LE RHIN DANS L'HISTOIRE

L'ANTIQUITÉ : GAULOIS ET GERMAINS

 

CHAPITRE IX. — LES GRANDES INVASIONS DU Ve SIÈCLE. - ATTILA.

 

 

I

STILICON. - LES BURGONDES. - LES FRANCS SALIENS ET LES FRANCS RIPUAIRES.

 

Lorsqu'en 395, à la mort du grand Théodose, fut sanctionnée la division de l'Empire romain en Empire d'Orient et en Empire d'Occident, le Rhin formait, aussi bien qu'à l'époque de Jules César, la limite naturelle et politique de la Gaule. Il en avait toujours été ainsi, à travers les siècles. Comme Pline, Strabon, Ptolémée et tous les géographes ou historiens de l'antiquité, Ammien Marcellin dont l'Histoire s'arrête en 378, l'atteste formellement[1] ; enfin, les limites des circonscriptions administratives de l'empire d'Honorius, fils de Théodose, ont pour base le cours du Rhin. Au delà du fleuve, c'est toujours le domaine de la Barbarie, insondable, inorganique, éternelle comme sa fange et la nuit de ses forêts : nulle équivoque, nulle voix discordante dans tout le monde ancien, sous ce rapport. Les populations barbares, échelonnées en bordure de la rive droite du fleuve étaient devenues, à la vérité, à peu près sédentaires, les Romains les ayant contraintes, comme jadis les Helvètes, à rester chez elles, à secouer leur paresse atavique, à mettre un frein à leurs rapines, à cultiver leurs champs, à bâtir des maisons pareilles, nous dit Ammien, à celles des pays romains[2]. Le protectorat de Rome, en un mot, leurs rapports commerciaux avec les Gallo-Romains leur inculquèrent des habitudes assez semblables à celles des peuples de la Gaule Belgique. Néanmoins, dès qu'elles le purent, elles finirent, quand même, par émigrer presque toutes sur la rive gauche. Celles qui demeurèrent subirent le joug des Barbares plus farouches de l'intérieur ; bon gré, mal gré, elles étaient périodiquement retrempées dans la barbarie germaine. C'est toujours le Rhin qui demeure le fossé qu'aspire à traverser le Barbare, envieux et rapace. Le poète Claudien le proclame encore, vers l'an 400, dans ces vers où il s'adresse à Rome :

O quoties dotuit Rhenus, qua barbarus ibat,

Quod le non geminis frueretur judice ripis !

Oh, Rome ! combien de fois, le Rhin, sur sa rive barbare, envia à sa rive opposée le bonheur de couler sous tes lois !

Dans le haut Rhin, les avant-postes, protecteurs du fleuve, qui constituaient le limes de Trajan, étaient depuis longtemps abandonnés ; les champs Décumates, dans le grand-duché de Bade, peuplés des descendants des anciens colons gaulois, avaient été ravagés par les Alamans dont ils restaient la proie sans défense. Ces tribus alamaniques, qui, depuis longtemps, se montraient, particulièrement féroces, dévastatrices, insupportables, vont pendant quatre siècles encore, continuer de tourmenter les confins de la Gaule, depuis le lac de Constance jusqu'à Strasbourg ; les Francs mérovingiens et Charlemagne les dompteront, sans les civiliser.

Au début du Ve siècle, les Alamans avaient pour voisins du nord, les Burgondes, leurs ennemis héréditaires. Pline parle des Burgondes dès le Ier siècle : ils étaient alors, avec leurs parents, les Varins, les Charins et les Guttons, cantonnés dans les plaines marécageuses de la Netze et de la Wartha, entre l'Oder et la Vistule ; d'autres de leurs proches voisins, étaient les Semnons, les Lugiens, les Helvécons. Au IIIe siècle, on les signale toujours dans les plaines de la Germanie, mais plus au sud-ouest, où ils se trouvent en conflit avec les Gépides. Un roi gépide, Fastida, du temps de Trajan Dèce, extermina une grande partie des Burgondes. Alors, les débris de ces derniers se sauvèrent dans la direction de l'Occident ; descendant le Mein à l'aventure, ils se heurtèrent au fossé du Rhin. Probus les empêcha de passer, leur infligeant une grande défaite, ainsi qu'aux Vandales, auxquels ils s'étaient associés. Plus tard, les Burgondes réussirent tout de même, à la suite de luttes longues et acharnées contre les Alamans, à se faire une large place sur la rive droite du Rhin, entre le Mein et le Neckar : ils restèrent là, mécontents de leur sort, au moins un siècle.

Dans cette situation d'une stabilité forcée, les Burgondes se civilisèrent quelque peu, au contact des Gallo-Romains. Ils avaient 80.000 guerriers. En 370, l'empereur Valentinien Ier concerta avec eux une action commune contre les Alamans ; ceux-ci furent vaincus.

Un auteur de la fin du IVe siècle, Socrate le Scolastique, le continuateur d'Eusèbe, nous dit que, sur le Rhin, les Burgondes sont presque tous bûcherons, artisans du bois (fabrilignarii), et qu'ils gagnent à ce métier de quoi vivre, en vendant les produits de leur travail aux habitants des villes romaines de leur voisinage. Ils construisaient aussi la batellerie du Rhin.

Au nord des Burgondes étaient les tribus franques, cantonnées sur les deux rives du Rhin, depuis le Taunus jusqu'à l'Océan. Au temps de Julien, un bon nombre de leurs bandes s'étaient avancées jusque sur les bords de la Meuse ; Julien qui les battit, ne put réussir à leur faire repasser le Rhin. Entrés dans l'Empire, ces Francs voulaient s'y agréger ; bon gré mal gré ils y restèrent ; c'étaient des guerriers qui n'étaient point venus, sans doute, avec leurs femmes ; ils épousèrent des Gallo-Romaines, les filles des Ménapiens et des Nerviens ; ils cherchèrent à s'assimiler la culture gallo-romaine qui, devenue enfin leur patrimoine d'adoption, fut défendue par eux intrépidement. Elle adoucit graduellement leurs mœurs et leur inculqua les éléments primordiaux de la civilisation dont l'éclat pâlissait pourtant à cause d'eux.

Au début du Ve siècle, les tribus franques qui sont ainsi établies à demeure en Gaule, forment deux grands groupements : les Francs Saliens et les Francs Ripuaires.

Les tribus des Francs Saliens étaient venues dès le IVe siècle dans la Toxandrie (le Brabant). Progressivement elles s'étendirent jusqu'à la forêt Charbonnière, l'Escaut et la Sambre. Les Francs Ripuaires les avaient suivies de près, cherchant, à leur tour, à se fixer sur les confins de la forêt des Ardennes, entre Cologne et la Meuse. Constantin le Grand les battit ; Julien les expulsa de Cologne, mais ils devaient bi.entôt y rentrer. Il fallut les laisser sur la rive gauche et conclure avec eux un arrangement auquel ils furent fidèles.

Ainsi, entrés de force dans la Gaule Belgique, et maîtres du pays compris à peu près entre le Rhin et l'Escaut, les Francs y sont, à la fin du IVe siècle, admis en droit, au milieu des Gallo-Romains ; ils sont les auxiliaires de l'Empire ; ils fournissent non seulement des laboureurs et des soldats, mais aussi des empereurs, comme Magnence et Silvain ; des généraux, des consuls, des ministres comme Bonitus qui servit Constantin le Grand, et son fils qui, devenu magister peditum, rêva de l'empire ; comme Malaric, qui fut magister equitum en Gaule ; comme le comte Bauto ; comme Charietto ; comme Mellobaude qui fut, à la fois, roi et comte des domestiques ; comme Arbogast qui dédaigna la pourpre, mais la donna à son secrétaire. Du moins, ces hommes violents et grossiers veillent à la frontière et ils font tout ce qu'ils peuvent pour s'assimiler la culture gallo-romaine dont ils reconnaissent la supériorité ; ils en assument la protection contre les Germains d'outre-Rhin.

En 395, c'est un Vandale, Stilicon, qui est maître du pouvoir clans l'empire d'Occident, au nom du jeune Honorius. Stilicon parcourt la frontière du Rhin, inspecte les garnisons, remet les forteresses en état de défense. C'est un chef : il s'impose par son attitude énergique, reçoit la soumission et les protestations de fidélité des Francs et même des Alamans. Claudien qui nous a laissé un panégyrique de Stilicon, raconte que les Suèves et les Alamans demandèrent la paix ; qu'un terme fut imposé aux pirateries des Saxons sur le Rhin inférieur, enfin que, des deux rois Francs, Marcomir et Sunnon, l'un fut fait prisonnier, l'autre mis à mort.

Pendant ce temps, le roi des Goths, Alaric, ravageait les pays danubiens et la Grèce et pénétrait en Italie, conduisant des nuées immenses de Goths, d'Alains, de Huns et de Sarmates. Encouragés par cet exemple, les Vandales s'ébranlent, à leur tour, entraînant avec eux, à l'assaut des forteresses du Rhin, d'autres hordes germaines. Les Francs Ripuaires essayent de lutter et tuent, en une fois, jusqu'à vingt mille Vandales ; mais ils sont bientôt submergés par des flots toujours renouvelés de Barbares, affamés comme des légions d'oiseaux de proie. La Gaule se sentait perdue.

C'est qu'en effet, au début du Ve siècle, en Germanie, il se produit, soudain, une effervescence singulière parmi tous les peuples qui y pullulent et que de vagues rumeurs inquiètent. Ces Barbares apprennent que contre eux s'avancent, du côté de l'Orient scythique, de nouvelles hordes asiatiques. Il était temps de fuir et de décamper. Alors, à Pest et au nord des Burgondes, s'agitent et se heurtent les Vandales, les Quades, les Gépides, les Marcomans, les Hermondures, les Juthunges, les Angles, les Lombards, les Saxons, ces derniers voisins des Frisons, vers les embouchures de l'Ems et du Weser. Ces tribus germaines sont, pour la plupart, des groupes de formation récente, composés de nouveaux venus mêlés aux restes épars d'anciennes agglomérations qui avaient eu, jadis, leur heure de célébrité dans le brigandage, mais que la fortune contraire avait disloqués.

On arriva ainsi au dernier jour de l'an 406. Qui ne connaît la lettre dans laquelle saint Jérôme relate laconiquement la lamentable catastrophe inscrite, à cette date, dans les annales de l'Empire d'Occident : Des peuples innombrables et féroces ont occupé toute la Gaule. Tout ce qui est compris entre les Alpes et les Pyrénées, entre l'Océan et le Rhin, le Quade, le Vandale, le Sarmate, l'Alain, les Gépides, les Hérules, les Saxons, les Burgondes, les Alamans, les Pannoniens l'ont dévasté. Mayence... a été prise et détruite, des milliers d'hommes ont été égorgés dans l'église. Worms a succombé après un long siège. La ville puissante de Reims, les pays d'Amiens, d'Arras, la Morinie si reculée, Tournai, Spire, Strasbourg sont devenus germaniques...[3]

Désemparés, abandonnés à leur malheureux sort, les Gallo-Romains font ce que leurs pères avaient déjà fait, à diverses reprises, dans les siècles antérieurs : ils se choisissent eux-mêmes un chef, un défenseur, dans la personne de l'usurpateur Constantin, proclamé en Bretagne. Ce fantôme d'Auguste essaya d'armer les Barbares les uns contre les autres, jusqu'à ce qu'un autre général, Gerontius, tentât, lui aussi, de prendre la pourpre. Enfin, en 408, une armée régulière, venue d'Italie, battit les deux usurpateurs et rétablit en Gaule l'autorité d'Honorius. Les Barbares finirent par être écrasés ; on en fit prisonniers des troupeaux sans nombre qu'on réduisit en esclavage : il y en eut tant, qu'un esclave se vendait un sou d'or par tête (singulis aureis), moins cher que des bestiaux. Les dévastations avaient duré quatre ans : ce fut l'un des plus grands désastres de l'histoire de l'Europe occidentale.

