RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

LIVRE III. — ADMINISTRATION GÉNÉRALE.

LES FINANCES.

CHAPITRE VI. — MOUVEMENT DES FONDS. - PAYEMENT DES DÉPENSES.

 

 

Personnel de l'administration des finances. — Les surintendants, les receveurs de province, les trésoriers de l'épargne, des parties casuelles, des divers chapitres du budget. — Comment l'argent parvient à la caisse centrale et en ressort. — Les exercices sont inconnus. — Désordres et malversations des agents ; c'est la plaie de l'époque. — Rôle de Richelieu, ses embarras et son attitude vis-à-vis des financiers. — Opérations de trésorerie, forme des ordonnances de payement.

 

Le budget des recettes est terminé. — Nous savons comment s'emplissent les caisses de l'État, il nous reste à voir comment elles se vident. Nous avons gravi un des versants de la montagne, il nous faut redescendre l'autre. Sous ce titre moderne : Mouvement des fonds, nous avons réuni les opérations de trésorerie par lesquelles les écus arrivent et s'en retournent.

En 1639, pour continuer l'analyse de l'année que nous avons choisie comme type[1], les contribuables français ont payé à divers titres 173 millions de livres[2] ; de cette somme, combien est-il réellement entré dans les coffres du Roi ? combien a-t-il été employé aux dépenses d'utilité publique ? C'est ce que nous verrons dans les chapitres suivants. Ici nous examinons seulement la machine à recevoir et à payer, le mécanisme financier en lui-même, au repos.

S'il y a tant de difficulté à reconnaître la vérité en la plus facile fonction des finances qui est la recette, comment pourra-t-on pénétrer jusqu'au fond de la dépense pour voir si elle est vraie ou fausse, après qu'elle a passé par tant de divers sujets, et sous l'autorité de plusieurs ordonnateurs, dont les uns ne sont plus en charge, et dont les autres disent qu'ils ne sont obligés de rendre compte de leur gestion qu'au Roi ? Ainsi s'exprimait tristement, en 1626, le maréchal d'Effiat, le surintendant le plus honnête et le plus appliqué qu'il y ait eu sous le ministère de Richelieu.

C'était l'organisation même qui était vicieuse. Avec Sully, on ne s'en apercevait pas trop, parce qu'un ouvrier de génie parvient toujours à se servir d'un mauvais instrument ; et puis il ne se servait de cet instrument que le moins possible, diminuant chaque année les impôts, et diminuant encore davantage les dépenses. En ce temps-là, les surintendants se retiraient tous les mains nettes : M. d'O mangea son bien dans sa charge, Harlay de Sancy mourut pauvre. Dès la régence de Marie de Médicis, tout changea ; pour payer une dépense de dix sous, il fallut s'en procurer au moins trente ; et souvent encore les trente qu'on recevait ne parvenaient pas à payer les dix qu'on devait. Cependant les surintendants n'étaient pas tous coupables ; à côté d'un La Vieuxville ou d'un Bullion qui volaient sans vergogne, — ce dernier fut même obligé de l'avouer à huis clos[3] — on voit le président Jeannin refuser une grande somme de la Reine mère, parce que, dit-il, durant la minorité de son fils elle ne peut disposer de rien[4] ; on voit aussi le maréchal de Schomberg déclarer à d'Andilly, son secrétaire, que si un ange était en sa place, il ne se conserverait pas les mains plus pures, et tenir parole[5]. Mais, honnêtes ou malhonnêtes, ils sont tous également incapables de débrouiller ce chaos, auquel ils semblent présider.

Richelieu, à son arrivée au pouvoir, songe à confier le maniement des finances à trois personnes, ni de trop haute ni de trop basse condition, de bonne réputation autant que possible, pas gens d'épée, mais bien de robe, parce que leurs prétentions seront moins grandes... Il exécuta en partie son projet en dédoublant l'office de surintendant, qu'exercèrent ensemble Marillac et Champigny (1626-1642)[6] ; d'Effiat leur succéda, seul. Après lui on revint au système de la dualité (1632), avec Bouthillier et Bullion ; et à la mort de ce dernier (1640) Bouthillier demeura seul en possession de la charge, jusqu'à la fin du règne[7]. Aux yeux du Cardinal, ce partage d'attributions n'était pas seulement une application habile du divide ut imperes, c'était la mise en pratique de sa maxime favorite : Délibérer est le fait d'un seul, agir est le fait de plusieurs. En réalité, toutes les fois qu'il y eut deux surintendants, l'un des deux accapara le pouvoir exécutif au détriment de l'autre. C'est ainsi que, sous Bouthillier et Bullion, celui-ci faisait quasi tout, avec l'aide des intendants Tubœuf et Cornuel[8].

