PRÊTRES, SOLDATS ET JUGES SOUS RICHELIEU

 

LA JUSTICE.

CHAPITRE PREMIER. — PARLEMENTS DE PARIS ET DE PROVINCE.

 

 

Leurs membres ; autorité, attributions, immunités. — Devoirs et obligations. — Gages des magistrats ; prix des offices. — Position sociale, la noblesse de robe. — Nominations et réceptions. — Examens, leur peu de valeur. — Hiérarchie judiciaire ; préséance des membres d'un parlement entre eux ; le chancelier. — Ressort des Cours ; créations d'offices nouveaux. — Audiences et vacations ; les palais de justice centres de vie locale. — Esprit judiciaire ; l'égalité devant la loi. — Relations avec le Roi et le ministère.

 

Juger, en France, jusqu'à Richelieu, c'était aussi administrer et presque légiférer. Exerçant à des degrés divers le triple pouvoir exécutif, législatif et judiciaire, soit qu'ils en fussent régulièrement investis, soit qu'ils l'aient usurpé, les juges gouvernaient le pays. Cette confusion, contraire au bon ordre moderne, était le fondement d'une certaine liberté politique et civile. Des magistrats ne gouvernent pas de la même façon que des fonctionnaires, surtout si ces magistrats sont, sans exception, inamovibles, et presque tous héréditaires. L'absolutisme trouve quelque sorte de correctif dans sa durée même ; les traditions du corps formaient un contrepoids permanent à l'extrême autorité du juge. Cette autorité à son tour balançait naturellement l'arbitraire royal. De tout cela résultait une monarchie tempérée.

En étudiant la part de collaboration des Cours souveraines à la confection de la loi, l'histoire s'est trop préoccupée de certains édits politiques ou fiscaux que les ministres tenaient absolument à faire passer ; ce sont là des conflits, et en cas de conflit le souverain avait presque toujours le dernier mot. Mais si l'on recherchait une à une la masse des ordonnances, déclarations et autres décisions royales, et que l'on vît ce qu'en pratique elles étaient devenues, on s'apercevrait que les parlements amendaient, abrogeaient et interprétaient à leur guise, sans que le pouvoir central intervînt, soit qu'il l'ignorât, soit qu'il laissât faire. Aussi faut-il, pour parler de l'état légal du pays, savoir, non pas la loi, mais la jurisprudence. Grande difficulté, parce que si la loi est simple et générale, l'usage est multiple et changeant. Ces lois n'étaient pas toutes appliquées ; celles qui l'étaient ne l'étaient pas partout, ni dans leur entier. Par contre, des usages qui n'étaient codifiés nulle part, avaient force de loi en beaucoup de tribunaux. Comme il n'était pas d'endroit où la justice ne pénétrât, pas de choses dont elle ne se mêlât, pas de gens sur lesquels elle ne prétendît avoir juridiction, elle remplissait le rôle de ce qu'on nomme : l'Administration.

Ainsi l'officier de justice d'autrefois, depuis nos seigneurs du parlement de Paris, jusqu'au bailli seigneurial enfoncé dans les boues du plus modeste village, ne ressemble guère que par la robe au magistrat actuel, dépouillé par l'institution du jury de la justice criminelle, étroitement borné en matière civile par des textes précis, dépendant d'un ministre qui distribue l'avancement, et, s'il appartient aux parquets, simple agent soumis aux fluctuations des partis. L'œuvre de la monarchie absolue consista à retirer aux juges presque tout pouvoir législatif, pour le maintenir au roi seul, et à les dépouiller de l'autorité administrative, pour la confier à des serviteurs amovibles : les intendants. Quant aux attributions judiciaires, Richelieu, sans porter la main sur l'organisation existante, créa une justice à côté : les commissaires. Par cette révolution peu bruyante, mais très profonde, le pouvoir royal, sans se modifier dans la forme, se trouva au fond tout autre...

