NAPOLÉON

 

CHAPITRE XVIII. — LE REDRESSEMENT DE WAGRAM.

 

 

Napoléon était parti pour l'Espagne à contrecœur. Il la quitte par nécessité, mécontent de lui-même, des autres et d'événements auxquels il commande un peu moins chaque année que la précédente. Par un nouveau tour de force, il vient de rétablir Joseph à Madrid. Il sait bien qu'il laisse au-delà des Pyrénées les guérillas partout, les Anglais jetés à la mer pour débarquer ailleurs, la troupe dégoûtée de sa besogne, les maréchaux en mauvaise intelligence, Joseph toujours geignant. Ce qu'il sait encore, c'est que, pas plus que lui, personne ne s'y trompe, non seulement à Londres et à Vienne, à Berlin et à Pétersbourg, mais à Paris. Un homme qui n'est pas né sur le trône et qui a couru les rues à pied, comme il se définit, ne se paie ni de mots ni d'illusions. L'affaire d'Espagne ayant mal tourné, lui-même, de sa personne, n'ayant pu réparer que le plus gros de l'accident, c'est lui qui en portera le poids, les conséquences, les reproches, et il aurait deviné que, pendant son absence, l'Autriche se préparerait à l'attaquer, tandis qu'à l'intérieur on se préparerait à le trahir et que ceux-là mêmes qui lui avaient conseillé de détrôner les Bourbons de Madrid accuseraient son ambition, sa folie et son orgueil.

Il quitte l'Espagne, où il a promis de revenir dans un mois et où il ne reparaîtra plus, pour rentrer à Paris en coup de tonnerre, exaspéré. Pendant ce voyage à bride abattue, que de réflexions ! Ses deux instruments de règne sont, au-dedans le succès, la crainte au-dehors. Qu'il cesse d'être heureux, qu'il cesse de faire peur, sa monarchie s'écroulera, et, pour lui-même, il n'y aura qu'un abîme. L'Espagne est la pierre de touche de toutes les fidélités, celle des serviteurs, celle des alliés, celle de la fortune.

Un premier, un unique échec, pourtant à demi effacé par la rentrée de Joseph à Madrid, a suffi pour qu'une opposition se formât en France. Il ne s'agit plus seulement d'intrigants et de conspirateurs. Voilà que soudain le Corps législatif est devenu indocile et chicane sur quoi ? Sur le Code d'instruction criminelle ! Quarante boules noires, quarante mécontents, symptôme auquel un œil exercé ne se trompe pas. La hardiesse de l'Autriche est un autre signe. Non seulement on croit, à Vienne, que le moment est venu de recommencer la lutte et d'entraîner l'Europe contre la France, mais on ne redoute pas l'intervention de la Russie. C'est donc qu'on ne prend pas au sérieux l'alliance de Tilsit. Coup droit à la politique de Napoléon. Il ne sait pas jusqu'à quel point Talleyrand l'a desservi à Erfurt, mais il comprend mieux, maintenant, les froideurs et les réticences d'Alexandre. Alors Napoléon mesure la fragilité de tout ce qu'il a fait, l'insuffisance des ancres qu'il a jetées, la faiblesse de son pouvoir, immense et pourtant viager, tellement viager que l'on calcule non plus seulement sa mort, mais sa chute. Il voit comment, en quelques semaines, l'Empire pourrait s'effondrer. Il faut consolider, encore, toujours, et il n'a même pas d'enfant pour se prolonger, répondre de l'avenir, abolir la dangereuse question du successeur. Pour avoir l'enfant, il faut la femme. Un mariage avec une princesse, un lien de famille avec une grande dynastie lui apporterait la stabilité qui lui manque. Mais le tsar, et c'est un autre symptôme inquiétant, laisse sans suite les projets d'Erfurt, les allusions à la grande-duchesse, au mariage avec sa sœur.

Et Paris, où l'on intrigue, où la Bourse manifeste à sa façon qui est la baisse des fonds publics, Napoléon devra bientôt s'en éloigner bien qu'il affirme qu'il n'y a aucune présomption de guerre. Pendant son absence, pendant cette nouvelle guerre d'Autriche dont il ne doute pas, pour sa part, bien qu'il en nie la possibilité, tout recommencera, s'il n'a pas effrayé les conspirateurs au risque de grossir lui-même le complot. Alors, à son retour à Paris, c'est, devant Cambacérès, Lebrun et l'amiral Decrès, la grande scène, dont le bruit passe tout de suite la porte du cabinet, à Talleyrand et à Fouché, les deux complices, foudroyés de la parole et du regard, Talleyrand surtout, le plus durement traité, comme si Napoléon ne pardonnait pas au grand seigneur, à l'évêque marié, au ministre qui a eu la direction et les secrets de sa politique, tandis qu'il dédaigne le cuistre de collège devenu conventionnel, homme de police et des bas métiers. Reproches mérités, injurieux, qui ne laissent dans l'ombre rien de ce que sait l'empereur. Avec dureté il rappelle à Talleyrand ses conseils perfides et ses flatteries par-devant pour mieux critiquer par-derrière. Il ajoute ce qu'il y a de plus insultant, les accusations d'improbité, l'enrichissement dont les princes confédérés lui ont dit l'origine. Encore Napoléon ne sait-il pas tout. Il ignore le double jeu diplomatique d'Erfurt, les avis donnés par Talleyrand à la Russie et à l'Autriche. Et, après cette sortie terrible, c'est l'apostrophe où Bonaparte, devant ces témoins de sa vie, ne craint pas d'évoquer la fragilité de son trône : Apprenez que, s'il survenait une révolution nouvelle, quelque part que vous y eussiez prise, elle vous écraserait les premiers.

