RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

TOME TROISIÈME. — ADMINISTRATION GÉNÉRALE (SUITE).

LA MARINE ET LES COLONIES.

CHAPITRE V. — LES COLONIES.

 

 

Du rôle de l'État en matière de colonies. — Les grandes compagnies de commerce. — La compagnie du Morbihan, et autres encouragées par l'État. — Idées fausses de Richelieu sur le commerce maritime et la colonisation. — Colonies anciennes des Portugais et des Espagnols. — Colonies nouvelles des Hollandais et des Anglais. — Les colonies françaises : en Afrique, le Bastion de France ; en Amérique, le Canada, les îles Saint-Christophe, Guadeloupe et Martinique. — Tentative sur Madagascar. — Projets de divers particuliers.

 

Comment la France n'a-t-elle presque jamais eu de colonies ? Pourquoi n'a-t-elle pas conservé longtemps celles mêmes qu'elle avait fondées ? Pourquoi, tant qu'elle les conservait, ne les peuplait-elle pas ? Pourquoi n'en a-t-elle tiré qu'un mince profit commercial ? Enfin à quoi servent les colonies ? Est-il toujours utile d'en avoir ?

Ce sont là autant de questions que l'on se pose, en étudiant notre histoire. Comme elles touchent beaucoup plus à l'économie politique qu'à l'administration, qu'étant fort compliquées, on peut soutenir sur chacune d'elles des thèses contradictoires, avec des arguments plus ou moins plausibles, elles nous entraineraient hors du cadre de ce travail. Au point de vue plus restreint où nous nous plaçons : les rapports du roi avec la France, le rôle du gouvernement vis-à-vis des citoyens, nous sommes amenés à nous demander, s'il est du devoir de l'État de fonder des colonies, et si même il a le pouvoir de le faire ?

Nous ne le croyons pas. Selon nous, ce sont les nations qui colonisent, ce ne sont pas les gouvernements. Les gouvernements peuvent protéger les établissements coloniaux fondés par les particuliers, ils n'en peuvent pas fonder eux-mêmes. Le soldat peut suivre le colon — comme le chasseur suit le chien — mais il ne doit pas le précéder, parce qu'il n'est pas sûr s'il va devant, que le colon le suive. Le soldat, c'est-à-dire l'État, est incapable de donner à des pays incultes, la vie commerciale et agricole ; ce qui regarde la production de la richesse lui échappe. Livré à lui-même, l'État ne peut créer que la colonie militaire : amas de citadelles, qui dominent un pays faible. Si le peuple conquis est riche, et si le tribut qu'on lui impose est supérieur aux dépenses faites pour l'obtenir, ce brigandage international, autorisé par le droit public des Européens, constitue une bonne spéculation. Mais ce n'est pas là une colonie ; c'est un puits d'or à longue distance, et l'on sait ce que pareil or a coûté à l'Espagne. Au reste, si l'occupation guerrière n'est pas suivie d'une invasion civile de gens venus de la métropole qui prennent racine dans le sol par la culture, et fusionnent avec les indigènes par le commerce, elle sera forcément de courte durée ; soit qu'un second conquérant expulse le premier, soit que les naturels d'abord soumis se révoltent, et le chassent eux-mêmes.

On reconnaît en jetant un coup d'œil sur les quatre siècles écoulés depuis la découverte du Nouveau Monde, et depuis les premiers voyages de circumnavigation de la même époque, qu'il fallait pour créer et maintenir des colonies trois éléments : une marine qui les découvrit, des émigrants qui les peuplassent, des navires de guerre qui les défendissent. De ces trois éléments, un seul était à la disposition de l'État.

Ce fut l'erreur de Richelieu de croire que son titre de grand maitre du commerce et de la navigation, le chargeait vis-à-vis de l'un et de l'autre d'une mission que sa toute-puissance lui permettrait d'accomplir. Noble erreur, si l'on veut, et que partageaient avec lui ses contemporains ; mais elle suffit à frapper d'avance de stérilité les naïfs projets où s'égare son génie.

Il faut voir comme nos voisins se gouvernent, disait le cardinal, faire de grandes compagnies, obliger les marchands d'y entrer, leur donner de grands privilèges comme font les étrangers[1].... Le premier ministre se figura qu'il pourrait, par de solennels édits, créer des compagnies semblables, et leur garantir, par décret, une longue prospérité. En 1626, il avait signé, dans sa maison de Rueil, un contrat notarié avec les délégués d'une société dite de la Nouvelle-France, au capital de 1.600.000 livres, dont il devait être le supérieur — nous dirions aujourd'hui le président du conseil d'administration[2]. L'entreprise ayant échoué, Richelieu accorda à une autre, qui ne se bornait ni au Canada, ni à l'Amérique, mais qui sous le nom de Compagnie générale du commerce embrassait l'univers entier, le monopole de toute la navigation française en Orient et en Occident, et même à l'intérieur du royaume, sur les rivières et les canaux.

