LE RHIN DANS L'HISTOIRE

L'ANTIQUITÉ : GAULOIS ET GERMAINS

 

CHAPITRE II. — LES PEUPLES MIGRATEURS ET LES PEUPLES INSTABLES. - LA GERMANIE.

 

 

I

LES MIGRATIONS DANS LA STEPPE ASIATIQUE ET SCYTHIQUE.

 

Après la période préhistorique dans laquelle évoluent des populations primitives dont on ignore les origines, la Germanie et la Gaule devinrent l'habitat temporaire ou définitif de peuples nouveaux que les Grecs et les Romains n'ont connus que par des relations intermédiaires de caravanes et de marchands, des récits lointains, traditionnels, mélangés de légendes et enveloppés de mystère. Ces populations venaient d'Orient. On dirait qu'un instinct naturel pousse les races asiatiques vers l'Europe ; les invasions suivent la marelle du soleil. Telle est, à l'époque historique, la loi de gravitation universelle des nations en quête d'un domicile fixe, d'une patrie : il est permis de présumer qu'elle s'applique aussi aux migrations des temps primitifs. La France, située à l'extrémité occidentale du monde et close par l'Océan, était destinée à devenir, plus que toute autre contrée, le réceptacle des flots successifs de cette marée des peuples.

Au contraire, la Germanie, à laquelle la nature n'a point donné de barrière du côté de la Scythie, ne fut, le plus souvent dans les temps antiques, qu'une région de passage, un séjour provisoire dont les peuplés migrateurs ou instables n'aspiraient qu'à sortir pour aller s'installer au beau soleil dans les contrées transrhénanes ou trans-danubiennes. L'ethnographie et la linguistique paraissent établir que l'Europe, après les populations que l'on considère comme autochtones, fut envahie par de multiples rameaux d'une même famille humaine, qu'à cause des caractères communs que présentent leurs langues et celles des anciens peuples de l'Inde, on appelle les Indo-Européens : Ligures, Celtes, Hellènes, Italiotes, Ibères, Germains, Scythes, Cimmériens, Sarmates, Slaves, sont des Indo-Européens par la langue et sans doute aussi par l'origine ethnique et géographique. Plus tard, sinon dès cette période primitive, accoururent aussi du fond de l'Asie, des tribus détachées d'une autre grande famille humaine, appelée mongolique, tartare ou finno-ougrienne : les Huns ou Hongrois, les Finnois, les Bulgares, les Turcs en sont les dernières bandes parvenues tardivement en Europe. Mais qu'il s'agisse, à travers les siècles, de 'peuplades indo européennes, tartares ou mongoles, toutes ont émigré du nord du continent asiatique lorsqu'elles se trouvaient encore dans cette période de leur développement social que les sociologues appellent la vie patriarcale et pastorale. Tous furent des pasteurs, parce que les immenses régions de l'Asie qui constituaient leur habitat d'origine ne comportaient pas un autre genre d'existence pour des sociétés humaines.

Ce type social se perpétue encore à présent dans ces immenses contrées qui entourent le grand Plateau central asiatique, et ce que nous constatons sous nos yeux, dans le Turkestan, chez les Toungouses, les Ostiaks, les Bachkirs et autres Tartares du nord des monts Altaï, des lacs Balkach et d'Aral et de la mer Caspienne, est de nature à nous éclairer complètement sur les migrations d'autrefois, que les historiens grecs ou romains, plus ou moins bien renseignés, n'ont enregistrées que de loin et longtemps après qu'elles fussent effectuées. La steppe du Plateau central asiatique ou la grande steppe, ne comprend pas moins de trois millions de kilomètres carrés, c'est-à-dire six fois la grandeur de la France. Sa plus grande largeur dépasse la distance du Sahara algérien au nord de l'Écosse.

A la base des pentes boisées de Tian-Chan (les monts Célestes), dit Elisée Reclus, commence la vaste région de steppes basses qui se prolonge à travers tout le Turkestan et par-delà le fleuve Oural dans l'intérieur de la Russie. Presque partout la steppe se présente comme un espace nu, laissant le regard glisser sur le sol uni jusqu'à la courbure de la terre sous l'horizon... La variété des diverses steppes commence à se révéler dans les premiers jours du printemps, aussitôt après que les rivières et les mares débordées sont rentrées dans leur lit et que les Kirghiz out brûlé les broussailles sèches de leurs pâturages. Les jeunes plantes naissent et se développent en quelques jours ; la verdure et les fleurs succèdent comme par enchantement à la morne nudité des plaines. C'est alors que la steppe se montre sous ses aspects les plus variés, à cause de la différence des terrains, sables, argiles, rochers, marécages d'eau douce ou d'eau salée ; chaque nature de sol se révèle par sa flore et sa faune ; nulle part les plantes et les animaux qui les accompagnent ne dépendent d'une façon plus intime des terrains qu'ils habitent. Mais la richesse et l'éclat printanier durent peu. Le climat excessif de la contrée, torride pendant la saison des chaleurs, glacial pendant la durée des froids, ne laisse prospérer qu'un petit nombre de plantes résistant aux extrêmes de la température ! L'été brûle les pousses vertes, les fleurs disparaissent ; mainte partie de la steppe, grise, poudreuse, reprend la monotonie d'aspect qu'elle avait durant l'hiver ; seulement, pendant quelques jours d'automne, les pluies raniment un peu la végétation ; un deuxième printemps paraît s'annoncer ; mais bientôt les plantes se flétrissent de nouveau et la tristesse de l'hiver s'étend sur les solitudes[1].

Tel est l'empire des herbes, suivant l'heureuse expression d'Edmond Demolins ; tel est l'habitat des sociétés tartares-mongoles d'à présent. L'homme qui habite ces plaines herbues a nécessairement adopté le genre de vie que la nature lui impose. Il a de grands troupeaux de chevaux, parce que le cheval se propage normalement dans des pâturages indéfinis et inépuisables. Il est constamment sur sa monture. Le cheval est son principal auxiliaire dans tous les actes de son existence patriarcale et toujours la même séculairement, parce que les conditions naturelles ne s'en sont pas modifiées. Il s'adonne nécessairement à l'art pastoral ; il a des troupeaux de bœufs, de chèvres et de moutons ; il fabrique sa tente avec le poil et le crin de ses animaux domestiques ; il confectionne des tapis de feutre, des nattes de joncs et de roseaux, des corbeilles de sparterie, des outres de peaux et de vessies, des vêtements de peaux et de laine ; il orne sa coiffure de plumes d'oiseaux.

Il entretient de bons rapports avec les étrangers ; il accueille les commerçants, venus souvent de bien loin, qui traversent les terrains de parcours de sa tribu et lui procurent ses armes, ses poteries, ses bijoux, ses étoffes de lin dont il apprécie les bariolages heurtés. Voilà, avec ses troupeaux, toutes ses richesses ; il ne songe point à l'accumulation des objets mobiliers qui seraient un embarras pour lui dans ses déplacements. La nature et, un peu, le commerce lui fournissent tout ce qui est nécessaire à son existence et à celle de ses animaux domestiques, puisque l'herbe se renouvelle spontanément à chaque printemps ; il est de nature paresseuse, réfractaire à la curiosité et au progrès. Nul d'entre les nomades n'a intérêt à s'approprier une portion du sol qui demeure ainsi la propriété collective de la tribu, son domaine de parcours. Dès que l'herbe de la plaine est rongée, il faut décamper, s'installer ailleurs, dans des pâturages vierges et pourvus d'eau, où peut-être on va se trouver en conflit avec une autre tribu. De toute nécessité, comme dans le désert africain, il faut pourvoir à la nourriture quotidienne des êtres humains et des animaux domestiques. Ces peuples, toujours en mouvement, innumeras vagasque gentes, dit Pline, avaient une tendance naturelle à s'acheminer vers les steppes de la Russie méridionale qu'ils savaient plus riches, plus fertiles, moins froides que celles du Plateau central asiatique.

La horde qu'on voit poindre, d'après certains récits historiques, des régions du lac Baïkal, de la Mongolie ou de plus loin encore, traverse en s'agrégeant sans cesse d'autres tribus poussées par le même besoin d'émigration, ce qu'on appelle aujourd'hui les gouvernements de Transbaïkalie, d'Irkoutsk, de l'Iénisséi, de Tomsk, au nord du plateau du Grand-Altaï et du désert immense que sa réputation a fait dénommer la steppe de la Faim. Après avoir parcouru encore les provinces d'Armolinsk, de Tourgaï, de l'Oural, elle franchit le fleuve Oural, de même que, dans un lointain avenir, l'attirance d'un gîte toujours meilleur lui fera traverser le Danube ou le Rhin.

D'autres peuples ont pu venir de l'Inde par le Turkestan, eu descendant les deux fleuves immenses qui, courant vers le nord, se déversent dans la mer d'Aral, l'Yaxarte (Syr Daria) et l'Oxus (Amou Daria) où se baignèrent les phalanges d'Alexandre. Qui peut dire quel fut le va-et-vient des peuples avant l'histoire écrite, dans ces régions du Pamir, de la Boukharie et du Turkestan qui, à l'est de la mer Caspienne, forment le trait d'union entre l'Inde et la Sibérie !

Par les steppes de la Russie où campent aujourd'hui encore les tribus pastorales des Kalmouks, des Cosaques et des Kirghiz, les migrateurs pénètrent en Europe, cheminant paresseusement, poussant leurs troupeaux, traînant leurs chariots, comme d'autres races dans le Far-West américain, au milieu des herbes si hautes que les fleurs, les épis et les houppes se balancent à côté de la tête du voyageur : au milieu de la plaine sans bornes, on peut se croire perdu dans la verdure que le vent fait onduler comme des vagues[2].

Du bord du Plateau central asiatique jusqu'aux bouches du Danube la horde s'avance sur la route perpétuelle qui ne conduit à rien, faisant chaque année de longues stations pour semer et récolter quelques céréales aux endroits propices, comme le font les tribus du Sahara ; graduellement elle déroule à petites journées, en droite ligne, jusqu'à 5.000 kilomètres, dans des plaines herbues à peine entrecoupées de quelques bandes de terre cultivable. Les seuls obstacles à sa marche monotone, bercée par la cadence des mélopées héréditaires, sont les tribus voisines et concurrentes ; parfois des bandes de pillards, écumeurs de la steppe, rebut et déchet de toutes les tribus. Il faut aussi lutter contre les bêtes féroces qui pullulent, assiégeant, dit Pline, l'espèce humaine, leur rivale en cruauté[3]. Les émigrants franchissent les fleuves à gué, ou à la nage, avec des outres de peaux, sur des troncs d'arbres jetés à la dérive, sur leurs boucliers bombés, sur des radeaux improvisés. C'est souvent une biche effarée qui, d'après de nombreuses légendes qui ont été transportées et se sont acclimatées même sur le Rhin, indique en fuyant, le gué du fleuve au groupe des familles qui, incertaines, erraient depuis de longs mois sur la rive déserte.

Grâce à leurs chevaux, nous dit un voyageur moderne, les nomades migrateurs passent les fleuves sans pont et ne sont nullement arrêtés par ces obstacles naturels que nos armées modernes considèrent comme infranchissables. Se mettant à califourchon sur des peaux de bœufs contenant leurs ustensiles et attachées à la queue de leurs chevaux, puis s'aidant de leur arc en guise d'aviron, les nomades franchissent les fleuves les plus rapides. C'est ainsi qu'ils ont traversé le Dniéper en 1240 et le Danube quelques années plus tôt 2[4]. Des bas-reliefs assyriens nous montrent de même des hommes, à califourchon sur des outres gonflées qu'ils dirigent en nageant sur l'Euphrate, ou bien, des groupes de femmes et d'enfants, dans des barques d'une rudimentaire simplicité.

Les grandes caravanes qui, aujourd'hui encore, se mettent en route à travers les steppes du haut Plateau asiatique, rappellent jusque dans les détails individuels, les migrations qui ont préludé à la formation de notre monde occidental. C'est comme une réédition de l'histoire des Helvètes de Jules César, que fait M. Zaborowski, par exemple, quand il raconte l'aventure des Kalmouks qui, établis depuis 1616 dans le khanat de Kazan, voulurent s'en retourner en Chine, en 1771. Ils étaient plus de 600.000. Catherine II envoya une armée pour les retenir et les populations dont ils avaient à traverser le territoire se soulevèrent contre leurs masses affamées. Partis en janvier, ils arrivèrent pourtant en juin au N.-N.-E. du lac d'Aral, ayant franchi 700 lieues. Plus de 250.000 d'entre eux avaient d'ailleurs succombé, et de tout leur bétail, il ne leur restait que des chameaux. En septembre, ils étaient sur la frontière de la Chine et l'empereur Rien-Long les secourut. En huit mois, malgré les rigueurs extrêmes du froid et du chaud, malgré les attaques incessantes d'ennemis implacables, malgré la famine et la soif, ils avaient donc franchi un espace égal, en ligne droite, au huitième environ de la circonférence terrestre. (ZABOROWSKI.) Les plaines du fleuve Oural, de la Volga et du Don, de la mer Caspienne et de la mer Noire ont été, à travers tous les siècles de l'histoire, le théâtre de déplacements aussi formidables : les hordes de Balamir ou d'Attila, des Avars ou des Hongrois, celles de Gengis Khan et de Tamerlan eurent des aventures aussi mouvementées.