Malgré les imperfections de sa procédure, l'exagération de ses châtiments, l'impuissance de sa police et l'anarchie de ses juridictions, la haute magistrature s'offre à nos yeux, au XVIIe siècle, avec une dignité qui commande le respect. Les hommes qui la composent ont un vif sentiment de la sainteté de leur profession. Il s'en faut peu que la religion et la justice n'aillent de pair, et que la magistrature ne consacre les hommes comme la prêtrise. L'homme de robe ne saurait guère danser au bal, paraître aux théâtres, renoncer aux habits simples et modestes, sans consentir à son propre avilissement. La soutane qu'il porte est celle du clergé ; avec cette nuance que souvent le clergé la délaisse, tandis que le plus frivole des jeunes conseillers ne peut s'en affranchir. Qu'il soit de robe longue ou courte, tout autre costume est pour lui indécent. Le bon magistrat doit être intègre et sobre, ne point jouer ni chasser, n'être ni parfumé ni teint, ne point rire d'une manière immodérée, ne point parler de choses légères. Il est impossible, d'ailleurs, conclut celui qui trace ces préceptes, de trouver un parfait magistrat. Néanmoins plus d'un personnage ressemble au modèle, et monte à son siège comme à un autel.

En retour de tout ce qu'on exige d'eux, les membres du Parlement jouissent d'une situation hors de pair : Commis par le Roi, dit au Dauphin le premier président de Rouen, et assis en son lieu pour exercer sa principale fonction, qui est de rendre la justice, nous portons ses robes, ses manteaux et ses mortiers, habillements et couronnes des anciens rois ; nous séons en ces places si respectées que les princes du sang même, enfants des souverains dont nous sommes les très humbles sujets, nous les cèdent par honneur... Ceux qui prononcent les arrêts sont assis au-dessous de l'image de Dieu. Ils sont inviolables ; leurs actes font preuve ; ils s'anoblissent eux et leurs familles par leurs charges ; ils ne peuvent être jugés que par leurs pairs.

Quant à Monsieur le premier, qui tient dans la province le timon de la justice, c'est tambour battant et enseignes déployées que les jeunes gens vont au-devant de lui ; c'est au bruit des canonnades, et en passant sous des arcs de triomphe à ses armes, qu'il se rend à son hôtel.

Pécuniairement la situation était moins brillante ; les charges coûtaient cher et les gages étaient modestes. Comparons le capital représenté par les offices aux appointements, pensions, profits directs ou indirects qu'on en retirait, nous verrons qu'ils ne rapportent pas plus de 5 à 6 p. 100 dans les parlements ; par conséquent le magistrat n'était pour ainsi dire pas payé, puisque, s'il était rentré dans la vie privée, le prix de vente de sa charge lui eût procuré le même revenu qu'auparavant. Une place de conseiller au Parlement qui valait 40.000 écus en 1635 et 55.000 vers 1636, était de 2.000 livres d'appointements ; la même place en province achetée 30.000 à 50.000 livres ne donnait que 1.000 à 1 200 livres de gages, quelquefois moins : les conseillers d'Aix n'ont que 600 livres par an. A ce principal s'ajoutent, il est vrai, des accessoires : les épices — sorte de casuel, dont nous parlerons plus loin, l'exemption des tailles et parfois de tous impôts, la dispense du logement des gens de guerre, de la garde des portes ; le sel au rabais, quelques meubles et vêtements fournis chaque année par l'État. Les présidents reçoivent en outre des pensions sur le trésor royal, le traitement de conseiller d'État (2.000 livres) et des gratifications pour leur faciliter les moyens de tenir leur rang. Le premier président, à Paris, touche ainsi une vingtaine de mille livres par an, les avocats généraux 5.000, le procureur général 4.000. Mais que l'on rapproche de ces chiffres le prix qu'ils ont payé leurs charges : des 2, 3 et 400.000 livres, et les dépenses auxquelles ils sont astreints, ils font un marché médiocre.

