RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

LIVRE PREMIER. — LE ROI ET LA CONSTITUTION.

LA MONARCHIE ABSOLUE.

CHAPITRE PREMIER. — LA THÉORIE.

 

 

Idées anciennes sur l'absolutisme. — Les nouveaux droits du Roi. — Nouvelles idées sur la personne et le pouvoir royal. — Le droit divin, son peu de valeur, son danger.

 

La monarchie traditionnelle avait pour base l'ensemble des droits individuels et particuliers, c'est-à-dire la liberté relative. La monarchie absolue reposa sur le seul droit royal, c'est-à-dire sur la servitude. Son triomphe fut donc un grand désastre pour le pays. Jusqu'alors il n'y avait presque pas un homme en France, quelle que fia sa situation sociale, depuis le prince jusqu'au paysan, qui ne jouit d'un nombre infini de droits. Ces droits n'étaient pas tous justes ni raisonnables ; ils entraient souvent en lutte les uns avec les autres ; chacun défendait les siens avec acharnement ; mais on aurait tort de s'en plaindre : l'attachement à ses droits, c'est la virilité d'une nation. Cette jalousie de son indépendance personnelle s'alliait, chez le Français de ce temps, au respect des autorités sociales. Les pouvoirs étant étroitement bornés et réglés, supériorité ne signifiait pas oppression ; infériorité ne voulait pas dire soumission absolue. Cet état de choses n'était pas parfait, il ne valait pas le droit commun, mais il pouvait y conduire. Le vanter sans mesure serait puéril, le condamner serait injuste.

Le caractère distinctif de toute société humaine bien organisée est de protéger le faible contre le fort ; les lois ne sont pas faites pour autre chose en matière civile. En matière politique, les institutions doivent se proposer le même but. Dans une république gouvernée par le nombre, le plus fort, c'est la majorité des citoyens ; dans une monarchie gouvernée par un seul, le plus fort, c'est le souverain. Le droit des minorités dans les républiques, le droit des peuples dans les monarchies, doivent donc être sauvegardés et respectés. Le plus fort, s'il abuse de sa force, devient tyrannique, et provoque la guerre civile dans les républiques ou la révolte dans les monarchies. L'ancien système français avait prévu ce danger.

Le suprême pouvoir appartenait au Roi, et ce pouvoir était légitime, puisque nos pères l'estimaient tel ; c'était le droit monarchique. Mais pour être considérable, ce droit n'était pas illimité. Le droit du clergé, le droit des nobles, celui des corps judiciaires, des universités, des bourgeois, des marchands, celui des états provinciaux, des assemblées des villes, des communautés rurales, enfin des droits généraux appartenant à la nation, sans distinction de castes ni de provinces, se dressaient en face du droit royal. Ces divers droits formaient une constitution politique fort bizarre peut-être, mais non illogique, et à coup sûr assez libérale. Le temps l'avait ainsi construite ; le temps, le progrès naturel, secondé par quelques hommes supérieurs, se serait chargé de l'améliorer[1]. Ce qui est certain, c'est qu'à l'avènement de Richelieu, la France n'était point en esclavage, et que les Français étaient très-ennemis de la servitude[2].

Dufaur de Pibrac disait en 1572 :

Je hay ces mots de puissance absolue,

De plein pouvoir, de propre mouvement ;

Aux saints décrets ils ont premièrement,

Puis à nos lois la puissance tollue...

Les Miron, les Harlay, les Marillac, s'illustrèrent au seizième siècle par des vertus qui, cinquante ans plus tard, les eussent conduits à la Bastille. Quand Fénelon écrivait en 1711 au duc de Chevreuse de se ressouvenir de la vraie forme du royaume, et de tempérer le despotisme, cause de tous les maux, il exprimait l'avis de tous les contemporains de Richelieu, qu'un des plus célèbres, l'avocat Patru, traitait de tyran qui avait aboli toutes les lois, et mis la France sous un joug insupportable.

La révolution qui s'accomplit sous Louis XIII frappa même les représentants des puissances étrangères. L'ambassadeur de Venise écrivait à cette époque : Étrange destinée du Roi actuel d'avoir asservi tous les grands, mis les Parlements et les États de son propre royaume à ses pieds, en sorte que personne n'ose plus contrecarrer sa volonté. Semblable résultat le rend toutefois plus craint qu'aimé, et soumet son gouvernement à des changements d'autant plus dangereux que la France était accoutumée à être autrement gouvernée, et que la force et la crainte sont d'ordinaire des instruments trop faibles pour durer longtemps[3]. La France, disait un diplomate franc-comtois, est obligée de soutenir par la force cette autorité royale, qui s'est si étrangement débordée hors des limites de leurs lois fondamentales[4].

