RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

TOME TROISIÈME. — ADMINISTRATION GÉNÉRALE (SUITE).

CULTES. — LE CLERGÉ CATHOLIQUE.

CHAPITRE V. — LA DÎME.

 

 

Cet impôt est léger. — Charge minime pour la population. — Pèse sur la richesse, non sur le travail. — Quotité de la dîme ; portion de récolte qu'elle représente. — Elle ne porte pas sur tous les objets ; souvent elle n'atteint pas la moitié des terres. — Peut être évaluée au 30e des produits du sol. — Ce que les dîmes rapportent au clergé ; en détail, dîmes inféodées, affermées. — En totalité, ne dépassent pas 25 millions. — Augmentation et diminution des dîmes du seizième au dix-septième siècle selon le changement des cultures.

 

L'autre portion du revenu ecclésiastique venait de la dîme. — La dîme était la subvention donnée au culte par le pays ; le prix du service rendu par le curé. C'est à la fonction pastorale, et non à la qualité d'ecclésiastique qu'est due la dîme. Les moines de tout Ordre, les chevaliers de Malte, qui ne rendaient pas de service direct à la population, devaient, bien qu'ils aient maintes fois cherché à s'en dispenser, payer la dîme aux curés. Si le clergé se la paye en quelque sorte à lui-même, c'est que nul ne peut s'y soustraire ; gentilshommes ou roturiers, la règle ne souffre aucune exception ; le Roi y est astreint tout le premier.

La dîme ecclésiastique, dit Vauban, ne fait aucun procès ; elle n'excite aucune plainte ; et depuis qu'elle est établie, nous n'apprenons pas qu'il s'y soit fait aucune correction. Nous n'irons peut-être pas aussi loin dans l'éloge que l'illustre maréchal ; il n'est pas d'impôt qui ne soulève des récriminations et ne donne naissance à des procès ; il n'en est pas qui ait duré tant de siècles sans éprouver de notables changements. Ce qui est vrai, ce qu'on ne saurait trop répéter, parce qu'il a été écrit des absurdités sans nombre sur ce sujet, qu'il a servi de texte à des déclamations ridicules, c'est que la dîme était un impôt sensément conçu, sensément perçu, le meilleur de l'ancien régime. Levé sur les produits du sol, il pesait sur le propriétaire, et non sur le fermier qui louait la terre en conséquence, sur la richesse et non sur le travail. La meilleure preuve de sa légèreté relative, c'est qu'il ne provoque, dans les classes rurales, aucun de ces gémissements ni de ces colères auxquels les tailles ou les gabelles nous ont habitués.

La dîme suit les variations de la récolte ; elle s'adoucit d'elle-même dans les mauvaises années ; et si elle s'élève, c'est en proportion de la prospérité du contribuable. Nous voyons parfois plaider pour ou contre devant les juges ; mais nous voyons bien plus fréquemment des conventions amiables entre le curé et ses paroissiens, touchant la dimension des gerbes de blé ou le nombre des barriques de vin. Il arrive que des habitants sollicitent la réduction en dîmes de la censive qu'ils payent. Le cens, la plus modérée des taxes féodales, était sans doute plus lourd dans sa fixité qu'une annuité proportionnelle au rendement agricole[1].

La dîme, tout le monde le sait, n'est nullement le dixième des produits ; elle n'est même pas le vingtième, mais tout au plus le vingt-cinquième, c'est-à-dire 4 pour 100 ; d'une part, elle varie du 11e au 50e sur les objets qu'elle frappe ; d'autre part, elle est loin d'atteindre les récoltes de toute nature indistinctement. Il n'y a d'autre loi, dans chaque paroisse, sur toute l'étendue de la France, que les titres particuliers et la tradition locale. Ajoutons qu'aucun impôt n'est plus facilement fraudé, que la campagne ne s'en fait pas scrupule, et que le décimateur se contente le plus souvent de ce qu'on lui donne.