Ce n'était pourtant que le commencement des grandes invasions du vo siècle. Dans cette période, qui va de 406 à l'irruption des Huns en 451, le Rhin moyen appartient aux. Burgondes. Nous avons peu de détails sur les événements et les batailles dont le grand fleuve et la région mosellane furent alors le théâtre ; tout ce qu'on peut affirmer, c'est qu'il y eut des jours tragiques qui frappèrent assez l'imagination des peuples pour donner naissance au cycle épique des Nibelungen.

Englobés dans la grande invasion du 31 décembre 406, les Burgondes avaient traversé le Rhin sous la conduite de leur roi Gibika. Ils occupèrent, dès lors, tout le pays des Vantions, des Némètes, des Médiomatrices. Le patrice Constance, général d'Honorius, les confirma dans la possession de la région dont ils venaient de s'emparer : ils sont :ainsi légitimement admis dans l'empire, comme les Francs, leurs voisins du Nord. Leur roi Gondicaire, successeur de Gibika, fut un grand et puissant guerrier, qui passa dans la légende des Nibelungen sous le nom de Gunther.

En 412, Gondicaire, avec l'Alaman Goar, proclame à Mayence, l'empereur Jovin. L'année suivante, en 413, après l'assassinat de Jovin, Honorius lui confie la garde de la rive gauche du fleuve contre de nouveaux envahisseurs. Gondicaire choisit Worms pour capitale. C'est là que le fait régner l'épopée dont il est le héros principal ; dans la légende, Ortivin de Metz est son vassal.

Mais les Burgondes avaient encore une partie de leurs possessions sur la rive droite du Rhin, entre ce fleuve et la forêt hercynienne. Ces terres furent ravagées par les Huns, les villages incendiés, les moissons pillées, les femmes emmenées comme esclaves. La bande des ravageurs était conduite par Otkar, oncle d'Attila. Cc fut alors que les Burgondes, désespérés, se firent chrétiens en masse. Après en avoir délibéré, dit un récit empreint de légendé, ils envoyèrent une députation à un évêque d'une ville gallo-romaine, probablement à saint Sévère, évêque de Trèves, pour obtenir par son intercession la protection du Dieu des chrétiens, puisque celle de leurs dieux nationaux était, inefficace. L'évêque, continue Socrate, les accueillit bien, les fit jeûner sept jours, les instruisit et leur conféra le baptême. Ils s'en retournèrent et toute la nation suivit leur exemple. Ces Burgondes n'avaient que trois mille guerriers ; soutenus par leur foi nouvelle, ils n'hésitèrent point à attaquer les Huns qui étaient dix mille et ils les vainquirent ; la main divine frappa le roi Otkar, à la suite d'une orgie, au moment de combattre.

De 418 à 435, les Burgondes chassent de nouvelles bandes de Huns ; en défendant leur territoire ils protègent l'Empire ; aussi, avec la permission de l'empereur, ils s'agrandissent sur la rive gauche du Rhin. Gondicaire parait avoir étendu son royaume depuis le lac de Genève, au sud, jusqu'à Coblence, au nord, au confluent de la Moselle et du Rhin. C'était, avec la vallée du Rhône, le pays le plus romanisé de tout l'Empire, celui où la civilisation s'était épanouie avec le plus d'intensité, mais aussi celui qui, dans les derniers siècles, subit les plus furieux assauts-des Germains.

Mais voilà qu'en 435, Gondicaire, pris d'une ambition démesurée, veut étendre son domaine des deux côtés de la chaîne des Vosges. Il se rend maître de l'Alsace, de l'Helvétie, des vallées du Doubs, de la Saône et du Rhône. Il est enfin arrêté auprès de Genève, par le patrice romain Aetius. Il était devenu inquiétant et dangereux, lorsque survinrent, de nouveau, plus nombreux et plus terribles, les Huns. Gondicaire trouva la mort, vers 437, dans une grande bataille livrée sur les bords du Rhin, dans laquelle périrent 25.000 Burgondes. Les débris de cette nation (reliquia Burgondionum), forcés d'émigrer, furent autorisés par les Romains à s'installer dans le pays des Allobroges, à l'ouest des Alpes, qu'ils partagèrent avec les anciens habitants Gallo-Romains d'une manière singulièrement originale.

Nous ne connaissons rien des rapports des Burgondes, à cette époque, avec les Francs, sur la rive gauche du Rhin. L'épopée seule les met en relations, par le personnage probablement entièrement légendaire, de Siegfried, dont certaines traditions épiques font un héros Franc, né à Xanten, la Troie des Francs, tandis que d'autres l'identifient avec le Sigurd scandinave[4].

En 428, les Francs Saliens avaient pour roi Clodion qui résidait à Dispargum, au pays de Tongres, le Limbourg actuel. Clodion s'empare de Tournai et de Cambrai ; il s'avance du côté de la Somme, jusqu'à Hesdin, en 448, mais il est battu par le patrice Aetius et il meurt peu après.

Son parent, Mérovée, lui succéda comme roi des Francs Saliens. En 451, celui-ci s'allie aux Romains, aux Gallo-Romains et à tous les Barbares établis en Gaule, pour s'opposer à la terrible ruée des Huns d'Attila.

 

II

LES BARBARES INSTALLÉS EN GAULE.

 

Suivant la loi naturelle des migrations, l'entrée en Gaule des peuples germains se poursuivit, durant les cinq siècles de la domination romaine, d'une manière indiscontinue, avec des poussées gigantesques et des ralentissements alternatifs. Et cela, en dépit de la volonté et des efforts de Rome qui, sur le Rhin, demeura fidèle à sa mission, sans défaillance et jusqu'au dernier jour : garder la frontière, s'opposer aux invasions germaniques par la force ou les endiguer, les diriger ; puis, par nécessité, incorporer les Barbares dans l'Empire, se les assimiler et s'en servir contre d'autres Barbares. Mais la Germanie est une forêt magique d'où surgissent, sans relâche, des flots humains ; la race germaine est peut-être la plus prolifique du monde : tout le secret de son histoire est là.

Fustel de Coulanges a défini les conditions dans lesquelles les Barbares prirent place, partout, sur le sol de l'Empire. Appliquer ces lois spécialement à la Gaule, c'est en quelque sorte résumer nos précédents chapitres.

1. — Il y eut des migrations de tribus en masse, guerriers, familles, troupeaux et chariots. Elles se sont imposées par le nombre et se sont frayé, souvent, un chemin par la force inconsciente et dévastatrice. Dès l'aurore de l'histoire jusqu'à Attila, c'est la marche monotone de la horde, à travers la steppe asiatique et scythique, poursuivie avec de longues stations, en Germanie, souvent en Gaule, et de là, parfois jusqu'en Italie ou en Espagne, même jusqu'en Afrique.

2. — Il faut tenir compte, en second lieu, de l'infiltration permanente et individuelle des Germains venant offrir leurs services aux propriétaires gaulois, comme esclaves, colons, serviteurs à gages, dans les villes et les fermes agricoles. Il est difficile de suivre à la piste ces cheminots sans histoire et de saisir sur le fait cette pénétration pacifique, goutte à goutte, silencieuse, mais considérable, parce qu'elle fut quotidienne et perpétuelle. Toutefois, les Suèves d'Arioviste, devenus, en grande partie par ce moyen, trop nombreux chez les Séquanes et les Éduens, nous en ont fourni un remarquable exemple.

3. — La vente des esclaves fournit aussi à la Gaule un grand nombre d'habitants de la basse classe, qui se fixèrent définitivement sur notre sol. Les durs Germains furent toujours de grands marchands d'esclaves ; ils en vendaient constamment aux Gaulois et aux Romains. La Germanie fut l'une des principales sources de l'esclavage antique. Tacite a noté l'habitude qu'avaient les Germains de vendre à l'étranger leurs esclaves, surtout les prises faites à la guerre sur les tribus voisines[5]. Dans la Vie d'Agricola, il parle d'Usipètes vendus comme esclaves par les Suèves[6]. Ammien Marcellin signale les marchands qui approvisionnent la Gaule d'esclaves germains[7] ; sur le Rhin, chez les Mattiaques, il y a un marché d'esclaves. Les convoyeurs orientaux de la Thrace, de la Galatie et de la Cappadoce, viennent aussi chercher le bétail humain jusqu'en Germanie[8].

4. — Souvent, l'invasion en Gaule fut une entreprise d'aventuriers enrégimentés, aux ordres d'un chef. Des bandes de guerriers organisés, compagnons de rapines, existaient dans chaque tribu germaine ; elles pouvaient parfois ressembler, par leur nombre, à de véritables armées, surtout quand les bandes de plusieurs tribus voisines s'associaient sous le commandement d'un chef audacieux. C'était une troupe exercée d'hommes sanguinaires qui, généralement à cheval, se précipitaient, comme une trombe, sur un canton, pour le dévaster, et qui disparaissaient, le coup fait, avec leur butin pour repasser le Rhin. Ou bien, les brigands, se sentant les plus forts, s'installaient en maîtres dans une province, s'imposant aux habitants paisibles et les rançonnant. Ils faisaient venir leurs familles ; telle province gallo-romaine de leur choix devenait leur pays. L'autorité impériale, forcée d'en prendre son parti, s'accommodait du nouvel état de choses, tolérait ces rudes aspirants à la culture gallo-romaine, pour peu qu'ils s'engageassent à payer un tribut et à fournir des soldats à l'Empire. D'autres fois, les généraux et les empereurs passaient leur vie à faire la chasse à ces bandes d'aventuriers ou de pirates écumeurs des côtes. Rappelons-nous les épisodes où, par surprise, les Germains, au galop de leurs chevaux, faillirent s'emparer de Langres, d'Autun, de Trèves. En 367, trois partis d'Alamans de ce genre, qui ravageaient la Gaule rhénane, furent détruits par Jovin, général de Valentinien[9] ; l'année suivante, un chef alaman qui surprit Mayence, put s'enfuir avec son butin et de nombreux prisonniers.

Les Francs et les Alamans, au IVe siècle, se distinguèrent particulièrement dans ce genre d'expéditions, l'une des formes les plus redoutables des invasions germaniques. Leurs guerriers formaient une sorte de compagnonnage pour les coups de main et les actes de brigandage. Le nom de Franc parait venu de là, s'il signifie, comme on le dit, brave (frak, ferox) ou errants (warg, wrang) ; il aurait désigné d'abord l'association des guerriers de plusieurs tribus du bas Rhin. Le nom d'Alaman paraît signifier aussi, à l'origine, une association analogue, composée de guerriers de toute origine[10]. Ces compagnies de ravageurs, appelées catervæ par Ammien Marcellin, se racolaient chez les peuples les plus divers, ex variis nationibus ; ce sont des détrousseurs de marchands, des pillards, vesania gentium dissonarum[11].

Il arrivait aussi que des tribus, ayant passé le Rhin avec familles et troupeaux, s'installaient dans un campement, en sécurité, et, de là, leurs guerriers partaient à la maraude ou au pillage, dans des cantons parfois fort éloignés, où toute la tribu, s'il y avait lieu, était ensuite appelée. Telles de ces catervæ de guerriers francs, plus nombreuses ou plus audacieuses que d'autres, traversèrent toute la Gaule et passèrent en Espagne. Les empereurs font la chasse aux ravageurs, les dispersent, les tuent, les font prisonniers, parfois les encadrent parmi les auxiliaires des armées romaines. Les institutions féodales, au moyen âge, devaient transformer ces compagnies armées en aristocratie guerrière.