Vers le milieu du siècle dernier, un missionnaire français célèbre, le P. Huc, qui avait séjourné de longues années au milieu des tribus patriarcales de la steppe, a participé à l'un de ces décampements de tribus en masse et il en fait ainsi le récit :

Nous nous joignîmes, raconte-t-il[5], à cette immense troupe, grossie en route par un grand nombre de caravanes mongoles qui, comme nous, profitaient de cette excellente occasion pour faire le voyage de Lhassa... Les hommes et les animaux qui composaient la caravane peuvent être évalués au nombre suivant : quinze mille bœufs à longs poils, douze cents chevaux, autant de chameaux et deux mille hommes, soit Thibétains, soit Tartares... La marche et les mouvements de la caravane s'exécutaient avec assez d'ordre et de précision, surtout dans les commencements. Ordinairement, on partait tous les jours, deux ou trois heures avant le lever du soleil, afin de pouvoir camper vers midi et donner aux animaux le temps de paître pendant le reste de la journée. Le réveil était annoncé par un coup de canon ; aussitôt, tout le monde se levait, le feu s'allumait dans toutes les tentes, et pendant que les uns chargeaient les bêtes de somme, les autres faisaient bouillir la marmite et préparaient le thé beurré. Un second coup de canon donnait le signal du départ. Quelques cavaliers expérimentés et chargés de diriger la caravane se mettaient en tête ; ils étaient suivis par les longues files de chameaux, puis venaient les bœufs à longs poils. Les cavaliers n'avaient pas de place fixe ; ils allaient et venaient dans tous les sens...

Nous nous souviendrons de ce témoignage contemporain lorsque nous aurons à caractériser, d'après les récits célèbres d'Ammien Marcellin et de Jordanès, à la fin des temps antiques, les hordes des Huns, des Alains, des 'Vandales, en marche sur l'occident de l'Europe. L'immense caravane des Barbares chemine de la même façon qu'il y a quinze ou trente siècles : cavaliers, roulottes, troupeaux, fétiches, la masse s'ébranle redoutable comme un torrent dévastateur, dans un ordre immuable prescrit par la nature au début de l'histoire. L'antiquité classique ne dépeint pas autrement les Scythes dont les chariots, dit Horace, traînent à pas lents les maisons errantes :

..... Scythæ

Quorum plaustra vagas rite trahunt domos.

(HOR., Odes, III, 18.)

Comme la cohue des peuples groupés sous le nom de Cimbres et de Teutons ou celle qui suivait Attila, les grandes caravanes des Tartares d'aujourd'hui sont souvent forcées, dit encore le P. Huc, de se fractionner parce que les pâturages deviennent trop maigres pour qu'un aussi grand nombre d'animaux puissent camper au même endroit. Notre bande, ajoute-t-il[6], fut encore obligée, dans la suite, de se fractionner : la grande unité étant une fois rompue, il se forma une foule de petits chefs de caravanes, qui ne s'entendaient pas toujours sur les lieux où il fallait camper, ni sur les heures du départ. Et puis, on devait aussi parfois, comme les Helvètes, négocier le droit de passage et les conditions du parcours, quand on voulait traverser le territoire d'autres tribus. Il fallait veiller à la sécurité du campement et de la marche, pour éviter les surprises des tribus hostiles ou des bandes de pillards. Ceci était l'affaire des conducteurs, tantôt un patriarche obéi à cause de son expérience, tantôt un jeune chef choisi pour ses prouesses à la chasse ou à la guerre. Les choses se passent aujourd'hui comme du temps des Celtes, des Germains ou des Huns, parce que la nature de la steppe impose, depuis les premiers âges, aux tribus qui y sont cantonnées, la vie errante en groupes de clans, l'art pastoral, le régime patriarcal et communautaire, quel que puisse être le rameau ethnique auquel elles se rattachent et quelles que soient leurs traditions héritées de leur primitive origine.

L'habitat crée le type social : cela est évident surtout chez les peuples simples qui demandent à la nature bien plus qu'à l'industrie et aux rapports commerciaux extérieurs, les moyens de vivre et de jouir de la vie. Les habitudes héritées d'un milieu antérieur, les croisements du sang avec d'autres races n'empêchent, eux-mêmes, que dans une mesure très restreinte, l'habitat d'exercer sa tyrannie sur l'homme et les sociétés humaines.

 

II

LES FORÊTS ET LES TOURBIÈRES DE LA GERMANIE DU NORD.

 

Dans leurs migrations vers l'Europe, les Asiatiques ont toujours suivi les mêmes itinéraires : la nature ne leur en offrait qu'un choix restreint. Après avoir aisément franchi le fleuve Oural, entre Orembourg et le delta marécageux par lequel cet immense déversoir des monts Oural se relie à la mer Caspienne, ils traversaient successivement, au nord d'Astrakhan, la Volga, aux larges et multiples courants, le Don, qui est le premier grand tributaire de la mer Noire, le Dniéper, le Boug, le Dniester. D'un fleuve à l'autre, c'était toujours la plaine monotone, couverte de hautes herbes, entrecoupée de rares oasis de champs bombés, susceptibles de cultures. Kirghiz, Cosaques, Bachkirs, Kalmouks et autres peuplades tartares ou slaves, y mènent encore la même existence que leurs prédécesseurs, il y a des milliers d'années ; seulement, les gouvernements modernes s'opposent à leurs grandes migrations et limitent les terrains de parcours de ces tribus instables. Des steppes du Don et de l'Ukraine ils arrivaient, en hordes indiscontinues et affamées, à travers les plaines de la Petite-Russie, de la Podolie, de la Volhynie et de la Pologne. Alors, les uns descendaient par les vallées du Dniester, du Pruth et du Sereth, c'est-à-dire par la Bessarabie et la Moldavie, jusqu'au delta du Danube, évitant la chaîne des Carpathes, muraille gigantesque, infranchissable ; les autres gagnaient par la vallée de la Vistule les terres unies et basses de la mer Baltique et la Germanie.

Ce long parcours à travers l'Asie et l'Europe septentrionales, avait été tracé d'avance aux peuples migrateurs par les caravanes de marchands qui convoyaient, entre autres objets de négoce, la soie de Chine, l'ambre de la Baltique, les pelleteries des régions glacées, les esclaves, les armes, les ustensiles de bronze des Scandinaves. Nous verrons, en effet, que le commerce du nord n'eut point d'autre itinéraire que celui des migrations et des invasions.

Que vont-ils faire en Germanie ? Ce pays nouveau offrait aux émigrants un habitat tout différent de celui de l'Asie et de la Russie méridionale. Au lieu des steppes herbues et sans horizon, ils étaient comme perdus dans une contrée aqueuse, forestière ou dénudée, fouettée par les vents du nord, couverte de brumes, habitée par de rares indigènes autochtones qui vivaient de chasse et disputaient péniblement leurs abris aux bêtes sauvages : de toutes parts, des forêts vierges sans limites, des lacs aux contours incertains entourés de plantes paludéennes impropres à la nourriture des troupeaux.

En Germanie, dit Tacite, le ciel est dur, l'aspect du pays est morose et sauvage. L'Allemagne est encore, suivant l'observation de Madame de Staël au début de son livre perfide, une immense forêt, un pays triste. Et cependant, dans les temps modernes, une population surabondante a défriché une bonne partie des forêts, canalisé les rivières, exhaussé des prairies creuses, drainé bien des tourbières. L'État prussien condamne les forçats au terrassement dans la boue des marécages, et voici que, par un monstrueux mépris du droit de la guerre, il force aujourd'hui (juillet 1915), nos prisonniers de guerre à ce travail que les fièvres paludéennes font meurtrier ! Bref, on a développé immensément le sol cultivable, construit des ponts, des remblais, ouvert des routes dans toutes les directions. Telle n'était point la Germanie à l'époque des migrations celtiques, ni au temps de Jules César ou de Tacite, ni même lors des grandes invasions du Ve siècle.

Une comparaison va tout de suite fixer notre imagination sous ce rapport. On estime que notre Gaule, lors de la conquête de César, était couverte de forêts pour les deux tiers de sa surface : un tiers seulement de notre sol était livré à la culture. S'il en était ainsi pour la Gaule qui a des vallées inclinées vers les fleuves et vers les océans, des montagnes et des collines dans toutes ses provinces, à plus forte raison, pour l'Allemagne du Nord, pays où le réseau orographique est extrêmement restreint, et la plaine sans inclinaison bien sensible. Si de nos jours la superficie forestière de l'Allemagne dépasse encore 10 millions d'hectares, c'est-à-dire plus d'un quart de cette contrée, il n'y a rien d'exagéré à prétendre que, dans l'antiquité, la Germanie était, plus que la Gaule, c'est-à-dire aux trois quarts au moins, couverte de lagunes, de forêts, de plaines glaiseuses : un quart du sol, à peine, était habitable et cultivable.

La Germanie, pays hérissé de forêts ou noyé de marécages, dit encore Tacite. En cette région du globe, ajoute un auteur moderne, la boue est le cinquième élément de l'univers. Ciel estompé en grisaille, sol spongieux qui manque sous le pied, balayé par les rafales de l'Océan du Nord, landes et bruyères, nature ingrate, malsaine, à laquelle l'homme ne saurait s'attacher ; puis, derrière cette large bande, massifs boisés d'une étendue désespérante, jouant le rôle d'isolateurs entre de rares terres saines et asséchées : telle était la Germanie, jusqu'au pied des montagnes lointaines où ses fleuves cachent leurs sources[7].

Dans de telles conditions physiques, la population agricole et sédentaire ne pouvait guère se trouver à l'aise et se développer. Elle y végétait, clairsemée. Le genre d'existence qui s'imposait aux migrateurs, à mesure qu'ils arrivaient, nouveaux occupants d'un sol que les indigènes ne songeaient guère à leur disputer, c'était celui des populations qui vivent moins de la culture que des produits spontanés de l'eau et des forêts, de pêche et de chasse, des fruits naturels de la brousse et de la forêt, de pâturages au bord des rivières et dans les clairières. Même dans les contrées qui avoisinent le Rhin, ce fut seulement à l'époque romaine que les tribus germaines commencèrent le défrichement des bois, se bâtirent des maisons et pratiquèrent la culture des céréales à assolements réguliers. Ouvrez la carte physique de l'Allemagne, dans l'Atlas de M. Vidal de la Blache. Tout le pays compris entre les bouches de l'Escaut et le cours de l'Elbe, c'est-à-dire entre Anvers et Hambourg, était, bien plus que de nos jours, exposé à l'envahissement des eaux, soit de la mer du Nord, soit des fleuves, l'Elbe, le Weser, l'Ems, le Rhin, la Meuse, l'Escaut, dont les estuaires se relient ou se confondent tout le long de la côte, formant des chapelets de presqu'îles et d'îlots à peine habitables. Ce qui, dans ce pays, n'était pas menacé par les eaux était occupé par les dunes, la lande côtière ou, dans la partie méridionale, par d'impénétrables forêts.

La Campine, les plaines qui entourent le Zuiderzée (l'ancien lac Flevo), la Frise hollandaise et allemande, le duché d'Oldenbourg, le Hanovre jusqu'aux monts de Westphalie et au massif boisé du Harz, constituent, sur la carte, une zone immense, maculée de lacs brumeux, souillée de tourbières que des travaux de drainage et d'exhaussement ne sont pas encore parvenus à canaliser entièrement et à déverser dans les fleuves. Pour sortir de cette fange paludéenne, avant que les ingénieurs modernes eussent créé des talwegs et des passages artificiels, il fallait ou bien s'embarquer et prendre la mer, ou bien battre en retraite en remontant le cours des fleuves, dans la direction du sud, en deçà d'une ligne qui passe par Nimègue, Osnabruck, Minden, Hanovre, Magdebourg.

Le bassin inférieur de l'Elbe n'est, à son tour, qu'un sol aqueux où la terre et les eaux se disputent sournoisement la place sous les roseaux et les joncs. Un tiers de la superficie du Mecklembourg et du Brandebourg jusqu'aux monts de Lusace, est de même nature et la carte est tachetée d'un dédale de lacs qui avoisinent Berlin, Charlottenbourg et Potsdam, Strelitz et Schwerin, Rostock et Lubeck.

En Poméranie, voyez le bassin inférieur de l'Oder et celui de la Netze, tout pleins d'eaux stagnantes, surtout aux alentours de Stettin, de Greifswald, de Stargard, de Custrin. En Prusse occidentale, dans le pays de Danzig, le bassin inférieur de la Vistule est parsemé de lacs et de plaines vaseuses. Enfin, la Prusse orientale jusqu'au delta du Niémen est un sol mouvant, sablonneux, bas et plat, avec de grandes flaques d'eau, non seulement dans les environs de Königsberg, mais jusqu'au Masurenland et au Hockerland, où se trouvent, semblables à des îlots reliés les uns aux autres par un chassé-croisé de talus naturels ou artificiels, les villes de Lyck, de Lötzen, d'Allenstein, d'Osterode. Le long de la mer de l'ambre, s'allongent les lagunes appelées Kurische Haff et Frische Haff qui relient entre eux les multiples bras des estuaires de la Vistule, du Pregel et du Niemen.

Ainsi, la moitié de l'Allemagne du Nord était jadis envahie par les marécages ou les estuaires fébricoles de fleuves que la mer semble repousser plutôt qu'accueillir. Le flux quotidien envahissait la grève à perte de vue, et le pays voisin était exposé souvent à des raz de marée dévastateurs. En France, seuls les alentours mouvants du Mont-Saint-Michel, si dangereux pour les pêcheurs imprudents, peuvent nous donner quelque idée de cette affreuse région du brouillard et de la boue.

Au sud de la zone dénudée, commence celle des joncs, des algues, des oseraies, puis, les arbres rabougris, épineux, déjetés par le vent, terres qu'aucune route ne pouvait traverser ; enfin, la zone forestière, beaucoup plus vaste encore, coupée par les lacs, les fleuves et les rivières. De l'est à l'ouest, le fossé du Rhin, seul, séparait ces forêts de la Germanie de celles de la Gaule Belgique.

