RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

TOME TROISIÈME. — ADMINISTRATION GÉNÉRALE (SUITE).

LA MARINE ET LES COLONIES.

CHAPITRE PREMIER. — LES VAISSEAUX ET LA SCIENCE NAVALE EN FRANCE ET A L'ÉTRANGER.

 

 

La marine militaire des étrangers. — Diverses espèces de vaisseaux ; recrutement des navires de guerre. — On emprunte, on loue, on achète. — Les galères, seuls navires royaux, au début. — Constitution et formation de la marine française. — Effectif des vaisseaux ; leur tonnage. — Armement maritime ; brûlots, pétards. — Les combats sur mer et la tactique navale.

 

Ce que Richelieu fit pour l'armée, il le fit davantage encore pour la marine, dont il fut, comme on sait, ministre et chef immédiat sous le titre de grand maitre et surintendant de la navigation. C'est une vérité banale que le cardinal fut le restaurateur, on peut dire même le créateur de la marine française ; et son œuvre est apparue aux générations suivantes d'autant plus grande, que l'état où nous étions sur mer, au début du règne de Louis XIII, était plus bas.

En 1629, nous proposons un règlement de mer aux Anglais, mais il n'est pas possible d'y donner suite, parce qu'ils ne veulent condescendre à aucune égalité entre le pavillon du Roi et le leur. N'osant leur refuser le salut, et ne voulant cependant pas l'accorder, notre gouvernement décide que les vaisseaux français navigueront sous pavillon hollandais[1]. En 1689, une ordonnance de Louis XIV décide que les vaisseaux de Sa Majesté lorsqu'ils rencontreront ceux des autres rois, portant des pavillons égaux aux leurs, se feront saluer les premiers, et les y contraindront par la force, s'ils en faisaient difficulté. On voit le chemin parcouru en soixante ans.

A l'époque du siège de la Rochelle, le roi d'Angleterre était traité de Roi de la mer, et Buckingham appelait Richelieu l'amiral d'eau douce, parce qu'étant amiral d'Angleterre, il se prétendait si fort sur l'Océan, qu'il réduirait l'autre à n'oser sortir des rivières de France[2]. A vrai dire, l'Angleterre était forte surtout de notre faiblesse, qui était extrême. C'est une grande honte, disait le cardinal, que le Roi qui est l'aîné de tous les rois chrétiens, ait été en ce qui concerne la puissance de la mer, inférieur au moindre prince de la chrétienté. De tout temps, nous avions compté sur le voisin, le Génois, puis l'Espagnol, puis le Hollandais ; c'était une tradition. Nous construisions bien quelques petits navires, mais jamais assez. La flotte que François Ier envoya contre l'Angleterre, celle que Catherine de Médicis équipa pour soutenir ses droits en Portugal, la première de 150 navires ronds, la seconde de 60, étaient empruntées aux étrangers[3]. Cette marine d'emprunt nous manqua même sous Henri IV ; alors le vice-amiral anglais insultait ouvertement notre ambassadeur, le duc de Sully ; la Toscane — fait inouï — s'empare du château d'If, à la porte de Marseille, et s'y maintient, malgré nous, avec quatre galères[4].

La marine espagnole était en pleine décadence ; le pays qui avait envoyé plus de 100 vaisseaux à Lépante contre les Turcs, et qui en avait réuni 175 dans l'expédition de l'Armada contre l'Angleterre, allait se voir réduit un peu plus tard, à en louer quelques-uns, pour son service du Nouveau Monde. Uni avec nous en 1627, il ne parvint à nous fournir que 28 vaisseaux, dépourvus de vivres, mal artillés, non fournis d'ancres et d'amarres, tout pleins de misère et de nécessité. Devenu notre ennemi, dix ans après, il faisait un effort plus vigoureux ; et mettait en ligne contre nous, une flotte de 67 navires montés par 27.000 hommes[5] ; mais, déjà sous le rapport du tonnage, comme sous celui des matelots, nous pouvions lutter à armes égales.