5. — Les prisonniers de guerre furent aussi un élément important par lequel se développa la population gallo-romaine. Que de fois avons-nous signalé ces immenses cohues de prisonniers de guerre dont les Romains se trouvaient fort embarrassés, à cause de leur nombre ! Suivant les circonstances, on les incorpore dans les rangs de l'armée auxiliaire ; on en fait des colons soumis à certaines obligations, sur les landes incultes de l'ager publicus ; enfin, on les donne comme esclaves à des particuliers. Nous avons vu, dit Eumène dans son Panégyrique de Constance Chlore, et nous continuons à voir stationner dans les rues de nos villes et sous nos portiques, de longues files de Barbares captifs, que les ordres de l'empereur distribuent entre les habitants de la province, en attendant qu'ils soient conduits sur les champs qui manquent de bras et qu'ils devront cultiver. Voici donc qu'un Chamave et un Frison labourent pour moi ; l'ancien pillard se change en travailleur et apporte sa récolte à nos marchés... Les territoires de Beauvais, de Troyes, de Langres, auxquels manquaient les colons, prospèrent aujourd'hui par le travail des colons barbares[12].

Ces colons s'incorporaient à la société gallo-romaine par le degré inférieur, la basse classe. Un bon nombre s'élevaient bientôt dans la hiérarchie sociale ; ils conquéraient leur liberté par l'affranchissement, laissant la place à de nouveaux bans d'esclaves agricoles, qui arrivaient par l'humble chemin qu'ils avaient suivi eux-mêmes. Le service militaire, nous l'avons vu, les élevait au rang des citoyens : les voilà Gallo-Romains aussi bien que les vieux Gaulois.

6. — Le recrutement des corps auxiliaires de l'armée romaine, chez les Germains d'outre-Rhin, entraîna souvent l'installation définitive de ces Barbares en Gaule, à l'expiration de leur service militaire. Or, ce système d'incorporation, pratiqué dès le temps de César et d'Auguste, alla se développant de règne en règne, si bien que l'abus qui en fut fait, surtout à partir du Ive siècle, est considéré comme l'une des causes les plus graves de la décomposition et de la chute de l'Empire. Des corps de Germains sont cantonnés en Gaule, sur la frontière ; ce sont des Barbares libres, des engagés volontaires, qu'on appelle fœderati ; après leur congé, ils se fixent en Gaule comme colons ; ils ne tiennent nullement à retourner en Germanie ; ils deviennent Gallo-Romains.

Par nécessité de situation on attire d'autres guerriers germains, de plus en plus nombreux. On signe avec les chefs, des conventions bilatérales, en vertu desquelles ceux-ci s'engagent pour telle expédition déterminée d'avance, et non pour une autre, ou bien pour servir dans tel ou tel corps, par exemple dans la garde de l'empereur. Les chefs conservent leur commandement ; il en est auxquels on confie des armées ; ces chefs réclament des titres romains et des dignités ; on ne peut plus rien leur refuser. Des Germains, sous Julien, déclarent qu'ils ne feront la guerre qu'à d'autres Germains, mais qu'ils ne franchiront pas les Alpes pour aller se battre en Orient ou en Afrique[13]. Au bout de leurs campagnes, tous ces soldats sont trop heureux de s'établir sous le doux soleil de la Gaule, pour y finir leur vie.

7. — Il y avait, observe encore Fustel de Coulanges, dans les armées romaines cantonnées sur le Rhin, des Barbares incorporés obligatoirement et malgré eux. Ceux-là n'ont point à marchander les Conditions de leur service ; on les appelle dediticii ; ils n'ont qu'à obéir. Parmi eux, on distingue les lètes (laeti), terme d'origine germanique, qui parait indiquer les familles de basse condition auxquelles on donne des terres, à charge du service militaire héréditaire pour les hommes valides : ce sont des familles de soldats groupées ensemble. Un détachement de lètes francs était installé à Rennes ; un autre, de lètes teutons, était à Sens. Il y avait des lètes bataves à Arras, des lètes suèves au Mans, à Bayeux, à Coutances et en Auvergne ; d'autres lètes germains, à. Reims et à Senlis.

Par des traités, toujours renouvelés, toujours violés, les Barbares, pourchassés et battus, s'engagent à respecter désormais la frontière, à payer tribut, à fournir un contingent déterminé de soldats robustes. Aurélien, par exemple, oblige les Vandales à lui livrer deux mille bons cavaliers. C'est par suite de conventions analogues que nous constatons, au IVe siècle, en Gaule, la présence de corps de Mattiaques, de Bataves, de Saliens, de Bructères, d'Ampsivariens, de Francs, de Suèves, d'Alamans, de Saxons : il y en a tout le long de la frontière du Rhin, ainsi que dans l'intérieur du pays. Partout, ils fondent des établissements durables dont nous citerons des exemples tout à l'heure[14].

8. — Enfin, la permission accordée à des tribus entières, de s'installer en Gaule, sur l'ager publicus, ou dans des clairières de forêts, à charge de les défricher, sont de tous les temps. C'est ainsi que, dès Jules César, les Boïens, d'origine celtique, obtiennent de se fixer sur les confins du territoire des Éduens ; les Triboques, les Némètes, les Vangions, le long du Rhin, sur le territoire des Médiomatrices et des Trévires. La plupart de ces tribus sont des troupeaux de fuyards faméliques, implorant à genoux la faveur de s'établir dans les plus mauvais coins des forêts de la Gaule où ils ne sauraient manquer de se trouver très heureux. Voyez-les offrir, en suppliants, de bien servir l'Empire, de défricher la forêt, de cultiver le sol, de payer redevance, d'être bons soldats !

On considérait comme d'une bonne politique de les admettre, puisqu'on avait des terrains vagues à leur donner, et qu'ils devaient augmenter les forces productrices et défensives de l'Empire. La concession de terres à cultiver, sur le sol de la Gaule, à ces Germains sans patrie, à demi-migrateurs, met en mémoire ce qui se passe encore aujourd'hui dans les colonies européennes. En Afrique et en Amérique où d'immenses territoires, de gigantesques forêts, voire des champs et des prairies illimitées, au bord des fleuves ou des rivières, ne demandent que des bras pour donner d'abondantes récoltes, on invite non seulement des colons, mais des indigènes, des nomades à s'y fixer. En Algérie, nous avons constitué ainsi nos communes mixtes. Ce système de peuplement n'a pas toujours réussi, parce qu'on s'est adressé, — c'est le cas pour les Indiens de l'Amérique, à des populations sauvages qui ne sont pas susceptibles de s'élever brusquement au degré de civilisation que comporte l'état sédentaire. Mais il a donné d'excellents résultats avec les Berbères et certaines peuplades nègres. En Gaule, où, au IVe siècle, les terrains vagues, les forêts étaient encore immenses, on a admis et attiré les Germains, et l'on s'en trouva bien tout d'abord. Mais il eût fallu procéder avec une sage lenteur et graduellement, comme dans les beaux siècles de l'Empire. Des mesures de précautions et de prudence, qui s'imposaient, n'ont malheureusement plus été observées, mi n'ont pu l'être, parce que le gouvernement se trouva débordé. Les Barbares furent accueillis trop précipitamment et en trop grand nombre. Une fois dans l'Empire, bien que devenus Gallo-Romains ou se croyant tels, ils se comptèrent ; dès lors, confiants dans leur force et leur droit, ils devinrent aussi arrogants qu'ils avaient été humbles solliciteurs ; ils furent exigeants, ils parlèrent en maitres, en révoltés. Nous l'avons vu avec Arioviste, dès le temps de Jules César : c'est encore l'attitude du franc Arbogast ou du roi des Visigoths Alaric, à la fin du Ve siècle.

Le gouvernement impérial, dit Fustel de Coulanges, avait beaucoup de peine à se faire respecter de ces demi-sujets ; il y avait pourtant un point sur lequel il les trouvait toujours dociles : dès qu'il leur donnait l'ordre de combattre d'autres Germains, ils obéissaient. Ils défendirent toujours les frontières avec la plus grande vaillance contre les hommes de leur race... Ils n'hésitèrent pas à regarder les autres Germains comme leurs vrais ennemis. Leur patrie n'était plus la Germanie, c'était l'Empire[15].

 

III

L'ÉLÉMENT GERMANIQUE DANS LA SOCIÉTÉ GALLO-ROMAINE

 

L'immigration et l'infiltration des Germains en Gaule a duré des siècles ; disons qu'elle a été de tous les siècles. Toutes les pages de ce livre le proclament. Mais il est non moins manifeste que les peuples germains qui envahirent la Gaule, poussés, pour ainsi dire, par une loi de nature, n'avaient entre eux ni lien politique ni cohésion d'aucune sorte. Il n'y avait pas de nation germanique ; tandis qu'il y eut toujours un Peuple Gaulois, qui avait le sentiment de son unité et de sa solidarité, et ce peuple gaulois, premier occupant jusqu'au cours du Rhin, formé aux mœurs sédentaires bien avant les premières invasions ou immigrations germaniques, ne fut jamais dépossédé de sa terre. Toujours, à travers les siècles, les tribus Germaines ne furent que ses hôtes, soit qu'elles fussent accueillies bénévolement, soit qu'elles s'imposassent par la violence. Elles n'étendirent point le domaine de la Germanie ; un pareil concept ne pouvait se former dans l'esprit de n'importe lesquels de ces Barbares, de races diverses, irréductiblement ennemis les uns des autres. Une fois le Rhin franchi, tous les envahisseurs, séduits par l'habitat et la civilisation, entrent dans le peuple gaulois ou gallo-romain. Ils abandonnent leurs mœurs à demi-nomades, répriment leurs instincts de rapines ; ils répudient, nous l'avons vu, jusqu'à leur langue originaire pour parler le beau langage ; enfin, dès le premier jour et sans relâche, ils se montrent les sentinelles vigilantes du Rhin, les adversaires sans merci des peuples de la rive droite.

Ils ne conservèrent pas plus d'attache avec ces derniers, que les républiques américaines du Centre ou du Sud, comme le Chili ou le Pérou, n'ont aujourd'hui de lien politique avec l'Espagne, leur mère patrie. Si donc, au point de vue spéculatif, il est d'un grand intérêt pour les savants de se livrer à des recherches anthropologiques et linguistiques, de prendre à tâche la reconstitution des familles de langues germaniques, ou les caractères originaux des groupes ethniques de la primitive Europe, il faut se garder de donner à ces classifications scientifiques des conclusions historiques qu'elles ne sauraient comporter. La parenté de langage n'a jamais créé un lien d'association politique quelconque entre les tribus germaniques : entre les Suèves et les Goths, par exemple ; entre les Alamans et les Francs ; entre les Alamans et les Burgondes ou les Lombards, etc. ; on peut les passer toutes en revue. L'affinité ethnique, la similitude des mœurs n'a jamais été, non plus, chez les Germains, le prétexte d'une association ou d'un groupement.

Dans l'évolution sociale des peuples indo-européens et la formation du caractère propre à chaque nation issue de cette famille humaine, ce sont les conditions de l'habitat qui ont joué le rôle essentiel, et voilà pourquoi le Germain admis en Gaule est devenu si rapidement un Gallo-Romain.