Qu'on imagine un ministre des finances nommé par le Roi et révocable à volonté, qui de loin semble le souverain dispensateur de tout ce qui se perçoit et se dépense dans le royaume, mais qui, à vrai dire, ne sait ni ce qu'on perçoit ni ce qu'on dépense, et n'a aucun moyen de le savoir[9] ; sous ses ordres, des comptables, propriétaires de leurs offices, fonctionnant chacun leur tour, une année sur trois[10] ; à côté de lui, des ordonnateurs innombrables, telle est la situation. Comme les exercices étaient inconnus, les comptes n'étaient jamais arrêtés ; avant de passer la main à son collègue, chaque comptable, dans le courant du mois de décembre, faisait l'addition de ce qu'il avait reçu et de ce qu'il avait payé ; c'est ce qu'il appelait clore son compte. Si les deux totaux concordaient, il était quitte, sinon on lui ordonnait de porter en recette la différence, quand il rentrerait en charge, trois ans après[11].

Chaque espèce d'impôts ou de revenus ordinaires (tailles, aides, gabelles, domaines) avait au chef-lieu de l'élection son receveur particulier, et au chef-lieu de la généralité son receveur général. Le receveur général des tailles portait bien le titre de receveur général des finances, mais il ne concentrait réellement dans sa caisse que le produit de l'impôt direct. Avec l'argent qu'ils percevaient, les receveurs d'élection et de généralité devaient pourvoir à certaines dépenses locales de justice, police, voirie, etc. ; en premier lieu aux frais de recouvrement, car tout comptable commençait par se payer lui-même. Le surplus de l'impôt devait être mis, pour les dépenses d'intérêt général, à la disposition du trésorier de l'épargne (sorte de caissier central du Trésor) résidant à Paris. Celui-ci recevait en outre la totalité des recettes provenant des ventes de charges, émissions de rentes, etc., versées par les trésoriers des parties casuelles et des deniers extraordinaires. En 1639, ces deux chapitres figurent ensemble à l'épargne pour 57 millions environ, qui, joints à 20 millions de tailles[12] et à 13 millions d'impôts et revenus divers[13], forment tin total de 89 millions, dont maître Gaspard de Fieubet, trésorier en exercice, eut le maniement au cours de cette année-là. En principe, l'épargne n'était qu'une sorte de canal traversé par les écus, entrant d'un côté, sortant de l'autre ; le trésorier n'était qu'un intermédiaire entre les receveurs, qui lui apportaient de l'argent, et les payeurs qui venaient lui en demander. Son rôle était déjà considérable, puisque la moitié du budget de l'État passait par ses mains, soit en espèces, soit en traites qu'il tirait, sous le nom de mandements, sur les principaux comptables. En outre, il était lui-même payeur au détail de certains chapitres du budget : les pensions, les voyages et menus dons, les ambassades, et les acquits patents (sorte de chèques du Roi ou des ministres) se réglaient à l'épargne[14].

Ce n'était là, d'ailleurs, que le dixième des dépenses ordinaires ; tontes les autres : maison du Roi et des princes, guerre, marine, travaux publics, avaient chacune leur personnel financier. Des 89 millions entrés à l'épargne, 41 en sortent ainsi avec des destinations connues. Les 48 autres forment ce qu'en langage administratif du temps on nommait les dépenses et gratifications par comptants, plus tard acquits au comptant, et simplement aujourd'hui les fonds secrets. Nous verrons plus loin leur usage, et les abus dont ils pouvaient être la source. Ici nous constatons simplement qu'avec une pareille somme, employée d'une façon occulte, et qu'il passait en dépense chaque année en un seul chiffre, à la fin de son compte, il était facile à un trésorier peu scrupuleux de pêcher en eau trouble.

Il faut croire qu'il n'y manquait pas, si l'on jette un coup d'œil sur les fortunes immenses faites en peu d'années, sous Louis XIII, par les l'orant, Phélipeaux, Guénégaud, Fieubet et La Bazinière[15]. Aussi, malgré les appointements fort modiques, environ 3.000 livres, attachés à cette charge[16], on la voit monter à vue d'œil, et se vendre couramment 2 millions. Les trésoriers de l'épargne faisaient pour leur compte et à leur profit la plupart des opérations de trésorerie que le ministre des finances fait aujourd'hui pour le compte de l'État. Sous le nom de promesses, billets, récépissés ou rescriptions, ils émettaient des valeurs analogues à nos bons du Trésor actuels. De plus, ils faisaient la banque[17], et y trouvaient l'occasion de sérieux bénéfices, d'autant qu'ils n'étaient soumis à aucun contrôle pendant leur gestion, que leurs écritures n'étaient jamais vérifiées, et qu'ils étaient maîtres absolus de leurs bureaux, dont un premier commis, serviteur dévoué à leur personne, était le chef[18]. De tous les officiers de finance, les trésoriers de l'épargne, qui avaient brevet et rang de conseillers d'État[19], étaient donc les plus importants. Aussitôt après eux venaient les trésoriers des parties casuelles. Chaque année il passait par leur caisse seule à peu près autant d'argent que dans toutes les autres réunies. Ils ne se faisaient pas faute d'y puiser ; et l'on vit après la mort de l'un deux, Mathieu Garnier[20], manifestement convaincu de vol, le peu de difficultés qu'ils y éprouvaient. Aussi ces deux charges seront-elles les premières que Colbert fera supprimer après la disgrâce de Fouquet, pour les remplacer par le garde du trésor royal, personnage subalterne et révocable[21].