La grande scène du 28 janvier 1809, calculée pour la publicité, est surtout remarquable par l'absence de la sanction. Les deux hommes qui viennent d'essuyer cette colère attendent la disgrâce, la destitution, l'exil. Fouché conserve, pour cette fois, son ministère. Si Talleyrand perd sa place de grand chambellan, son titre et son rang de grand dignitaire ne lui sont pas enlevés. Les deux prévoyants de l'avenir, menacés d'être ensevelis sous les ruines, mais épargnés par celui qui, pour le moment, est encore le maître, n'en seront que plus attentifs à ne pas être écrasés par la chute de l'Empire et relèveront le défi en servant la Restauration. Par quelle inconséquence ou par quelle faiblesse Napoléon menace-t-il sans punir, comme s'il se soulageait en exhalant sa colère ? Il humilie trop et ne punit pas assez, disait Hortense. Lui qui écrivait à son frère Louis : Un roi dont on dit, c'est un bon homme, est un roi perdu, avait de singulières indulgences, il en aura encore. Nul n'aura été plus trahi sans avoir eu moins d'illusions, sans avoir moins châtié, et, lorsqu'on parlait de son despotisme, il haussait les épaules. Au général Dupont, il a promis le poteau d'exécution, l'échafaud. Pourtant les responsables de la capitulation de Baylen ne seront jugés qu'en 1812 sans que leur soit appliqué le nouveau code militaire qui punit de mort les redditions en rase campagne. C'est que Dupont a des amis dans les hauts grades, formés d'hommes qui, comme lui, ont fait les guerres de la Révolution, qui se sentent les coudes, une camaraderie, une confédération qui se lève dès qu'un seul est menacé. Napoléon, dans son Empire, n'est pas le maître autant qu'on le croit. Si étonnant que semble le mot, il y a même chez lui une timidité. Carnot, le républicain, parle de ses inconcevables faiblesses et dit, comme Hortense : Menacer sans frapper, laisser la puissance de nuire entre les mains de ceux qu'il a blessés, petits ou grands, cette faute, il la renouvelle toujours. Faute ou, selon la remarque de Savary, malheur de sa situation ?

Des ménagements pour les personnes, Carnot rapproche les ménagements successifs pour l'Autriche, la Prusse, la Russie. Mais l'empereur a besoin d'alliés sur le continent comme il a besoin, en France, de s'attacher des hommes par leurs intérêts. Après l'éclat du 28 janvier, pourquoi, satisfait d'avoir fait peur, s'abstient-il de punir ? Il craint d'inquiéter trop le monde en prenant des sanctions après lesquelles, dit Mollien, personne ne se serait cru à l'abri. Ce qui est faible, ce n'est pas Bonaparte, mais sa position dont l'instabilité lui est rappelée chaque jour à l'intérieur et à l'extérieur, ce qui tantôt l'empêche d'être assez ferme et tantôt le rend brutal jusqu'à la témérité.

Il porte déjà le poids de l'Espagne. Et justement parce que les affaires espagnoles l'embarrassent, l'affaiblissent et le diminuent, l'Autriche croit l'occasion favorable. Cette guerre nouvelle est ce qui peut arriver de plus propre à accroître en France cette fatigue que Napoléon mesure mieux qu'un autre parce que, grand lecteur d'états de situation et de rapports de police, les signes d'un épuisement naissant ne lui échappent pas plus que cette aspiration à la paix et au repos qu'il connaît bien puisqu'il s'en est servi autrefois, au temps de Leoben et de Campo-Formio, pour se rendre populaire. Cette agression de l'Autrichien est un coup d'assommoir pour l'opinion publique, tandis que l'empereur pense tout haut, avec amertume : Et puis on dira que je manque à mes engagements et que je ne puis pas rester tranquille ! On — cet on qui est tout le monde — se voit rejeté dans les guerres sans fin. Pas plus que Campo-Formio et Lunéville, Presbourg n'a été la paix. Des armistices déguisés, Metternich s'en vante. On comprend surtout, et c'est plus grave, que l'Autriche, poussée par l'Angleterre, reprend les armes parce que l'Espagne enlève à la France des troupes, de bons généraux, tandis que la Grande Armée, coupée en deux, perd sa forte unité. Que n'ai-je eu ici les trois corps de Soult, Ney, Mortier ! Ce sera le regret, le soupir de l'empereur après les dures journées d'Essling et de Wagram. Il n'est pas besoin d'être militaire pour pressentir que, dans cette campagne, Soult, Ney, Mortier manqueront.

L'inquiétude publique, Napoléon la devine si bien que son mot d'ordre, celui qu'il donne depuis Valladolid, c'est que la guerre n'est pas en vue, qu'il n'y a pas de présomption de guerre. Puis il faut avouer, se rendre à l'évidence. Cette guerre ne peut pas être évitée, l'Autriche la veut, elle a créé et mobilisé une landwehr, mis sur pied jusqu'à cinq cent mille hommes, un de ses plus gros efforts. Il est difficile de répondre de la Prusse, qui se laissera peut-être entraîner par ses patriotes. Déjà des volontaires prussiens s'engagent dans l'armée autrichienne. Alors l'empereur rassure tout le monde, les Français et ceux qui sont menacés, en première ligne les rois, les princes de la Confédération du Rhin. Et comment rassure-t-il ? Par l'alliance russe. Il y croit encore ou il fait semblant d'y croire. Il écrit à tous que l'Autriche désarmera, qu'elle se tiendra en repos lorsqu'elle verra les armées françaises et russes prêtes à envahir son territoire dont les deux empereurs garantissent l'intégrité. Pendant tout le mois de mars, il répète la même formule, il fait savoir à Munich, à Stuttgart, partout, que le tsar est indigné de la conduite de l'Autriche, qu'il a réitéré sa promesse d'unir ses forces à celles de la France, que ses troupes sont en marche, qu'il se mettra lui-même à leur tête. Au vice-roi d'Italie, il recommande : Vous devez inculquer de toutes les manières l'idée que les Russes marchent sur l'Autriche.

