NAPOLÉON

 

CHAPITRE XV. — L'ÉPÉE DE FRÉDÉRIC.

 

 

Napoléon ayant levé le camp de Boulogne pour répondre à la diversion austro-russe, il eût été naturel qu'il revînt à Boulogne une fois l'Autriche et la Russie hors de combat. Naturel si Trafalgar n'eût été qu'une contrariété. La destruction de la principale force navale de la France ne permettait plus de passer la Manche. Y renoncer, c'était avouer que la guerre navale était perdue sans recours. L'avenir fut réservé par une annonce vague : L'empereur va reporter son attention sur sa marine, sur sa flottille et prendre toutes les mesures pour réduire l'Angleterre, si elle ne fait pas la paix. Cette note est du 6 février 1806. Elle sera sans lendemain. Jamais Napoléon n'aura le loisir de relever sa marine du désastre de Trafalgar. Pourtant la paix est toujours son plus grand intérêt, son plus grand besoin parce qu'elle mettrait sa monarchie à l'abri des hasards. Cette paix, que la France attend toujours, qu'elle croit acquise après Austerlitz comme elle le croyait après Marengo, comment y contraindre l'Angleterre encore plus inaccessible dans son île depuis qu'elle règne sans partage sur l'Océan ? Or voici que se lève un espoir.

Napoléon rentre à Paris pour y apprendre la mort de Pitt, Joyeuse nouvelle. Le plus grand ennemi de la France disparaît. Pitt et Cobourg, les patriotes de la République ont si longtemps réuni ces deux noms dans une même haine, personnifiant en eux tout ce qui s'opposait au cours de la Révolution ! Cobourg est soumis, battu, avec la maison d'Autriche. Pitt dans la tombe, la parole passe à l'Angleterre libérale, la bonne Angleterre, celle de Fox. Les Français qui, après avoir jure de ne plus jamais subir de tyran, se sont donnés à un homme pour sortir victorieusement de la guerre, ne doutent pas que la politique anglaise ne dépende que d'un homme aussi.

Il est étrange que Napoléon ait partagé cette façon de voir trop simple, cette illusion très peuple. La paix avec les Anglais, il y croit toujours. Le souvenir d'Amiens ne le quitte pas et c'est Amiens qu'il veut recommencer avec Fox. Alors, plein de confiance, il s'engage dans de vastes combinaisons, rivalise d'habileté avec les vieilles cours et les gouvernements traditionnels, sûr des cartes qu'il a en main et de son ministre des Affaires étrangères, de ce Talleyrand qui passe déjà pour le plus subtil des diplomates. Mais Fox, sur lequel on se méprend à force de l'avoir opposé à Pitt, est pourtant, avec un autre vocabulaire et une espèce de rondeur, comme d'un bonhomme Franklin britannique, un aristocrate, un Anglais attaché aux intérêts permanents de son pays. On parlera de tout, dans ces négociations, sauf de l'essentiel. Et Napoléon ne tarde pas à reconnaître que l'essentiel n'a pas changé. Le long et pompeux exposé de la situation de l'Empire au Corps législatif, le 5 mars, dit très bien que le but de la troisième coalition, comme des précédentes, était d'enlever à la France les bouches de l'Escaut, les places de la Meuse. L'Angleterre porte peu d'intérêt à l'Italie : la Belgique, voilà le véritable motif de la haine qu'elle nous porte. Pas une fois, entre Lord Yarmouth et Talleyrand, il ne sera question de la Belgique. Mais tandis que Napoléon veut encore se bercer de l'espoir d'une nouvelle paix d'Amiens, Fox, sous son apparente bonhomie, cherche seulement à démontrer qu'avec cet homme-là toute paix véritable est impossible afin de rejeter sur lui l'odieux d'une guerre dont la fin sera l'anéantissement de la puissance britannique, ou bien la renonciation de la France à ses conquêtes. Pitt l'indomptable est mort, désespéré d'Austerlitz, en s'écriant : Ô ma patrie, dans quel état je te laisse ! Fox l'humanitaire relève le flambeau.

L'empereur, pourtant, y met du sien. Ou plutôt il le croit. Il reprend les choses où elles en étaient à la rupture de la paix d'Amiens, et, puisqu'on avait rompu pour Malte, il laissera Malte à l'Angleterre. Comme s'il s'agissait de cette île ! Hormis les sujets brûlants dont on ne parle pas, il semble que l'on puisse s'entendre sur tout, même sur la Sicile, dépendance du royaume de Naples, quoique le roi Joseph, qui n'est pas si bien assis dans ses États, soit fort loin d'en acquérir l'annexe insulaire. Du reste, en même temps qu'il négocie avec Lord Yarmouth, Talleyrand négocie avec Oubril, l'envoyé d'Alexandre. C'est la manœuvre dont il se promet le plus beau succès. Un accord avec l'Angleterre obligera la Russie à traiter et réciproquement. Il est vrai qu'il y a un détail. Pour que la Prusse n'entrât pas dans la troisième coalition, le Hanovre lui avait été promis. Il faudra le rendre à la couronne britannique. Peu importe. Si l'on s'arrange avec les Anglais et les Russes, la Prusse sera indemnisée ailleurs. Ce n'est pas la place qui manque en Allemagne. D'autre part, ce Hanovre, la Prusse y tient. Elle a mordu à l'appât. Alors, si la paix échoue avec l'Angleterre et avec la Russie, la dépouille hanovrienne répondra de la fidélité des Prussiens à l'alliance française. Ce n'est pas tout. La Prusse reste la grande favorite de l'empire napoléonien comme elle l'a été de la Révolution, et le ministre des Affaires étrangères n'est-il pas celui du Directoire ? Talleyrand n'assure-t-il pas ici la tradition et la continuité ? De très bonne foi, parce que c'est par système, on promet à la maison de Brandebourg l'héritage de la maison d'Autriche, la prééminence dans une confédération de l'Allemagne du Nord, et, par surcroît, la couronne impériale transférée des Habsbourg aux Hohenzollern.

