LE RHIN DANS L'HISTOIRE

LES FRANCS DE L'EST : FRANÇAIS ET ALLEMANDS

 

CHAPITRE IV. — LES REVENDICATIONS DU RHIN PAR LES ROIS DE FRANCE, DU Xe AU XIVe SIÈCLE.

 

 

I

LA FÉODALITÉ RHÉNANE. - LES ÉLÉMENTS ETHNIQUES DE L'ALLEMAGNE AU MOYEN ÂGE.

 

L'élection de Hugues Capet, en 987, porta momentanément un coup funeste à la politique de revendication de la Lotharingie par la France occidentale. Les grands de Lorraine, si longtemps et si obstinément inféodés à la famille de Charlemagne, considérèrent Hugues Capet comme un usurpateur ; ils ne pouvaient lui témoigner l'attachement dont ils avaient donné tant de preuves à Louis d'Outremer et à Lothaire. Qui sait, d'ailleurs, si l'abandon de la Lotharingie ne fut pas le gage du concours de l'archevêque Adalbéron dans l'assemblée de Senlis ? Le jeune Otton III, bien que plus étranger encore que Hugues Capet à la famille carolingienne, avait sur lui l'avantage, aux yeux des Lorrains et du monde féodal, d'être investi de la dignité impériale qui lui fut conférée en 983, à Aix-la-Chapelle, par l'archevêque de Ravenne, légat du pape. Élevé par Gerbert, il fut un empereur suivant le cœur de l'Église et le rêve d'Adalbéron. Une conception métaphysique et une fiction littéraire rattachèrent rétrospectivement le Saint-Empire romain germanique des Ottonides saxons à l'Empire franc de Charlemagne.

Sous l'inspiration de cette idée, en 997, Otton III, guidé par ses conseillers, — il avait alors dix-sept ans, — fit rechercher le tombeau de Charlemagne sous le dallage de la basilique d'Aix. Il le fit ouvrir et en retira la croix qui ornait le cou du squelette, sa couronne, son épée, son costume d'apparat. Tout cela, dont il s'affubla, ne fit point de lui un Carolingien, un descendant du grand Charles, le Franc austrasien. Il mourut sans postérité, le 23 janvier 1002, à l'âge de 22 ans. Ses vertus le firent surnommer la merveille du monde ; sur son manteau impérial, il avait fait broder des scènes de l'Apocalypse. Son successeur, Henri II de Bavière, arrière-petit-fils d'Henri l'Oiseleur, fut le dernier empereur Saxon.

Alors, un parti, composé principalement de Lorrains, offrit la couronne impériale au roi de France Robert le Pieux, qui la refusa. On pressentit également l'ambitieux duc d'Aquitaine, Guillaume V. Ce fut Conrad II le Salique, des ducs de Franconie, qui fut élu, à la diète de Mayence, le 8 septembre 1024.

Pendant que se consolidaient ces dynasties nouvelles, en France et en Allemagne, les pays rhénans s'affermissaient dans leur autonomie, sous une formule de vassalité de pure forme. En Alsace, trois principaux éléments : la population de vieille souche gallo-romaine, puis, l'élément franc et l'élément alamanique, venus, l'un par le nord avec la conquête mérovingienne, l'autre par le Brisgau et la Souabe, se malaxaient pour former, sous l'influence de l'habitat, une race originale, le type alsacien. Habitudes familiales, costumes, formes d'art, légendes locales, traditions, fêtes, aspirations communes, littérature, langue, tournure d'esprit, tout ce qui plane mystérieusement comme le génie tutélaire des générations issues les unes des autres, et brave la domination politique étrangère : tout cela distingue l'Alsace et forme sa caractéristique provinciale.

Bien que les empereurs des maisons de Souabe et de Habsbourg possédassent d'immenses domaines de famille en Alsace, le lien féodal qui rattachait à l'Empire, ses villes et ses seigneuries souveraines, était tout de formules diplomatiques et protocolaires, pins nominal que réel. Ce n'est que dans les cas de graves contestations entre voisins, que l'une ou l'autre des parties avait recours à l'Empereur, dans une pensée d'égoïsme et pour bénéficier de son intervention. L'Alsace, devenue féodalement terre d'Empire, reste l'Alsace !

Voyez les monnaies épiscopales de Strasbourg, par exemple. Les premières sont marquées du monogramme de l'Empereur ; mais bientôt, l'évêque Erkembold (965-991) s'émancipe et place son nom en toutes lettres sur ses espèces ; ses successeurs suivent son exemple. Cependant, au point de vue féodal, l'Alsace se trouve liée à la rive droite du Rhin. Vers l'an 1000, Conrad, fils d'Udon, comte du Rhingau, prend le double titre de duc de Souabe et d'Alsace, Alamannorum et Alsaciorum dux, titre qui se perpétue jusqu'à la mort tragique de Conradin, en 1268. Les comtes ou landgraves du Sundgau et du Nordgau sont les premiers vassaux de ces ducs allemands. Mais, nous le répétons, cette hiérarchie féodale, graduée jusqu'à l'Empereur, ne teutonise point la race alsacienne, qui garde son individualité.

On se souvient qu'en 959, l'archevêque Brunon, duc de Lorraine, avait dû partager son vaste duché en deux autres, plus petits, ceux de Haute et de Basse-Lorraine, qui répondent à des types sociaux différents. Le duché de Basse-Lorraine ou Lothier, comprenait le Brabant, le Hainaut, la Flandre, le Namurois, le Luxembourg, les pays de Liège, de Clèves, de Juliers, le Limbourg, la Gueldre, la Hollande, toute la contrée qui est entre l'Escaut et le bas Rhin, en remontant jusqu'au confluent de la Moselle.

Les descendants de Rainier-au-long-Col et de Giselbert, redevenus ducs de Basse-Lorraine, étaient hostiles aux empereurs d'Allemagne. L'un d'eux, Rainier IV, épousa Hedwige, fille de Hugues Capet. Il devint ainsi le beau-frère du roi Robert le Pieux. Comme les anciens chefs gaulois de la Belgique, ces puissants et fiers féodaux, énergiques, batailleurs, à l'âme chevaleresque, à l'esprit d'aventure, sont bien trempés, physiquement et moralement, par leur habitat forestier, montagneux, au dur climat. Ils sont la souche vigoureuse des Baudouin de Hainaut qui, avec les comtes de Flandre du même nom et les ducs de Bouillon, remplirent un rôle si illustre aux Croisades.

La Basse-Lorraine, surtout la région dans laquelle les eaux du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut se confondent, était, par le caractère de ses populations, comme par la nature de l'habitat, un pays tout différent. Nous avons vu des colons francs s'y installer à demeure, dès l'an 286 ; en 358, sous Julien, les Francs Saliens se fixent dans les solitudes marécageuses de la Toxandrie ; puis ce furent des arrivages incessants de nouvelles tribus franques et saxonnes, jusqu'à l'époque mérovingienne. Enfin, les rois carolingiens autorisèrent plusieurs \vikings scandinaves à prendre pied dans le delta de la Meuse et du Rhin, et jusque dans l'île de Walcheren ; sur les embouchures fluviales de toute cette côte, ils créèrent, avec les Frisons, d'importants entrepôts de commerce, notamment à l'Écluse, à Elsloo, près de Maëstricht, et à Dorestadt. Aujourd'hui, Amsterdam et Rotterdam remplacent ces grands embarcadères commerciaux de la France carolingienne et féodale.

Jules César, — le lecteur s'en souvient, — avait été frappé de la rudesse et de la singularité des mœurs des Bataves, des Frisons, des Nerviens, des Ménapiens, des Morins : ce caractère original persiste au moyen âge. Il y a d'abord, dans ces parages, toute une population de pécheurs et de marins. Dans le voisinage des tourbières, on pratique l'élevage des moutons et des bestiaux ; ailleurs, on fabrique des étoffes de lin, des draps, des manteaux de laine appelés birri, burri, étoffe de bourre, qui sont exportés jusqu'en Italie : cette activité maritime, cette industrie, ce commerce, préparent l'étonnante prospérité des villes de la Flandre et de toute la région qu'on appelle les Pays-Bas, au moyen âge. Tout cela se superpose, en quelque sorte, à l'emprise de l'habitat, pour constituer deux pays très distincts, bien qu'ils aient longtemps été soumis au même régime politique, la Belgique et la Hollande.

Le duché de Haute-Lorraine ou Lorraine mosellane, formait avec l'une et l'autre de ces régions, le plus frappant contraste. Au sud et à l'ouest, il confinait à l'Alsace, à la Bourgogne, à la Champagne. Les vallées de la Meuse, de la Moselle et de leurs affluents, rattachent étroitement la Lorraine mosellane à la Champagne et au nord de la Bourgogne : or, on constate, comme corollaire, l'étroite parenté de l'état social des habitants de ces régions unies par la nature et le climat. Il n'y a guère de différence entre un Lorrain de la Moselle, fût-il de la campagne de Trèves ou de Coblence, et un Champenois des environs de Reims ou dé Chaumont. L'habitat est le même, le genre d'occupation des habitants, agriculteurs et vignerons ; est pareil ; ces pays ont reçu les mêmes couches ethniques, subi les mêmes invasions, supporté les mêmes malheurs. La politique seule est venue brutalement séparer des populations que la nature et les traditions historiques avaient groupées et rattachées les unes aux autres : leur germanisation actuelle est l'œuvre de la Prusse.

Après avoir eu, quelque temps, leurs ducs particuliers, la haute et la basse Lorraine se trouvèrent, comme à l'époque du royaume de Lotharingie, réunies sous l'autorité du duc Gozelon le Grand, qui appartenait à la célèbre maison d'Ardenne. Ce Lorrain, investi par l'empereur Conrad II, en 1028, des deux duchés, fut l'un des plus puissants princes de son temps. Pour les Lorrains, Gozelon avait un caractère national ; il représentait la tradition franque, hostile aux Germains d'outre-Rhin, pénétrée plus que jamais des souvenirs épiques et légendaires de Charlemagne.

A présent, franchissons le Rhin ; voyons de quels éléments ethniques la Germanie médiévale est composée et mettons en parallèle, au point de vue social, ses populations avec celles de la rive gauche du grand fleuve. Il sera aisé de constater que la Germanie et la Gaule demeurent aussi dissemblables par les mœurs, l'état social et les tendances, qu'elles l'étaient dans l'antiquité. La zone qui est en bordure immédiate du Rhin n'échappe elle-même qu'en partie à cette observation.

C'est presque en vain que le christianisme, par des efforts séculaires, jette sur la hideuse Germanie le manteau des vertus chrétiennes, accueillant des conversions de pure forme, construisant de riches monastères et de belles cathédrales, entretenant des écoles d'art jusque sur les bords de l'Elbe, enseignant aux Barbares le défrichement des forêts, la construction des routes qui attirent les marchands, fixant les populations dans les villes épiscopales et les bourgades agricoles, qui sont comme des oasis dans le désert. L'odinisme qui fermente dans les âmes, comme le levain nécessaire de la Germanie, remonte à la surface, reprend le dessus : il restera toujours la caractéristique des populations germaines ; presque autant que dans l'antiquité, l'isolement, l'instabilité, la guerre de tribu à tribu ou, à présent, de canton à canton, sont imposés par l'habitat. La Germanie, écrit Raoul Glaber[1], qui s'étend depuis le fleuve du Rhin jusqu'aux limites septentrionales du monde, est habitée par une foule de nations confuses, dont on connaît la férocité... Les côtes qu'elles occupent le long de la mer du Nord, sont couvertes de marais pestilentiels.

