RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

TOME QUATRIÈME. — ADMINISTRATION GÉNÉRALE (SUITE).

LIVRE IV. — ADMINISTRATION PROVINCIALE.

CHAPITRE III. — ADMINISTRATION DES GENS DE ROBE ET DES CORPS FINANCIERS.

 

 

Type du fonctionnaire du dix-septième siècle. — Confusion des pouvoirs ; attributions administratives des parlements et présidiaux. — Leur contrôle presque tout-puissant dans les petites choses. — Avantages qui résultent pour le pays de l'indépendance des autorités locales vis-à-vis les unes des autres. — Leurs empiétements réciproques. — Procédés et mode de gouvernement des gens de robe. — Ils sont, dans leur ressort, ministres de la justice. — Rôle des Chambres des comptes et des Bureaux de finances. — Division par généralités comparée à la division par départements. — Voirie, ponts et chaussées et état des communications. — Travaux publics, peu nombreux à cette époque. — Achèvement du canal de Briare.

 

Pour la troisième et dernière fois depuis le commencement de cet ouvrage, nous avons à franchir le seuil du parlement, ce bras de la justice du Roi et de sa puissance, ainsi que Richelieu l'a écrit quelque part. Ces collaborateurs spontanés de la royauté, après avoir pris part à l'enfantement de la loi, et l'avoir interprétée avec une souveraine indépendance, l'appliquent avec ce même esprit libéral, formaliste et modérateur que l'on connaît. La confusion des pouvoirs est parfaite ici, comme elle l'est en la personne même du monarque. Le magistrat n'est-il pas, au dire de Bodin, l'officier qui a droit de commander dans la République, le tampon naturel entre le prince et ses sujets ? Ainsi ce n'est point parce que le système judiciaire est le plus perfectionné de l'appareil administratif que le pouvoir central s'adresse à lui, sous Louis XIII, quand il veut communiquer avec les populations, que les édits, envoyés aux parlements, descendent par eux, d'échelon en échelon, des bailliages aux siéges royaux et aux justices urbaines ou seigneuriales, c'est que le juge parait au dix-septième siècle le type achevé du fonctionnaire, mais d'un fonctionnaire dont nous n'avons plus l'équivalent[1].

Il nous a été reproché d'avoir peint de trop riantes couleurs ce que nous appelons la monarchie traditionnelle, en l'opposant à la monarchie absolue, d'avoir embelli outre mesure la première et dénigré à l'excès la seconde ; d'illustres et bienveillantes critiques ont fait sur nous à cet égard une impression que nous espérons rendre profitable aux lecteurs qui auront la patience d'examiner, dans son entier, ce long tableau des institutions monarchiques ; toutefois nous éprouvons, à vivre avec ces Français de 1635, le sentiment que le pays où un corps de magistrature sert de pouvoir exécutif, et où les membres de ce corps ne sont ni choisis ni révoqués par le Roi, mais héréditaires comme le Roi, est un pays qui jouit d'un gouvernement plus faible, mais plus doux, que celui où les agents de la volonté royale sont des individus isolés, uniquement soumis au ministre qui les nomme et dont ils dépendent uniquement.

La réunion en un même homme, en une même assemblée, du pouvoir législatif, exécutif et judiciaire, est tellement contraire aux théories contemporaines qu'on ne peut regarder sans une sorte de pitié un régime qui semblait ignorer jusqu'à l'existence de ce dogme de la séparation des pouvoirs. Cependant cette séparation n'est-elle pas aujourd'hui plus apparente que réelle ? Sous les diverses formes de gouvernement qui se succèdent depuis cent ans, l'exécutif et le législatif n'empiètent-ils pas réciproquement sur le domaine l'un de l'autre, de façon que la division, inscrite dans les codes, ne subsiste que dans les écoles de droit et non dans les locaux où se fabrique la politique ? Sous prétexte de se soustraire à la tutelle du pouvoir judiciaire l'exécutif de l'an VIII n'a-t-il pas envahi ce pouvoir en se faisant lui-même juge de ses propres actes ? Ne nous flattons donc pas d'avoir résolu le problème de maintenir séparés trois rouages qui donnent ensemble l'impulsion à la même machine, et ne nous étonnons pas que nos pères n'aient pas eu ce souci en tête.