L'Angleterre même s'était relâchée depuis l'avènement des Stuarts, du zèle naval qui avait fait sa force sous Élisabeth. Elle n'entretenait guère qu'une quarantaine de vaisseaux, en 1625 ; les autres avaient été vendus, ou étaient devenus incapables de tenir la mer. Si la flotte anglaise devant la Rochelle atteignait 140 voiles, et portait, dit-on, plus de 2.000 canons, c'est grâce à des achats et à des locations de circonstance, plus qu'à une organisation maritime régulière, que le gouvernement britannique put atteindre cet effectif[6].

Entretenir une marine permanente, était une idée qui pendant longtemps n'était pas venue aux gouvernements d'Europe, pas plus que celle de solder une armée permanente. On levait une flotte comme un régiment, pour une entreprise passagère ; et l'on empruntait des canons pour une campagne, comme un particulier emprunte une paire de pistolets en vue d'un duel. Les canons, on n'avait même pas besoin d'en faire l'objet d'un marché séparé, tout navire de commerce était un vaisseau de guerre ; la plus vulgaire prudence ordonnant au navigateur de se munir d'une ou deux douzaines de bouches à feu, qui lui servaient autant que ses voiles et son gouvernail, à arriver à bon port[7]. Par ce temps de piraterie toute-puissante, le port d'armes était aussi nécessaire sur mer que sur terre. Nul ne se serait aventuré sur les flots sans artillerie. Les peuples à colonie, comme l'Espagne et le Portugal, ayant affaire sans cesse de l'autre côté de l'Océan, ne fût-ce que pour y conduire les marchandises dont ils avaient monopolisé le trafic, eurent les premiers besoin de vaisseaux de haut bord capables de faire le trajet : ramberges, carraques, et surtout ces fameux galions, alors les géants de la mer, dont le nom seul éveille le souvenir des innombrables lingots d'or qui ont reposé dans leurs flancs[8]. D'autres, comme les Hollandais, encore sans patrimoine ni possessions propres, faisaient les commissions du monde entier, et, transporteurs universels, sillonnaient les mers pour le compte d'autrui.

La France, qui n'avait ni colonies ni commerce, ne comptait pas en tout quatre-vingts vaisseaux de 100 tonneaux dans ses ports de Dieppe, Honfleur, Granville, Saint-Malo et Port-Béni ; et nous ne croyons pas qu'il y en eût un seul là-dessus appartenant à l'État. Le reste de nos havres ne contenait que quelques barques de 20 ou 25 tonneaux, quelques pinasses valant chacune deux ou trois mille livres[9]. On ne trouvait sur notre littoral que 5.000 matelots et 60 capitaines[10], tandis que les Anglais ne se servaient que de nos Bretons, Normands ou Biscayens ; et que nous avions chez nous plus de bois, et de meilleur qu'eux, pour bâtir des navires. Telle était notre marine de l'océan Atlantique et de la Manche — marine de Ponent — pour nous servir du terme de l'époque.

Sur la Méditerranée, autre aspect, autre marine : marine du Levant, qui semble n'avoir rien de commun avec celle de Ponent. Les pavillons français qui sont bleus à croix blanche sur les vaisseaux ronds, sont ici sur les galères, de damas rouge ; là-bas on jauge les navires en tonneaux, ici en quintaux ; le langage maritime du Ponent et du Levant est si différent que le gouvernement s'occupe de dresser une sorte de dictionnaire, pour que les marins de l'un et de l'autre puissent se comprendre à bord[11]. Ici sont les galères, les mythologiques galères, au parfum de classique antiquité, dont la construction, la tactique, la discipline, les inconvénients ou les avantages, sont décrits dans les ouvrages grecs ou romains, qui rappellent Thucydide ou Tite-Live. Les galères et leurs dérivés petits et grands : galiotes de quinze bancs, tartanes légères, montées par les Martegaux (gens de Martigues) surnommés les coursiers de la mer, parce qu'ils étaient grandement hazardeux ; ou la galéasse, lourde machine, qui ne marche qu'à force de rames, mais si terrible avec ses pierriers, ses canons, et son grand château de proue, qu'il n'y a point de vaisseaux de guerre qui ne fuient sa rencontre. Les galères, disons-nous, sont la seule marine militaire[12]. Faites pour la guerre, elles n'étaient bonnes qu'à la guerre. Longues comme elles sont, elles ne peuvent aller en haute mer, sans grand danger d'être renversées par les flots. Restant des cinq ou six ans sans se mouvoir du port, ne servant qu'à consumer de l'argent et à tourmenter les méchants, elles apparaissaient aux hommes d'État de courte vue, sous leur unique aspect de prison flottante et inutile. Mais comme tous les rivages de la Méditerranée : Malte, Messine, Naples, Venise, Rome, Espagne, sans parler du Turc, avaient leurs galères nationales, nous étions dans l'obligation absolue de leur en opposer de semblables, sous peine de voir nos côtes sans défense, ravagées par le premier venu.