Cette triple négociation, ces savants calculs dont la fin va être piteuse n'occupent que deux ou trois mois de l'année 1806 et du règne et n'en ont pas moins d'importance. Napoléon, après les succès étourdissants, inattendus, d'Ulm et d'Austerlitz, qui mettent l'Europe centrale à sa discrétion, s'estime très modéré quand il offre ses conditions de paix. Il a élargi la ceinture de la France, portée à cent dix départements, pour protéger les conquêtes que la Révolution lui a léguées et qu'en montant sur le trône il a juré de défendre. Il lui paraît naturel de négocier sur cette base, tout aussi naturel qu'il paraissait déjà à la Convention et au Directoire de faire la paix avec leur carte de guerre, d'autant plus naturel que les Anglais et les Russes affectent de marchander au sujet de la Dalmatie et de la Sicile comme si, d'Amsterdam jusqu'à Naples, le reste n'était même plus en question. Napoléon ne s'aperçoit pas du piège qui lui est tendu, qui le sera jusqu'à la fin, et qui consiste à rejeter les torts de son côté, à mettre en relief ses prétentions, à dénoncé son ambition comme un danger universel. Tandis que l'Angleterre feint de causer, d'examiner toutes les hypothèses, elle prépare en secret une levée de boucliers, une quatrième coalition. Alors se produit un événement que personne n'a calculé, la Prusse qui part en guerre, toute seule, et qui vient, en somme, par cette agression, déguiser l'échec mortifiant de Talleyrand, de son maître, de leur diplomatie, rappeler Napoléon à l'activité du chef de guerre et lui ouvrir de nouvelles illusions avec de nouvelles victoires.

Il avait été, dans ces tractations, mystifié du commencement à la fin, et, avec son ministre, il s'était pris dans les fils par lesquels il croyait tenir les autres. Il y avait de quoi le dégoûter des finesses de Talleyrand et des subtilités de l'art diplomatique. Sans doute l'accord avec la Russie avait été conclu, mais il n'était pas encore ratifié. Loin de déterminer les Anglais à traiter à leur tour, la publication du texte accepté par Oubril les indigna, souleva l'opinion publique, et l'ambassadeur russe à Londres, intimidé, obtint d'Alexandre qu'il ne donnât pas sa signatures. En même temps, Fox envoyait à Paris un autre plénipotentiaire, non pour l'entente mais pour la rupture, dont Lord Lauderdale ferait retomber la responsabilité sur les exigences de Napoléon. Cependant Yarmouth, au cours de la négociation, avait déjà révélé au représentant de la Prusse à Paris que la restitution du Hanovre au souverain britannique serait le prix de la paix avec l'Angleterre. Ce fut le prétexte que le parti de l'honneur et de la guerre, le parti national et antifrançais prit à Berlin pour arracher Frédéric-Guillaume à ses craintes, à ses hésitations, à son ministre Haugwitz, à sa politique d'équilibre timoré et de ménagements égaux pour la Russie et pour la France.

Le mouvement impulsif des patriotes prussiens, le coup de tête de la jeunesse militaire, de la reine Louise et du prince Louis, en apportant à Napoléon, fort traîtreusement attaqué, l'occasion d'un nouveau coup de tonnerre, est une diversion qui renouvelle singulièrement le drame et qui va l'élargir.

À l'automne de 1806, la paix avec l'Angleterre et la Russie a échoué. Encore un peu de temps et la quatrième coalition sera debout. Il ne devra pas être difficile d'y faire entrer l'Autriche elle-même, aussi peu résignée, au fond, malgré ses cuisantes défaites, à la paix de Presbourg qu'elle l'avait été à la paix de Lunéville. Si les trois puissances continentales marchent ensemble, si elles concertent leur action, la France sera mise dans une situation pénible, elle sera au moins contenue, obligée de se tenir sur la défensive, en attendant que le reflux commence. Sans doute Napoléon est un très grand capitaine. Sans doute il dispose souverainement, en dictateur, des amples ressources d'une nation qui avait tenu tête à l'Europe lorsqu'elle était dans les convulsions de l'anarchie, qu'il a prise en main lorsqu'elle était sur le point de succomber et qui maintenant est portée à son plus haut degré de force et de puissance. Il n'en est pas moins vrai que jamais encore Bonaparte n'a eu à combattre tous ses adversaires à la fois. À Austerlitz, l'appoint autrichien qui s'ajoutait à l'armée russe était peu de chose depuis le désastre de Mack à Ulm. Et voici que, par l'agression prématurée de la Prusse et pour le bonheur de Napoléon, l'ennemi s'offre encore à ses coups en ordre dispersé.

À quel moment ? Celui où il commence à sentir lui-même que le poids est lourd à porter et que l'arc se tend beaucoup. Supposons qu'il eût réussi à stabiliser l'Empire dans la situation qui résultait de la paix de Presbourg. C'émit déjà embarrassant. Se maintenir sur une ligne qui allait du royaume de Hollande au détroit de Messine et aux bouches de Cattaro en passant par la Confédération germanique, demandait un gros effort qui n'eût, du reste, même en se prolongeant, abouti à rien. Étendu de la Frise à la Calabre, l'Empire français forme un vaste front de mer contre les Anglais. C'est sa raison d'être. Et, sans doute, l'Angleterre en est gênée puisqu'elle doit élargir considérablement son blocus maritime. Mais ce n'est qu'une gêne. Il reste tant de côtes, tant de ports par où elle est libre d'introduire ses marchandises sur le continent ! Tel qu'il est avec ses bastions et ses prolongements, ses protégés et ses feudataires, le grand Empire français n'est pas encore assez vaste, l'Europe n'est pas assez fermée pour que l'Angleterre capitule. Et pourtant la contexture même de l'Empire pose à chaque instant des problèmes nouveaux.

La violence avec laquelle Napoléon entreprend de les résoudre le trahit. Violence froide. Colère contre les obstacles qu'il ne réussit pas à tourner. Son esprit qui reste lucide s'irrite à chercher l'issue d'une situation qui n'en a pas et dont la nature est de se compliquer indéfiniment. Tout de suite, tandis qu'il est attaqué par la Prusse, un cas se présente.