Au sud du pays des Frisons, la forêt de Teutobourg couvrait la plus grande partie de la Westphalie, du Hanovre, du Brunswick, du duché d'Anhalt. Le nœud du Harz, avec ses hautes montagnes, si riches en mines de métaux, rattachait le Teutoburgerwald, d'une part, au réseau forestier et glaiseux des Semnons, qui occupait la plus grande partie du pays d'entre l'Elbe et l'Oder, et, d'autre part, à la forêt Hercynienne plus vaste encore. Cette silva Hercynia dont la Forêt-Noire actuelle, l'ancienne silva Marciana, n'est qu'un tronçon prolongé au sud-ouest, provoqua, de la part de Jules César et de l'empereur Julien, une admiration mêlée d'inquiétude. C'est dans ses profondeurs lointaines et montagneuses, inaccessibles, que prenaient leurs sources la plupart des grands cours d'eau de la Germanie, le Danube, le Neckar, le Mein, le Weser, l'Elbe et ses affluents. Les monts de Thuringe (Thuringetwald) qui, aujourd'hui encore, ont, par places, l'aspect des forêts inviolées, nous représentent mieux que le Schwarzwald, trop sillonné d'allées pour touristes, ce que devait être la forêt Hercynienne.

Débordant les montagnes du duché de Bade et du Wurtemberg, elle enveloppait de ses bras gigantesques les belles et fertiles vallées du Mein, par les hauteurs de l'Odenwald au nord-est de Heidelberg, par le Spessart à l'est de Francfort, puis par le Môn, le Thuringerwald et la longue chaîne des monts de Bohème. Elle se rattachait enfin aux monts Carpathes par les Berkides, pour former avec eux le véritable bouclier de l'Allemagne du sud où le Danube est roi.

Seules, quelques pistes pratiquées par les marchands et les migrateurs, le long des rivières ou entre des seuils de rochers, reliaient les unes aux autres des lignes de clairières naturelles et sillonnaient comme une déchirure cet immense rideau de verdure sombre. La largeur de cette forêt Hercynienne, dit César[8], est de neuf journées de marche accélérée... Elle commence aux frontières des Helvètes, des Némètes et des Rauraques et elle s'étend, en suivant le cours du Danube, jusqu'au pays des Daces et des Anartes. De là, elle tourne sur la gauche, en s'éloignant du fleuve, et dans son immense étendue elle borde le territoire d'une foule de nations. Il n'est point d'habitant de ces contrées qui, après soixante jours de marche, puisse dire avoir vu où elle finit, ni savoir où elle commence. On assure qu'il s'y trouve plusieurs espèces d'animaux sauvages qu'on ne voit pas ailleurs...

Comparables aux forêts vierges de l'Amérique, celles de la Germanie avec leurs arbres géants, sapins, chênes et hêtres, formaient des massifs si épais qu'ils interceptaient la lumière ; jamais un rayon de soleil ne filtrait jusqu'à la jonchée roussâtre des feuilles mortes : c'était le royaume de l'éternelle nuit. Les explorateurs romains, guidés par des indigènes, y remontaient prudemment en bateaux le cours des rivières, ne rencontrant que de loin en loin, des clairières où une pelouse herbue permettait aux êtres qui peuplent les bois de trouver la chaleur extérieure nécessaire à toute vie. Là, c'étaient des myriades d'oiseaux et d'insectes, des reptiles qui se plaisent dans la moiteur de l'atmosphère sylvestre, des animaux féroces qui attaquent l'homme.

Les tribus, arrivées des plaines de la Scythie depuis un temps plus ou moins long, s'installaient à la lisière de ces grands bois, soit au sud, dans les belles et fertiles vallées de la Bohême et de la Bavière, soit au nord, en Silésie, en Prusse, dans les coins habitables de la Saxe, de la Hesse, de la Franconie, du bas Rhin, de la Souabe. Quelques-unes d'entre elles ensemençaient des champs qu'il fallait garder aussi bien contre les fauves que contre les tribus voisines. Des pistes sûres, connues seulement des habitants d'un canton, conduisaient, sous le dôme de verdure, à des sanctuaires sans toit, cachés derrière des fourrés épineux, où complotaient les chefs, où était pratiqué le culte de divinités sanguinaires. Les troncs déchiquetés par la foudre ou bien les plus grands des arbres, participaient à ces hommages divins et recevaient les offrandes et les vœux des peuplades barbares.

Quant au soldat romain, ces bois, plus vastes que l'horizon, qui recélaient tant d'ennemis toujours prompts à l'attaque inattendue, lui inspiraient une crainte superstitieuse, cette crainte, dit Sénèque, qui fait croire à l'existence de la Divinité.

Toujours et sans qu'il ait osé se l'avouer à lui-même, le souvenir du sort de Varus hanta son imagination. Sur la lisière de la mystérieuse forêt, la sentinelle qui veillait à la garde du Rhin essayait de plonger son regard dans la nuit sans fond que les arbres séculaires entretenaient sous leur frondaison ; un frisson d'angoisse glaçait le sang du légionnaire lorsqu'il entendait, répercutés par les échos des clairières, les grincements des bêtes fauves répondant aux chants barbares et au cliquetis des glaives sur les boucliers de guerriers invisibles.

 

III

LES ROUTES DU COMMERCE EN GERMANIE. - COMMENT LES GRECS ET LES ROMAINS ONT CONNU LES GRANDES MIGRATIONS.

 

Les parages désolés et fangeux de la mer Baltique et de la mer du Nord, de chaque côté de la presqu'île du Jutland, sont la contrée que les auteurs anciens assignent, volontiers, pour patrie originaire à un grand nombre des peuples qui sont venus tour à tour, à diverses époques, depuis les âges les plus reculés, se fixer dans l'Europe occidentale et méridionale. De ce pays désertique, plein de brouillards, de vents et de marécages, seraient sortis, si l'on en croit cette antique tradition, les Celtes, et avant les Celtes, des populations innommées ; plus tard, les Belges, les Cimbres, les Teutons, les Suèves, les Francs, les Goths, les Saxons, les Burgondes, les Chavions, les Vandales, et bien d'autres qui ont franchi le Rhin et le Danube[9].

Et, chaque fois, ce sont des débordements de la mer du Nord ou de la Baltique, des raz de marée qui chassent de leurs demeures ces pauvres gens, ces ichthyophages aux yeux glauques et aux cheveux blonds, qui ne demandaient qu'à rester attachés, comme leurs barques, au bord de l'Océan ou sur la rive des estuaires fluviaux. Ainsi, la Scandinavie, la fameuse île Scanzia, les sables stériles, les tourbières et les marécages de l'Allemagne du Nord auraient engendré toutes ces races d'hommes ; le Goth Jordanès, au vii siècle, parlant de cette contrée âpre et lugubre, dit que de ses flancs sont sorties toutes ces nations ; il la qualifie officina gentium aut velut vagina nationum.

Les historiens modernes qui ont accepté cette assertion, si souvent répétée par les Anciens, y trouvent l'occasion de broder, surtout en évoquant les effroyables catastrophes qu'ont subies, à l'époque moderne, les basses terres de la Hollande, d'élégants et pathétiques tableaux des débordements subits de la mer du Nord ou de la Baltique. Je ne puis résister au plaisir de citer une magnifique page de M. Jullian, qui se rapporte à l'exode des Celtes[10] : Les montées subites de l'Océan sur les côtes de la Frise et du Jutland sont une des choses les plus effroyables que puissent voir les hommes. En une minute, une seule vague, haute comme une colline, submerge des milliers d'hectares. Tout disparaît alors sous les eaux, arraché, englouti, confondu dans une égale destruction, arbres, moissons, bestiaux et des milliers d'hommes. Et cette œuvre de fureur était, dans les temps anciens, d'autant plus terrible et plus complète que les Celtes aimaient à bâtir près des flots leurs cabanes et peut-être aussi leurs tombes : vivants et morts, les ancêtres comme eux-mêmes, tout ce qui était la tribu retournait au néant...

Pline, moins éloquent, nous parle, pour l'avoir observé lui-même avec étonnement, du flux et du reflux de la mer du Nord qui s'étend sur des lieues et des lieues, avec impétuosité, deux fois par jour, si bien que sans cesse le spectateur ému et angoissé se demande : Ce sol est-il bien une terre ou appartient-il à l'empire de l'Océan ? Il prend en pitié les misérables habitants (misera gens) de ces contrées qui vivent dans des huttes juchées sur des hauteurs naturelles ou artificielles pour que les flots ne puissent les atteindre. Ils se nourrissent de poissons, n'ont ni lait, ni bétail, ni gibier, ni arbres, mais seulement des joncs et d'autres plantes aquatiques avec lesquelles ils tressent leurs filets[11].

Ce serait cette population de pauvres hères, nécessairement peu nombreuse à cause de la nature du pays, qui de loin en loin subissant des raz de marée, aurait été forcée de s'exiler, en masses toujours renouvelées. Voilà les ancêtres des nations et des races diverses de l'occident de l'Europe.

Eh bien, non ! Je me refuse à admettre que la mer du Nord ou la mer Baltique, en leurs jours de débordement, aient engendré et rejeté sur la grève des peuples entiers comme des bancs de petits poissons. II suffit de se reporter à l'énumération des douze ou quinze peuples qu'on dit issus de ces parages pour démontrer l'absurdité de cette légende.

Que la race immense des Celtes, que la cohue hétéroclite des Cimbres et des Teutons, que tous les peuples de la Gaule Belgique, les Ostrogoths et les Visigoths, les multiples tribus franques, les Vandales, les Burgondes, les Angles, les Suèves, les Saxons, les Chavions, d'autres encore, aient ce misérable pays pour patrie originaire, — et nous avons des textes anciens qui l'affirment pour chacun d'eux, — j'estime qu'il y a quelque ingénuité à l'admettre. Cela a pu arriver une ou deux fois, mais pas plus, à coup sûr. D'ailleurs, si les raz de marée les ont engloutis en une minute, comment ont-ils pu ensuite émigrer ? les raz de marée n'épargnent personne. Et pour les habitants des terres que le raz de marée n'avait pas atteintes, il n'y avait plus nécessité de partir. Les populations qui habitent les abords du Vésuve ou de l'Etna ne se croient nullement forcées d'émigrer après une éruption du volcan. Les Hollandais que les raz de marée ont épargnés, dans les derniers siècles, ne se sont pas expatriés.

Quant aux pays scandinaves, quelque brillante qu'y ait été I a civilisation de l'âge du bronze, quelque dense que l'on suppose la population de la presqu'île du Jutland qui, de nos jours, n'atteint pas un million d'habitants, il est déraisonnable d'admettre que ce minuscule pays, même avec l'appoint de la Suède, ait enfanté et envoyé, à travers les siècles, dans le reste de l'Europe, non seulement les Goths et les vikings normands, mais des théories variées d'autochtones, des groupes ethniques aussi dissemblables et multipliés que ceux qu'on prétend avoir essaimé de cette morne contrée.

Ce qu'il y a à retenir de cette antique tradition c'est que, vraisemblablement, ces peuples, au cours de leurs migrations, ont séjourné un temps plus ou moins long dans les parages de la mer Baltique ; c'est aussi que certaines peuplades, comme les Goths, s'y sont acclimatées plus longtemps que d'autres, en ont fait leur patrie et ont peuplé plusieurs des îles Scandinaves. Tandis que d'autres n'ont fait qu'y passer, les Goths y ont séjourné séculairement, bloqués en quelque sorte par d'autres tribus. Ce n'est que tardivement qu'ils ont quitté cette patrie provisoire de l'île Scanzia, sur trois bateaux, dit naïvement la légende recueillie par Jordanès, qui portaient, l'un, les Visigoths, l'autre les Ostrogoths et le troisième les Gépides. Et ceux-ci furent appelés de ce nom qui signifie, paraît-il, paresseux, traînard, parce qu'ils se firent attendre et que leur vaisseau arriva le dernier. Ce récit fabuleux nous indique peut-être, tout de même, que les tribus gothiques ont fini par poursuivre, comme toutes les autres, leur migration longtemps arrêtée ; ils se sont dirigés vers le sud, pour atteindre le Danube et, après mille vicissitudes, la place convoitée sur le territoire de l'empire romain.

En un mot, les peuples barbares qu'on nous dit issus des bords de la Baltique ou de la mer du Nord, n'étaient point des autochtones de cette région. Ils étaient seulement venus se fixer temporairement dans l'Allemagne septentrionale, comme les Francs dans la Frise, en Westphalie et sur le Mein.

Sans s'inquiéter autrement des misérables tribus des aborigènes de l'âge de pierre qui, lentement, s'étiolaient, disparaissant à peu près, j'imagine, comme les tribus des Peaux-Rouges en Amérique, ces barbares nouveaux-venus séjournèrent un temps plus ou moins long, les uns dans les plaines lacustres plus rapprochées de la mer, les autres, dans les clairières des forêts exubérantes dont ils suivaient la lisière et les pistes. Jusqu'au moyen âge, le séjour des barbares dans le nord de l'Allemagne n'a été qu'une halte forcée, prolongée, péniblement supportée. Tous étaient des migrateurs venus lentement des steppes asiatiques. Pourquoi donc les écrivains de l'antiquité ont-ils eu l'idée d'assigner à ces tribus, comme pays d'extraction, le rivage de la mer du Nord et de la Baltique ?

Il semble qu'il soit aisé de répondre à cette question.