Richelieu avait reproché lui-même au maréchal d'Ancre de vouloir régner par la crainte, moyen très-mauvais pour retenir cette nation, aussi ennemie de la servitude qu'elle est portée à une honnête obéissance[5]... Il avait reproché au connétable de Luynes de mesurer ce grand État par le gouvernement des petites provinces d'Italie, étant aisé de tenir par rigueur un petit nombre de sujets... gens accoutumés à l'obéissance ; mais qu'il n'en est pas de même en France... où l'on a plus accoutumé de porter par douceur à ce qu'on veut qu'y contraindre par force[6]. Le Cardinal, en 1620, allait même jusqu'à préconiser l'insurrection, en cas de violence du pouvoir. Elle sait bien, dit-il avec éloge de la reine Marie, que la défense est juste quand elle est nécessaire[7].

Si nous insistons sur le caractère tempéré et libéral de la monarchie ancienne, c'est qu'elle n'a cessé, depuis deux siècles, d'être calomniée par les uns et ignorée par les autres. Pour complaire au présent, on a vilipendé le passé ; pour faire sa cour, on avança que depuis les premiers siècles, le hasard seul avait présidé aux destinées de notre patrie, et que le sens et la raison y avaient eu peu de part[8]. Puis l'histoire fut dénaturée savamment, et l'on tenta de prouver que le pouvoir royal avait toujours été aussi absolu que sous Louis XIV. Loin de se contenter de la sujétion où l'on vivait, on aspira à porter l'esclavage dans un temps même où l'on n'en avait eu nulle idée[9]. Le ministre de Louis XIII prétend avoir voulu rétablir l'autorité royale au point d'où elle n'aurait jamais dû déchoir. C'est une tromperie ; il a voulu l'élever à un point où elle n'aurait jamais dû monter. Il affecte de retourner aux lois premières de l'État, et considérant le désordre comme nouvellement introduit, parait croire que tout était calme au temps jadis[10]. Ce que Richelieu prend pour du désordre était un état normal ; le conflit des intérêts opposés, c'est la vie d'un peuple libre. Dans une époque encore barbare, ces conflits sont sanguinaires ; dans une époque entièrement civilisée, ils sont pacifiques, mais ils sont inséparables de la liberté. Cette agitation frappe et étonne ceux qui arrivent des pays où tout est arrangé, casé et étiqueté avec cette minutieuse sollicitude de l'autorité, qui épargne à l'honnête homme tout dérangement, en le déchargeant de toute responsabilité, mais en le condamnant à une minorité perpétuelles[11].

Pour détruire les excès, on se crut obligé de détruire les mœurs ; ce fut au nom de la sûreté générale qu'on porta atteinte aux premiers fondements de l'État. Tous furent attaqués, tantôt clandestinement, tantôt avec éclat, mais toujours avec un succès tel par le Cardinal, qu'on peut dire que la France de Philippe-Auguste ne présente pas autant de différence avec celle de fleuri IV que celle-ci avec celle de Louis XIV. L'œuvre royale fut d'autant plus injuste que la nation n'était nullement factieuse ; ses exigences, ses revendications étaient modestes, sa voix se faisait entendre avec respect. Faites en sorte, Sire, disait Talon, le plus hardi des parlementaires, que les actions d'autorité et de puissance ne marquent point à l'avenir les périodes de votre empire ; ne déployez pas facilement les derniers efforts de la royauté. Il importe à votre gloire que nous soyons des hommes libres et non des esclaves[12]. Si le pays, par ses organes autorisés, protestait contre la dureté du Gouvernement, c'est que celui-ci voulait les choses par autorité et non pas par concert[13]... Cependant, disait-on au monarque, il faut maintenir les peuples dans une obéissance non pas aveugle, mais volontaire et clairvoyante... parce que l'amour des peuples étend l'autorité des souverains, non-seulement sur la vie et les biens de leurs sujets, mais dans le cœur, dans les affections et la volonté, qui n'obéissent jamais par contrainte... Possédez cet héritage ; craignez, Sire, d'être craint, et que vos sujets qui aiment leur prince, appréhendent pour lui, mais qu'ils ne l'appréhendent jamais[14]. On voit quelle était la doctrine française. Nous pourrions multiplier les citations, et les emprunter à tout ce que le pays comptait d'hommes éminents, de citoyens intègres. Tous ceux qui, à quelque titre que ce fût, représentaient la France, ne pensaient pas, ne parlaient pas autrement.