La seule région qui, sous Charlemagne et ses successeurs, ait reçu une organisation sociale, se compose des cinq duchés de Saxe, de Franconie, d'Allemagne ou de Souabe, de Thuringe et de Bavière. Sans doute, il y a des villes et des bourgs qui se développent chaque jour, des monastères florissants, des centres agricoles dont le rayonnement éclaircit la forêt, de plus en plus, des entrepôts de commerce dont les historiens se plaisent à faire ressortir l'activité. Mais qu'est-ce que cela, auprès de l'immensité du domaine de la forêt et des marécages ? Que d'espaces vides ou habités par des populations demeurées inorganiques et instables ! Quelle barbarie encore dans la Saxe même, par exemple, sous les Liudolfings et Henri l'Oiseleur ; dans la Franconie, au temps des guerres sauvages et sans pitié, des Babenberg et des Conradiens !

Henri l'Oiseleur consacre tous ses efforts à construire des forteresses pour garder le pays, des entrepôts de commerce, comme Quedlimbourg et Mersebourg. Il force les indigènes à défricher le sol, à bâtir des maisons, à se fixer à demeure dans les bourgs. Il en contraint d'autres à venir peupler les villes nouvellement fondées, et il s'y prend à peu près comme, jadis chez les Grecs, les fondateurs de nouvelles cités. Au témoignage de Widukind, sur neuf paysans propriétaires et astreints au service militaire, l'un était désigné pour habiter la ville, afin d'y construire des habitations pour les huit autres, d'y recevoir et d'y emmagasiner le tiers de toutes les récoltes ; les huit autres sèment, moissonnent pour lui et lui réservent sa part des récoltes. Toutes les assemblées, tous les festins doivent avoir lieu dans les villes qu'on travaille à bâtir nuit et jour[2]. On condamne les criminels à essarter les bois, à construire des ponts et des chemins. La Saxe, on le voit, est un pays qui émerge seulement, à cette époque, de la vie forestière. Les coutumes et les institutions des Saxons étaient restées celles des peuples de la forêt germaine. Leur langue se distinguait du francique comme de l'alamanique, à tel point que les individus parlant ces différents dialectes teutoniques ne se comprenaient pas.

Tel était, en deux mots, le degré de culture de la Germanie occidentale, au temps du fondateur de la dynastie saxonne. Mais ce n'est pas tout. S'il n'y avait que des Français dans la douce France, il n'y avait pas que des Germains dans l'Allemagne médiévale.

Voici venir, des steppes scythiques, de nouveaux Barbares, et ceux-ci se fixent en Germanie d'une manière définitive, parce que les Francs, les Saxons, les Alamans sont là, qui les empêchent de pousser jusqu'au Rhin, pour se ruer sur la Gaule. Nous avons parlé des invasions hongroises. Les Avars, apparentés aux. Hongrois, rôdent, dès l'époque mérovingienne, sur les confins de la Thuringe et de la Bohême. Ces Asiatiques, si l'on en croit les chroniqueurs médiévaux, enlevaient les femmes des tribus germaines pour les atteler à leurs chariots. Charlemagne les dompta et leur khan Thoudoun vint à Aix-la-Chapelle demander le baptême. Ils se fixèrent dans l'Allemagne du Sud et se confondirent avec les autres peuplades de cette contrée. Voilà donc, avec les Hongrois, un ramassis de tribus finnoises ou mongoles qui entrent dans la société germaine.

Mais, les tribus scythiques ou slaves qui viennent aussi peupler la Germanie, sont beaucoup plus considérables. On peut se demander — ce qui semble paradoxal, au premier abord, — si, en Germanie, les populations slaves ne furent pas plus nombreuses que les Germains eux-mêmes. Citons d'abord les Wendes ou Vénèdes qui poussèrent leurs établissements jusqu'au Weser, et les Obotrites, apparentés aux Wendes, qui se fixèrent au nord de l'embouchure de l'Elbe ; Charlemagne les employa à combattre les Saxons. Ils ont formé le fonds de la population du Mecklembourg.

Les Sorabes qui, sous Louis le Débonnaire, s'établissent entre l'Elbe et la Saale sont, aujourd'hui, représentés par les Sorbes de la Lusace,, qui parlent encore un dialecte slave. Il y en a à Dresde, et ils peuplent jusqu'à 663 villages de la Spreewald et de la Saxe, sans compter ceux d'entre eux qui se sont entièrement germanisés.

Les Wilzes ont peuplé l'île de Rugen, une partie du Brandebourg et d'autres cantons marécageux d'entre l'Elbe et l'Oder.

Les Polabes sont des Slaves du même groupe, qui ont conservé leur langue, de même que les Kachoubes et les Polonais.

Les Moraves, rameau de la grande famille tchèque, étaient assez puissants pour qu'en 893, leur roi Svatopluk battit Arnulf de Germanie. Leurs villes principales sont Brünn et Olmütz ; ils sont mélangés d'Allemands vers les sources de l'Oder, dans la Silésie méridionale et en Basse Autriche.

En Bohême, les Tchèques et les Allemands se partagent cette vaste contrée qui fut, dans l'antiquité, le centre de l'empire germanique des Marcomans. Nous ne parlerons point des autres Slaves du sud, bien qu'ils aient aussi essaimé vers le nord.

Dans les pays riverains de la mer Baltique et de la mer du Nord, les Danois, les Normands et les autres Scandinaves se sont également mêlés en grand nombre aux tribus germaines.

Lisez le savant mémoire où Louis Leger démontre que la partie de l'Allemagne du Nord qui s'étend sur les deux rives de l'Elbe et qui comprend la Prusse, la Saxe royale, le Mecklembourg, les petites principautés, ainsi que l'île de Rugen, a appartenu à la race slave et n'a été définitivement germanisée qu'au XIVe siècle[3]. L'origine slave d'un grand nombre des villes de cette région résulte, sans conteste, des noms qu'elles portent. Telles sont, entre autres, les villes de Zerbst, Rostok, Leipzig, Chemnitz, Torgau, Glogau, Stargard, dont les noms sont slaves. Le nom même de la Poméranie est slave et signifie, dit Louis Leger, le pays qui longe la mer. Les Slaves qui ont fondé ces villes sont désignés dans l'histoire sous le nom de Slaves baltiques, Slaves polabes ou Slaves de l'Elbe. Ils avaient déjà été précédés dans les mêmes parages, dès la haute antiquité, par des populations de même race, puisque Pythéas assigne l'embouchure de l'Elbe comme limite à la Scythie.

Ces Slaves de l'Elbe secondèrent souvent les Francs dans leurs guerres contre les Germains. C'est ainsi que les Annales de Metz mentionnent une armée de 100.000 Slaves, enrôlée par le maire du palais, Pépin d'Héristal. Saint Boniface qui ne réussit pas même à amorcer leur conversion, les appelle fœdissimum et deterrinium genus hominum. Charlemagne eut aussi des armées d'auxiliaires slaves à son service contre les Saxons.

Dans le courant du Xe siècle, les Slaves baltiques se laissent visiter par les missionnaires chrétiens qui fondent chez eux des évêchés et des monastères : leur conversion au christianisme prépara les voies à leur germanisation. Les Saxons finirent par les réduire en esclavage, d'où le nom de Slaves, esclave qui leur est demeuré, se substituant à celui de Scythes. La lutte des Slaves et des Germains n'était pas encore terminée, dit Louis Leger, au milieu du XIIIe siècle.

Henri l'Oiseleur et les Ottons combattent et domptent tous ces barbares ; ils leur imposent des chefs germains, les margraves de Brandebourg, de Misnie, de Lusace, de Slesvig. C'est comme esclaves qu'ils entrent dans la société germaine. Quant à la race prussienne, elle est presque entièrement étrangère à la race germanique[4]. Les Prussiens sont, eux aussi, originairement, des Slaves mélangés à des Finno-Ougriens et, plus tard, à un élément germanique. Le borussien ou vieux-prussien était un dialecte slave qui fut parlé jusqu'à la fin du XVIIe siècle. L'histoire commence à parler des Pruczi ou Prutzi, vers l'an 997, lorsque saint Adalbert, archevêque de Prague, essaya d'introduire le christianisme chez ces barbares, fixés dans le pays qu'on appelle aujourd'hui la Prusse Orientale et dont Königsberg fut la capitale. L'apôtre fut massacré.

Résumant ce tableau sommaire, nous dirons que tandis que les Germains, en Gaule, — les Francs à leur tête — se sont rapidement romanisés, les Germains d'outre-Rhin ne font que se retremper incessamment dans la barbarie slave ou asiatique. Les routes même du commerce et des invasions que nous avons suivies, depuis le fond de l'Asie jusqu'aux bords de la mer Baltique, n'ont cessé d'être très fréquentées durant le haut moyen âge. Dans cette période de l'histoire, c'est cette route que suivent, en même temps que les envahisseurs, les caravanes de marchands qui mettent le monde musulman du bassin de la mer Caspienne et du Caucase en contact avec le nord de l'Europe. La route de l'ambre est, effectivement, jalonnée de trouvailles de monnaies musulmanes, à tel point qu'il n'existe aucune contrée, même en Orient, où les trouvailles de monnaies musulmanes aient été aussi fréquentes et aussi abondantes que sur les bords de la mer Baltique[5].

Nous ne saurions nous étendre, ici, sur l'histoire encore assez mal connue de cette route commerciale du nord de l'Europe avec l'Asie, route qui cessa d'être fréquentée lorsque les Croisades ouvrirent aux trafiquants la voie maritime de la Méditerranée et que Venise accapara le commerce de l'Orient. Mais ce que nous avons dit suffit à mettre en évidence, encore une fois, le contraste qui persistait entre la Germanie qui s'infuse toujours une barbarie nouvelle et les pays foncièrement romanisés de la rive gauche du Rhin. Que devient, devant les faits, la thèse chère aux pangermanistes : la race pure des Allemands, aussi bien pour le moyen âge que pour l'antiquité ? L'Allemagne, est une jungle magique d'où sortent, sans relâche, les hordes de la barbarie, toujours les mêmes, comme les flots de la mer ressemblent aux flots, toujours.

 

II

LA FRANCE ET L'ALLEMAGNE AUX XIe ET XIIe SIÈCLES.

 

Comme son père, le successeur de Hugues Capet, Robert le Pieux entretint de bons rapports avec l'empereur Henri II. Il eut même avec lui, en 1023, une solennelle entrevue à Ivois (Carignan), où les deux princes firent assaut de prévenances, peut-être de courtoisie calculée[6]. Mais à peine Henri II était-il descendu dans la tombe, en 1024, que le roi de France crut le moment venu de reprendre la tradition et les projets des derniers Carolingiens sur la Lorraine.

