l'heure il voulait croire. Il fallait que le tsar lui offrît la paix. Il n'en parle plus. Maintenant, il ne veut pas admettre que déjà l'armée fond, se décompose, que l'hiver, dans ces parages, arrive sans transition, aussi brusquement que l'été. Il se délivre des avertissements par des mots : Il gèle pour les Russes comme pour nous. Caulaincourt lui rappelle ce qu'a répondu Alexandre à la proposition d'armistice portée par Lauriston Ma campagne commence. L'empereur lève les épaules : Votre prophète Alexandre s'est trompé plus d'une fois. Pourtant, au même Caulaincourt, il avoue sa grande, sa tenace inquiétude. Que pense-t-on, que fait-on en France ? Dès la fin d'octobre, il lui confie son grand secret, qui est son intention arrêtée de quitter l'armée dès qu'il le pourra et de regagner Paris.

Cette retraite de Russie, qui ajoute un tableau à son histoire, elle aurait pu finir encore plus mal. Au moment où il semble que son étoile l'abandonne, elle le sert d'une autre façon. Deux fois, il manque de tomber aux mains des cosaques. Qu'on l'imagine prisonnier, tué dans une bagarre, ou bien, pour ne pas rester captif, prenant le poison dont il a eu la précaution de se munir. Alors son destin tourne court, et il ne laisse qu'une réputation d'aventurier, il manque à son histoire un dénouement digne du reste par un désastre vraiment grandiose. Qu'on suppose un adversaire moins prudent, moins temporisateur, moins apathique que le vieux Koutousof, la retraite coupée, les débris de la Grande Armée détruits ou contraints de se rendre. C'est la fin de Charles XII dont Napoléon, à la Bérézina, faillit retrouver les marais. Il fut protégé par sa réputation, son prestige, la crainte que son nom inspirait, un capital qui ne mettra plus que quinze mois à s'épuiser. Car si les journées de cette retraite parurent cruellement longues, tout, après elles, allait marcher vers la débâcle avec une vitesse accrue. D'ailleurs, Napoléon reste semblable à lui-même pendant ce tragique retour où chaque pas apporte une déception, un malheur, la menace de l'anéantissement. Sa santé ? Excellente. Ce n'est pas l'homme déprimé, malade, atteint aux sources de la vie qu'on a cru voir à la Moskowa. Il reste plein d'espoir, comptant sur les ordres qu'il a donnés, le ravitaillement qui doit se trouver sur la route, ne doutant pas de sa fortune, toujours dans l'attente d'un événement heureux qui viendra tout arranger, une diversion de Schwarzenberg, peut-être. Pour ces raisons, il est aussi indécis, dit Caulaincourt, aussi incertain le dernier jour que le premier. Puis, quand il devient impossible de fermer les yeux à la ruine de la Grande Armée, une attitude grave, silencieuse et résignée, souffrant moins de corps que les autres, mais bien plus d'esprit et acceptant son malheur.

Il y avait dix-sept jours que l'on était en marche, contenant les Russes qui harcelaient l'armée et la poursuivaient de près, lorsque la neige se mit à tomber. C'était le commencement des grandes souffrances. Le même jour une estafette arrive, apporte des nouvelles de Paris. Quelles nouvelles ! Une sorte de Baylen politique, et, tandis que l'empereur absent subissait ses premiers grands revers, ce qui pouvait encore arriver de pire. Un militaire républicain, le général Malet, mêlé aux conspirations des dernières années, détenu dans une maison de santé, s'en est évadé. Revêtu de son uniforme, aidé de deux autres généraux, dont l'un, Lahorie, a été chef d'état-major de Moreau, Malet n'a eu qu'à annoncer la mort de l'empereur et la proclamation de la République. Pendant quelques heures il a été maître de Paris. Il a arrêté le ministre de la Police Savary et le préfet de Police Pasquier. Démasqué, arrêté à son tour, l'affaire n'a pas eu de suite si c'est n'en pas avoir que le ridicule jeté sur les autorités impériales et l'odieux de douze condamnations à mort. L'empereur se soulagea d'abord en disant que tout cela était l'œuvre d'imbéciles, aussi bien ceux qui s'étaient laissé surprendre et tromper que ceux qui, par des châtiments aussi durs, avaient donné tant d'importance à un coup de main. Il était, au fond, gravement affecté. Ce ne peut être l'affaire d'un homme, répétait-il. Il se représentait un vaste complot, presque une révolution. Ce qui le frappait surtout, c'était que l'idée ne fût venue à personne que, si l'empereur était mort, il avait un successeur et un héritier. Et Napoléon II, on n'y pensait donc pas ? La monarchie, l'Empire héréditaire, ses institutions, son mariage, son fils, tout cela comptait donc pour rien ? Cet oubli lui donnait la mesure de sa faiblesse. Il comprenait que les consolidations qu'il avait cherchées par tant de moyens étaient vaines, que son pouvoir restait aussi fragile qu'au temps du Consulat, qu'il était lui-même à la merci d'un grand revers. Il était occupé de ses réflexions alors que tout lui faisait sentir que, ce grand revers, les Russes pouvaient le lui infliger d'une heure à l'autre. Incapable de dissimuler ses alarmes, il essayait de savoir ce que les autres pensaient de l'événement de Paris et, au lieu de faire le silence, il l'annonçait lui-même pour observer l'effet que l'étonnante nouvelle produirait sur ses généraux.

