RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

APPENDICES.

APPENDICES DU LIVRE III.

I. — DÉTAILS DE L'HISTOIRE MONÉTAIRE DU RÈGNE.

 

 

Comme par les guerres civiles ou étrangères, dit un mémoire de cette époque[1], l'or a été transporté ou a été plus rare, parce que, ès temps de guerre ou tumultueux, les particuliers gardent l'or, pour avoir quelque trésor en réserve en cas de nécessité, fuite, ou abandonnement des maisons ; au même temps, le prix des écus (d'or) a augmenté, à l'égard de l'espèce d'argent ou de billon, moins prisées.....

Par l'affaiblissement de l'espèce d'argent ou de billon, il s'ensuit une semblable augmentation de prix à toutes marchandises, pour aliment on autre chose, parce que les marchandises se proportionnent avec les métaux, desquels elles s'achètent dedans et dehors le royaume, et principalement sur le prix de l'or.

Si, en un royaume, vous faites augmenter le prix de l'écu, an change de la monnaie[2], il est sans doute que pour l'achat ou vente des marchandises, l'on considérera le poids de l'écu et la valeur de son métal, de sorte que pour acheter d'un étranger, il faudra autant d'écus a 60 sols, comme il en eût fallu à 30 sols, parce que l'étranger ne considère point le cours de notre écu en monnaie, mais sa valeur, le titre et le poids. Et l'étranger ne se charge point de notre monnaie, sinon qu'elle vale l'écu, sans considérer le cours qu'elle a dedans ce royaume ; et de là procède que l'étranger fait valoir l'écu trois ou quatre sols davantage, qu'il n'a cours dans ce royaume.

C'était le commencement de la hausse de l'or, et le gouvernement français se trouvait à peu près à cette époque dans la même situation que la Banque de France il y a quelques années vis-à-vis de l'étranger : on refusait son argent au cours nominal, qui avait cessé d'être le cours réel par rapport à l'or.

D'ailleurs, continuait le mémoire, quand vous affaiblissez une monnaie soit d'or, soit d'argent ou billon, le prix des marchandises augmente en la quantité des espèces.

L'histoire représente une famine ou extrême cherté de blé, ayant valu 4 livres le septier[3] (de 110 kilogrammes), mais lors 4 livres étaient plus que 4 écus.

Le temps susdit, la journée de l'homme était à 12 ou 15 deniers, le drap valait 12 ou 15 sous l'aulne (1m,20), le muid de blé, par les comptes, à 20 sols...

Après ces considérations, l'auteur du mémoire conclut en disant qu'il fallait nécessairement mettre de présent un pied certain, selon la valeur des espèces, et que les 60 ou 66 douzains valent un écu, ou bien avec telle proportion de l'espèce d'or avec celle d'argent que cela soit bien réglé.

Conformément à cette doctrine, qui l'autorisait à fixer lui-même la valeur des espèces, le Roi, dans une déclaration sur le fait des monnaies[4], se basant sur ce que l'on attribuait à l'écu d'or une valeur plus grande qu'il n'était porté par les ordonnances, — il valait 3 livres lors de sa création, — dit que, par suite de la guerre, qui a forcé les gens et les troupes à se servir d'écus, l'augmentation des prix (de l'écu) va à un tel excès, que, s'il n'y était bientôt pourvu, ses sujets recevraient un grand préjudice par le surhaussement d'icelles espèces. Toutefois, ajoute-t-il, nous, ayant égard à la nécessité d'aucune de nos provinces, causée en partie par la stérilité arrivée en icelles les dernières années, afin de soulager nosdits sujets en la perte qu'il leur conviendra faire sur la diminution à une seule fois desdites monnaies, et leur donner quelque temps pour les employer et s'en défaire, ordonnons que du jour de la déclaration (13 août) au 31 octobre, l'écu vaudra 4 livres 3 sols ; du 31 octobre au 31 janvier 1632, il vaudra 4 livres ; du 31 janvier au 30 avril, 3 livres 17 sols ; et à partir 30 avril, 3 livres 15 sols, qui est sa valeur véritable.

Ainsi l'on semblait croire que les métaux avaient une valeur véritable, et surtout une valeur invariable, et l'on énonçait cette valeur en livres, et le Roi changeait à son gré la valeur des livres, eu en taillant un plus ou moins grand nombre au marc.

Mais en ordonnant à l'or de reprendre sou ancienne valeur dans un délai maximum de neuf mois environ, le prince s'était attaqué à partie plus forte que lui, et engageait avec l'opinion une lutte où il devait avoir le dessous. Non-seulement ces déclarations royales furent vaines, mais encore elles augmentèrent les difficultés, dans lesquelles le changement de rapport subit des deux métaux plonge nécessairement les particuliers, soit pour le règlement des transactions passées, soit pour la conclusion de transactions nouvelles. Dans l'application des mesures législatives, des conflits se produisirent entre les diverses juridictions. L'arrêt de la Cour des monnaies sur la valeur de l'écu fut amendé par un arrêt du Parlement, et celui-ci le fut à son tour par un arrêt du Conseil d'État[5]. Ces règlements successifs, se détruisant l'un l'autre, n'étaient pas de nature à fixer la jurisprudence.