L'édit d'institution, de janvier 1629, mérite d'être analysé, parce qu'il révèle les vues et la pensée des hommes d'État, avant Colbert. Le peu de soin, dit le préambule, que l'on a eu du commerce qui remplit d'abondance et de commodité les provinces, et le manquement et pénurie de vaisseaux de mer, sans lesquels le négoce ne peut être exercé, est le principal défaut qui semble avoir jusqu'à présent fait obstacle à la grandeur de la France... La fondation nouvelle, dit le Roi, aura pour effet d'abaisser les Anglais et d'enrichir nos sujets, qui, au lieu de payer les marchandises étrangères à beaux deniers comptants, les pourront avoir en troc d'autres denrées, dont les nations éloignées font grand cas, et qui sont ici de petit prix. Le champ d'action de la société comprenait les Indes orientales et occidentales, les autres provinces de l'Asie, de l'Afrique, et de l'Europe ; et les îles de la mer Océane, etc. S'il y avait eu d'autres compagnies formées antérieurement, on les déclarait cassées et annulées ; tout trafic, toute pêche maritime, y compris celle de la baleine, étaient interdits à d'autres qu'à la compagnie nouvelle. Ce qui frappe surtout dans ce droit exclusif et inouï, c'est qu'il ne soulève aucune protestation ; ce monopole n'est pas plus disputé aux associés privilégiés que s'il s'agissait d'une concession de mines dans la lune ; soit qu'effectivement notre marine de commerce fût bien bas, soit plutôt que les armateurs français se soient contentés de dénationaliser leurs navires, et de naviguer sous pavillon étranger.

Les capitaines de la compagnie étaient investis des pouvoirs diplomatiques les plus étendus pour traiter avec les rois des provinces découvertes ou à découvrir, et faire construire des forteresses ; on leur conseillait (Art. VIII) d'avoir égard à la nature particulière de chaque sol, pour y planter des cannes à sucre ou y semer du blé, selon que les lieux y seront disposés. On leur recommandait de choisir quelques ports d'escale : D'autant qu'aux navigations lointaines surviennent le plus souvent des langueurs et grièves maladies, pour être trop longtemps sur la mer sans rafraichissement ; nous désirons que, pour le soulagement des voyageurs, ladite compagnie fasse remarquer quelques îles et côtes en la mer Océane, de celles qui ne sont pas habitées, situées environ les routes que suivent les vaisseaux qui naviguent aux Indes, et qui se trouveront de plus facile abord, et accommodées d'eaux fraîches ; pour y faire planter des arbres fruitiers de diverses espèces, et les peupler de plusieurs sortes d'animaux, dont la chair est propre à la nourriture.

Nos marins, au service de l'étranger, étaient tenus bon gré mal gré de rentrer en France, dans le délai de trois mois, pour y être employés par la compagnie, sous peine de perdre leur qualité de Français, d'être déclarés rebelles, et de voir leurs biens confisqués. On craignait tellement que les bateaux futurs de cette compagnie, encore à naître, ne restassent inutiles au port, dans l'intervalle d'un voyage à l'autre, qu'on les invitait, pour occuper leurs loisirs, à trafiquer tant dedans que dehors le royaume, et même à servir de garde-côtes.

Et trouvant que la suffisance et capacité des administrateurs ne devait pas être restreinte aux entreprises de la mer on les chargeait à l'intérieur de l'exécution de grands travaux publics comme creuser des mines, dessécher des marais, cultiver les terres vaines et vagues, remettre en nature les bois gâtés, habiter les monts Pyrénées, faciliter le transport des marchandises par le moyen des rivières jusqu'à présent non navigables. La compagnie devait sommer ceux qui avaient commencé ces ouvrages de les continuer, et, faute par eux de le faire, les achever elle-même. (Art. XII.) On lui indiquait quelques canaux plus urgents que les autres[3] ; mais on ajoutait qu'il lui serait loisible de canaliser toutes autres rivières, et ruisseaux. On lui concédait toutes les mines dans le domaine royal, avec pouvoir d'en évincer les particuliers ; on lui confiait la construction de l'enceinte de Paris, les soins de l'édilité dans la cité, tels que la conduite des eaux aux fontaines[4] ; on lui permettait de prendre, de transporter, de se servir comme bon lui semblerait, de tous les pauvres valides, mendiants, gueux et autres, qui font état de vivre sans travailler ; on la priait seulement de se souvenir que ces malheureux étaient nés hommes, Français, et régénérés par le baptême, et de les traiter charitablement et humainement, autant que leur condition et les emplois qui leur seront baillés le pourront permettre.