Les dépenses ordinaires étaient réparties en vingt-trois chapitres. Nous avons dit que le trésorier de l'épargne en administrait quatre ; les dix-neuf autres, d'importance très-diverse, puisqu'ils variaient de 24 millions à 38.000 livres, avaient chacun leurs trésoriers-payeurs, leurs intendants et leurs contrôleurs. La maison du Roi et de la Reine, dont les dépenses n'atteignaient pas à plus de 4.500.000 livres, fournit onze chapitres différents[22] ; cinq autres correspondent au budget de notre ministère de la guerre[23], deux au ministère des travaux publics[24], un au ministère de la marine.

Comme tous ces services avaient à leur tête de grands personnages, ordonnateurs et non comptables, qui ne dépendaient que du Roi, et couvraient de leur autorité des désordres qu'ils ignoraient, comme on ne savait jamais d'avance ce que les trésoriers devaient recevoir et ce qu'ils devaient payer, et que la dépense et la recette étaient souvent, l'une et l'autre, en retard de dix-huit mois ou de deux ans, on juge si tous ces fonctionnaires avaient la faculté de tromper l'État[25]. Chacun tâche de retenir le fonds entre ses mains le plus qu'il peut. On ne recevait jamais un sou des tailles, à Paris, avant la fin d'août ou de septembre ; ce qui s'explique puisque les receveurs d'élections avaient vingt-trois mois pour faire leur versement à la recette générale. Certains officiers touchaient d'avance, tandis que d'autres ne pouvaient parvenir à se faire régler. En 1639, les gages du parlement de Rouen étaient dus depuis plus de treize mois ; c'est que les recettes de l'année étaient depuis deux ans engagées pour remboursement d'avances[26]. En 1643, à la mort de Louis XIII, les revenus des trois années suivantes étaient déjà consommés. C'était un état de choses presque normal ; en 1626, quand le maréchal d'Effiat entra en fonction, il dut emprunter pour régler 1625, et pour solder cet emprunt il engagea en entier 1627. Pour les revenus indirects, c'était la même chose ; les trésoriers disaient que les fermiers des impôts ne les avaient pas encore payés, et comme on ignorait ce qu'ils avaient en caisse, il fallait bien pactiser avec eux[27].

Le désordre des finances est la grande plaie du ministère de Richelieu ; on parle sans cesse des malversations des agents, et l'on ne parvient pas à y Mettre fin ; on ne peut ouvrir un manuscrit du temps, sans y trouver de longs mémoires sur les fraudes qui se commettent ouvertement ; c'est une vérité reconnue que la plupart de ceux qui manient les fonds publics en dérobent une partie. Ainsi que le dit naïvement au duc d'Orléans un de ses familiers : Dès que j'ai été trésorier, je suis devenu voleur comme les autres. Richelieu lui-même le savait, il s'en plaint fréquemment : Il faut priver messieurs des finances, dit-il, du tour de bâton qui vaut bien mieux que leurs gages[28]. De tel compte, je m'engage à faire revenir au Roi plus de deux millions d'or[29]. Et il le faisait, brusquement, d'un tour de main ; mais à peine avait-il le dos tourné que le pillage recommençait, et le dernier mot restait toujours aux financiers. Les caissiers avaient plus de quinze moyens usuels, nous allions dire autorisés, pour voler de l'argent au gouvernement[30]. Les trésoriers payaient-ils un créancier de l'État, partie en argent, partie en billets à échéance lointaine, ils se faisaient donner quittance du tout, et passaient cette quittance dans leurs comptes, pour la totalité de sa valeur, en gardant la différence[31]. Les parties omises, on tenues en souffrance, sorte de créances qu'ils touchaient et présentaient ensuite comme irrécouvrables, étaient un autre moyen habituel de malversations. Toutes les ordonnances sont vaines. S'il en est de gênantes pour les financiers, telles que le Code Michaud, elles sont éludées d'abord, et rapportées peu de temps après[32]. Leur rigueur, fait-on dire au Roi, a donné sujet à la plupart des anciens officiers, pour n'être pas exposés au crime de péculat, de se retirer de l'administration et maniement de nosdites finances, et à leur imitation, ceux qui sont à présent pourvus desdites charges méditent semblables retraites, par les mêmes craintes et considérations. Les comptables, lorsque l'on pensait s'aider des deniers qu'on avait fait tomber entre leurs mains, disaient qu'ils avaient fait des avances, et que quand on verrait leurs affaires, il se trouverait qu'au lieu de devoir de l'argent, il leur en était dû. Et tout ce que l'on pouvait tirer d'eux, c'étaient des prêts qu'ils faisaient des propres deniers du Roi, dont les intérêts étaient si grands qu'ils mangeaient tout le principal... et si l'on voulait pénétrer le fond, on trouvait qu'il y avait cinq ou six années qu'ils n'avaient compté ; et les surintendants, voyant une montagne de papiers, se trouvant chargés d'affaires, ne pouvaient prendre le loisir pour y vaquer[33]...