Les invasions qui se sont portées vers le sud, sur le Danube et l'Italie, suivirent les routes du commerce de l'ambre, dont les Grecs et les Romains ne connaissaient que vaguement les mystérieuses profondeurs. Ils savaient pourtant que ces routes, traversant la Germanie, aboutissaient à l'océan Suévique ou mer Baltique. Or, pour atteindre les pays danubiens, les peuples migrateurs n'ont pas suivi d'autres chemins que ceux des caravanes de marchands. L'impénétrable rideau de la forêt Hercynienne et le mur des Carpathes ne leur permettaient pas de s'en écarter. C'est ainsi que les Grecs et les Romains furent amenés, par ce qu'ils savaient des routes de l'ambre, à donner aux nations germaniques, scythiques ou autres qu'ils ont vues si souvent arriver par ces chemins, la même origine que celle de l'ambre lui-même.

De tout temps, la nature a imposé au commerce les routes qu'il doit suivre et dont il ne peut s'écarter. Ce sont d'abord des pistes le long des rivières, parfois frayées par les animaux, des haltes aux sources rafraîchissantes, des sentiers en des parties moins fourrées des forêts, faisant la chaîne, comme un chapelet, de clairière en clairière. Ces pistes, ces sentiers deviennent des chemins que le voyageur, avec ses chevaux et ses mulets, améliore à la longue pour faciliter son passage ultérieur. Lorsque la civilisation est plus avancée, les mêmes passages deviennent des routes avec des gués, des ponts, des relais, des abris sûrs pour les nuits. Aux carrefours, aux sources ou au confluent des rivières se créent des caravansérails, des agglomérations qui souvent deviennent des entrepôts, des marchés, des villes fortifiées, des capitales. Telle fut l'origine des routes du commerce à travers la Germanie.

On sait la place prépondérante que l'ambre jaune ou succin a occupée dans la parure féminine, non seulement chez les Grecs et les Romains, mais longtemps auparavant dans les civilisations de l'Asie antérieure. Or, le seul pays où les Anciens pussent se procurer cette résine fossile était l'estuaire de la mer Baltique[12]. Aujourd'hui encore on recueille l'ambre jaune presque exclusivement dans les dunes qui s'étendent depuis Königsberg jusqu'à Memel[13]. Tacite raconte comment, de son temps, la peuplade de Æstui récolte cette précieuse substance : Ces Barbares fouillent la mer, et seuls d'entre tous, ils recueillent dans les bas-fonds et jusque sur le rivage, le succin qu'ils appellent gles : Succinum quod ipsi glesum vocant. Ce mot glesum est évidemment un vocable germanique qui se rattache à la racine glass, verre, cristal. Le terme voisin glanz, brillant, rappelle l'idée exprimée par le nom que les Grecs donnaient à l'ambre, ήλεκτωρ, qui signifie aussi brillant.

Les Barbares, ajoute Tacite[14], ne font aucun usage de l'ambre. Ils le ramassent brut, l'apportent en bloc et en reçoivent le prix avec étonnement. On pourrait croire que c'est un suc des arbres, car on y distingue, au travers, quelques insectes rampants ou ailés qui sont restés emprisonnés dans cette matière quand elle s'est durcie. Mais je pense, quant à moi, que comme certaines régions de l'Orient qui distillent l'encens et le baume, ces îles et ces terres de l'Occident sont couvertes de forêts exubérantes, dont les sucs, extraits par l'ardeur du soleil, s'écoulent dans la mer voisine et sont envoyés par la tempête sur les rivages opposés.

De Danzig à Memel, le cordon changeant d'îlots et de presqu'îles à travers lequel les fleuves se frayent un passage jusqu'à la mer, comprenait l'île de Raunonia, fameuse, dit Pline[15], d'après le témoignage de Timée, par l'ambre que les flots rejettent sur ses côtes, au printemps. Les auteurs anciens citent encore, dans ces mêmes parages, l'île Austrania, surnommée Glessaria, à cause de l'abondance de la récolte d'ambre qu'on y faisait[16].

Quinze siècles avant l'ère chrétienne, les grands Empires de la Chaldée et de l'Assyrie connaissaient l'ambre jaune, venu jusqu'à eux, de l'embouchure du Niémen ou de la Vistule. Il est permis de croire qu'en échange, les caravaniers — car le commerce par caravanes comme celui des navires, n'est qu'un va-et-vient de marchandises, — firent connaître les armes et les ustensiles métalliques de la Chaldée aux populations scandinaves. C'est là, suivant nous, qu'il faut rechercher les origines primordiales de la civilisation des métaux qui fut si développée chez les Scandinaves, mais dont le recul séculaire est loin d'atteindre l'âge de la métallurgie de Suse ou de Babylone[17].

Quels étaient donc les itinéraires de ces marchands qui conduisirent en Europe les peuples migrateurs de l'Asie ? Ne l'oublions point : c'est le trafiquant bien plutôt que le soldat ou l'explorateur, qui a découvert le monde et mis en relations suivies, les unes avec les autres, les contrées les plus éloignées. Poussé par l'appât du gain et le désir de grossir son chiffre d'affaires, le marchand pénètre partout graduellement, avec prudence, mais sûrement. Il s'insinue, il reçoit bon accueil, à mesure qu'il va plus loin, parce que déjà les marchandises qu'il apporte l'ont devancé et se sont répandues dans le pays. Chacun sait, avant de le voir, que tel individu, tel clan, telle tribu s'est enrichi, embelli par lui et a bénéficié de ses apports. Le marchand est le précurseur du conquérant ; l'histoire de tous les peuples nous l'apprend. C'est en vertu de cette loi sociale que, dès l'antiquité la plus reculée, les Sères ou Chinois faisaient parvenir leurs ballots de soie jusqu'en Europe.

Les colporteurs de la Sogdiane, empruntant la route des steppes suivie par les grandes migrations, transportaient la soie jusqu'à la mer d'Aral ou à la mer Caspienne. De là, les uns poursuivaient leur marche d'étape en étape jusqu'à l'Oural, à la Volga, au Pont-Euxin ; les autres remontaient l'Oxus (l'Amou-Daria) pour atteindre les marchés du nord de l'Iran[18]. C'est la fameuse via mercatoria qu'un marchand syrien, Maës Titianus, avait suivie et qu'il décrivit au IIe siècle de notre ère, dans un Itinéraire qui nous a été transmis par Marin de Tyr[19]. Voyages immenses, dit Pline[20], en parlant des Sères et de la soie, dont le résultat est de faire paraître des Romaines en robes diaphanes. De mœurs inoffensives, les Sères ont quelque chose de sauvage car ils fuient l'approche de tous les hommes, si ce n'est des marchands qu'ils accueillent chez eux avec empressement.

De toutes les voies du commerce, la route de la soie était la plus longue, puisqu'elle venait des profondeurs de la Chine. Une autre, débouchant, du nord de l'Inde, aboutissait également à l'Oxus, gagnait par ce fleuve la Bactriane, l'Arménie, la vallée du Cyrus (le Koura) et enfin le Pont-Euxin par le Phase sur les bords duquel se trouvaient d'immenses entrepôts. L'un de ces grands marchés, Dioscurias, déjà ruiné à l'époque de Pline, était, dans les temps plus anciens, le rendez-vous de trois cents nations qui parlaient autant de langues ; et nous-mêmes, ajoute Pline[21], nous y avons eu cent trente interprètes pour le commerce.

C'est dans ces entrepôts du Phase que les Phéniciens, maîtres de la navigation du Pont-Euxin, venaient chercher les marchandises du nord asiatique pour les convoyer chez les Grecs. C'est là également, par réciprocité, qu'ils débarquaient l'ambre de la Baltique, que les caravaniers transportaient ensuite jusqu'à Ninive et à Babylone[22].

Les navires phéniciens cinglaient à travers le Pont-Euxin dans toutes les directions ; leurs factoreries des bouches du Borysthène (Dnieper), du Tyras (Dniester), de l'Hypanis (le Boug) et du Danube (l'Ister) firent connaître l'ambre aux populations de la Grèce mycénienne et homérique.

Dans l'Odyssée, l'ambre jaune appelé ήλεκτωρ, electron, à cause de sa couleur jaunâtre comme le métal de ce nom, intermédiaire entre l'or et l'argent, resta toujours pour les Grecs une substance aux origines à demi fabuleuses. On le recueillait, dit vaguement Hérodote, à l'estuaire d'un fleuve appelé l'Éridan, sur les bords de l'Océan hyperboréen. Les stations des routes commerciales de la Bohême, de la Hongrie, de la Silésie, de la Pologne méridionale, qui conduisaient au pays de l'ambre, étaient alors entre les mains des Celtes.

Lorsqu'au VIe siècle avant notre ère, les Grecs de Milet, se substituant aux Phéniciens, devinrent maîtres de la navigation du Pont-Euxin, ils fondèrent à l'embouchure du Borysthène leur fameuse colonie d'Olbia qui continua le même commerce de l'ambre, des pelleteries, des céréales. Aujourd'hui, Odessa et Galatz ne font que remplacer ces antiques établissements.

L'ambre nous sert de guide dans cette reconstitution des voies du commerce, parce qu'il est inaltérable dans le sol : on le retrouve dans les ruines antiques des pays où il a été apporté des bords de la Baltique.

Les Grecs payaient l'ambre, les pelleteries, les esclaves et les autres produits du nord, non seulement avec des étoffes, des armes, des verroteries, des bijoux, mais aussi avec leurs vieilles pièces d'argent démonétisées et déjà usées, que les Barbares recevaient au poids, comme lingots de métal précieux. De nos jours, tout le long des routes de l'ambre et sur les rives de la Baltique on ramasse des monnaies grecques. Ces trouvailles, corroborées par d'autres indices archéologiques, ont permis de reconnaître l'existence d'un vaste entrepôt commercial au confluent de la Tasmine et du Borysthène : c'est, croit-on, cet établissement qui, d'après Ptolémée, portait un nom grec : Metropolis. Un autre était à Lenium, à l'extrémité des marais Amadoïs (Pinsk) : de là, les marchandises passaient par un dos de pays à peine sensible, du bassin du Borysthène dans ceux du Niémen et de la Vistule[23]. La ligne de partage des eaux de la mer Noire et de la mer Baltique, nous disent les géographes, est si peu accusée qu'aux inondations annuelles de l'automne et du printemps, le Pripet, affluent du Dniéper, communique-avec le Bug, affluent de la Vistule, et avec le Niémen ?[24].

Voilà donc une grande voie commerciale qui fut aussi celle des peuples migrateurs : elle les achemina des steppes de la Scythie aux rivages de la Baltique. Bien des convoyeurs et des émigrants ont laissé leurs ossements sur ces chemins de l'Europe primitive ; bien des Barbares sont tombés d'épuisement dans ces plaines de la Pologne et de la Podolie ; leurs tombes sont là, formant comme de grandes pistes souterraines révélées par la pioche de l'archéologue ; elles sont de tous les tiges ; les paysans leur donnent le nom allemand de Hunnenbette, tombeaux des Huns.

Une autre route, non moins fréquentée et reconnaissable aux mêmes indices, amenait l'ambre, les esclaves, les peaux d'ours et les autres produits du nord dans les contrées baignées par la Méditerranée occidentale. Elle traversait la Germanie, du nord' au sud, pour aboutir à la mer Adriatique. Exploitée par les Phéniciens, les Étrusques, puis les Grecs, elle partait de factoreries installées sur le delta du Pô, au fond de l'Adriatique, et gagnait Hallstatt par les cols des Alpes orientales. D'étape en étape, pour ainsi dire, on a retrouvé les vestiges de ce commerce. La station de Hallstatt, au sud-est de Salzbourg, a fourni des antiquités si nombreuses et si variées que le nom de civilisation Hallstatienne a été choisi pour caractériser une période déterminée du développement de l'âge du bronze.

De Hallstatt, par la vallée de la Traun, les caravanes atteignaient le Danube. Les unes remontaient le grand fleuve pour gagner les vallées ouvertes de la Bavière ; d'autres le franchissaient pour descendre la Moldau, le principal affluent bohémien de l'Elbe. Enfin, une troisième ramification de cette grande voie commerciale, franchissait le Danube à Carnuntum, point stratégique demeuré si important à l'époque romaine, dont les ruines se voient encore au confluent de la Morava, non loin de Presbourg. Elle atteignait ensuite Hradish où l'on a exhumé même des antiquités étrusques. Des découvertes archéologiques attestent également que les caravanes de l'ambre s'engageaient dans les défilés montagneux où serpente la Neisse, gagnaient Glatz (Stagona), stationnaient successivement à Schweidnitz, Glogau (Lugidunum), sur l'Oder, Priment, Gostin, au milieu des marais de l'Obra, Czarnikau (Limiosaleum) sur la Netze, affluent de la Wartha, d'où elles atteignaient, à Bromberg, le cours de la Vistule ; puis, après Graudenz, le golfe de Danzig[25]. On a remarqué la forme celtique des noms de la plupart de ces stations commerciales : nous verrons qu'elles furent créées par les Celtes. C'est dans les factoreries installées au nord des bouches du Pô, que les navigateurs phéniciens, grecs et étrusques venaient s'approvisionner d'ambre, de pelleteries et d'autres produits du Nord. Cette route de l'ambre était non moins mystérieuse que les routes orientales, si bien qu'un mythe gracieux germa dans la fertile imagination des Grecs : on racontait que les perles d'ambre dont les femmes grecques aimaient tant à se parer, étaient les larmes pétrifiées des sœurs de Phaéton qui, réunies tous les soirs sur les rives de l'Éridan, identifié avec le Pô, pleuraient la mort de leur frère tombé du char du Soleil dans les ondes du fleuve[26].