La doctrine de Richelieu sur le pouvoir royal fut diamétralement contraire ; nous ne saurions mieux la résumer qu'en empruntant au catéchisme la définition du pouvoir de Dieu. Ce que le divin Seigneur peut sur l'univers et sur les hommes, le Roi le peut sur la France et sur ses habitants. La royauté est une suprême puissance déférée à un seul, qui lui donne le droit de commander absolument[15]... Il faut tenir pour maxime que bien que le prince souverain outrepasse la juste mesure de sa puissance, il n'est pas permis pour cela de lui résister[16]. Il n'appartient qu'au Roi de faire des lois dans le royaume, de les changer, de les interpréter (ce qui s'entend aussi des ordonnances anciennes, lois fondamentales ou coutumes particulières). Si l'on demande si le Roi peut faire tous ces changements de sa seule autorité, et sans en communiquer à son conseil, ni à ses cours souveraines, l'on répond que cela ne reçoit point de doute, parce que le Roi est le seul souverain dans son royaume, et que la souveraineté n'est non plus divisible que le point en géométrie[17]. Un État monarchique, dit Louis XIII, ne peut souffrir qu'on mette la main au sceptre du souverain, et qu'on partage son autorité... La puissance réunie en sa personne est la source de la grandeur des monarchies, et le fondement sur lequel est appuyé leur conservation... L'autorité royale n'est jamais si bien affermie que lorsque tous les ordres d'un État sont dans une dépendance parfaite de la puissance du prince[18]. Les Rois, dit Richelieu, ne sont pas obligés de dire les causes des résolutions qu'ils prennent, et son maitre, mettant cette maxime en pratique, se bornait à répondre aux remontrances de ses sujets ces simples mots : Je veux être obéi ![19] Un prince qui avait commencé son règne par un assassinat politique ne devait pas douter qu'il eût droit de vie et de mort sur ses sujets[20]. Lorsque d'Ornano était en prison, le cardinal conseillait au Roi de le juger pour prouver sa justice, bien qu'il n'ait besoin de justifier ses actions qu'à Dieu[21].

Notre autorité, disait le Roi à propos des duels, se trouve grandement lésée en ce que chaque particulier y dispose de sa vie contre notre intention[22]. Il ne doutait pas davantage que les biens de tous les Français ne lui appartinssent : Le Roi, dit le surintendant des finances, en 1626, pouvait augmenter les tailles autant qu'il eût plu à sa souveraine autorité[23]. Je trouve les maximes toutes changées, remarque quelqu'un après la mort du Cardinal, j'ai entendu dire que nos biens ne sont point au Roi ![24] Peu à peu le prince se mêle de tout, il décrète tout. Rien ne doit plus se passer sans son ordre ou sans sa permission ; la prohibition ou l'injonction, le repos et le mouvement sont obligatoires selon sa parole. Louis XIV donnait à son fils la formule de ce terrible pouvoir : Vous devez être persuadé que les Rois sont seigneurs absolus, et ont naturellement la possession pleine et libre de tous les biens qui sont possédés par les gens d'église comme par les séculiers. Ils sont nés pour posséder tout et commander à tout. La volonté de Dieu est que quiconque est né sujet, obéisse sans discernement[25]. Le monarque ne crut plus qu'il avait été fait pour le monde social, mais comme le Créateur, que ce monde avait été fait pour lui. Heureuse situation que celle d'un État dont le sort est d'agir quand le prince agit, de veiller quand il veille, de tomber quand il tombe ! La volonté d'un individu, à la place des idées de tout un peuple, est-il possible que ce soit là de la grandeur ?

Pareils à des arbres étouffés par l'ombre d'un chêne gigantesque, les autres pouvoirs publics périrent de la croissance du Roi ; ce qui en resta encombra la place, et forma autour de lui un cercle de broussailles rampantes ou de troncs desséchés. Mon premier but, dit Richelieu, fut la majesté du Roi, le second fut la grandeur du royaume[26]. Et en effet, sa première pensée est pour la majesté, c'est-à-dire pour la toute-puissance du Roi. Quand il dit choquer l'autorité royale, il dit tout[27]. La gloire et la grandeur du royaume ne sont qu'au second plan dans son esprit. Aussi, dans sa politique étrangère, où la grandeur du Roi s'identifie avec celle du royaume, a-t-il glorieusement réussi, tandis qu'à l'intérieur il s'est cruellement trompé en s'imaginant que la toute-puissance du Roi, c'était le salut de la France. Quoi qu'il ait dit, quoi qu'il ait fait, le Roi et le royaume sont deux choses distinctes. C'est une erreur de croire le royaume d'autant plus grand, que le Roi en devient plus maitre. Aux yeux du Cardinal, l'obéissance qui n'était pas aveugle, absolue, était déjà de la révolte. Il ne gardait, dit son collègue Brienne, aucune mesure en quoi que ce pût être, sinon en ce qui regardait la volonté du Roi, qu'il tâchait de pénétrer en donnant dans le sentiment de Sa Majesté[28]. C'est qu'il connaissait bien le prince à qui il avait affaire, et qu'il savait trouver en lui un collaborateur aussi zélé que possible. Les Rois, dit le cardinal en 1620, sont si jaloux de leur autorité, qu'ils ne peuvent même souffrir qu'on veuille diminuer les effets de leur puissance, en ce même en quoi ils leur sont préjudiciables[29]. Une fois ministre, il ne se plaignit plus de cet amour excessif d'autorité, il l'utilisa[30]. Il fit de l'omnipotence du Roi la première, la fondamentale, et qui pis est, la seule loi de l'État.