Rien d'étonnant si, dans ces conditions, le Trésor est ou parait être toujours à sec. Plus les dépenses augmentent, plus les malversations se multiplient ; de sorte que le besoin d'argent semble augmenter avec les recettes. Dans toute la France il n'est pas de plus mauvais payeur que la France elle-même. Par exemple, obtenir une pension du Roi était facile ; le difficile, c'était de la toucher. On parle sans cesse de gens qui tâchent d'être payés de leurs pensions, à qui on espère la faire payer ; qui ont obtenu par le crédit de tel ou tel d'en recevoir cette année un terme ou deux. Un surintendant se faisait des créatures dévouées, rien qu'en payant leurs appointements à ceux qu'il voulait gagner, sans qu'ils aient besoin de l'en solliciter[34]. L'un plaide pendant plusieurs années, tant à Paris qu'en province, et se ruine pour toucher un don qu'on lui a fait ; l'autre emploie la ruse, et parvient à son but par une diplomatie compliquée ; un troisième a recours à la force. Il se rend avec tous ses gens chez le trésorier de l'épargne, et n'en sort pas qu'il n'ait reçu son argent[35]. Pour échapper à ces réquisitions des créanciers de l'État, les surintendants cachent avec soin les ressources dont ils disposent ; s'ils opèrent quelque rentrée de fonds, ils la tiennent secrète, pour qu'on n'y courre pas, dit Bullion, comme à l'eau des Cordeliers[36].

Les plus grands personnages ne sont pas mieux traités que le vulgaire ; Louis XIII insiste à plusieurs reprises auprès du surintendant pour qu'il paye la duchesse de Lorraine. Il est dû à l'électeur de Saxe depuis vingt-six ans 200.000 écus, dont il ne peut tirer un sou. Le duc de Wurtemberg était de même créancier désespéré de 50.000 livres, le roi de Danemark de 120.000. Ces princes étrangers que Richelieu subventionnait ainsi, à cause de l'affection qu'ils témoignaient au service du Roi, ne pouvaient être plus heureux que le roi de France, à qui son propre ministre des finances faisait longtemps attendre le cadeau qu'il donnait tous les ans à la Reine à l'occasion de la foire Saint-Germain[37]. Louis XIII fut toujours, du reste, le citoyen le moins aisé de tout son royaume. Dans sa jeunesse, le maréchal d'Ancre lui refusait 1.500 écus, en lui représentant la grande nécessité de ses affaires[38] ; plus tard, Richelieu lui refusait 100.000 livres, sous prétexte, que l'État étant chargé de dépenses pressées, il serait difficile de les lui donner[39].