Le royaume de Naples était naguère l'abri de Nelson, la base de ravitaillement des navires anglais, une entrée en Europe pour les marchandises anglaises. C'est pourquoi, à la place d'un Bourbon et de la reine Marie-Caroline, la sœur de Marie-Antoinette, indomptable dans son hostilité, il a fallu, pour y mettre quelqu'un, y mettre Joseph. D'ailleurs, maintenant, il faut aider Joseph qui réclame de l'argent et du secours. C'est ainsi que s'accroissent sans cesse les charges de l'Empire. Mais entre ce royaume et celui d'Italie où Eugène est vice-roi, se placent les États de l'Église. Non seulement ils rendent malaisées et peu sûres les communications entre le nord et le sud, mais, par eux, une autre brèche est ouverte au commerce des Anglais. Napoléon exige que le Saint-Siège rompe avec tous les ennemis de la France, reconnaisse Joseph comme roi de Naples et n'écoute plus les cardinaux napolitains restés fidèles aux Bourbons. Pie VII répond que les intérêts de la catholicité le lui interdisent. Pour respecter son indépendance il en appelle au nouveau Charlemagne qu'il a sacré et qui garantit son pouvoir temporel. Mais l'autre Charlemagne n'avait pas d'Angleterre à bloquer. La querelle s'envenime. Napoléon, qui a déjà occupé Ancône, menace d'occuper Rome. Et pourtant ce conflit avec le chef de l'Église romaine est contraire à la politique qu'il suit en France où il favorise la renaissance du sentiment religieux, où il se sert du clergé, où il se montre toujours plus favorable aux évêques de l'ancien régime. C'est l'année où le calendrier républicain est aboli, où la fête de la Saint-Napoléon est instituée le 15 août, jour de l'Assomption — on a fini par trouver un Neapolis ou Neapolas, confesseur et martyr sous Dioclétien, qui sera le saint nouveau —. C'est l'année où il est interdit à l'astronome Jérôme Lalande, athée, de publier ses ouvrages, où, en revanche, paraît le catéchisme impérial, copié sur celui de Meaux, avec cette différence que Bossuet ne parlait pas des devoirs envers Louis XIV, mais seulement envers les rois, qu'il mettait après les pasteurs, tandis que, maintenant, le quatrième commandement édicte les devoirs du chrétien envers Napoléon Ier, notre empereur, à qui sont dus au nom de Dieu l'impôt et la conscription. Dans ce catéchisme, la formule hors de l'Église point de salut, d'abord supprimée par l'homme du XVIIIe siècle, en vertu de la politique de fusion et de tolérance, reparaît sur les instances de l'épiscopat. Et ces détails ne sont pas inutiles pour comprendre que tout ce qui réussissait naguère au Bonaparte conciliateur de l'ancienne France et de la nouvelle commence à se gâter. Faire des concessions à l'Église au-dedans, entrer en lutte avec elle au-dehors, à la longue, la position sera intenable. Napoléon, d'intelligence toute politique, rencontre avec surprise cet obstacle imprévu, la conscience de Pie VII, où bientôt trouveront un encouragement, un exemple, un cri de guerre, des peuples catholiques dressés contre lui par la force d'événements auxquels il ne commandera pas davantage, emporté qu'il sera par le cours des choses.

Et la déclaration de guerre de la Prusse, qui survient sur ces entrefaites, c'est déjà un rebondissement, gros de conséquences, qui échappe à sa volonté. Il n'est que trop clair, trop sûr que Napoléon voit avec regret se rompre cette alliance prussienne qu'il regardait comme nécessaire à son système, qu'il croyait bien tenir, au moins par la crainte. Jusqu'au dernier moment, il s'est efforcé d'éviter la rupture. Le 12 septembre, il écrit à Frédéric-Guillaume que cette guerre serait une guerre sacrilège. Il ne craint pas d'ajouter, comme pour le fléchir : Je reste inébranlable dans mes liens d'alliance avec Votre Majesté. Le même jour, il mande à Laforest, son représentant à Berlin : L'empereur désire véritablement ne pas tirer un coup de fusil contre la Prusse. Il regardera cet événement comme un malheur. La Prusse lui envoie un ultimatum, le somme d'évacuer l'Allemagne avant le 8 octobre, c'est-à-dire de renoncer aux résultats d'Austerlitz et de la paix de Presbourg. La réponse est et ne peut être qu'une entrée en campagne foudroyante, car, derrière la Prusse, il y a la Russie. A Potsdam, devant le tombeau du grand Frédéric, le tsar a promis son alliance, juré fidélité au Hohenzollern et à la belle reine Louise dont il est le chevalier servant. Il faut donc que les Prussiens soient battus avant que les Russes aient eu le temps d'entrer en ligne. C'est la même situation que l'année d'avant avec l'Autriche. Il sera plus économique de prévenir la jonction de ces nouveaux alliés pour décomposer Austerlitz en deux temps. Et la réponse à l'agression prussienne, c'est aussi le bulletin de la Grande Armée, un des plus étonnants exemplaires de cette littérature à l'usage du troupier, avec des effets de théâtre, un dialogue où Napoléon se met en scène : Maréchal, dit l'empereur au maréchal Berthier, on nous donne un rendez-vous d'honneur pour le 8 : jamais un Français n'y a manqué ; mais, comme on dit qu'il y a une belle reine qui veut être témoin du combat, soyons courtois, et marchons, sans nous coucher, pour la Saxe. Puis la romantique apostrophe à la reine de Prusse : Il semble voir Armide dans son égarement mettant le feu à son propre palais.

Cependant Bonaparte songe ; il est inquiet. Va-t-il, cette fois, trouver l'Europe entière unie et coalisée contre lui ? Le mois d'avant, il a écrit avec mélancolie : Je ne puis avoir d'alliance réelle avec aucune des grandes puissances. Avec l'alliance prussienne, celle de la Russie lui échappe. Par quoi la remplacer ? De Wurzbourg, il mande à La Rochefoucauld, son ambassadeur à Vienne, qu'il espère encore que la guerre pourra être évitée. Mais il ne croit plus à la Prusse, si versatile et si méprisable. (Il y reviendra.) Cependant le besoin de tourner mes efforts du côté de la marine me rend nécessaire une alliance sur le continent. Pourquoi ne pas la chercher à Vienne ? La marine a fleuri autrefois en France par le bien que nous a fait l'alliance de l'Autriche. L'ambassadeur devra essayer... Projet qui n'a pas de suite pour cette fois. Dans l'esprit de Bonaparte, de quelle incertitude n'est-il pas le signe ? L'alliance autrichienne, il ne pense plus qu'elle n'est pas du goût de sa nation. Et, au moment de s'enfoncer en Allemagne, plus loin peut-être encore, de rouler cet éternel rocher de Sisyphe, quel retour sur Trafalgar, la marine, le camp de Boulogne, tout ce qui est manqué ! Mais l'action l'appelle, la nécessité le domine. Plus de regrets. Surtout plus de flottement. Les opérations de guerre sont précises et limitées, ce que les combinaisons politiques ne sont pas. Napoléon est dans la force de son âge et de son génie militaire. La campagne que la Prusse lui impose est comme une détente pour son esprit.

Pourtant, avec cet adversaire et sur ce terrain également nouveaux, c'est la même guerre qui recommence toujours, les mêmes périls à conjurer, l'éternelle coalition qui se renoue. Si la bataille d'Austerlitz avait été perdue, la Prusse intervenait. Cette fois, ce sont les Prussiens qui ont avec eux la Russie. S'ils ne sont pas battus, et battus rapidement, les Russes auront le temps d'arriver. Si c'est une défaite, l'Autriche, qui tient une armée en observation, prendra sa revanche du traité de Presbourg. Et voici qu'une autre nouvelle arrive. L'Espagne, depuis Trafalgar, se détourne de l'alliance française. Son ministre tout-puissant, Godoy, le prince de la Paix, se demande comment un allié qui n'a plus de marine aidera l'Espagne à garder ses immenses colonies. Il prête l'oreille aux Anglais et se dispose à trahir. Ainsi, une bataille perdue, et Napoléon peut avoir toute l'Europe contre lui. Il n'a pas plus de sécurité à Madrid qu'ailleurs. Et le mauvais germe de l'affaire espagnole commence à lever.