Les menues indemnités qu'on leur alloue — à Gassion, président de chambre en Béarn, 100 livres pour s'acheter une robe rouge — ne les enrichissent pas. Il faut que le fils d'un commerçant ait hérité 100.000 écus de bien, au moins, pour oser acquérir une charge de conseiller, et y subsister avec honneur. Si Nos Seigneurs de la cour souveraine, dit une satire de la Fronde, ne vont plus au palais :

Comme au temps passé sur des mules,

Avec un clerc, et sans laquais... ;

si, dès le début du ministère de Richelieu, il n'y a juge qui n'ait sa porte cochère, un ou deux carrosses, six chevaux à l'écurie, doubles palefreniers, deux valets de chambre, outre le train de Mademoiselle (sa femme) qui est égal ; ce n'est pas que les emplois judiciaires soient devenus plus lucratifs qu'ils ne l'étaient jadis, c'est que leur obtention à prix d'or est le but de presque tous les détenteurs roturiers de la fortune publique. Les Parlements, sauf celui d'Aix, où figurent les grands noms de Provence, les Forbin, Grimaldi, Foresta, Villeneuve, Coriolis, Sabran, etc., et celui de Rennes, où les plus vieilles races du pays étaient représentées, et où l'égalité entre la toge et les armes avait existé dès le début, les Parlements se composaient exclusivement des familles de haute bourgeoisie : les premiers présidents appartenaient tous à ces couches supérieures du tiers état qui gouvernèrent pendant deux siècles.

Noblesse de robe, très accessible et plus élastique que la noblesse militaire. Cette caste nouvelle ne se recrutait — c'était son défaut — que de familles ayant fait dans la richesse ou l'aisance un stage d'une génération au moins ; elle n'acceptait qu'avec une extrême répugnance un ancien marchand, et repoussait tout net les fils de personnes viles et abjectes comme sergents, bouchera ou ravaudeurs, quoique plusieurs papes et empereurs, remarque gravement un magistrat du temps, n'aient pas été de meilleure extraction. Socialement parlant, les gens de robe formaient un monde à part, supérieur à la ville, inférieur à la cour, où du reste ils ne tiennent pas plus à aller qu'on ne désire les y voir. Courtisans et parlementaires ont peu de contact ; dans les rares occasions où ils se rencontrent, au bal chez le chancelier par exemple, ces derniers sont mal à l'aise ; leurs femmes, par l'absence de ce je ne sais quoi de grâce et d'entregent que donne le grand monde, par l'air et par l'allure seraient prises volontiers pour les filles de chambre des dames de la cour.

Deux abus monstrueux en eux-mêmes : la vénalité des charges d'abord, leur hérédité ensuite, firent la force et la grandeur des corps judiciaires pendant deux cents ans. Ici la moralité des hommes tempéra le vice de l'institution, contrairement à ce qui peut se passer de nos jours sous des institutions plus parfaites ; l'esprit traditionnel, la force de la durée, furent assez puissants pour compenser dans la magistrature ainsi constituée l'anomalie de sa base. Bien que les charges judiciaires fussent vénales, en fait il y en avait très peu sur le marché. Une fois entrées dans le patrimoine de certaines races, elles n'en sortaient guère, comme ces valeurs rares, classées dans des portefeuilles opulents, sur lesquelles il n'est pas souvent donné au public de mettre la main. Le fils succédait au père, le neveu à l'oncle, le gendre à son beau-père.

Le parlement devient une vaste famille ; trois ou quatre frères y siègent ensemble dans la même chambre et des parents de tous degrés à l'infini. C'était un inconvénient : la loi sur les incompatibilités ne fut jamais observée. De plus il est hors de doute que l'on entrait trop jeune au prétoire, et que l'on en sortait trop vieux. Sans cesse des lettres patentes autorisent un père à continuer gratuitement ses fonctions, nonobstant la résignation par lui faite à son fils, à la condition qu'ils ne pourront opiner concurremment dans la même affaire. La Compagnie dut inviter un conseiller à se reposer, ne pouvant souffrir sa décrépitude, laquelle donnait occasion aux Parisiens de dire que ledit sieur, son clerc et sa mule avaient deux cents ans, tant tous étaient vieux. Mais il était de bons côtés ; ces gens-là se tenaient fortement liés, le gouvernement ne les entamait pas à son gré : les cours souveraines, entre ces générations qui se substituent si doucement les unes aux autres, prennent le goût d'une stabilité quasi perpétuelle qui ne messied pas à la justice.