Le Cardinal était le premier atteint par cette perpétuelle détresse du Trésor : Je vous plains, au soin que vous avez à trouver de l'argent, écrit-il à Bullion ; et encore : Je crains vos lettres parce qu'elles disent toujours que le fisc ne va pas bien[40]. Lui, toujours si bien informé en politique, ne l'était jamais en matière de finances ; il n'ignorait aucun des secrets de l'Europe, nulle intrigue des cours les plus éloignées ne lui échappait, mais il ne savait ce qu'il y avait dans les coffres du Roi qui étaient à portée de sa main. Aussi faut-il voir comme son omnipotence s'humanise avec les surintendants. Il ne peut parvenir à faire faire à ces messieurs autre chose que ce qu'ils veulent... il n'est rien qui traverse davantage le contentement de sa vie. Néanmoins il use avec eux, dans sa conduite et dans son langage, d'infinies précautions[41]. Il se résigne modestement ; on a donné 10.000 écus (à un tel) pour faire passer 1.000 hommes en l'île de Ré, écrit-il, et moi qui ai fait passer 3.000 hommes, je n'ai su avoir un sol. Pour la marine, dont il est grand maître, on le voit accepter des bons de l'épargne dont le payement lui semble fort douteux, mais il n'ose faire difficulté de les recevoir ; il tâchera doucement d'en faire changer une partie[42]. Le plus souvent il emprunte pour son compte personnel. Il a fallu, dit-il lors du siège de la Rochelle, que je trouvasse crédit de si grandes sommes que je ne l'oserais dire, pour fournir à l'entreprise où nous sommes attachés. Il mande à son oncle : Si l'argent se pouvait forger, il irait aussi vite que les lettres ; j'en ai tant emprunté que je ne sais plus que faire[43]. Trait typique, et qui peint bien l'époque : on voit le premier ministre faire au surintendant un emprunt privé, d'homme à homme, pour le payement de dépenses publiques. Et malgré ces efforts, il n'est question dans les récits militaires du temps que d'affaires magnifiques qui ont échoué faute d'argent. Pour avoir manqué d'envoyer 27.000 écus à M. de Rohan, nous perdîmes en un jour la Valteline, qui avait coûté 40 millions depuis vingt ans[44]. De plus, ces emprunts que le Cardinal faisait et faisait faire à d'autres, il fallait bien s'en rembourser plus tard sur le Trésor ; par ces virements perpétuels, pour bouclier un trou à droite, on en fait un à gauche, et la confusion augmente, et la machine se détraque chaque jour davantage. Il y a quatre jours que nous n'avons plus un quart d'écu, écrit Bouthillier. Avec cela, l'État est sans cesse à la veille de faire faillite ; le fardeau est si pesant, que le surintendant craint de succomber tout à fait[45].

C'était alors une maxime d'État, que les finances devaient être tenues secrètes, qu'autrement il en pourrait résulter de grands inconvénients... Les états généraux de 1614 n'obtinrent qu'à grand'peine des renseignements sur les affaires d'argent. Pour prendre copie des quelques documents qui lui furent communiqués, cette assemblée dut y être autorisée par le chancelier[46]. Aussi chacun ignore la situation financière ; il n'y a pas vingt Français en 1640 qui sachent le chiffre des recettes et des dépenses du pays. L'ambassadeur de Venise, en général le diplomate le mieux renseigné de la chrétienté, n'indique dans les dépêches qu'il adresse à son gouvernement, que des sommes erronées ou incomplètes[47]. Chaque comptable ne connaît que le contenu de sa propre caisse, comme un soldat dans une bataille ne tonnait que la place de son régiment ; quant aux secrétaires d'État, aux titulaires des grandes charges civiles et militaires qui doivent faire manœuvrer les fonds, comme ils ne savent ce qu'il y a dans aucune caisse, ils s'adressent successivement à trois ou quatre pour payer quelques mille livres.

Il était d'usage en délivrant une ordonnance, de préciser le fonds de recette sur lequel elle devait être payée. C'est ce qu'on nommait une assignation ; souvent ce fonds se trouvait épuisé, on réassignait alors sur un autre. Ce système avait de nombreux inconvénients. Chaque jour le surintendant donne des assignations qui se trouvent mauvaises, il soutient qu'elles sont bonnes, et l'on se renvoie la balle d'une caisse à l'autre, sans que la dépense soit soldée. Les plus haut placés n'échappent pas à ces assignations sur diverses natures de deniers, dont ils n'espèrent pas de rien tirer[48]. Une fois les tables de la cour, à l'exception de celles de Leurs Majestés, cessèrent d'être servies pendant vingt-quatre heures ; c'était le pourvoyeur, qui, ne pouvant se faire payer des assignations illusoires, avait brusquement arrêté les subsistances, persuadé qu'en prenant la cour par la famine, il lui serait fourni de l'argent comptant[49].

 

 

 



[1] Colbert est le premier qui ait fait tenir des registres exacts des revenus du Roi (en 1661). Avant cette époque, on ne peut que constater la portion des revenus qui est entrée dans la caisse centrale du Trésor (l'Épargne). Mais l'état dressé par ordre de Richelieu pour 1639, et quelques hasards heureux qui nous ont fait retrouver, çà et là, dans les bibliothèques publiques, les comptes de cette même année, nous permettent d'en dresser le budget complet.

[2] Voir le détail à l'Appendice.