Ce n'était pas tout : la compagnie s'engageait à racheter nos compatriotes esclaves, à bâtir des forts le long des côtes, à établir des séminaires, des collèges, des écoles militaires, maritimes, de commerce, pour les Français, les étrangers, les sauvages, et même pour une partie des pauvres valides, sans doute pour combler les vides. Elle avait enfin le pouvoir d'assurer les effets de mer, offices, et autres choses, avec le plus de sûreté que faire se pourrait.

Libre à tout le monde de mettre son argent dans la compagnie ; les tuteurs peuvent lui confier celui de leurs pupilles, les marguilliers celui de leurs églises, les administrateurs d'hôpitaux celui de leurs malades, les abbés celui de leurs monastères. Le montant des ventes judiciaires et des consignations ordonnées par les tribunaux y serait placé de droit ; les étrangers qui y prendraient des intérêts seraient naturalisés, pour peu qu'ils en fissent la demande ; on invitait les faillis et banqueroutiers à verser un quart de leurs biens à la compagnie. Cette compagnie, pour laquelle Richelieu levait des actionnaires, comme Napoléon levait des soldats, annonçait qu'elle n'admettrait plus personne au bout d'un an ; sans doute afin que chacun se hâtât d'y entrer. Le Roi, du reste, aidait à la formation du capital, en décidant que les ecclésiastiques étaient tenus d'y placer le cinquième du revenu de leurs bénéfices, les magistrats et fonctionnaires le dixième du prix de leurs offices. Pour que chacun pût tout de suite réaliser des fonds, on anéantissait d'un trait de plume toutes les transactions, tous les contrats ; on permettait à tout propriétaire de donner à ferme à nouveau ses biens et héritages ; on augmentait d'un quart les octrois de toutes les communes, en les obligeant à employer ce quart en sus, à servir l'intérêt des sommes qu'elles emprunteraient pour les mettre dans la compagnie ; on offrait à celles qui n'avaient pas d'octroi de leur en accorder, à la charge d'en faire le même emploi. Le contentieux était réglé de la manière suivante : les directeurs de la compagnie pouvaient seuls trancher, et trancher sans appel, les procès qu'elle aurait avec les particuliers, où ils seraient ainsi parties et juges.

Ce dernier trait aigrit sans doute les cours souveraines ; toujours est-il que l'édit dont nous venons de donner la substance eut grand'peine à être enregistré au Parlement. L'inventeur de toutes ces belles combinaisons, un nommé du Noyer, de Saint-Martin, déclare dans une requête au garde des sceaux, qu'il y a travaillé trente ans, qu'il vieillit, et consomme son bien ; il demande modestement quelques secours, tant pour son vivre que pour le paiement de ses dettes, dont il est rigoureusement poursuivi[5].

Enregistré ou non, il va de soi que ce singulier édit ne reçut aucune espèce d'exécution ; mais ce qui confond d'étonnement, c'est de voir un esprit aussi lucide, aussi pratique que celui de Richelieu dans les choses de la diplomatie ou de l'organisation militaire, se faire honneur d'un projet aussi peu viable, et s'abandonner aux rêves les plus bizarres de ce despotisme économique que les modernes appellent avec raison le socialisme d'État[6]. L'édit du Morbihan est un édit que toute la France recherche, déclare le cardinal, et dont l'exécution seule est capable de remettre le royaume en sa première splendeur... Le bruit de cet établissement, continue-t-il, alarmait déjà les Anglais et les Hollandais, qui craignaient que le Roi, par ce moyen, se rendit bientôt maitre de la mer ; l'Espagne n'avait pas moins de peur pour ses Indes[7]....

Les nations voisines n'avaient pourtant pas attendu que nous leur enseignions la manière de créer de puissantes associations maritimes. En Espagne et en Flandre venait d'être établie une compagnie d'amirauté, une compagnie des Indes orientales et occidentales fonctionnait en Hollande. Richelieu les note pour les copier ou s'en inspirer, mais il oublie que l'une et l'autre étaient le produit de l'initiative individuelle et non une volonté royale ; qu'il est des cas où vingt marchands unis sont plus puissants qu'un grand monarque. L'empire colonial que les Portugais et les Espagnols s'étaient disputé, puis partagé, et dont ils jouissaient paisiblement, leur donnait sur les nouveaux venus une supériorité notable. Les Portugais avaient aux Indes une armée bien organisée, presque exclusivement composée de nationaux, dans laquelle servaient beaucoup de gentilshommes, et où le premier venu pouvait néanmoins parvenir aux plus hauts grades, après huit ans de services. Le roi d'Espagne ayant en sa possession l'Amérique du Sud, le commerce y est défendu sous peine de la vie à toutes nations, à la réserve de ses sujets. Il faut que les négociants des autres pays confient leurs marchandises aux Espagnols, qui les reçoivent à Cadix, les mettent dans des gallons qui partent chaque année au mois de mars, et vont les vendre à Puerto-Belo, où se tient la grande foire du nouveau continent. Les Espagnols s'attribuent ainsi, sans parler du fret dont profite leur marine, une commission de 14 ou 15 pour 100 sur le trafic de toute l'Europe[8].