Ni l'Autriche ni l'Espagne ne bougeront parce que ce sont des victoires encore plus étourdissantes que celles de l'autre année. La Prusse, cette Prusse frédéricienne avec laquelle Napoléon ne s'est pas encore mesuré, lui impose malgré lui, tant elle garde de prestige militaire. Il en a, depuis sa jeunesse, la superstition qui a été celle du XVIIIe siècle. Pourtant, sous ses coups, la Prusse s'effondre en moins de quinze jours. Dès la première rencontre, à Saalfeld, le prince Louis-Ferdinand, un des instigateurs de la guerre, est tué à l'arme blanche. Le 14 octobre, les Prussiens sont anéantis à Iéna, à l'heure même où Davout écrase une autre de leurs armées à Auerstaedt, victoire qui n'est pas inutile à celle de l'empereur. L'ennemi fuit en désordre. Peu s'en faut que la reine, qu'Armide elle-même, ne soit prise et le duc de Brunswick est grièvement blessé.

Brunswick, c'est l'homme du fameux manifeste qui, en 1792, menaçait de ne pas laisser de Paris pierre sur pierre. C'est l'évocation de Valmy, titre de duché pour le vieux Kellerman. Un duc, et de Valmy, c'est le mariage que fait Bonaparte, toujours avec le même succès, des souvenirs de la Révolution et de ceux de l'ancien régime. La bataille d'Iéna a lavé l'affront de Rosbach, dit le bulletin. Et l'empereur, en passant, abat le monument que les Prussiens avaient élevé au lieu de la défaite de Soubise. Effet bien calculé pour Paris, où toute guerre nouvelle cause les mêmes murmures, les mêmes alarmes, les mêmes calculs, où il faut toujours ranimer la confiance et soutenir le sentiment national. Nous nous représentons l'empereur, à distance, comme un héros qu'on ne discutait plus. Il y avait encore des hommes, et des hommes du métier militaire, aux yeux desquels il n'avait rien fait tant qu'il n'avait pas vaincu cette armée prussienne qui vivait sur sa réputation. Il y avait encore des opposants qui relevaient la tête dès que l'empereur était loin et que l'Empire se jouait sur les champs de bataille. Il y en avait même pour dire, après Iéna, qu'on commençait à être blasé sur les miracles, parce que les miracles étaient toujours à recommencer. À ce moment, une chouannerie reparaissait dans l'Ouest, jusqu'en Normandie, et donnait des soucis à Fouché et à sa police, véritable régente de l'Empire. Mêler les noms de Valmy exalté et de Rosbach vengé à celui d'Iéna n'était pas du superflu. Le moral de la France avait besoin de ces toniques. Comme au moment d'Austerlitz, Fouché, dans ses rapports, insistait sur le désir de paix qui grandissait dans le pays. Il n'allait pas tarder à écrire : Il est évident, pour celui qui observe attentivement les nuances de l'opinion, que l'empereur est plus ou moins béni de toutes les classes selon que son glaive est plus ou moins enfoncé dans le fourreau. Oiseux conseils. Napoléon avait le droit de s'en impatienter. La paix, il la poursuit toujours, de plus en plus loin. Après Iéna, elle se dérobe encore.

Rarement vit-on victoire plus éclatante et vainqueur ballotté de plus d'incertitudes. Cinq jours après Iéna, les Français sont sur l'Elbe, l'ennemi en déroute, pourchassé jusqu'aux portes de Magdebourg. Si Napoléon refuse une suspension d'armes prématurée qui donnerait seulement aux Russes le temps d'avancer, il ne désespère pas encore de disloquer l'alliance de la Prusse et de la Russie, et, de son camp impérial de Halle, il écrit à Frédéric-Guillaume : Ce sera un éternel sujet de regret pour moi que deux nations qui, pour tant de raisons, devaient être amies, aient été entraînées dans une lutte aussi peu motivée... Je dois réitérer à Votre Majesté que je verrai avec satisfaction les moyens de rétablir, si cela est possible, l'ancienne confiance qui régnait entre nous. Mais quand Napoléon, jugeant que l'armée prussienne a existé et que sa propre position militaire est assez sûre, accorde l'armistice, c'est Frédéric-Guillaume, montrant bien qu'il compte sur l'arrivée des Russes, qui refuse de le ratifier.

Dix jours après Iéna, l'empereur est à Potsdam, à Sans-Souci, chez le grand Frédéric. Une des plus belles heures de Bonaparte, et, pour un homme du XVIIIe siècle, son siècle, à qui le roi de Prusse, soldat, législateur, philosophe, avait semblé le héros parfait, une destinée qui passait l'espérance. Dans l'imagination des peuples, c'est pourtant lui qui prendra la place de ce Frédéric dont l'épée fut son trophée le plus glorieux et dont il emportera le réveille-matin à Sainte-Hélène. Et dans le XVIIe bulletin de la Grande Armée, c'est au pays de Voltaire et à l'Europe éclairée qu'il s'adresse quand, évoquant le serment d'alliance, en quelque sorte impie, de Frédéric-Guillaume et d'Alexandre dans le caveau de Potsdam, il trace ces phrases, étranges si l'on ne tient compte de la persistance du culte frédéricien chez les Français : L'ombre du grand Frédéric n'a pu que s'indigner... Son génie, son esprit et ses vœux étaient avec la nation qu'il a tant estimée et dont il disait que s'il en était roi, il ne se tirerait pas un coup de canon en Europe sans sa permission.

Napoléon a envoyé aux Invalides l'épée glorieuse et symbolique. Il est chez lui à Potsdam comme il était chez lui à Schœnbrunn. Il a fait son entrée à Berlin, la deuxième des capitales où il paraisse en vainqueur. Il a pris possession de tous les États prussiens situés entre le Rhin et l'Elbe. Il n'aurait qu'à siffler, selon le mot de Henri Heine, pour que la Prusse eût, comme son armée, existé. Frédéric-Guillaume et la reine Louise se sont retirés à Kœnigsberg, à l'extrémité de leurs États. Et maintenant ?