Sous Richelieu, les attributions administratives des gens de justice sont si multiples qu'on ne sait en vérité à quoi elles ne s'étendent pas : les lieutenants généraux de bailliage jugent à la chambre du conseil, en robes, cornettes et bonnets, les comptes des églises cathédrales, des biens patrimoniaux des villes et communautés rurales ; publient les contrats, donations, testaments, lettres patentes de toute nature, certifient les criées, font les baux à ferme des biens du domaine ; exercent, de concert avec les trésoriers de France, dans chaque généralité, la police locale, autorisent les fêtes publiques, préparent les assemblées de la noblesse et celles des États généraux. Le parlement de Paris s'occupe en détail du nettoiement des rues et de l'enlèvement des boues, interdit à une madame de Pibracq de se remarier pour la septième fois, et accorde à madame d'Effiat les défenses qu'elle sollicite pour empêcher son fils Cinq-Mars d'épouser Marion de Lorme. Le lieutenant civil au Châtelet remet, en 1628, à tous les locataires un quart de leur loyer de l'année courante, par une sentence motivée sur le tort que leur ont causé la peste et l'absence du Roi[2]. Le parlement de Toulouse s'occupe également des affaires générales et particulières, délègue des commissaires et provoque des réunions de parents pour délibérer sur les pactes et conditions du mariage d'une demoiselle ; il ordonne aux capitouls et à leurs assesseurs de faire des perquisitions pour mettre fin à des jeux et à des festins contre lesquels il a décrété, décide qu'un député aux États de Languedoc qui n'a pas encore rendu compte de sa mission, suivant la coutume, ne pourra exécuter son projet de voyage à Paris qu'après l'accomplissement de ce devoir ; il ne permet pas aux officiers municipaux de continuer les travaux d'un arsenal, sous peine d'en être personnellement responsables, parce qu'il y en a d'autres plus urgents. D'ailleurs ministre et contrôleur des finances dans son ressort, il opère des virements, prescrit des payements sur tel ou tel chapitre, refuse ou autorise la levée d'impositions extraordinaires requises par des consuls, et fait rendre compte par-devant le juge local des impôts perçus durant les années précédentes[3].

Le parlement de Provence, à l'avènement des rois, reçoit à Aix le serment de tous les dépositaires du pouvoir, et charge quelques-uns de ses membres de recevoir, dans les principales villes, celui des chefs de famille et des gentilshommes tenus de le prêter en personne. Nulle part on ne fait une nomination, civile ou religieuse, dans l'étendue de la juridiction sans en faire part tout d'abord ad premier président. C'est à lui que le Roi donne mission d'accommoder, s'il se peut, deux seigneurs en querelle, lui témoignant qu'il saura très bon gré à tous ceux qui y travailleront avec lui de ce qui réussira. Tous ces magistrats donnent des conseils au pouvoir central et, comme tous les gens qui donnent des conseils, ont quelque prétention de les voir suivis ; c'est une sorte de représentation du pays. Les rois, dit le premier président de Rouen à Louis XIII, ne pouvant savoir tout ce qui se passe dans les provinces, se confient aux cours souveraines qu'ils y ont établies de pourvoir à ce qu'elles voient être nécessaire. Non-seulement le juge administre en sous-ordre dans un domaine qui lui est propre, mais il a, par la vérification des décisions de l'autorité supérieure, un droit de contrôle qui est considérable, qui n'a d'analogue dans notre siècle que l'intervention des Chambres législatives, infiniment moins puissant dans les grandes choses, mais infiniment plus efficace dans les petites. En effet, ce ne sont pas seulement les lois (édits, ordonnances, déclarations) qui doivent être enregistrées, mais les plus infimes décrets (lettres patentes ou brevets) émanant du gouvernement. Et ce contrôle était si populaire et semblait si utile que les États de 1614 demandèrent qu'un magistrat coupable d'avoir exécuté un édit non vérifié fût destitué[4].

Quelle dignité hautaine dans cette déclaration d'un parlement de province qui refuse d'entrer en délibération sur des lettres de jussion, jusques à ce que les clauses qu'elles contiennent (à peine de désobéissance... à peine au procureur général d'en répondre en son propre nom) qui empêchent les juges d'opiner librement en leurs consciences aient été réformées ! Et quel langage modeste que celui de Louis XIII répondant aux députés de Rouen, envoyés à la cour pour expliquer leur refus d'enregistrer un état fiscal : Nous serons meilleurs ménagers à l'avenir et vous n'aurez pas occasion de vous plaindre, je vous le promets ; promesse qui d'ailleurs ne détermine pas la cour souveraine à enregistrer davantage. Vingt ans plus tard (1637), le même parlement refusait d'accueillir quatorze édits dont le produit était estimé à 22 millions. Le Roi menace de venir en Normandie avec une armée, on négocie, et les pourparlers s'engagent entre Rouen et Gisors, où se sont arrêtés les ministres. Le prince finit par se fâcher et le parlement s'exécute du très-exprès commandement, selon la formule de circonstance. Mais ce qu'on faisait une fois pour une mesure importante, on ne le faisait pas tous les jours ; lors même que le Roi exigeait et que les parlements pliaient, cette obligation où se trouvait la royauté d'user d'une sorte de violence morale, de tenir des lits de justice, d'aller jusqu'au bout de son autorité, de clore la discussion et de mettre fin à la résistance en disant : Je veux... tout cela était pour la nation une sérieuse garantie. Il est bien clair que si, en cas de conflits, le parlement était demeuré le maître contre le Roi, il n'y aurait plus aucune différence entre le gouvernement de Henri IV et celui de Louis-Philippe ; c'est la différence fondamentale entre la monarchie représentative de la première partie du dix-septième siècle, et la monarchie constitutionnelle du dix-neuvième, qu'en cas de désaccord entre le Roi et les sujets, c'est dans la monarchie représentative le Roi, et dans la monarchie constitutionnelle les sujets, qui l'emportent. Mais ici et là il y a des degrés dans l'obéissance et il est des formes dans le commandement.

