LA FEMME GRECQUE

 

TOME PREMIER

CHAPITRE III. — LES FEMMES DES TEMPS LÉGENDAIRES.

 

 

Larissa. — Agraule et ses filles. — Atthis. — La fille d'Érechthée. — Progné et Philomèle. — Les Danaïdes. — Europe. — Sémélé. — Pandore. — Pyrrha. — Les Amazones, Andromède, Médée, les femmes associées à l'existence d'Hercule, Jocaste et ses filles, Alceste. — Eurydice.

 

Nous avons aussi peu de notions précises sur l'histoire des Pélasges que sur leur état social. Les seules traces de leur séjour en Grèce sont les monuments cyclopéens parmi lesquels nous remarquons l'acropole d'Argos, qui portait le nom de Larissa[1], fille du héros Pélasgus.

L'histoire de l'Égypte, celle de l'Assyrie, se racontent aussi avec des pierres ; mais ces pierres sont couvertes ici d'inscriptions cunéiformes, là d'hiéroglyphes, partout de bas-reliefs où se sont reproduits les événements dont elles perpétuent la mémoire. Quant aux constructions cyclopéennes, elles sont muettes et froides comme les blocs irréguliers qui les composent[2].

Les Hellènes nous ont bien conservé quelques souvenirs relatifs à leurs prédécesseurs ; mais il ne faut pas chercher dans ces documents la valeur historique des récits de la Genèse. Procédant avec les traditions pélasgiques de la même manière qu'avec le panthéon de la Grèce primitive, les Hellènes ont le plus souvent transformé en événements de la vie morale, les évolutions du monde physique ; en demi-dieux et en héros, les personnifications des forces naturelles.

Attribuant aux civilisations de la Grèce antique une origine orientale, les Hellènes reconnaissaient les Égyptiens Cécrops et Danaüs, et le Phénicien Cadmus, comme les instituteurs de la race pélasgique.

L'érudition moderne a découvert en Cécrops le type de l'autochtonie athénienne. Ce roi épousa Agraule, qui représente la coutume de parquer les troupeaux. Trois filles naquirent de cette union[3] : Agraule, qui porta le même nom, que sa mère ; Hersé et Pandrose, qui symbolisent l'action de la rosée sur l'herbe des prés, et à la première desquelles les vierges athéniennes offraient des vases remplis de sa suave substance.

A la mort de Cécrops, le pouvoir royal fut exercé par un homme étranger à la famille de ce monarque, Cranaüs, dont la fille Atthis qui aurait, suivant Apollodore et Pausanias, donné son nom à l'Attique, est devant la science actuelle, une forme héroïque de Minerve, ou une personnification de la terre attique[4].

Erysichthon, fils de Cécrops, qui mourut avant son père, et qui, ainsi que lui, est un type de l'autochtonie, représente en outre le déchirement de la terre végétale par la charrue[5]. Érysichthon ayant été confondu avec Érechthée, même personnage qu'Érichthonius et l'un des successeurs de Cranaüs, ne trouverait-on pas dans le mythe précédent, la clef de la légende qui nous montre Érechthée immolant sa fille Chthonia[6] dont le nom est un surnom de la Terre, et consommant ce sacrifice pour remporter une victoire sur les Éleusiniens auxquels Cérès avait enseigné l'agriculture ?

Pandion, successeur d'Érichthonius, maria sa fille Progné au roi thrace Térée[7]. Un fils, Itys, était né de cette union quand Térée outragea Philomèle, sœur de Progné. Pour étouffer les plaintes de la victime, il l'emprisonna et lui coupa la langue.

Mais Philomèle était initiée à l'art que Minerve enseignait aux femmes ; elle tissa l'histoire de ses malheurs et fit parvenir à Progné ce navrant récit.

La compagne de Térée alla délivrer la captive ; et, frappée dans son honneur d'épouse et dans sa tendresse de sœur, elle éprouva un si âpre besoin de vengeance qu'elle ne se demanda point si, par le châtiment qu'elle réservait à son indigne époux, elle ne déchirerait point son propre cœur avant d'atteindre celui du lâche.