Deux compétiteurs du nom de Conrad briguaient l'Empire. Celui qui fut élu est connu dans l'histoire sous le nom de Conrad II le Salique ; il était fils d'Henri, duc de Franconie. L'autre Conrad, appelé Conrad le Jeune, eut ses partisans, surtout en Lorraine ; parmi eux, figuraient le duc de Basse-Lorraine Gozelon le Grand, l'archevêque de Cologne, le comte de Hainaut, ainsi que Frédéric, duc de la Lorraine mosellane. Le roi Robert le Pieux fit alliance avec ceux-ci, qui l'appelèrent en Lorraine. Mais bien qu'il se fût assuré le concours du comte de Blois et de Champagne, Eudes II, qui, lui aussi, avait des visées sur certaines portions de la Lorraine, ses forces étaient insuffisantes. Il ne réussit pas à s'emparer de Metz dont l'évêque, Thierry, s'était rallié à Conrad le Salique.

Robert dut s'en retourner, sans avoir fait autre chose qu'une démonstration armée pour affirmer les droits imprescriptibles du roi de France sur la France rhénane. Il fut plus heureux au sujet du duché de Bourgogne dont la possession n'a jamais été qu'une des phases de la question rhénane. En en faisant la conquête après la mort du duc Henri le Grand, Robert empêcha cette vaste et belle province française de devenir, dès ce jour, terre d'Empire. Il intervint aussi habilement dans le Nord, à la prière des Flamands et de l'évêque de Liège, Notker, qui se plaignaient de l'intrusion de l'Empereur dans leurs affaires.

Malheureusement, le roi de Provence et de Bourgogne transjurane (royaume d'Arles), le faible Rodolphe III, débordé par les révoltes de ses vassaux, menacé par eux d'être déposé, crut devoir implorer l'assistance de l'empereur Henri II, son neveu, dont il se déclara vassal, par une convention signée à Strasbourg, en 1016. Quelques années après, Rodolphe III mit le sceau à son œuvre néfaste, en instituant comme son successeur l'empereur Conrad le Salique qui occupa immédiatement la ville de Bâle. En 1032, Rodolphe, sur le point de mourir, envoya tous les insignes et les ornements de sa dignité royale à Conrad, et l'année suivante, l'Empereur se fit élire et couronner roi de Bourgogne, à l'abbaye de Payerne. La Bourgogne transjurane devint ainsi terre d'Empire, sans que le nouveau roi de France, Henri Ier, pût s'y opposer.

Cependant, cette main mise de l'Empereur germanique sur la Bourgogne transjurane souleva une protestation inattendue. Le plus puissant et le plus redoutable des grands vassaux du roi de France, Eudes II, comte de Blois et de Champagne, se prétendit des droits à la succession du royaume de Bourgogne, du chef de sa mère Berthe, sœur de Rodolphe III. Avec une armée, il pénétra dans la Bourgogne qu'il soumit rapidement jusqu'au Jura. Enivré par ce succès que les grands du pays avaient encouragé, Eudes conçut, dès lors, un dessein plus hardi qui sera, quatre siècles plus tard, repris par Charles le Téméraire : ce n'était rien de moins que la restauration de l'ancien royaume de Lotharingie.

Le roi de France, Henri Ier, fut, autant que l'empereur Conrad, inquiet d'une pareille ambition. En mai 1033, les deux souverains conclurent une alliance, à Deville-sur-Meuse, contre le turbulent comte de Champagne, que rien n'arrêta. En 1037, il vint assiéger Toul et s'empara de Bar-le-Duc. Il prit ensuite ses dispositions pour se diriger sur Aix-la-Chapelle où son intention était de se faire couronner roi de Lorraine, aux fêtes de Noël. Ni le roi de France ni Conrad le Salique n'étaient en mesure de s'opposer par les armes aux projets du comte de Champagne. Ils se contentèrent d'aider le duc de Lorraine Gozelon, le plus directement menacé, à rassembler une armée que grossirent les contingents des évêques de Metz et de Liège, du comte de Namur et d'autres seigneurs. Vers la mi-novembre 1034, une grande bataille fut livrée auprès de Bar-le-Duc. Eudes, vaincu, périt dans la mêlée : ses espérances et ses projets furent mis à néant, mais l'idée qui l'avait stimulé, comme bien d'autres avant lui, ne périt point : nous la verrons reprendre corps plus tard et bien des fois.

Les empereurs germaniques restèrent les suzerains féodaux de la Bourgogne transjurane et de la Lorraine. Le roi de France eut voulu s'y opposer. Il eut, à ce sujet, avec son redoutable voisin, l'empereur Henri III le Noir, une entrevue à Ivois, en 1043 ; ce fut une conférence orageuse d'où la guerre ouverte faillit sortir[7]. Le roi de France conservait en Lorraine des partisans nombreux ; il lui suffisait, pour créer des embarras sérieux à l'Empereur, de se mêler des querelles des barons, de favoriser les révoltes des feudataires. La puissance de son allié, Gozelon le Grand, duc de toute la Lorraine depuis 1028, portait aussi ombrage à Henri le Noir.

A la mort de Gozelon, en 1044, l'Empereur se garda de prolonger plus longtemps cette union des deux Lorraines qui rappelait trop l'ancien royaume de Lotharingie. Le fils de Gozelon, Godefroi le Barbu, ne put obtenir que le duché de Basse-Lorraine. Furieux, il se révolta ; avec l'appui du roi de France, il essaya de soulever tous les mécontents de Lorraine et de Franche-Comté, mais il fut battu, déposé, et la révolte étouffée dans le sang. La Haute-Lorraine fut donnée par Henri le Noir, d'abord au comte Adalbert, duc d'Alsace, puis, lorsqu'Adalbert eut été tué en 1048, à Gérard d'Alsace. Sous ces princes, le sort de l'Alsace fut uni à celui de la Lorraine mosellane.

En 1046, Henri le Noir étant en Italie pour les fêtes de son couronnement impérial, le roi de France crut l'occasion venue de reprendre la Lorraine : cet héritage moral que, lui avait légué son père Robert le Pieux, lui tenait au cœur par-dessus tout. Dans l'appel qu'il adresse à tous ses vassaux pour leur réclamer le service de guerre, le roi de France proclame hautement qu'il veut reprendre le royaume et le palais d'Aix-la-Chapelle ; il les revendique en vertu de son droit héréditaire, comme possession de ses ancêtres[8] ; il entend reconquérir le royaume de Lorraine que la perfidie des Empereurs a ravi à ses prédécesseurs, mais sur lesquels il a conservé ses droits héréditaires[9].

Mais le roi Henri dut se borner à ces bruyantes démonstrations ; il ne fut pas suivi. Ses embarras en France avec ses grands vassaux ne lui permirent point de pousser son projet jusqu'à sa réalisation. Du moins, il est remarquable qu'il n'abandonna jamais, ce qu'il tenait, remarque Luchaire[10], pour un droit imprescriptible de sa Couronne. Quand il revit une seconde fois l'Empereur, à Ivois (en 1056), il lui reprocha, dit-on, avec vivacité, ses fausses promesses et l'obstination qu'il mettait à retenir entre ses mains cette portion du territoire français, injustement acquise par les rois de Germanie, ses prédécesseurs. La discussion devint bientôt si acerbe que l'Empereur défia le roi de France en combat singulier. Henri Ter refusa, rompit les négociations, et, s'il faut en croire la chronique allemande, s'enfuit pendant la nuit avec les siens.

Ainsi, remarque un savant juriste, Jacques Flach, le roi de France affirme solennellement les droits héréditaires de sa Couronne sur la Lorraine. C'est en vain que le chroniqueur allemand qui rapporte sa protestation la déclare un acte injurieux et hostile — contumeliose atque hostiliter objurgatus. Et par surcroît, le roi de France, comme s'il avait quelque souvenir de l'antique réputation de fourberie des Germains, reproche avec véhémence à l'Empereur de lui avoir menti en une foule d'occasions — multa sæpe sibi mentitus fuisset.

Le fils d'Henri le Noir, l'empereur Henri IV, est surtout célèbre par ses démêlés avec son fils et le pape Grégoire VII. Les villes du Rhin, Coblence, Mayence, Cologne, furent le théâtre des tragiques entrevues de Henri IV et de son fils Henri V, révolté contre lui. Le père fut emprisonné au château de Klopp, auprès de Bingen. Ayant réussi à s'échapper des mains de son misérable fils, il se réfugie à Cologne, puis à Liège, d'où il est réduit à écrire au roi de France, pour lui faire part de sa lamentable situation et implorer sa protection. Il mourut en exil, à Liège, le 7 août 1106. Son fils, qui l'avait détrôné, continua avec le pape la querelle fameuse des Investitures, jusqu'à ce que l'accord de Worms, en 1122, rétablît une paix apparente. Dès lors, Henri V tourna son regard de haine et de convoitise du côté de la France où régnait Louis VI le Gros. N'avait-il pas à reprocher au roi de France de s'être montré favorable au pape et de manifester sans cesse des projets ambitieux sur la Flandre et la France rhénane ? Henri V envahit la France à la tête d'une armée immense qui se dirigea sur Reims (1124).

Mais au temps de Louis le Gros, la royauté capétienne était enfin affermie et respectée ; le sentiment national se souleva spontanément contre l'étranger. Jamais, raconte Luchaire[11], agression de l'Allemagne sur la France n'avait suscité un pareil émoi. On vit se grouper rapidement autour du Roi, toutes les forces militaires de la féodalité et de l'Église, au moins celles de la France du Nord, car les contingents de l'Aquitaine, de la Bretagne et de l'Anjou n'auraient pu arriver à temps. La France frémit, dit Suger, et s'indigna de l'audace des Allemands. Quand, de tous les points du royaume, notre puissante armée fut réunie à Reims, il se trouva une si grande quantité de chevaliers et de gens de pied, qu'on eût dit des nuées de sauterelles qui couvraient la surface de la terre, non seulement sur les rives des fleuves, mais sur les montagnes et dans les plaines. Le Roi ayant attendu là, une semaine toute entière, l'arrivée des Allemands, les grands du royaume se préparaient au combat et disaient entre eux : Marchons hardiment aux ennemis ! Qu'ils ne rentrent pas dans leurs foyers sans avoir été punis, et ne puissent pas dire qu'ils ont eu l'orgueilleuse présomption d'attaquer la France, la maîtresse de la terre. Que leur arrogance obtienne ce qu'elle mérite, non dans notre pays, mais dans le leur même, que les Français ont subjugué, et qui doit leur rester soumis, en vertu du droit de souveraineté qu'ils ont acquis sur lui ; ce qu'ils projetaient d'entreprendre furtivement contre nous, rendons-le leur ouvertement. Ainsi, Suger se fait l'écho de l'opinion de tous, en proclamant à son tour les droits de la France sur la Lorraine. Quelques conseillers du Roi étaient d'avis d'attendre que les ennemis fussent entrés sur notre territoire, de leur couper la retraite, de les égorger sans miséricorde comme des Sarrasins, d'abandonner sans sépulture, aux loups et aux corbeaux, le corps de ces barbares, massacre justifié par la nécessité de défendre notre pays (Suger).