Qui pourra jamais dire combien de mesures n'ont pas été osées par le pouvoir royal ou ministériel en raison de l'appréhension où il était de les voir repoussées par les parlements ? En effet, la lutte du parlement et du conseil d'État, c'était la vie administrative de chaque jour. Avec une placidité entière, la compagnie judiciaire suspendait un arrêt du conseil, défendait de l'exécuter... ; et l'on eût bien étonné ces magistrats si on leur eût dit qu'ils étaient des rebelles[5]. Le parlement de Paris, quand on présenta à son enregistrement les lettres patentes de création de l'Académie française, dit qu'autrefois un Empereur, après avoir enlevé au Sénat la connaissance des affaires publiques, l'avait consulté sur la sauce qu'il devait faire à un grand turbot. La sauce du turbot, sous l'ancien régime, c'était encore quelque chose : le détail de la cuisine administrative, les mille interventions et manifestations du pouvoir exécutif dans la vie nationale, tout ce qu'il réglait, permettait et ordonnait. En ces matières, il est rare que le dernier mot ne reste pas aux juges. Cette simple phrase : Il n'y a pas lieu d'enregistrer... détruit le décret royal qui reste sans application. Le corps ou les individus qui obtiendraient gain de cause contre cette décision n'auraient pas ensuite la vie bien agréable dans la contrée. Que cette autorité fût ou non légitime, il n'y a pas à s'en préoccuper ; il est d'ailleurs difficile de dire quels sont les caractères et les fondements d'une autorité légitime, puisque aujourd'hui encore on dispute là-dessus avec de bons arguments contradictoires. Au dix-septième siècle, où la tradition était la grande source de légitimité, les prérogatives des parlements paraissent, comme les prérogatives royales, traditionnelles ; l'usage avait consacré les unes et les autres ; cette autorité était avantageuse au Roi et au peuple, elle était bonne ; cela ne doit-il pas suffire ? La cour, dit le premier président de Provence, lorsqu'il sera question de soutenir l'autorité que Sa Majesté lui a confiée, est en état de se faire obéir, et de telle sorte, que ceux qui voudraient y donner de l'empêchement en porteraient leurs têtes sur un poteau avant qu'il fût nuit. Affichés par les carrefours, lus et publiés à son de trompe par leurs jurés crieurs ordinaires, les arrêts des gens de robe sont certes aussi énergiques et aussi respectés que ceux des gens de guerre, et ils ne s'égarent jamais sur le chemin des agitations ambitieuses et stériles[6].

Un des familiers de Richelieu lui rendait compte, en ces termes, de l'assemblée générale du parlement de Paris, convoquée au moment de la levée de boucliers du due d'Orléans (1631) : Tous ceux qui ont parlé ont discuté comme des vrais sénateurs, chacun disant ses raisons sans pression... Il ne faut point espérer qu'en un si grand nombre d'habiles gens, il puisse rien passer contre les formes, parce qu'ils trouvent tous que, si on les avait une fois transgressées, tout se perdrait, comme quand les colonnes d'un édifice viennent à défaillir. Cet attachement aux formes, que plusieurs historiens trouvent ridicule et suranné quand il s'agit des parlements d'autrefois, n'est-il pas le trait distinctif des mœurs parlementaires de l'Europe actuelle ? L'assemblée des Chambres, sur qui le cardinal aima s'appuyer en quelques circonstances graves, était, quand il ne la provoquait pas lui-même, ce qu'il redoutait le plus. Elle amenait ces tempêtes du palais que messieurs des enquêtes se plaisaient à prolonger durant plusieurs jours, où la parole, exceptionnellement lâchée, se faisait hardie, voire intempérante, sous les lambris de la vieille demeure capétienne. Aussi la grande préoccupation du premier président, dont le talent consiste à tenir la balance égale entre le ministère et le parlement, à ne se brouiller ni avec l'un ni avec l'autre, est-elle toujours d'éluder l'assemblée des Chambres ; il ne s'y décide qu'à la dernière extrémité[7].