Richelieu, dès son arrivée au pouvoir, consacra à la construction de galères neuves 150.000 écus. Elles coûtaient environ 15.000 écus chacune, dans les chantiers de Provence, où toutes se fabriquaient. Plus tard il en mit à flot, au compte de l'État, une quinzaine, et en entretint beaucoup d'autres qui appartenaient à des particuliers ; car le capitaine de l'armée navale était propriétaire de son bâtiment, comme le capitaine de l'armée de terre l'était de sa compagnie[13]. Jusqu'alors les galères du Roi étaient de vingt-cinq rames au plus, maniées par trois ou quatre hommes, ce qui faisait une chiourme de 150 à 200 rameurs (100 à bâbord et 100 à tribord). Cet armement parut insuffisant au cardinal ; il lui fallut cinq rameurs au moins pour les galères subtiles, six pour les patronnes, et sept pour les réales. Ces dernières, septirames comme on les nommait, eurent jusqu'à vingt-neuf bancs, soit plus de quatre cents rameurs, sans compter les soldats et les matelots. Ces rameurs étaient les galériens, condamnés français ou esclaves turcs ; marins par force dont nous parlerons plus loin au point de vue pénitentiaire, et dont nous ne nous occupons ici qu'au point de vue naval. Le comite, une latte en main, donne du haut de la proue le premier coup de sifflet ; toute la chiourme se dresse en pied ; au 2° coup ôte le bonnet et le capot ; au 3° la chemise (car en voguant ils sont tout nus, hormis les caleçons) ; au 4° s'assoit sur le banc... Le coup de rame doit être tellement égal et juste, comme force et comme temps, que si une seule manque tant soit peu, la course du vaisseau en est retardée, et le comite le reconnaît sensiblement. Comme un maître de chapelle qui bat la mesure, avec son sifflet il fait ramer vite ou lentement, bellement ou fort, aller à droite ou à gauche, aborder ou aller en haute mer[14]. Chacun a sa place et son rôle, depuis le vogue-avant, qui guide le mantenant ou manche de la rame, le plus vigoureux de tous, jusqu'au chétif cague-rageole, le dernier, en passant par l'apostice, le tercero, etc., qui empoignent les manilles (anneaux à tenir la rame). Ces rames en effet, sont extrêmement longues et grosses, de petits arbres[15].

Il y avait plusieurs manières de voguer : vogue large pour ne pas fatiguer la chiourme ; passe-vogue, à coups pressés, pour les courts trajets ; vogues à toucher ou à passer le banc, marches de route, employées à tour de rôle selon la vitesse plus ou moins grande qu'il faut déployer. Si le vent se levait, on hissait les voiles triangulaires de mestre et de trinquet aux deux mâts de la galère[16] ; en tout cas, avec ou sans vent, on ne naviguait jamais bien longtemps. Tous les quatre ou cinq jours il fallait faire escale, pour se ravitailler. Il y avait trop de monde sur ces bâtiments, où l'on ne pouvait faire trois pas en long ni en large, où les officiers, entassés les uns sur les autres, étaient parqués à l'arrière, pêle-mêle avec les agrès et les munitions. Il ne restait plus de place pour les vivres, et l'on devait s'arrêter sans cesse, sous peine de mourir de faim[17].