[3] Le Cardinal voulait lui en faire signer l'aveu, Bullion refusa d'abord ; mais Richelieu prit de colère les tenailles du feu pour lui en donner sur la tête, et l'intimida de telle sorte qu'il signa. Le Cardinal serra ce papier dans son cabinet, disant : Voilà le procès de Bullion tout prêt quand il me plaira. (MONTGLAT, Mémoires, p. 101.) — Tallemant raconte la même scène (t. II, p. 194). — Richelieu aussi y fait allusion (Lettres et papiers d'État, t. VI, p. 271). — Cf. les lettres de Bullion, aux Arch. des affaires étrangères, vol. 833, fol. 22. — Pour la Vieux-ville, les partisans mêmes ne voulaient plus traiter avec lui. (GUI-PATIN, Lettres, t. I, p. 492.)

[4] TALLEMANT, t. IV, p. 68, 110. — Le président Jeannin, auteur des Négociations, publiées en 1650, mourut à quatre-vingt-trois ans, en 1622 ; il était en réputation d'homme de bien et de prud'homme. Son fils unique fut tué en duel, sa fille épousa Nicolas de Castille.

[5] ARNAUD D'ANDILLY, Mémoires, p. 432. — RICHELIEU, Mémoires, t. II, p. 428. — Henri, comte de Nanteuil et de Schomberg, 1575-1632, lieutenant général en Limousin et basse Marche, ambassadeur à Venise en 1616, surintendant en 1619, maréchal de France en 1625, épousa Anne d'Halluin, fille unique de Florimond, duc d'Halluin, dont il prit le titre.

[6] Pour les commissions des surintendants, cf. Archives nationales, O2 9, fol. 128 et 135. — On avait nommé avec eux le procureur général Viole ; mais parce qu'on voulait qu'il se défît de sa charge de procureur général, incompatible avec celle des finances, il s'en excusa. BASSOMPIERRE, Mémoires, p. 237. — Jean Boschard sieur de Champigny et de Noroy, conseiller d'État, contrôleur général des finances, intendant de justice en 1617, en Poitou, d'une famille noble de Bourgogne, avait été maitre des requêtes sous Henri III et Henri IV, et ambassadeur à Venise. Il fut premier président du parlement de Paris, et mourut en 1630 à soixante-neuf ans. On remarqua qu'au jour de son décès, il n'avait en rien augmenté ses biens. Sa fille épousa Édouard Molé ; son fils fut conseiller d'État après lui.

[7] Il eut pour successeurs Bailleul et d'Avaux. — Sur d'Effiat, cf. RICHELIEU, Mémoires, t. II, p. 394. — TALLEMANT, t. II, p. 169, 240 ; FORBONNAIS, Recherches, etc., à l'an 1632. — Antoine Coiffier, dit Ruzé, marquis d'Effiat, 1581-1632. Premier écuyer de la grande écurie, ambassadeur en Angleterre, maréchal de France (1631), était grand maitre de l'artillerie depuis le siège de la Rochelle. Il avait pris le nom de son grand-oncle maternel Beaulieu-Ruzé, secrétaire d'État. Il était de petite noblesse — son père avait exercé la charge — mais la bravoure de sa race l'avait mis au rang des gentilshommes. Il avait épousé Marie de Fourcy.

[8] Ce Cornuel, en mourant, se tourmentait singulièrement de l'argent mal acquis : Ne vous inquiétez point, lui dit Bullion, tout est au Roi, et le Roi vous l'a donné. (TALLEMANT, t. III, p. 6.)

[9] Chaque surintendant emportait dans sa retraite les papiers, mémoires et états concernant sa charge ; quand d'Effiat fut nommé, le Roi écrivit à B. de Champigny de bailler à son successeur n tout ce qu'il possédait en ce genre. (Bibliothèque nationale, Ms. fr. 3722.) — Un mémoire du même d'Effiat s'exprime ainsi : L'apprentissage de la surintendance est fort dangereux à l'État, et coûte d'ordinaire aux finances de Sa Majesté quelque nombre de millions. (Ms. français, 18510, fol. 4.)

[10] Voyez plus haut le chapitre Contributions directes, la Taille.

[11] Cf. notamment les comptes de l'Épargne, rendus par Fieubet, de 1630 à 1645. (Ms. 10410, Bibl. nat., suppl. français.)

[12] Sur plus de 43 millions imposés. Le reste était dépensé en province.

[13] Sur 32 millions recouvrés ; le surplus servait à payer les rentes, et était remis par les fermiers des aides et des Gabelles entre les mains des prévôts des marchands et échevins de Paris.

[14] Ces quatre chapitres de dépense montaient ensemble à 4.500.000 livres. Voyez les tableaux à l'Appendice.