Si haut placées dans la monarchie, que les secrétaires d'État sont mandés par elles quand elles ont quelques communications à leur faire, et ne peuvent avoir entrée dans leur sein, toutes et quantes fois il leur plaît, qu'en vertu des lettres patentes de Sa Majesté, si fières qu'elles considèrent les États généraux eux-mêmes comme leur étant inférieurs, les compagnies souveraines, nous l'avons dit, supportent impatiemment, dans les provinces, l'autorité parallèle du gouverneur ; elles saisissent avec empressement toutes les occasions de le remplacer. Le premier président est le premier personnage civil comme le gouverneur est le premier personnage militaire ; entre les deux, c'est une lutte perpétuelle de préséance ; mais le gouverneur ne peut jamais faire les fonctions de premier président dans le domaine judiciaire, tandis que le chef de la magistrature supplée, quand il s'éloigne, le chef de l'armée. C'est le cas notamment à Aix, à Toulouse, à Grenoble, à Rouen, sans que personne y trouve à redire[8]. Le Roi enjoint au parlement de Dauphiné de ne pas se séparer au moment des vacances, pour avoir soin des affaires de la province et contenir chacun en son devoir, à cause de l'absence de Lesdiguières. Le parlement de Toulouse cantonne les troupes et met sur pied l'infanterie et la cavalerie nécessaires, en attendant que le duc de Montmorency, qui est ailleurs, y puisse pourvoir. A Rouen, des conseillers se tiennent à toutes les portes de la ville pour prévenir les troubles (1610) et permettent à leur gré d'entrer ou de sortir. Tous les pouvoirs locaux (mairie, présidial) leur obéissent ; le maréchal de Fervacques, gouverneur de Normandie, arrive sur ces entrefaites, et, loin de se plaindre, dit : Je ne suis pas venu ici pour faire le gouverneur, mais concerter mes actions avec celles de la compagnie et n'avoir avec elle qu'un même but et intention.

Ces robes longues, que l'on trouve si revêches quand il s'agit de créer des impôts nouveaux, usent néanmoins de leur influence pour procurer amiablement au Roi des ressources destinées à faire face aux dépenses de guerre. Le parlement d'Aix, écrit Sourdis au cardinal, a fait des efforts extraordinaires ; il a ordonné que toutes les communautés nous aideront de leur bourse. Les procureurs du pays, que l'on accusait d'abord de ne rien faire, finissent par payer gaiement pour quatre régiments. Veut-on un exemple des procédés administratifs de la magistrature : en 1623, quand l'État voulut revendre comme offices domaniaux les métiers de brouettiers, porteurs d'huîtres ou de pommes, crieurs d'oignons ou de vieux draps, il s'éleva à Rouen une véritable sédition. Les quatre mille officiers de ces professions qui végétaient dans la ville et qui se voyaient par là dépossédés de leur droit, entourent l'huissier, porteur de la commission royale, en clamant haro[9], et l'ayant mis aux mains d'un sergent, le conduisent au palais. Un avocat prend la parole en leur nom, assisté d'un procureur en costume, car toutes choses jusqu'à l'émeute se devaient faire alors en Normandie selon les règles de procédure. Le procureur général est député vers le Roi, et part en poste pour proposer de bouche les remontrances qu'on allait envoyer incessamment par écrit. Les jours suivants, le peuple s'impatiente et fait rage ; il enfonce des portes, abat des murs, boit et pille, comme si, dit un témoin oculaire, ils eussent attendu de ces ruines la fin de leurs misères. — Vive le Roi ! nous demandons justice, disaient les mutins au premier président. — A quoi celui-ci ripostait : Si vous passez outre, le Roi viendra à Rouen qui vous fera tous pendre. Et il continuait bonassement sa route, par les rues étroites de la ville, en robe rouge, suivi d'un groupe de conseillers, perçant les attroupements, prodiguant les exhortations[10]. Avec le Roi, il cause, il discourt par correspondance : le souverain sera le plus vaillant, le plus magnanime, le plus juste prince... ; jamais il n'aura assez de langues pour le vanter par tout l'univers si... si... il fait ou ne fait pas ceci ou cela. Si, au contraire, il n'accède pas à ce qu'on lui demande : Que de maux ! que d'inconvénients vont en advenir ! Et c'est ainsi toujours et en tous lieux. Voilà des puissances qui discutent : la grande et la petite ; non point le maître et le valet, l'officier et le soldat que sont les ministres et les préfets depuis le dix-neuvième siècle.