Les Romains qui héritèrent des Grecs et des Étrusques leur goût des parures d'ambre, reçurent cette matière par le même chemin. C'est par là qu'ils commencèrent leurs relations avec la Germanie. De la mer Baltique, nous dit Jordanès, les Suethons (habitants de la Suède) faisaient passer aux Romains des peaux de martres noires, à travers des nations innombrables[27].

Les découvertes de monnaies de la République et de l'Empire attestent que, dans les siècles qui avoisinent le début de Père chrétienne, deux grandes routes germaniques convergeaient vers l'Italie : l'une, par le col du Brenner dans les Alpes Noriques, aboutissait à Vérone ; l'autre, par le col de Nauporte, descendait sur Aquilée que Trieste remplace aujourd'hui. Ces trouvailles monétaires qu'on suit à la piste le long des vallées de l'Elbe et de l'Oder par la Bohème, la Saxe ou la Silésie, gagnent les bords de la Baltique et jusqu'aux îles scandinaves d'Oland, de Gotland et de Bornholm.

C'est par ces routes commerciales que de grandes invasions descendirent sur l'Italie, notamment celle des Cimbres anéantis à Verceil par Marius, en 101 avant J.-C. et celle d'Attila en 552 de notre ère. Ainsi, Aquilée détruite par Attila, était l'un des grands entrepôts du commerce de l'ambre ; de là, le développement de la fabrication des statuettes d'ambre et de toutes sortes d'objets en cette matière, qui se trouvent aujourd'hui en quantité si extraordinaire dans le musée de cette ville.

Telle était l'ignorance persistante des Romains au sujet du pays où se récoltait l'ambre jaune, que Néron envoya des explorateurs en Germanie pour s'en enquérir[28]. Comme on savait qu'il était glané dans des îles appelées Glessariæ ou Electrides, on donna ce nom à des îles de l'embouchure du Pô, de telle sorte que la même appellation appartint aux îles Baltiques où l'on récoltait l'ambre et aux îles Adriatiques qui en avaient l'entrepôt commercial[29]. De la même façon, nous l'avons vu, le vague Éridan hyperboréen d'Hérodote devint le Pô italien.

 

 

IV

ETHNOGÉNIE DES GERMAINS. - FORMATION DES GROUPES ETHNIQUES EN GÉNÉRAL.

 

La Germanie est le pays immense encerclé par le Rhin, le Danube, les Carpathes, la Vistule, la mer Baltique, la mer du Nord, en laissant les pays scandinaves.

A l'est de la Vistule, c'est la Scythie, bien que des groupes de tribus scythiques se soient avancés jusqu'à l'Elbe. Sur la rive gauche du Rhin, c'est la Gaule ; lorsque les Germains traversent le Rhin, ils passent en Gaule.

Jamais la Germanie n'a dépassé le cours du Rhin. L'antiquité tout entière est unanime à l'affirmer, par cent témoignages de géographes, d'historiens, de littérateurs, depuis Jules César jusqu'à Grégoire de Tours et Isidore de Séville. Prétendre le contraire, c'est énoncer une assertion contraire à la vérité historique.

Quant aux Germains, on ne peut pas dire en toute simplicité que ce furent les peuples qui habitaient la Germanie, comme nous disons couramment aujourd'hui que les Allemands sont les habitants de l'Allemagne. D'une part, il y avait des Germains en masse, hors de la Germanie : il y en eut beaucoup en Gaule ; il y en eut aussi des essaims considérables en Italie et en Espagne, comme il y eut des Gaulois dans ces pays.

D'un autre côté, la Germanie proprement dite fut l'habitat d'une foule de peuples qui n'étaient pas germains, et d'aucuns de ces peuples non germains s'y sont fixés peut-être en plus grand nombre que les Germains eux-mêmes.

D'abord, la Germanie a eu, comme la Gaule et l'Italie, des habitants dès l'époque paléolithique, au moins dans quelques-unes de ses régions. Les plus anciens vestiges de l'homme en Allemagne, en particulier dans la contrée rhénane, se placent comme chez nous, au cours des révolutions du globe qui caractérisent les temps quaternaires. Tels sont, par exemple, les ossements humains et les célèbres calottes crâniennes du Neanderthal, non loin de Dusseldorf, de Cannstadt, près Stuttgart et d'autres en Moravie[30].

Après les populations autochtones dont on ne sait rien au point de vue ethnique, mais que tous les indices anthropologiques et archéologiques permettent de considérer comme identiques à celles de la Gaule, vinrent, à partir du deuxième millénaire avant notre ère, les invasions des peuples dits indo-européens, c'est-à-dire les Ligures, les Celtes, les Scythes ou Slaves, les Germains.

Les Ligures et les Celtes ont couvert les plaines du Danube et de ses affluents. Après les hommes de l'âge de pierre, ils ont formé, dans les régions danubiennes, l'élément sédentaire le plus ancien. En ce qui concerne la Germanie du Nord, jusqu'à la mer de l'ambre, d'après les indications du chapitre précédent, on peut dire qu'à l'instar des Phéniciens sur les côtes de la Méditerranée et de l'Atlantique, les Celtes du Danube, commerçants entreprenants et hardis, s'aventurèrent jusqu'à fonder, dans les îlots de l'océan forestier et marécageux de cette région sauvage, des comptoirs ou plutôt un certain nombre de gîtes d'étapes ou de stations de commerce qui survécurent à toutes les invasions et sont devenues plus tard des villes, en conservant leurs noms celtiques, comme Lugidunum (Glogau ou Leignitz), Eburodunum (Brunn), Carodunum (Cracovie) et d'autres.

Après que l'ère des migrations ligures et celtiques fut close, — elle a dû durer des siècles et des siècles, — vint l'ère des migrations des tribus germaniques, qui se prolongea jusqu'à la fin de l'empire romain et plus tard encore. Ces tribus sont plus barbares ; elles parlent d'autres langues, elles ont des habitudes vagabondes, des mœurs plus farouches. Elles entrent en conflit avec les Celtes et avec les tribus de race et de langue scythiques et même finnoises qui avaient réussi à s'infiltrer à travers les marécages de la Germanie du Nord où elles ont laissé des rameaux considérables et des traces profondes.

Il y a de tout, dès avant Jules César, au point de vue ethnique, en Germanie, plus encore peut-être que dans les autres contrées de l'Europe, parce que sa situation géographique en fait une terre de passage pour tous les peuples en mal de déplacement qui se dirigent d'Orient en Occident.

Nous verrons aussi, plus tard, l'Allemagne médiévale et moderne accueillir dans son sein une foule d'autres éléments ethniques ; cette vaste contrée, bien que surtout forestière, aqueuse, peu hospitalière, n'a point échappé à la loi commune que formulait récemment encore M. Edmond Perrier, à savoir que tous les peuples d'Europe sont, sans exception, le produit des mélanges d'une infinité de peuplades qui ont successivement envahi le sol qu'ils habitent aujourd'hui[31].

Aussi, ne peut-on que saluer d'un sourire l'empressement puéril qu'ont mis les Allemands, dès le milieu du XIXe siècle, à adopter la trop fameuse théorie de Gobineau, uniquement parce que ce diplomate français, écrivain dépourvu de tout sens critique[32], a eu la fantaisie de proclamer la race indo-européenne ou aryenne, race supérieure à toutes les autres races humaines, et de choisir parmi les Indo-Européens, le rameau germanique pour en faire le peuple qui s'est conservé pur de tout mélange, le peuple idéal, le prototype humain originaire ou le plus voisin de celui qui a été façonné par Dieu : beau, intelligent, robuste, à la taille élevée et altière, aux cheveux blonds, aux yeux d'azur, au crâne allongé ; et par voie de conséquence, le peuple élu, prédestiné à la domination sur le monde.

L'étrange et le comique de l'affaire, c'est qu'il s'est fondé en Allemagne une Société Gobineau ; que non seulement des exaltés sans jugement et des fous qui divaguent, mais des philosophes à la mode, comme Nietzsche, des anthropologues, des historiens, des professeurs, des hommes graves, renchérissant sur le Gobinisme, ont trouvé au type germanique des caractères physiques et physiologiques qui font de l'Allemand, le noble Aryen, voire même un surhomme ! D'après les théories préconisées depuis cinquante ans par l'Allemagne intellectuelle et politique, il faudrait admettre qu'il y a des peuples aristocratiques, supérieurs, peuples élus pour régner et être admirés ; il y en a d'autres, inférieurs, esclaves des premiers et cumulant la méfiance et le mépris qui leur arrivent de partout.

Naturellement, le peuple allemand est le peuple élu, la race pré-excellente à laquelle doit être reconnue l'hégémonie ; et c'est au nom de la science, remarquait Jean Finot dès 1905, avec un geste de dédain bien justifié, — c'est au nom de la science, qu'en Allemagne on parle aujourd'hui de l'extermination de certains peuples et races, condamnés à disparaître parce qu'ils sont réputés inférieurs et subordonnés[33]. Les peuples qu'on groupe sous l'appellation générique de races latines étaient, bien entendu, au premier rang de ceux par lesquels devait commencer l'absorption germanique.

Un pas restait à faire pour conduire à la doctrine du pangermanisme ; il fut franchi d'autant plus vite que les événements de 1870 parurent favoriser cette marche à la démence nationale : les temps sont accomplis et notre règne arrive, dirent les Allemands[34]. La recherche de la vérité historique n'a point à tenir compte d'aussi abominables billevesées qu'il était bon, tout de même, de signaler au passage.

Ce n'est pas seulement la multiplicité des groupes ethniques qui ont habité la Germanie, ni les croisements du sang, leur conséquence forcée, qui s'opposent à la préservation, à travers les millénaires de l'histoire, d'une race purement germanique. D'une manière générale, disent les anthropologues, l'inanité de la classification de l'espèce humaine par races, dès que l'on sort des grandes lignes et que l'on veut préciser, saute aux yeux. On constate qu'il y a autant de systèmes et de classifications que de savants. Impossible à qui veut se rendre compte des choses, de s'orienter dans ce dédale de contradictions qui, toutes, sans doute, reposent sur des faits vrais et des observations positives, mais qui pèchent par leur généralisation ; leurs auteurs ont trop souvent perdu de vue ce principe que démontre M. Finot : Les humains, à part quelques rares exceptions, restent partout mêlés comme type ou division anthropologique. Les migrations incessantes dans le passé, de même que la pénétration mutuelle des peuples, dans les temps modernes, rendent presque introuvable une race pure, répondant aux concepts des théoriciens[35].

Le même savant ajoute : On comprend à la rigueur, les spéculations d'un paléontologiste qui, se basant sur quelques débris fossiles, tient à reconstituer à leur aide des types humains opposés, mais on conçoit plus difficilement l'attitude d'un anthropologiste moderne qui, devant quelques habitants des divers pays européens, se voit dans la nécessité de les parquer dans des camps opposés. Tandis que sa tentative de division, basée sur une science incertaine, s'accroche à toutes sortes de traits passagers et trompeurs, l'unité de l'homme civilisé, qui git derrière ce mirage, se rit de tous ces subterfuges et s'offre, harmonieuse et souriante, à l'observation impartiale[36].

Ainsi, au point de vue anthropologique, il n'y a point, il ne saurait exister de race germanique distincte des autres races indo-européennes ; à plus forte raison est-ce une fantaisie puérile d'imaginer une race germanique plus pure, plus belle, plus intelligente que toute autre et prédestinée à la domination universelle. Sous le rapport somatologique, le Germain ne se distingue point du Slave ni du Celte. Au point de vue linguistique, M. Meillet conclut, d'autre part, que rien n'autorise à parler d'une race indo-européenne, à plus forte raison d'une race germanique[37].

L'archéologie reste muette à son tour : on ne pourrait pas, dans un musée, faire en toute sécurité le départ des armes, ustensiles, bijoux, objets manufacturés ou autres qui, par leur originalité, seraient spécialement germains et n'appartiendraient qu'à la race germanique, comme on distingue les monuments égyptiens ou chypriotes. Il a fallu, pour classer ces objets de l'époque proto-historique, adopter des dénominations qui n'ont rien d'ethnique, telles que celles de Période de Hallstatt (Autriche) ou de la Tène (Suisse), empruntées à des trouvailles typiques et particulièrement abondantes, de certaines catégories de monuments.

La question est donc jugée sous le triple point de vue de l'anthropologie, de la linguistique et de l'archéologie préhistorique. Dans ces domaines, la thèse de Jean Finot et son titre : le Préjugé des races, sont surabondamment justifiés.

Mais ce serait dépasser singulièrement la portée de cette doctrine si l'on s'avisait d'en appliquer les déductions de laboratoire à l'histoire des peuples, et au nom de l'unité de l'espèce humaine, supprimer les barrières entre nations, faire appel à la fraternité universelle, traiter de chimères, d'ambitions individuelles, de malentendus, tous les conflits sanglants dont l'histoire de l'humanité est remplie depuis ses origines. Sans doute, il n'y a point de races proprement dites, au point de vue anthropologique, c'est entendu. Mais prétendre, en raison de cette vérité démontrée, nous interdire de parler de races germanique, slave, latine, hellénique, ibérique ou autres, ce serait appliquer les principes de l'anthropologie à un domaine qui n'est pas celui de cette science. L'histoire et le bon sens s'élèveraient l'un et l'autre contre cette confusion extra-scientifique. Ne jouons pas sur les mots : en histoire, on ne donne point au mot race son sens anthropologique, et voilà tout. Nous l'appliquons, abusivement si l'on veut, aux variétés que nous présentent les langues et les sociétés humaines, mais cet emprunt d'expression n'empêche pas que ces variétés soient réelles ; ce sont elles que nous désignons sous les appellations de race ou de type ethnique, et nous savons ce que nous voulons dire.