Le clergé soutient, aux États de 1614, que de droit divin le 10e de toute chose croissant sur la terre est entièrement dû à l'église. Mais ce principe n'est appliqué presque nulle part. Sur les blés, qui sont le plus strictement dimés, le curé ne perçoit le 11e, le 12e ou le 13e. — la dîme au 13e sillon comme on dit — qu'en un tout petit nombre de localités[2]. En Bourgogne la dîme est au 15e, dans le bailliage de Sens au 16e. En Dauphiné et en Provence, elle ne se paye qu'à la 20e gerbe, et dans plusieurs paroisses à la 25e seulement. Il en est de même en Touraine. En plusieurs doyennés de Champagne, elle ne va pas à une gerbe sur 30 ; en beaucoup de terres de Poitou, Saintonge et Aulnis, une déclaration royale la fixe au cinquantième. Pour toutes les dîmes de nouvelle création, on ne donnait en général que 4 pour 100 de la récolte[3]. Les produits du sol autres que le blé payent moins encore. La dîme des bois royaux a été réduite au 20e, par les officiers des Eaux et Forêts. Nous voyons bien un arrêt du parlement de Bordeaux qui règle la dîme des cochons au dizain ; mais dans le ressort de ce parlement, plusieurs sénéchaussées qui forment le département actuel des Landes ne payent les prémices du bétail que de quarante-cinq, un. En Normandie, la dîme des veaux ou agneaux était de 6 deniers par tête, c'est-à-dire moins d'un pour cent[4].

Sur le vin, elle était dans le Bordelais d'un cinquième ; il est à noter cependant que sa quotité est beaucoup moins forte dans les pays vignobles que dans ceux où la culture de la vigne est accidentelle. Orléans, la dîme du vin est du 18e, à Provins elle est du 20e. En pleine Champagne, bien des vignes sont abonnées à deux sous par arpent, chiffre purement dérisoire ; d'autres, en Bourgogne, à 10 deniers par arpent, sur la demande des habitants ; ce qui se conçoit aisément. En 1679, ces dernières furent portées à un sou. Ailleurs les dîmes de même nature sont de deux pintes par poinçon, soit environ deux litres sur cent cinquante-six. Parfois les habitants fixent eux-mêmes ce qu'ils entendent donner à leur pasteur : On déclare à de Béchon, curé de Gontaud (1660), qu'il ne doit recevoir la dîme du tabac, qu'à raison de un seizième, à cause des grands frais de cette culture[5].

Ici, les habitants ne doivent qu'un droit de terrage et non de la dîme ; là existe un maximum que la perception, bien que proportionnelle à la récolte, ne peut jamais dépasser, même dans les années les plus abondantes. En Auvergne, en Normandie, les dîmes, d'après les coutumes, se prescrivaient par trente ans de non-paiement. Dans l'Angoumois, tous les laboureurs ont un quart d'arpent franc et quitte de dîme. Ils avaient en outre un demi-arpent exempt par chaque couple de bœufs employé au labour. Cette seule mesure réduisait la taxe de moitié. Le Parlement de Toulouse condamne les paysans à payer au clergé la dîme du pastel et de la garance ; il accorde à des religieux celle de la laine et des agneaux ; preuve que jusqu'alors on s'en était dispensé. Or qui sait si les arrêts sont toujours exécutés ? En effet, bien des redevances qui pourraient légalement être exigées ne le sont pas. Les défrichements s'opèrent, des changements se produisent dans la culture : un village se fonde, et comme les jardins potagers, les enclos de tout genre sont exempts, ces terrains qu'ils occupent cessent de payer. Un autre village disparaît, la charrue vient à passer sur lui ; mais comme il n'avait jamais payé dans son ancien état, le sol ne paye pas davantage dans le nouveau ; ou bien il paye très-peu, une dîme novale dont le curé à portion congrue traite à l'amiable, à l'insu du gros décimateur. Le fait est qu'en certaines paroisses on ne dîme ni les prés, ni les vins, ni les bois, et que, pour un motif ou pour un autre, le curé a perdu ses droits sur une notable partie de son territoire. Des rachats sont consentis. La ville de Nîmes éteint la dîme des olives, moyennant une somme de 18.000 livres payée au chapitre ; un arrêt du Conseil d'État consacre cette abolition[6].