Dans son ressort, chaque parlement exerce les attributions réservées actuellement au garde des sceaux, inflige à ses membres des suspensions temporaires, accueille ou repousse les nouveaux venus, désigne dans certains bourgs des docteurs ou des bacheliers en droit pour y rendre, sous le titre de pigent ou de juge politique, la justice civile et criminelle, prononce la réunion ou la division des juridictions rurales, après enquête faite par ses soins, délègue lui-même, s'il est forcé pour cause majeure telle qu'une épidémie ou une guerre, de quitter sa résidence, des avocats pour administrer à sa place, leur donne des gages et un pouvoir aussi étendu qu'il le juge à propos ; et le Roi n'intervient que si la compagnie, par suite de divisions intestines, parait incapable de se maintenir en paix avec elle-même[11].

L'esprit indépendant de ceux qu'on appelle aujourd'hui des fonctionnaires, combiné avec la rudesse générale des mœurs dont nous avons parlé dans un volume précédent, donne aux conflits entre l'autorité judiciaire et l'autorité financière, entre le bailli et les officiers du bailliage d'une part, de l'autre, les membres du bureau des finances, une acrimonie très-vive qui se manifeste d'abord par des e mémoires s et qui finit quelquefois par des coups, avant ou pendant que les difficultés survenues sont soumises à l'arbitrage du conseil d'État. Ce dernier s'est-il prononcé ? Le gagnant devra peut-être, crainte de l'opposition du perdant, profiter de la nuit pour mettre l'arrêt à exécution, briser des serrures et enlever de force des registres qui lui appartiennent[12].

Aux administrateurs financiers (chambres des comptes, trésoriers de France et tribunaux d'élection) appartenait le reste du pouvoir exécutif local : les élus sont si intimement mêlés à la vie communale, que nous aurons souvent à y constater leur présence. La chambre des comptes de Paris, qui avait eu dans le principe, en matière d'argent, un véritable pouvoir législatif et avait exercé sous Philippe de Valois l'autorité d'une régence, était déchue de sa situation primitive ; sa sollicitude ne s'étendait guère qu'à des actes d'intérêt privé : chargée de la garde du Trésor des chartes, de la conservation des meubles et joyaux de la couronne, des reliques de la Sainte-Chapelle, elle s'occupait principalement des questions nobiliaires (concessions de titres, retraits féodaux) de l'état civil (naturalisation, légitimation, permission d'habiter à l'étranger)[13]. Presque doublé sous Richelieu par des créations successives de places, le personnel parisien des gens des comptes du Roi notre sire comprenait, en 1642, douze présidents, soixante-douze maîtres, trente-deux correcteurs, soixante-dix-neuf auditeurs, soit un total de deux cent treize personnes avec le parquet et les greffiers, pour un ressort qui n'embrassait pas plus de la moitié de la France moderne, tandis que la cour des comptes d'aujourd'hui fonctionne aisément avec cent vingt-cinq magistrats environ[14]. On a vu que le contrôle financier de cette juridiction était peu efficace ; l'anarchie budgétaire que nous avons décrite est-elle imputable à ces officiers, si délicats qu'ils s'interdisaient même d'habiter une maison où s'exerçait un commerce ? Doit-on croire ce que leur dit le chancelier : Vous couvrez les fautes des partisans et des comptables ; quand on veut faire des recherches, vous vous y opposez, et l'on ne peut tirer de vous aucune expédition. Vous avez vos corrections et vos révisions ; si vous les pratiquiez, nous n'aurions pas besoin de commissions extraordinaires ? Il semble que ces reproches sont passablement injustes de la part d'un gouvernement qui levait, par mesure de faveur, les souffrances que la chambre des comptes, pour éclaircir les affaires véreuses, prononçait contre les receveurs, et qui opérait avec tant de négligence le recouvrement des débets que beaucoup, sous Louis XIII, étaient en retard d'un demi-siècle[15].

Le plus clair du rôle administratif de la Chambre des comptes était l'inspection de la voirie, la surveillance des ponts et chaussées, qu'elle partageait d'ailleurs avec les bureaux de généralité. On sait que la division de la France en généralités et en élections, division assez raisonnable et régulière, a inspiré le partage plus raisonnable encore et plus régulier, fait par l'Assemblée nationale en 1790.