M. Finot s'est donné, non sans à-propos et sans esprit, le plaisir de relever les contradictions, de souligner les fantaisies des Renan, des Taine, des Fustel de Coulanges et d'autres écrivains, lorsqu'ils ont entrepris de caractériser dans son ensemble la physionomie, au physique et au moral, du Germain, du Gaulois, du Romain, de l'Hellène, du Français, de l'Allemand, du Slave, de l'Espagnol. Ces portraits littéraires ne sont guère, en effet, que prétexte à jolies phrases ; ils charment par la cadence harmonieuse du tour, la finesse de l'ironie, le mordant de la critique, la galanterie du compliment, mais ce ne sont que des mots, quand ce ne sont pas des armes de combat. Je le veux bien, avec M. Finot : les qualités ou les défauts que l'un trouve aux Gaulois, un autre les attribue avec tout autant de bons arguments aux Germains, aux Grecs, aux Romains. Je sais bien aussi que nous nous trompons souvent, lorsqu'en présence d'un inconnu nous disons : c'est un Russe, un Anglais, un Espagnol. M. Finot a beau jeu sur ce terrain ; on distingue plus aisément les races de chiens, de chevaux ou de moutons ou les variétés de roses ou d'orchidées.

Cependant, il n'en est pas moins avéré et reconnu par tout le monde qu'en dehors de toute question de nationalité, d'une manière générale et dans l'ensemble, il y a des différences notables et caractéristiques entre un Russe et un Anglais, entre un Allemand et un Espagnol. Tout le monde le sait, et ce n'est nulle-nient un préjugé ; on ne se trompe crue dans l'analyse de ces différences lorsqu'on veut la serrer de trop près, ou dans son application à un sujet déterminé. Malgré le caractère fugitif, insaisissable comme l'air ou la fumée, de ces particularités ethniques, difficiles à définir, elles n'en existent pas moins réellement et nous avons toute raison de parler de race gauloise, de race germanique, de type gaulois, de type germain, de type ou de race sabellique, ibérique, hellénique, slave, quelque absolue que soit leur identité physiologique et anthropologique, quelque certitude que nous ayons de la communauté de leur extraction indo-européenne et de l'origine unique de leurs langues si diverses.

Quel contraste entre l'Anglais et l'Hindou, qui sont cependant l'un et l'autre originairement de sang Indo-Européen ! Sans aller aussi loin chercher nos termes de comparaison, qui n'a été frappé de la différence de l'aspect physique et des mœurs du Napolitain et du Moscovite, du Hollandais, du Suisse, du Lusitanien, du Poméranien, du Grec, du Breton ? Le Norvégien et le Tyrolien sont aussi, l'un et l'autre, des Indo-Européens, et cependant, remarque J. Deniker, qu'y a-t-il de commun entre le Norvégien blond, grand, dolichocéphale, d'esprit scrutateur, marin intrépide dont le drapeau flotte sur toutes les mers, et le Tyrolien brun, relativement petit, brachycéphale, d'esprit conservatif, paysan typique dont l'horizon migratoire est borné par ses montagnes ?

A quoi donc tient la diversité de ces races issues du même tronc et comment s'est-elle formée ? Nous avons déjà répondu en partie à cette question en montrant l'influence de l'habitat : cette diversité des races n'est qu'une résultante des conditions de vie dans lesquelles ont évolué les groupes humains.

L'humanité, depuis son apparition sur la terre, s'est trouvée partout tiraillée, pour ainsi parler, par deux tendances opposées : le croisement du sang qui tend à reconstituer le type humain dans son unité primordiale, et l'influence de l'habitat qui tend, au contraire, à individualiser les groupes ethniques qu'on appelle improprement des races, et à les isoler dans leur originalité d'aspect physique, de mœurs et même de mentalité.

Dans la lutte sourde mais pénétrante de ces deux tendances aussi inéluctables que la mort, l'habitat l'emporte socialement sur le croisement du sang, parce que, ainsi que nous l'avons exposé plus haut, la nature impose à l'homme les conditions de son existence et qu'il lui faut vivre d'abord. D'où qu'ils viennent, quelle qu'ait été leur formation antérieure, quelque degré de culture qu'ils apportent avec eux, les groupes humains qui se succèdent pour longtemps dans un habitat déterminé, sont forcés de se plier aux exigences de la nature ambiante. Les influences du milieu prennent successivement et en bloc tous les occupants d'un sol déterminé, au fur et à mesure qu'ils s'y installent à demeure. Elles prédominent et l'emportent à la longue, parce qu'elles sont permanentes et que l'homme ne saurait s'y soustraire ; le temps est leur auxiliaire fatal. Cette loi dont nous constatons chaque jour l'application aux familles et aux individus qui s'expatrient, est aussi celle des groupes ethniques. Le milieu dans lequel ces groupes se sont trouvés transportés par leurs migrations les a, sans qu'ils s'en doutent, transformés au physique et au moral. L'habitat a été le principal facteur de leur métamorphose : l'homme subit la tyrannie de la nature aussi bien que les plantes et les animaux.

Tout le monde sait qu'il existe, dans le règne végétal et dans le règne animal, ce que les naturalistes appellent des types géographiques. Telle espèce d'arbre, par exemple, atteint une taille géante sous le soleil africain, tandis qu'elle est réduite aux minuscules proportions d'un arbuscule dans les régions froides ou glacées. Comme les plantes, les animaux présentent des variétés de taille ; de conformation, de couleur, de mœurs, suivant qu'ils habitent des latitudes tropicales ou polaires, le bord de la mer ou les montagnes. Or, l'espèce humaine, a de même ses types géographiques.

Ses trois grands rameaux, la race jaune, la race noire, la race blanche sont, chacun le sait, confinées sur notre globe dans des aires géographiques assez bien délimitées. La race blanche, dite indo-européenne, qui a peuplé l'Inde, la Perse, l'Asie occidentale et toute l'Europe, a formé comme les autres, des sous-variétés infinies, par suite des conditions de l'habitat prolongé de ses essaims dans différentes régions de ces vastes quartiers de notre planète.

C'est en vain que l'esprit humain, procédant partout de la même manière, invente, sous toutes les latitudes et dans les milieux les plus différents, les mômes outils, les mêmes armes et tout ce qui répond aux mêmes nécessités de l'existence sociale ; c'est en vain que les croisements du sang se sont produits et renouvelés sans relâche entre les groupes, inévitable conséquence des relations sociales, du commerce et des migrations ; le milieu et l'habitat se sont toujours imposés despotiquement aux sociétés humaines et les ont individualisées, malgré le fond commun qui appartient à toutes les races. L'histoire moderne de la colonisation européenne en Amérique ou en Océanie offre, sous ce rapport, un champ d'observation et d'expérience aussi sûr que suggestif et concluant. Mais bornons nos observations à l'antiquité.

Voyez, par exemple, les Grecs. Ils sont de la famille indo-européenne ; ils -vinrent par migrations successives, s'installer dans une contrée dont la constitution physique, — ceci est évident, — contribua plus que leur intelligence et les croisements avec d'autres races, à créer le type hellénique.

N'est-ce pas le soleil de la Grèce qui lui a donné sa religion apollinaire ? l'incomparable pureté de son ciel qui a fait la clarté de son génie ? Ses rochers arides, l'absence de pâturages Pont empêchée de devenir un pays agricole ; ses côtes déchiquetées, ses îles si nombreuses ont obligé ses habitants à se livrer à la navigation et au commerce extérieur ; l'éclatante blancheur de ses montagnes de marbre n'a-t-elle pas développé leur sens artistique ? Personne ne contestera, en ce qui concerne les deux grands rameaux de la race hellénique, Ioniens et Doriens, lorsqu'ils vinrent des steppes de l'Asie et de la. Scythie, que si au lieu de tourner au sud, de franchir le bas Danube et de se diriger par la Thrace et hi. Macédoine sur les contrées helléniques, ils se fussent avancés vers le nord, du côté de la mer Baltique ou plus loin dans les marécages boisés de la Poméranie ou du Mecklembourg, — personne ne mettra en doute, dis-je, qu'ils n'eussent pu, dans ces parages fangeux et sombres, donner l'essor aux qualités physiques et morales, qui sont leur apanage dans l'histoire. La forêt germaine crée un tout autre type humain, et c'est ce qui ressortira de ce livre tout entier, en même temps que nous nous proposons de démontrer que les peuples germains eux-mêmes, dès qu'ils quittent la Germanie pour se fixer dans un autre pays, la Gaule, par exemple, ne tardent pas à se modifier dans leur tempérament et même dans leur aspect physique ; force leur est de se conformer aux exigences de leur nouvel habitat.

Nous n'irons pas jusqu'à dire avec le savant professeur de Cambridge, Charles Myers, que c'est le milieu qui fait tout : que seul le milieu dans lequel les hommes ont vécu a créé entre eux des différences tant physiques que mentales, et que l'on doit admettre la possibilité d'un développement progressif pour tous les peuples primitifs, pourvu que leur milieu puisse se transformer de façon appropriée[38].

S'il en était ainsi, tous les peuples qui sont passés par le même habitat et en ont subi l'influence seraient devenus identiques comme leur mode de transformation. Nous ne serons pas exclusifs à ce point. Le milieu n'agit pas sur l'homme aussi vite ni aussi complètement que sur les plantes ou les animaux, parce que l'homme, dès son apparition sur la terre, paraît se distinguer des autres êtres vivants par une mentalité plus intense qui a joué, joue et jouera un rôle prépondérant dans sa marche à travers la vie[39].

Si, comme le dit Edmond Perrier, les lois de la vie sont les mêmes pour les végétaux que pour les animaux et pour l'homme, il faut néanmoins reconnaître, avec le même savant, qu'elles opèrent plus simplement dans le règne végétal, où il est plus facile de le saisir[40]. Dans l'espèce humaine les influences du milieu sont contrariées par des résistances multiples dont la force et l'efficacité augmentent à mesure que le groupe humain sur lequel elles agissent est plus avancé en civilisation.

S'il est vrai que chez les peuples primitifs, l'habitat crée le type social, ce principe subit, dans son application, des ralentissements plus ou moins prolongés chez les peuples qui, en se perfectionnant, se sont créé des sources de vie et de jouissance qui ne sont pas empruntées à l'habitat. L'homme, dans ce cas, adopte un genre d'existence soutenu par des artifices dont l'ensemble s'appelle civilisation et progrès, qui lui permettent de secouer, dans une certaine mesure et pour un temps limité, le joug du milieu, c'est-à-dire de la nature du pays où il s'est établi. En un mot, l'homme des sociétés primitives est, presque autant que l'animal, l'esclave de la nature ; l'homme civilisé fait effort pour la dompter ; il l'asservit plus ou moins à ses besoins de jouissance. Il parvient à modifier la nature du sol qu'il habite et auquel il s'est attaché : c'est la terre à laquelle il a confié les cendres de ses pères et où il a enraciné sa maison. Il y acclimate des animaux, des plantes exotiques, il affouille le sol pour en extraire les métaux qui vont modifier certaines des conditions de sa propre existence ; il dessèche des marais, il arrose des terres assoiffées, il fertilise des déserts, il défriche les forêts, fait reculer la végétation parasite et la remplace par une autre, productive de richesse ; il creuse des canaux, il multiplie les routes et les moyens de communiquer avec des contrées lointaines. Il commande à la nature et la transforme ; dans son habitat, par son intelligence, son initiative, son industrie, sa volonté, il est véritablement le souverain, le roi. Et s'il en est ainsi pour l'individu, pour une famille, pour un groupe d'hommes associés dans une entreprise commune, à plus forte raison cette loi s'applique-t-elle aux groupes plus considérables qui constituent les nations ; voilà comment chaque nation, chaque groupe ethnique, disons abusivement chaque race, a sa vie à part, son individualité propre, son originalité : c'est ainsi que se forme ce qu'on appelle le génie national.

Il faut donc tenir compte, parmi les éléments qui ont formé chaque groupe ethnique dans une aire géographique déterminée, des traditions qu'il doit à son origine première et qu'il transporte avec lui, des aptitudes intellectuelles que son genre d'existence antérieure a développées chez les individus, du caractère plus pacifique ou plus guerrier qu'il a dû contracter par suite de la nécessité où il a pu se trouver de lutter contre des animaux ou contre d'autres groupes humains, de ses occupations journalières, de sa langue, de sa vie sociale, morale, religieuse, de ses relations commerciales. Tous ces éléments et bien d'autres, qui n'existent point dans les règnes animal et végétal, font que, malgré tout, on ne peut pas traiter l'homme d'une manière absolue comme les plantes ou les animaux. Une foule de facteurs secondaires interviennent dans la formation des types sociaux, à côté de l'hérédité, du croisement du sang, de l'habitat.

Mais ces facteurs secondaires qui impriment aux groupes ethniques soumis au même milieu, leur nuance propre et les caractérisent au milieu de leurs congénères, n'agissent que d'une manière subordonnée et temporaire. Ils s'évanouissent à la longue, ils s'évaporent pour ainsi dire comme un fluide. La tyrannie permanente de l'habitat finit toujours par reprendre le dessus ; elle nivelle assez vite — parfois en quelques générations — les inégalités et les nuances ethniques dans un même milieu, si des barrières politiques, religieuses ou autres, que l'on peut qualifier d'accidentelles par rapport à la vie de l'humanité, n'interviennent pas pour ralentir et retarder son action.