Combien rapportent les dîmes dans leur ensemble ? Nous tombons ici dans le domaine des conjectures ; lors même que nous saurions ce que valent toutes les cures de France, il faudrait distinguer, dans leur revenu, ce qui vient de la dîme de ce qui vient de leurs biens propres. Il faudrait aussi connaître le chiffre et la valeur des dîmes inféodées, ou laïcisées. Celles-là sont comme les autres une contribution de l'étable, du champ ou du pressoir, mais elles ne vont pas à la grange du curé ; ou mieux la grange appartient à un laïque, noble ou roturier, substitué aux droits ecclésiastiques. L'origine de ces dîmes inféodées est un des points obscurs de notre histoire. Peut-être avaient-elles été données aux seigneurs par les curés, à l'époque des Croisades, d'une façon temporaire, à titre viager tout au plus, et les seigneurs se les étaient-ils appropriées à jamais ? Elles devaient justifier d'une existence antérieure au Concile de Latran de 1179, qui avait prohibé ces inféodations pour l'avenir. Quoi qu'il en fût, les dîmes de ce genre représentent un écart dont on doit tenir compte, entre ce qui est donné par la nation, et ce qui est reçu par l'Église[7].

Négligeons d'abord, pour atteindre la vérité, les chiffres fantaisistes, comme celui de Vauban qui estime à 134 millions, vers 1695, le produit des dîmes ecclésiastiques, ou les évaluations très-exagérées comme celle de l'auteur de la Théorie de l'Impôt, qui porte leur valeur en 1760 à 164 millions. Le Secret des Finances, imprimé en 1581, et qui mérite confiance, les considère comme rapportant 25 à 30 millions ; d'autre part, en 1789, calculées en moyenne au 18e, elles passent pour coûter à l'agriculture, 133 millions. Ces deux chiffres, quoique bien différents en apparence, s'accordent en réalité. Selon le poids du métal, 30 millions de livres de 1580 font 80 millions de 1789 ; mais l'augmentation du revenu des terres de la fin du seizième siècle à la fin du dix-huitième, le nombre des terres défrichées, et l'agrandissement de la France, qui compte sept ou huit provinces de plus, suffisent à porter les 80 millions bien au delà de 130. Par exemple, l'abbaye de Saint-Sever, en Gascogne, reçoit d'une paroisse 40 barriques de vin[8]. Or la barrique de vin vaut à Saint-Sever 15 livres en 1625, 22 livres en 1664, 30 livres en 1724, 73 livres en 1790 ; d'où il suit, en tenant compte du prix de la livre monnaie, que la valeur de cette dîme a beaucoup plus que doublé de 1625 à 1790, sans que la quantité de vin reçue ait changé. On pourrait faire le même calcul pour toutes les dîmes de France, avec cette seule différence que certains produits agricoles, comme le blé, ont peu augmenté de prix, tandis que d'autres, comme le bétail, ont très-fortement haussé. Aussi le chiffre de 30 millions en 1580 est, toute proportion gardée, beaucoup plus élevé que celui de 133 millions en 1789 ; mais tous deux sont encore exagérés.

Nous n'ignorons pas qu'aux derniers siècles, les gros décimateurs qui ne résidaient pas avaient pris l'habitude de louer les chines, tantôt au curé lui-même, tantôt à la collection des habitants qui font leur offre le jour de l'adjudication[9], tantôt à un particulier. Le bénéfice du fermier, quel qu'il soit, ses frais de recouvrement, constituent une différence assez notable entre la charge supportée par les cultivateurs et le revenu net du clergé. Les chiffres de 25 et de 133 millions représentent, non ce que celui-ci reçoit, mais ce que ces autres payent. Pour le règne de Louis XIII, ces chiffres correspondent à quelque 40 millions de livres ; et, cependant, les dîmes sont bien loin de rapporter 40 millions, ou même 30. Elles n'en rapportent sans doute pas plus de 25 à l'Église. Si le lecteur a la patience de suivre cette discussion, un peu aride, mais qui nous semble utile, en raison de l'importance du sujet, il va s'en convaincre.