Il cessa d'en parler sans cesser d'y penser, toujours plus pressé de se rapprocher de la France, de quitter cette Russie comme il avait quitté l'Espagne, encore séparé par mille dangers du moment où il pourrait rejoindre Paris. Tous les jours, cette retraite devenait plus affreuse. On n'arrivait à Smolensk que pour y trouver les vivres pillés, un grand espoir changé en détresse. Napoléon resta enfermé, ne voulut rien voir de ces scènes, de ces batailles entre compagnons d'armes pour quelques restes de subsistances. Puis il fallut reprendre la marche dans le désordre et l'abolition de la discipline, quelques poignées d'hommes seulement montrant jusqu'où peuvent aller l'endurance et l'héroïsme, Ney, à l'arrière-garde, soutenant deux combats par jour pour sauver le triste convoi. Maintenant, l'empereur lui-même allait à pied, entouré de l'escadron sacré, brûlant de ses propres mains ses papiers et ses vêtements le jour où il fut sur le point d'être pris. Parfois, il lui échappait de dite que le trop d'habitude des grands succès préparait souvent de grands revers, mais qu'il n'était pas question de récriminer. Parfois, en apprenant une nouvelle plus désastreuse, il frappait la terre de son bâton et lançait au ciel un regard furieux avec ces mots : Il est donc écrit là-haut que nous ne ferons plus que des fautes ! C'est ainsi que l'on atteignit la Bérézina, de sinistre mémoire, où il eut l'appréhension d'un malheur encore plus affreux. En voyant ce fleuve qui charriait des glaces, le pont détruit, les Russes résolus à écraser les restes de la Grande Armée, cohue où quelques phalanges seulement subsistaient, et quand il fallut un moment penser à redescendre vers le Dniéper, il se souvint amèrement de l'assurance avec laquelle il avait dit qu'il savait ce qu'il faisait et qu'il ne recommencerait pas Charles XII. Et c'est peut-être dans cette idée, dans cette volonté de ne pas finir comme le Suédois, de ne pas offrir une terne répétition à l'histoire, qu'il puisa l'énergie qu'il fallait pour ces journées tragiques, qu'il retrouva la clairvoyance et la décision du chef de guerre. L'étoile sur laquelle il comptait toujours ne devait pas l'abandonner non plus. Le point même qu'il avait choisi pour traverser la fatale rivière trompa l'ennemi. Plus loin, il fallut encore traverser des marais, trop semblables à ceux de Poltava, où se fût englouti ce qui avait échappé à l'horrible bousculade, si, par fortune, les Russes n'eussent oublié d'en détruire les ponts.

J'ai assez fait l'empereur, il est temps que je fasse le général, avait dit Napoléon dans ces dangers extrêmes. Sur l'autre rive, sauvé d'un immense péril, l'empereur se retrouve. Il pense au lendemain, à son trône. Il est en Pologne, il peut communiquer avec la France, il est avide de savoir ce qui s'est passé pendant qu'il a failli disparaître et que, cette fois, on a pu vraiment le croire mort. Il y a quinze jours que je n'ai reçu aucune nouvelle, aucune estafette et que je suis dans l'obscur de tout, écrit-il à Maret. Il est anxieux d'apprendre ce qu'on pense en Europe. Et il faut qu'on sache avant tout que l'empereur est en vie, bien portant, qu'il sera là demain, parce qu'il faut qu'en Allemagne, en France, partout, on ne doute pas de sa présence redoutée qui vient encore, pendant quarante terribles jours, de contenir Koutousof, de lui inspirer crainte et respect et d'aider Ney à sauver l'honneur de ce qui a été la Grande Armée.