Pour tout réduire au même niveau de soumission, dit Augustin Thierry, il isola la royauté dans sa sphère comme une pure idée[31]. Mais cet isolement du Roi n'était pas de l'abstention, au contraire. En s'élevant au-dessus de tous les pouvoirs, il les absorbait tous en lui. Plus la distance était grande entre le Roi et la nation, plus le Roi envahissait la nation ; il gouvernait de plus en plus du haut de son trône, mais comme Dieu qui gouverne le monde, du haut du ciel[32]. Il fallait à ce pouvoir un principe, on inventa le droit divin.

Voicy celui, dit avec admiration Balzac, qui ne voit rien que le ciel au-dessus de soy, qui ne saurait pécher que contre Dieu seul, pour lequel l'Église qui lance ses foudres sur toutes les autres têtes, n'a que des bénédictions et des grâces... Pour peu qu'il fasse valoir le crime de lèse-majesté, tout ce qui est à autrui peut incontinent devenir sien[33]. Les Rois, dit Richelieu, sont les vives images de Dieu... La majesté royale est la seconde après la divine[34]... On alla jusqu'à dire : Le Roi est la loi vivante, il est comme l'autel devant lequel nous fléchissons le genouil. Pour faire passer des conseils sévères et des vérités utiles, un magistrat eut la faiblesse d'avancer dans une harangue : que la personne des souverains jouit d'une espèce de divination, leur prévoyance participant du privilège des prophéties, et de la certitude des oracles[35]. On parla de Leurs Majestés divine et humaine pour désigner Dieu et le Roi, comme on aurait parlé de Leurs Majestés française et espagnole pour désigner les Rois de France et d'Espagne[36]. Dieu devint un Roi plus important que les autres, ou plutôt le Roi devint un Dieu de second ordre, un vice-Dieu. A coup sûr, dans l'esprit d'un bon sujet, selon Richelieu, il ne devait pas y avoir autant de différence entre Dieu et le Roi, qu'il yen avait entre le Roi et les simples Français. Un prince comme Louis XIV qui décida et obtint que toute la cour ôterait le chapeau devant son lit, qui trouva des degrés entre la majesté de sa botte droite et la majesté de sa botte gauche, qui consacra un chapitre d'édit aux honneurs dus à son bouillon, le jour où il prenait médecine[37], un pareil prince était de la race de ces Césars qui se firent diviniser de leur vivant. Et en effet, si le Roi régnait en vertu d'un droit surnaturel, s'il était aussi absolu que Dieu, il fallait nécessairement admettre qu'ayant un pouvoir quasi divin, il avait une capacité quasi divine, que Dieu parlait par sa bouche, ne le quittant pas, l'inspirant sans cesse.

Cette assimilation inouïe et sacrilège entre le représentant d'une dynastie, légitime par son ancienneté, par le consentement des peuples, mais précaire et périssable comme toutes les choses humaines, et le Seigneur éternel, immuable et infini, cette assimilation fut poursuivie sans relâche ; le droit du Roi ne fut plus un droit, ce fut un dogme. Ces plates maximes tirées du droit romain, par lesquelles on avait remplacé notre vieille constitution, on les envoya plus tard à l'éloquence de Bossuet, pour recevoir une couverture religieuse : Le prince, dit ce grand orateur peu digne d'admiration comme homme politique, ne doit rendre compte à personne de ce qu'il ordonne... les princes sont des dieux, suivant le témoignage de l'Écriture, et participent en quelque façon de l'indépendance divine... le trône royal n'est pas le trône d'un homme, mais le trône de Dieu même... le service de Dieu et le respect pour les Rois sont choses unies... le prince, en tant que prince, n'est pas un homme particulier, tout l'État est en lui, la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne... comme en Dieu est réunie toute perfection et toute vertu, ainsi toute la puissance des particuliers est réunie en la personne du prince[38]...