Ce n'est pas à dire qu'une prépondérance aussi ancienne, et qui paraissait si bien établie, dût nous faire renoncer à tout essai de colonisation ; au début du dix-septième siècle, il y avait place encore pour bien des prétentions. Les compagnies commerciales de Hollande, après avoir perdu de l'argent, pendant quatorze ans de suite, depuis 1592, réalisaient sur leurs armements un bénéfice de 15 pour 100 en 1605, et de 75 pour 100 en 1606[9]. Envahisseurs bourgeois, négociants armés, ils faisaient des colonies dans les quatre parties du monde, s'emparant des Molusques, fondant Batavia, commençant la conquête du Brésil. En 1623, ils tentèrent d'enlever le Pérou aux Espagnols, furent battus devant Lima, où ils perdirent leur amiral, mais ne se rebutèrent pas un instant pour cela. L'Angleterre, la dernière entrée en lice, puisqu'elle ne possédait, en 1650, que la Virginie et la Floride, quelques places dans les Indes, et les îles Hébrides et Orcades, ne devait pas tarder à s'incruster par-fout où elle pourrait prendre pied, aux terrains incultes comme aux places déjà civilisées.

La France, pendant ce temps, voyait passer le domaine extra-européen des peuples qui étaient à sa main droite, aux peuples qui étaient à sa main gauche, sans réussir, sans essayer même d'en retenir au passage quelque morceau de valeur. Que le ministère, sous Louis XIII, s'y soit très-mal pris, c'est certain ; mais que l'on puisse imputer à Richelieu notre inaction en matière coloniale, ce serait une grosse injustice ; la France n'a pas colonisé parce que cela ne lui a pas plu ; si elle avait eu en tête de fonder des établissements en Asie, en Afrique ou en Amérique, elle l'eût fait avec ou malgré son gouvernement. Un gouvernement peut utiliser et diriger un courant national ; il ne peut ni le créer ni l'arrêter. Le guerrier français n'est pas commerçant, le commerçant français n'est pas guerrier ; le colon de la première heure doit tenir du commerçant, du guerrier et du marin ; le colon français n'a presque jamais ces aptitudes diverses. Du reste, il n'existe presque pas de colons français, puisque le Français ne s'expatrie pas, et même ne voyage pas. Notre pays, quoique beaucoup plus peuplé au dix-neuvième siècle qu'au dix-septième, n'exporte pas plus ses citoyens aujourd'hui qu'autrefois. Il n'y a peut-être aucun peuple au monde qui se fût passionné comme nous, il y a cent ans, pour la guerre d'Amérique, sans intention d'en retirer pour soi-même aucun avantage matériel important ; notre nation a toujours été celle dont un de ses souverains a pu dire avec vérité, qu'elle était capable de faire la guerre pour une idée, chose à nos yeux profondément absurde, mais cependant glorieuse.

Les explorations les plus hasardeuses de ses marins, laissaient notre patrie presque indifférente. On signalait comme un fait divers le voyage des capitaines Le Lièvre et de Beaulieu, Normands partis de Dieppe en 1617 et 1619, pour Java et Sumatra, et revenus trois ans après avec du poivre offert par le sultan d'Atchin. Il y avait un siècle à peine qu'on ne pouvait, en ces contrées, avoir du poivre qu'en répandant du sang, selon le mot de Voltaire[10]. En 1642, le sieur Régimont reconnaît Madagascar, qu'il trouve propice comme escale pour le commerce des Indes ; il s'associe avec Rigault, capitaine de navire entretenu, et fondent ensemble une compagnie de vingt-quatre particuliers, dite des Côtes orientales de l'Afrique ; or pendant que les Hollandais, pour forcer nos armateurs à se ruiner, donnaient leur marchandise à 20 et 30 pour 100 de perte, que les Anglais allaient jusqu'à s'emparer de nos vaisseaux et massacraient nos équipages, le maréchal de la Meilleraye était seul en France à soutenir l'entreprise, en envoyant de temps en temps quelques vaisseaux et des munitions à Madagascar.