Le désastre, il en mesure l'étendue, il en voit surtout l'ensemble. Demain l'Europe connaîtra que, de cette entreprise gigantesque, l'empereur n'a échappé qu'avec des troupes en désordre et en guenilles, que, de la plus belle machine militaire qu'on ait jamais vue, il ne reste que des hommes affamés, à demi mourants, des chefs couverts de gloire mais irrités. Dès lors, la Russie et l'Angleterre, dont l'alliance se resserrera, redoubleront d'efforts. La Prusse, l'Autriche elle-même, ne seront plus sûres. La fermentation, sensible depuis 1809 en Allemagne, gagnera les pays de la Confédération, la Hollande, la Belgique, l'Italie, sans compter l'Espagne déjà insurgée, tandis qu'en France le trouble des esprits, qu'a déjà trahi l'affaire Malet, deviendra plus profond. Il ne servirait à rien de ruser, de dissimuler. L'empereur doit publier lui-même son malheur. Et il doit arriver à Paris en même temps que la nouvelle de la débâcle afin d'en atténuer l'effet. Il importe surtout que cette nouvelle ne l'ait pas précédé, sinon il suffirait que la Prusse se soulevât, tendît la main aux Russes, et, le chemin du retour coupé, tout serait perdu.

L'empereur fait ces réflexions, prend son parti pendant les journées qui suivent la Bérézina et qui sont à peine moins tragiques que celle dés engloutissements de tant de malheureux dans les eaux glacées. Les Russes se sont remis à la poursuite des Français en déroute et, parfois, Ney, Maison, ne peuvent plus réunir qu'une poignée de soldats qui soient encore capables de tenir un fusil. C'est dans cette détresse que Napoléon rédige, à tête reposée, le morceau le plus difficile et peut-être le plus surprenant de sa littérature militaire, ce XXIXe bulletin qui laisse tout comprendre, enveloppe tout d'un langage noble, grave, où les mots ont une gradation savante, passant de la situation fâcheuse à l'affreuse calamité, tandis que les deux aspects de la retraite sont montrés avec la sérénité d'un connaisseur d'hommes, d'un psychologue, d'une part ceux que la nature n'a pas trempés assez fortement, ébranlés, ne rêvant que catastrophes, les autres conservant leur gaieté, leurs manières ordinaires et ne voyant qu'une nouvelle gloire dans des difficultés à surmonter. Tout y est, les hommes qui tombent sur la route de faim, de froid et de découragement, la cavalerie sans chevaux, les fourgons abandonnés, les généraux faisant fonctions de capitaines et les colonels celles de sous-officiers, l'empereur lui-même impassible au milieu de l'escadron sacré. Récit calculé pour donner une impression de calme, de complète possession de soi-même et qui se termine par ce mot plus étonnant que tous les autres, bien souvent reproché à Napoléon, et cependant essentiel : La santé de Sa Majesté n'a jamais été meilleure. L'empereur s'identifie avec l'Empire. On l'a cru mort, malade, usé. Qu'on prenne garde. Il vient.

Le plus difficile, ce n'était pas cette présentation stylisée d'un désastre sans exemple. Il fallait quitter les hommes qui avaient survécu à tant de souffrances et d'horreurs pour les abandonner, privés de la présence du chef et de la magie de son nom, à des dangers qui n'étaient pas finis. Ségur le montre prenant ses maréchaux en particulier, caressant avec tous, les gagnant à son projet de départ, tantôt par ses raisonnements, tantôt par des épanchements de confiance. Puis, les ayant réunis, il leur distribue des éloges, les remercie et cherche à les convaincre que pour les sauver, eux, leurs dotations et leurs majorats, il faut d'abord sauver l'Empire, qu'ils n'ont de salut que par lui, qu'ils sont tous avec lui, depuis le commencement, entrés dans une aventure. Si j'étais né sur le trône, si j'étais un Bourbon, il m'aurait été facile de ne point faire de fautes ! Ce sont toujours les généraux que Bonaparte redoute et il est moins sûr d'eux que des soldats. Il trouvait encore le langage qui les retenait dans le devoir. Seul Berthier résista, voulut partir aussi. Le mamelouk Roustan raconte la scène avec une simplicité barbare : Je suis vieux, emmenez-moi. — Vous resterez avec Eugène et Murat. Comme Berthier insistait : Vous êtes un ingrat, vous êtes un lâche ! Je vous ferai fusiller à la tête de l'armée. On pressent la révolte des grands chefs, la mise en demeure de Fontainebleau.