La chronologie et l'itinéraire reprennent ici leur signification spéciale. Parti de Saint-Cloud le 25 septembre 1806, Napoléon n'y rentre que le 27 juillet 1807. Dix mois de son règne de dix ans s'écoulent à Berlin, en Pologne, en Prusse orientale, bien souvent dans des chaumières et des granges, dans la neige et la boue. Qu'y fait-il ? Il cherche, il attend ce qu'il ira chercher à Moscou, ce qu'il y attendra avec un entêtement cette fois fatal, mais qui s'explique par le souvenir du succès de Tilsit. Ces dix mois sont employés à la réalisation du grand ouvrage, au succès de ce qu'a manqué naguère la diplomatie de Talleyrand : pour faire capituler l'Angleterre, l'union, contre elle, du continent, par la paix et la réconciliation avec la Russie.

Fox est mort au milieu de septembre. Il a, de près, suivi Pitt au tombeau. Ceux qui dirigeront désormais la politique anglaise ne sont pas aussi illustres. Ce qui arrive au pouvoir, c'est l'équipe des Castlereagh et des Canning, qui mènera la lutte jusqu'au bout avec une méthode et une obstination bureaucratiques, subissant les déconvenues avec flegme, répétant sans lassitude les mêmes procédés, ceux d'une grande maison de commerce d'autant plus résolue à abattre le rival qu'elle a engagé dans la lutte plus de capitaux et dont il serait fou d'attendre un mouvement de sensibilité, aussi fou que de l'espérer d'un syndicat ou d'un trust. Sans même que l'empereur ait vu si loin, l'échec des négociations engagées avec Fox, ajouté à la rupture de la paix d'Amiens, prouvait que la lutte était devenue sans merci. Durant l'accord éphémère de Napoléon et de Frédéric-Guillaume, l'Angleterre avait déclaré la guerre à la Prusse, non pas à cause du Hanovre, mais parce qu'une des clauses du traité d'alliance était la fermeture des ports prussiens au commerce britannique. Le point sensible était là. Maître de la Prusse, Napoléon l'était aussi de fermer aux Anglais une nouvelle entrée de l'Europe. Atteindre Carthage dans sa vitalité, dans son commerce, riposter par des prohibitions à ses offensives, il y avait, nous l'avons vu mais il est nécessaire de le répéter, des années que la France de la Révolution ne faisait pas autre chose. Napoléon, dans toute sa puissance, n'a rien trouvé de plus ni de mieux que la Convention et le Directoire pour lutter contre les dominateurs de la mer. Il avait agrandi jusqu'à la conception du camp de Boulogne la vieille idée d'une descente dans les îles ennemies. Fort de sa carte de guerre, il élargit les représailles économiques jusqu'au blocus continental.

Représailles est le mot exact, puisque, de son côté, l'Angleterre a déjà déclaré en état de blocus la France et ses annexes. Blocus sur le papier, et ici c'est une controverse séculaire qui monte à l'exaspération. Les Anglais prétendent bloquer, par décret, les ports et les rivages devant lesquels ils n'ont aucune force navale. D'où suit le droit, qu'ils s'arrogent, d'interdire, même aux neutres, le commerce avec leurs ennemis. Napoléon retourne le système. Par décret aussi, daté de Berlin, il interdit le commerce avec l'Angleterre pour la France, les pays dépendants ou alliés de la France et les territoires occupés, et des sanctions rigoureuses, des saisies équivalant au droit de prise devront être prononcées contre tous ceux qui braveraient l'interdiction.

Répondre à la clôture de la mer par celle de la terre, ce n'est pas seulement l'imagination logique de Bonaparte qui lui dicte cette mesure à laquelle on a mis l'épithète de formidable. C'est la nécessité. Depuis l'abandon du projet de Boulogne, depuis Trafalgar surtout, depuis que sa marine est réduite à quelques frégates, quel moyen a-t-il de soutenir la lutte contre la puissance invulnérable qui ne se lasse pas de susciter les coalitions (on en est à la quatrième), d'en acquitter les frais ? Le décret de Berlin, le fameux décret du 21 novembre 1806, n'est pas de l'orgueil, un enivrement de puissance. C'est l'acte d'un homme enfermé sur la terre qui s'acharne à forcer la ceinture des flots. Le fond secret de sa pensée, c'est : Que tenter d'autre ? Essayons cela. Et si l'on y réfléchit, on ne voit pas ce qu'il eût pu tenter de différent. Sans doute la pression du blocus continental n'était pas irrésistible, l'événement l'a prouvé. Mais c'était la chose à faire, la seule, ou bien il n'y avait, comme il l'avait déjà dit, qu'à se résigner tout de suite à ce qui arrivera en 1814, rentrer dans les anciennes limites et, pour cela, rappeler les Bourbons. Il expliquait à son frère Louis qu'il s'agissait de conquérir la mer par la puissance de terre, définition juste du résultat qu'il devait chercher par l'unique moyen qui fût à sa portée. Recherche de l'impossible. Chimère. En tout cas, expérience. Sur la condition du succès — l'Europe à la fois unie et dominée par ses alliances — Napoléon ne s'est pas trompé. Peut-être n'a-t-il pas assez vu que le succès demanderait un effort démesuré. Du moins il n'a, dissimulé à personne que, pour vaincre par la terre les maîtres de la mer, l'effort serait gigantesque. Le lendemain du décret de Berlin, il appelle les conscrits de 1807. Et il précise le motif de la levée : Je n'ai point perdu de monde. C'était vrai. Mais le projet que j'ai embrassé est le plus vaste que j'aie jamais eu, et, dès lors, il faut que je me trouve en position de répondre à tous les événements.

Et c'est vrai encore que toutes ses pensées s'ordonnent désormais par rapport au blocus continental, c'est-à-dire au blocus de l'Angleterre, devenu et proclamé principe fondamental de l'Empire. Le moment viendra très vite où l'empereur ne dirigera plus le système, où il en sera le prisonnier comme d'une machine qui aura échappé à sa direction, qu'il ne gouvernera plus et qui le gouvernera. Sur l'heure même, la tâche à remplir, telle que Napoléon la voit de Berlin en ce mois de novembre 1806, est simple si elle n'est pas facile. La Prusse, il la tient. Mais son roi s'obstine. Quand il sera menacé à Kœnigsberg, il fuira jusqu'à Memel, encore plus près d'Alexandre, sur la victoire duquel il veut compter. Alexandre ne se résigne pas non plus ; il brûle de prendre sa revanche d'Austerlitz. Alors Napoléon songe à ceci. Quand le tsar aura perdu cette autre guerre, qu'il a déclarée, il comprendra enfin l'inutilité de la lutte. Il comblera le vœu d'un adversaire qui ne désire que de l'avoir pour allié. Avec l'alliance de la Russie, qui entraînera celle de la Prusse, le blocus continental cessera d'être sur le papier. Étant donné les territoires que la France possède ou occupe déjà, les alliés qu'elle compte, l'Europe, fédérée contre les tyrans de mer, leur sera vraiment fermée, la capitulation définitive de l'Angleterre deviendra une affaire de temps. On pourra même reprendre les opérations navales. Ce plan est encore très bien expliqué par Napoléon à son frère Louis. Dans les circonstances présentes, c'est folie que de vouloir s'obstiner à lutter sur mer. Il en sera autrement dans quatre ou cinq années parce que, à cette époque, les puissances combinées pourront réunir des escadres nombreuses si, comme il y a lieu de le penser, on jouit dans cet intervalle d'un moment de paix.