C'était à Daulis. Térée achevait son repas quand Philomèle, lui jetant la tête du jeune Itys, lui apprit ainsi quel mets horrible sa sœur et elle lui avaient servi[8].

Jamais pareil crime n'avait souillé la terre. Les deux femmes s'enfuirent ; mais le père d'Itys les poursuivit, la hache à la main. Allaient-elles donc tomber en son pouvoir ?... Elles demandaient aux dieux les ailes de l'oiseau pour échapper, l'une à son bourreau ; l'autre.... à celui qui l'avait rendue meurtrière de son propre fils ! Soudain leurs prières sont exaucées.

Progné est transformée en rossignol[9]. A celle qui, femme, n'avait connu de l'hymen que les douleurs, à elle maintenant les joies du printemps, le charme mélancolique et la sereine beauté des nuits quand, sous la feuillée, elle module, dans le silence de la nature, l'hymne d'un amour partagé.

Mais la mère, la mère coupable, nous cherchons en vain le souvenir de son crime dans ce chant limpide et doux comme la voix de l'innocence, éclatant et victorieux comme le cri du bonheur ! Nous entendons bien quelques accents plaintifs qui faisaient conjecturer aux anciens qu'une mère appelait son fils ; mais ces accents ne décèlent que la tristesse de la mère qui a perdu son enfant ; ils ne trahissent pas les poignantes angoisses de celle qui l'a tué elle-même. Où donc trouverons-nous la note aiguë du remords ? Peut-être dans les intonations si rauques qui échappent au gosier de l'aède ailé quand se sont évanouis les beaux jours de l'hymen.

A la sœur de Progné, à la pauvre prisonnière, à elle aussi les vastes domaines de l'air ! A celle qui, femme, ne pouvait plus être épouse, le nid où une mère abrite tendrement sa couvée ! C'est l'oiseau voyageur, mais c'est aussi l'oiseau attaché à sa famille, c'est l'hirondelle !

Pausanias remarque que jamais l'hirondelle ne construisit son nid dans le canton de Daulis. Jamais elle n'y déposa ses œufs, jamais elle ne les y couva[10]. Philomèle redoutait toujours le roi barbare qui, cependant, disait la légende, avait été changé en huppe.

D'ailleurs, ajouterons-nous, l'hirondelle pouvait-elle être mère dans le pays où, à cause d'elle, une mère avait tué son enfant ?

Si les femmes célèbres de la race de Cécrops ne nous ont rappelé que des scènes lugubres, celles qui durent le jour aux autres civilisateurs de la Grèce pélasgique, n'ont pas laissé de plus heureux souvenirs. Voici les cinquante filles de Danaüs, le fondateur d'Argos, ou, pour mieux dire, la personnification du sol stérile de l'Argolide. A l'exception d'Hypermnestre, elles ont tué leurs jeunes époux, et la justice divine les a condamnées à remplir continuellement dans les enfers un tonneau sans fond. Triste image, nous dit-on, de la terre argienne qui absorbe la pluie sans se rafraîchir jamais[11].

Puis, voici Sémélé, fille d'Harmonie et de Cadmus qui dota la Grèce de l'alphabet phénicien. Naguère le roi du ciel a enlevé Europe, sœur de Cadmus ; il l'a transportée dans la partie du monde à laquelle Europe a donné son nom ; et c'est en allant à la recherche de cette sœur, que le Phénicien Cadmus s'est arrêté en Grèce où il a fondé la ville de Thèbes. Maintenant la fille de ce même héros est aimée de Jupiter. Mais, surexcitée par la jalouse Junon, il ne suffit pas à Sémélé que le dieu suprême se fasse voir à elle sous une forme humaine. Elle veut le recevoir dans sa majesté divine, dans son éclat fulgurant. Elle ne sait pas, cette fille de la terre, elle ne sait pas que si l'âme peut supporter ce spectacle, le corps s'y brûle, s'y consume ; et que le moment où se réalisera son rêve, verra aussi sa mort. Foudroyée, elle tombe, mais son fils vit, son fils est un dieu[12].

Souvent les poètes antiques chanteront et déploreront le sort des hommes qui, sans tenir compte des nécessités terrestres, ont appelé l'idéal avec une ardeur effrénée. L'idéal tue le mortel qui, pour l'atteindre, oublie la réalité. Heureux encore si, comme Sémélé, celui-ci laisse une œuvre à jamais vivante !