Les contemporains reconnaissaient les nombreux défauts des galères, auxquelles on reprochait, par exemple, de ne pouvoir marcher pendant la bonasse. Un chevalier de Malte florentin, Ant. Torelli, piqua vivement la curiosité en faisant naviguer et évoluer une tartane sans voile et sans rame, en présence d'une foule énorme qui attesta le fait. Il avait inventé, parait-il, des rouages mus à bras d'hommes, adaptés aux flancs du navire, avec lesquels il lui communiquait une vitesse de trois milles à l'heure, supérieure à celle des galères. Cette machine, discutée avec passion, et dont nous avouons n'avoir pu comprendre le mécanisme, faute d'explications suffisantes, ne donna aucun résultat pratique, puisqu'elle n'a pas laissé de trace[18].

Sans inventions nouvelles, mais avec les seules ressources de l'époque, le grand maitre de la navigation renforça l'autorité des galères sur la Méditerranée, en leur adjoignant une trentaine de vaisseaux ronds, qu'il y entretint jusqu'à sa mort. Sur l'Océan, son action maritime était plus active encore. En 1624, il n'y a pas sur l'eau une coque de navire appartenant au roi de France ; un an après nous sommes à la tète d'une flotte. Flotte d'emprunt, il est vrai, qui ne compte ni beaucoup ni de bien grands navires : 6 avaient été achetés au duc de Nevers, 7 prêtés par le roi d'Angleterre, 12 par les Hollandais. N'importe, on rêve pour elle de hautes destinées ; elle doit aller aux Indes, et en passant, entrer dans les ports d'Espagne, pour y brûler ou couler à fond tout ce qu'elle trouvera[19]. Elle ne fit rien de tout cela, mais elle permit de recruter des marins, de rassembler en un même lieu des gens venus de tous les coins de la société, futurs officiers, futurs matelots de l'État, qui avaient le goût du métier et se sentirent les coudes. Il en eût coûté 1.500.000 livres pour armer 30 bons vaisseaux de guerre ; on commence par faire faire une douzaine d'embarcations à 1.000 livres la pièce. Puis on achète les 4 meilleurs vaisseaux de pèche de Saint-Malo, les plus beaux de ce genre, construction de Hollande, pour 12 à 13.000 livres chacun[20]. Pour 16 ou 17.000 livres, on acquiert un vaisseau de 400 tonneaux, équipé de doubles voiles, ancres et cordages ; un autre presque neuf, coûte 30.000 livres, un troisième 40.000 livres avec son artillerie, rendu dans nos ports au risque des vendeurs[21]. La France offre bientôt son alliance maritime ; elle procurera à l'Espagne six vaisseaux et quatre pataches, tout en s'excusant du peu : cet armement se fera sous le nom de corsaires, parce que ce n'est pas digne de la grandeur de cette couronne. Cependant, au mois de mars 1628, nous n'avions pas encore, Richelieu l'avoue, une armée navale formée. Or dès la fin de cette année, 67 navires français dont 20 de 600 tonneaux, et un amiral de 1.000 tonneaux, mouillaient en rade de la Rochelle[22]. Ce sont là des prodiges que, même coup d'argent, on n'aurait pu refaire dans les temps modernes, où les vaisseaux de guerre ont pris des développements tout à fait disproportionnés avec les navires de commerce ; et où l'artillerie et les moyens défensifs des uns augmentaient sans cesse, tandis que les autres abandonnaient leurs inutiles canons. Ce racolage si rapide de 60 navires n'en fut pas moins un tour de force, dans la première partie du dix-septième siècle ; et ce qui le fut bien davantage, c'est l'improvisation (chefs et cadres compris) d'une troupe de 8.000 hommes pour les monter.

A partir de ce moment, d'année en année, notre marine s'augmenta, se fonda, dans toute la force du terme ; nous eûmes sur mer cinquante vaisseaux de guerre, dignes de ce nom à l'époque, c'est-à-dire de 600 à 1,200 tonneaux. La construction de notre amiral, la Couronne, du port de 2.000 tonneaux fut un événement européen. Il avait 200 pieds de long et 46 de large, très-fort de bois, bon voilier, et portait 72 pièces de canon[23]. Auprès de nos cuirassés actuels de premier rang, de 12.000 tonnes de déplacement, qui correspondent à 9.000 de capacité intérieure, la Couronne paraîtrait bien peu de chose ; en 1940, des marins de tout pays, venaient à Brest pour la voir et l'admirer[24].