Il s'agit donc de combiner les puissances, en d'autres termes de liguer l'Europe contre les Anglais. C'est la fédération européenne qu'on va chercher, les armes à la main, contre la Russie qui attaque encore, oubliant la générosité que lui a montrée le vainqueur d'Austerlitz, générosité peut-être condamnable mais, qu'il est prêt à lui marquer de nouveau. Le XXIXe bulletin, en annonçant à la Grande Armée que les Russes se mettent en marche contre elle, ajoute : Il faut que cette guerre soit la dernière. C'est ce qu'on dit toujours aux peuples et aux soldats, ce que Napoléon a si souvent annoncé. Cette fois, il se flatte de ne pas mentir. Car, tandis qu'avec un soin minutieux il prépare les opérations sur des champs de bataille plus lointains, il élabore toute une politique, avec autant de sollicitude.

Il tient la Prusse sous sa botte et pourtant il la ménage. Il prend contre elle les précautions que rend légitimes ce qu'il a le droit d'appeler une trahison, tandis qu'il cherche à ne pas exaspérer le peuple, à garder des contacts avec la dynastie. Ce qu'on a nommé la clémence d'Iéna, clémence considérée comme une faiblesse dont il sera victime, part d'un calcul, d'une idée préconçue. Nous l'avons déjà vu écrivant à Frédéric-Guillaume, lui réitérant son regret de cette guerre, lui tendant en somme la main. L'épisode le plus célèbre du séjour à Berlin, c'est celui de la lettre qui accuse le prince de Hatzfeld, qui va le faire fusiller dans trois heures et que Napoléon livre à la princesse, admise à implorer la grâce de son mari, pour qu'elle jette au feu la pièce à conviction. L'homme qui savait être insensible à des prières de femmes, qui n'avait souffert aucune intervention pour le duc d'Enghien, qui vient de faire fusiller à Nuremberg le libraire Palm, coupable d'avoir vendu des libelles antifrançais, pour faire des exemples en Allemagne, de même que, dans ses lettres à Eugène et à Joseph, il insiste sur la nécessité de faire des exemples en Italie, cet homme-là a été touché parce qu'il l'a bien voulu. Après avoir, avec une mise en scène sentimentale, gracié Hatzfeld, il se hâte d'écrire à la princesse Ferdinand de Prusse, qui est restée à Berlin, une lettre dont le sens, à peine voilé, est celui-ci : Vous voyez bien que je ne suis pas un ogre. Faites donc savoir à vos parents qu'on peut s'entendre avec moi.

Des rigueurs, certes, puisque c'est la guerre et qui a ses nécessités. Napoléon, n'étant pas encore lui-même comme un assiégé dans son grand Empire, n'en est pas encore non plus à pousser tout le monde à bout. L'agression de la Prusse a eu des complices. Il en est auxquels il ne pardonne pas. L'électeur de Hesse-Cassel, plus que Prussien, Anglais, est dépossédé avec ce motif humanitaire qu'il faisait le commerce de ses sujets et les vendait à l'étranger pour en faire des soldats. Ses États iront au royaume de Westphalie, qui complétera le système germanique de l'empereur et qui est destiné à Jérôme, au plus jeune frère. L'électeur de Saxe a, lui aussi, suivi la Prusse. Non seulement Napoléon lui pardonne, mais il le fait roi comme ses collègues de Bavière et de Wurtemberg, il l'ajoute à la clientèle de l'Empire où ce Saxon, sinon ses sujets, se signalera d'ailleurs par sa fidélité et il lui destine encore mieux.

Ainsi, derrière lui et devant lui, Bonaparte s'applique à préserver quelques passerelles. Contraint de se battre avec les Russes, il veut se ménager les moyens d'une réconciliation avec Alexandre. Il évite la lutte à outrance, par les moyens empoisonnés, redoutables pour l'ennemi, nuisibles à ceux qui s'en servent. Ici Napoléon est plus politique que guerrier. Quand on veut reconnaître chez lui de l'italien, discerner du Machiavel, c'est là qu'on peut le trouver. Il pousse jusqu'à la duplicité la finesse, les habiletés, le calcul.

Marchant au-devant des Russes sans les attendre et sans les laisser approcher, il est allé de l'Elbe à la Vistule, et il atteindra bientôt le Niémen. Le voici à Posen d'abord, puis à Varsovie. Il est en Pologne. Alors il n'envahit plus, il ne conquiert plus. Il délivre. Et les derniers partages de la Pologne sont d'hier, puisque la fin de l'indépendance polonaise a été, en 1793 et en 1795, la rançon de la France et de la Révolution française que cette curée a sauvées encore plus sûrement que Valmy. Ressusciter la Pologne, ce serait facile et au pouvoir de Napoléon autant que d'anéantir la Prusse. Le voyant arriver, l'ayant chez eux, l'entourant et l'admirant, touchant du doigt, par l'empereur et la Grande Armée, cette France dont ils disent dans leurs jours de détresse qu'elle est trop loin comme Dieu est trop haut, les Polonais s'imaginent que l'heure de la réparation est venue, que l'iniquité dont ils ont été les victimes n'aura été qu'un bref mais sombre chapitre de leur histoire. Et Napoléon n'est pas insensible à leur patriotisme, à leur chevalerie, à leur enthousiasme. Il n'est pas non plus insensible à la grâce de leurs femmes et, après Joséphine, passion de sa jeunesse et devenue habitude, Mme Walewska sera, sinon le grand amour (il est vraiment trop occupé), du moins l'inclination de son âge mûr. Et cette aimante, cette fidèle Walewska, elle ne lui donnera pas seulement de la tendresse. Il avait douté qu'il pût être père. Il craignait que la stérilité de Joséphine fût la sienne. Quelques mois plus tôt, le hasard d'un caprice pour une lectrice de sa sœur Caroline l'a déjà rassuré. La Polonaise aussi lui donnera un fils. Alors se réveille en lui le sentiment de la paternité, de l'hérédité naturelle, le désir d'être continué par sa propre chair. Et à quel moment ? Lorsque l'enfant de Louis et d'Hortense, ce petit Napoléon-Charles, en qui il aimait à voir son successeur, est emporté par le croup. La mort de cet enfant, la naissance des autres, les irréguliers, c'est la condamnation de sa vieille femme. Son esprit accueille l'idée du divorce, jusqu'ici écartée. La paix glorieuse qu'il entrevoit sera achevée par un mariage qui 1'unira à l'une des maisons impériales, et c'est à celle de Russie qu'il songe, au moment où il combat l'armée russe, parce que sa pensée la plus fixe est d'obtenir l'alliance d'Alexandre, faute de laquelle s'écroulent tous ses plans. Et si, alors, l'hérédité, dont naguère il se souciait si peu, prend pour lui un sens, si la fondation de la quatrième dynastie, ridicule quand les frères et les sœurs se disputaient les places dans l'ordre de succession, devient naturelle par l'espoir de procréer, l'autre raison, et non, à ses yeux, la moins forte, c'est qu'en épousant à son tour une princesse, il resserrera les liens de l'Europe, la fédérera mieux en se mêlant lui-même à ses monarchies, aux familles de ses rois.