Le flambeau que Cécrops, Danaüs et Cadmus, apportaient aux Pélasges, éclaira les derniers jours de ce peuple. Déjà la race hellénique avait paru sur le sol de la Grèce.

C'est dans la Thessalie que se montre cette race, issue de la souche pélasgique. Enfants du Pinde dont ils aspirent l'air vivifiant, possesseurs d'une terre qui les fait jouir de sa fécondité, les Hellènes ont à la fois les fiers et libres instincts du montagnard et la sociabilité de l'habitant des plaines. Ils sauront être des hommes et des citoyens.

Leur énergique individualité s'accuse par l'origine même qu'ils se donnent. Ils se disent fils de Prométhée qui rendit aux hommes le feu sacré que Jupiter leur avait enlevé pour châtier en eux ce Titanide.

Malgré les traditions bibliques que conserve la légende de Prométhée, ici déjà s'est complètement obscurcie la notion du Dieu de la Genèse : celui-ci n'a jamais ravi aux hommes, même dans son courroux, la flamme qui, en les éclairant sur la terre, les guide vers le céleste foyer d'où elle émane.

Fils de Japet, ô le plus habile de tous les mortels ! dit à Prométhée le roi des dieux, tu te réjouis d'avoir dérobé le feu divin et trompé ma sagesse ; mais ton vol te sera fatal à toi et aux hommes à venir. Pour me venger de ce larcin, je leur enverrai un funeste présent dont ils seront tous charmés au fond de leur âme, chérissant eux-mêmes leur propre fléau[13].

Par l'ordre de Jupiter, Vulcain forme avec de l'argile une vierge d'une beauté divine, et les Immortels la comblent de leurs dons. Minerve lui communique le goût des élégants ouvrages ; mais elle ne la doute pas de la force morale dont elle est l'inspiratrice. Privée de l'intelligence de Minerve, la jeune fille reçoit de Vénus le charme qui séduit les hommes ; des Grâces et de la Persuasion, les colliers d'or qui les enlacent et les retiennent ; de Mercure enfin, l'esprit de ruse et d'artifice qui les trahit. Le nom de cette femme, Pandore, rappelle qu'elle doit ses attributs à tous les dieux.

Où est la femme, tirée de la substance même de l'homme par le Créateur suprême ; devant au Principe éternel du bien la perfection native qui l'égale à son époux et la rend digne d'aider celui-ci, non à éteindre, mais à alimenter le feu sacré ?

Ornée par Minerve d'une blanche tunique, d'un voile et d'une couronne d'or qui rayonne sur son front avec la guirlande printanière dont l'ont parée les Heures, Pandore captive les dieux[14] : elle a donc le pouvoir de perdre les hommes, les Titans même !

Est-ce sur Prométhée que s'exercera le charme victorieux de la belle fiancée ? Non. Le cœur de celui qui se préoccupe des grands intérêts de ses frères, ce cœur est invulnérable aux blessures de l'amour. Mais Prométhée a un frère, Ephnéthée. En vain Prométhée lui a-t-il conseillé de rejeter les dons perfides de Jupiter : en regardant Pandore que lui amène Mercure, Épiméthée a tout oublié.

Les mains de la jeune femme soutenaient un grand vase qu'elle ouvrit.... Toutes les calamités en sortirent.... L'Espérance allait, en s'échappant de ce vase, fuir à jamais la terre, si Pandore, obéissant à Jupiter, n'avait fait retomber le couvercle. Ainsi se termina l'âge d'or, cet antique souvenir du paradis terrestre ; ainsi commencèrent ces âges auxquels les Grecs donnaient les noms de l'argent, de l'airain et du fer, et qui marquaient la décadence progressive de l'humanité.

Ève et Pandore étaient parvenues au même résultat, l'une en enfreignant les ordres de la Divinité, l'autre en les exécutant.