[15] Gabriel de Guénégaud, sieur du Plessis et de Fresne, trésorier de l'épargne de 1626 à 1638, avait épousé Marie de La Croix, fille du baron de Plancy. Il acheta ait Roi le marquisat de Montceaux, et en 1637 la châtellenie de Billy. Sa fille épousa le maréchal d'Albret. Son fils, Henri de Guénégaud, marquis de Plancy, 1608-1676, lui succède en 1638, et sert jusqu'en 1643. A cette époque, il devint secrétaire d'État, en remplacement de Loménie, puis président au Parlement, et garde des sceaux de l'Ordre du Saint-Esprit (1656). En 1664, il fut emprisonné, obligé de se démettre, et en 1670, on lui retira sa charge d'officier de l'Ordre, pour la donner à Louvois. On voit à la même époque un Jean de Guénégaud, maitre à la Chambre des comptes.

Gaspard de Fieubet, secrétaire du Roi, puis maitre de la Chambre aux deniers (trésorier des deniers extraordinaires, et en 1627 trésorier de l'Épargne, charge qu'il remplit jusqu'en 1648), avait pour premier commis Nolet. Créé conseiller d'État, il se retira aux Camaldules de Gros-Bois et y vécut jusqu'à sa mort. Son fils, secrétaire du Roi en 1637, puis intendant des finances, quitta cette fonction en 1658, et devint plus tard procureur général au parlement de Paris, charge qu'il acheta à Fouquet 1.610.000 livres. Il avait épousé une demoiselle Ardier-Vaugelé, sœur d'un maitre des requêtes. La fille de Fieubet épousa Nicolas Nicolaï, premier président de la Chambre des comptes. Ou voit un Guillaume de Fieubet, mort en 1635, président au parlement de Provence, et un Gaspard de Fieubet, chancelier d'Anne d'Autriche.

En 1641, on créa une quatrième charge de trésorier de l'épargne, dont fut pourvu Denis Gédoin, que Tallemant appelle Gédoin le Turc, et sur lequel il conte une anecdote (tome V, page 4), Gédoin avait été gentilhomme ordinaire de Monsieur, et la Grande Mademoiselle en parle dans ses Mémoires comme d'un homme u un peu libertin, niais qui a beaucoup de connaissance des choses du monde En 1621, il eut la recette générale des finances à Soissons. Les Gédoin étaient d'une famille déjà ancienne dans la robe.

[16] Cf. le plumitif de la Chambre des comptes, P. 2760, fol. 75 ; P. 2759, fol. 30.

[17] Lettres et papiers d'État, t. I, p. 744.

[18] Il se nommait premier commis de l'épargne, mais chacun des quatre trésoriers avait le sien ; c'était une sorte de fondé de pouvoirs particulier, qui suivait son maitre dans la retraite ou la disgrâce. Néanmoins, il recevait du Roi une pension de douze cents livres.

[19] Archives nationales, KK. 199.

[20] Voyez à l'Appendice. — Mathieu Garnier, sieur du Mesnil, trésorier des parties casuelles (1625 à 1640), fit dans sa charge une fortune immense. Il laissa dix enfants, et à chacun plus d'un million de biens. Une de ses filles épousa Jacques Mangot, fils du garde des sceaux, et ensuite Édouard Molé, marquis de Champlatreux. Un des fils de Garnier fut présenté au Parlement par le grand Molé, pour être reçu conseiller, mais il fut refusé comme indigne.

[21] Les trésoriers des parties casuelles et des deniers extraordinaires furent sous Louis XIII : Arnoul de Nouveau, Jacques de Vassan, Jean de Ligny, Guillaume de Flandres, Louis Priart, Honoré Barentin, Jean Martineau, François Sabathier, Denys Marin, Chassepot, Moisel et Étienne Fieuxe.

[22] Maison du Roi, Chambre aux deniers (table), argenterie, vêtements, menus plaisirs, écuries, offrandes et aumônes, prévôté de l'hôtel, Cent-Suisses, vénerie et fauconnerie, maison de la Reine, maison de Monseigneur (duc d'Orléans). Les trésoriers et les contrôleurs avaient 2.400 livres de gages, les intendants en avaient 3.000.

[23] Ordinaire et extraordinaire des guerres, artillerie, fortifications, lignes suisses, troupes de la maison du Roi. — On trouve les noms de tous ces trésoriers dans la Chasse aux larrons, par J. BOURGOIN, p. 87.

[24] Bâtiments, ponts et chaussées. — Voyez les chiffres à l'Appendice.

[25] Édit de juin 1627. — BOURGOIN, Chasse aux larrons, p. 13. — Lettres et papiers d'État, t. II, p. 562.

[26] Déclaration du 21 août 1637. — BIGOT DE MONVILLE, Mémoires, p. 127. — Lettres et papiers d'État, t. IV, p. 455.