Que comptaient la Pologne et Marie Walewska elle-même devant ces combinaisons ? Il avait besoin des Polonais. Il aurait encore besoin d'eux comme auxiliaires. Mais, pas même pour l'amour de Marie, il ne créerait rien d'irréparable, rien qui compromît sa politique. On lui a reproché de ne pas avoir effacé les partages, de n'avoir pas ressuscité la nation polonaise, de s'être contenté pour elle d'une faible réparation, d'une ombre, d'une miette d'indépendance, de ne pas s'être préparé l'appui d'une grande Pologne pour le jour où les peuples se lèveraient contre lui. Mais il a des vues moins lointaines et, dans l'immédiat, pratiques. Soutenir la cause de la Pologne, c'est rendre la paix impossible avec les puissances copartageantes, la Russie, la Prusse, l'Autriche. C'est même les avoir toutes trois pour ennemies. Dans l'esprit de Napoléon, la Pologne est déjà sacrifiée à son grand dessein continental qui est commandé par l'objet essentiel, vaincre l'Angleterre. Alors, tandis que l'empereur, durant ses quartiers d'hiver, encourage les Polonais à former des légions et provoque la formation à Varsovie d'un gouvernement provisoire, il évite de s'engager avec eux. Il leur laisse espérer l'indépendance sans faire de promesses fermes, enveloppant ses paroles de prudents peut-être. Murat, qui échangerait volontiers son grand-duché de Berg contre le trône de Pologne, pose ouvertement sa candidature. L'empereur le rudoie et, avec ses costumes, son nouveau déguisement en Sobieski, le renvoie chez Franconi, au cirque. La chose sérieuse est que, dans le même temps, Napoléon fait savoir à l'Autriche, à la neutralité de laquelle il tient vivement, qu'il garantira à la cour de Vienne, quoi qu'il arrive, sa part des dépouilles polonaises, la Galicie.

Napoléon s'est servi de la Pologne. Il n'a pas voulu la servir. Duplicité qu'un intérêt vital commande. Il a une vue très nette de sa situation, beaucoup moins brillante qu'elle n'en a l'air. Où il paraît vraiment né pour commander les hommes, ce n'est pas seulement par l'énergie avec laquelle, à quatre cents lieues de sa capitale, il tient tout le monde en haleine, s'occupant de tout, surveillant tout, prévoyant tout, dictant dix et vingt lettres par jour — et quelles lettres, sur les sujets les plus variés ! Ce n'est pas seulement par la clarté avec laquelle il embrasse l'ensemble et le détail, les opérations en cours pour l'occupation totale de la Prusse, l'administration des pays occupés, le ravitaillement des troupes, le biscuit et les souliers, sans compter les instructions diplomatiques et le gouvernement de l'Empire. Là, il en ferait peut-être trop, et le jour ne tardera pas à venir où il sera submergé, car il est déjà visible qu'il doit donner l'impulsion à tout et que, sans lui, tout s'affaisserait. Mais le chef se reconnaît surtout à la possession de lui-même. Il ne trahit jamais son trouble ou bien ce n'est que furtivement et pour des observateurs sagaces. Troublé, il l'est pourtant. Car il sait que si la grande affaire qu'il a dans l'esprit, l'alliance russe, vient à manquer, tout est perdu, le blocus continental étant vain si, en effet, le continent n'y adhère pas. Il ne reste plus, sans doute, qu'à forcer la Russie à signer la paix, mais il faut d'abord la vaincre et un échec militaire remettrait tout en question. La pensée de Napoléon tourne dans ce cercle, comme son histoire, à la fois trépidante et monotone.

Il n'a plus le droit de ne pas vaincre, sinon le monde qu'il porte à bout de bras retombe et l'écrase. Il ne lui échappe pas que la Prusse est contenue, non soumise. L'esprit prussien, celui de l'agression d'octobre, a été châtié à Iéna. Il n'est pas mort. Magdebourg, Stettin, Dantzig tombent tour à tour, mais Fichte va lancer ses Discours à la nation allemande, le major Schill et ses corps francs tiennent la campagne. À l'autre extrémité de l'Europe, il faudra imposer le respect du décret de Berlin au Portugal, étroitement tenu par les Anglais. L'Espagne redevient incertaine. Jusqu'à Louis, en Hollande, que Napoléon doit à tout instant réprimander parce qu'il exerce, encore plus mal peut-être que Joseph à Naples, son métier de roi improvisé et qu'il épouse la cause de ses sujets, fort peu disposés à rompre leur fructueux commerce avec l'Angleterre. Ce sera une tâche difficile de maintenir l'Europe dans le système du blocus.

Tout ramène à la nécessité d'un prompt succès sut les Russes. Alors la grande diplomatie imaginative et conceptuelle du Bonaparte d'Orient est à l'œuvre. Ce n'est pas lui qui a inventé la diversion, classique contre la Russie, du sultan de Constantinople, et si, du reste, à la paix de Presbourg, il a exigé la Dalmatie, c'est pour être plus près des Turcs et communiquer avec eux. Au sultan, il ajoute le shah de Perse. Pour frapper les imaginations, pour remonter le moral du soldat, il recevra bientôt l'ambassadeur turc, l'ambassadeur persan, presque aux avant-postes, dans les boues de la Prusse-Orientale, où se détrempent leurs oripeaux. Car c'est là que l'empereur est venu à la rencontre des Russes, obligé de leur faire repasser la Narew pour couvrir lui-même la Vistule, plus loin, toujours plus loin, avançant ses positions militaires comme le spéculateur reporte ses positions de Bourse, car il spécule éternellement, par la guerre, sur la même valeur, la paix.