L'examen auquel étaient soumis les fils de juges reçus en survivance, aussi bien que les acquéreurs étrangers, était, il faut en convenir, une chose tout à fait nulle. On faisait mainte plaisanterie au sujet de ces examens. Bien que l'on pût être interrogé sur une foule de matières à la fortuite ouverture du livre sur chaque volume du droit, le candidat choisit en présence de M. le Premier président celle sur qui il parait tomber par hasard. La satire s'applique assez bien aux membres des tribunaux inférieurs, médiocrement instruits pour la plupart ; mais elle n'atteint pas la haute magistrature, peuplée de personnages dont l'érudition aussi profonde qu'étendue, attestée par un grand nombre de travaux, défie presque l'émulation de leurs modernes successeurs. Jamais on n'était refusé pour incapacité — on n'en trouverait pas trois exemples sous Louis XIII, — mais on l'était parfois pour défaut de moralité ou d'âge.

L'opinion exige que l'on ait fait quelque temps fonction d'avocat, porté la robe au palais, avant d'être admis à un office, de même qu'elle tient à ce qu'on ait manié le mousquet comme volontaire, avant de commander une compagnie. Avocat à vingt et un ans, d'Expilly est substitut à vingt-quatre, procureur général à la Chambre des comptes de Dauphiné à trente-quatre ans. Il devient avocat général à quarante ans au Parlement de cette province, et président à cinquante-six ans. C'est le type d'une belle carrière d'homme nouveau. L'héritier d'une grande charge est mis en possession beaucoup plus jeune, mais jamais absolument novice. Un président à mortier demande, à titre de faveur, de résigner à son fils, qui a huit ans de service comme conseiller. En principe, il fallait dix ans d'exercice avant de prétendre une présidence. Quand le Roi, pour les seules places dont il disposât : les premières présidences, violait cette règle, la compagnie refusait carrément de recevoir un chef qui ne lui semblait pas être encore digne d'elle.

Les premiers présidents, en effet, étaient les seuls magistrats nommés par le Roi. La politique et les influences jouaient naturellement grand rôle dans ces nominations, mais on comptait avec l'opinion publique. On ne pouvait confier au premier venu le soin de diriger une assemblée de juges héréditaires, à laquelle obéissait une province. Plus le poste est grand, plus est restreint le nombre des candidats possibles. Quelle affaire que de choisir le P. P. du Parlement de Paris ; il faut contenter le barreau, le parquet, les anciens collègues, les gens de lettres, la ville et la cour ! Comme ces premiers de cours souveraines, quoique représentants de la volonté royale, sont inamovibles, ils n'ont pas de peine à reprendre, une fois installés, la portion de leur indépendance qu'ils avaient peut-être aliénée pour parvenir. L'histoire de leurs rapports avec le gouvernement le prouve assez.

Quant à ceux qu'on nommait les gens du Roi : les deux avocats généraux, et un peu au-dessous d'eux le procureur général, leur élévation toute récente — un siècle avant, le greffier en chef les précédait encore aux cérémonies publiques — ne va pas jusqu'à les mettre sur la même ligne que les présidents aux enquêtes ou requêtes, lesquels ne sont eux-mêmes rien de plus, comme rang, que les conseillers de la grand'chambre. Souvent rivaux, en tout cas indépendants les uns des autres : procureur général pour la plume, avocats généraux pour la parole, les membres des parquets d'alors ne ressemblent en rien à la magistrature dite debout, et effectivement peu stable, d'aujourd'hui. Ils sont propriétaires de leurs charges comme leurs collègues assis, et, comme les avocats ordinaires, plaident si bon leur semble pour les particuliers. Quoique le premier avocat général passe pour le maitre du parquet, la charte des gens du roi est que quand l'un d'eux parle, ses collègues se lèvent en même temps que lui, et se découvrent avec lui, pour marquer que son avis doit être regardé comme leur avis commun.