Lorsque l'empereur Henri V, après avoir dépassé Metz, se vit en présence de cette puissante armée qui paraissait si bien organisée pour le combat, si pleine d'ardeur, suivie même d'une arrière-garde sous les ordres du comte de Flandre, il s'arrêta, puis s'en retourna déconcerté en Allemagne.

Louis le Gros ne le poursuivit pas ; il avait trop d'affaires sur les bras pour prendre, à son tour, l'offensive. Mais, remarque Luchaire, cette expédition avortée eut un résultat décisif. IL s'était produit là, dans cette plaine de Champagne où l'armée capétienne se massait autour de l'étendard de Saint-Denis, un phénomène caractéristique qu'on reverra à Bouvines. Pendant quelques jours au moins, le seigneur de l'Ile-de-France avait été vraiment le roi de France[12].

Henri V mourut peu après cette tentative, à Utrecht, en 1125 ; en lui finit la dynastie des empereurs de la maison de Franconie. Après une période de troubles, l'élection de Conrad III, en 1138, donna le trône impérial, pour plus d'un siècle, aux princes de la maison de Souabe, les Hohenstaufen. Le plus fameux d'entre ceux-ci, Frédéric Ier Barberousse, réussit à faire, de toute la vallée du Rhône, du Dauphiné et de la Provence, un pays d'Empire. A la diète solennelle de Besançon, en 1157, il parut entouré de la noblesse féodale de toute la région. Et l'on voit, ici encore, que la question de langue et de race n'est pas en jeu, car dans toute cette contrée, il y avait des populations d'origines diverses et la langue parlée était le français.

Lorsqu'à Würtzbourg, le 17 juillet 1157, Frédéric Barberousse eut fait alliance avec le roi d'Angleterre Henri II Plantagenet, le roi de France, Louis VII le Jeune, se sentit menacé d'une nouvelle invasion. Il fit des préparatifs de défense et commença à rassembler les milices locales. Heureusement, le schisme religieux qui éclata en 1159, et dans lequel Frédéric Barberousse était si directement intéressé, détourna l'orage. A l'occasion de l'entrevue projetée de Saint-Jean-de-Losne, le roi Louis VII vit éclater, une fois de plus, la ruse et la perfidie allemandes : déjà, comme en 1870, on falsifie des textes officiels pour tromper le roi de France. Frédéric délégua l'archevêque de Cologne, Renaud de Dassel, pour faire à Louis VII d'hypocrites excuses[13].

Maître de la région rhénane où l'épopée carolingienne se développait et devenait de plus en plus populaire, Frédéric Barberousse se montra un admirateur passionné de Charlemagne. Il obtint du pape Pascal III, en 1165, que Charlemagne fût honoré comme un saint. Alors, il vint à Aix-la-Chapelle, ouvrit le caveau funéraire qui n'avait pas été violé depuis Otton III ; il fit placer la vénérable dépouille de Charles, dans une châsse qu'on transféra solennellement dans le Hochmunster, avec le trône de marbre du grand Empereur franc sur lequel les Empereurs allemands furent désormais couronnés.

En France, sous Louis VII le Jeune, commence la lutte contre la domination anglaise, qui va longtemps absorber les efforts de nos rois et les distraire de la question rhénane. Dès 1171, Louis VII forme le projet de se liguer avec Frédéric Barberousse pour abattre la puissance d'Henri II Plantagenet ; il eut, en effet, une entrevue à ce sujet avec l'empereur, à Vaucouleurs. Mais les négociations n'aboutirent pas ; il y avait trop de traditions de défiance et d'hostilité entre Louis VII et Frédéric, pour que l'on pût trouver un terrain commun d'entente. Le contraste social des Français et des Allemands s'accentuait, d'ailleurs, tous les jours davantage. Luchaire raconte que du temps de Louis VII le Jeune, il y avait, à Paris, un grand nombre d'étudiants allemands : ils affectaient de se scandaliser de la simplicité du Roi comparée au cérémonial qui accompagnait, chez eux, la majesté impériale. Ils se moquaient de Louis VII parce qu'il vivait en bourgeois, parmi les siens, qu'il n'avait pas l'allure d'un tyran à la mode des Barbares, et qu'on ne le voyait pas toujours entouré de gardes, comme quelqu'un qui craint pour sa vie[14]. Ce curieux témoignage est extrait d'une lettre de Jean de Salisbury écrite en 1168, qui ajoute que ces étudiants allemands ne se gênaient point pour témoigner leur hostilité envers la France et son Roi : Ils ont le verbe haut et la menace à la boucheloquuntur grandia, nimis tument.

Décidément, les temps modernes n'ont rien qui soit nouveau et l'Allemand n'a pas changé !

 

III

BOUVINES (JUILLET 1214).

 

La grande coalition féodale qui se leva en armes contre Philippe Auguste, à son avènement en 1180, bien qu'elle eût pour objet avoué l'indépendance des grands feudataires, touche par un côté la question de nos frontières de l'Est, parce que l'empereur Frédéric Barberousse eut la prétention de s'en mêler et entreprit de protéger les révoltés. Parmi ceux-ci, on voyait l'archevêque de Reims, le duc de Bourgogne, les comtes de Flandre, de Champagne, de Hainaut, de Namur, de Louvain et d'autres seigneurs lorrains qui s'étaient joints aux barons des diverses parties de la France. La jeunesse et l'inexpérience du nouveau Roi parurent aux feudataires que Louis le Gros avait domptés, une occasion favorable pour relever la tête et reconquérir tous les privilèges de la souveraineté. Mais Frédéric Barberousse, en les aidant, poursuivait un autre but. Dès cette époque, par suite de successions et d'arrangements féodaux, toute la France de l'Est, jusqu'à la Meuse, à la Saône et au Rhône, dépassant même par endroits ces grands cours d'eau, relevait de l'Empire. Barberousse ne cachait point qu'il intervenait pour étendre les limites de l'Empire jusqu'à la mer Britannique[15]. L'autorité du roi de France, l'existence môme de la monarchie capétienne étaient de nouveau mises en péril.

Par bonheur, les coalisés ne surent pas agir de concert. Barberousse, tiraillé par ses affaires d'Italie, n'était pas prêt et manquait d'argent. La guerre, qui dura quatre ans, fut surtout une guerre féodale, comme celles que Louis VI le Gros avait entreprises durant tout son règne. Les choses traînant en longueur, Philippe Auguste fut assez habile pour détacher de la ligue Frédéric Barberousse, dont il obtint même l'alliance contre le roi d'Angleterre Henri II Plantagenet. Partout, les féodaux furent châtiés et contraints de reconnaître la suzeraineté effective du Roi. Après ces succès, Philippe Auguste put concevoir légitimement les projets les plus grandioses. Un jour de l'an 1185, — il avait 20 ans, — quelque seigneur de sa cour le voyant soucieux et comme préoccupé, s'enhardit à le questionner sur la nature de ses pensées : Je pense à une chose, répondit le Roi, c'est à savoir si Dieu accordera, à moi ou à l'un de mes hoirs, la grâce d'élever la France à la hauteur où elle était du temps de Charlemagne[16]. Telle était déjà la pensée de ses prédécesseurs ; elle ne cessera d'être le mobile essentiel de la politique de tous les rois capétiens.

L'Allemagne était alors déchirée par les factions. Une ligue s'était constituée, à la tête de laquelle se trouvait l'archevêque de Cologne et les princes de la maison de Saxe : ce fut l'origine du parti guelfe qui voulait que l'empire restât électif. L'autre parti, celui de Barberousse et des Hohenstaufen, qui voulait l'empire héréditaire, fut le parti gibelin. Philippe Auguste se mêla habilement à cette grande querelle et il offrit son concours à Barberousse, pour avoir lui-même un appui dans la lutte qu'il allait entreprendre contre le plus redoutable de ses grands vassaux, le roi d'Angleterre.

En décembre 1187, une entrevue solennelle de Philippe Auguste et de Barberousse eut lieu près d'Ivois. Chacun des monarques était venu avec une escorte imposante de hauts barons et de prélats. On se fit des concessions mutuelles ; l'empereur promit au roi de France de l'aider contre les Plantagenets, mais seulement si besoin était. Frédéric ne songea plus ensuite qu'à préparer la Croisade d'où il ne devait pas revenir. La Croisade ne réussit pas, non plus, à Philippe Auguste et à Richard Cœur-de-Lion qui s'y brouillèrent au siège de Saint-Jean-d'Acre. La captivité de Richard, traîtreusement retenu prisonnier par le duc d'Autriche Léopold, et livré à l'empereur Henri VI, est, avec la mort de Barberousse, Fun des événements qui frappèrent le plus vivement les imaginations des gens du moyen âge et que chantèrent avec le plus d'émotion sympathique les trouvères français et les Minnesinger rhénans.

La mort de l'empereur Henri VI, en 1198, amena la guerre entre les Guelfes et les Gibelins, les premiers soutenant la candidature d'Otton de Brunswick à la dignité impériale, les seconds voulant reconnaître le frère de l'empereur défunt, Philippe de Souabe, tuteur de son fils, le futur Frédéric II, qui n'avait alors que trois ans. Philippe Auguste ne pouvait favoriser Otton, parce que ce dernier était le neveu de ses ennemis d'Angleterre, Richard Cœur-de-Lion et Jean sans Terre. H fit alliance avec Philippe de Souabe : le traité fut signé en son nom, par Nivelon, évêque de Soissons, à Worms, en juin 1198.

Et ce pendant, le pape Innocent III, protecteur d'Otton, adjurait le roi de France de se défier des Hohenstaufen. Il lui écrit : Ne vous fiez pas à cette race des Hohenstaufen ; n'essayez pas d'apprivoiser les tigres ; laissez tomber Philippe de Souabe, qui n'a aucune chance de succès[17]. Une autre fois, le pape donne son appréciation sur le caractère des Allemands : L'Allemand n'est pas l'ami de l'homme, mais de la fortune ; comme le roseau sous le vent, il cède aux événements ; il appartient au succès et fait défaut à l'infortune.

Les événements ne tardèrent pas à montrer combien le pape avait raison. A peine Philippe de Souabe l'eut-il emporté sur son concurrent et conclu une trêve avec lui, qu'il soutint le duc de Lorraine, Ferri II, contre le comte de Bar, l'ami de Philippe Auguste. Les choses allaient se gâter entre les deux Philippes, lorsque l'empereur fut assassiné, le 5 juin 1208, par Otton de Wittelsbach à qui il avait refusé la main de sa fille.

Alors, Philippe Auguste invente un nouveau candidat à l'Empire, un Lorrain, Henri, duc de Brabant, que le roi de France avait pris à sa solde et auquel il payait une rente annuelle de 200 marcs, mais payable à Paris et personnellement, afin de l'avoir dans sa main[18].

Le duc de Brabant n'avait, à cause de sa double qualité de Lorrain et d'ami du roi de France, aucune chance de rallier les suffrages des Électeurs allemands. Otton de Brunswick l'emporta. Dès lors, Philippe Auguste prévoyant l'alliance d'Otton avec son oncle Jean sans Terre, eut lieu d'appréhender une invasion de la France et il commença à faire ses préparatifs de défense. Dès l'an 1209, il donne à l'archevêque de Reims 400 livres pour restaurer les remparts de la ville. En même temps, il se déclare partisan du jeune Frédéric, fils de Henri VI, que le pape venait d'opposer à Otton de Brunswick.