Il existe dans les archives nombre de baux de dîmes ; leurs chiffres sont sincères, ce sont des originaux qui ne s'attendaient pas, d'après les mœurs d'autrefois, à jamais voir le jour. Trois sortes de dîmes nous apparaissent, aussi bien en Provence qu'en Picardie, en Bretagne ou en Bourgogne : les petites, celles des paroisses minuscules de 25 ou 50 habitants ; elles valent une soixantaine de livres, parfois moins ; il en est de 30 livres dans l'Île-de-France[10]. Là, pas d'espoir pour le desservant de voir sa situation s'améliorer ; c'est la misère à perpétuité. D'autres dîmes correspondent à peu près à la portion congrue ; telles sont Egly et Boissy (Île-de-France) ; elles valent de 2 à 300 livres[11]. Les dernières dépassent le traitement strict du curé et vont de 400 livres à 6.000, maximum de celles que nous avons rencontrées. Un abbé commendataire jouit de ces 6.000 livres et ne laisse au desservant que cinq muids de grains[12]. Partout de grandes inégalités ; une abbaye a quatre dîmes : la première de 89 barriques de vin, la seconde de 40, la troisième de 10, la quatrième de 2. Des moyennes tirées de ces chiffres nous donneront peut-être le produit des dîmes dans l'ensemble de la France ; elles ne donneront pas le revenu moyen des curés, parce que la plupart des grosses dîmes ne leur appartiennent pas. Mais, quand même celles-ci n'auraient pas été détournées de leur destination, quand même chaque prêtre eût profité seul des fruits de sa paroisse, il demeure acquis que la dîme était un mauvais système de rétribution, à moins que les revenus de chaque diocèse, mis en commun, n'eussent été répartis équitablement entre tous les membres du clergé.

Une centaine de dîmes que nous avions relevées dans quinze de nos départements actuels, sous le ministère de Richelieu, ressortaient l'une dans l'autre à 650 livres environ. Le Pouillé général de 1648 contient le revenu d'un certain nombre de cures : dans le diocèse de Rennes, le revenu moyen est de 750 livres ; dans celui du Puy, il est de 420 livres ; dans celui du Mans, de 400 livres, etc.[13] Pour cinq diocèses, la moyenne de 600 cures est de 580 livres. Sans doute, dans cette publication officielle, le clergé, selon la tendance que nous avons signalée, atténue fortement les chiffres ; peut-être faudrait-il porter à 900 ou 1.000 livres par cure la moyenne des revenus de chaque paroisse. Mais la dîme n'est qu'une partie de ces revenus ; les cures ont des biens propres, en petite quantité, mais elles en ont. On en voit même qui les ont conservés jusqu'à nos jours. Le domaine de la cure dont jouit le desservant, en vertu du Concordat de 1801, est parfois de trois ou quatre hectares. Il importe de distinguer ces biens fonciers de la dîme. Cette dernière ne nous parait pas avoir atteint plus de 800 livres par commune, ce qui donnerait un total de 25 millions au plus, à l'avènement de Louis XIV.

Nous ne prétendons pas poser de chiffre pour une autre époque. Avant de risquer une comparaison, il faudrait faire un travail considérable. Mais les baux de divers siècles, qui nous sont parvenus, suffisent à montrer par combien de hausses et de baisses ces rentes ont passé, depuis le moyen âge jusqu'à 1789. L'histoire des dîmes serait presque l'histoire de l'agriculture dans notre pays. Certains produits disparaissent, d'autres les remplacent. Au dix-septième siècle, on arrache la vigne en Normandie, on la multiplie en Bourgogne ; au dix-huitième, le méteil, jusqu'alors plus répandu que le froment, est abandonné ; les prairies modernes naissent de cette transformation perpétuelle. La dîme est la première à s'en ressentir ; thermomètre de la prospérité publique, elle augmente ou diminue selon les prix des denrées et la quantité des terrains cultivés. De fait, elle s'est accrue, suivant la hausse générale et ininterrompue des immeubles jusque vers la fin du dix-septième siècle ; elle a diminué fortement vers 1700, pour reprendre, vers 1740 ou 1750, un mouvement ascensionnel d'une incroyable rapidité. La dîme de Céaucé (Orne) est affermée 1.000 livres en 1738, 2.100 en 1768, 3.140 en 1775 et 5.700 en 1778 ; la dîme de Segrie (Sarthe) vaut 1.000 livres en 1724, 1.500 en 1768, 2.300 livres en 1778[14].