Si l'on peut dire avec le goth Jordanès que la Germanie fut une pépinière de nations (vagina nationum), c'est seulement en ce sens que cette région centrale de l'Europe accueillit, par les migrations, comme des hôtes temporaires, des centaines de peuples venus d'Orient et diversifiés à tous les points de vue : peuples qui, de lit, se répandirent sur toutes les autres contrées de l'Europe, en particulier sur la Gaule. La multiplicité des races qui se rencontrèrent en Germanie ou qui se fusionnèrent et se croisèrent sur notre sol, rend vaines les tentatives de répartition ethnique qu'on pourrait faire à présent. Bien téméraire celui qui dirait aujourd'hui d'un Français qu'il représente le type ligure, celte, gallo-romain, germain ou tout autre. Nous avons dit plus haut ce qu'il fallait penser de la ridicule théorie qui voudrait reconnaître le pur type Aryen dans l'Allemand actuel.

La pénétration, sous tant de formes variées, des Germains dans la Gaule, a été suivie de la fusion des races qui s'est opérée d'autant plus rapidement qu'elles étaient issues d'une même souche ethnique originaire, qu'elles s'y prêtèrent avec un empressement simultané et que les lois romaines la favorisèrent. La communauté d'habitat, les nécessités d'une vie désormais sédentaire pour les Germains, l'identité des occupations quotidiennes, tout cela vint, par surcroît, effacer bien vite les différences préexistantes du Germain d'outre-Rhin et du Gaulois. Et comme, à chaque génération, pour ainsi dire, ce même travail d'assimilation et d'absorption s'accomplissait spontanément sur de nouveaux immigrants, la société gallo-romaine se trouvait incessamment rajeunie par un afflux nouveau de sang germanique. C'est ainsi que, dès les temps anciens, la diversité des races n'a pas laissé sur notre sol de traces appréciables, tandis que le particularisme fermé des tribus demeurées en Germanie a persisté toujours. Il faut seulement observer que la culture gallo-romaine s'est sensiblement altérée à la fin de l'empire et qu'elle a perdu graduellement, pour ainsi parler, en qualité, en finesse et en pureté, lorsque le grossier élément germanique versé dans le creuset de la Gaule, est devenu brusquement trop considérable. Cet amalgame a formé, les conditions de l'habitat aidant, la race nouvelle et unifiée qui peuple la France.

Il existe en France un bon nombre de localités dont les noms rappellent les colonies de Barbares auxquelles elles doivent leur origine. Nous n'invoquerons pas celles qui portent un nom formé sur le thème Germanus, parce que s'il est possible que, parfois, elles tiennent cette appellation d'une colonie primitive de Germani, il se peut également que leur nom signifie propriété de Germanus ou quelque chose d'analogue. Nous ne sommes pas en mesure, en un mot, de démêler, parmi les localités que le Dictionnaire des Postes enregistre sur le thème Germanus celles qui indiquent des colonies de Germains, bien que, sûrement, il s'en trouve dans le nombre.

Mais les philologues sont sur un terrain plus solide en ce qui concerne les noms de lieux formés sur le thème Alamanus, Alemanus, Alamania, Alemannia. Le village d'Allemagne (Calvados), appelé Alamannia dans les documents du moyen âge, est sûrement une ancienne colonie d'Allemands. Des recherches historiques diraient si l'on doit, comme cela parait probable, attribuer une origine analogue aux nombreux villages appelés Allemogne (Ain), Allemagne (Basses-Alpes), l'Allemagne (Aube), l'Allemanderie (Indre-et-Loire), les Allemands (Basses-Alpes, Doubs, Gers, Vaucluse, Ariège, Lot-et-Garonne, etc.) ; Allemant (Aisne, Marne, etc.). La multiplicité de ces noms semblables ou similaires, répandus par toute la France, indique, — on n'en saurait douter, — des colonies d'Alamans ou d'Allemands.

Marmagne (Côte-d'Or), appelé au moyen âge Marcomannia, fut une colonie de Marcomans établis en Gaule, de même que Marmagne (Cher), Marmagne (Saône-et-Loire) et les localités de même nom dans l'Allier et le Loiret ; Marmaigne (Mayenne) ; sans cloute aussi Marmanhac (Cantal).

Dans le pays de Bayeux, les Saxons qui y furent installés, étaient particulièrement nombreux et occupaient toute une région ; Grégoire de Tours les appelle Saxones Baiocassini. En 853, à l'époque carolingienne, un capitulaire mentionne près de Bayeux un canton (pagus) sous le nom de Otlingua Saxonum, qui parait avoir été situé entre l'Orne et la Dive. Les villages du Calvados appelés Saon, Saonnet, paraissent avoir conservé dans leurs noms le souvenir des Saxons.

Un autre groupe de Saxons fut, sous l'Empire, installé dans le pays de Guérande, vers les bouches de la Loire, d'où l'on a donné à la côte de l'Océan, dans ces parages, le nom de littus Saxonicum[16]. Fortunat les qualifie encore de sauvages :

Aspera gens Saxo virens quasi more ferino.

Nous savons que les Sarmates étaient d'origine scythique ; à l'époque romaine, on en établit en Gaule tout aussi bien que des Germains. Ausone nous dit que des Sarmates cultivaient des champs à la lisière de la forêt des Ardennes, non loin de Trèves :

Arvaque Sauromalum nuper metata colonis.

(Mosella, 9.)

Sermaise (Maine-et-Loire), au moyen âge Sarmatias, est une colonie de Sarmates, de même que les différentes localités du nom de Sermaises, Sermaize, Sermesse, Sarmazes, Sermoise (Aisne, Yonne, Nièvre, Marne, Loiret, Seine-et-Oise, Tarn, Saône-et-Loire, etc.).

Un des plus heureux rapprochements qu'aient fait les philologues est celui qui concerne l'origine du nom du bourg de Tiffauges (Vendée). Il est dérivé du nom des Taifali ou Theiphali, auxiliaires barbares enrôlés dans l'armée romaine, à l'époque d'Honorius, au début du Ve siècle. Leur tribu rôdait le long du Danube ; on enrôla leurs guerriers dans les auxiliaires et après leur temps de service l'empereur leur concéda en Gaule des terres à défricher. C'est ainsi qu'ils fondèrent le bourg de Tiffauges-sur-Sèvre qui a conservé leur nom. Grégoire de Tours les appelle Theiphali en signalant leur turbulence. Vers 561, ils attaquèrent Chantoceaux, sur la Loire, sous prétexte que le duc Austrasius les pressurait[17].

Le village de Tèfle (Gironde) serait-il aussi une ancienne colonie de Taifali, de même que les bourgs de Thevalles (Mayenne) et d'autres noms qui, à première vue, semblent formés sur le même thème ? Nous ne pousserons pas plus loin ces observations délicates. Ce qui précède suffit à démontrer qu'un grand nombre de noms de lieux, en France, ont été formés, de l'habitat sédentaire imposé sur notre territoire à des tribus germaniques ou scythiques, dès l'époque romaine.

Allez aujourd'hui visiter tous ces villages dont la population originaire, à la fin des temps antiques, nous est ainsi signalée comme germanique ou scythique, et dites-moi si elle se distingue, en quoi que ce soit, par le type physique, les mœurs, le genre de travail, la langue ou toute autre chose, de la population des contrées environnantes ? Ces Barbares ont, comme tous les autres, subi la tyrannie de leur nouvel habitat et du régime social qui en découlait. Il en fut ainsi partout ; c'est ce que constate, au début du Ve siècle, l'évêque africain Synesius dans un passage rappelé par Fustel de Coulanges ; il dit que tous les individus de condition servile sont germains ou scythes : Dans toutes les maisons qui jouissent de quelque aisance, on trouve comme esclaves des Scythes (des Goths) ; pour maître d'hôtel, pour boulanger, pour échanson, on prend des Scythes ; les esclaves qui portent ces pliants sur lesquels les maîtres s'asseoient dans les rues sont encore des Scythes[18].

Ainsi, partout en Gaule, aussi bien sur les bords du Rhin et en Belgique que sur ceux de l'Océan ou dans les Cévennes, au vieux fonds celto-ligure ou gaulois sont venus s'amalgamer des afflux constants de populations germaniques et même scythiques et asiatiques. C'est de ce mélange fécond que s'est formée la race gallo-romaine, et nous avons vu que, de toute la Gaule, les pays rhénans furent, avec la vallée du Rhône et les bords de la Méditerranée, ceux qui furent le plus foncièrement et le plus brillamment romanisés. Encore une fois, l'origine ethnique des populations rhénanes est donc tout à fait secondaire et ne saurait être invoquée comme argument dans les questions de répartition politique soulevées par la guerre que les Allemands ont déchaînée sur le monde au mois d'août 1914.

Bien des historiens se sont demandé dans quelles proportions l'élément germain s'est superposé, en deçà du Rhin, au vieux fonds de population gauloise ; si les Francs qui étaient Germains, sont venus en très grand nombre, de même que les Burgondes ou les Visigoths ? On a taxé d'hyperboliques les chiffres donnés par des auteurs anciens ; à l'aide de calculs ingénieux, on leur a substitué des chiffres hypothétiques. Soit ! Bien souvent aussi, la question se pose de savoir si tels peuples envahisseurs sont venus en masse avec leurs familles et tout leur attirail, ou s'ils furent simplement une chevauchée de guerriers conquérants (catervæ). Ces questions, au point de vue de la composition de la société gallo-romaine de la fin de l'Empire, n'ont guère d'importance, puisqu'il est avéré que la pénétration des Germains en Gaule, à travers les siècles, fut constante, et qu'ils se fusionnèrent dans la société gallo-romaine. Le seul point grave, c'est qu'aux Ive et Ve siècles, l'afflux germain fut trop considérable et trop précipité : la Gaule romaine n'eut pas le temps de le digérer et d'assimiler complètement cette nourriture lourde et grossière. Peu importe que tel ou tel peuple ait été une invasion de centaines de mille individus ou seulement de quelques escadrons ; le fait est que la civilisation gallo-romaine se trouva dénaturée par les Barbares qui eurent la prétention de la prendre pour eux-mêmes et de la protéger. Car, ne l'oub=lions point, s'ils pillèrent, s'ils commirent des déprédations immenses et s'ils accumulèrent les ruines, ils ne voulurent jamais, une fois admis en Gaule, détruire la civilisation gallo-romaine ; ils eurent l'orgueil de se mettre à sa tête, croyant qu'il suffisait, pour la posséder, de se parer de ses oripeaux et des titres romains. Ils la continuèrent comme ils la concevaient. Aussi, comme le dit Mommsen : c'est le développement de la civilisation gallo-romaine, dont César et Auguste avaient jeté les fondements, qui remplit la fin de l'époque romaine aussi bien que le moyen âge et les temps modernes[19].

Les Germains s'introduisant en Gaule me paraissent pouvoir être comparés aux Allemands s'installant en Amérique à la suite et à côté des Anglo-Saxons. Comment se sont colonisés les États-Unis de l'Amérique du Nord ? Il y avait une population indigène, sauvage, peu dense. Les Anglo-Saxons et les Irlandais sont arrivés les premiers et les plus nombreux. Ils ont fondé des villes et des établissements de toutes sortes. Puis, sont venus, à leur suite, des Allemands, des Français, des Scandinaves, des gens de toutes les nations européennes. C'est de cet amalgame que s'est formé le type Yankee, qui a son caractère propre, mais dont l'essence même est restée anglo-saxonne ; les noms des villes et la langue sont demeurés anglais ; l'élément germanique, quoique très nombreux, s'est plié aux mœurs et aux usages, à la langue et aux institutions. Il en est encore aujourd'hui ainsi, quoique, devenu de plus en plus considérable, l'élément allemand prenne, avec arrogance, conscience de sa force et de son importance. Jusqu'ici, en un mot, l'élément allemand aux États- Unis d'Amérique s'est mélangé humblement, puis plus hardiment, à l'élément anglo-saxon ; il s'est introduit dans les rangs de ce dernier, il en a pris les habitudes, les mœurs, la langue, mais il ne l'a pas encore dominé. Il en fut ainsi de l'élément germanique en Gaule, jusque vers la fin du IVe siècle de notre ère. Aux États-Unis, c'est seulement depuis le début de ce XXe siècle que les Allemands, ayant conscience de leur force numérique et gonflés d'une folle présomption, essayent de prendre la direction et la prépondérance, et parlent d'une Amérique allemande (Deutsch-Amerika). La guerre actuelle a dessillé les yeux : l'exemple historique de la Gaule au Ve siècle est là : caveant Consules !