Philippe Auguste convia à une entrevue le jeune Frédéric. Celui-ci accourut en Lorraine, à Vaucouleurs. Il y rencontra, non pas le roi de France lui-même, qui, bien qu'il fût à Châlons, paraît avoir dédaigné de se déranger, vu l'âge du futur empereur, mais le fils aîné de Philippe Auguste, le futur Louis VIII. Un traité fut signé le 19 novembre 1212. Philippe donna 20.000 marcs pour payer l'élection de Frédéric qui, effectivement, fut élu quelques semaines plus tard. Le pape, remarque Luchaire[19], à ce sujet, n'était plus seul à faire des empereurs ; la royauté française s'en mêlait. Elle prenait les princes d'Empire à sa solde : fait nouveau et grave dans la situation européenne. Profiter des divisions de l'Allemagne, les entretenir, corrompre les princes de l'Empire pour empêcher dans ce pays la constitution d'un pouvoir fort, cette politique de la Monarchie française, qui deviendra traditionnelle, date réellement de Philippe Auguste. Les derniers Capétiens, les Valois, les Bourbons n'ont fait que marcher dans la voie qu'il avait tracée.

Mais Otton de Brunswick, empereur sous le nom d'Otton IV, restait le plus fort, en Allemagne. Il leva une armée formidable, se ménagea l'alliance des comtes de Flandre, de Boulogne et de tous les princes des Pays-Bas, avec lesquels il envahit le nord de la France, tandis que son oncle Jean sans ; Terre s'emparait du Poitou. La bataille contre les coalisés da Nord eut lieu dans les derniers jours de juillet 1214, à Bouvines, sur la Marcq, entre Lille et Tournai. Les chroniqueurs prétendent qu'il n'y avait pas moins de cent mille guerriers sous les ordres d'Otton. Le péril pour la France était extrême : ce fut l'occasion heureuse de notre deuxième Union sacrée. Tous les historiens célèbrent cette grande victoire de Philippe Auguste. Il repoussa hors de France une agression qui fût vite devenue une ruée germanique comparable aux plus grandes invasions d'autrefois. Les populations de toutes nos provinces le comprirent ; l'ardeur des milices communales au combat, le courage héroïque du Roi et des chevaliers excitèrent, dans toute la France, le plus frénétique enthousiasme : ce fut vraiment une victoire nationale, le triomphe de la race française sur les Allemands. Le soir même de la bataille, Philippe Auguste dépêcha un courrier à son jeune allié, Frédéric II, pour l'en informer ; il lui envoyait, comme un trophée, l'aigle dorée d'Otton, ramassée parmi les débris de l'armée vaincue. Mais l'allemand Frédéric s'était gardé d'aider les Français ; il s'était installé, attendant les événements, à Haguenau, où les Hohenstaufen avaient un palais, bâti par Frédéric Ier Barberousse. Il profita de la déconfiture de son rival en faisant reconnaître son autorité impériale par les villes guelfes du Rhin. Toutes s'inclinèrent, sauf Aix-la-Chapelle qui essaya un instant de résister, et Cologne, la capitale religieuse du parti guelfe, où Otton IV se réfugia.

Un an après, Frédéric II se faisait couronner à Aix-la-Chapelle, pour la seconde fois. Quant à Otton, les bourgeois de Cologne commençaient trouver encombrant cet exilé, criblé de dettes, et surtout sa femme, Marie de Brabant, qui passait sou temps à perdre aux dés l'argent qu'elle n'avait plus. Quand Frédéric parut devant la ville (3 août 1215), ils déclarèrent à Otton qu'ils paieraient ses dettes et lui donneraient, en outre, 600 marcs, mais à condition qu'il s'en irait. Le lendemain, pendant que Frédéric entrait par une porte, le Guelfe et sa femme, déguisés en pèlerins, s'enfuyaient par l'autre[20].

On a dit justement que la victoire de Bouvines avait mis le sceau à l'unification de la Monarchie française. En face du danger tous les éléments s'en étaient solidarisés, donnant leur confiance au Roi. Si Philippe Auguste ne retira de son triomphe aucun agrandissement territorial, il en recueillit, du moins, un prestige immense, aussi bien dans le pays rhénan que dans son royaume. Bouvines prouva aux Lorrains que le roi de France était, enfin, en situation de faire valoir ses imprescriptibles droits sur la France rhénane : ils devaient garder leur foi traditionnelle et malgré la suzeraineté de l'Empire germanique, rester des Francs, en face des Germains d'outre-Rhin, comme au temps de Clovis et de Charlemagne.

Désormais, le nom de France (Francia) qui, aux IXe et Xe siècles, désignait essentiellement la région comprise entre le Rhin et la Loire, s'étend à toute la Monarchie et englobe les grands fiefs eux-mêmes. La douce France des Chansons de Geste est le royaume de Philippe Auguste et de saint Louis tout entier. Elle tend et aspire à reprendre les limites de l'ancienne Gaule, c'est-à-dire ses frontières naturelles. C'est dans cette vaste contrée, du Rhin à l'Océan, aux Pyrénées et aux Alpes, que se répand l'influence de sa littérature, de sa poésie en langue d'oïl et en langue d'oc, de sa vie sociale et de ses mœurs, les plus policées du monde, en attendant que les événements permettent au pouvoir royal de mettre sa domination politique en harmonie avec les aspirations des provinces, françaises déjà de cœur, de mentalité et de tendances.

Le royaume de France ou des Francs (regnum Francorum) est toujours opposé à l'empire allemand qui, en dépit de l'étiquette dont l'Église l'a affublé Saint-Empire romain germanique, n'a été, on l'a remarqué, ni saint, ni romain, ni un empire unifié. Il ne faut point ici, comme en bien des circonstances, se laisser abuser par les mots. C'est à la Monarchie française, que la tradition franco-romaine a passé. Reconstituer l'empire de Charlemagne sera toujours la pensée des rois de France, même lorsque réduits à ne plus posséder qu'un tout petit royaume, il leur faudra chasser de France les Anglais qui, par droit d'héritage féodal, en posséderont les deux tiers.

Le Bourguignon Raoul Glaber, qui mourut à Cluny vers 1050, montre déjà, avec fierté, la grande figure de Charlemagne planant sur les destinées de la Monarchie française naissante. Mais voici un poème, le Couronnement du roi Louis, qui dans sa rédaction du XIIIe siècle, nous exprime le sentiment national français sous sa forme la plus pure et la plus ardente, en le plaçant toujours sous l'égide de ce Charles, dit Victor Hugo, qui rayonne jusqu'à nous à travers dix siècles et qui n'est sorti de ce monde qu'après avoir enveloppé son nom, pour une double immortalité, de ces deux mots, sanctus, magnus, saint et grand, les deux plus augustes épithètes dont le ciel et la terre puissent couronner une tête humaine.

Tel est l'idéal que le poème médiéval propose aux rois de son temps qui, s'ils ne savent défendre la France comme le patrimoine que Charlemagne leur a légué, sont indignes du trône :

Lorsque Dieu divisa la terre en cent royaumes,

En douce France il plaça le meilleur.

Le meilleur roi eut pour nom Charlemagne :

Celui-là aura fait la grandeur de douce France.

Dieu n'a point fait de terre qui ne dépende de lui :

Il alla prendre Bavière et Allemagne,

Et Normandie et Anjou et Bretagne,

Et Lombardie et Navarre et Toscane.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Roi qui porte la couronne d'or de France

Doit être prud'homme et vaillant de sa personne,

Et s'il est homme qui lui fasse tort,

Il ne doit échapper à la vengeance, ni en bois ni en plaine ;

Et le Roi ne doit s'arrêter qu'il ne soit mort ou demande grâce.

S'il ne fait ainsi, la France perd son honneur,

Et, — l'histoire le dit, — il est couronné à tort[21].

Et plus le temps marche, plus la figure de Charlemagne grandit par l'épopée et devient populaire en France. Et sans cesse on rappelle les exploits merveilleux du grand Empereur qui avec ses chevaliers français, avait conquesté les Allemaignes, et développé l'œuvre de Clovis, le fondateur de la Monarchie. A mesure que le temps s'éloigne, remarque Albert Sorel[22], l'image du grand Empereur s'élève et prend des proportions colossales. De Philippe Auguste à Napoléon, elle plane sur l'histoire de France. C'est dans la Geste de l'Empereur qu'il faut rechercher la première origine d'une tradition politique qui, par un étrange retour des choses, devait au XIXe siècle aboutir à réaliser, devant l'Europe consternée, ce prodige d'Empire occidental que les poètes du moyen âge proposent comme une légende merveilleuse aux imaginations populaires.

Oui ! il est, dans l'histoire de la civilisation du monde occidental deux grands miracles historiques. Le premier, c'est la formation et la durée de cet Empire romain qui assura au monde méditerranéen cinq siècles de paix et de prospérité, car les expéditions que dirigèrent ses empereurs contre les Parthes, les Germains ou les Daces, sur l'Euphrate, le Rhin ou le Danube, sont des guerres sur les frontières, comparables à nos expéditions coloniales. Cette politique romaine, dont les empereurs se transmettent la tradition, depuis Jules César jusqu'aux successeurs de Théodose, en dépit de leurs rivalités, parfois de leurs crimes ou de leur dépravation morale, est l'un des phénomènes les plus étonnants de l'histoire du monde.

Le grand fait historique qui, après la chute de l'Empire romain, est bien, lui aussi, un miracle, c'est la mission glorieuse que se donna la dynastie de nos Rois de la troisième race, de former la Monarchie française en s'efforçant graduellement et de règne en règne, d'agrandir le domaine royal jusqu'au rétablissement de la France dans ses limites gauloises et chlodovéennes, c'est-à-dire dans ses frontières naturelles, depuis l'Océan et les Pyrénées jusqu'aux Alpes et au Rhin. Ne dirait-on pas, en vérité, que chacun de nos rois, en mourant, a confié à son successeur ce secret politique, en lui faisant jurer d'y rester lui-même fidèle et de s'efforcer d'atteindre à sa réalisation ? C'est la gloire historique et intangible de la dynastie capétienne d'avoir, depuis le XIe jusqu'au XVIIIe siècle, poursuivi le même but, cette unité territoriale ; d'y avoir pensé toujours, d'y avoir travaillé sans relâche, quoique par des moyens d'action divers ; d'en avoir transmis le mot d'ordre, — le secret du Roi, — comme le flambeau des coureurs antiques dans l'arène ; d'y avoir réussi en abattant d'abord la féodalité, puis la noblesse apanagée ; d'avoir triomphé des partages de famille et des morcellements imposés par les héritages, en un temps où l'on se partageait les peuples et les provinces comme un bien familial. Au moment de la Révolution, cette œuvre grandiose n'était pas encore tout à fait achevée, malheureusement.