Il a fallu l'extrême passion politique de quelques écoles pour voir dans cette dernière opération un parti pris révolutionnaire. La Normandie, par exemple, était divisée en trois généralités au lieu de cinq départements, et les limites de ces départements sont meilleures que celles des généralités ; ils sont plus ramassés, les extrémités communiquent plus aisément avec le centre. Quant aux arrondissements, ils sont toujours égaux et souvent supérieurs comme superficie aux anciennes élections dont quelques-unes étaient minuscules ; la généralité de Rouen comprenait la Seine-Inférieure, l'Eure (moins l'arrondissement de Bernay), et l'arrondissement de Pont-l’Évêque (Calvados) ; ce territoire était subdivisé en quatorze élections : Rouen, Pont-de-l'Arche, les Andelys, Évreux, Magny, Gisors, Lions, Caudebec, Montivilliers, Arques, Eu, Neufchâtel, Pont-Audemer, Pont-l'Évêque. Le même morceau de terrain comprend aujourd'hui dix arrondissements ; six chefs-lieux sont demeurés les mêmes, Pont-de-l'Arche qui comptait mille six cents habitants a été remplacé par Louviers qui en comptait dix mille, Lions et Gisors ont été compris dans l'arrondissement des Andelys qui n'a pas plus de six cantons, à Caudebec on a substitué Yvetot dont la population était double et les titres historiques au moins équivalents, Arques et Eu ont cédé leur place à Dieppe, Montivilliers a cédé la, sienne au Havre ! Nous ferions la même comparaison pour toute la France avec des résultats presque identiques ; l'arrondissement que nous habitons a cent vingt communes, il représente une élection qui en avait cent trois. Notre canton et ceux qui l'environnent ont, à une paroisse près, la même circonscription que les anciennes vicomtés, et, de coïncidences semblables constatées dans tout notre pays, on peut conclure que le mot de canton seul est nouveau, ses limites concordant partout avec celles des doyennés, vigueries, juridictions, prévôtés, bailliages ou sergenteries, selon les appellations variables de l'ancien régime.

Nous avons décrit en détail la division du royaume en généralités et le rôle des agents placés à la tête de ces districts ; il serait superflu d'y revenir. Les trésoriers de France introduits tout récemment, et l'on sait avec quelle opposition, dans les pays d'États[16], s'y étaient péniblement fait leur place en jouant de la plume, mais n'y possédaient qu'une autorité minime en comparaison de celle dont ils jouissaient en pays d'élections ; la robe de soie noire à manches plissées était loin d'avoir, à Toulouse ou à Rennes, le prestige qu'elle possédait à Tours ou à Bordeaux. Sur cent affaires diverses ici elle donne un ordre, là-bas elle ne donne qu'un avis[17].

La création des voyers, généraux et particuliers, des capitaines de canaux, due à l'initiative de Sully, n'avait pas tenu plus que les ormes plantés par ses soins pour embellir le long des routes, ormes auxquels le peuple coupait intelligemment la tête, en disant : Ce sont des Rosny, faisons-en des Biron. La direction de la voirie appartenait aux trésoriers de France qui remplissaient aussi le rôle des préfets et des conseils de préfecture ; ils faisaient les adjudications — baillées au moins-disant — ordonnançaient les payements et jugeaient le contentieux, autant du moins que le parlement ou le gouverneur les laissait faire. Les constructions civiles, édifiées sous ce règne, sont en petit nombre : Sublet de Noyers, surintendant des maisons royales, avait bonne envie d'achever le Louvre et d'en faire dorer la galerie, mais les fonds manquaient. Marie de Médicis se bâtit le Luxembourg et Richelieu le Palais-Cardinal ; la Sorbonne fut restaurée et agrandie, l'hôtel de ville de Paris terminé, le clocher de la Sainte-Chapelle, le plus beau et le plus parfait œuvre qui fût au monde, détruit par un incendie (1630), fut livré pendant trente-six ans aux maçons et aux charpentiers[18]. Comme travaux de province on ne peut guère citer que le pont de Rouen, dont l'État prit à sa charge la dépense montant à trois millions (1625), et le desséchement des marais de Poitou, Saintonge et Aunis entrepris, ou mieux continué, par un ingénieur, à ses frais et pour son compte personnel, avec privilège d'exproprier ses voisins par simple jugement du tribunal le plus proche. La viabilité n'était qu'un chaos ; les grands chemins ne donnaient nulle idée d'une vue d'ensemble ; sans tracé régulier, sans largeur normale uniforme, livrés à des juridictions multiples, ils étaient exposés aux usurpations des riverains et à toute espèce de dégradations[19].