Que de semblables thèses aient été soutenues par les souverains et par leurs ministres, cela est odieux ; mais que des premiers pasteurs de l'Église, successeurs des apôtres, les aient appuyées, cela parait inexplicable. Montesquieu dit avec raison : que la religion chrétienne est éloignée du pur despotisme, que nous devons au christianisme un certain droit politique[39]. C'était un principe chrétien, que le gouvernement n'était pas une domination, mais un ministère ; que la royauté existait pour l'utilité des peuples, et non les peuples pour le bon plaisir de la royauté. Comment ces sages idées avaient-elles été méconnues par ceux-là mêmes qui avaient mission de les répandre ? Le voici : Des théologiens trop zélés, oubliant que le royaume de Dieu n'est pas de ce monde, avaient fait du vicaire de Jésus-Christ le monarque temporel de toute la chrétienté ; ils lui avaient faussement attribué un pouvoir arbitraire sur les matières laïques qui ne le regardaient pas. Justement inquiets de ces prétentions, les princes avaient répondu en appelant du Pape à Dieu ; ils avaient récusé le Souverain Pontife, et affirmant ne tenir leur trône que de l'Éternel, déclaraient ne devoir compte de leurs actes qu'à Lui seul. Les casuistes romains, comme le Père Santarel, disaient : que le Pape a pouvoir de punir et de déposer les Rois, non-seulement pour hérésie et pour schisme, mais pour un crime, pour leur insuffisance ou négligence[40] ; qu'il peut non-seulement tout ce que peuvent les princes séculiers, mais même faire de nouveaux Rois et diviser les empires ; que les princes gouvernent les États comme en ayant commission de Sa Sainteté, qui les pourrait gouverner par elle-même. A quoi Richelieu répondait : Qui est le prince à qui on ne puisse faussement imputer des crimes ou de l'insuffisance à gouverner ? Qui serait le juge de ces choses ? Ce ne serait pas le Pape, qui est prince temporel, et n'a pas tellement renoncé aux grandeurs de la terre qu'il y soit indifférent. Il n'y a que Dieu seul qui en puisse être juge ; aussi les Rois ne pèchent-ils qu'envers lui, à qui seul appartient la connaissance de leurs actions[41].

Pour échapper à l'autorité du Pape, qui, en matière temporelle, était inacceptable, le Roi ne reconnut plus que l'autorité de Dieu, c'est-à-dire qu'il n'en reconnut aucune, puisqu'il supprima tout contrôle humain. Les ultramontains et les gallicans étaient également dans le faux. Le parti français n'admettait pas plus que le Roi l'immixtion du Souverain Pontife dans le domaine laïque. Le Parlement et les états généraux le prouvèrent plus d'une fois, en proscrivant avec sévérité les ouvrages qui préconisaient ces maximes, mais ils n'admettaient pas pour cela l'absolutisme du Roi. La France, dans son immense majorité, était hostile à la théocratie, mais hostile aussi à l'autocratie. Si elle secondait le Roi dans sa lutte contre la première, ce n'était certes pas avec la pensée de tomber dans la seconde. Le Roi repoussa l'une avec le pays, et s'attribua l'autre malgré le pays. Son argumentation est fort simple : Le Pape n'a pas à intervenir dans les affaires temporelles des souverains, parce que les souverains ne dépendent que de Dieu ; s'ils sont les représentants, les envoyés du Très-Haut, leur puissance est une émanation de la puissance divine[42] ; on leur doit donc la même obéissance qu'à Dieu lui-même[43]. La mise en pratique d'une pareille théorie était à elle seule une révolution. Le Roi fut secondé dans cette tentative par l'école gallicane, qui, par défiance d'un maitre spirituel résidant à Rome, se donna un maitre laïque résidant à Paris. Appliquant aux descendants de saint Louis ce que les prophètes de l'Ancien Testament disaient de la race de David, elle feignit de confondre le Roi moderne de France avec les Rois d'Israël et de Juda, et finit par les assimiler complètement. Prétendre limiter le pouvoir du prince devint un péché aux yeux de certains prélats qui regardaient comme un acte méritoire de limiter le pouvoir du Pape. Ceux qui avaient appuyé ce nouveau dogme furent les premiers à en souffrir. Un Roi de droit divin était, en politique, ce que le Pape, institué aussi par le Christ, était en religion ; et dans un pays où le temporel et le spirituel, si étroitement unis, vivaient dans une intime association, ces deux égaux, le Roi et le Pape, ne devaient pas tarder à se choquer et à se combattre. De là la régale, le gallicanisme...