Pour se rendre un compte exact des variations dans la valeur des dîmes, il faut ramener uniformément en francs de cinq grammes d'argent toutes les sommes exprimées en livres, à diverses dates. Nous voyons ainsi que la dîme de Lavit (Gers) est immobile à 72 francs de 1701 à 1731, et s'élève, à 162 francs en 1767 ; que la dîme de Coulaines et Saint-Vincent (Sarthe) de 225 francs en 1679, de 420 en 1689, de 450 en 1694, descend à 360 francs en 1746, pour remonter en 1768 à 540 francs, en 1777 à 855, en 1787 à 1,350. La dîme d'Yanville, dans la Beauce, n'est en 1533 que de 420 francs, et en 1550 de 489 francs ; elle monte, en 1636, à 1,900 francs, et tombe, en 1752, à 1.260[15]. Les changements de culture étaient loin d'être toujours favorables au curé ; la région qui forme actuellement le département de l'Yonne en fournit un exemple frappant. Après avoir profité de l'accroissement des cultures, jusque vers 1530, les dîmes dans cette contrée tombent tout à coup au quart, au sixième, au huitième de leur rendement. A Lailly, la dîme est de 28 setiers de grains au quinzième siècle, de 122 setiers au seizième et de 34 seulement au dix-septième. En 1772, on la convertit en 500 livres de rente, qui représentent à peine 25 setiers de froment. Ailleurs, on suit pas à pas les progressions. La dîme, à Montigny, est de 45 setiers de blé en 1414, de 61 setiers en 1469, de 156 en 1499, de 216 en 1516, puis elle est réduite à 120 en 1559, à 30 en 1594, pour osciller entre 40 et 50 jusqu'à la Révolution[16]. Sous Louis XIII, celui qui avait droit de dîme sur des terres labourables le gardait si elles venaient à être plantées en vigne ; il n'en était pas de même au siècle précédent. Le prélèvement sur le blé devint tout à fait minime, sans que le décimateur ait pu se rattraper sur le vin, qui lui échappa. Il se trouva ainsi complètement dépossédé de ses revenus. Les dîmes de Thorigny et la Postole, qui valaient 1,400 francs en 1499, n'en valent plus que 840 en 1538, 403 en 1610, et atteindront avec peine 660 francs à la fin du dix-huitième siècle. Une dîme, affermée 2,360 francs en 1523, ne l'est plus en 1781 que 630 francs. D'autres, après bien des hauts et des bas, se retrouvent, au moment de leur disparition, à peu près au même chiffre que sous François Ier ou sous Charles IX ; et, comme le pouvoir de l'argent a fort diminué, elles valent en réalité trois fois moins qu'elles ne valaient jadis[17].

Ce ne sont là du reste que des exceptions : prises dans leur ensemble, les dîmes ne pouvaient faire autrement que d'augmenter, puisque les produits agricoles croissaient en nombre et s'élevaient en prix. Les 25 millions de livres, ou 47,500.000 francs de Louis XIII, étaient devenus sans doute 110 à 115 millions de francs lors de la réunion de l'Assemblée constituante. Et cependant la quotité de la dîme a dû baisser d'une époque à l'autre. Elle devait être plus près du 30e que du 25e, la totalité du produit brut de la terre française étant très-supérieure à deux milliards et demi par an en 1789.