Aux jours sombres de notre histoire nationale, si admirable dans son unité, le Rhin put sembler perdu, mais le souvenir ne s'en effaça jamais et l'espoir de le reconquérir quelque jour, resta comme un instinct naturel au fond de l'âme française, identifiée avec la politique de nos rois. C'est qu'il n'appartient point aux combinaisons de la diplomatie ni à la force conquérante d'imposer des barrières éternelles au cours des fleuves et de changer la direction des vallées. La France est fermée du côté des Alpes, des Pyrénées et des Océans ; elle reste ouverte seulement du côté du Rhin ; elle regarde le Rhin ; ses rivières, ses montagnes de l'Est, la conduisent au Rhin. Dès qu'elle est dégagée des entraves de la domination étrangère et qu'elle redevient maîtresse de ses destinées, elle pense au Rhin ; elle veut s'en approcher et le reconquérir : c'est sa loi providentielle et sa tradition historique ; elle ne saurait la négliger ou la méconnaître sans déchoir.

 

IV

COUP D'ŒIL SUR L'ÉTAT POLITIQUE ET SOCIAL DES PAYS RHÉNANS AU XIIIe SIÈCLE.

 

Continuant la politique de son père, Louis VIII voulut renouer, pour en tirer parti, des relations d'amitié avec Frédéric II. En 1234, il lui envoie une ambassade ; puis, il va lui-même en Lorraine pour rencontrer le fils de l'Empereur, Henri VII, qui avait déjà le titre de roi des Romains, Frédéric se trouvant en Sicile. Henri VII arriva à Toul, le 18 novembre 1224 ; sans doute, il n'était qu'un enfant, mais il était accompagné de ses conseillers, les plus puissants personnages de l'Empire, l'archevêque de Cologne Engilbert, le duc de Bavière, l'archevêque de Mayence et le cardinal Conrad, légat du pape.

De Vaucouleurs, Louis VIII se rendit à Rigny-la-Salle où le roi des Romains vint également. On délibéra sur les bases d'une alliance ; mais l'archevêque de Cologne et le cardinal Conrad, un Allemand, s'opposèrent aux_ propositions de Louis VIII. Celui-ci quitta Rigny, déçu, furieux d'avoir été desservi par les conseillers du jeune Henri. Il se dédommagea en reprenant directement et en secret les négociations avec Frédéric II. L'Empereur, par un traité signé à Catane, s'engagea à repousser toute alliance avec l'Angleterre ; en suite de quoi, Louis VIII eut l'idée, pour rendre ce traité efficace, de corrompre l'archevêque de Cologne et de l'amener dans son parti : c'était une simple question d'argent. Mais l'archevêque fut assassiné par Frédéric d'Isembourg, le 7 novembre 1225[23].

Au XIIIe siècle, sous l'action des grands papes dominateurs, Innocent III, Grégoire IX, Innocent IV, l'esprit public était tourné du côté des Croisades ; les princes devaient se croiser pour la délivrance de la Terre sainte. Saint Louis entrait, sous ce rapport, dans les vues du pape, tandis que l'empereur Frédéric II s'était fait excommunier parce qu'il différait son départ promis pour les Lieux saints. Ce fut alors que Grégoire IX, en 1241, offrit la couronne impériale au roi de France, soit pour lui-même, soit pour son frère Robert, comte d'Artois. C'était une manière, déjà tentée et qui le sera encore bien des fois plus tard, de résoudre la question rhénane et, en même temps, de rendre Louis IX assez fort pour chasser les Anglais de son royaume. Le roi de France eut pu, alors, sans arrière-pensée, se mettre à la tête d'une Croisade qui eût définitivement christianisé, — nous dirions aujourd'hui, colonisé — l'Orient. Mais le pape qui faisait cette séduisante proposition était centenaire. Saint Louis et son frère n'acceptèrent point ; Grégoire mourut quelques semaines après.

Quant à Frédéric II, le reste de son règne fut rempli par ses luttes contre le pape Innocent IV, contre les villes italiennes révoltées, et contre le comte de Hollande Guillaume II, que le pape voulait mettre à sa place sur le trône impérial. Conrad IV qui succéda à Frédéric, en 1250, fut le dernier empereur de la maison des Hohenstaufen dont la race devait bientôt finir par le supplice de son fils, le jeune Conradin, à Naples, le 29 octobre 1268. Au milieu de la longue période de troubles qu'on appelle dans l'histoire le Grand Interrègne, Guillaume de Hollande fut couronné roi des Romains par l'archevêque de Cologne et reconnu par les princes rhénans, le duc de Gueldre, les comtes de Clèves et de Juliers, le duc de Limbourg et presque tous les seigneurs ecclésiastiques. Mais il mourut dès 1256.

Alors, ce fut dans l'Empire la confusion la plus complète. Louis IX occupé aux préparatifs de la Croisade, ne chercha point à en profiter pour revendiquer les droits de la Couronne de France sur une contrée qui, dans sa détresse, n'eût pas mieux demandé que de se jeter d'ans ses bras.

Après sa mort, il était trop tard. Philippe III le Hardi eut bien la velléité de poser sa candidature au trône impérial. Mais le 1er octobre 1273, à Francfort, Rodolphe de Habsbourg fut élu, grâce aux agissements de Louis le Sévère, comte Palatin, duc de Bavière, à qui s'en étaient remis les Électeurs, par lassitude et faute de pouvoir s'entendre. Le Palatin reçut pour récompense la main de la fille du nouvel Empereur.

La période de troubles sanglants qui prenait ainsi un terme, par l'élévation de l'obscure maison de Habsbourg, avait été mise à profit par les Princes souverains du pays rhénan. On les voit tous, à l'envi, laïques et ecclésiastiques, travailler à leur indépendance, usurpant de nouveaux privilèges, poussant l'audace jusqu'à l'affranchissement absolu des formules, pourtant déjà presque vaines, de la vassalité. En Alsace, par exemple, le petit comte de Ferrette, Ulric Ier, s'intitule comte de Ferrette, par la grâce de Dieu et proclame ainsi son indépendance souveraine. Seulement, plus tard, un autre comte de Ferrette, Ulric II, devait marier sa fille au duc d'Autriche Albert, landgrave de la Haute-Alsace, mariage qui fit passer, par héritage, le comté de Ferrette, où la langue était française, dans le domaine particulier de la maison d'Autriche.

Les villes d'Alsace se déclarent villes libres ; puis, elles se font confirmer, après l'élection de Rodolphe, les privilèges qu'elles avaient usurpés ; elles sont villes libres impériales, c'est-à-dire que, désormais, elles relèvent directement de l'Empereur, ce qui, en fait, leur constitue une véritable autonomie. On compte ainsi dix villes libres en Alsace : Mulhouse, Munster, Colmar, Turkheim, Kaiserberg, Schlestadt, Obernai, Rosheim, Haguenau, Wissembourg. Telle est la décapole alsacienne. Strasbourg n'y est pas comprise parce que, depuis des siècles déjà, elle était autonome et s'était fait un régime à part, grâce à l'ambition de ses évêques. Puis, en 1273, par l'intervention de Rodolphe de Habsbourg, elle s'affranchit du pouvoir épiscopat lui-même. Quant aux vastes domaines d'Alsace qui appartenaient en propre à la famille des Habsbourg„ ils furent administrés par des avoués provinciaux appelés landvogts, sous la haute autorité du représentant de l'Empereur, le landgrave d'Alsace.

Quel scandale, à peu près permanent, que l'histoire des trois Électorats ecclésiastiques ! de ces puissants archevêques qui sont, pour la plupart, bien plus occupés de leurs prérogatives féodales, de leurs armées et de leurs revenus que de leurs devoirs religieux ! D'aucuns, comme Gérard, archevêque de Mayence en 1251, digne successeur du lointain Gewilieb, sont fornicateurs et simoniaques, font la guerre en chefs de bandes, se rient des réprimandes du pape et des conciles et même de l'excommunication. Engilbert II de Valkenburg, archevêque de Cologne, soulève par ses exactions sa ville archiépiscopale dont, en 1263, il est obligé de faire le siège. On prête d'invraisemblables cruautés à son successeur, Sigefrid de Westerburg, à l'égard de son ennemi, le comte de Berg, devenu son prisonnier en 1295. Des chroniqueurs disent qu'il le fit enfermer dans une cage de fer, pour l'exposer au soleil, pendant l'été, nu et frotté de miel, afin de le faire dévorer par les guêpes et les fourmis. Le niveau moral de tels prélats, sortis de la féodalité allemande, n'était évidemment pas le même que celui du roi de France, saint Louis, leur contemporain. Au XIIe siècle, à Trèves, montèrent successivement sur le trône archiépiscopal, trois prélats de langue française : Adalbéron de Montreuil, qui ne savait pas l'allemand — gallica lingua natus, in teutonica non erat expeditus —, Hillin de Falmagne et Arnoul de Walencourt. Tout en ayant les mœurs féodales de leur temps, ces évêques furent des hommes de paix et laissèrent une mémoire vénérée. Ils forment contraste au milieu d'une kyrielle de prélats dont les forfaitures sont pourtant encore dépassées par celles des seigneurs laïques. Retenons surtout ce fait, vérifié une fois de plus, que la dualité des langues, dans l'Électorat de Trèves, n'était point une cause de séparation politique et ne mettait nullement en état d'hostilité des populations voisines et de même race.

Il en était de même dans les États du duc de Lorraine. Le duc Mathieu II, qui fut mêlé à la plupart des grands événements du milieu du XIIIe siècle, ordonna, le premier, que les actes publiés dans ses chancelleries fussent désormais rédigés, non plus en latin, mais en français dans le romain pays et en allemand dans ses terres de langue allemande. Vers la même époque, dans les duchés de Luxembourg, de Hainaut et de Brabant et la principauté de Liège, s'introduisit la même réforme notariale, sans qu'on lui attribuât la moindre portée politique. Mais cette réforme a pu donner, suivant l'arbitraire des notaires, une forme française ou une forme allemande, aux noms de localités ou de lieux-dits qui, jusque-là, avaient une terminologie latine.

La région, plus germanisée, qu'on appelle dans l'histoire le Palatinat rhénan, a subi au cours de la période médiévale de singulières vicissitudes politiques et géographiques. En 1155, on voit Frédéric Barberousse conférer à son frère Conrad, le titre de comte palatin, parce que ce prince avait des domaines immenses dans cette portion du pays rhénan, sur les deux rives du fleuve. Conrad avait son palais sur la colline de Jettenbühel, qui domine Heidelberg. A la mort de son fils Henri le Jeune, en 1214, le Palatinat rhénan fut donné par Frédéric II à Louis de Bavière, de la maison de Wittelsbach. Avec son fils Louis II le Sévère, l'auteur de l'élection de Rodolphe de Habsbourg, les comtes Palatins du Rhin devinrent Électeurs de l'Empire. Le Palatinat fut, dans la suite des temps, morcelé en petites principautés, au hasard des héritages, ou suivant le caprice et les intérêts des familles féodales. On s'y perd dans ce fouillis de territoires enchevêtrés, aux limites souvent bouleversées, appartenant à des principicules qui se font une guerre constante de chicanes, quand ce n'est pas avec des bandes de brigands, méprisant la suzeraineté nominale de l'Empereur. Comme on disait dans une formule dont la solennité confine à l'ironie : Tous les membres de l'Empire ont la plénitude du pouvoir, l'Empereur seul a la plénitude de la Majesté.