L'année suivante, le Roi dans un arrêt de son Conseil[6], commence par se plaindre de ce qu'au préjudice des édits et ordonnances, les écus d'or et pistoles augmentent tous les jours de prix, entre les marchands et négociants, qui les exposent à présent : savoir l'écu à 4 livres 10 sols, la pistole à 8 livres 10 sols[7]. Ainsi non-seulement l'écu n'était pas revenu à son ancien prix, mais il avait sensiblement haussé pendant l'année. C'est pourquoi, dit l'arrêt, s'il n'est promptement pourvu à ce désordre, il est à craindre que le prix desdites espèces vienne à tel excès, qu'on n'y puisse remédier qu'avec la ruine de ceux qui s'en trouveront chargés, lorsqu'elles se trouveront réduites à leur juste valeur. Le gouvernement partait ton-jours de ce principe que l'or et l'argent ont une valeur absolue, alors qu'ils n'ont qu'une valeur conventionnelle, seule juste.

Le Conseil royal craignait ce que le surhaussement n'apportât un grand préjudice, non-seulement au commerce, mais aux affaires mêmes de Sa Majesté ; d'autant que ses receveurs et fermiers sont contraints de recevoir les espèces au prix qu'elles valent nominalement.

Le monarque ordonna que dans six semaines, serait faite assemblée, en sa maison de ville de Paris, des principaux officiers de ses cours souveraines, prévôts des marchands, échevins et autres bourgeois notables, pour, par leur avis, remédier audit excès, et, par un règlement général, trouver un moyen contre le cours excessif que le temps a donné auxdites espèces, et cependant, pour donner loisir aux marchands et autres d'employer lesdites espèces en leurs négoces, et leur faire plus facilement supporter ladite réduction, Sa Majesté permettait l'exposition des écus d'or à le livres 6 sols, et des pistoles d'Espagne à 8 livres 6 sols, jusques au 16 mars prochain seulement. On défendait en même temps à toute personne de les exposer à plus haut prix.

Ce délai fut prolongé jusqu'au 31 décembre[8] ; la situation était toujours la même, et le gouvernement subissait le mouvement ascensionnel. Ces défenses et ces entraves qu'il cherchait à mettre à la hausse demeuraient, du reste, lettre morte ; elles ne servaient qu'à ruiner le Trésor public, parce que l'État s'obligeait ainsi à n'attribuer aux écus d'or, dans les payements, qu'une valeur moindre de celle qu'ils avaient effectivement, et que les particuliers ne le payaient plus qu'en argent.

Quelques parlements de province, voyant qu'il était impossible de réagir, ordonnaient bien de recevoir les espèces d'or au prix courant[9], mais quelles que fussent à cet égard les remontrances des cours souveraines, le pouvoir central était inflexible.

Les marchands les plus aisés étaient déclarés en faillite, dit un autre arrêt[10], ne pouvant former un prix certain, en la vente et achat de leurs marchandises. C'était là un des motifs des efforts que faisait le Conseil pour décréter la baisse. Mais en menaçant les réfractaires d'une amende de 3.000 livres, il gênait lui-même bien davantage le commerce. Les marchands en étaient réduits à s'entendre pour frauder la loi. Ils se servaient de ces mots : payements courants et acquits de promesses, pour déguiser l'emploi qu'ils faisaient de l'or à son véritable prix. Le Conseil d'État le leur défendit, tout en remarquant que les juges étaient toujours de connivence avec les soi-disant coupables[11].

Ces arrêts eurent un autre inconvénient, plus grave encore que celui de créer une sorte de change de 13 à 14 %, entre la valeur légale de l'or et sa valeur réelle[12] ; ils engagèrent les particuliers à faire passer à l'étranger l'or qu'ils avaient entre leurs mains, dont ils ne pouvaient se défaire autrement, à des conditions rémunératrices. Une remontrance faite au Roi[13] dit qu'il est notoire que moyennant 1 %, et aucunes fois moins, on fait passer tout ce qu'on veut hors de France.

Le gouvernement parut alors céder à l'opinion publique, en élevant un peu la valeur légale des monnaies[14] ; cette mesure fut sans effet, d'abord parce que le cours officiel demeura encore au-dessous du cours commercial, ensuite parce que l'édit voulut surhausser les monnaies d'argent, dans les mêmes proportions que les monnaies d'or. Mais comme le commerce ne faisait hausser l'or que par rapport à l'argent, et pour créer une distance plus grande entre les deux métaux, sitôt que le gouvernement rétablissait l'ancien rapport, immédiatement le commerce le détruisait à nouveau, eu donnant à l'or un prix plus considérable encore qu'auparavant.