Gardons-nous donc de perdre de vue le principe formulé aux premières pages de ce livre : l'habitat crée le type social. Chez les peuples simples, il lui donne son originalité non seulement dans le fonctionnement des organes dirigeants de la société, mais jusque dans l'aspect physique des individus et la constitution intime de la famille. Chez les peuples à civilisation compliquée, l'habitat reste encore le facteur essentiel du type social, en dépit des traditions ethniques et de la parenté animale créée par les incessants croisements du sang ; en dépit de la langue, du va-et-vient des populations, et des mille influences latérales qui viennent contrarier son action naturelle : c'est ainsi que l'arboriculteur ne parvient que dans une mesure relative à modifier la forme d'un arbre, la direction de ses branches, la saveur de ses fruits. La nature garde ses droits ou les reprend à la première occasion.

Voilà pourquoi nous avons constaté que tous les peuples anciens et modernes qui ont vécu dans la steppe et s'y sont mis en marche pour l'Occident ont eu, en dehors de l'apport de traditions héritées de leur primitive origine, les mêmes mœurs, le même genre d'existence, malgré leurs variétés ethniques et l'éloignement mille fois séculaire qui sépare les uns des autres : ils répondent au même type social.

Nous allons rechercher à présent quels sont les caractères généraux des peuples ou des races diverses, qui, dans l'histoire des migrations, ont eu la Germanie pour habitat prolongé, avant de franchir le Rhin et de pénétrer en Gaule.

 

V

L'ÉTAT SOCIAL CRÉÉ PAR L'HABITAT EN GERMANIE. - ISOLEMENT ET INSTABILITÉ.

 

Dans les sociétés simples, le milieu qui procure la nourriture quotidienne à l'individu et à sa famille, détermine et fixe immuablement — nous l'avons vu, — le type social. Sous son action, se groupent et se rattachent, les uns aux autres, les clans ou les familles qui, ayant les mêmes besoins, les satisfont par les mêmes moyens : tel est le fondement naturel des sociétés de pasteurs dans la steppe, comme dans le désert africain. De la même façon, dans d'autres régions du globe, se sont constituées sous l'influence du milieu, les sociétés simples de pêcheurs, de chasseurs, d'agriculteurs.

Concentrons exclusivement nos observations sur les tribus venues de la steppe asiatique et scythique. Le jour où elles se trouvèrent, par le fait de leur migration, transportées dans une contrée toute différente de la plaine herbue, elles furent contraintes, pour vivre et pour nourrir leurs troupeaux et leurs animaux domestiques, d'adopter un nouveau genre d'existence. Qu'importe, à coup sûr, leur race, leur langue, leur culte, leurs usages séculaires ! Sous le risque immédiat de disparaître, il leur fallut se plier aux exigences de leur nouvel habitat. N'est-il pas évident, par exemple, que l'herbe abondante et sans limites de la steppe fera défaut à des familles pastorales, transplantées dans une région forestière, agricole, montagneuse ou couverte de neige en hiver ? Ne devra-t-elle pas changer ses habitudes et son genre de travail ? Dans la steppe, les hommes de certaines tribus passent, pour ainsi dire, leur vie à cheval, les femmes et les enfants dans des chariots ; d'autres tribus vivent sous des tentes de peaux ou dans des huttes d'hivernage. Si l'on s'en rapporte à l'étymologie de leur nom, les Essedons, dans l'antiquité, avaient leur demeure mobile dans des chariots, comme dans leurs roulottes, les familles errantes qu'on rencontre encore parfois aux abords de nos villages.

Cette existence n'était plus possible en Germanie, sauf à l'état d'exception. Un type social différent de celui de la steppe s'est donc créé spontanément, sans égard, répétons-le, pour la variété des races, des langues, des religions, des institutions politiques, des croisements du sang. Dans son ensemble et son principe, il est né du sol et du climat de la Germanie.

Ceci explique pourquoi les peuples accourus des steppes où, déjà, ils avaient eu un genre de vie qui était à peu près le même pour tous, ont dû adopter, durant leur séjour prolongé aux alentours des forêts, des lacs et des tourbières germaines, des usages identiques, des coutumes dans lesquelles les particularités ethniques sont, en quelque sorte, recouvertes d'une enveloppe commune. Se plaçant à un autre point de vue, Fustel de Coulanges a fait la juste remarque suivante : Si Tacite avait connu le vieil état social des populations sabelliennes et helléniques, il y aurait trouvé presque tous les traits de caractère qui le frappèrent si fort en Germanie. Une observation analogue peut être présentée au sujet des Celtes dont les Gaulois ne sont qu'un rameau.

L'état social des populations installées en Germanie est intermédiaire entre celui de la tribu errante et celui du peuple définitivement sédentaire. Il a, sans doute, progressé en certains endroits ; il s'est développé à la longue, surtout chez certaines tribus auxquelles était échu un sol meilleur et qui ont su, mieux que d'autres, utiliser les ressources naturelles de leur nouvel habitat, défricher et cultiver, se mettre en rapports suivis avec les civilisations méditerranéennes : ce fut le cas des tribus celtiques qui devinrent sédentaires dans la Germanie danubienne et celui de quelques tribus germaines qui furent en contact direct avec les Romains le long du Rhin, ou encore, dans quelque mesure, celles de la Bavière et de la Bohême qui firent partie de l'empire de Marbod. Néanmoins, d'une manière générale, les peuples de la Germanie sont toujours restés à un degré social inférieur à celui des peuples qui avaient réussi à franchir les frontières et à s'installer, soit dans les contrées helléniques, soit en Italie ou en Gaule.

A toute époque de l'histoire, l'observation sociale nous conduit à considérer le type germanique, quel que soit le degré, d'ailleurs toujours médiocre, de son développement spontané, d'une part comme un progrès sur la vie de la steppe scythique, et d'autre part comme un échelon inférieur par rapport au type gaulois plus perfectionné ; celui-ci est spécial aux populations de la rive gauche du Rhin, ligures, celtiques, germaniques ou autres, qui, définitivement façonnées à la vie sédentaire, se trouvèrent, par surcroît, dans de tout autres conditions de nature et d'ambiance.

L'immense étendue du réseau aqueux et forestier de la Germanie du nord était le principal obstacle au développement social. Les tribus y étaient isolées non seulement du monde extérieur, mais séparées les unes des autres par d'épaisses barrières que, seules, de longues pistes sylvestres réussissaient à percer. Quand ces peuplades farouches se rencontraient aux confins de leurs territoires de parcours, c'était pour s'entr'égorger, se réduire en esclavage. Or, pour un peuple, grand ou petit, l'isolement est funeste au progrès social. Ce peuple devient facilement égoïste et ombrageux ; il se cramponne, pour ainsi parler, à ses habitudes surannées. Il n'est pas bon même qu'une nation moderne soit trop homogène dans ses éléments ethniques. Aujourd'hui, les ethnographes recherchent avec soin, pour les étudier, les populations que les circonstances de leurs annales ou des accidents naturels ont réduites à vivre sur elles-mêmes, loin du contact avec les autres, parce que ces groupes fermés, n'ont plus progressé et ont perpétué jusqu'à nos jours un état social archaïque, remontant parfois à bien des siècles en arrière.

Tel fut le cas de la plupart des tribus de la Germanie : condamnées à l'isolement par leur habitat, elles étaient vouées à une incurable et perpétuelle barbarie. Celles-là seules qui étaient cantonnées sur les bords du Rhin et du haut Danube et en rapport avec les Gaulois, puis avec les Gallo-Romains, s'élevèrent jusqu'à la vie sédentaire et au développement social et matériel qu'elle comporte.

Outre l'isolement, un autre caractère des tribus germaniques est l'instabilité, qu'elles tenaient à la fois de leur vie antérieure dans la steppe et de la misérable existence à laquelle les condamnait le sol de la Germanie du nord. Les peuples Germains sont par atavisme et par les conditions de leur habitat, des peuples instables ; Strabon le constate avec une remarquable précision : C'est une habitude commune à tous les peuples de la Germanie, dit-il[41], que cette facilité à se déplacer, et qui tient à l'extrême facilité de leur vie, à ce qu'ils n'ont ni champs à cultiver, ni argent à amasser, mais habitent de simples cabanes, demeures provisoires et éphémères, ne se nourrissent guère que des produits de leurs troupeaux et cela à la façon des Nomades, qu'ils imitent encore en ce que, comme eux, ils sont toujours prêts à charger le peu qu'ils possèdent sur leurs chariots et à s'en aller, suivis de leurs troupeaux, où bon leur semble.

Aussi, tous les historiens et géographes observent-ils que, du temps de Tacite, la plupart des peuples de la Germanie, sans cesse en mouvement, n'occupent déjà plus les contrées qu'ils garnissaient un siècle auparavant, à l'époque de César. Certains ont disparu ; d'autres sont des nouveaux venus ; il en est, comme les Quades et les Marcomans, qui ont conquis une importance qu'ils n'avaient pas. Des hordes d'Arioviste disloquées, il ne reste que des bandes de dangereux maraudeurs.

Nous avons donc à faire, en général, à des populations instables qui se déplacent facilement, errent le long des forêts et des marécages. Elles habitent des huttes qui, si elles ne sont plus la tente désertique, ne sont pas encore les maisons qui enracinent les familles au sol natal ; elles cultivent peu ; l'instabilité exclut la conception de la propriété foncière, privée et héréditaire. A l'affût du pillage comme du gibier, elles guettent l'occasion de se mettre en marche dans la direction de l'occident qui les attire comme l'aimant.

Au point de vue politique, l'isolement et l'instabilité étaient un obstacle à la constitution d'un lien fédératif régional entre des tribus hétérogènes qui ne se trouvaient rapprochées que momentanément et par l'effet du hasard. Une tribu, poussée par la faim ou harcelée par des voisins, s'ébranle-t-elle à la voix d'un guerrier ou sur la délibération de ses chefs de clans, pour se mettre en marche et émigrer ? Si les tribus voisines lui barrent le passage, la combattent, la dispersent, c'en est fait d'elle ; ou bien, ses débris retournent dans leur ancien habitat pour y attendre, souvent mie longue période d'années, une occasion meilleure ; ou bien ce qu'il en reste, réduit en esclavage, se fusionne dans les rangs inférieurs de la tribu victorieuse. Si, au contraire, la tribu réussit dans son entreprise de déplacement et de pillerie, elle voit d'autres tribus se joindre à elle, marcher avec elle ; ses rangs grossissent en route ; l'invasion fait boule de neige, ramassant sur son chemin non seulement des tribus de même origine ethnique et de même langage, mais des tribus de toute race et de toute provenance.

L'appétit sanglant étouffe les haines de races, les querelles de tribus. Dans leur sinistre ébranlement, les Cimbres et les Teutons ont entraîné des bandes de pillards de toutes langues ; dans l'armée d'Attila, il y a aussi bien des Tartares que des Indo-Européens ; et il en fut ainsi de la composition des hordes dévastatrices qu'à toutes les époques les steppes asiatiques ont lancées sur l'Europe occidentale.

L'agrégat de hasard dure aussi longtemps qu'il ne rencontre point d'obstacle ; mais au moindre heurt, il se décompose, les morceaux se dispersent de divers côtés et prennent des directions variées, s'engagent dans les routes qui restent accessibles. L'association toute factice et momentanée qui a pu rendre un nom célèbre et terrible est dissoute ; l'histoire oublie jusqu'à ce nom qui ne désignait ni une race ni une famille de peuples, mais seulement une avalanche, une invasion de Germains, Scythes, Tartares, Hindous, faméliques et pillards de tous les coins de l'Asie et de l'Europe du nord.

 

VI

LE GROUPE ETHNIQUE DES PEUPLES GERMAINS.

 

A quels traits peut-on, dans l'histoire ancienne, distinguer parmi les peuples qui ont habité la Germanie, ceux auxquels doit être réservé le nom de Germains ?

L'anthropologie, nous l'avons vu, est hors de cause. L'ethnographie a, elle-même, à peu près échoué dans cette recherche ; on considère aujourd'hui comme moins périlleux d'interroger la linguistique. C'est à cette science que nous demandons maintenant la clef de l'origine et de la répartition des peuples qui se sont fixés en Germanie ou qui ont séjourné dans cette région de l'Europe.

L'affinité originaire des peuples indo-européens dont les Celtes et les Germains faisaient partie, est démontrée surtout par la linguistique. L'identité de racines et de construction morphologique dans les langues si diverses, parlées par les peuples de cette famille, atteste leur primitive communauté de vie et d'extraction. Les divergences de langage ont commencé à se produire à partir du moment où ces peuples frères s'étant dispersés et éloignés les uns des autres, ont mené une existence autonome. Chaque langue devenue indépendante s'est enrichie de mots nouveaux, venus, les uns du progrès des mœurs et des institutions, des occupations, de la nature de l'habitat ; les autres, empruntés au commerce et aux relations avec l'extérieur. Quand les peuples celtiques, scythiques ou germaniques parvinrent en Germanie, il y avait de longs siècles déjà que leurs langues suivaient, chacune, son évolution propre.

C'est surtout à la langue, que les Anciens eux-mêmes distinguaient les Germains des Celtes et des Scythes. Ils ont réservé le nom de Germani à ceux des peuples de la Germanie qui parlaient un dialecte germanique ; c'est sur cette base que paraissent établies les listes des peuples germains qu'ont dressées Pline et Tacite et dont nous aurons l'occasion de parler plus loin.

Au milieu des contradictions des sources anciennes et des incertitudes des savants modernes, nous pouvons nous figurer les nations germaniques comme une immense cohue de peuples, de races diverses, qui, à la suite des Celtes, ont émigré d'Asie en Europe par la route des steppes scythiques, durant plusieurs siècles. Celtes et Scythes se trouvèrent graduellement submergés par des arrivages incessants et toujours renouvelés de Germains.