 

IV

ATTILA.

 

C'est au IIIe siècle de notre ère, quand ils franchissent le Don (Tanaïs), que le nom des Huns retentit pour la première fois aux oreilles du monde civilisé. Gomme toutes les grandes familles de peuples migrateurs, ils arrivaient du plateau central asiatique ou de plus loin encore ; ils avaient cheminé lentement, de l'est à l'ouest, à travers la steppe herbue, suivant ceux qui les avaient précédés depuis le commencement des âges, frayant la route à ceux qui devaient les suivre de siècle en siècle.

De quels éléments ethniques se composait cette immense cohue de peuples nouveaux ? A l'origine, le noyau essentiel en était formé de tribus Tartares, que les Chinois ont connues sous le nom de Hioung-nou ; il y avait aussi des Sienpi, des Ouigours et des Turcs ; des Alains, des Avars et des peuplades qui, déviant vers la gauche, envahirent la Médie et la Perse et ne poussèrent pas jusqu'en Europe.

Les Huns chassaient devant eux des Barbares qui, pour fuir, envahissaient eux-mêmes ; ils en traînaient d'autres à leur remorque, sur le grand chemin des nations. Quand ils eurent vaincu, en 371 et 373, ou qu'ils se furent agrégés ceux des Alains et des Ostrogoths qui, en marche aussi, campaient entre l'Oural, la Caspienne et le Dniéper, leur réputation de conquérants ravageurs les mit à la tête du monde barbare. Toutes les tribus que l'Occident attirait, quelle que fût leur langue ou leur origine ethnique, voulurent en être et se jetèrent dans le flot montant et dévastateur. Après les Alains et les Ostrogoths, ce sont les Scires que submergent et qu'entraînent les hordes de Balamir et d'Uldès. A partir de l'an 420, le monde romain est directement menacé ; les Huns s'avancent, terribles, sous la conduite d'Attila et de Bléda, fils de Mondiouk. Quand il eut assassiné son frère, en 442, Attila se trouva seul à la tête de 700.000 Barbares.

Théodose II, trois fois vaincu et dont les provinces sont ravagées jusqu'aux portes de Constantinople, ne sauve sa capitale qu'en s'engageant à payer un tribut annuel. Tous les Tartares d'Asie, tous les Finnois, tous les Scythes, tous les Germains reconnurent alors la puissance d'Attila, depuis le Caucase et la Pannonie jusqu'à la Baltique et la Scandinavie. Jordanès dit qu'Attila régnait presque sur le monde entier : Attila Hunnorum omnium dominus solus in mundo regnator. Un sorcier, gardien de troupeaux, prétendit avoir découvert, enfoui sous la terre, le glaive du dieu de la guerre. Attila, en possession de ce glaive, se crut appelé à la domination universelle. N'avait-il pas avec lui le vieux Dieu des ravageurs ? il se crut invincible.

En 449, Attila campait, depuis des mois, auprès de Pest, entre la Theiss et le Danube ; là, il tenait sa cour, étalant, avec les dépouilles de 70 villes de l'Empire d'Orient qu'il avait détruites, tout le faste barbare entremêlé d'orgies et de monstrueuses cruautés. Théodose II lui envoya une ambassade dont le but secret était de l'assassiner. Le complot échoua, mais l'un des membres de la mission, Priscus, nous a laissé de son séjour à la cour du grand Barbare, une curieuse relation qui, avec les récits d'Ammien Marcellin et Jordanès, a servi de base aux historiens modernes pour mettre en scène la vie barbare et tracer l'effrayant tableau des invasions du Ve siècle.

Le portrait que Jordanès nous a laissé d'Attila, est bien conforme à ce que nous savons des races tartares : court de taille et large de poitrine, la tête grosse, les yeux petits et enfoncés, le nez épaté, la barbe rare, les cheveux grisonnants, le teint basané ; à côté de cela, la démarche fière, le regard curieux et inquiet — superbus incessu, huc atque illuc circumferens oculos. — Voilà quel était, dit Jordanès, l'homme né pour épouvanter les peuples et ébranler la terre. En 450, après avoir hésité entre une nouvelle expédition contre l'Empire d'Orient où Marcien venait de succéder à Théodose II, et l'invasion de l'Occident, Attila se décida pour ce dernier parti. L'Occident l'attendait dans l'angoisse. La peur avait envahi toutes les âmes ; des phénomènes naturels, une éclipse, une comète, une aurore boréale furent considérés comme les présages des plus grands malheurs. L'évêque de Tongres, Servatius, alla à Rome, prier sur les tombeaux des saints Apôtres et leur demander quelle calamité nouvelle allait fondre sur sa patrie : il lui fut répondu que, l'année suivante, la Gaule serait la proie des Huns.

Les historiens contemporains nous font le dénombrement des peuplades qu'Attila traînait à sa suite et qui franchirent le Rhin. Les hordes ougro-finnoises comprenaient, d'après Jordanès, les Huns noirs, les Alipzures, les Alcidzures, les Itamares, les Tuncasses et les Boïsques. Les Huns noirs étaient les plus nombreux. Venaient les Alains blonds, aux yeux bleus, leurs rivaux en férocité ; les Akatzires, sans doute les Agathyrses d'Hérodote et de Pline, ancêtres présumés des Khazars blancs ; les Sorosgues et les Massagètes, d'origine scythique. On cite encore les Neures, les Budins, les Bellonotes, les Gelons, les Turcilinges, les Toringes, les Bastarnes. Il y avait même des tribus d'anthropophages. Enfin, c'étaient tous les Barbares de la Germanie que nous connaissons depuis des siècles, et qui se trouvent heureux d'être conviés au pillage et d'avoir l'occasion de quitter enfin leur morne habitat pour venir s'installer en Gaule, comme tant de tribus de leur race l'avaient fait avant eux.

On y voyait ainsi, les Rugiens et les Gépides avec leur roi Ardaric, les Hérules qui dépassaient les autres en férocité, les Ostrogoths que commandaient les trois frères Valamir, Theodemir et Videmir ; les Thuringiens, les Alamans. Cet ébranlement général du monde barbare fit que le monde civilisé, glacé de terreur, crut à un fléau divin, comparable à un gigantesque raz de marée ou à un tremblement de terre universel. L'invasion des Huns mit dans la vie de l'Europe civilisée et dans la réalité des choses, les horreurs des visions de l'Apocalypse, l'abomination de la désolation.

Mais, le nombre mis à part, l'élément du fléau, le barbare, restait le même, répondant toujours au type social que nous avons vu à l'œuvre, avec les Cimbres et les Teutons, avec Arioviste, avec Arminius, avec l'invasion de 275, avec les Kalmouks émigrants de 1771, avec les compagnons de voyage du Père Huc. Le type est immuable tant que l'habitat reste le même. Voici le portrait bien connu, admirablement vrai et complet qu'en fait Ammien Marcellin :

Les Huns, écrit Ammien dès 378, race sauvage peu connue anciennement, cantonnée au delà des Palus-Méotides, sur les bords de la mer Glaciale, sont d'une férocité qui dépasse l'imagination. Dès la naissance des enfants mâles, les Huns leur sillonnent les joues de profondes cicatrices, afin d'y détruire tout germe de duvet. Ces rejetons croissent et vieillissent imberbes, sous l'aspect hideux et dégradé des eunuques.

Ils ont tous le corps trapu, les membres robustes, la tête énorme ; un excessif développement de carrure donne à leur conformation un aspect contre-nature. On dirait des animaux bipèdes plutôt que des hommes ; ils font penser à. ces figures grimaçantes que le caprice de l'art place en saillie aux corniches des ponts.

Des habitudes voisines de la brute répondent à cet extérieur repoussant. Les Huns ne cuisent ni n'assaisonnent ce qu'ils mangent, ils se contentent, pour aliments, de racines sauvages ou de la chair du premier animal venu, qu'ils font mortifier quelque temps, sur le cheval, entre leurs cuisses. Ni maisons, ni chaumières ; ils vivent au milieu des bois et des montagnes, endurcis contre la faim, la soif et le froid.... Pour vêtements, des tuniques en fine écorce de bois ou en peaux de rats cousues ensemble, et ces vêtements, ils ne les quittent jamais que lorsqu'ils tombent en lambeaux. Ils se coiffent de bonnets à bords rabattus ; ils entourent de peaux de chèvres leurs jambes velues, accoutrement qui gêne leur marche et les rend inhabiles à combattre à pied. Mais on les croirait vissés sur leurs chevaux aussi laids que vigoureux. C'est à cheval que les Huns vaquent à toute espèce de soins, assis quelquefois à la manière des femmes. Ils font le commerce sans descendre de leur monture. Ils boivent, mangent, dorment à cheval... c'est encore à cheval qu'ils délibèrent des intérêts de la communauté.

L'autorité régulière d'un roi leur est inconnue ; mais ils suivent en tumulte le chef qui les mène au combat. Sont-ils attaqués ? ils se partagent par bandes et fondent sur l'ennemi en poussant des cris effroyables. Groupés ou dispersés, ils chargent ou fuient avec la promptitude de l'éclair et ils sèment la mort en courant. Aussi, leur tactique, par sa mobilité même, est impuissante contre un rempart ou un camp retranché. Mais ce qui fait d'eux les plus redoutables guerriers de la terre, c'est qu'également sûrs de leurs coups, de loin, et prodigues de leur vie dans le corps à corps, ils savent de plus, au moment où leur adversaire, cavalier ou fantassin, suit des yeux les évolutions de leur glaive, l'enlacer dans une courroie qu'ils lui jettent et qui paralyse tous ses mouvements. Leurs dards sont armés, à la place de fer, d'un os pointu qu'ils y adaptent avec une merveilleuse adresse.

Aucun d'eux ne laboure et ne sait ce qu'est une charrue. Tous errent dans l'espace sans limites... étrangers à toute habitude fixe, ou plutôt paraissant toujours fuir sur leurs chariots : c'est là leur domicile ; c'est là que la femme s'occupe à façonner le hideux vêtement de son mari, le reçoit dans ses bras, enfante et nourrit sa progéniture jusqu'à l'âge de puberté. Nul d'entre eux, conçu, mis au monde et élevé en tant de lieux différents, ne peut répondre à cette question : D'où es-tu ?

Inconstants et perfides dans les conventions, les Huns rompent leurs engagements à la moindre lueur d'avantage ; en général, ils font toute chose par emportement et n'ont pas plus que les brutes le sentiment de ce qui est honnête...

Ce tableau si vivant, est complété par ce que le même historien dit des Alains que les Romains avaient connus dans les steppes du pays des Kirghiz et de l'Ukraine :

Ils n'ont pas de maisons, ne labourent point la terre, se nourrissent de viande et surtout de lait ; montés sur des chariots recouverts d'écorces, ils errent dans leurs solitudes sans fin. Quand ils trouvent de l'herbe, ils rangent leurs chariots en cercle, prennent leur sauvage repas et, lorsque leurs bêtes ont consommé les herbages, ils se remettent en route. Leur chariot, partout où ils se transportent, est leur foyer, leur patrie. Ils sont chez eux en quelque endroit que le sort les jette, chassant toujours devant eux, des troupeaux de gros et de petit bétail, mais prenant un soin particulier de leurs chevaux. Dans ces contrées, l'herbe se renouvelle sans cesse et les campagnes sont couvertes d'arbres qui portent des fruits comestibles ; aussi, cette population nomade trouve-t-elle, à chaque halte, la subsistance de l'homme et des bêtes... Tout ce qui est infirme d'âge ou de sexe s'occupe autour des chariots, mais ne se livre pas à des exercices violents. La jeunesse, rompue dès l'enfance à l'équitation, regarde comme vil de marcher à pied.

