PRÊTRES, SOLDATS ET JUGES SOUS RICHELIEU

 

L'ARMÉE.

CHAPITRE VII. — L'INTENDANCE. - LE BUDGET DE LA GUERRE.

 

 

La solde, ce qu'elle est, comment elle est payée. — Les vivres et l'entretien des troupes. — Situation matérielle du soldat. — Systèmes adoptés pour la nourriture des hommes. — Logements et cantonnements, pas de casernes. — Transports militaires, train des équipages. — Entretien des régiments à l'étranger. — Hygiène de l'armée, ambulances et hôpitaux militaires. — Invalides, frères lais ; mortes-payes, vétérans. — Administration, inspection et contrôle ; commissaires des guerres et intendants d'armée. — Fraudes et abus ; passe-volants. —Le budget de la guerre ; grands besoins d'argent.

 

Il en restait bien davantage encore dans l'intendance. — L'armée est sur pied, elle est imposante ; à sa tête sont des officiers d'une bravoure extrême. Les citadelles sont en état de se défendre ; les canons sont prêts à tirer ; rien n'est fait encore, car tout peut se défaire en quelques semaines, si l'on n'y prend garde. Il faut les payer, ces hommes engagés pour si petit gain, des mains avides interceptent leur solde au passage. Il faut nourrir les armées ; pour les nourrir, il faut non seulement de l'argent, mais du blé, de la viande, etc. ; or il est souvent plus aisé d'avoir des écus d'or que des miches de pain ; et il est encore moins difficile, en ce temps, de fabriquer le pain que de le conduire à ceux à qui il est destiné. Ce n'est pas tout : il faut des hôpitaux pour réparer les soldats cassés, certains services sanitaires pour prévenir les maladies qui les usent, sans profit pour l'État. Il est bon enfin que, devenus vieux ou invalides, on ne les abandonne pas sur le pavé, parce que la sécurité de l'avenir inspire davantage le goût du métier.

Tout cela eût été impossible à un homme ordinaire ; tout cela se résout, pour un ministre du génie de Richelieu, par une question d'argent. Encore faut-il, pour faire vivre le militaire, ne pas tuer le civil — la poule aux œufs d'or ; — que le budget de la guerre n'écrase pas le budget de l'État, au point d'anéantir l'État. Quand on a l'Europe sur les bras, ce sont des questions qu'on n'a pas le temps de se poser ; l'histoire les pose, admire, mais se permet certaines réserves.

Le chiffre de la solde varie extrêmement, selon les années, parce que tantôt elle consiste seulement dans le prêt, — ce terme est déjà en usage, — tantôt elle comprend le prêt et les vivres. En 1697, on donne au soldat 3 sous par jour, en 1630, on lui donne 9 à 10 sous, mais il doit se nourrir à ses frais ; le gouvernement ne lui fournit que le pain de munition. On appelait montre le jour de la paye, sans doute parce que le capitaine devait faire voir ses hommes au commissaire chargé d'en vérifier le nombre. Par extension la paye elle-même se nomma montre. Rangés sur les remparts de la ville spécialement destinée à cet objet, les hommes émargent à tour de rôle, en regard de leurs noms, sur de grands parchemins, où ils sont alignés comme sur le terrain, en plusieurs colonnes. En principe la montre avait lieu tous les mois. Plus tard, pour diminuer ses charges, le gouvernement espaça de plus en plus les montres ; il donna pour trente-six jours seulement, puis pour quarante-cinq, la somme qu'il donnait d'abord pour trente jours ; ce qui réduisit la solde de moitié. On peut leur faire considérer, s'ils réclament, qu'il n'y a point de troupes en Europe payées sur ce pied-là. Vers la fin du règne, on ne donnait plus à l'armée que trois ou quatre montres par an ; elle ne touchait donc plus de quoi vivre ; d'où la nécessité de la faire hiverner aux frais des paysans, avec des désordres incroyables.

A ceux qui demeuraient assidûment dans leur garnison, on donnait, deux fois par an, une indemnité de 6 à 13 livres pour avoir du linge, des bottes, et autres nécessités, — ce qu'on nomme aujourd'hui le petit équipement. En temps de paix, les soldats honnêtes qui ne volent ni ne pillent exercent tous quelque métier qui les aide à subsister ; même aux gardes le fait est admis ; ils reçoivent en outre d'assez bonnes gratifications, quand ils sont de faction à la porte de quelque prince. En temps de guerre ils vivent dans l'espérance du butin, comme des corsaires ; les chefs jettent des pistoles à ceux de leurs hommes qui ont bien tiré, ou leur proposent des récompenses pécuniaires pour des faits d'armes à accomplir.