Malheureusement Richelieu ne parvint pas à créer en France de chantiers de construction, pour des bâtiments de quelque importance. Nous fûmes à cet égard jusqu'à Colbert dans la dépendance des autres nations, chez qui nous faisions tous nos achats, directement ou par commissionnaires. Le Roi, disaient les marchands de Rouen, aurait pu faire construire des vaisseaux en France, non pas en si grand nombre à la fois, mais néanmoins avec satisfaction. Des ateliers furent établis en effet à Honfleur, au Havre, à Dieppe. Trois navires de 400 tonneaux, lancés à Dieppe, revenaient chacun à 12.500 livres ; Razilly, un des officiers les plus distingués du temps, dirigeait en personne les travaux au Havre[25]. Ordre avait été donné aux maîtres des Eaux et Forêts, de délivrer le bois nécessaire pour faire construire cent vaisseaux ; l'Auvergne et le Bourbonnais envoyaient des arbres, les voiles et les cordages étaient fournis par la Bretagne. Un bourgeois de Bayonne fonde une société commerciale pour l'exploitation des forets de Basse-Navarre ; il achète aux communes du pays pour 61.500 livres 7.500 pieds d'arbres, propres à faire des mâts. Il est vrai que pour les transporter à Bayonne, il y a un trajet de 8 lieues dans des montagnes impraticables ; cet entrepreneur dépense 180.000 livres pour construire une route, mais aussitôt que ses arbres arrivent à destination, le gouvernement les fait saisir par huissiers, les confisque à son profit, et malgré les efforts du propriétaire, qui s'engageait à fournir à perpétuité la France de mâts, —ce qui aurait dispensé d'en acheter à l'étranger, pour 600.000 livres par an — l'opération semble dès lors avoir été abandonnée[26]. De fait, les Hollandais payaient leurs bâtiments un quart moins que nous ; le bois et les ouvriers étaient chez eux meilleur marché. Ils allaient sur la Baltique chercher les matériaux, et défiaient ainsi la concurrence française[27]. Plus heureux pour l'artillerie navale, Richelieu, qui au début devait acheter des canons aux particuliers et faire des rafles de couleuvrines et de bâtardes, pour l'armement des vaisseaux de la Manche, constitua des fonderies spéciales. Son nom, accolé d'une ancre, était gravé au-dessous des armes du Roi, sur ces petites pièces de 8, qui paraissent le plus fort calibre de mer à cette époque[28].

Pour seconder le canon ou le suppléer, nous avions les brûlots — ces torpilles de jadis. — Mieux qu'aucun autre peuple, nous savions en jouer ; ils donnaient dans nos mains de merveilleux résultats. Moyennant deux cents écus on se procurait un de ces vaisseaux à feu, qui, en une heure et souvent moins, brûlaient les plus grands navires. Les Français, dit l'ambassadeur de Venise, se servent de petites embarcations pleines de pièces d'artifice, facilement conduites par deux hommes. Ils les attachent avec des grappins aux haubans du navire, y mettent le feu, en s'enfuyant dans une autre barque ; invention diabolique, mais d'un grand avantage. On pouvait ainsi brûler une flotte entière ; surtout enfermée dans un port. L'ambassadeur offre à Sa Sérénissime République de recruter un personnel capable d'en faire l'essai sur l'Adriatique[29]. Il fallait, on le conçoit, une adresse extrême et une grande intrépidité pour clouer aux flancs de l'ennemi cette verrue enflammée qui ne devait plus le quitter vivant ; il était rare qu'on parvint à écarter le brûlot, une fois qu'il avait commencé son œuvre de destruction. Quant à obtenir, comme les Anglais le tentèrent à la Rochelle, les mêmes effets avec des vaisseaux chargés de poudre, mais abandonnés à eux-mêmes, et où la valeur personnelle d'un marin était remplacée par un ressort qui devait jouer au premier choc, il n'y fallait pas songer. Les inventions de ce genre, pétards flottants, mines volantes, ne firent qu'exciter les railleries de ceux qu'elles étaient destinées à exterminer[30].