Pour soutenir le moral, il donne aux autres une certitude qui lui manque, écoutant les observations sans impatience, comme chaque fois que les choses ne vont pas. Il finissait par rendre confiance, tant il témoignait d'assurance. L'assurance qui lui fait défaut. Pendant ce temps, Caulaincourt, son ambassadeur à Pétersbourg, est chargé de réchauffer le gouvernement russe, de lui représenter que des notes à la cour de Vienne ne suffisent pas, que les paroles ont besoin d'être appuyées par des forces menaçantes, qu'il sera nécessaire (comme si cela n'allait de soi), que le chargé d'affaires de Russie demande ses passeports dès que l'Autriche aura ouvert les hostilités, de rappeler enfin que la paix n'eût pas été troublée si les engagements d'Erfurt avaient été plus précis et plus fermes, comme les eût voulus Napoléon.

L'ouvrage, le système, la grande pensée de Tilsit sont à l'épreuve. C'est le moment d'en juger la solidité. A Erfurt elle était déjà douteuse. Encore peu de jours, et l'illusion de l'alliance russe tombera. Alexandre allègue qu'il est occupé avec la Suède à cause de la Finlande et, pour les principautés danubiennes, avec les Turcs qui viennent de s'allier à l'Angleterre. Dès lors, il est clair que l'Autriche a attaqué la France parce qu'elle est assurée de la neutralité du tsar. Au moins de sa neutralité. À Pétersbourg, Alexandre est tiraillé. Les partisans de l'Angleterre voudraient qu'il prît les armes contre la France. Il s'en défend et ce sont aussi ses affaires avec les Suédois et les Turcs qu'il objecte. Surtout il ne juge pas que le moment de la rupture soit venu. La France est encore trop forte, Friedland trop près. Que Napoléon s'use dans une nouvelle guerre, c'est, pour l'instant, ce que l'intérêt de la Russie demande. La Prusse, dans le même calcul, n'interviendra pas davantage. Sa règle, depuis Iéna, c'est d'être bien avec la France, pour ne pas être engloutie. Les temps de la coalition de 1813 ne sont pas encore mûrs et Napoléon, cette fois, n'aura qu'un seul adversaire, l'Autriche, à combattre. Mais l'inaction de la Russie est déjà pour lui une défaite politique et morale. Ce n'est pas une alliance que j'ai là et j'y suis dupé ! s'écrie-t-il lorsque s'évanouit le dernier espoir qu'Alexandre tienne sa promesse, se comporte en allié loyal, joigne ses forces à celles de la France. Puis ce cri du cœur, cet aveu qu'il a trop compté sur la Russie, qu'il a trop osé en se reposant sur elle : Si j'avais pu me douter de cela avant les affaires d'Espagne ! À Tilsit, il croyait toucher au but. Il n'avait plus de paix à conclure qu'avec l'Angleterre. Elle seule s'obstinait encore. Une fois toutes les parties du continent unies, fédérées, bien tenues en main, la capitulation des Anglais serait certaine. Dix-huit mois plus tard, Napoléon avait la guerre avec l'Espagne et avec l'Autriche, ce qui, observait un homme clairvoyant de son entourage, était la même chose pour la politique anglaise que s'il avait continué à l'avoir avec la Prusse et la Russie.

L'œuvre diplomatique de Tilsit est à reprendre. Elle est à refaire par les mêmes moyens, par des victoires. Et tous les ans, la victoire devient plus difficile. Contestée à Eylau, longue à obtenir à Friedland, fragile et mélangée de durs revers en Espagne, la peine et le prix en augmentent. Quel changement depuis le temps où, à Boulogne, il disait à Berthier : Je veux me trouver dans le cœur de l'Allemagne avec 300.000 hommes sans qu'on s'en doute, tenait parole et, par une simple marche, faisait capituler Mack ! C'est que Napoléon n'a plus la grande armée de Boulogne. Il a dû accomplir des prodiges pour réparer les faiblesses que l'Espagne lui cause, prodiges d'organisation qui entraînent aussi, malgré les contingents de la confédération germanique, de plus fortes levées d'hommes dans les cent quinze départements français. Non seulement il continue à manger d'avance une classe, mais il porte de 80 à 100.000 hommes le prélèvement annuel sur la jeunesse et il enrôle ceux des conscrits des classes anciennes qui n'ont pas encore été appelés. Ce sont les fameux cent mille hommes de rente, et ils commencent à n'être plus suffisants. Avec les difficultés qui s'accroissent, l'arc se tend tous les jours, un peu plus tous les jours, jusqu'à casser.

Alors, par des miracles d'activité, de perspicacité, de décision, Napoléon s'ouvre pour la deuxième fois le chemin de Vienne, mais à grands frais, cinq jours de bataille sanglante à Abensberg et à Eckmuhl. Quatre ans plus tôt, à Ulm, le même ennemi se rendait, et, vaincu sans combat, livrait sa capitale. Cette fois, les Français perdent Ratisbonne qu'il faut reprendre d'assaut et, devant ces murs, une balle frappe Napoléon au pied, une contusion, non une blessure, comme un avis du destin, un signe que les temps deviennent âpres. Il en coûte plus en 1809 pour vaincre l'Autriche seule qu'en 1805 les Autrichiens et les Russes réunis.