Il faut aussi le remarquer, le droit divin était une fiction. Il pouvait exister chez les Juifs, parce que Jéhovah intervenait sans cesse dans leurs affaires politiques, et par ses prophètes et par ses prêtres leur désignait leur chef. Il peut encore exister dans les pays où le chef politique est en même temps le chef religieux, comme la Perse, la Chine ou même la Russie, parce que le chef religieux déclare, au nom de la religion, que le droit le plus sacré est celui du chef politique, qui n'est autre que lui-même.

Mais chez un peuple où ce droit n'a jamais existé, où les Rois ont commencé par être nommés à l'élection, où l'on s'en souvient, où les preuves en abondent, se proclamer Roi de droit divin, c'est imiter le petit-fils d'un paysan, qui viendrait parler de la noblesse de ses aïeux, dans une campagne où chacun aurait vu son grand-père pousser la charrue. De plus, la royauté affirma cette doctrine nouvelle, au moment où le libre examen, le goût des recherches historiques, de la discussion, gagnait tous les esprits. On ne se fit pas faute de soumettre au scalpel de la pensée cette nouveauté dangereuse du droit divin. Le jour où l'on commença à y réfléchir, la théorie fut battue en brèche, silencieusement d'abord dans l'opinion des philosophes, puis à mots couverts et tout à fait timidement par quelques écrivains, qui ne prévoyaient pas bien eux-mêmes toutes les conséquences de leurs ouvrages. Louis XIV les réprima avec une violence inouïe, au point que la France parut se déshabituer de la liberté, comme les prisonniers de voir le jour ; mais le mouvement reprit de plus belle à la mort du monarque valétudinaire. Comme le droit divin rentrait dans la catégorie des vérités de foi, et non des vérités démontrées, du moment qu'on le mit en doute, il n'y eut pas moyen de le soutenir. Au premier coup de plume, tout l'édifice s'écroula. Au lieu de ces fermes assises que saint Louis, Charles V ou Henri IV avaient données à la monarchie, à savoir le consentement des peuples, la longue suite de princes de la même race, le droit traditionnel, on ne s'appuyait plus que sur une abstraction qu'un mot pouvait détruire, et que les plus éloquents plaidoyers ne pouvaient relever.

Le Roi reconnut trop tard qu'il n'y a de divin que Dieu, et que la parole de Dieu ; c'est pourquoi, après avoir été discutée et cent fois mise en question, la religion est sortie victorieuse de cette étamine de la raison humaine, mais la divinité du droit royal s'est évanouie.

Les tyrans, pour s'assurer, dit La Boétie, ont toujours tâché d'accoutumer le peuple envers eux, non pas seulement à l'obéissance, mais encore à la dévotion... Que dirai-je d'une belle bourde que les peuples anciens prirent pour argent comptant ? Ils crurent fermement que le gros doigt d'un pied de Pyrrhus, roi des Épirotes, faisait miracle, et guérissait les maladies de la rate[44].... On voit comme légèrement La Boétie parle à mots couverts de la guérison des écrouelles. Il traite avec la même irrévérence les accessoires légendaires de la monarchie : la sainte ampoule, l'origine des fleurs de lys, celle de l'oriflamme, qu'il appelle les échantillons de la divinité. Il les met sur le même rang que les anciles (boucliers envoyés aux Romains par les dieux), et n'en veut pas mescroire, n'ayant aucune occasion de l'avoir mescru, mais laisse cela à la poésie française, qui pourra s'y escrimer encore quand cela n'y serait pas[45].

C'était au milieu du seizième siècle que l'ami de Montaigne écrivait ces ligues. En parlant des légendes royales, il a envie de rire, et il s'en vante. Ce rire ne sera pas tout d'abord communicatif ; tel de ses contemporains, comme Pasquier, reconnaît que ces traditions sont fabuleuses, mais estime qu'il est bien séant à tout bon citoyen de les croire, pour la majesté de l'Empire, bien qu'elles ne soient aidées d'auteurs anciens. Le doute, qui avait peu d'importance sous l'ancien système, fut éminemment subversif sous le nouveau. Quand la monarchie devient une religion, l'incrédulité devient une révolution[46].

Or la transformation de la royauté féodale en royauté de droit divin rencontrait dès le début de la résistance. On parlait déjà sous Richelieu de réformer les royaumes et de changer leur gouvernement ; il était question du public et du siècle. Rapine déplorait la liberté mourante, et le mal de la France, bien vieille et caduque[47]. On commençait à découvrir, vers 1623, la compagnie des Rose-Croix et des Invisibles, qui prit naissance en Allemagne[48]. Bientôt après Retz parlera du sage milieu qu'il faut garder, entre la licence des Rois et le libertinage des peuples. Les théories absolutistes seront vivement combattues à l'étranger, jusqu'au moment où elles seront ouvertement attaquées en France[49].