Science, tactique et discipline navales, tout cela était en enfance. Le règne suivant devait voir les premières guerres maritimes, car on ne peut donner ce nom aux engagements isolés que notre flotte eut à soutenir sous Louis XIII : l'incendie des vaisseaux espagnols à Gattari sur l'Océan, ou la prise des îles Sainte-Marguerite[31] ; encore moins à ces petites expéditions côtières, pour lesquelles tout dépendait du vent propre et de la marée. Le grand-maitre de la navigation fait une assemblée à l'Arsenal pour entendre un professeur de mathématiques qui disait avoir trouvé le secret des longitudes, si curieusement mais en vain cherché de tous, jusqu'à présent, et qui, s'il était trouvé serait extrêmement utile[32]. Dans le domaine pratique où il était plus à l'aise, le cardinal faisait rédiger un règlement sur les signaux de jour et de nuit, de paix ou de guerre ; premiers bégayements de ce langage naval composé de drapeaux et de flammes, d'appels de trompettes, de feux ou de fumée, de mousquetade sans balles, et de coups de canon[33] Quant aux lois de la guerre, elles n'étaient pas moins dures que sur terre : Si l'on ne peut conserver un port ennemi en son pouvoir, dit un ordre officiel, on l'abandonne au pillage, tant des soldats que des mariniers. Ce pillage durant autant de temps que l'on peut demeurer dans la ville, où l'on met ensuite le feu. Et on amène tous les hommes esclaves, si ce sont mahométans, et prisonniers s'ils sont chrétiens[34].

 

 

 



[1] RICHELIEU, Mémoires, t. II, p. 93. — Lettres et papiers d'État, t. V, p. 66.

[2] Mémoires de MONTGLAT, 15 ; de FONTENAY-MAREUIL, 183. — Aff. Étrang., t. 781, f. 111.

[3] Catherine de Médicis obtint (1561) à cet effet, une contribution spéciale du clergé.

L'Espagne, disait RICHELIEU (Mémoires, t. I, p. 437), n'est redoutable, n'a étendu sa monarchie au Levant, et ne reçoit ses richesses d'Occident, que par sa puissance sur mer ; le petit État de Messieurs des Pays-Bas ne fait résistance à ce grand royaume que par ce moyen ; l'Angleterre ne supplée à ce qui lui fait défaut, et n'est considérable que par cette voie. Et il n'y a royaume si bien situé que la France, et si riche de tous les moyens nécessaires pour se rendre maître de la mer.

[4] Si le roi de France avait eu quarante galères au port de Marseille, disait le grand-duc de Toscane, je n'aurais pas pris alliance avec l'Espagne. DANIEL, Histoire de la milice, t. II, p. 630.

[5] Correspondance de Savants, arch. de Bordeaux, t. II, 18, 99. — Lettres et papiers d'État, t. II, p. 642, — RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 501.

[6] DAVITY, États de l'Europe en 1625, p. 13. — RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 455, 537, 550. — Lettres et papiers d'État, t. II, p. 79. — Eugène SUE, la Marine sous Richelieu, VIII, XII, dit qu'avant Charles Ier, on ne connaissait dans les ports d'Angleterre que trois bâtiments marchands de 300 tonneaux, et qu'à la mort de Charles II on en comptait plus de 400 de cette espèce. Mais la première de ces assertions est tout à fait fausse. — Les autres marines de l'Europe ne comptaient pas ; les galères du Pape par exemple, étaient si mal armées que les Turcs, en 1627, vinrent en prendre jusque dans le port. (Voyage de J. BOUCHARD, en 1630 ; p. 238.)

[7] Correspondance de SOURDIS, t. III, p. 207. — D'Infreville, dans son inspection des côtes de la Manche et de l'Océan, constate à Saint-Malo la présence de 40 vaisseaux de 2 à 300 tonneaux, armés, selon l'ordinaire des marchands, de pièces de fer au nombre de 10 à 26.

[8] Les ramberges, grands vaisseaux de 1.000 à 1.200 tonneaux, ne doivent pas être confondus avec les roberges, navires longs et étroits. Les carraques avaient été inventées sous Charles VI. — On avait aussi les pataches, bâtiments légers servant aux reconnaissances, et les flûtes, bâtiments à gros ventre, pour les transports. — Voyez Arch. Aff. Étrang., t. 785, f. 17. — RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 108 et 157.