C'est la seconde entrée de Napoléon à Vienne, après un autre combat meurtrier, à Ebersberg. Encore a-t-il fallu, pour que Vienne se rendît, lui envoyer quelques coups de canon et mater le petit peuple des faubourgs. Car cette ville de mollesse et de plaisir a maintenant, elle aussi, une sorte d'élan national. Les portes ne s'ouvrent plus toutes seules et ces entrées dans les capitales conquises, ces difficiles recommencements sont sans ivresse. N'est-ce pas la preuve que tout est toujours à refaire, que le but est insaisissable ? L'empereur ne se retrouve, à Schœnbrunn, dans le palais et les meubles des Habsbourg, que pour apprendre de mauvaises nouvelles. Le vice-roi Eugène s'est fait battre en Italie. Le Tyrol se soulève. En Pologne, Poniatowski a dû reculer devant les Autrichiens et leur abandonner Varsovie, tandis qu'Alexandre regarde et ne bouge pas. Surcroît de tâches, et Dieu sait ce qui se passe là-bas, dans cette Espagne et ce Portugal ! Sur ces entrefaites, il devient urgent d'envoyer Macdonald au secours d'Eugène pour reprendre les opérations sur l'Adige, tandis que se produisent d'autres complications. Une escadre anglaise menace les côtes italiennes d'un débarquement qui tient Murat en alerte. Rome s'agite depuis que l'Autriche a ouvert les hostilités et le régime de l'occupation mène à des conflits quotidiens avec Pie VII. Le général Miollis, qui pourtant n'est pas un brutal, s'irrite, parce qu'il s'inquiète de la résistance que lui opposent le pape et les cardinaux, de leur volonté de se dérober à un contact qu'il a d'abord essayé de rendre courtois. Sans doute Rome a été occupée pour des motifs étrangers à la religion. Le pape se plaint hautement de l'atteinte portée à son indépendance. Les actes par lesquels il affirme sa souveraineté paraissent dangereux parce que, d'un jour à l'autre, ils peuvent exciter la population romaine contre les Français, soulever l'émeute. Est-ce que l'assassinat du général Duphot, à l'époque où le Directoire occupait déjà Rome, ne demeurait pas présent aux esprits ? Miollis, pour rétablir son autorité, répond par le désarmement des gardes-nobles et de nouvelles menaces d'arrestation. Pour en finir et aussi pour effrayer, quatre jours après l'entrée à Vienne, le reste des États du Saint-Siège est réuni à l'Empire français. Le pape restera à Rome comme souverain spirituel. Il est dépouillé de sa souveraineté temporelle. Napoléon dit avec superbe qu'il reprend la donation de Charlemagne, mais il recommence ce qu'avait tenté la Révolution avec la République romaine ; il fait, empereur oint et sacré, ce que, général républicain, il avait refusé de faire en 1796. Que devient sa grande politique du Concordat, de la réconciliation avec l'Église ? Devant ce qui s'oppose à l'accomplissement des destinées de la France et aux nécessités logiques de la conservation des frontières naturelles, il reprend les idées des Jacobins, il se sert des mêmes moyens, des mêmes recours à la force, mais amplifiés et gros de chocs en retour plus étendus, de sorte que tout ce qui s'était déjà dressé contre la Révolution en 1798, tout ce qui avait, alors, mis la France à deux doigts de l'invasion et de sa perte, se dressera encore contre l'Empire, mais avec un multiplicateur tellement grossi que cette fois le flot ne pourra plus être arrêté. Dans les affaires de Rome, comme dans les affaires d'Espagne, comme bientôt dans l'affaire de Russie, on comprend les raisons immédiates de Napoléon, toujours déduites des circonstances, commandées par le besoin de la solution immédiate. Seulement, c'est ainsi qu'il amoncelle ce qui retombera sur lui pour l'écraser.

Le moment où il rompt avec la papauté n'est pas celui d'un vertige de puissance. Il n'est pas allé à Vienne pour y mener un vain triomphe, mais après réflexion et parce que la Stratégie le lui ordonne. Il y va parce qu'il marche droit aux forces de l'ennemi qui ne sont pas détruites. Ces forces dépassent même les siennes. Il a encore des batailles à livrer et il peut les perdre. Voyons-le avant les mauvaises journées d'Essling, très exposé, observé de toute l'Europe, abandonné d'Alexandre, et, somme toute, après les fastes de Tilsit et d'Erfurt, assez ridiculement dupé. Sa grandeur, s'il est troublé, est de ne pas laisser paraître son trouble, de garder un pouls calme comme celui qu'il faisait tâter après ses grandes colères pour montrer qu'il ne s'emportait que par calcul. Mais il a besoin de maintenir son crédit qui est fait de prestige et un prestige qui est fait de la crainte qu'il inspire. Il défie pour intimider et signifier qu'il ne tremble pas.

Il est pressé d'en finir avec les Autrichiens parce qu'il craint toujours que la Prusse ne se mette en mouvement, parce qu'il n'est pas sût de la Russie. Une telle hâte qu'on le vit porter lui-même des planches pour la construction du pont sur lequel il devait passer le Danube. La politique, comme dans toutes les guerres de l'empereur, était à considérer autant que la stratégie. Mais ici, la hâte, qui était indispensable, devient de la précipitation, et la précipitation de la témérité. On put croire que Napoléon était perdu lorsqu'il eut entrepris de franchir le Danube devant l'armée de l'archiduc Charles et qu'après les durs combats d'Aspern et d'Essling, où Lannes périt, il dut se replier sur l'île de Lobau. C'était là qu'on ressentait la défection du tsar qui écrivait beaucoup à son grand ami mais ne lui envoyait pas un cosaque. Commerce de lettres quand c'était un commerce de bataillons qu'il aurait fallu. Des compliments, des flatteries au lieu d'un corps d'armée.