Le plus fâcheux est qu'une fois séparés par la main maladroite de Richelieu, et par l'enchaînement logique des faits qui résultèrent de cette séparation, le peuple et le Roi, marchant en sens inverse, s'éloignaient d'autant plus l'un de l'autre qu'ils marchaient davantage, et que plus le temps passait, plus la distance augmentait. Aussi se trouva-t-elle si grande, le jour où après un siècle et demi ils se trouvèrent en présence, qu'ils ne parvinrent pas à s'entendre un seul instant.

 

 

 



[1] Les institutions de l'Angleterre ne sont que le développement naturel de ses anciens usages, successivement modifiés dans leurs détails par la suite des générations, et développés sans cesse, suivant les besoins de chaque époque. Les habitations politiques qui subsistent indéfiniment sont celles qui ont été bâties autour d'un noyau primitif et massif, en s'appuyant sur quelque vieil édifice central, plusieurs fois raccommodé, mais toujours conservé, élargi par degrés, approprié par tâtonnements, et rallongé aux besoins des habitants. (H. TAINE, Ancien Régime, p. 3.)

[2] Le despotisme, dit M. de Sainte-Aulaire, fut proclamé dans un pays où la liberté avait toujours été mal comprise, mais où la servitude n'avait jamais été reconnue. Le droit de remontrances du Parlement, disait d'Aguesseau, était un élément nécessaire entre l'abus de la domination de la part des souverains, et l'abus de la liberté de la part des sujets. Et il ajoutait ce mot profond : C'était un contrepoids au pouvoir plus que monarchique.

Duclos concevait de la même façon la monarchie française, quand il disait : Le pouvoir arbitraire ne détruit-il pas toute monarchie ? (Mémoires secrets, p. 569.)

[3] Mirabile fortuna e stata della Maesta del presente Re, di aver resi soggetti ed obedienti tutti li principi, umili li parlamenti, a suoi piedi e gli Stati del proprio regno in maniera che ninno più ardisce di contrariare alla sue voluntà. Simul termine pero lo rende più temuto, che amato, e sottoposto il suo governo a cambiamenti tanto più periculosi quanto che la Francia e stata solita ad esser altramente governata, e che il timor e la forza riescono di ordinario istrumenti deboli per lungamente conservarsi (Contarini en 1634, Relazioni dagli ambasciatori Veneti, Francia, t. II, p. 302.)

[4] Le baron de l'Isola en 1668.

[5] Mémoires, t. I, p. 150.

[6] Mémoires, t. I, p. 252. (En 1621.)

[7] Mémoires, t. I, p. 212.

[8] BALZAC, le Prince, p. 83.

[9] Ne semblerait-il pas, écrit Boulainvilliers, que les historiens ont eu peur d'offenser le gouvernement présent en faisant seulement connaître quel a été celui des siècles passés ? (Ancien Gouvernement, t. I, p. 317.)

[10] RICHELIEU, Mémoires, t. II, p. 421.

[11] MONTALEMBERT, Avenir politique de l'Angleterre.

[12] Richelieu tint plus d'une fois le même langage dans ces conseils platoniques qu'il adressait à son souverain, et dont il se gardait de profiter lui-même. En 1629, il dit : que les Rois sont obligés d'user soigneusement de leur puissance, et de n'en abuser pas, étendant l'exercice de la royauté au delà des bornes qui leur sont prescrites. (RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 580.)

[13] TALON, Mémoires, t. I. C'est chose dure et étrange, disait-il encore, qu'il soit défendu de se plaindre, et de faire entendre au Roi ses raisons, après lesquelles l'autorité demeurant en sa main tout entière, il aurait toujours le moyen de se faire obéir... Il ne faut jamais, s'il se peut, heurter directement les volontés du Roi, mais plutôt, par prières et remontrances, lui donner le moyen de faire une partie de ce que l'on désire de lui. (Ibid., p. 58.)

[14] TALON, Mémoires, t. I, p. 158.

[15] Souveraineté du Roy, par C. LE BRET, p. 1.

[16] Souveraineté du Roy, p. 512.

[17] Souveraineté du Roy, chap. IX.

[18] Édit de février 1641.

[19] RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 174. — Voyez Conseil secret, X1a, 8387, fol. 72. La doctrine a subsisté dans un certain parti. Un journal de 1829 s'exprimait ainsi : Quand le Roi a dit : Je veux, la loi même a parlé.

[20] Puisque le Roi avait fait mourir (le maréchal d'Ancre), le seul aveu de Sa Majesté couvrait tout autre manque de formalité, autrement ce serait révoquer en doute la puissance du Roi. (PONTCHARTRAIN, Mémoires, p. 464.)

[21] Mémoires, t. I, p. 384.