Le franc d'argent fut porté de 20 à 27 sous, le quart d'écu d'argent de 15 et 17 sous à 1 livre. Ces deux monnaies d'argent ainsi que les monnaies d'or conservèrent leur poids, celui de la livre se trouva diminué par suite de l'augmentation du marc d'argent. Il en résulta naturellement que le marc d'or, qui valait 350 livres d'argent à 22 livres au marc, en valut davantage à 26 livres 10 sous au marc.

Cette distinction, dans laquelle réside le principal intérêt de la question, ne paraît pas avoir été faite par Forbonnais dans ses remarquables Recherches sur les finances : On s'imagina, dit-il, gagner quelque chose en surhaussant le prix des espèces d'or et d'argent. Nous croyons avoir suffisamment démontré que le Roi ne surhaussait pas l'or, qui faisait prime naturellement, mais l'argent.

Le Roi espérait se servir du surhaussement légal et bénéficier de la différence du prix nouveau de l'argent avec l'ancien prix, pour tout le métal qui se trouvait dans les caisses de l'État, afin de payer les gens de guerre, et d'entretenir les armées[15]. Mais il fallait, pour réaliser ce bénéfice, entrer dans une vérification minutieuse de la nature des espèces que les comptables avaient entre leurs mains, au moment de la publication de l'édit ; on doit penser qu'un semblable contrôle était impossible, et toute la différence sur la monnaie d'argent demeura entre les mains des trésoriers et des receveurs.

Tous se firent dispenser de rendre compte des fonds qu'ils possédaient, à la condition de payer au Roi quelque petite indemnité. Ce ne fut pour le gouvernement qu'une ressource de peu d'importance, tandis que l'élévation dit marc d'argent, ou mieux la diminution du poids de la livre, eut pour résultat de diminuer toutes les recettes de l'État, et d'augmenter une partie de ses dépenses ; en effet, beaucoup d'officiers de finances reçurent un supplément de gages à cause du surhaussement des monnaies. Le renchérissement de la vie avait rendu cette mesure indispensable[16].

A la fin de l'année 1636, l'or monta à 384 livres le marc. L'État, persistant à croire que la hausse de ce métal tenait uniquement à l'abus que l'on en faisait, défendit aux orfèvres de faire, pendant un an, aucun ouvrage d'or d'un poids supérieur à 4 onces ; six semaines après, d'ailleurs, un arrêt du Conseil sursit indéfiniment à l'exécution de cette ordonnance.

De son côté, la Monnaie avait défense de payer le marc d'or plus de 320 livres ; il arriva, comme il était facile de le prévoir, qu'elle ne trouva plus de lingots à acheter, puisque personne ne se souciait de vendre 320 livres un marc d'or qui en valait plus de 380. Pour ne pas suspendre absolument la fabrication, le Roi fut obligé de céder, et d'acheter lui-même le marc d'or au prix courant, en attendant, dit-il, un règlement général pour la réformation de ses monnaies.

 

 

 



[1] Mémoire ayant pour but de rechercher le domaine du Roy. (Sans date, mais écrit vers le milieu du dix-septième siècle. Coll. Godefroy CXXXII, fol. 216. (Bibl. de l'Institut.)

[2] Si le prix de l'écu augmente de lui-même, car ce n'est pas le gouvernement qui le faisait augmenter, puisqu'on verra tout à l'heure qu'il essayait de l'empêcher.

[3] Voyez le poids, la capacité et la valeur du septier dans la pièce qui suit : le Prix de la vie en France.

[4] Du 13 août 1631.

[5] Du 23 août 1632,

[6] Arrêt du Conseil d'État, 16 décembre 1632.

[7] Elle ne valait que 8 livres l'année précédente.

[8] Arrêt du Conseil d'État, 20 juin 1633.

[9] Arrêt du Parlement de Toulouse, 29 juillet 1633.

[10] 12 juillet 1634.

[11] Les États de Normandie s'adressent ainsi au Roi en 1634 : Les arrêts de votre Conseil n'ont point eu d'exécution parmi le peuple... la misère a contraint les maîtres de recevoir de leurs fermiers l'argent au prix où il est insensiblement monté, et vos règlements n'ont été gardés que par vos receveurs. ROBILLARD DE BEAUREPAIRE, États de Normandie, t. III, p. 31.

[12] Le cours légal du marc différait bien plus encore du cours commercial. Celui de l'or, fixé par édit de 1614, était encore à 278 livres, quand déjà le cours commercial avait atteint 320 livres, puis bientôt après 350 livres. En 1636, le cours légal fut porté à 229 livres, avec défense de la vendre au-dessus, et déjà le cours commercial était à 360 et 380 livres.

[13] 10 décembre 1633.

[14] Édit de mars 1636.

[15] Commission du 20 avril 1636.

[16] Richelieu écrit en 1636 : On ajoute maintenant que les monnaies sont rehaussées, que toutes choses se rehaussent au prorata, ce qu'il faut empêcher à quelque prix que ce soit. Lettres et papiers d'État, t. V, p. 428.