Le mouvement social qui se développe sur les terres d'Empire jusqu'à l'époque moderne, est tout l'opposé de celui qui, en France, a achevé son évolution dès le milieu du XIIIe siècle. Ici, le pouvoir royal absorbe toutes les seigneuries, s'impose à elles, supprime tous les privilèges souverains des barons, achève jour par jour le magnifique édifice de la Monarchie et de l'unité française. Là, c'est au contraire le morcellement féodal qui s'accentue tous les jours davantage, les privilèges souverains des seigneurs qui se fortifient, les frontières qui se creusent plus profondes entre les petits Etats rhénans, pour lesquels l'Empire dont ils font partie n'est plus qu'une espèce d'abstraction juridique.

Cet état des choses engendre, pour ce malheureux pays rhénan — l'ancienne France rhénane, — une véritable anarchie. C'est, à l'état permanent, un chassé-croisé inextricable de guerres privées, de surprises à main armée, de complots, d'assassinats, de brigandages organisés, qui rappellent les Alamans ou les Saxons quand ils faisaient irruption dans l'Empire romain. Sans qu'une idée commune, même inspirée par l'intérêt, domine l'esprit de ces forbans affamés, sans qu'ils aient même le soupçon du bien public, du sentiment national, on les voit sans scrupule faire appel, pour soutenir leurs droits prétendus, tantôt au roi de France, et se faire donner une pension, tantôt à l'Empereur, quitte à changer de camp, le lendemain, si leur appétit féroce y trouve satisfaction. Cette féodalité allemande, monstrueuse, trafique des pays et des peuples comme d'une vile marchandise ; on vend, on échange, on prend par la force un canton, un comté, un duché, une principauté. Un assassinat rend maître d'une province qui est reprise ou partagée par d'autres, sans que jamais des considérations de convenances sociales ou d'intérêts des populations soient envisagées.

Dans le pays d'entre Meuse et Rhin, le sentiment national d'autrefois s'est évanoui, ou plutôt il s'est réfugié dans l'instinct populaire ; étouffé sous le régime féodal, il couve comme le feu sous la cendre au fond de l'âme lotharingienne germanisée. L'habitat, la seule tyrannie supportable puisqu'elle vient de la nature, l'y maintient ; il est, là comme partout, la sauvegarde de la solidarité morale des populations qui vivent de la même vie, se rattachent aux mêmes traditions ancestrales, communient dans les mêmes espérances.

 

VI

PIIILIPPE LE BEL ET SES FILS (1285-1328).

 

Chez les Gaulois, jusqu'à la conquête romaine, le sentiment de l'unité de la race et de la Patrie gauloise était entretenu surtout par les Druides : c'est sur leur enseignement traditionnel que se greffèrent les ambitions des chefs militaires dont Jules César eut à briser la résistance. Au moyen âge, les rois de France qui formèrent le dessein-de ramener sous leur sceptre toutes les populations de l'ancienne Gaule, eurent pour conseillers et pour auxiliaires zélés, une classe d'hommes qui, eux aussi, travaillèrent dans l'ombre avec une persévérance de caste et furent non moins dévoués à l'entreprise monarchique que ne l'avaient été les Druides : ce sont les légistes, conseillers des rois. Ils sont de tous les temps, mais on les voit à l'œuvre surtout à partir de Philippe le Bel.

L'opinion publique — pour employer une expression d'aujourd'hui, — est avec eux, dans cette œuvre d'absorption et de concentration de nos provinces, comme elle avait été, jadis, avec les Druides. Après Bouvines qui vit la nation armée, les populations de toutes les régions de la France, c'est-à-dire de l'ancienne Gaule, se sentent plus que jamais attirées les unes vers les autres, à mesure que le pouvoir royal grandit et développe son action protectrice. Les Chansons de Geste leur rappelaient sans cesse qu'elles avaient été réunies et groupées sous le sceptre glorieux de Charlemagne, de même que les chants des bardes avaient célébré l'antique unité gauloise. Ces poèmes étaient l'âme et le souffle de la Monarchie française ; celle-ci tend spontanément à s'agréger toutes les populations qui regardent l'épopée carolingienne comme leur patrimoine historique et moral. Les chants homériques, eux aussi, firent la patrie hellénique.

Comme ses prédécesseurs, mais avec des moyens d'action plus étendus, mieux assemblés et concordants, Philippe le Bel songe aux frontières naturelles de la France, et dans la poursuite de ce grand dessein, il est secondé, à la fois, par le sentiment populaire et par les légistes. Les contemporains, a remarqué Renan, présentent Philippe le Bel comme étant, sans relâche, poursuivi par le souvenir de Charlemagne dont il se prétendait le descendant, toujours attentif à étendre l'influence de la France en Allemagne, à gagner les villes et à pensionner les princes des bords du Rhin[24].

Parmi les hommes de loi dont il prend les conseils et qui le guident, lui fournissent des arguments, préparent les traités, discutent, rédigent les mémoires justificatifs, comme dans les querelles de Philippe avec Boniface VIII, figure, au premier rang, le normand Pierre du Bois.

Ce personnage était, vers l'an 1300, avocat des causes royales ecclésiastiques au bailliage de Coutances et procureur de l'Université en la même ville. Tandis qu'il étudiait le droit romain à Paris, il était entré, vraisemblablement, en relation avec les bureaux de la chancellerie royale ; il avait l'esprit procédurier, connaissait les secrets de la politique du Roi et combinait des arguments juridiques pour la favoriser et la justifier. Cet homme de loi avait, en outre, comme le populaire de son temps, la mémoire et l'imagination farcies des récits poétiques des trouvères, des chansons des jongleurs, de la Geste de Charles, d'Olivier et de Roland, qui donne au royaume des Francs, à la douce France, une si vaste étendue, une auréole de gloire irradiante sur le monde. Il croit ferme à la réalité de la Geste carolingienne, il ne doute point de sa valeur historique absolue. De Coutances, il adresse au Roi un Traité de l'abrégement des guerres et des procès, où ce pacifiste convaincu, développe l'idée que pour rétablir la paix dans le monde, le roi doit s'inspirer de l'exemple de Charlemagne, le modèle des rois.

Armé de la légende et du Digeste, dit Albert Sorel[25], Pierre du Bois poursuit la réédification de l'empire de Charlemagne par le roi Philippe le Bel. Il veut, pour le royaume de France, la ligne du Rhin. Il veut chasser les princes allemands au delà du grand fleuve. Philippe doit rendre la couronne impériale héréditaire en sa personne. Les Électeurs de l'Empire recevront, en échange de la dignité qu'ils perdront, des territoires et de l'argent, que l'on prendra dans le domaine des Églises d'Allemagne. Il prône le système des sécularisations qui rappelle la mainmise des hommes de guerre sur les biens des églises. Ainsi, l'astucieux conseiller-légiste de Philippe le Bel ne recule devant aucun moyen pour rendre le Rhin à la France. Allant droit au but, il propose un plan suivant lequel le Roi placera un de ses frères sur le trône d'Allemagne et gardera pour lui toutes les terres en deçà du Rhin[26].

Pierre du Bois était admirablement informé de l'état d'anarchie dans lequel le grand Interrègne avait jeté l'Allemagne, et de la rupture ou de la faiblesse extrême du lien féodal qui rattachait les provinces rhénanes à l'Empire. Il n'était pas difficile à son érudition juridique et historique de trouver des arguments pour justifier la revendication de ces pays par la France. Et puis, toutes ces principautés, Franche-Comté, Alsace, Lorraine, Luxembourg, Liège, Électorats ecclésiastiques, Clèves, Juliers, Brabant, Hainaut, Gueldre, Hollande et autres, avaient constamment, entre elles, des querelles et des guerres dont le roi de France se mêlait, pour en profiter. Il entretenait des agents secrets dans ces pays, payait des pensions annuelles à ces petits souverains pour les enchaîner.

L'attitude politique de ceux-ci est misérable. Menacés par un voisin, ils s'empressent, suivant les cas, ou bien d'implorer l'appui du roi de France, ou bien de s'abriter derrière l'autorité de l'Empereur, leur suzerain[27]. Du jour au lendemain, ils changent de protecteur, donnant leurs filles en mariage comme gage des alliances qu'ils sollicitent, tout en se réservant de les trahir. Ils ne valent pas mieux que les anciens Germains.

A l'avènement de Philippe le Bel, en 1285, la France protégeait ainsi le comte de Bourgogne (Franche-Comté), Otton IV. Celui-ci, du moins, était acquis à la cause française plus sincèrement que d'autres ; ses sujets parlaient français ; les Allemands les appellent eux-mêmes, les Français. A la mort de Rodolphe de Habsbourg, en 1291, Otton promit la main de sa fille Jeanne à Philippe le Bel, pour l'un des fils du Roi, s'engageant à faire en sorte que le lien féodal entre la Franche-Comté et l'Empire fût rompu[28]. Dans les mêmes conjonctures, la ville de Valenciennes affirma, spontanément, pour échapper au comte de Hainaut, qu'elle appartenait au roi de France ; le comte de Hainaut, lui-même, offrit sa soumission.

Le nouvel empereur, Adolphe de Nassau, ému de ces manifestations multipliées, adressa, en août 1294, sur un ton de menaces, un mémoire au roi de France, pour lui déclarer qu'il ne tolérerait pas plus longtemps ses empiétements ; il le somme de restituer les territoires qu'il a usurpés. Quand le Roi eut reçu ces lettres, disent les Chroniques de Saint-Denis, il manda son Conseil. Puis, les chevaliers du roi d'Allemagne portèrent sa réponse à leur seigneur. Celui-ci en brisa le sceau, qui était très grand, mais il ne trouva dans la réponse que ces deux mots : Nimis germanicum, trop allemand. Cette réponse avait été donnée par Robert d'Artois et le grand Conseil du Roi.

Les historiens modernes hésitent à admettre que cette histoire soit véridique. La principale raison c'est que, dès le XIIe siècle, on trouve un récit analogue fait par Gautier Map qui attribue la même réponse hautaine à Louis VI le Gros[29]. Il n'est guère vraisemblable, en effet, que cet incident diplomatique se soit reproduit deux fois. Mais, que le récit des Chroniques de Saint-Denis soit vrai ou supposé, il n'en est pas moins un témoignage du sentiment public en ce qui concerne les revendications de la France sur sa frontière de l'Est ; la fière et dédaigneuse attitude que le chroniqueur prête à Philippe reflète l'opinion générale, et c'est là ce qu'il nous importe de constater.

Adolphe de Nassau était, au surplus, trop faible pour passer de la menace aux actes. En vain entraîna-t-il avec lui les comtes de Gueldre, de Flandre et quelques autres ; Philippe le Bel fit alliance, de son côté, avec le duc de Lorraine, Thibaut, les comtes de Hainaut, de Hollande et de Luxembourg, le landgrave d'Alsace Albert d'Autriche, enfin son ami dévoué, Otton de Bourgogne. Celui-ci céda même au roi de France son comté de Bourgogne, moyennant un capital de cent mille livres et une rente de 10.000 livres tournois.