Eylau avait été une bataille contestée. Essling était un échec. Pour la première fois, l'empereur, commandant en personne, était obligé de se replier devant l'ennemi. Par accident sans doute, puisque la crue subite du Danube, emportant les ponts, le coupait de la rive droite et le privait de munitions. L'échec restait. Un désastre n'avait été évité qu'à force d'énergie et de sacrifices. Napoléon pouvait se rappeler ce qu'il enseignait volontiers aux autres : la guerre est un jeu sérieux, un jeu où le chef expose ses soldats, sa réputation, son pays. Il n'avait pas prévu que le fleuve, soudainement grossi, le mettrait en danger. Il aurait dû le prévoir et ce n'eût pas été une excuse pour un de ses lieutenants. Couronné de succès, le passage du Danube eût été une opération de génie. Manqué, ce n'était plus qu'une opération téméraire. Napoléon en vit les suites, l'effet moral, surtout, d'un événement qui devait volcaniser toutes les têtes allemandes et qui, si loin de France, et, derrière lui, une capitale populeuse où il avait dû entrer de force, le mettait dans un danger plus grand que celui dont pouvait le menacer l'armée de l'archiduc Charles, elle-même exténuée par ces terribles journées des 21 et 22 mai. Ce qu'il avait à craindre, c'était le découragement de ses généraux et de ses troupes. Alors, comme jadis devant Mantoue, il tient un conseil de guerre pour relever le moral. Il explique pourquoi il faut rester et se fortifier dans l'île de Lobau, attendre la jonction de l'armée d'Italie et ne repasser sur la rive droite à aucun prix, sinon la retraite ne s'arrêtera plus qu'à Strasbourg, à travers une Allemagne soulevée, les confédérés trahissant, la Prusse, la Russie elle-même, peut-être, se mettant à la poursuite des Français, toute une vision de ce qui sera la réalité de 1813. Ce qu'il ne disait pas, bien qu'il le calculât aussi, c'était ce qu'on penserait à Paris, ce qu'on y pensait déjà. Le salut était de s'accrocher à cette île de Lobau, après tout bien choisie, afin d'en repartir pour une autre bataille qui, celle-là, serait victorieuse.

Cette victoire, il la faut pour le salut de l'Empire et Napoléon n'exagère rien. Il voit combien tout est près de se retourner contre lui, les forces, les armes qu'on emploiera. C'est déjà un hallali sur le point de sonner. Que de symptômes, depuis ces insurgés obscurs, partisans, chefs de bandes, patriotes et apôtres, le major prussien Schill, l'aubergiste tyrolien Andréas Hofer, jusqu'au chef de l'Église catholique qui ne craint pas de l'excommunier ! Pas plus que les Romains, malgré la présence des troupes françaises, ne craignent d'afficher la bulle d'excommunication sur les murs des trois basiliques.

Cette foudre n'est pas celle dont Napoléon s'émeut. Il en a d'autres à essuyer et, pour lui, toute cette affaire de Rome n'est pas de la religion, c'est de la politique. Avec l'Église, il s'est déjà arrangé et il est convaincu qu'il s'arrangera encore. Mais il n'est pas en état de laisser passer un défi et, dans ce moment même, où tant de regards l'observent, il est condamné aux violences pour avoir l'air de ne rien craindre. L'excommunication a été lancée quelques jours après Essling et Pie VII, qui n'avait fait aucun mystère de ses intentions, n'eût pas hésité, même si le résultat de la bataille eût été favorable à l'empereur. Dans la situation où il se trouve, Napoléon reçoit la sentence comme une injure, et, ce qui est plus grave, comme un acte d'hostilité au moment où il est en posture difficile, face à l'ennemi. L'excommunication le blesse parce qu'elle lui nuit d'autant plus qu'il ne peut la laisser sans réponse, et la réponse, qui aggrave tout, c'est l'arrestation du pontife, son enlèvement de Rome par les gendarmes du général Radet. Cela, comme pour l'exécution de Vincennes, comme pour le piège de Bayonne, Napoléon pourra dire que ce n'est pas sur son ordre exprès qu'on l'a fait. Les exécutants ont interprété, compris sa pensée. Loin de le blâmer, il fera de Radet un baron et il se contente de répéter son principe : Il faut qu'une chose soit faite pour qu'on avoue y avoir pensé. D'ailleurs, l'enlèvement du pontife aura lieu le jour même de Wagram. L'effet s'en atténuera par la victoire, et l'attentat sur la personne du pape sera encore, pour les cours catholiques et pour Sa Majesté Apostolique elle-même, une nécessité de la politique. Hors de France, et en France, les croyants pourront appeler Napoléon l'Antéchrist. Ce n'est rien tant que la fortune lui est fidèle. Ce sera un des éléments de la catastrophe lorsque les grands revers seront venus.

Mais l'attention de l'empereur était fixée d'abord sur la bataille qui devait rétablit sa situation. Six semaines de préparation et de vigilance pour que, cette fois, toutes les chances soient de son côté, car il n'a plus les moyens de ne pas réussir. Alors il semble que le génie de l'homme de guerre grandisse avec la difficulté. Loin d'être troublé par la gravité de l'enjeu, comme il l'a été à Marengo, comme il le sera sur le dernier de ses champs de bataille, il est prodigieusement maître de ses facultés merveilleuses, et, après avoir tout apprêté dans le dernier détail, lucide d'esprit, dispos de corps le jour de la décision, il opère, sous le feu, une de ses plus belles manœuvres qui sauve la journée et la gagne. Le Danube est franchi, la position que tenait l'archiduc Charles est emportée, l'échec d'Essling effacé, l'ennemi en retraite. Du point de vue de l'art, ce qu'on pouvait faire de mieux, raisonnement et inspiration, audace et prudence ; la perfection, le chef-d'œuvre de la maturité de Bonaparte.