L'ouvrage capital de ce ministère, dans le domaine si intéressant des voies de communication, fut l'achèvement du canal de Briare. Quand on vit des bateaux et des trains de bois venus de Roanne, de Tours, d'Angers et autres lieux, aborder aux ports de la ville de Paris, on témoigna dans la capitale une véritable admiration. Tout est tellement relatif en ces sortes de choses, qu'aux yeux de nos pères, fort peu blasés à cet égard, ce canal fit un effet aussi surprenant peut-être que celui du canal de Suez sur nos contemporains. Le trafic du midi de la France, d'Italie même ou d'Allemagne, venant par la voie des rouliers ou des mulets, put ainsi transiter jusqu'à la mer, avec moins de frais et plus de sûreté que sur les routes de terre. Le canal, dit de Loire en Seine, allait simplement de Briare sur la Loire à Montargis sur le Loing, où les bateaux empruntaient cet affluent navigable de la Seine. Par suite de la différence de niveau entre les points de départ et d'arrivée, situés à environ quarante-sept kilomètres l'un de l'autre, et des pays accidentés qui les séparent, on ne parvint à alimenter le canal qu'au moyen d'un grand nombre d'écluses, de déchargeoirs, de conduites et de retenues. Commencé sous Henri IV, le travail avait été abandonné à la mort de ce prince, suivie à courte distance de celle de l'entrepreneur ; la difficulté de fournir l'eau nécessaire à la navigation faisait désespérer du succès. Cependant, en 1638, maîtres Guill. Bouteroue et J. Guyon, payeurs des rentes à Beaugency et Montargis, offrirent de terminer le creusement à leurs frais, de payer même le terrain de leur poche, y compris l'espace nécessaire aux levées de terre et aux chemins de halage, de construire des ponts en nombre suffisant et de mettre le canal en exploitation dans un délai de quatre ana. Le Roi, de son côté, leur faisait cadeau des terrassements et ouvrages d'art antérieurement exécutés et les armait du droit d'exproprier, à dire d'experts et gens à ce connaissants, les maisons, terres et moulins qui se trouvaient sur leur alignement.

Propriétaires du canal, les constructeurs furent en droit de l'exploiter à leur profit, comme une compagnie de chemin de fer de nos jours, sous cette réserve que les tarifs seraient approuvés par l'État. Ces tarifs, plus ou moins élevés, selon la nature des marchandises, étaient, en moyenne, de douze livres par mille kilos de Briare à Paris[20] ; douze livres correspondent à soixante-douze francs : or, la compagnie de navigation Lyon et Rhône opère, aujourd'hui, par la même voie, les mêmes transports pour treize francs la tonne, et le chemin de fer Paris-Lyon-Méditerranée pour dix-sept francs environ. Les communications sont maintenant ici cinq fois moins chères et peut-être dix fois plus rapides ; d'autant que le tarif de jadis ne comprenait pas le détail des péages successivement exigés à chaque écluse. L'exploitation ne tarda pas, d'ailleurs, à se transformer : les héritiers des fondateurs du canal, administrateurs médiocres sans doute, renoncèrent d'eux-mêmes, sous Louis XIV, au monopole qu'ils se sentaient incapables d'exercer. ils représentèrent que leurs bateliers ne prenaient pas soin des marchandises, qu'ils les livraient à Paris mal conditionnées et en moindre quantité qu'ils ne les avaient reçues, mettaient plus de temps qu'il ne fallait à faire le trajet, prenaient de plus grands salaires qu'ils ne devaient, laissaient même les bateaux en détresse après avoir perçu le prix du voyage, volaient les voiles et cordages..., toutes choses qui obligeaient les propriétaires à soutenir contre eux une infinité de procès. Ils avouaient, en outre, n'avoir pas assez de bateaux pour assurer le service, de sorte que les faïences, huiles, vins, etc., qui arrivaient par la Loire, stationnant à Briare dans des magasins ou sur les quais, y subissaient de fortes avaries. Chacun devint libre par conséquent de voiturer lui-même ses marchandises sur le canal, en payant une taxe proportionnelle à la nature du chargement, et quoique cette taxe demeurât assez coûteuse, le commerce de plusieurs provinces n'en reçut pas moins, par l'ouverture de cette voie nouvelle, un véritable bienfait.

 

 

 



[1] BODIN, République, 391. — RICHELIEU, Mémoires, III, 219. — Aff. Étrang., t. 781 (Anjou).

[2] Sent. du 5 février 1628. Ils demandaient la remise des trois quarts. — Arrêt dit parlement du 24 avril 1632. — (Arch. nat.) Conseil secret du parlement, X1 a 8,387, f. 95. — TALLEMANT, III, 75.

[3] Arch. dép. Haute-Garonne, B. 320, 406, 412, 426, 428, 454, — LA ROCHE-FLAVIN, Treize parlements de France, 802.

[4] Arch. Guerre, XXIV, 18 et 19 ; XXVIII, 74. — CABASSE, Parlement de Provence, II, 247. — FLOQUET, Parlement de Normandie, IV, 438. — PICOT, États généraux, IV, 85.