Les propositions isolées ne manquaient pas, mais elles demeuraient sans écho dans l'opinion. Il semblerait à propos, dit un mémoire des Affaires étrangères, d'entreprendre quelque chose de grand, du côté des Indes orientales ; cela se peut faire en découvrant de nouveaux pays, ou se servant de ceux qui sont déjà découverts. L'auteur recommande l'Australie, où se trouvent des mines d'or et d'argent, à peu près comme au Potosi, et une population très-nombreuse, ce qui est important, tandis qu'au Canada, où ces conditions manquent, ce sera merveille si l'on fait quelque chose de conséquent. Un navigateur, que l'orage y a porté depuis quelque temps, dit que ces peuples sont fort traitables, vêtus, pas guerriers, d'une race mi-partie noire et blanche. Si l'entreprise réussit, on pourra demander avec raison de refaire le fameux partage d'Alexandre VI, et nous attribuer cette sixième partie du monde, ce qui serait un honneur très-grand au Roi. Quant aux terres déjà occupées par les Portugais, on pourra les en déposséder avec l'aide du Grand Seigneur, qui ne doit avoir rien de plus important que de faire changer la route de l'Asie, et la remettre dans ses pays comme elle était avant la découverte du cap de Bonne-Espérance. C'était, en effet, un rude coup porté au commerce français, que le nouveau chemin maritime succédant à l'ancienne voie amphibie, suivie jadis par les marchandises d'Orient, passant à Suez, de la cale des navires sur le dos des chameaux qui les portaient au Caire, où elles étaient embarquées de nouveau sur le Nil, à destination de l'Europe.

On pourrait d'ailleurs, continue l'auteur du mémoire, creuser un canal de Suez au Caire, ainsi qu'il s'est pratiqué sous les anciens rois d'Égypte, et peut-être sous Salomon[11]. Le Turc espérerait enrichir son pays, Venise se remettrait, Marseille se rendrait puissante ; on relèverait l'ancien commerce vers l'Abyssinie. Par cette correspondance des mers, les Espagnols seraient affaiblis sur la Méditerranée, et tous les autres princes fortifiés[12]... Ces espérances n'étaient pas près de se réaliser ; au contraire, les Français durent eux-mêmes, à partir de 1664, changer leurs vieilles habitudes, et passer par le Cap. L'idée d'un percement partiel de l'isthme de Suez continuait toutefois d'occuper l'opinion, à de rares intervalles. Savary, dans son Parfait Négociant, expose, sous le règne de Louis XIV, tous les avantages qui en résulteraient pour nous[13] ; il se demande seulement si l'eau de la mer Rouge est plus haute que celle du Nil, et, après une longue dissertation, conclut en ces termes : Il faudrait faire un livre entier sur ce sujet... mais il serait dangereux de rendre publics ces moyens, qui pourront servir, dans d'autres temps, pour l'avantage de l'État et la gloire de la nation française.

Mais si, sortant du domaine des espérances lointaines, nous jetons les yeux, en 1640, sur les cartes d'Afrique et d'Asie, nous ne voyons aucun territoire, ni sur l'une ni sur l'autre, qui appartienne à notre pays ; rien que ces établissements de Barbarie, sur la côte méditerranéenne, ce bastion de France où nous faisons avec les Kabyles un commerce sans cesse interrompu par la guerre. Nous n'avons pas seulement à défendre contre les Algériens cette position dont ils nous chassent en 1626, et où nous ne rentrons en maîtres que treize ans plus tard ; nous devons encore lutter contre les Anglais, qui ne cessent d'intriguer et de multiplier les présents aux pachas, pour obtenir à nos portes, la concession de Bone et de Collo[14].

En Amérique, nous possédions le Canada, découvert depuis un siècle par des Français[15] ; la chance nous avait mal servis ; c'était un des plus tristes lots qui pût nous échoir dans ce vaste continent, puisque, sauf les peaux de castor, il n'y avait là presque aucun objet commerçable[16]. On nous le disputait cependant. Pour nous empêcher de prendre pied au delà de l'Océan, plutôt que pour s'établir eux-mêmes à notre place, les Anglais, secondés par beaucoup de nos compatriotes qu'ils avaient à leur bord, déprédèrent la flotte du Canada, firent une descente à terre et se saisirent de Québec (1628). Plus tard (1632), les Espagnols songèrent à s'emparer de cette colonie, et à en interdire le trafic aux Français[17]. Mais dans les longues périodes de paix, où la mère patrie, en pleine et paisible possession de cette Nouvelle-France, comme on la nommait, aurait pu en tirer un certain parti, on voit à quel point notre tempérament national est peu colonisateur. Des personnages estimables, considérables même, sollicitent des emplois publics au Canada, tandis que l'on ne peut décider les plus misérables des laboureurs français à aller y cultiver la terre. On trouve des fonctionnaires, on ne trouve pas de colons ; c'est un phénomène qui se reproduit à travers les âges.