Rivé à une colonne, Prométhée assiste à l'écroulement de son œuvre sans pouvoir s'y opposer. Image des tortures que cause à un grand homme la ruine de ses plus nobles espérances, un aigle aux ailes éployées ronge le foie de Prométhée, et le Titan ne peut mourir ! La chair qu'a dévorée dans le jour le ministre de la vengeance divine, renaît pendant la nuit, et prépare au bourreau l'aliment du lendemain.

Ainsi, dans les âmes fortes, les illusions généreuses ne périssent jamais ; et broyées par les déceptions, elles renaissent pour se briser encore.

Le salut de Prométhée dépend de la race qu'il a fondée et dont il est à la fois la providence[15] et le type. Il sera libre quand elle-même le sera ; quand marchant résolument dans la voie qu'il lui a tracée, elle réalisera par ses conquêtes morales les sublimes desseins du martyr. Alors, celui qui incarnera le rêve du Titan, Hercule, l'humanité divinisée, réconciliera Jupiter avec Prométhée.

Et quant à la femme, si, à une heure néfaste, elle a entravé les aspirations du génie, elle saura racheter ses erreurs, et vivifier ce feu sacré que l'on avait cru éteint par elle, mais qui, grâce à Dieu, ne meurt jamais. Sur le sol de la Grèce, elle alimentera les flammes les plus généreuses. Spartiate, elle insufflera à ses enfants l'enthousiasme patriotique ; Athénienne, elle fera sentir à ceux qui l'entoureront la douce et sainte chaleur des affections de famille, et fera jaillir de plus d'une intelligence l'étincelle du beau.

Cette conception d'une race perdue par la divinité et sauvée par ses propres forces, cette conception s'adaptait au génie grec, fier et fataliste tout ensemble. Mais il en est une plus belle, plus haute, plus conforme surtout à la liberté humaine : c'est celle qui nous montre l'humanité perdue par une faute à laquelle ne l'entraînait pas lé destin, et trouvant dans son Dieu son Rédempteur. Hercule, le sauveur de Prométhée, monta de la terre aux régions de l'Olympe ; le Dieu de l'Évangile descendit du ciel sur la terre, et demanda son existence matérielle au sexe qui, après avoir été l'introducteur du mal dans ce monde, écrasa ainsi la tête du serpent.

Avant Hercule, la race grecque, en partie détruite par un cataclysme où nous retrouvons un souvenir du déluge biblique, la race grecque s'est renouvelée. Comme Noé et sa famille, le roi de la Phthiotide, Deucalion, fils de Prométhée et de l'Océanide Clymène, et sa femme Pyrrha, fille de Pandore et d'Épiméthée, ont échappé au fléau. Par les conseils de Prométhée, ils se sont retirés dans un navire qui les a conduits sur le Parnasse. C'est sur cette montagne qu'ils ont attendu la fin de l'inondation. Quand les eaux ont cessé de submerger la terre. le fils de Prométhée, de même, aussi que Noé, a offert un sacrifice à la Divinité. Puis obéissant à l'oracle de Thémis, Deucalion et Pyrrha ont donné la vie aux pierres. Sous la main de l'époux, celles-ci sont devenues des hommes ; sous la main de l'épouse, des femmes[16]. C'est ainsi que les Hellènes exprimaient la naissance de leur race dans les rochers du Parnasse, la montagne qu'aimaient Apollon et les Muses, et sur laquelle la Justice avait un sanctuaire. Ce mythe offre aussi une frappante image de la transformation subie par la terre quand, sous la pression de l'activité humaine, elle sembla faire jaillir de son sein une vie si multiple, si puissante, que là où il n'y avait qu'une matière inanimée, apparaissait maintenant une créature intelligente.

Les descendants de Deucalion donnèrent leurs noms à la nation grecque. D'Hellen, son fils, naquirent Eolos, Doms, et Xuthos, père d'Achaeos et d'Ion.