Et pourtant l'empereur fut médiocrement content de la bataille de Wagram. Elle lui avait coûté cher, en hommes, en officiers, presque aussi cher qu'à l'adversaire vaincu. Des généraux et de la troupe, elle avait exigé un effort qu'on ne pourrait leur redemander toujours. Cependant les circonstances avaient été favorables, l'armée de l'archiduc Jean n'ayant pas rallié celle de l'archiduc Charles, tandis que le prince Eugène, Macdonald et Marmont, après une marche heureuse, arrivaient à temps. Napoléon savait quelle peine il avait eue à vaincre avec des soldats trop jeunes quand ils étaient Français, lourds à manier quand c'étaient les auxiliaires. Il comparait Wagram à Austerlitz, à Iéna. Ce n'était plus la victoire avec des ailes parce que la forte unité de la Grande Armée n'existait plus. Il avait senti l'instrument moins souple, et, comme dit Thiers, un commencement de confusion imputable non à l'esprit de celui qui commandait, mais à la quantité et à la diversité des éléments dont il était obligé de se servir pour suffire à l'immensité de sa tâche. Un commencement de fatigue aussi, tout tendu à l'extrême, déjà presque à l'excès, les énergies physiques, les courages et jusqu'au puissant cerveau du chef. Commencement, enfin, de la lutte contre la nature des choses.

Et Napoléon fut médiocrement content parce que le lendemain de Wagram n'était pas non plus celui d'Austerlitz. Par un redressement superbe, d'ailleurs nécessaire, le résultat indispensable était atteint. Rien de plus. Dans sa clairvoyance, il comprenait que c'était moins la victoire que l'illusion de la victoire. Cette fois, l'empereur d'Autriche ne venait plus solliciter la paix à son bivouac. Qu'eût fait Napoléon, si l'archiduc Charles, dont l'armée était très éprouvée, non détruite, se fût réfugié en Hongrie, où il aurait trouvé d'autres soldats et de vastes ressources ? Un faux calcul de l'adversaire épargnait un grave embarras au vainqueur. L'archiduc se retira en Bohème.

Poursuite molle. Napoléon a trop de raisons de désirer la fin de cette campagne. Il est las, il doute, il regrette toujours les deux cent mille hommes qui sont dans cette Espagne, où rien ne va. Engager de nouvelles opérations, des manœuvres savantes pour forcer les Autrichiens à une troisième bataille, ce serait remettre tout en problème. Et s'il advenait une affaire malheureuse, qui sait si, pour accabler les Français, les Russes ne sortiraient pas de leur neutralité, déjà cruelle et offensante ? Non, c'est assez de sang versé. Wagram est du 6 juillet. Le 12, l'armistice est signé à Znaïm. Le corps de Davout campait à Austerlitz. Quelques semaines plus tard, l'empereur y passa une revue et, le soir, dînant, il demandait à ses généraux, comme pour les sonder : C'est la deuxième fois que je viens ici ; y viendrai-je une troisième ? On lui répondit : Sire, d'après ce qu'on voit tous les jours, personne n'oserait parier que non. L'idée de la guerre interminable, avec toutes ses conséquences, entre dans les esprits et, déjà, les moins bons songent à tirer leur épingle du jeu. Il faut, dans un ordre du jour, rabrouer Bernadotte qui, à Wagram, n'a rien fait et s'attribue à lui-même et aux Saxons qu'il commande le mérite de la journée. Celui-là, qui gagnera comme un gros lot le trône de Suède, deviendra un ennemi. Par une sorte de compensation, Macdonald, frondeur et de longtemps suspect, est fait maréchal. L'empereur sent le besoin de ménager son monde.

Il a, revenu à Schœnbrunn, bien d'autres soucis, bien d'autres inquiétudes pendant les négociations de paix qui dureront jusqu'au milieu d'octobre. Tout conspire à le contrarier, pas une nouvelle qui ne lui arrache un mouvement d'humeur et d'impatience. N'est-il entouré que d'imbéciles ou de traîtres ? Qu'apprend-il coup sur coup ? Que Soult, un de ceux en qui il met le plus de confiance, a eu l'idée de se tailler un royaume dans ce Portugal qu'il n'est même pas capable de garder et d'où il se laisse expulser par les Anglais. Pour la seconde fois, le Portugal est perdu. Wellesley, le futur Wellington, entré en Espagne à la suite du désastre de Soult, a livré une bataille qu'il aurait dû perdre, d'où il échappe et qui reste comme un échec pour les Français par le désaccord des chefs et l'indiscipline qui s'est mise dans l'armée. Au récit de cette absurde affaire de Talavera, Napoléon lève les épaules de pitié. Il faudrait que je fusse partout ! Et quel est encore le serin qui s'est avisé d'amener le pape en France, jusqu'à Grenoble, pour que l'on s'agenouille au passage du pontife persécuté ? On ne commet donc que des fautes ? Ordre est donné de rebrousser chemin et d'interner Pie VII à Savone. L'empereur n'a besoin ni de complications ni d'insuccès dans le moment où, pour détourner l'Autriche de signer la paix, l'Angleterre redouble d'efforts. Voici que les Anglais ont débarqué dans l'île de Walcheren, que le général Monnet, un lâche, un incapable, a rendu Flessingue, de sorte qu'Anvers est menacé. Et si c'était tout ! Mais Fouché, ministre de l'Intérieur par intérim, répand l'alarme en France. Comme si l'invasion menaçait il lève la garde nationale, l'exerce, lui donne des officiers pris dans le commerce, la finance, dans cette bourgeoisie qui murmure déjà d'une guerre éternisée et qui, des jours de la patrie en danger, a gardé un mauvais souvenir. Fouché rappelle même à l'activité des militaires mis en retrait d'emploi à cause de leurs idées républicaines. En somme, il arme les mécontents. Il demande à Bernadotte, disgracié la veille, de prendre le commandement de cette garde nationale. Que veut Fouché ? Maître de la police, et maintenant des préfets, véritable premier ministre, il est, en l'absence de l'empereur, le maître de la France. Or, sur le premier moment, l'empereur a manqué de coup d'œil. Il a approuvé Fouché, voyant dans l'appel de la garde nationale un moyen d'augmenter les forces de l'Empire. Il n'a même pas blâmé le choix de Bernadotte, comme heureux de dédommager le prince de Ponte-Corvo. Mais voici que la France s'effraie de cette levée en masse, de ce retour à 93. Revient-on à la Révolution, à la Terreur, sous la conduite d'un jacobin ? Contre Fouché, les plaintes, les protestations, les dénonciations affluent à Schœnbrunn. L'empereur est déconcerté, puis furieux. Il voit naître une crise et lui-même ne sait plus bien ce qu'il doit faire. Fouché, il vient de le nommer duc d'Otrante. Il lui retire le ministère de l'Intérieur, mais ses lettres patentes, il les signe. Il destitue de son commandement Bernadotte, qui s'est comporté à Anvers en autocrate, presque en conspirateur, et le laisse définitivement ulcéré. Il ordonne que la garde nationale soit dissoute, reproche à Fouché d'avoir alarmé l'Empire sans raison et devine là-dessous l'ébauche d'un de ces complots qui recommencent chaque fois qu'il est loin. L'enlèvement du pape a provoqué de l'agitation chez les catholiques français et belges, jeté le trouble dans le clergé, ranimé les espérances des royalistes, tandis que, dans l'autre camp, celui des athées, des idéologues, des ennemis de la superstition qu'il a naguère réduits au silence et traînés à Notre-Dame, on ricane : Était-ce pour cela qu'on a fait le Concordat, le sacre, les Te Deum ? Alors l'empereur gronde : Je suis fatigué des intrigues. Il en est inquiet surtout, et bien qu'il écrive à Fouché des lettres dures, il n'ose, cette fois encore, le révoquer. Que ne fût-il pas arrivé sans le redressement de Wagram !