[5] Aff. Étrang., t. 799, f. 271. — FLOQUET, Parlement de Normandie, II, 277 ; IV, 473, 477, 508.

[6] Arch. dép. Haute-Garonne, B. 413, 414. — Aff. Étrang., t. 802, f. 31. — CABASSE, Parlement de Provence, I, 415.

[7] Aff. Étrang., t. 791, f. 15 ; t. 796, f. 58 ; t. 800, f. 84 ; t. 805, f. 21. — Quand cette assemblée générale était, au moment du vote, partagée en deux camps égaux en nombre, c'est le Roi qui était juge du partage et qui choisissait l'avis qui lui plaisait. (Ibid., t. 800, f. 90.)

[8] Arch. Guerre, XXIV, 3 et 4. — Arch. dép. Isère, B. 2,413 ; Haute-Garonne, B. 408. — Aff. Étrang., t. 796, f. 6. — PONTCHARTRAIN, Mémoires, 303. — LA ROCHE-FLAVIN, Treize parlements de France, p. 49 et 738.

[9] On sait que la clameur de haro, vieil usage normand et anglais qui subsiste encore aujourd'hui dans les îles de Jersey et Guernesey, était une protestation légale et suspensive, faite par celui qui se prétendait lésé dans son droit. La Normandie, lors de son union à la couronne, avait stipulé que la clameur de haro serait maintenue avec tous ses effets juridiques ; mais les rois, à chaque édit nouveau, avaient soin de mentionner que, par exception, il serait exécuté nonobstant toute charte normande, clameur de haro, etc.

[10] Correspondance de SOURDIS, I, 345. — FLOQUET, loc. cit., IV, 520, 532. — Aff. Étrang., t. 796, f. 248.

[11] Arch. nat. X1 a 8,387, f. 60. — Arrêt du conseil du 15 juin 1630. — Arch. dép. Haute-Garonne, B 364, 407, 413, 438. — CABASSE, Parlement de Provence, II, 60, 148, 163. — L'autorité du parlement allait jusqu'à se faire justice lui-même dans les causes où il était intéressé cousine corps.

[12] Aff. Étrang., t. 1,669, f. 135. — Arch. dép. Isère, B. 2,604 ; Bouches-du-Rhône, C. 108. — La police urbaine est, entre les pouvoirs civils et militaires, un brandon de discorde toujours allumé. L'heure de la retraite, de la patrouille, de la clôture des théâtres, les attributions entremêlées du gouverneur, du maire ou viguier, du chevalier du guet, nécessitent de fréquents règlements.

[13] Sur tout ce qui concerne les Chambres des comptes voyez l'ouvrage de M. DE BOISLISLE : Les premiers présidents de la Chambre des comptes de Paris.

[14] Outre la Chambre de Paris il y avait : celles d'Aix (existant depuis 1272), de Montpellier (créée en 1320), de Grenoble (datant du quinzième siècle), de Dijon (remontant au duc Philippe le Hardi), de Blois (1401), de Nantes (fondée par les ducs de Bretagne), de Rouen (1580), de Pau (1627). En 1628, on projeta une création nouvelle à Bordeaux à laquelle les réclamations de la Chambre parisienne empêchèrent de donner suite.

[15] Bib. nat. ms. Français, 18,510, f. 165. — DE BOISLISLE, Chambre des comptes (Pièces just.), 10 février et 23 avril 1624. — Dict. de Trévoux au mot : Restes. — TALLEMANT, IX, 152. — Les offices de conseillers-maîtres à la Chambre de Paris, créés en 1631, aux gages de 1.900 livres se vendent environ 70.000 livres. (Aff. Étrang., t. 799, f. 127.)

[16] Arrêt du conseil, 15 janvier 1629. — Arch. dép. Drôme, E. 4,759. — DE CARNÉ, États de Bretagne, I, 277. — La Bretagne offre, en 1624, 500.000 livres pour en être débarrassée.

[17] Arch. dép. Côte-d'Or, C. 2,092. — Édits d'août 1621, de février 1626. — Arrêt du Conseil d'État, 25 avril 1634.

[18] Aff. Étrang., t. 794, f. 143. — Lettres et papiers d'État, VII, 46. — TALLEMANT, II, 147, 249.

[19] Déclaration du 4 mai 164i. — Bail du 3 mars 1625. — V. VIGNON, Étude sur l'administration des voies publiques, I.

[20] Dont 10 livres pour prix de transport et 2 livres pour droit de péage. (Déclaration de septembre 1638 ; lettres patentes de décembre 1642.)

On n'ouvrait les écluses que pour 25 tonnes de marchandises (50 milliers), à moins que les bateaux de tonnage inférieur ne consentissent à payer pour 25 tonnes.