Après qu'Adolphe de Nassau eut été tué à Gœlheim, en juillet 1298, son successeur Albert d'Autriche renouvela son alliance avec Philippe le Bel. Guillaume de Nangis et d'autres chroniqueurs prétendent que Philippe obtint de l'Empereur, dans une entrevue qu'ils eurent à Quatrevaux, près de Vaucouleurs, que le royaume de France s'étendit jusqu'au Rhin ; les chroniques ajoutent que les barons et prélats d'Allemagne souscrivirent à cet arrangement[30]. Philippe promettait, en retour, de travailler à rendre la dignité impériale héréditaire dans la maison d'Autriche.

Ces récits des contemporains sont-ils fondés ? Nul document diplomatique n'affirme l'existence d'un traité secret signé à la conférence de Quatrevaux. Aussi, les critiques modernes sont-ils portés à considérer la relation de Guillaume de Nangis et des autres chroniqueurs comme un simple bruit public[31]. Quoi qu'il en soit, ce bruit persistant nous fait connaître l'état de l'opinion, ce qu'elle espérait, ce que conseillaient les légistes, ce que convoitait le roi de France. On répandit la nouvelle ou on laissa dire que Philippe le Bel avait signé un arrangement secret, mais que les événements ultérieurs ne permirent pas de le réaliser[32].

Le plus clair du traité de Quatrevaux, c'est que l'empereur Albert d'Autriche s'engagea à ne plus soutenir la noblesse de Bourgogne contre le roi de France ; c'est que, en 1300, la ville de Toul s'offrit au Roi, de son plein gré, car, disent les Toulois, nous pouvons avoir gardien tel comme il nous plaît, sans le consentement du roi d'Allemagne. Le comte de Bar rompit son alliance avec Édouard Ier d'Angleterre ; faisant hommage au roi de France pour ses domaines de la rive gauche de la Meuse, il passe dans l'host de Philippe le Bel. Il suit en cela l'exemple des ducs de Lorraine[33], qui, durant tout le moyen âge, figurent dans les armées du roi de France. Thibaut II qui devait succéder à son père Ferri III, en 1304, était à la bataille de Courtrai en 1302. Il y déploya une bravoure chevaleresque et fut fait prisonnier en voulant dégager le comte d'Artois qui fut tué à ses côtés. Thibaut combattit aussi pour Philippe le Bel à Mons-en-Puelle, le 18 août 1304. Dans les autres provinces de la Rhénanie, l'influence de Philippe le Bel était aussi devenue prépondérante. Les Électorats ecclésiastiques de Trèves, Mayence et Cologne, les évêchés de Strasbourg, Bâle et Constance avaient des titulaires dévoués au roi de France et pensionnés par lui. Les cantons Suisses se soulevèrent contre leurs gouverneurs autrichiens et conquirent leur indépendance : c'est en voulant réprimer cette insurrection que l'empereur fut tué auprès de Windisch, le 1er mai 1308.

A cette nouvelle, Philippe le Bel conçut le projet de faire porter à l'Empire son frère, Charles de Valois. Il envoya en Allemagne ses agents, Gérard de Landri, Pierre Barrière, Hugues de la Celle, les autorisant à promettre sommes d'argent, une fois payées ou à vie..... pour l'avancement d'une personne dont nous désirons la promotion de tout notre cœur[34]. On gagna, semble-t-il, le roi de Bohême, mais on échoua auprès du pape Clément V. L'élection d'Henri de Luxembourg fut tout de même un succès pour le parti français.

Les ducs de Luxembourg descendaient de la maison d'Ardenne ; dans la période qui s'achevait au temps de Philippe le Bel, cette vieille famille souveraine, peut-être de race carolingienne, venait d'être humiliée dans des guerres malheureuses avec ses puissants voisins, les ducs de Bar, de Brabant et de Gueldre. Mais, comme la maison de Lorraine à laquelle elle s'allia souvent, elle était demeurée française de cœur, de langue et d'éducation. Henri IV de Luxembourg, devenu l'empereur Henri VII, fut un empereur français. Il ne savait que le français ; ses diplômes impériaux sont rédigés en français. Il avait fait partie de la cour de Philippe le Hardi. Il s'était toujours montré le vassal fidèle de Philippe le Bel, qui l'avait armé chevalier et lui servait une pension. Il s'était associé en toutes circonstances à la vie politique des seigneurs français ; il était un des obligés, sinon un des serviteurs du roi de France[35].

Son élection à l'Empire troubla ses rapports avec Philippe : leurs intérêts, après avoir été associés, devenaient rivaux. Néanmoins, la concorde se prolongea jusqu'en 1310, lorsque Philippe le Bel prit sous sa protection les habitants de Verdun. Henri VII protesta et écrivit au Roi : Comme vos prédécesseurs, vous possédez injustement à l'Est, et au Midi, des territoires de l'Empire ; l'Empire n'est pas si affaibli, sachez-le, que nous ne puissions le ressusciter pour délivrer ces provinces. Philippe aurait, dit-on, répondu en invoquant les droits du roi de France sur les anciennes limites de la Gaule, déclarant qu'il ne craignait les menaces de quiconque. Il paraît que ces documents souvent cités sont suspects. Vrais ou faux, ils attestent néanmoins, encore une fois, que la question du Rhin était toujours agitée et menaçait sans cesse de dégénérer en conflit sanglant. Peut-être ce conflit allait-il éclater, lorsque l'empereur Henri VII mourut, le 24 août 1313.

Alors, Philippe le Bel se mit en campagne pour lancer la candidature à l'Empire de son neveu, Philippe de Valois, soutenu par les archevêques de Cologne et de Mayence. Ce fut Louis de Bavière, fils de Louis le Sévère, qui l'emporta. Philippe le Bel mourut peu après.

Sous ses fils, le seul incident digne d'être noté, sur la frontière, se produisit en 1318. A cette date, les gens de Verdun, en guerre contre leur évêque, se réclamèrent de la sauvegarde royale qui leur avait été précédemment accordée ; le connétable Gaucher de Chatillon fit en leur faveur une démonstration militaire aux abords de la ville ; il fut déclaré, à ce propos, que Verdun était situé dans le royaume de France[36].

Le roi Charles IV le Bel ayant épousé, en 1322, Marie de Luxembourg, fille de l'empereur Henri VII et sœur de Jean de Luxembourg, roi de Bohême, le pape Jean XXII lui offrit l'Empire ; une conférence eut lieu à ce sujet à Bar-sur-Aube, en juillet 1324. Cette fois encore, le parti français échoua ; néanmoins la candidature de Charles avait été populaire dans le pays rhénan et soutenue par les Électeurs ecclésiastiques et le duc de Lorraine.

En résumé, de l'avènement de Philippe le Bel (1285) à celui de Philippe de Valois (1328), des acquisitions importantes furent faites, par la Couronne, sur notre frontière de l'Est : la Franche-Comté, Lyon, Viviers, le Barrois, les Évêchés lorrains. La situation de la Monarchie française était devenue dans l'Est tout à fait prépondérante et celle de l'Empire se retirait sur la rive droite du Rhin. C'est à l'Est, remarque Ch. Langlois, suivant la ligne de moindre résistance, que l'expansion de la France se serait sûrement faite, si la guerre de Cent ans n'avait, pas interrompu le cours de l'évolution commencée[37].

 

 

 



[1] RAOUL GLABER, Chronique, IV, 8.

[2] Cf. LAVISSE et RAMBAUD, Histoire générale, t. I, p. 527.

[3] Journal des Savants, janvier 1916.

[4] A. DE QUATREFAGES, la Race prussienne, p. 8 ; EDMOND PERRIER, France et Allemagne, p. 45.

[5] E. BABELON, Du commerce des Arabes dans le Nord de l'Europe avant les Croisades, in-8°, 1882.

[6] Voyez Luchaire, d'après RAOUL GLABER, dans LAVISSE, Histoire de France, t. II, 2e part., p. 160.

[7] LAVISSE, Histoire de France, t. II, 2e partie, p. 165.

[8] Sibi vindicare regnum et palatium ab antecessoribus hereditario jure sibi debitum.

[9] Sedes regni antecessoribus dolo circuniventis subtata, jure hereditario repetenda, LUCHAIRE, dans LAVISSE, Hist. de France, t. II, 2e partie, p. 165.

[10] A. LUCHAIRE, Hist. de France, t. II, 2e part., p. 166.

[11] A. LUCHAIRE, Hist. de France, t. II, 2e part., p. 329.

[12] A. LUCHAIRE, Hist. de France, t. II, 2e part., pp. 329-330.

[13] A. LUCHAIRE, dans LAVISSE, Hist. de France, t. III, 1re partie, p. 38 et suivantes.

[14] A. LUCHAIRE, Hist. de France, t. III, 1re part., p. 46.

[15] Texte cité par LUCHAIRE, Hist. de France, t. III, 1re part., p. 87.

[16] GUIZOT, Hist. de France, t. I, p. 459.

[17] Cité par LUCHAIRE, Hist. de France, t. III, 1re part., p. 152.

[18] LUCHAIRE, Hist. de France, t. III, 1re part., p. 154.

[19] LUCHAIRE, Hist. de France, t. III, 1re part., p. 157.

[20] LUCHAIRE, Hist. de France, t. III, 1re part., p. 199.

[21] Le Couronnement Loys, cité par G. PARIS, Hist. poétique de Charlemagne, p. 352.

[22] A. SOREL, l'Europe et la Révolution, t. I, p. 246.

[23] CH. PETIT-DUTAILLIS, Étude sur la vie et le règne de Louis VIII, p. 264.

[24] E. RENAN, Pierre du Bois dans l'Histoire littéraire de la France, t. XXVI, p. 485 ; cf. BOUTARIC, dans la Revue des Deux Mondes, 15 avril 1864 ; ALBERT SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. I, p. 248.

[25] ALBERT SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. I, p. 249.

[26] PIERRE DU BOIS, De recuperatione Terræ Sanctæ, dans l'Hist. littéraire de la France, t. XXVI, pp. 492, 503, 528, etc.

[27] CH. LANGLOIS, dans LAVISSE, Hist. de France, t. III, 2e partie, p. 312.

[28] CH. LANGLOIS, Hist. de France, t. III, 2e partie, p. 312.

[29] Voyez à ce sujet : CH. LANGLOIS, Hist. de France, t. III, 2e partie, p. 312.

[30] Annuentibus rege Alberto, baronibus et prælatis reg ni Teutnonici, concessum est quod regnum Franciæ, quod solummodo usque ad Mosam illis in partibus se extendit, de cœtero usque Rhenum flavium potestatis suæ terminos dilataret. GUILLAUME DE NANGIS, Chron., ad ann. 1299 ; GIRARDUS DE FRACHETO, dans les Historiens de France, t. XXI, p. 17.

[31] CH. LANGLOIS, Hist. de France, t. III, 2e partie, p. 314.

[32] ALBERT SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. I, p. 250-251.

[33] CH. LANGLOIS, Hist. de France, t. III, 2e partie, p. 314.

[34] Cité par CH. LANGLOIS, Hist. de France, t. III, 2e partie, p. 315.

[35] LANGLOIS, Hist. de France, t. III, 2e partie, p. 316.

[36] CH. LANGLOIS, Hist. de France, t. III, 2e part., p. 317.

[37] LANGLOIS, Hist. de France, t. III, 2e part., pp. 318-319.