[9] RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 117, 523. — Nous voyons, Aff. Étrang., t. 707, f. 192, des frégates ayant 100 pieds de Hollande de long et 27 pieds de haut, mais les Mémoires mentionnent peu ce type de navire.

[10] Dont 850 en Picardie, 1.990 en Normandie, 1.520 en Bretagne, 700 en Poitou, 300 en Guyenne. Il y avait en outre 820 charpentiers de navires, et 200 canonniers. — Le tout en 1629. — Correspondance de SOURDIS, t. III, 207. — Aff. Étrang., t 797, f 205. Sur la Méditerranée, nous avions 16 vaisseaux et 21 polacres (grandes barques) dans les ports de Toulon, la Ciotat, Saint-Tropez, Sixfours, Martigues et Arles.

[11] Aff. Étrang., t. 797, f. 160. Mission confiée au chevalier des Roches. — Ibid., t. 783, f. 151. — Voyage de J. BOUCHARD en 1630, p. 133. — DANIEL, Histoire de la milice, t. II, 734, 759.

[12] Les galiotes avaient de 14 à 20 bancs au plus, avec un homme à chaque rame. — Lettres et papiers d'État, t. II, 398. — DANIEL, Hist. de la milice, II, 720. — Les tartanes coûtaient 2.000 livres ; équipées pour la pêche, et armées en guerre, 3.600 livres. Elles pouvaient n'être montées que par six hommes. — Aff. Étrang., t. 797, f. 172 ; t. 812, f. 341.

[13] Règlement pour la mer en 1625 (Lettres et papiers d'État, t. II, p. 163). — RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 502 ; t. II, p, 596 ; t. III, p. 109. — En affectant 150.000 écus à la construction de 30 galères, on créait une ressource très-insuffisante, puisque pour le damas seul (810 aunes à 3 livres), la frange et la façon des flammes et banderoles d'un navire, il fallait compter une somme de 6.419 livres. — Aff. Etrang., t. 783, f. 151 ; t. 778, f. 43. — Arch. Guerre, XXIV, 316. — Voyage de J. BOUCHARD, en 1630, p. 154, 175.

[14] Voyage de J. BOUCHARD, Parisien, de Paris à Rome, par Toulon, en 1630, p. 152. — Cet ouvrage contient une description minutieuse des galères en 1630 ; des détails sur les forçats souvent si paresseux, qu'ils se laissent écorcher tout le dos plutôt que de tirer sur la rame, sur les prières des matelots en mer, à saint Julien, sainte Marthe et sainte Hélène, avant l'extinction des feux (p. 187).

[15] Un seul homme, dit l'amiral Jurien de la Gravière, peut manœuvrer un aviron de 7 mètres à 7 mètres 20, longueur des avirons actuels. (Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1879.)

[16] DANIEL, Histoire de la milice, t. II, p. 753. — Amiral JURIEN DE LA GRAVIÈRE, la Marine des anciens.

[17] Aff. Étrang., t. 780, f. 293.

[18] Voyez Aff. Etrang., t. 793, f. 213 ; t. 795, f. 215 ; t. 797, f. 31. 23 ou 30 hommes, disait-on, feront mieux avec cette machine, que 2 ou 300 aux galères.

[19] Aff. Étrang t. 780, f, 151, 334. — Lettres et papiers d'État, t. p. 63, 69. — Ces navires jaugeaient au maximum 100 tonneaux.

[20] Lettres et papiers d'État, t. II, p. 291, 296, 419. — RICHELIEU, Testament politique et Mémoires, t. I, p. 269, 326, 334, 351. Le joaillier-banquier Lopez était chargé de ces achats, et faisait en même temps métier d'agent secret de la France.

[21] Lettres et papiers d'État, t. III, p. 5, 18. — Un vaisseau de 800 tonneaux, artillé de bronze, à Livourne, coûte 18 ou 20.000 ducats du pays (soit près de 80.000 livres).

[22] RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 445, 447, 459, 470, 472, 511, 323, 535. — ROHAN, Mémoires, p. 580.