[27] Plumitif, P. 2762, fol. 18. — L'ordonnance de janvier 1629 (sans exécution) prescrit d'envoyer chaque année, en octobre, un état des fonds en caisse et des fonds à recouvrer. (Discours de d'Effiat aux notables en 1626.)

[28] Lettres et papiers d'État, t. VI, p. 247. — TALLEMANT, t. III, p 84.

[29] Lettres et papiers d'État, t. II, p. 211.

[30] Suppositions de noms, prêts, délais de payer, compositions sur les comptants, etc., etc. — Cf. les Mss. Godefroy, CX.XX, fol. 133, 341, à l'Institut ; le Ms. 18510, fol. 4262, etc., à la Bibliothèque nationale.

[31] Ordonnance de janvier 1629, art. 364.

[32] Déclaration du 26 novembre 1633.

[33] Lettres et papiers d'État, t. II, p. 209. — RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 222. — ... Feydeau avait fait un prêt au Roi, dont il avait reçu 120.000 livres d'intérêt pour quinze mois, et il s'est trouvé qu'au lien de faire des avances à Sa Majesté, il lui devait 1.700.000 livres des années passées.

[34] ARNAUD D'ANDILLY, Mémoires, p. 437. — TALLEMANT, t. I, p. 260, 261 ; t. III, p. 58 ; t. IX, p. 17. — Un gentilhomme, dans un déplacement de cour, se plaint de ne pouvoir suivre sans argent. La Reine lui dit : Allez de ma part chez le trésorier lui dire que j'entends que vous soyez payé. Le trésorier dit : Monsieur, tout le monde dit de même ; je demanderai ce soir 'e la Reine ce qu'elle veut que je fasse. (Ibid., t. IV, p. 133.)

[35] PONTIS, Mémoires, p. 518. — TALLEMANT, t. III, p. 184. — Ordonnance de janvier 1629.

[36] Lettres et papiers d'État, t. V, p. 240.

[37] M. TOPIN, Louis XIII et Richelieu, p. 243. — Lettres et papiers d'État, t. II, p. 289 ; t. V, p. 507. — RICHELIEU, Mémoires, t. II, p. 557.

[38] PONTCHARTRAIN, Mémoires, p. 383, 461. — Il offrait de les prêter à Sa Majesté de sa poche.

[39] TALLEMANT, t. III, p. 11. — En 1624, quand on parla au Roi des malversations du surintendant La Vieuville, il crut être ruiné, et n'avoir pas de quoi vivre l'année suivante. (BASSOMPIERRE, Mémoires, p. 233.)

[40] Lettres et papiers d'État, t. V, p. 297, 579, 593.

[41] Lettres et papiers d'État, t. IV, p. 648 ; t. V, p. 411. — RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 346. — TALLEMANT, t. II, p. 173.

[42] Lettres et papiers d'État, t. II, p. 689 ; t. VI, p. 675. — RICHELIEU, Mémoires, t. III, p. 97.

[43] Lettres et papiers d'État, t. II, p. 512 ; t. III, p. 99. — RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 462 ; t. II, p. 132, 171.

[44] Gui PATIN, Lettres, t. I, p. 46. — Mémoires, t. III, p. 50. — Lettres et papiers d'État, t. III, p. 648.

[45] Lettres et papiers d'État, t. IV, p. 278 ; t. V, p. 644. — Archives nationales, KK. 1355, fol. 6.

[46] RAPINE, Relation des États généraux de 1614, p. 204, 219, 227, 237.

[47] Cf. Relazioni, Francia, t. II, p. 344 et suiv. — La relation de Correr en 1641 est néanmoins très-curieuse.

[48] BASSOMPIERRE, Mémoires, p. 337. — Archives nationales, KK. 1355, fol. 3. — PONTIS, Mémoires, p. 471. — RICHELIEU, Mémoires, t. III, p. 34. — Édit de juillet 1628. — On donnait parfois assignation sur le produit présumé de la vente de charges non encore créées. (Lettres et papiers d'Etat, t. III, p. 98.) Pour payer Citoys, le médecin ordinaire du Roi, on lui donne les débets de quittance des arrérages de rentes en Poitou, de 1611 à 1636, jusqu'à concurrence de 16.000 livres. (Plumitif de la Chambre des comptes, P. 2763, fol. 149.)

[49] Mss. français, 18510, Bibliothèque nationale. — On vendait souvent à bas prix des assignations en souffrance, à des intermédiaires qui par leurs relations personnelles avec les trésoriers arrivaient à en tirer profit. (Cf. BASSOMPIERRE, p. 97 ; RICHELIEU, t. I, p. 284 ; arrêt du Conseil d'État, 3 mars 1638 ; ROHAN, p. 494.)