À tous les égards, il avait été temps de vaincre. Il était temps de signer la paix. Si la paix ne se fait pas, nous allons être entourés de mille Vendées, disait Napoléon à Schœnbrunn. Talavera, Walcheren, l'activité des Anglais sur le littoral de l'Empire, leur apparition devant l'île d'Aix, et puis une nouvelle insurrection au Tyrol, la fermentation en Prusse, autant de nouvelles qui ajoutent à la contrariété que lui cause l'énigmatique neutralité de la Russie et qui ne favorisent pas les négociations avec l'Autriche.

Ici encore intervient un de ces revirements brusques dont Napoléon est coutumier. Il se trouve toujours dans ce qu'il appelle des situations forcées, qu'il sent mieux qu'un autre et qui ne sont que les aspects successifs de l'insoluble problème. Lorsque l'Autriche l'a attaqué, lorsque l'empereur François a violé la parole qu'il avait donnée après Austerlitz de ne plus faire la guerre, Napoléon s'est juré, lui, d'en finir avec l'Autriche, avec les Habsbourg, de les détrôner, de mettre à leur place un autre prince allemand, par exemple le grand-duc de Wurtzbourg. Mais l'armée autrichienne a résisté mieux qu'il n'aurait cru. Elle est battue, ses chefs démoralisés parce qu'ils croyaient bien tenir la victoire ; elle n'est pas détruite. Alors si Napoléon parle encore de déposer l'empereur François, de séparer ses trois couronnes, c'est en manière d'intimidation, pour obtenir ce qu'il veut. Et il veut toujours la même chose, il revient toujours à son sujet, la stricte application du blocus continental. Autant que d'affaiblir l'Autriche, de la soustraire à l'alliance de l'Angleterre, il s'agit de fermer définitivement de nouveaux ports, de nouveaux rivages au commerce des Anglais. Là, du moins, il y a une suite rigoureuse dans les idées de Bonaparte parce que là se trouvent aussi, à un problème qui ne change pas depuis Trafalgar, la solution unique, le moyen essentiel. Trieste, Fiume compléteront les provinces illyriennes qui, annexées à l'Empire français, forment jusqu'à la Turquie une ligne côtière ininterrompue. Et ce n'est plus un chemin vers l'Orient pour le grand objet dont la réalisation, toujours différée, sort des pensées de Napoléon depuis que languit l'alliance russe. Ce sont des douanes, une défense de plus contre l'entrée en Europe des marchandises britanniques, un verrou ajouté au blocus.

Pendant ces pourparlers, difficiles parce que l'Autriche espère toujours quelque accident, quelque diversion qui lui épargneront de nouveaux sacrifices, les Anglais évacuent Walcheren, l'insurrection éprouve des échecs en Espagne. L'Autriche, aux dépens de qui l'armée française boit et mange et que l'occupation ruine, devient plus traitable. Dès qu'il se sent maître de la négociation, Napoléon change de langage lui aussi et, comme par une inspiration subite, découvre la pensée qui lui a traversé l'esprit. Que la France et l'Autriche soient donc amies, qu'elles s'unissent pour la conservation de la paix.

Dans quel cercle tourne la politique de Napoléon ! Il lui faut des alliés sur le continent. Il cherche à les gagner par un procédé qui est toujours le même. Après Friedland, l'alliance russe. Maintenant, l'alliance russe est fêlée. Napoléon a cessé d'écrire à Alexandre parce qu'il ne peut plus lui témoigner une confiance qu'il n'éprouve plus. Par un Tilsit autrichien, Wagram devra lui procurer l'alliance de l'Autriche. Si l'Europe n'est pas fédérée par une extrémité, elle le sera par l'autre et, même, l'alliance autrichienne répondra de l'alliance russe. Elle sera un point d'appui et un moyen de consolidation.