Ce sont les enfants d'Eolos et d'Achaeos qui peuplent la période légendaire de l'histoire hellénique[17]. Évoquerons-nous ici les héroïnes de cet âge ? Assisterons-nous aux belliqueux exploits des Amazones contre Bellérophon, Hercule, Thésée ? Partagerons-nous les émotions d'Andromède, arrachée par le fils de Danaé au monstre marin qui allait en faire sa proie, et donnant sa vie au héros à qui elle la devait ? Monterons-nous avec Médée sur le vaisseau des Argonautes et frémirons-nous à l'aspect de la magicienne qui, selon qu'elle aimait où qu'elle haïssait, se souvenait qu'elle avait dans ses poisons les secrets de la vie... ou ceux de la mort ? Nous arrêterons-nous devant les femmes qu'Hercule associa à son aventureuse existence ? — Prenez garde ! nous dira la science de nos mythographes, n'appuyez pas sur ces anciennes traditions : le terrain de l'histoire vous manquerait, et les nuages de la Fable vous prêteraient seuls leur trompeur appui. Femme, ne reprochez pas aux Amazones d'avoir pu oublier que votre sexe est appelé, non à frapper, mais à guérir. Les Amazones ne méritent pas plus votre réprobation que l'enthousiasme de ceux qui voudraient arracher la femme au foyer domestique. Elles ne furent que des types de la Marie taurique, cette déesse lunaire dont le culte fut si farouche. N'exaltez pas trop non plus le chevaleresque dévouement de Persée : le fils de Danaé, de même que Bellérophon, n'était probablement qu'In symbole de cette vapeur d'eau qui s'élève vers le ciel et fertilise la terre. Gardez-vous surtout de mépriser Médée, car elle ne semble personnifier rien moins que la science médicale mise au service de Jason, l'une des divinités de la santé ! Quant à Hercule qui devint pour les Grecs le type le plus noble de leur nationalité, il ne représenta dans l'origine, que l'air dans son action purifiante. Certes des souvenirs historiques ont dit s'amalgamer avec ces mythes naturalistes. Mais comment distinguer les premiers des seconds ? —

Passons donc outre. Nous retrouverons plus loin la plupart des femmes légendaires que nous considérerons alors, non comme des êtres fabuleux, mais comme les créations immortelles des poètes qui les introduisirent dans la vie réelle. Nous n'esquisserons pas non plus ici les portraits des femmes qui vécurent avant la guerre de Troie et auxquelles ou n'a pas encore retiré une existence historique. Nous attendrons Sophocle et Euripide pour redire les malheurs de Jocaste et de ses filles, et le sublime dévouement, d'Alceste.

Ne terminons pas toutefois ce chapitre sans évoquer une poétique tradition.

Les Grecs racontaient qu'il avait naguère existé en Thrace un fils de la Muse Calliope. Ils l'appelaient Orphée et croyaient que, tout en chantant les dieux, il avait initié l'homme à leur culte. Si grande était la puissance de ses chants qu'elle soulevait, dit la légende, et l'arbre et le rocher.

Elles étaient vives, elles étaient fortes, les impressions qui, vibrant dans l'âme du poète, se répercutaient jusque dans la nature inanimée. Aussi lorsqu'Orphée vit périr par la morsure d'un serpent, Eurydice, sa compagne chérie, son immense douleur lui fit croire que pour reconquérir la meilleure partie de lui-même, il saurait vaincre la mort.

Ainsi, dans un antique récit de la muse sanscrite, reproduit peut-être par l'épisode d'Eurydice, la dent d'un reptile enlève à un prince sa douce fiancée, et le jeune Indien donne la moitié de sa vie à la vierge que son amour ressuscite[18].

Les dieux de la Grèce n'offrirent point rependant cette suprême ressource à leur ministre, à leur poète ; mais l'époux d'Eurydice descendit vivant dans les régions souterraines où les ombres seules pénétraient, et demanda sa femme à la reine des enfers. Il essaya sur la sombre Proserpine la puissance de son chant, et la fille de Cérès fut vaincue par la touchante douceur de cette voix. Elle rendit l'épouse à l'époux. Il était interdit à Orphée de regarder Eurydice avant que lui et elle fussent revenus de leur funèbre voyage. Mais Orphée doutait encore.... Il se retourna... ; et son bien lui fut ravi de nouveau, ravi cette fois à jamais. N'y a-t-il pas là une image de ces songes trompeurs qui ne rendent les morts à leurs amis de la terre que pour mieux faire sentir à ces derniers les amertumes du réveil ?