L'immense armée d'Attila se dirigea sur le Rhin par tous les chemins à la fois. Les bandes les plus méridionales remontant le Danube jusque vers sa source gagnèrent le haut Rhin autour du lac de Constance, pénétrèrent dans le bassin de l'Aar pour déboucher en Gaule par Bâle et la trouée de Belfort. Ce fut terrible ; ce fut la mort de la nature même ; où le sabot du cheval d'Attila s'était posé, l'herbe était séchée à tout jamais. Le torrent dévastateur détruisit Vindonissa et Augst ; il poussa jusqu'à Besançon et écrasa les Burgondes qui, avec leur roi Gondicaire, auraient voulu tenter de s'opposer à son passage. Puis il descendit la vallée de l'Ill, où il retrouva d'autres coulées d'Asiatiques qui avaient franchi le Rhin à Brisach et sur d'autres points. Argentovaria (Colmar) et Argentoratum (Strasbourg) furent saccagés. Spire, Worms, Mayence où d'autres Barbares avaient forcé le grand fleuve, furent réduites en cendres.

Puis, ce furent les villes de Trèves, de Metz où, seul, l'oratoire de saint Étienne fut épargné par les flammes, Scarpone, Toul et vingt autres. Le fléau s'étalant comme une nappe de lave incendiaire, gagna Tongres et Arras. Laon, Saint-Quentin furent détruites ; à Reims, l'évêque Nicaise qui durait voulu supplier, eut la tête tranchée au milieu de ses fidèles ; on attribue au miracle le salut de Paris et d'Orléans.

Surprises de leur échec, les hordes reculèrent jusque sur la Marne, pour se réorganiser avant de se remettre en route. C'est là, dans les plaines désertiques voisines de Châlons, ou plus exactement peut-être, auprès de Méry-sur-Seine, que se livra, au commencement de l'été de 457, l'une des plus grandes batailles qu'enregistre l'histoire.

Suivant leur constante habitude, ceux des Barbares qui, antérieurement, avaient été admis à s'installer sur les terres de la Gaule, s'étaient déclarés les ennemis de ceux qui arrivaient pour prendre place à côté d'eux ou, peut-être, les déposséder. Tandis qu'il y avait des Francs de la rive droite du Rhin dans l'armée d'Attila, au contraire, les Francs Ripuaires et les Francs Saliens, déjà en possession de la rive gauche du fleuve et de la vallée de la Meuse, firent cause commune avec les Gallo-Romains. Pour échapper au massacre, après la ruine de Tongres, il leur fallut fuir si précipitamment que le jeune Childéric, fils de leur roi Mérovée, faillit être enlevé par une avant-garde de cavaliers huns. Le patrice romain Ætius groupait sous son commandement, outre les Gallo-Romains, les Francs de Mérovée, les Visigoths avec leur roi Théodoric, des Saxons, des Burgondes et d'autres Barbares. Les Alamans étaient dans les hordes d'Attila et formaient l'aile droite de son armée, à cette bataille des Champs Catalauniques qui fut une première Bataille des nations.

La fin de l'horrible carnage fut pareille à celle des effroyables mêlées où avaient été écrasés les Cimbres et les Teutons, ainsi que les Suèves d'Arioviste. Vaincu, Attila se réfugia dans son camp, derrière les chariots alignés en cercle comme un rempart et d'où les femmes excitaient les guerriers. Ses fidèles s'y défendirent avec rage, si bien qu'Attila, comme Arioviste encore, put opérer sa retraite et regagner le Rhin qui fut son salut.

Au printemps suivant, Attila alla décharger les accès de sa fureur sur l'Italie. Il détruisit Aquilée, Vérone, Milan, Pavie et vingt autres villes du Nord ; le prestige du pape saint Léon contribua à sauver Rome et à délivrer l'Italie.

Des monnaies d'or, frappées aux noms des empereurs régnant, Marcien en Orient et Valentinien III en Occident, rappellent les défaites d'Attila en Gaule et en Italie. Elles représentent l'empereur, la croix en main, écrasant du pied un Géant à tête humaine et à corps de dragon. C'est la dernière transformation dans l'art antique, du type de la Gigantomachie. On doit se demander si les monuments sculpturaux de la Gaule de l'Est, si nombreux, comme ceux de Merten (Meurthe) et de Cussy (Côte-d'Or), qui représentent un cavalier terrassant et écrasant un géant anguipède, ne furent pas, eux aussi, destinés à commémorer la défaite du terrible roi des Huns.

Attila mourut l'année suivante, des suites d'une orgie. Son empire, comme ceux d'autres grands Barbares, ne lui survécut pas. Les tribus hunniques, errantes autour des forêts germaines, dans les Carpathes et les vallées du bas Danube, se disloquèrent. Les unes obtinrent des terres dans l'empire d'Orient ; les autres formèrent le puissant empire des Avars, contre lequel lutteront plus tard les Francs, les Bulgares et les Slaves ; d'autres enfin devinrent les Magyars ou Hongrois.

Quant, au personnage d'Attila, il est resté, dans les souvenirs du moyen âge, comme la plus haute personnification de la barbarie sanguinaire et dévastatrice. A ce titre, il méritait d'entrer dans la légende.

Les ravages des Huns dans l'Est de la Gaule, portèrent le coup de grâce à la culture gallo-romaine dans cette région, naguère si brillante, désormais changée en un amoncellement de ruines dont peuvent donner l'idée les dévastations des Allemands au cours de la guerre actuelle. Mais, chose triste, ce que l'on connaît de ce grand drame de l'histoire du monde, nous montre les Gallo-Romains désespérés, doutant de tout, de la Providence comme des légions, s'abandonnant avant de mourir, — tels, les philosophes épicuriens et sceptiques, — aux plus basses jouissances matérielles, bien loin de songer à lutter jusqu'au bout et à succomber héroïquement. Quel spectacle ! c'est la période la plus triste et la plus découragée de l'histoire du monde occidental : lisez ce que raconte un témoin oculaire, le prêtre marseillais Salvien, de la mort de Trèves, la vieille capitale de la Gaule qui fut prise et saccagée quatre fois par les Barbares :

J'ai vu de mes yeux, écrit Salvien, les Trévires de noble maison, revêtus des plus hautes dignités, quoique déjà dépouillés et ruinés, bien moins victimes des événements que de leurs mœurs... Il est lamentable de raconter ce que nous avons vu, de peindre des vieillards comblés d'honneurs, des chrétiens décrépits, au moment même où la dévastation de leur ville était imminente, rester esclaves de la goinfrerie et de la lascivité... Ils gisaient à leurs banquets, oublieux de l'honneur, oublieux de l'âge, oublieux de la foi, oublieux de leur nom. Des princes de la cité, gorgés de mets, abrutis par le vin, excités par les cris, exaspérés par l'orgie, il ne restait plus que des sens brutaux... Enfin Trèves, la plus opulente de toutes les cités des Gaules, fut quatre fois prise et saccagée... Ce que je dis paraîtra incroyable ; dans cette ville, la continuité des calamités devint le stimulant de la perversité. On en vint, par suite de la multiplicité des maux qui pullulaient chaque jour, à ce point, qu'il eût été plus aisé de faire que la ville restât sans habitants, que de faire qu'un seul de ses habitants fut exempt du crime... L'ivrognerie avait été poussée si loin, que les princes de la ville ne voulurent pas se lever de table, au moment même où l'ennemi pénétra chez eux... J'ai vu là, entre autres choses déplorables, les enfants ne différer en rien des vieillards ; c'était pour tous la même insouciance, la même légèreté ; tout était luxe, ivrognerie, perdition ; tous agissaient de même ; ils jouaient, s'enivraient, se tuaient de luxure. Dans leurs orgies, les vieillards et les magistrats, n'ayant presque plus la force de vivre, voulaient être d'ardents viveurs ; trop faibles pour se promener, ils se montraient robustes pour boire, chancelants à la marche, lestes à la danse... Enfin ils perdent la raison et commencent à renier le Christ... et nous nous étonnons, après tout cela, qu'ils aient subi la perte de tous leurs biens, eux qui avaient ruiné leurs âmes si longtemps auparavant !

Pour la capitale des Gaules, saccagée à trois reprises et coup sur coup, lorsque la cité entière n'était plus qu'un brasier, les désastres s'accrurent encore après la dévastation, et ceux que le fer ennemi n'avait pas égorgés pendant la catastrophe, souffrirent plus encore, lorsque l'orage fut passé ; car ceux qui avaient d'abord échappé à la mort, restaient en butte à la calamité la plus affreuse. En effet, les uns mouraient lentement des profondes blessures qu'ils avaient reçues, les autres, à demi brûlés dans l'incendie, enduraient toutes les tortures du feu lorsque les flammes étaient éteintes. Ceux-ci périssaient de faim, ceux-là de froid, ceux-là dans la torpeur, ceux-là dans les convulsions, comme si tous couraient à une mort commune par des voies diverses.

Que dirai-je encore ? Du désastre d'une seule ville naissait le malheur des autres. Çà et là gisaient, ceci je l'ai vu et subi, des cadavres des deux sexes, nus, déchirés, opprobre de la ville entière, et que les oiseaux et les chiens se disputaient. La puanteur funèbre des morts devenait la perte des vivants ; la mort s'exhalait de la mort, et de la sorte ceux qui avaient échappé au massacre enduraient tous les maux du massacre d'autrui. Que peut-on attendre de plus, après toutes ces horreurs ? Qui pourrait deviner ce genre de démence dont j'ai été témoin ? Le peu de nobles personnages qui avaient survécu, comme pour souverain remède au désastre de leur ville, demandaient aux empereurs les jeux du cirque ! Vous regrettez les jeux du cirque, ô Trévires ! et cela, quand votre ville est déserte, quand elle a été mise à sac, après le massacre, après l'effusion de tant de sang, après les supplices, après la venue de l'esclavage, lorsque votre ville a été écrasée par tant de désastres ! Je l'avoue, je vous ai crus les plus malheureux des hommes, après la ruine de votre ville ; mais je vous trouve bien plus misérables encore, lorsque vous suppliez qu'on vous donne des spectacles !... Vous réclamez des théâtres, vous postulez auprès de vos princes la construction d'un cirque mais, de grâce, pour quel peuple ? pour quelle ville ? Pour une ville brûlée et ravagée, pour un peuple captif et égorgé qui a péri ou qui pleure !...

Tu demandes des jeux publics, ô Trévire ! Où les célébrera-t-on ? Est-ce sur le brasier et les cendres, sur les ossements et le sang des morts ? Quelle est donc la partie de la cité qui a échappé à tous ces maux, où le sang ne coule pas, où les cadavres ne gisent pas, où l'on ne marche pas sur des membres humains déchirés ? Mais ne vois-tu pas, partout, l'aspect d'une ville forcée, partout la terreur de la captivité, partout l'image de la mort ? Les débris de ce peuple infortuné sont gisants sur les tombeaux de ses morts, et tu demandes les jeux du cirque ! La ville est noire encore de l'incendie, et tu cherches à te donner un air de fête ! Tout pleure, et tu oses être joyeux !... Trèves, je ne m'étonne pas, je ne puis m'étonner de la venue de toutes les calamités qui ont pesé sur toi ; puisque trois désastres ne t'avaient pas corrigée, tu as bien mérité de périr une quatrième fois ![20]

Au temps des grandes civilisations asiatiques, Babylone avait fini dans les orgies de Balthazar, pendant que les Mèdes et les Perses brûlaient et saccageaient la ville. Trèves mourut comme Babylone, donnant au monde l'écœurant spectacle de l'énervement dans la jouissance ignoble et de la frénésie du désespoir. Il ne lui manqua que le doigt de Dieu écrivant l'anathème sur la poussière de ses palais.