L'autorité des parlements est collective, non individuelle ; la conduite des affaires appartient à la communauté. Ces premiers présidents qui vont par la ville en robe rouge, s'agenouillent à l'église sur un coussin d'écarlate, et font placer après eux, en séance, les fils du roi eux-mêmes, écrivent à leurs collègues en corps : Messeigneurs, ou Nos très honorés seigneurs et frères, tandis que le Parlement leur répond : Monsieur ou Notre très cher sieur et frère. C'est le Parlement en effet : les fiers présidents à mortier dont on prend l'avis tête nue, les respectables conseillers de la grand'chambre à laquelle les autres doivent porter révérence et honneur, les maîtres des requêtes inspecteurs des justices secondaires, les ardents et jeunes membres des enquêtes, qui possèdent en commun cette juridiction, contestée peut-être, mais si vaste, dont jouit la cour souveraine.

Le chancelier, premier magistrat du royaume, n'eût jamais pensé gouverner ses confrères, comme un ministre de la justice, depuis le premier Empire, mène son personnel. Ce sont des rapports de président à collègues, non de chef à subordonnés. Et pourtant ce garde des sceaux qui donne aux actes de la puissance royale, par l'apposition de la cire verte ou jaune, le caractère authentique dont aucune signature ne saurait tenir lieu, est le pivot de toute l'administration. Le conseil d'État se réunit indifféremment au Louvre ou chez lui, sa rue est sans cesse obstruée de longues files de carrosses influents, à la portière desquels s'accrochent des grappes de tenaces solliciteurs.

Au lieu de réduire le Parlement de Paris aux cent magistrats qu'il avait sous Louis XII, comme on en eut un moment le projet, on lui adjoignit plusieurs fois de nouveaux membres, si bien qu'à la mort de Richelieu il comptait deux cents conseillers, cinquante-six maîtres des requêtes, quatorze présidents de chambre et sept présidents à mortier. Ce nombre est considérable si on le compare à l'état de la magistrature actuelle. Le Parlement de Paris comprenait dans son ressort trente et un de nos départements, et joignait à des attributions plus étendues que celles de nos Cours d'appel, celles de la Cour de cassation en matière criminelle. On jugeait ainsi à Paris près de la moitié de la France ; c'était un gros vice de l'ancienne organisation. Les sept autres parlements : Bordeaux, Dijon, Rennes, Rouen, Toulouse, Aix et Grenoble, n'avaient guère chacun qu'une province. A ces huit Sénats on en adjoignit deux sous Louis XIII.

Il n'y a pas, dit un voyageur anglais, de sessions à Paris comme à Londres (mot qui prouve par parenthèse combien s'identifiaient, dans l'esprit des étrangers, les deux parlements de France et d'Angleterre), mais une seule session non interrompue, excepté pendant le temps des vendanges, de sorte que toute l'année les gens de loi se réunissent au palais pour discuter les affaires. Les vacances étaient plus ou moins longues selon les cours, depuis Aix qui rentrait le 2 octobre, jusqu'à Pau qui ne recommençait à siéger que le let décembre. Par ordonnance de Charles V il était enjoint aux gens de justice de venir au palais incontinent que six heures seront sonnées, ou au moins dans un quart d'heure après. Sous Louis XIII, où beaucoup d'hommes d'affaires donnent leur rendez-vous entre six et sept heures du matin, où l'on peut faire des visites aux dames dès huit heures, les juges ne sont plus cependant aussi matinaux.

Les audiences ont lieu de huit à dix heures du matin depuis la Saint-Michel jusqu'à Pâques, et de sept à dix pendant le reste de l'année. C'est à ces audiences du matin qu'à Paris, dans la Chambre Dorée, on traite les choses d'État et publiques, que l'on juge les causes importantes, à jeun : selon le mot d'un président, on ne doit pas tenir pour avis bien digéré ce qui se fait après dîner. Dès l'aube, on criait dans la Grand'Salle, aussi librement que sur le Pont-Neuf, les pamphlets du jour où parfois les magistrats étaient attaqués ; tandis que dans la galerie pleine de poussière, les langues des promeneurs allaient leur train, et que les boutiquiers d'en bas, debout devant leurs échoppes, guettaient la pratique.