Aujourd'hui, la France dépense 1.260 francs par homme et par an. En 1639, où l'armée compte 146.000 soldats, nous avons évalué le budget de la guerre à plus de 86 millions de livres, soit 589 livres par homme, qui, au pouvoir actuel de l'argent, représentent 3.000 fr. Le soldat du XVIIe siècle coûterait donc deux fois et demie plus cher que le soldat du XXe, si l'on pouvait comparer une année de paix à une année de guerre. Mais comme, en 1639, toutes nos armées étaient en campagne, tandis qu'à l'heure actuelle nos troupes sont en garnison, on ne peut dire si, en tenant compte de la valeur de l'argent et des effectifs aux deux époques, la guerre était plus chère sous Louis XIII que de nos jours. Un fait certain, c'est que la nourriture des troupes, soit à cause du prix élevé du pain, soit à cause du défaut d'organisation, était plus coûteuse alors qu'aujourd'hui. L'homme revient maintenant à 55 francs par mois, il coûtait, en 1.627,22 livres, qui multipliées par 5 représentent 110 francs. On estime aujourd'hui la nourriture d'un fantassin à 0 fr. 60 centimes par jour ; tandis que sous Louis XIII, on remettait au soldat pour se nourrir 4 sous, qui valent aujourd'hui un franc. Mais la dépense des munitions était beaucoup moins grande que de nos jours.

L'État, après avoir hésité, pour nourrir l'armée, entre deux systèmes qu'il pratiqua successivement : l'un qui consistait à acheter les vivres à un munitionnaire, et à les fournir aux hommes en nature, l'autre par lequel il donnait aux soldats de l'argent pour se nourrir, finit par s'arrêter à un troisième qui demeura en vigueur jusqu'à la fin de la guerre de Trente Ans. Il mit l'entretien des soldats à la charge des villes, des provinces où ils stationnaient ; et remboursa les États provinciaux et les municipalités de leurs avances, au moyen de deux impositions : les quartiers d'hiver et les étapes, recouvrées sur tout le territoire français, en même temps que les tailles.

Une ordonnance sur les étapes avait tracé quatre grandes brisées, qui sillonnaient la France d'une frontière à l'autre. Les troupes qui les parcouraient étaient nourries gratis par les populations du voisinage ; plus tard les gens de guerre, dont on augmenta la solde en conséquence, durent acheter ce dont ils avaient besoin, au prix du dernier marché. Il faut, écrit Richelieu, que les soldats ne prennent pas un œuf sans payer. Mais le soldat n'avait pas de quoi payer ; la somme qu'on lui allouait était insuffisante. La ration d'un fantassin calculée sur une livre et demie de pain, un litre de vin ou deux litres de cidre ou de bière, et une livre de viande, n'était pas représentée par les quatre sous qu'on lui donnait. Il en était de même du gendarme qui recevait seize sous par jour, du chevau-léger qui en recevait treize et avait à faire subsister deux hommes et deux chevaux. Le gouvernement crut tout concilier en décrétant, pour les vivres fournis aux gens de guerre, un taux légal inférieur au cours réel. Aussi, dès que ce règlement est fait, il n'arrive plus rien dans les villes, et l'habitant crie à la faim... Le cavalier est un saint, pourvu qu'il ne fasse que vivre, en marche, selon l'ordre de la garnison, lequel ne peut monter moins que 33 sols, avec toute sorte de ménage.

On obligea chaque capitaine à avoir un vivandier pour administrer les vivres au prix des marchés. Ces vivandiers pillaient tout dans la campagne ; il fallut les contraindre, sous peine des galères, à s'enrôler dans les régiments où ils voulaient servir. L'État, quand il nourrissait ses troupes en nature, était le premier à fermer les yeux sur les larcins des soldats, à condition d'en tirer profit. Un agent du cardinal écrit très naïvement : que le prix courant du blé entre paysan et paysan est de trois pistoles la charge, mais qu'il en a eu à deux pistoles, attendu qu'il l'a acheté des soldats. Dans les villes assiégées, ou en rase campagne dans les pays ruinés, il fallait bien que l'autorité militaire pourvût elle-même à la subsistance des armées ; elle le fait assez chichement, et encore avec mille peines. Quand les soldats ont épuisé les biscuits, percés par le milieu, qu'ils portent à leur ceinture, ils doivent se sustenter avec une livre de riz par deux ou trois hommes.

Dans les garnisons, où ils ne vivent qu'au jour la journée, dès que l'argent leur manque, si les officiers ne leur en prêtent plus, ils sont réduits à n'avoir pas de pain, car de crédit chez les bourgeois il n'en faut point parler pour eux... Souvent on avait du blé, mais aucun moyen de le réduire en farine. Heureusement le soldat français n'était pas difficile et se contentait de peu. Il n'en était pas de même des régiments étrangers, des Anglais par exemple que nous avions à notre service, sous la régence d'Anne d'Autriche : huit sous par jour et le pain ne suffisent pas, à cette nation carnassière, parce qu'elle n'est pas satisfaite du pain de munition, n'y étant pas accoutumée, et en ayant toujours eu d'autre.