Depuis le duc de Ventadour, nommé vice-roi du Canada (bien qu'il n'y ait sans doute jamais mis le pied), qui vend cette charge 100.000 francs à M. le commandeur de la Porte, jusqu'à un particulier nommé Autheux, qui demande le titre héréditaire de receveur général de la compagnie royale, en l'Amérique, au Canada, le vingtième denier et la nomination à toutes les charges[18], on exporterait aisément des magistrats et des administrateurs, mais non des administrés et des justiciables. La compagnie de la Nouvelle-France stipulait avec soin qu'elle pourrait donner tels titres et honneurs qu'elle jugerait convenable, à cette condition imposée par le Roi qu'en cas d'érection de duchés, marquisats, comtés et baronnies, seraient prises lettres de confirmation. Et, dans cette colonie où l'on songeait à ériger des marquisats et des duchés, il y avait une habitation unique, et une cinquantaine de Français, auxquels des vaisseaux allaient tous les ans porter de quoi manger. Si le vaisseau avait été en retard de plus d'un mois, ils seraient morts de faim. Depuis quinze ans, en 1626, on avait transporté dix-huit colons[19], et cependant les concessionnaires étaient obligés de passer d'Europe en Amérique pour 36 francs par tête, tous les Français qui le demanderaient. (Il était défendu de transporter des étrangers.)

La question du peuplement de la colonie ne put être résolue ; une nouvelle compagnie s'engagea, sans y réussir, à expédier au Canada 4.000 hommes de tous métiers en dix ans. On essaye de racheter des esclaves à cent écus pièce, à la condition qu'ils passent un contrat par lequel ils s'obligeraient à aller vivre avec leurs familles, a aux lieux que l'on voudra, pour y cultiver les terres qui leur seraient données. On songe à faire embarquer de force et à y retenir six ans, moyennant la nourriture et le vêtement, les gens valides qui autrement passeraient leur vie dans la gueuserie et l'oisiveté. On envoya ainsi au Canada, par ordre de la Reine, une célèbre courtisane du temps, la Le Noble, encore parvint-elle à s'échapper en route, grâce au dévouement d'un de ses amants. La colonie était un sujet de plaisanterie pour les salons. On dit d'un homme poursuivi par ses créanciers, et qui ne peut plus vivre en France : Il parle d'aller en Canada pour épouser la reine des Hurons. Neufgermain, le poète, que sa femme ruinait, tâche de la faire aller en Canada, et selon que l'affaire de l'embarquement va bien ou mal, il est gai ou mélancolique. On disait d'une fille affamée de mari, qu'elle en aurait été chercher en Canada. Parmi les colons de bonne volonté, on cite pourtant l'auteur du Roman comique ; Scarron avait 3.000 francs dans l'association, et comptait partir pour l'Amérique. Après son mariage avec Françoise d'Aubigné il changea d'avis et perdit son argent[20]. Comme toujours, nos meilleurs et nos plus sérieux colons c'étaient nos missionnaires, qui avaient commencé à évangéliser ces pauvres sauvages, autant abandonnés de tout secours spirituels, écrivait à Richelieu le Jésuite Lallemant, que peuple qui soit en l'étendue de la terre. Mais ils n'étaient pas assez nombreux pour procurer à cette contrée déserte la vie que l'agriculture seule pouvait lui donner.

Il en fut à peu près de même des Iles Saint-Christophe (1627), Martinique, Guadeloupe (1635) et Saint-Domingue (1640), dont les unes sont demeurées françaises, et dont les autres nous ont été enlevées de vive force, ou ont été vendues par nous à d'autres nations. Les sieurs de Nambuc et du Rossey partent avec trois vaisseaux, représentant un capital de 45.000 livres, pour l'île Saint-Christophe, dont le Roi leur fait cadeau ; ce qui ne lui était pas difficile puisqu'elle ne lui appartenait pas. C'étaient de hardis gentilshommes, capitaines de cette marine royale, dont nous avons vu plus haut l'éclosion subite et presque merveilleuse, mais ils ne pouvaient à eux seuls peupler des territoires. Ils n'eurent presque pas d'imitateurs. Pour notre colonie de Saint-Christophe, écrivait quelque temps après le commandeur de Razilly, s'ils ne sont secourus promptement de farine, eau-de-vie, et même de quelques poudres, je tiens que tout cela périra, comme ont fait toutes les colonies de France ci-devant ; il faut de grandes victuailles à cinq cents hommes ; ils sont partis n'ayant que des vivres pour les conduire à Saint-Christophe, pensant trouver là leurs jardinages comme ils les avaient laissés ; tandis qu'un ouragan a tout perdu. Au sieur de Nambuc succéda le chevalier de Poincy (1639), qui prit possession de Saint-Domingue. Nous avions ainsi des compatriotes intelligents et aventureux qui plantaient au loin notre drapeau ; mais ils ne plantaient pas autre chose, nul ne les suivait ; si bien que notre propriété restait précaire et nominale, et que, quelques années après, nous vendions à l'ordre de Malte l'ile Saint-Christophe[21].