 

V

LA LÉGENDE CHRÉTIENNE D'ATTILA.

 

Attila, le Fléau de Dieu, est l'une des grandes figures de l'histoire dont se réclame aujourd'hui le pangermanisme. Son nom est inscrit dans le temple de la Walhalla, parmi les fondateurs de l'Allemagne contemporaine. Il est entré dans l'épopée nationale de l'Allemagne. On raconte que l'empereur Guillaume II, dans diverses manifestations de son rôle impérial et militaire, s'est comparé à Attila. C'est là le type de souverain, de maître et de guerrier qu'il s'est proposé pour modèle, en même temps qu'il aime à offrir l'orgueilleux tribut de ses hommages au vieux Dieu des Germains qui figurèrent parmi les hordes du roi des Huns.

Ces boursouflures impériales ont fait scandale, parce qu'elles parurent une revendication de la force brutale décidée à ne respecter aucun droit, la fermentation nouvelle d'une barbarie innée et longtemps contenue. Pour qui connaît le rôle historique d'Attila, dont le privilège a été de rester la personnification de la barbarie à l'assaut de la civilisation, une telle interprétation s'imposait. Elle est, au surplus, justifiée par les actes d'atrocité, officiellement ordonnés, dont les armées allemandes, dès le premier jour de la guerre de 1914, ont donné le spectacle à jamais infamant.

L'empereur allemand ayant recours officiellement, comme en 1870, au mensonge, à la fois cynique et puéril, pour trouver un prétexte à sa déclaration de guerre, congédiant les ambassadeurs étrangers comme il chasse ses valets, et, une fois qu'il a déclaré la guerre par surprise, molestant les voyageurs et se livrant à des sévices sur ses hôtes attardés les plus inoffensifs ; arrachant à leurs foyers, pour les traiter en otages, les vieillards, les femmes et les enfants au berceau, massacrant les prêtres catholiques, brûlant, avec préméditation, les églises et les bibliothèques ; foulant aux pieds, en raillant, les traités revêtus de sa signature ; s'imaginant, en un mot, qu'il va s'imposer par la terreur : à ces actes, on reconnaît bien le Barbare, un héritier et un émule de l'Attila historique. Ne semble-t-il pas, en vérité, qu'on lise dans les chroniqueurs du Ve siècle, le récit des faits et gestes du roi des Huns ? Et voilà pourquoi le surnom d'Attila II sera justifié pleinement dans l'histoire, pour ce prince qui l'a réclamé lui-même et s'est mis délibérément hors de la civilisation, tandis que ses soldats et tout son peuple, par l'organe de ses savants, revendiquaient avec l'ostentation de soudards présomptueux la qualification de Barbares. Mais, tout de même, en invoquant Attila comme son patron, en donnant à l'un de ses fils le nom du roi des Huns, est-ce bien le rôle historique du grand Barbare qu'avait en vue ce redondant Hohenzollern, au front étroit et fuyant, à la moustache retroussée en croc de hameçon ? On en peut douter : c'est bien plutôt l'Attila falsifié et imaginaire de la légende. Car enfin, il serait sans exemple qu'un chef d'État se targuât de vouloir être un homme de ruines et de massacres, si riche qu'il fût déjà, par héritage, de mensonges, de forfaitures et d'impudence. C'est sans doute à l'Attila que les vieux contes germaniques tendent à hausser au rôle de précurseur de Charlemagne, type de roman, étranger à l'histoire, que Guillaume II avait l'ambition de se comparer. Qu'est-ce donc que la légende d'Attila ?

Le Goth Jordanès, qui écrivait tout au plus un siècle après Attila, en fait déjà presque un personnage de théâtre, poussant la barbarie et la cruauté au delà du vraisemblable. Pour les gens du moyen âge, Attila est devenu une incarnation du Diable, et les Huns, un peuple de démons auxquels la symbolique chrétienne donne l'aspect, les mœurs et les attributs des Satyres et des Faunes de l'antiquité classique ; ils figurent dans le cortège des monstres de l'Enfer qui décorent les façades de nos cathédrales médiévales et les miniatures de nos manuscrits. Des médailles de la Renaissance représentent Attila sous les traits d'un homme à barbe, oreilles et cornes de bouc, l'incarnation de Satan.

Cette tradition qui fait des Huns des Satyres lubriques, remonte aux Goths, ces autres Barbares, ennemis irréconciliables des Huns, et déjà touchés, comme les Francs et les Burgondes, par la civilisation romaine et le christianisme.

Jordanès raconte que le roi goth Filimer, ayant constaté la présence, au milieu de son peuple, de sorcières appelées Haliurunnes[21], les chassa de son armée et les força de se réfugier dans les solitudes de la steppe. Là, ces femmes maudites rencontrèrent des esprits immondes (spiritus immundi), errants comme elles dans le désert ; de leurs embrassements, dit Jordanès, naquit la race féroce des Huns. Le rôle prépondérant que jouaient les sorcières, chez tous les Barbares de Germanie et en particulier chez les Huns, accrédita cette puérile tradition qui alla se développant, de génération en génération ; elle bifurqua en deux courants distincts, les traditions hagiographiques du monde latin et le cycle héroïque de la Germanie demeurée païenne et barbare.

Dans les légendes hagiographiques, le roi des Huns est le héros d'un double épisode historique : la ruine du monde romain par les Barbares et la reconstruction, sur ses ruines, des Etats barbares christianisés. Tel est le rôle du Fléau de Dieu (flagellum Dei) ou du Marteau du monde (malleus mundi).

C'est au ixe siècle que paraît la légende d'Attila, Fléau de Dieu. On raconte, dès cette époque, que la veille de la bataille des Champs Catalauniques, des soldats huas avaient rencontré dans une forêt, un ermite qu'ils conduisirent à Attila : Tu es le fléau de Dieu, tu es flagellum Dei, dit le saint au chef barbare, — en lui appliquant une parole du prophète Isaïe, — mais Dieu brise quand il lui plaît, les instruments de sa vengeance. Tu seras vaincu, afin que tu saches bien que ta puissance ne vient pas de la terre[22].

Il y a deux phases dans la vie de l'Attila de la légende hagiographique. Il est d'abord le fléau destructeur. Il ravage les campagnes et brûle les villes, il viole et il souille tout, il persécute les saints, il massacre les évêques et les fidèles ; le martyrologe de l'Église s'accroît par lui comme au temps de Dioclétien et de Galère. Tel était le souvenir laissé par les Huns dans l'histoire, qu'on ne trouve rien d'invraisemblable aux plus monstrueuses atrocités qu'on leur prête[23].

Bientôt, chaque ville se fait un titre de gloire d'avoir été persécutée, ravagée ou détruite par Attila ; chacun grandit ses souffrances, son martyre, son héroïsme. Puis, l'on tombe dans les contes demeurés populaires presque jusqu'à nos jours : Attila, fléau de Dieu est un épouvantail, comme l'Ogre ou Croquemitaine.

Mais la morale chrétienne veut un châtiment à de telles atrocités. Dieu se sert du Marteau du monde comme de l'instrument de sa vengeance, pour punir les rois prévaricateurs et les peuples infidèles. Dieu est juste et châtie ; Dieu est bon et miséricordieux et sa juste colère s'apaise ; il ne veut pas que le monde reste la proie du Démon. C'est pourquoi, les crimes étant expiés, le châtiment accompli, Dieu brise l'instrument diabolique dont il s'est servi ; il arrête le torrent qu'il a déchaîné. L'histoire d'Attila devient ainsi un thème à moralisation, un sujet d'édification chrétienne. Et pendant des siècles, la chaire retentit de l'anathème contre les méchants qui provoquent la colère de Dieu et le forcent à déchaîner sur le monde pervers, pour le punir, Attila, le ravageur, qui vient de l'Enfer, le prince des Démons ; les prédicateurs montrent dans les invasions barbares la punition divine, le pressoir où Dieu foule sa vendange, le fléau qui sépare le bon grain de l'ivraie.

Toutes les villes ont leur légende d'Attila qui est repoussé par une intervention miraculeuse provoquée par les ardentes prières des fidèles. A Metz, les Huns voulant piller l'oratoire de saint Étienne, brisent leurs haches et leurs massues contre un rocher de granit. A Dieuze, les Huns sont frappés de cécité parce qu'ils ont enchaîné l'évêque saint Auctor. A Cologne, après avoir massacré les onze mille compagnes de sainte Ursule, Attila, facétieux comme Méphistophélès, offre à cette dernière de l'épouser : Retire-toi, lui répond la sainte, j'ai dédaigné la main de César, ce n'est pas pour appartenir à un Maudit tel que toi ![24] La légende d'Attila pénètre dans toute la Gaule, jusqu'à Toulouse. En Italie, Aquilée, Udine, Ravenne, Padoue, Fiésole, Florence en sont aussi remplies, avec les détails les plus extravagants.

Mais voici la contrepartie. La miséricorde divine est infinie et pardonne aux plus abominables criminels. Attila lui-même en ressent les effets et finit par êti'e touché par la grâce. Les chrétiens qu'il a immolés, les martyrs, prient pour lui. Il se convertit, se repent ; il passe la dernière partie de sa vie à réparer les maux qu'il a faits. Il rebâtit les villes qu'il a détruites. Comme Clovis, il devient le champion de la chrétienté, un prince bienfaiteur et débonnaire, un roi juste et bon ; et ainsi Attila prépare l'avènement des peuples barbares à la civilisation chrétienne. Restons dans la région rhénane.

Trèves, par exemple, avait été détruite par les Barbares ; de ses splendeurs de capitale de la Gaule romaine, de ses palais, de ses thermes, de son théâtre, il ne restait plus que des débris. Au lieu de reconnaître dans ces dévastations, le résultat du passage d'Attila, la légende populaire, par un singulier travestissement, finit par considérer les ruines romaines comme les débris des palais édifiés par Attila. Le mausolée gallo-romain d'Igel est lui-même appelé l'Arc de triomphe d'Attila, au XIIe siècle[25].

Argentoratum (Strasbourg) avait été ruinée par les Huns. Attila en fit un monceau de décombres, si bien que, jusqu'au VIe siècle, elle fut presque effacée de l'histoire. C'est seulement au temps de Grégoire de Tours qu'elle renaît et qu'elle prend le nom germano-latin de Strateburgum, qui signifie vraisemblablement le bourg près de la route. Attila fut censé le restaurateur de la nouvelle ville ; il la dota de quatre portes qui conduisaient dans des directions opposées et Strassburg, fut, disait-on, la ville des chemins. Une des portes de la ville, celle du faubourg de la Couronne, était ornée d'un médaillon en pierre, représentant probablement l'effigie d'un empereur romain, entourée de ce vers emprunté à Virgile : Sic oculos, sic ille genas, sic ora ferebat. C'est ainsi qu'étaient ses yeux, son visage et ses traits. La tradition populaire vit dans cette sculpture un portrait d'Attila, devenu le patron, le protecteur de la ville[26]. C'est le bon Attila, comme l'antiquité avait le bon Hercule.

Les villes italiennes sont aussi censées rebâties par Attila qui les avait détruites. Pour Aquilée même, son nom Aquileia fut transformé en Attileia. Mais c'est surtout en Allemagne et en Hongrie que se développe fantastiquement la légende d'Attila, roi sage, magnifique, hospitalier, se battant bien, buvant mieux, un bon roi enfin, comme on en rêve en Germanie[27].