Si l'on considère ce que le culte catholique coûte à la nation en 1886, et ce qu'il coûtait en 1640, on remarque qu'aujourd'hui le clergé parait recevoir de l'État 52 millions, et des communes 22 millions (y compris les frais de réparations d'édifices religieux), en tout 74 millions. Mais, comme l'Église a été dépouillée par la nation de ses biens, dont nous avons évalué le revenu, en 1790, à 245 millions, il se trouve qu'à proprement parler elle ne reçoit rien. Bien plus, l'indemnité qui lui est payée maintenant par l'État et les communes ne représente pas le tiers de ses anciennes rentes. Cette indemnité constitue un intérêt de un pour cent des terres qui lui ont été enlevées, d'après la valeur de ces terres au moment de la Révolution, et de ½ pour cent seulement d'après leur valeur actuelle, qui est double. Autrefois, le clergé jouissait de la dîme — 25 millions — et de l'exemption de l'impôt direct que l'on peut évaluer à 10 millions. Ces 35 millions de livres équivalent (multipliés par 6) à 210 millions de francs.

Si, d'autre part, on fait le compte des charges et des revenus d'autrefois, par rapport à ceux d'aujourd'hui, on trouve que le clergé (tant régulier que séculier) possède, sous Louis XIII, 100 millions par an (75 de ses biens propres et 25 de dîmes) correspondant à 600 millions de notre monnaie, tandis que le clergé séculier ne reçoit aujourd'hui que 74 millions des pouvoirs publics et que les congrégations religieuses ne possèdent de biens immeubles que pour une valeur locative de 29 millions[18], soit environ 100 millions. Les charges du clergé sous Louis XIII sont à coup sûr plus élevées que celles qu'il a à supporter de nos jours : les aumônes légales, l'entretien de bâtiments innombrables : églises, chapelles, monastères, montent sans doute avec le don, gratuit à 20 millions de livres par an, ou 120 millions de francs. Aujourd'hui, prêtres ou religieux ne doivent que leur quote-part dans les impôts généraux, soit, à 100 francs par tête, 10 millions et demi[19], plus la contribution spéciale des biens de mainmorte[20] — 1 million, — d'où un total de 12 millions. Il leur reste net environ 90 millions pour vivre et pour subvenir aux frais du culte, tandis que jadis il leur restait, pour ces mêmes dépenses, 480 millions. Afin que la comparaison soit plus aisée, nous exprimons le tout en monnaie de nos jours, et suivant le pouvoir de l'argent.

Du rapprochement de ces deux chiffres ressort cette conclusion que, sous Louis XIII, le clergé avait beaucoup de superflu, ou bien qu'aujourd'hui il n'a pas le nécessaire. L'une et l'autre de ces opinions sont vraies, mais la première beaucoup plus que la seconde. En effet, le clergé séculier se compose maintenant de 55.000 prêtres[21] ; il n'en manque, selon les déclarations des évêques, que 3.700 pour assurer complètement le service du culte dans tous les diocèses de France[22]. La plupart des membres du clergé actuel sont pauvres, les trois quarts n'ont pour vivre que leur traitement ; il en était un peu de même autrefois, où le bas clergé se recrutait dans les classes populaires et où le haut clergé se composait des cadets des familles d'épée ou de robe, qui ne recevaient que la légitime, et souvent y renonçaient dès qu'ils avaient un bénéfice. Quant aux religieux et religieuses, ils étaient, après la prononciation de leurs vœux, morts civilement, et leur succession s'ouvrait immédiatement. Le clergé du dix-septième siècle, ayant six fois plus d'argent que le nôtre et comptant tout au plus le double des membres du clergé actuel, devrait être beaucoup plus à son aise. Comment le tableau assez triste que nous avons tracé de sa misère peut-il donc être ressemblant ? Cela tient à ce que l'État s'est emparé des trois quarts du revenu de l'Église, et en dispose à sa volonté, à cette seule condition de n'en gratifier que des individus revêtus des saints ordres, au moins des ordres mineurs. Ceux-ci vivent en bons chrétiens ; depuis la renaissance catholique, ils vivent même en chrétiens pieux, mais ils n'exercent aucun ministère et ne rendent aucun service à la religion. De sorte que si l'on voulait savoir ce que dépensaient annuellement ceux qui desservaient les paroisses et ceux qui priaient ou travaillaient dans les monastères, — moines cloîtrés et curés portionnés, — on ne trouverait sans doute pour eux tous qu'une somme correspondante à ce que reçoivent nos prêtres contemporains[23].