[23] Aff. Étrang., t. 797, f. 53. — Correspondance de SOURDIS, t. I, p. 37, 38. En 1636, il y a, sur l'Océan, 1 vaisseau de 1.000 tonneaux, 1 de 600, 10 de 500, 8 de 300, 12 de 200, 3 de 120 ; plus, à Brouage, la Couronne, 3 vaisseaux de 500, 400 et 200 tonneaux ; à Brest, le vice-amiral de 700 tonneaux, 6 brûlots, 12 flûtes, etc. — RICHELIEU, Mémoires, t. III, p. 94, 244. — DANIEL, Histoire de la milice, t. II, p. 678. — Relazioni, Francia, t. II, p. 348.

[24] On sait qu'aujourd'hui on évalue le tonnage des navires, dans la marine militaire, extérieurement par le déplacement de mètres cubes d'eau ; tandis que dans la marine de commerce on l'évalue, comme autrefois, intérieurement. La différence est d'un quart.

[25] Aff. Étrang., t. 781, f. 78 ; t. 785, f. 113 ; t. 790, f. 29 ; t. 797, f. 54. — Lettres et papiers d'État, t. VI, p. 628. — DANIEL, Histoire de la milice, t. II, p. 680, 746.

[26] Aff. Étrang., t. 812, f. 355. — Ce bourgeois se nommait Jean Seignan ; il se plaint que ses associés et lui, déjà endettés par les capitaux exposés, vont être ruinés par la mesure qui les frappe. Il demande qu'on leur laisse pendant 30 ans la coupe des mirs. — Arch. Guerre, XXXIII, 280. — Relazioni, Francia, t. II, p. 318. — Lettres et papiers d'État, t. II, p. 305.

[27] SAVARY, le Parfait Négociant, t. II, p. 198. — Lettres et papiers d'État, t. VII, p. 249. — Des ateliers furent établis à Nantes et à Brest (1639), mais ils se bornèrent à radouber et réparer les vieux navires.

[28] Sauf sur les galères. — Lettres et papiers d'État, t. II, p. 440. RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 458. — Aff. Étrang, t. 790, f. 29. — DANIEL, Histoire de la milice, t. II, p. 753.

[29] Relazioni dei ambasciatori Veneti, Francia, t. II, p. 34.9. — Lettres et papiers d'État, t. II, 436, 637. — Il y avait aussi sur les galères des espars et cercles à feu. — RICHELIEU, Mémoires, t. I, 269, 334, 537. — On fait, en 1628, des brûlots de 40 tonneaux. — Correspondance de SOURDIS, t. I, p. 334.

[30] BASSOMPIERRE, Mémoires, p. 32, 287. — RICHELIEU, Mémoires, t, I, p. 551. — Richelieu, pour construire la digue, avait arrêté sur nos eûtes 100 vaisseaux, tant français que hollandais, et les avait coulés bas, après les avoir fait estimer et payer. Ils coûtèrent de 800 à 1.000 écus pièce (Mémoires, t. I, 515). Lettres et papiers d'État, t. II, p. 655. — Les Anglais, contre la digue, avaient préparé 3 vaisseaux chargés de 12 milliers de poudre enfermée dans une sorte de bâtisse en brique et pierre. ROHAN, Mémoires, p. 587.

[31] On voit des combats navals où le Roi ne perd que 28 hommes.

[32] RICHELIEU, Mémoires, t. II, p. 574. — L'assemblée trouva que ce professeur, nommé Morin, disait des choses justes, mais point nouvelles.

[33] Voyez le résumé de ce règlement très-détaillé dans ses Mémoires, t. I, p. 533. — Les vaisseaux ronds et les galères marchaient ensemble, selon Perdre de leur ancienneté, comme les régiments sur terre. — Aff. Étrang., t. 812, f. 319.

[34] En 1634, Arch. Aff. Étrang., t. 812, f. 344. — M. Eugène Sue parle dans la Correspondance de SOURDIS, d'une ordonnance sur la discipline faite en 1642, par le commandeur de la Porte ; nous n'en avons trouvé aucune trace, et en tout cas, elle ne fut appliquée que sous Colbert.