[22] Déclaration de mai 1634.

[23] BAILLY, Histoire financière de la France, t. I, p. 358.

[24] TALLEMANT, Historiettes, t. VII, p. 34.

[25] Les autres Rois de l'Europe essayèrent aussi de faire prévaloir l'absolutisme, avec plus ou moins de succès. Celui d'Espagne y réussit, celui d'Angleterre y échoua. Le premier des Stuarts disait dans ses ouvrages que le devoir du souverain est d'ordonner, celui du sujet d'obéir. Que le Roi règne eu vertu du droit divin, que Dieu le place au-dessus de la loi. (The true law of free monarchies.) On sait quel fut le sort de Charles Ier, qui tenta de mettre ses maximes en pratique.

La Suède est libre sous Gustave-Adolphe. Le Sénat y jouit au dix-septième siècle d'une autorité presque souveraine. Cependant Clades XII, au siècle suivant, trouvant quelque résistance dans les sénateurs, écrivait de Binder, qu'il leur enverrait une de ses bottes pour commander à sa place. (MONTESQUIEU, Esprit des lois, p. 219, Éd. Didot.)

[26] Hæc prima mea cogitatio majestas Regis, altera magnitudo, regni... Dédicace latine citée par Sainte-Beuve dans ses Lundis. (Bibliothèque nationale, collection Bréquigny, t. CI.)

[27] Si petite que soit la diminution de l'autorité, dit le Cardinal dans ses Mémoires, elle est toujours de grande conséquence, l'expérience nous apprenant qu'il est beaucoup plus aisé de la maintenir inviolable, qu'il n'est pas d'empêcher son entière ruine, quand elle a reçu la moindre atteinte.

[28] BRIENNE, Mémoires, p. 42.

[29] RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 239.

[30] Le cardinal de Retz dit dans ses Mémoires que Louis XIII n'était jaloux de son autorité qu'à force de ne la pas connaitre.

[31] Histoire du tiers état, p. 179.

[32] La décadence de la France date du moment où les souverains ont envahi l'influence publique ; la prospérité de l'Angleterre, du moment où l'influence publique a envahi les souverains. (MONTALAMBERT, Avenir politique de l'Angleterre.)

[33] Le Prince, p. 33.

[34] Mémoires, t. I, p. 502.

[35] TALON, Mémoires, p. 87.

[36] J'observai le Roi (Louis XIII) pendant qu'on lui apportait le Saint Viatique ; je voyais de grosses larmes qui lui tombaient des yeux, qui faisaient connaître évidemment un commerce d'amour entre Leurs Majestés divine et humaine. (Mémoires de DUBOIS, sur la mort de Louis XIII, Édition Michaud, t. XI, p. 558.)

[37] GRANIER DE CASSAGNAC, Histoire des causes de la Révolution française, t. I, p. 462.

[38] BOSSUET, Politique tirée des propres paroles de l'Écriture Sainte, liv. III, art. 2, proposit. 1 à 4 ; et liv. V, art. 1, proposit. 1.

[39] Esprit des lois, p. 407.

[40] On sait que Mariana, dans son livre : De Rege et institutione Regis, et toute son école, ne craignaient pas de faire l'apologie du régicide.

[41] Mémoires, t. I, p. 368. Sous le cardinal, un livre qui contenait les mêmes maximes : Optati Galli de cavendo schismate, fut condamné, par arrêt du Parlement du 23 mars 1640, à être brûlé au devant des degrés du Palais.

[42] Ce système était soutenu sur ordre du Roi, en 1561, par Claude Gousté, dans son Traité de la puissance et autorité des Rois, ouvrage de circonstance tiré des Écritures Saintes, des bons et fidèles auteurs, et des ordonnances de tous les conciles.

[43] Voyez la lettre que le P. Cotton écrivit en 1610, en réponse aux accusations dirigées contre les Jésuites. Il dit que qui résiste aux Rois, ou se rebelle contre eux, il acquiert sa damnation selon la doctrine de l'Apôtre... que l'obéissance leur est due, non parce qu'ils sont vertueux, sages, ou doués de quelques autres louables qualités, mais parce qu'ils sont Rois établis de Dieu.

[44] Servitude volontaire, p. 119.

[45] Servitude volontaire, p. 122.

[46] BALZAC, le Prince, p. 21.

[47] RAPINE, Recueil (sur les états généraux de 1614), p. 440.

[48] RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 286. Il ajoute : Des opinions perverses desquelles le P. Gautier et plusieurs autres ont écrit, cf. aussi l'ouvrage de Naudé, en 1626.

[49] En 1690, notamment, par Locke dans son Traité du gouvernement civil, publié à Londres.