 

 

 



[1] Arrêts du Parlement du 13 mars 1625 et du 12 mars 1643. — Règlement du 14 avril 1636. — Les terres aliénées de l'ancien domaine des cures étaient seules exemptes de dîmes. — Guidon général des finances. — VAUBAN, Dîme royale. — Arch. dép. de la Lozère, G, 1072 ; d'Indre-et-Loire, G, 870 ; des Basses-Pyrénées, E, 1134, 1164, — En Béarn, les abbés laïques, dont nous avons parlé au chapitre précédent, jouissaient des dîmes comme leurs prédécesseurs clercs.

[2] (A Janville, dans la Beauce.) — (Arch. dép. Yonne, H. 565) — A Mézin, en Languedoc, et dans une partie de la Guyenne, Arch. Lot-et-Garonne, B, 8. — Mézin, BB, 3. — Arch. dép. Dordogne, B, 903. — Arch. Bouches-du-Rhône, C, 107. — PICOT, États Généraux, III, 483. — On devait avertir le dîmeur ou son fermier de venir prendre sa dîme, avant de couper ou lever les fruits. Arrêt du Parlement, 9 mai 1624.

[3] Aff. Étrang., t. 782, fol. 270. — Déclaration du 4 mai 1641. — Arrêt du Parlement du 16 mars 1630. — Arch. dép. d'Indre-et-Loire, G, 972 (Saint-Symphorien). — Arch. Bouches-du-Rhône, C, 118 (Orgon). — Arch. Aube, G, 555 (Doyenné de Brienne). — Arch. Yonne, H, 139.

[4] Arrêt du parlement de Paris, 11 février 1621. — En d'autres pays on ne payait rien, et l'arrêt ci-dessus décharge les habitants. — Règlement du 14 avril 1636. — Arch. dép. des Landes, H, 137 ; de Lot-et-Garonne, B. 8. — Arch. Yonne, H, 161. La dîme des agneaux, à Joigny, est au 10e.

[5] Arch. Lot-et-Garonne. (Gontaud, BB, 2, Mas d'Agenais, AA. 1.) — Arrêts du Parlement du 23 août 1623, du 20 août 1633. — Arch. Yonne, H, 216, 821. (A Chassy, près Vieupon.) H, 834. (A Branches.) — Arch. Aube, G, 1319, 1360, 1403. (Grenay, Fontaines-Fourches.) — Arthur YOUNG, Voyage en France, II, 456.

[6] Déclaration du 24 juillet 1641. — Aff. Étrang., t. 802, fol. 151. — Arrêt du Parlement du 10 juillet 1627. — VAUBAN, Dîme royale. — Arch. dép. de la Haute-Garonne, B, 313, 314 ; des Landes, G, 25 et suiv. ; de la Lozère, G, 621 ; de Maine-et-Loire, G, 2015 ; de Lot-et-Garonne, B, 600, Grayssas, GG, 3.— Arch. com. de Nîmes, II, 1. Il y avait, sur 25.480 salmées que comprenait le territoire de Nîmes, 810 salmées (environ 518 hectares) plantées en oliviers (en 1609). — Les dîmes se divisaient en dîmes de droit et en dîme d'usage local.

[7] Recherches d'Étienne PASQUIER, 283. — RENAULDON, Dictionnaire des fiefs.

[8] Arch. dép. Landes, H. 93.