Le prétoire — le plaid — n'est pas seulement le centre de la vie politique, commerciale et mondaine, il est le foyer d'un sentiment généreux : l'amour de la loi. Dans l'enclos du palais toute distinction cesse, toute juridiction étrangère disparaît ; ici, l'évêque doit cacher sa croix et le gentilhomme ôter ses éperons. Devant les magistrats un prince de maison souveraine déposait comme un simple particulier. Le prince de Condé, quoique chef du conseil royal, est forcé, dans une instance qu'il soutient au Parlement, de subir un curateur, parce qu'il n'a pas encore atteint sa majorité. Le comte de Sauli, lieutenant de roi en Dauphiné, ayant comme tel séance au-dessus du doyen du Parlement, est obligé, pour exposer sa plainte en un procès, d'aller se confondre à la barre dans la foule des justiciables. Sont-ils accusés ? les plus grands personnages sont ouïs sur un escabeau, tels que les prévenus ordinaires ; et que leur posture soit modeste, qu'ils ne mettent pas le poing sur la hanche. Les juges ne souffrent aucune affectation d'insouciance. Ils envoient à la conciergerie, pour lui faire abattre les cheveux et la barbe, un seigneur qui, durant son interrogatoire, avait plusieurs fois retroussé sa moustache. Les reines, dans leurs affaires privées, sont soumises aux formes de la justice ; leurs créanciers peuvent les poursuivre ; ceux de la reine Marguerite ne s'en firent pas faute, et l'esprit gouailleur d'alors s'en amusa.

Quand La Bruyère insinue plaisamment : Qu'il n'est pas absolument impossible qu'une personne qui se trouve dans une grande faveur perde un procès, sa raillerie s'applique aux juges de tous les siècles. Les modernes pas plus que les anciens, les pays démocratiques pas plus que les aristocratiques ne sont à l'abri de la pression ni de la séduction. Celui que l'on nommait, en langage juridique, le sieur cardinal de Richelieu usa plus d'une fois de l'une ou de l'autre, dans ses procès privés.

Cependant ils n'étaient pas rares les juges incorruptibles, comme ce M. de Turin que Henri IV fit appeler au sujet d'un procès dont il était rapporteur, et qui intéressait le duc de Bouillon : Monsieur de Turin, lui dit le Roi, je veux que M. de Bouillon gagne son procès. — Eh bien, Sire, il n'y a rien de plus aisé ; je vous l'enverrai, vous le jugerez vous-même. — Et il s'en alla : Sire, dit peu après l'un des assistants, vous ne connaissez pas le personnage, il est homme à faire ce qu'il vient de dire. Le roi envoya chez lui sur-le-champ ; on le trouva occupé à charger les sacs de procédure sur le dos d'un crocheteur pour les faire conduire au Louvre.

Il est une autre vertu qu'on ne peut refuser aux parlements : l'esprit de bon ordre, le loyalisme. Louis XIII s'adresse à eux avec confiance pour obtenir des arrêts contre les ennemis de l'État. Le même souverain n'a-t-il pas mauvaise grâce ensuite à menacer quelques magistrats qui lui résistent de les envoyer dans une compagnie de mousquetaires pour y apprendre l'obéissance ? Ces parlementaires dont la doctrine politique se peut résumer en cette phrase d'une harangue de l'un d'eux : Sire, votre peuple vous doit tout, et vous lui devez justice ! ces parlementaires n'avaient peut-être pas la piété monarchique de Richelieu, qui ôtait son bonnet toutes les fois qu'en public il prononçait le nom de Sa Majesté, mais tout en critiquant le gouvernement, ils ne cessaient de l'aimer.

Qu'on nous permette, sur cette opposition si dynastique, l'observation suivante : les historiens les plus sévères pour les cours souveraines sont les adversaires déclarés de la forme monarchique, qu'ils souhaitent ne pas voir améliorer, mais détruire ; ces révolutionnaires de droit divin seraient désolés que des réformes progressives eussent rendu inutile l'œuvre de 1789.