Les compagnies auxquelles on concédait le monopole n'avaient jamais assez d'argent pour entretenir des vaisseaux en nombre suffisant au commerce ; or, on avait défendu à tous navires français autres que ceux des privilégiés, de porter des marchandises dans ces îles, ou d'en rapporter. Il arriva que, par la force des choses, ceux de toutes les nations étrangères y furent tolérés. Ils profitèrent ainsi de l'entreprise plus que nous, car l'avantage d'une colonie consiste moins dans sa possession même, que dans le mouvement commercial et maritime dont elle est l'objet pour la métropole. Un personnage, qui affirme eu 1634, connaître toute l'Amérique comme les rues de Paris, dit très-sagement qu'il ne veut entendre parler de prendre aucune ville, d'autant qu'elle serait emportée avant de pouvoir être secourue ; ou qu'elle ne mériterait pas d'être gardée. Il espère mieux des voyages qu'il pourra faire, par exemple proche la rivière de la Plata. Un autre propose de ravir le Brésil aux Espagnols, qui n'y ont que soixante navires grands et petits, et ne peuvent s'allier ni avec les Anglais, ni avec les villes hanséatiques. Les Hollandais étaient établis déjà au Brésil, mais en simples belligérants ; encore avaient-ils été contraints de prendre comme soldats des étrangers. A plus forte raison ne songeaient-ils pas à la culture ; ils avaient assez de coton aux Indes Orientales ; ce qu'ils ambitionnaient c'était la domination, et le monopole du trafic des cuirs et des bois.

En somme, concluait l'auteur de ces projets, il y a place pour tout le monde, Anglais et Portugais compris, sans s'approcher de cent lieues les uns des autres. Mettant en parallèle la petite population de Hollande avec celle de la France qui regorge d'hommes de travail, il pensait qu'il suffirait K de conduire tous les ans trois ou quatre mille des plus pauvres de l'autre côté de l'Océan[22] ; sans songer que ces plus pauvres étaient peut-être des fainéants endurcis, tout au plus bons à peupler un établissement pénitencier, mais non à accomplir l'œuvre colonisatrice qui exige autant d'énergie que de capitaux.

 

 

 



[1] Mémoires, I, 438.

[2] Aff. Étrang., t. 782, fol. 97. — Les actionnaires étaient au nombre de 100 ; leurs représentants étaient, dans l'acte constitutif de la société Guill. de Bruch, Jean-Rapt. du Val, domicilié à Paris, rue du Coq, où l'on plaçait le siège social de l'entreprise, Nicolas le Maréchal, et Antoine Regnault, Sr de Montinor.

[3] Notamment le canal du Languedoc. Nous en parlerons dans le tome IV, Travaux publics.

[4] A cette charge seulement de ne se servir ni des eaux de la Seine, ni de celles de la Marne, mais de certaines autres rivières et cours d'eau qui ont été ci-devant remarqués comme propres à cet effet, et dont visitation a été faite par experts.

[5] Nous voyons, dès l'année 4623, que le Sr du Noyer Saint-Martin portait le titre de contrôleur général du commerce. (Aff. Étrang., t. 801, fol. 263.)

[6] Un brevet spécial du Roi avait expressément chargé le cardinal de rédiger la déclaration sur le Morbihan, et d'y donner suite. (Aff. Étrang., t. 782, fol. 33 ; t. 797, fol. 46, 52, 162 ; t. 812, fol. 368.) Vers cette époque une Chambre de commerce fut créée ; le Sr de Rancé en était secrétaire, et le Sr de Bérulle, procureur général.

[7] RICHELIEU, Mémoires, I, 398. — Aff. Étrang., t. 787, fol. 276.

[8] Le fret de Cadix à Puerto-Belo était de 5 ou 6 %. (SAVARY, le Parfait Négociant, II, 162.) On ne rapportait de Puerto-Belo que de l'or ou de l'argent, des perles, de la poudre d'or, du bois de Campêche et du cacao. De Buenos-Ayres venaient la cochenille et l'indigo. — LA BOULLAYE LE COUEZ, gentilhomme angevin, Impressions de voyage, p. 198, 429.