[9] Arch. dép. Lozère, G. 1072. En ce cas c'était un véritable remplacement de la dîme par une somme d'argent, d'où une modération probable de la taxe en nature. Quand, au contraire, le fermier est un individu isolé, qui spécule sur l'objet de sa ferme, la perception devait être plus dure ; la dîme alors devenait vexatoire, et son poids plus lourd. Ceci suffirait à expliquer des réclamations qui ne se produisent que vers la fin de l'ancien régime.

[10] Arch. dép. de Seine-et-Oise, E. 4624 (en 1617). — Bail des dîmes de grains à Pont-Liébault pour 8 livres, à Etouy pour 42 livres. Arch. Yonne, H. 145 et 464. — Dîmes de Lymon 55 livres. (Arch. Lot-et-Garonne, Feugarolles GG. 1.)

[11] Arch. Seine-et-Oise, E. 4611, 4704. Egly vaut 215 livres. — Arch. Indre-et-Loire, G. 813. Hommes vaut 240 livres. — La dîme de deux paroisses est de 240 poules et 240 livres de Fromage (Arch. Lozère, G. 1095), ce qui pour chacune correspond en argent à 90 livres.

[12] Arch. dép. de la Lozère, G. 584 ; — de l'Aube, G. 555 ; — de la Sarthe, G. 491 ; — de Lot-et-Garonne — Sainte-Colombe ; Francescas GG. 4 ; — d'Indre-et-Loire, G. 174, 866, 876, 972. — En 1789, 32 dîmes livrent dans les comptes du chapitre de Tours pour 10.000 livres ; ce qui donne une moyenne de 440. Au dix-huitième siècle dans les Landes, la plupart des dîmes sont de 5 à 000 livres, plusieurs n'excèdent pas 300. — Arch. Landes, G, 68, 69 ; H. 27, 93, 134, 240.

[13] Voyez le détail du revenu de ces cures à l'Appendice.

[14] Arch. dép. Sarthe, G. 3. La dîme de La Fresnay est affermée 200 livres en 1724, 330 en 1768, 500 en 1775, 526 en 1779.

[15] Arch. de l'hospice de Condom, B. 166. — Arch. dép. Yonne, H. 464, 564. Arch. Sarthe, G. 3. — La dîme d'Amnée en Champagne vaut 105 francs en 1483, 144 francs en 1534, et 120 francs en 1600.

[16] Arch. Yonne, H. 744, 923, 924, 941. — Dîmes de Serbonnes ; en 1380 6 muids de grains, en 1548 13 muids, en 1616 6 muids. — En une autre paroisse 4 muids en 1491, 15 muids en 1514, 14 muids en 1542, 8 en 1590, 4 en 1605. — (Ibid., H. 1322.) — Arrêt du Parlement du 18 juillet 1628. Il va sans dire que les chiffres donnés ici sont tous empruntés à des années normales.

[17] Arch. Yonne, H. 256, 410, 478, 544. — Telles sont Venoy rapportant 798 francs en 1531, 450 francs en 1682, et 801 francs en 1739 ; Romoy rapportant 90 francs en 1572, 79 francs en 1625, 120 francs en 1694, et 90 francs en 1760. — Quelquefois il y avait des hausses rapides : une dîme, dans les Landes, vaut 822 francs en 1623, et 1.000 francs en 1639.

[18] Voyez l'Appendice.

[19] Le dernier recensement donne 51.000 membres du clergé séculier, 18.500 religieux, et 36.000 religieuses.

[20] La taxe sur les biens de mainmorte rapporte 5 millions, mais il y a beaucoup d'autres biens de mainmorte que ceux du clergé, notamment ceux des communes et de toutes les associations jouissant de l'existence civile.

[21] Sur lesquels 5.600 ne reçoivent pas de l'État un centime de traitement. Ils sont portés comme prêtres habitués, mais ce sont en réalité des vicaires de paroisses, faisant un service actif, et payés par la fabrique de ses propres deniers.

[22] Voyez l'Appendice, à la fin du volume.

[23] Les deux tiers de ces biens — soit 320 millions — étaient peut-être le partage d'un dixième des ecclésiastiques, tandis que les neuf autres dixièmes se contentaient du troisième tiers (soit 160 millions).