Napoléon part le 5 décembre sur un simple traîneau, fugitif, survivant à son armée, à sa gloire, pour ainsi dire à sa puissance et présentant sur sa route, à ses gouverneurs, à ses alliés, à ses tributaires, une espèce de fantôme qu'un souffle pouvait anéantir mais dont le nom seul imprimait encore la terreur et commandait le respect. La vision qu'en a eue Thibaudeau est grande. Cet empereur qui, sous le nom d'un secrétaire, traverse la Pologne, la Prusse, avec trois compagnons, exposé à tous les hasards de la route s'il est reconnu, c'est un autre chapitre de sa vie aventureuse. Bonaparte a déjà quitté l'Égypte dans les mêmes conditions, se fiant à la fortune. Rien ne l'étonne. Il s'est toujours attendu à tout. Durant ce trajet, il parle de lui-même comme d'un étranger, avec cette disposition à se regarder vivre où l'artiste se reconnaît. Il a emmené Caulaincourt, comme s'il avait un besoin, une curiosité de se retrouver en tête-à-tête avec l'homme dont il n'a pas voulu entendre les avis. Avec lui, il discute son cas, comme s'il s'agissait d'un autre : Je me suis trompé, non sur le but et l'opportunité politique de cette guerre, mais sur la manière de la faire. Il fallait rester à Vitebsk. Alexandre serait aujourd'hui à mes genoux. Il parle de la conspiration de Malet : Je crois que tout ce que j'ai fait est encore bien fragile. Quel remède à cette fragilité ? Être vraiment un légitime, non pas un soldat couronné, mais un roi dont le trône garantira les autres. Longue conversation à bâtons rompus où, loquace, prompt à changer de sujet et de sentiment, on dirait que Napoléon s'essaie au mémorial de Sainte-Hélène, déjà avec Caulaincourt un peu comme il sera avec Las Cases, et, un jour, devant cet aristocrate, faisant remarquer qu'il est né gentilhomme, qu'il a été bien élevé et qu'il a fréquenté la bonne société dans sa jeunesse.

Le 18 décembre, presque méconnaissable, il arrive aux Tuileries sans s'être annoncé. Depuis quarante-huit heures, le XXIXe bulletin a paru au Moniteur. Napoléon savait qu'il trouverait Paris abattu. La consternation dépassait peut-être son attente. Les esprits étaient frappés de ces sinistres images. On disait que c'était l'expédition de Cambyse, la fin de l'empire de Charlemagne. L'empereur va tout reprendre en main, travailler, dès son retour, avec Cambacérès, Clarke, Savary. L'archichancelier, le ministre de la Guerre et le ministre de la Police ont à lui rendre compte de l'affaire Malet. C'est à elle qu'il attache la première importance. Il en parle d'un front soucieux, lance à tous des paroles sévères : Vous me croyiez mort... Mais le roi de Rome, vos serments, vos principes, vos doctrines ?... Vous me faites frémir pour l'avenir. On s'attendait à des sanctions. Savary et Pasquier semblaient perdus. Ils essuyèrent une colère, comme les autres, et restèrent en place. Seul le naïf Frochot, préfet de la Seine, fut destitué. Celui-là avait passé les bornes et tenu son Hôtel de Ville ouvert comme une hôtellerie aux conjures.

Puis on ne parla plus de l'affaire Malet. Chacun renfermait ses pressentiments et le silence était imposé sur la campagne de Russie. L'empereur s'en était expliqué à ses ministres par ce peu de mots : La fortune m'a ébloui. J'ai été à Moscou. J'ai cru y signer la paix. J'y suis resté trop longtemps. C'était bien toute l'histoire dite avec sincérité et dédain. Le Sénat eut droit à moins encore : Mon armée a essuyé des pertes, mais c'est par la rigueur prématurée de la saison. Pour ces hommes qu'il sent prêts à le trahir et qui viennent encore de le flagorner, le mépris transpire de la formule d'usage : J'agrée les sentiments que vous m'exprimez. Pour les uns, un haussement d'épaules. Pour les autres, le dos tourné. L'amer philosophe est prodigieusement revenu de tout. Et, depuis Moscou toute sa politique est manquée. Qui donc le sait mieux que lui ?