[9] SAVARY, le Parfait Négociant, I, 213.

[10] SAVARY, le Parfait Négociant, II, 203, 209. — Le Plumitif de la Chambre des Comptes (P. 2739, fol. 33) dit que le sultan d'Atchin envoya à Louis XIII, huit pesées de poivre qui furent données au Sr de Villemenon, intendant en l'amirauté de Guyenne ; ce prince, dit-il, était fils d'un pécheur, il s'était signalé par sa lutte avec les Portugais, en 1616.

[11] D'après la science actuelle, le canal de Suez au Caire, dit des Pharaons, ne remonte pas jusqu'à Salomon ; il est postérieur de 300 ans à ce prince. Commencé par Nécos, 630 ans avant Jésus-Christ, il fut achevé par Darius, fils d'Hystape, après que les Perses se furent emparés de l'Égypte. Mal entretenu sous les califes, il cessa complètement d'être navigable à partir de l'an 775 de l'ère chrétienne.

[12] Aff. Étrang., t. 783, fol. 154. — Dans des Lettres Patentes, le Roi parle du désir qu'il a de voir ses sujets se procurer à bon prix, de première main, comme anciennement ils avaient, les denrées qui leur sont utiles. Ibid., t. 781, fol. 70.

[13] Tous les projets se réduisaient d'ailleurs à faire un canal soit de Suez jusqu'au-dessus de Damiette où l'on compte 50 lieues, soit de la mer Rouge au lieu le plus proche du Nil (à peu près 20 lieues). Parfait Négociant, I, 462.

[14] DE GRAMMONT, Relations sur Alger, I, 13 et 15 ; II, 12 ; III, 9. — Les Kabyles ne faisant plus aucun commerce après l'expulsion des Français, ne purent payer le tribut aux Turcs, et au bout de peu de temps s'insurgèrent. — Le Bastion de France fut réoccupé en 1639, par Jean-Baptiste du Coquiel, gentilhomme ordinaire du Roi.

[15] En 1534-1540, par Jacques Cartier et Jean de La Roque, Sr de Roberval, gentilhomme picard.

[16] Les habitants n'avaient le droit de trafiquer avec les sauvages, qu'à la condition de revendre le castor aux facteurs de la compagnie, qui le payaient 40 sous la pièce, bonne, loyale et marchande. Il suffisait aux Anglais de donner quelques sous de plus, pour nous enlever toutes les bonnes peaux. — FORBONNAIS, Recherches sur les finances.

[17] En 1631 le fonds de 300.000 livres des associés de la Nouvelle-France était à peu près épuisé ; ils espéraient cependant faire partir encore trois barques de 80 à 100 tonneaux. — Aff. Etrang., t. 790, fol. 38 ; t. 800, fol. 27 ; t. 805, fol. 260. — RICHELIEU, Mémoires, II, 92. — SAVARY, Parfait négociant, II, 203. — Voyez la Gazette de 1632.

[18] Aff. Étrang., t. 781, fol. 119 ; t. 800, fol 358. — Henri IV avait nommé le Sr de La Boche en 1598, lieutenant général du Roi, ès pays du Canada et autres avec mission d'y établir des colons. Mais comme le dit très-bien M. LEVASSEUR (Histoire des classes ouvrières), peut-on vraiment appeler cela prendre pied dans le Nouveau Monde ?

[19] Ce chiffre est celui d'un édit royal ; FORBONNAIS, lui, dit qu'on avait transporté 40 hommes en sept ans, ce qui revient au même. (Recherches sur les finances.)

[20] TALLEMANT, IV, 114 ; VIII, 73 ; IX, 125. — FURETIÈRE, Roman bourgeois, II, 46. — Aff. Étrang., t. 797, fol. 42, 43 ; t. 800, fol. 122.

[21] Lettres et papiers d'État, VII, 587. — SAVARY, Parfait Négociant, II, 207. — Aff. Etrang., t. 785, fol. 113. TALLEMANT (VII, 113) raconte que les chefs de l'expédition de Saint-Domingue voulurent mettre à leur tête l'archevêque de Reims, M. de Guise, mais que Richelieu ne voulut pas.

[22] Arch. Aff. Étrang., t. 811, fol. 272. — Arch. Guerre, XLII, 250. Il sera difficile d'y planter du blé d'Inde (maïs), car bien que le Brésil soit climat tempéré, et propre à la culture de notre blé et de nos vignes, ce système n'est point là avantageux...