Ceux-ci parlaient des dialectes apparentés les uns aux autres, le gothique, le frison, le saxon, les variétés du haut allemand ou quelque chose d'approchant, jargons qui, de toute l'antiquité, ne furent jamais écrits. Mais qu'on ne s'y trompe point : cette affinité de langage et d'origine n'a jamais constitué entre ces peuples barbares un lien quelconque, un embryon de fédération, de nation ou de patrie. Chaque tribu germanique est absolument indépendante de ses voisines ; même en face d'un danger collectif elles n'ont jamais songé à s'associer pour se défendre et unir leurs efforts. Elles sont, d'ailleurs, constamment en état d'hostilité les unes avec les autres.

Des auteurs allemands contemporains ont essayé de grouper ensemble les peuples germains, c'est-à-dire parlant une langue germanique, pour les mettre en parallèle avec les peuplés gaulois ; ils ont voulu en faire une entité politique, un faisceau national, théorie contre laquelle chaque page de l'histoire de la Germanie proteste en toute évidence.

En vain, les mœurs sauvages et vagabondes, les institutions, les déprédations de tous ces peuples germains, réfractaires au progrès, se présentent comme identiques ; en vain l'habitat commun de ces hordes dévastatrices leur a imposé la même barbarie ; comme nous l'avons dit plus haut, elles sont incapables de s'associer autrement que par accident, pour le pillage.

Les Anciens, aussi bien que les modernes, se sont demandé avec curiosité quels étaient les caractères propres aux Germains de Germanie et aux Gaulois de notre Gaule, et ce qui, en dehors de la langue, permettait de distinguer les uns des autres. Strabon, d'après Posidonius, dit que Gaulois et Germains se ressemblent. César affirme qu'ils n'ont rien de commun. Les historiens modernes comme Fustel de Coulanges et Camille Jullian, citent, textes en mains, quelques contrastes ; ils insistent sur les rapprochements ; ces derniers sont si nombreux que ces écrivains éminents n'hésitent pas à conclure que Germains et Gaulois se ressemblent fort quant aux mœurs et aux institutions[42]. On n'en peut être surpris, puisqu'ils étaient apparentés par l'origine ethnique, qu'ils avaient parcouru les mêmes étapes dans leurs longues migrations, et enfin que la Germanie, durant tous les siècles de l'antiquité, ne cessa d'essaimer sur la Gaule. Mais en ce qui touche à l'état social imposé par l'habitat, les dissemblances entre les Germains et les Gaulois sont fondamentales. Les peuples de la Germanie sont, — avons-nous dit déjà, — caractérisés par l'isolement et l'instabilité, par l'absence de tout lien fédératif, l'ignorance de la propriété foncière privée ; les peuples de la Gaule ont, au contraire, l'état sédentaire et tous les rouages de la civilisation compliquée qui en découle. Nous insisterons plus tard sur ces faits, pour l'époque romaine ; nous verrons alors les Gaulois, — tous les Gaulois, — ceux de la Belgique comme ceux de l'Aquitaine, de la Celtique ou de l'Armorique, ceux de Trèves comme ceux de Bordeaux ou de Narbonne, se réclamer du nom de Gaulois et de la patrie gauloise. Au contraire, comme l'a remarqué Fustel de Coulanges, jamais les Germains n'ont cherché à se grouper sous ce nom de Germani, ni sous quelqu'autre appellation générique.

D'où vient donc ce nom de Germani qui leur est donné par les Romains dès le temps de César ? Tacite qui signale l'isolement des peuples de Germanie sur une terre forestière, ingrate, triste et sauvage, affirme que le nom de Germani fut pris d'abord par la tribu des Tongriens lorsqu'ils vinrent s'installer à la place des Gaulois, dans le pays de Tongres qui garda leur nom.

Les Tongriens auraient trouvé là d'autres peuplades, parlant un dialecte à peu près semblable au leur, c'est-à-dire germanique, les Condrusi, les Pæmani, les Cærosi, les Segni. Ces peuples se seraient dits frères, ce que les Romains auraient naturellement traduit par germani. De là, les noms de Germains et de langue germaine créés par les Romains ; ceux-ci les auraient étendus, dès le début de l'époque impériale, à toutes celles des tribus cantonnées en Germanie, qui étaient apparentées aux Tongriens et à leurs clients par la langue et, sans doute, par extraction ethnique[43].

C'est là, en nous appuyant sur le témoignage de Tacite, ce que nous considérons comme le plus vraisemblable. Les noms de Hellas, Asie, Europe et, à l'époque moderne, celui de l'Amérique, ont des origines tout aussi modestes. Il n'y a point, dans tous les cas, à tenir compte de l'étymologie boursouflée, proposée par des érudits allemands qui ont voulu donner au mot German le sens de guerrier valeureux (ger, fort, man, guerrier) ; d'autres ont exprimé des opinions encore plus extravagantes.

Suivant toutes les apparences, ce sont donc les Romains qui ont créé ce terme de Germani ; le long des siècles de l'empire, les auteurs désignent sous ce vocable, tantôt seulement les peuples qui parlent une langue germanique, tantôt tous les peuples barbares cantonnés en Germanie, quelle que fût leur langue : on englobe parfois sous le nom de Germani ou d'invasions germaniques, même des tribus qui parlent une langue celtique, d'autres qui parlent une langue scythique ou finno-ougrienne.

Dans tous les cas, même en restreignant comme on le doit, le nom de Germains à ceux des peuples. qui parlent une langue germanique, on constate entre eux le disparate le plus absolu, l'isolement, l'absence de toute solidarité. Dès avant César comme au temps de Tacite, les peuples Germains sont aussi étrangers et hostiles les uns par rapport aux autres, que l'étaient aux IVe et Ve siècles, les Ostrogoths, les Visigoths, les Burgondes, les Lombards, les Francs, les Alamans, les Suèves, les Hérules, les Vandales et d'autres, qui cependant parlent tous une langue germanique. Fustel de Coulanges observe que, vers la fin de l'empire romain, lorsque ceux de ces peuples qui sont, enfin, à demi éduqués par leur contact avec les Romains, veulent se désigner eux-mêmes par un terme générique, ce n'est pas le nom de Germani qu'ils prennent, c'est celui de Barbari. Ils n'en réclament point d'autre. Les Visigoths et les Burgondes s'appliquent cette appellation dans leurs lois rédigées à cette époque. Mais alors, ce nom collectif n'est lui-même, en quoi que ce soit, l'indice d'un groupement fédératif. Les Germains sont, comme toujours, les uns pour les autres l'ennemi héréditaire. Ils n'ont de commun que leur instinct de paresse, de vagabondage et de rapines, leur cruauté, les ruines qu'ils ont accumulées et qui ont valu au terme de Barbari la sinistre renommée qu'il a dans l'histoire[44].

 

 

 



[1] E. RECLUS, Géographie, t. V, p. 445 ; cf. FRED. LE PLAY, les Ouvriers européens, t. I, p. 53 ; EDMOND DEMOLINS, Comment la route crée le type social, t. I, 87-88.

[2] E. RECLUS, Géographie, t. V, p. 417 ; E. DEMOLINS, Comment la route crée le type social. Les routes de l'Antiquité, t. I, p. 89.

[3] ...ferarum multitudo haud dissimilem hominum immunitatem obsidens. PLINE, Hist. nat., VI, 19, 17.

[4] Le P. Huc, le Christianisme en Chine, t. I, p. 156 ; cf. E. DEMOLINS, Comment la route crée le type social. Les routes de l'Antiquité, t. I, p. 21.

[5] HUC, Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 200 ; cf. EDMOND DEMOLINS, Comment la route crée le type social. Les roules de l'Antiquité, p. 74.

[6] HUC, Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 226-235.

[7] P. VIDAL DE LA BLACHE, Tableau de la Géographie de la France, p. 33 (Histoire de France de LAVISSE, t. I.)

[8] CÉSAR, Bell. Gall., VI, 25.

[9] On trouvera les sources indiquées dans : C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. I, pp. 229, 233, 234, 239, 242 ; t. IV, pp. 540, 542 ; V. DURUY, Histoire des Romains, t. VI, p. 534.

[10] C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. I, p. 239.

[11] PLINE, Hist. nat., XVI, 2, 3.

[12] Dans son admirable Histoire de la Gaule, dont tant de pages sur nos origines sont définitives, M. CAMILLE JULLIAN dit aussi l'embouchure de l'Elbe et le chapelet d'îlots qui bordent la mer du Nord, en particulier l'ile d'Héligoland ; mais c'est, je crois, une erreur qu'on doit à Pythéas. Des raisons multiples s'opposent à ce qu'on admette cette théorie qui est, d'ailleurs, contraire au témoignage formel de Tacite. De plus, dans les temps modernes, jamais l'ambre n'a été recueilli sur les rives de la mer du Nord. C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. I, p. 421.

[13] Il faut se garder de confondre l'ambre jaune qui est un fossile, avec l'ambre gris, qui n'est qu'une concrétion intestinale des cachalots. On en trouve abondamment sur les côtes de l'océan Indien et de l'Arabie. Il est fusible et répand une odeur agréable. La fâcheuse similitude de nom adoptée en français pour désigner deux substances de nature toute différente, a fait que certains auteurs les ont parfois confondues. Sur l'ambre gris, voir : W. HEYD, Histoire du commerce du Levant au moyen âge, trad. française par Furcy-Raynaud, t. II, p. 571 (in-8°, 1885).

[14] TACITE, Germ., XLV.

[15] PLINE, Hist. nat., IV, 27, 13.

[16] PLINE, IV, 27, 13 ; cf. IV, 30, 16.

[17] Plus tard, ce fut avec l'Étrurie que les Scandinaves firent le commerce de l'ambre et des métaux travaillés. J. N. SADOWSKI, dans les Comptes rendus du Congrès international d'Anthropologie et d'Archéologie préhistoriques, 8e session, à Buda-Pest, 1876, t. I (1877), p. 431.

[18] W. HEYD, Histoire du commerce du Levant au moyen âge, trad. Furcy-Raynaud, t. I, p. 3 et suivantes.

[19] P. VIDAL DE LA BLACHE, Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1897, p. 523.

[20] Commercia expectant. PLINE, Hist. nat., VI, 17, 20.

[21] PLINE, Hist. nat., VI, 1, 5.

[22] J. OPPERT, l'Ambre jaune chez les Assyriens, dans le Recueil de travaux relatifs à la philologie et à l'archéologie égyptienne et assyrienne, t. II, fasc. II, 1880, pp. 33 à 47 (in-4°, Viewg, Paris).

[23] SADOWSKI, loc. cit.

[24] A. DE QUATREFAGES, la Race prussienne, p. 12.

[25] SADOWSKI, dans les Comptes rendus du Congrès de Buda-Pest, 1876, p. 417 (t. I, 1877). Une carte très précieuse accompagne ce mémoire érudit.

[26] DIODORE SIC., V, 23 ; PLINE, XXXVII, II, 3.

[27] JORDANÈS, Hist. Goth., 3.

[28] PLINE, Hist. nat., XXXVII, II, 3 ; cf. DIONYS. PERIEG., 314 (cf. 288-293).

[29] PLINE, Hist. nat., III, 26, 30 ; IV, 16, 30.

[30] J. DÉCHELETTE, Manuel d'archéologie préhistorique, t. I, p. 289.

[31] EDMOND PERRIER, France et Allemagne, p. 30.

[32] Sur Gobineau, voyez : JEAN FINOT, le Préjugé des races, p. 16 et suivantes ; FRÉDÉRIC MASSON, dans la Revue hebdomadaire du 16 octobre 1915.

[33] JEAN FINOT, le Préjugé des races, p. 1. Au lendemain de nos désastres de 1870, A. DE QUATREFAGES écrivait : Grâce à l'idée de l'antagonisme des races, mise en jeu et exploitée avec une machiavélique habileté, l'Allemagne entière s'est levée. Au nom du pangermanisme, elle a déclaré vouloir régner sur les races latines ; et voyant dans la France l'expression la plus élevée de ces races, elle s'est ruée sur notre patrie, avec l'intention hautement proclamée de la réduire à une impuissance irrémédiable. Servie par un concours inouï de circonstances, tout autant que par des forces lentement et habilement amassées, elle a vaincu. On sait comment elle a fait la guerre et usé de la victoire. (A. DE QUATREFAGES, la Race prussienne, p. 6.)

[34] Paroles authentiques de Léopold Ziégler. Pour qu'on ne nous accuse point, d'ailleurs, de prêter en bloc aux savants allemands une opinion absurde formulée par un isolé, nous renverrons, entre autres, à l'ouvrage de GUSTAV KOSSINNA, Die Deutsche Vorgeschichte, eine hervorragende national Wissenschaft. 1912, in-8°.

[35] JEAN FINOT, le Préjugé des races, p. 79.

[36] JEAN FINOT, le Préjugé des races, p. 82.

[37] MEILLET, Introduction à l'étude comparative des langues indo-européennes, 3e éd., 1912, pp. 57 à 59 et 405.

[38] Cité par EDMOND PERRIER, France et Allemagne, p. 64.

[39] J. FINOT, le Préjugé des races, p. 283.

[40] EDMOND PERRIER, France et Allemagne, p. 69.

[41] STRABON, VII, 1, 3.

[42] FUSTEL DE COULANGES, Histoire des Institutions, t. II, p. 282 ; C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. I, p. 243 ; t. III, p. 51.

[43] Ce ne saurait être comme le croit STRABON (VII, 1, 2), à cause de leur parenté avec les Gaulois, que les Germains auraient été appelés Germani par les Romains.

[44] FUSTEL DE COULANGES, Histoire des Institutions, t. II, p. 282 ; C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. I, p. 243 ; t. III, p. 51.