Car tout conseille à Napoléon de consolider, de mettre des amarres, de jeter des ancres. La veille de la signature de cette nouvelle paix, voici un symptôme encore inconnu, une vue qui s'ouvre sur d'étranges profondeurs. Pendant une parade, à Schœnbrunn, un jeune Allemand, un étudiant, s'est approché de l'empereur. Il est trouvé porteur d'un couteau, avoue sans se troubler qu'il a voulu tuer le tyran de sa patrie, et que, s'il devenait libre, il chercherait encore à l'abattre. Impossible de faire grâce à Frédéric Staaps. Encore plus impossible, malgré la recommandation de l'empereur, qu'il ne soit aucunement question de ce fait, bientôt connu jusqu'en France. Singulière aventure, qui fit penser plus d'une bonne tête. Et l'on en pensait chaque fois la même chose. On avait vu combien il s'en était peu fallu que l'assassinat ne réussît. L'accident toujours possible, si souvent supputé, se présente aux esprits sous un aspect nouveau, celui du fanatisme national qui arme des bras en Allemagne contre l'empereur, comme naguère le fanatisme politique en armait contre le premier Consul.

Alors Napoléon pense, lui aussi. Il pense à l'avenir, à des garanties, à cette stabilité qui lui manque. Il s'agit toujours de finir les affaires du continent pour en finir avec les Anglais. Mais ces affaires d'Europe, elles se compliquent dès qu'on y touche. Un effet de la guerre que l'Autriche vient d'imposer à Napoléon a été de ranimer la difficulté qui tient à la Pologne. Car enfin, dans cette campagne, les Polonais ont été les seuls alliés vraiment militants de la France. Les contingents de la Confédération germanique se sont battus, du reste médiocrement, parce qu'ils étaient encadrés. Les légions polonaises y sont allées spontanément, avec cœur, et, en Espagne aussi, ces auxiliaires précieux ne marchandent pas leur sang. Comment ne les payer que d'ingratitude ? Après tout, une forte Pologne serait utile à la France, répondrait d'amitiés douteuses et de soumissions incertaines. Mais reconstituer une grande Pologne, c'est s'aliéner tout à fait la Russie, et l'embarras devient le même qu'en 1807. Comment, sans alarmer personne, contenter tout le monde ? La Galicie conquise sur l'Autriche doit être attribuée à quelqu'un, et, après tout, il n'eût tenu qu'aux Russes de l'occuper tout entière au lieu de n'entrer que sur la frange, de ménager les Autrichiens et d'y laisser paraître Poniatowski tandis que les Galiciens prenaient parti pour Napoléon. Sans sa défection, le tsar serait en tiers dans les pourparlers de paix. Il pourrait y entrer encore, et pourtant il se dérobe, comme s'il ne voulait prendre aucune part à un démembrement de l'Autriche et garder le droit de se plaindre de la France. Alors Napoléon tente un jugement de Salomon. Une portion de la Galicie grossira le duché de Varsovie ; une autre, plus qu'ils n'ont gagné, ira aux Russes, le principal restant à l'Autriche. À Saint-Pétersbourg, il fait redire avec précision, redire avec insistance, que l'idée de la renaissance de la Pologne n'est nullement celle de l'empereur, qui approuve que les mots de Pologne et de Polonais disparaissent non seulement de toutes les transactions politiques, mais même de l'histoire. Cependant, si petit soit-il, un agrandissement du duché de Varsovie inquiète les Russes, leur sert de grief contre l'alliance française. Fantôme d'alliance, mais que Napoléon tient à conserver. Par cela même que l'empereur ne croit plus à l'alliance de la Russie, il lui importe davantage que cette croyance, dont il est désabusé, soit partagée par toute l'Europe.

Garder cette effigie, ce simulacre, cette peinture, c'est utile non seulement pour tenir l'Europe en respect, mais pour obtenir un autre point d'appui, puisque l'expérience vient de prouver que la Russie ne répond pas quand on a besoin d'elle. L'idée qu'il a jetée en passant pendant les négociations de la paix de Vienne, Napoléon y revient, et, cette idée, Metternich, tenté par l'exemple d'Alexandre, la flatte. Son Tilsit, pourquoi l'Autriche ne l'aurait-elle pas ? À attaquer la France, elle n'a rien gagné qu'une invasion et des pertes de territoire. Il est imprudent de se draper dans l'honneur et dans l'orgueil des Habsbourg, tandis qu'il est simple de feindre l'amitié pour gagner du temps. C'est l'exemple qu'Alexandre a donné et il vient de montrer que ces engagements-là coûtent si peu !

Ainsi Napoléon s'est avoué quelques semaines plus tôt qu'avec la Russie il avait été dupe, qu'il ne pouvait plus témoigner à Alexandre une confiance qu'il n'avait plus, et non seulement il cherche à préserver l'illusion de l'alliance russe, mais il est prêt à recommencer avec l'Autriche. Dans sa seule continuité de vue, celle que la situation lui impose et qui est l'idée de sortir de la guerre que lui font les Anglais, il voudrait un système européen solide, il l'espère durable. Et il ne trouve que des opportunistes qui demandent son amitié, telle la Prusse qui proteste toujours de sa loyale soumission, et qui ne pensent, comme elle, qu'à gagner du temps pour ne pas être engloutis. Wagram produit le même effet qu'Iéna et Friedland, mais n'en produit pas davantage. Que les victoires cessent, que la force de Napoléon soit entamée, les fantômes d'alliances s'évanouiront.

Avant de revenir à ces rêves de fédération et de les pousser plus loin encore, l'empereur, éclairé par la défection de la Russie, avait dit, parlant d'Alexandre, de François et de Frédéric-Guillaume : Ils se sont tous donné rendez-vous sur ma tombe, mais ils n'osent pas s'y réunir. Le jour n'est déjà plus si loin où ils l'oseront. Pour prévenir leur ligue, il reste à Napoléon une dernière chance à tenter. Après les alliances politiques, l'alliance de famille, la stabilité par le mariage, l'entrée dans le club le plus fermé du monde, dans l'intimité des rois. Quand il en serait, il aurait un point d'appui pour son système, une garantie pour son Empire... Autre illusion, plus grande que celle de Tilsit, plus grande encore que celle du sacre, mais qui, partagée par les peuples, lui vaudra un renouveau de splendeur avant le coucher de son soleil.