Partout, dans les cours des châteaux, sous les murs des castels des burgraves rhénans retentit la voix du Minnesinger qui, la rote en main, chante le bon roi Attila, seigneur des Huns, sage comme Salomon, plus riche et plus puissant que lui, surtout plus généreux[28].

Les Hongrois, on le conçoit sans peine, poussèrent plus loin que d'autres la réhabilitation et la glorification du fondateur de leur empire. Chez eux, tout un cycle de romans et de poèmes en l'honneur du roi des Huns s'est développé : Le formidable Attila devient un roi pacifique, hospitalier, bon homme même ; un joyeux compagnon de fêtes, qui laisse à ses lieutenants germains le soin de distribuer des coups d'épée en son nom, et de travailler pour sa gloire 4[29]. Dans la légende hongroise, Attila a des traits communs avec saint Étienne, le premier roi chrétien de Hongrie.

 

VI

LA LÉGENDE ÉPIQUE. - ATTILA ET LES NIBELUNGEN.

 

La légende épique, entièrement distincte de la légende chrétienne que nous venons de résumer, introduit le personnage d'Attila dans les chants guerriers des peuples barbares de la Germanie et de la Scandinavie. Fixée par l'écriture dès l'époque carolingienne, elle attribue à Attila pour l'en glorifier, tous les exploits des grands Barbares du Ve siècle, tels qu'Odoacre, Théodoric, Hermanaric et les autres perturbateurs du monde occidental. D'après certaines indications fournies par Jordanès, il parait bien que le personnage d'Attila eut un rôle, en premier lieu, dans la tradition épique des Ostrogoths dont les poèmes célébraient les hauts faits de Théodoric le Grand ; comme ils étaient consacrés à la gloire des Amalungs, la race royale des Goths, Attila ne devait y intervenir que comme ennemi.

Tous les peuples primitifs eurent des chants nationaux analogues, qui se transmettaient par tradition, de bouche en bouche, et que chaque génération amplifiait d'épisodes nouveaux et de prouesses imaginées par les bardes ou les jongleurs, dans le seul but de varier ou de renouveler leur répertoire.

Le grand roi des Arvernes, Luern, avait à sa cour des bardes qui chantaient ses exploits guerriers. On cite la même coutume chez d'autres chefs gaulois[30]. Tacite rapporte que les Germains possédaient des chansons guerrières qui constituaient toute leur tradition et dans lesquelles étaient exaltés les faits d'armes de leurs ancêtres. L'empereur Julien, dans le voisinage du Rhin, n'entendit pas sans frémir ces refrains menaçants, mêlés au cliquetis des armes et répercutés par les échos de la forêt ; il en compare les rudes accents au croassement des oiseaux de proie[31].

Jordanès a gardé quelque souvenir de ces bardits des Goths, que déjà de son temps, colportaient des jongleurs ambulants, en s'accompagnant de la guitare. Le roi des Ostrogoths, Théodoric, envoya à Clovis un chanteur de ce genre : Nous avons choisi pour vous l'envoyer, lui écrit-il, un musicien consommé dans son art, qui chantant à l'unisson de la bouche et des mains, réjouira la gloire de votre puissance[32].

Les Francs de Clovis et de Charlemagne avaient, eux aussi, leurs chants nationaux et leur tradition épique. C'est dans ces poèmes, sans nul doute, qu'il convient de chercher l'origine des fables insérées dans les chroniques historiques sur l'origine des Francs et leurs dynasties royales antérieures à Clodion le Chevelu. Charlemagne, nous dit Eginhard, fit recueillir ces anciens poèmes barbares pour garder le souvenir des exploits des anciens Francs.

On y relève les noms de Théodoric et d'Attila, d'Hermanaric et d'Odoacre. D'autres poèmes composés sur les mêmes données, et qui circulaient chez les Goths, les Germains, les Francs, les Anglo-Saxons, les Scandinaves, ajoutent à ces noms ceux d'autres personnages historiques : Ghibic, roi des Burgondes, quand ils passèrent le Rhin ; Gunther, son fils, le Gondicaire des chroniqueurs, dont nous avons rappelé le rôle considérable quand les Burgondes remontèrent le Rhin pour aller s'installer sur les pentes du Jura et les rives de la Saône et du Rhône.

Dès le VIIIe siècle, la légende d'Attila avait pénétré en Scandinavie et pris une large place dans l'Edda de Saemund. Attila est Atli chez les Scandinaves, Atla chez les Anglo-Saxons, Athil, Athel, Hettel, Etzel chez les Allemands. Il s'introduit dans les mythes de l'Odinisme ; il habite la Walhalla, à Etzelburg, sur les bords du Danube ; il a pour mère une magicienne et pour sœur une Walkyrie. Se reposant après une vie d'invraisemblables exploits, il trône au milieu des magnificences de sa cour, toujours dans les festins, les aventures galantes, les massacres, les joutes guerrières. Avec le temps, la légende s'amplifie, le héros s'humanise ; puis, sans être chrétien, il fait parade de vertus et de sentiments chrétiens. Il fait bâtir une église dans sa capitale ; sa femme Hilda (Idilco) est Burgonde et chrétienne : ici, on s'aperçoit aisément de l'influence de la légende hagiographique sur le mythe païen.

Les rois des Burgondes, Ghibic et Gunther et leurs vassaux sont les descendants de Nibelung ; ils sont les fils des ténèbres. Un héros, de la race de Wotan, Siegfrid, fils de la lumière, venu du Nord, entre en lutte avec les Nibelungen pour la conquête des trésors d'Attila cachés dans le Rhin. De là, des aventures héroïques, extravagantes et sanguinaires, d'un enchevêtrement inextricable, que chaque jongleur se plaît à enrichir d'épisodes incohérents et dont l'analyse est impossible. Suivant le mot d'Amédée Thierry, la poésie du Nord a accumulé dans ces chants barbares tout ce qu'elle possédait d'images féroces et de détails hideux. Quel contraste avec notre Charlemagne épique, nos Chansons de geste et nos romans de chevalerie ! Tuerie et beuverie, ces deux mots seuls peuvent caractériser l'épopée allemande qui se déploie dans ces contes germaniques brutaux et grossiers, où le cœur des héros ne vibre d'aucun sentiment élevé, où ils mènent une vie de carnage et de sauvagerie, luttent pour posséder un trésor caché dans le Rhin ou faire la conquête d'une furie guerrière, Crimhilde ou Brunhilde. Le poème des Nibelungen, composé, sous la forme où il nous est parvenu, vers l'an 1200, bien qu'étant la meilleure de ces compositions, n'échappe pas à ce sévère jugement[33], non plus que les chansons des Minnesinger, qui représentent le dernier état de la tradition épique relative aux grandes invasions du Ve siècle, à Attila, aux Burgondes et aux Francs.

Ce sont les noms des héros de ces contes fantastiques qui se trouvent appliqués aux burgs et aux sites pittoresques de la vallée inférieure du Rhin. On montrait, entre Worms et Spire, une prairie qui avait été, croyait-on, le Jardin des roses de la belle Crimhilde et que, pour elle, les héros de l'épopée, Siegfrid et les Nibelungen, arrosèrent de leur sang ; c'est là aussi que Théodoric et Attila s'étaient battus en champ clos[34]. Au-dessus de Worms, était le palais des Géants et dans le cimetière de Sainte-Cécile, on visitait le tombeau de Siegfrid et sa lance dont la hampe était le tronc d'un énorme sapin, comme celles des Géants de la mythologie antique.

Des pèlerins exaltés se rendaient périodiquement aux lieux consacrés par ces souvenirs apocryphes, greffés sur l'histoire vraie des terribles invasions du Ve siècle. Aujourd'hui encore, dans sa littérature et sa musique, l'Allemagne s'en inspire frénétiquement. Les poèmes barbares ont perpétué jusqu'à nous la barbarie germanique. Le pangermanisme a pour dieu un monstre, Odin ou Wotan, comparable au Moloch carthaginois ; il est accosté de deux idoles historiques, Arminius le félon et Attila, le Marteau du monde.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] AMMIEN MARCELLIN, XV, 10.

[2] Domicilia curatius ritu romano constructa. AMMIEN MARCELLIN, XVII, 1, 7.

[3] Dans la Patrologie latine de MIGNE, t. XXII, p. 1057 ; cf. LAVISSE, Histoire de France, t. II, 1re partie, p. 69.

[4] H. LICHTENBERGER, le Poème des Nibelungen, p. 394.

[5] TACITE, Germania, 24.

[6] TACITE, Vie d'Agricola, 28.

[7] AMMIEN MARCELLIN, XXII, 7, 8 ; XXIX, 4, 4 ; XXXI, 6, 5 ; cf. FUSTEL DE COULANGES, Histoire des Institutions, t. II, p. 376.

[8] H. WALLON, Histoire de l'esclavage dans l'antiquité, t. III, p. 114.

[9] AMMIEN MARCELLIN, XXVII, 2.

[10] FUSTEL DE COULANGES, Histoire des Institutions, t. II, p. 460.

[11] AMMIEN MARCELLIN, XVI, 12, 26 ; XXXI, 3, 13 ; cf. FUSTEL DE COULANGES, Histoire des Institutions, t. II, p. 359.

[12] EUMÈNE, Panegyr. Constantio Cæsari dictus, ch. IX ; aussi AMMIEN MARCELLIN, XIX, 11, 6. Cf. FUSTEL DE COULANGES, Histoire des Institutions, t. II, pp. 374-375.

[13] FUSTEL DE COULANGES, Histoire des Institutions, t. II, p. 384.

[14] FUSTEL DE COULANGES, Histoire des Institutions, t. II, p. 299.

[15] FUSTEL DE COULANGES, Histoire des Institutions, t. II, p. 311.

[16] Voyez les sources citées dans ERN. DESJARDINS, Géogr. hist. de la Gaule romaine, t. I, p. 295.

[17] AUG. LONGNON, Géographie de la Gaule, p. 176.

[18] Synésius, dans FUSTEL DE COULANGES, Histoire des Institutions, t. II, p. 377.

[19] MOMMSEN, Histoire romaine, t. IX, trad. Cagnat et Toutain, p. 105.

[20] SALVIEN, De vero judicio et Providentia Dei, liv. VI.

[21] Aliurunnes, all-runes, celles qui savent tout, qui lisent les runes (?).

[22] Cf. AMÉDÉE THIERRY, Histoire d'Attila, t. II. p. 239 (4e édit.).

[23] AM. THIERRY, Hist. d'Attila, t. II, p. 225.

[24] AMÉDÉE THIERRY, Histoire d'Attila, p. 245 (4e éd.).

[25] AMÉDÉE THIERRY, Histoire d'Attila, t. II, p. 228.

[26] AMÉDÉE THIERRY, Histoire d'Attila, t. II, p. 228.

[27] AMÉDÉE THIERRY, Histoire d'Attila, t. II, p. 260.

[28] AMÉDÉE THIERRY, Histoire d'Attila, t. II, p. 260.

[29] AMÉDÉE THIERRY, Préface de la 4e éd. (1872).

[30] Athénée (d'après Posidonius), IV, 37, p. 152, f. ; C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. II, p. 384.

[31] Cf. AMÉDÉE THIERRY, Histoire d'Attila, t. II, p. 264 (4e édition).

[32] AMÉDÉE THIERRY, Histoire d'Attila, t. II, p. 265 (d'après Cassiodore).

[33] H. LICHTENBERGER, le Poème des Nibelungen, p. 394.

[34] AMÉDÉE THIERRY, Histoire d'Attila, t. II, p. 282.