Le choc eut lieu le 8 février 1807, à Eylau, après des marches et des combats difficiles, dans un pays coupé de rivières et de marécages, sous un climat rigoureux qu'accompagnent le froid, la faim, la maladie. Journée dure, meurtrière. Déjà ce ne sont plus les victoires qui sortent toutes seules d'une savante manœuvre et du cerveau de l'empereur, que le soldat a l'impression de gagner à coup sûr, et qui ne laissent que des pertes légères. La belle manœuvre napoléonienne qui devait jeter l'ennemi à la mer, un accident bête, une dépêche saisie sur une estafette, l'a fait échouer. À Bonaparte lui-même, la fortune n'est pas toujours fidèle. Là-dessus, les Russes s'arrêtent à Eylau et tiennent tête pour couvrir leur retraite. Dans le cimetière, sous les rafales d'artillerie et les rafales de neige, c'est une nouvelle image de la guerre qui apparaît à Napoléon, qu'on vit là plus grave que de coutume, et à la Grande Armée qui ne connaissait pas encore ces boucheries. Elle restait maîtresse du champ de bataille, mais un champ de bataille couvert de cadavres. Les Russes et les Prussiens avaient pu subir des pertes deux ou trois fois plus lourdes. Celles de la Grande Armée étaient cruelles pour une victoire qui n'était pas décisive, et la mort de généraux réputés, Corbineau, d'Hautpoul, faisait mesurer le prix dont il avait fallu la payer. En tout, du côté français, 3.000 tués, plus du double de blessés, sans compter les hommes malades, fourbus, éclopés. Ces chiffres, dont on n'avait pas l'habitude, parurent effrayants. En France et hors de France, ils furent exploités. À Paris, les esprits en étaient retournés, ce n'étaient que lamentations. Napoléon fut obligé de donner des ordres pour qu'on dît partout, dans les journaux, dans les cours étrangères, que ses pertes n'avaient pas été importantes, et pourtant le bulletin n'avait avoué que 1.900 morts. Talleyrand se contenta de murmurer une épigramme. Eylau n'était qu'une bataille un peu gagnée. Une bataille, disait un autre, que les Russes prétendaient avoir gagnée et que nous ne voulions pas avoir perdue.

La visite fameuse de l'empereur au lugubre lieu du combat, parmi les plaintes et les cris des mourants, doux avec tout le monde comme il l'était quand les choses n'allaient pas ; ses paroles, qu'un tel spectacle était fait pour inspirer aux princes l'amour de la paix et l'horreur de la guerre, ce sont les marques d'un trouble intérieur par lequel s'explique la démarche qu'il tenta cinq jours plus tard auprès du roi de Prusse. A la vérité, Napoléon était déçu, tourmenté. Avec l'armée russo-prussienne, battue, éprouvée, non détruite, la paix lui échappait aussi. Il se demandait ce que ferait l'Autriche, et il murmurait, le soir au bivouac, ce que Jomini, l'homme qui pénétrait le mieux ses pensées, disait tout haut : Si j'étais l'archiduc Charles ! Il devait tenir tête à son entourage, à Murat, à Berthier lui-même, qui étaient d'avis de repasser la Vistule. Le 13 février, le général Bertrand est chargé de porter à Frédéric-Guillaume, maintenant réfugié à Memel, les propositions de l'empereur qui, d'un seul coup, offre de rétablir le roi de Prusse à Berlin, de lui rendre ses États jusqu'à l'Elbe. Abandon de la Pologne, cette fois sans ambages puisque l'occupation de Varsovie n'a pas produit le moindre effet sur Alexandre. Napoléon n'hésite pas à renier les Polonais, faisant savoir qu'à vivre avec eux il les a jugés, qu'ils ne l'intéressent plus.

La mission du général Bertrand, si explicite, trahissait la pensée secrète de Napoléon, son inquiétude. Frédéric-Guillaume et Alexandre, toujours unis, résolurent de s'en assurer. Un colonel prussien, sous prétexte d'échanger des prisonniers, fut envoyé au camp impérial, qui était le misérable gîte d'Osterode. Il vit Bonaparte, le trouva bavard, agité, distrait, comme un homme dont l'esprit est inquiété furieusement. Il causa avec Ney et d'autres, entendit des critiques, des plaintes amères — déjà la fronde des maréchaux, certains, comme Bernadotte, mûrs pour la défection. Frédéric-Guillaume, poussé par la reine Louise, encouragé par Hardenberg et le parti patriote, soutenu par Alexandre, qui promettait de jeter dans la lutte toutes les ressources de la Russie, conclut du rapport de ce colonel qu'il n'y avait pas lieu de donner suite aux ouvertures de Napoléon. Tout réduit qu'il était à la frange extrême de son royaume, le roi de Prusse pressentait, d'accord avec le tsar, le jour où les Français seraient chassés au-delà du Rhin, alors que Bonaparte croyait efficace et suffisante l'offre de lui rendre ses États jusqu'à l'Elbe.

On dit que, se méfiant de son hésitant mari, la reine Louise, pendant ce conseil, soufflait à l'oreille de Hardenberg : Constance. Après l'échec de son offre de paix, ce fut la devise de Napoléon. Il se soumet toujours à ce qui ne dépend pas de lui et il se ressaisit devant l'inévitable. Il avait dit au colonel prussien, qui n'avait vu là que de la jactance, que s'il n'obtenait pas la paix il battrait pour de bon l'armée russe, qu'il saurait bien contraindre Alexandre à accepter ses conditions et qu'alors le roi de Prusse ne compterait plus. Il tint parole. Pendant quatre mois encore, il séjourne en Prusse-Orientale, travaillant avec acharnement, préparant la campagne d'été, pour la saison où l'affreux dégel aura pris fin, quand la marche des troupes redeviendra possible. Son but ne change pas : paix, amitié avec Alexandre. Il battra ses généraux, il séduira le souverain. Alors la fédération continentale ne sera plus un vain mot. La dernière guerre non plus. Le plus vaste de ses projets sera accompli.

Une des parties les plus frappantes de son histoire, c'est qu'en effet il obtiendra ce qu'il avait cherché, qu'il aura, comme il l'avait dit, Alexandre pour allié après l'avoir vaincu, et que tous ces succès ne serviront encore à rien. Une seule circonstance fait déjà réfléchir. En novembre 1806, le lendemain du décret de Berlin, la classe de 1807 a été appelée pour l'exécution du grand projet. En mars 1807, pour en finir, pour assurer le repos de nos enfants, il faut lever les conscrits de 1808. D'année en année, l'effort s'exagère, l'arc se tend davantage. Il se brisera si Napoléon ne trouve la paix et le repos par l'alliance de la Russie.