Orphée ne put désormais supporter la vue du sexe auquel avait appartenu Eurydice. Il continua sa mission de civilisateur, mais les hommes seuls étaient admis aux mystères qu'il célébrait à Libèthre. Les femmes se révoltèrent d'un dédain qui leur enlevait leurs dieux et leurs époux. Elles tuèrent ces derniers ; et, déchirant le poète, elles précipitèrent dans la mer ses restes ensanglantés.

La peste vint fondre sur la contrée qui avait été témoin de ce meurtre ; et l'Oracle, consulté, déclara que le fléau cesserait lorsqu'on aurait enterré la tête d'Orphée.

Selon les Lesbiens, cette tête, renfermée dans la lyre du poète, aurait vogué vers leur île où, recueillie par eux ; elle leur aurait inspiré leurs suaves mélodies. Nous concevons que les Lesbiens aient cru que la patrie de Terpandre, de Sappho et d'Alcée, avait hérité du génie d'Orphée. Mais combien nous préférons la tradition d'après laquelle la tête du poète fut trouvée à l'embouchure du Mélès, le fleuve dont les bords virent naître Homère ! Là elle reparut rayonnante d'un éclat que la mort n'avait pu altérer, et elle chantait encore !

Laissons les Thraces reprendre les ossements de l'époux d'Eurydice ; laissons-les croire que, sur le tombeau qu'ils lui élèvent près de Libèthre, les rossignols ont une voix plus harmonieuse[19]. La poésie thrace n'a pas touché en vain les rives de l'Ionie, cette colonie grecque où la vie hellénique s'épanouit dans sa fleur, selon la loi qui fait naître les premières grandes œuvres du génie dans les pays que caressent les premiers rayons du soleil.

En mourant Orphée a désigné son successeur. Suivons-le auprès de celui-ci.

 

 

 



[1] Le nom de Larissa appartenait aussi à deux villes de la Thessalie. Pausanias, II, 24.

[2] Sur le caractère des constructions pélasgiques, cf. Petit-Radel, Recherches sur les monuments cyclopéens, et description de la collection des modèles en relief composant la galerie pélasgique de la Bibliothèque Mazarine, Paris, 1841.

[3] Apollodore, liv. III, chap. XIV, § 2 ; Pausanias, liv. I, ch. II, XVIII, XXVII ; liv. IX, chap. XXXV ; Maury, Histoire des religions de la Grèce antique.

[4] Apollodore, liv. III, chap. XIV, § 5 ; Pausanias, liv. I, chap. II ; Lenormant et de Witte, Élite des monuments céramographiques, Paris, 1844-1858.

[5] Maury, ouvrage cité.

[6] Apollodore, liv. III, chap. XV, § 1, 4.

[7] Apollodore, liv. III, chap. XIV, § 7, 8. Selon Pausanias, le beau-père de Térée aurait été le second Pandion, liv. I, chap. V.

[8] Ovide, Métamorphoses, liv. VI.

[9] Nous adoptons ici la version de presque tous les écrivains grecs. A l'exception de Catulle et d'Horace, les poètes latins métamorphosent Progné en hirondelle et Philomèle en rossignol. Cf. Bibliothèque d'Apollodore, traduction de Clavier, Paris, 1805. Liv. III, ch. XIV, note 19.

[10] Pausanias, liv. X, chap. IV.

[11] Maury, Histoire des religions de la Grèce antique.

[12] Bacchus.

[13] Travaux et Jours, traduction de M. Bignan.

[14] Théogonie, Travaux et Jours.

[15] Maury, Histoire des religions de la Grèce antique.

[16] Pindare, IXe Olympique ; Apollodore, liv. I, chap. VII, § 2 ; Maury, ouvrage cité.

[17] Duruy, Histoire de la Grèce ancienne, Paris, 1862.

[18] Mahâbhârata, Adi-parva, le Pâauloma, traduction de M. Fauche. Cet épisode a été précédemment traduit par M. Pavie dans ses Fragments du Mahâbhârata. Nous l'avons analysé dans notre premier essai : La femme dans l'Inde antique.

[19] Pour la légende d'Orphée, Cf. Diodore de Sicile, IV, 25 ; Apollodore, liv. I, chap. III, § 2, et les notes de Clavier ; Pausanias, liv. IX, chap. XXX.