D'organisation administrative, aucune trace, pas même un léger embryon. Aussi, à peine la guerre commence-t-elle, guerre préparée pourtant de longue main, que les vivres font défaut ; à tout moment on a besoin de l'assistance des particuliers. Tout le monde se mêle des approvisionnements : magistrats, évêques, secrétaires du Roi, ambassadeurs à l'étranger. Inutile de dire que Richelieu s'en occupe personnellement, et dans les plus minutieux détails. Ce ministre qui, dans la plénitude de sa puissance absolue, doit appeler encore le Roi à son aide pour fixer le prix du pain, et régler la distribution, est amené à supputer le nombre de livres de beurre, de têtes de bétail et de barriques de vinaigre qu'il faut à telle ou telle garnison. Un inconvénient ordinaire à ceux qui entreprennent des marchés pour le Roi, est qu'ils promettent tout et ne tiennent rien. Le prétexte des voleries que font les munitionnaires, écrit le maréchal de la Force, consiste en ce qu'ils disent qu'on leur rompt les caissons en chemin. J'ajouterai que leurs charretiers, à ce qu'ils me rapportent, vendent le pain, et néanmoins quand je leur commande de faire arrêter les coupables, il ne s'en trouve pas.

Puis, il y avait le gaspillage. — Il ne faut que bon pain, bon vin et bon fourrage, disait le maréchal de Gassion ; le comte d'Harcourt mangeait en public, pour faire voir qu'il n'avait pas de meilleur pain que les simples soldats. Mais c'étaient là des exceptions ; la plupart des généraux voulaient avoir dans les camps un train magnifique ; et chacun s'efforçait d'imiter leur exemple. Aussi, quand on confiait, en certains cas, le soin et la garde de la farine aux principaux officiers de chaque régiment, le remède était médiocre ; certes ils ne la volaient pas, mais ils la dissipaient avec une parfaite insouciance. Le munitionnaire de l'armée de Provence tombe malade, on charge un officier de surveiller la fabrication du pain ; celui-ci s'empresse de faire faire et d'offrir au général en chef 2.000 pains avec de l'anis, 800à chacun des maréchaux, et proportionnellement à tout l'état-major. Il faut donc avouer que l'Édit royal n'a pas tort, quand il se plaint que le peu d'ordre apporté à la distribution des vivres, fait que l'on consomme quelquefois en un jour ce qui devrait suffire pour un mois entier.

Souvent, nous l'avons dit, les vivres existaient, mais on ne pouvait pas les faire parvenir aux troupes. La question des transports militaires, si peu aisée même dans les temps modernes, crée à cette époque des difficultés insurmontables. Ni routes, ni charrettes, ni chevaux, ni charretiers. Par contre, énormément de bagages ; tout le monde en a, jusqu'aux simples soldats d'infanterie, mais personne ne veut les porter. Le capitaine devait se munir de charrettes suffisantes pour lui et sa compagnie, mais il s'en souciait fort peu, trouvant plus simple de prendre celles qui lui tombaient sous la main. Les officiers de tout grade avaient un volume respectable de caisses de tout genre. Les simples fantassins, à qui il était permis d'avoir une charrette à huit ou dix pour leurs hardes, ne s'en contentaient pas ; on eut peine à les empêcher d'entretenir individuellement un cheval. Et tandis que chacun montrait grand souci de ses objets personnels, tout le monde regardait comme au-dessous de soi de s'occuper du charroi général. Richelieu dut y mettre la main, s'initia au métier... secoua les uns, activa les autres : Faut savoir combien porte une charrette, combien pèse le setier de blé... ; il faut des charrettes bien faites, couvertes de toile cirée, à la flamande, pour mettre le pain et farine à couvert. Des chariots de l'armée impériale, montés sur quatre roues, le corps en osier couvert de cuir noir, étant tombés entre nos mains, nous servirent de modèles. De Noyers, avec son esprit organisateur, imagina ce qu'on nomme aujourd'hui le train des équipages. Il propose d'avoir des chevaux, des charrettes et des charretiers supernuméraires, pour remplacer ceux qui se cassent ou meurent. Au lieu d'un capitaine du charroi dans une armée, il en faudrait deux... ; il faut des bourreliers, maréchaux et charrons. Quelque beau que soit un équipage lorsqu'on se met en campagne, il périt en peu de temps, faute de tout cela.

En attendant que le secrétaire d'État de la guerre eût réalisé les vœux qu'il formait là, le transport des vivres demeurait non seulement fort onéreux, mais bien souvent tout à fait impossible. Plus d'une fois les soldats français auraient pu, comme les janissaires révoltés en Orient, accourir au quartier du général, portant en signe de protestation les marmites renversées. Il n'est. pas rare, même après une victoire, de voir l'armée manquer de pain deux ou trois jours ; tantôt les mauvais temps, tantôt l'absence de mulets, comme au pas de Suze, empêchent les subsistances d'avancer. Cette rareté des vivres prend parfois les proportions d'une véritable disette. Dans l'armée de l'Est, en 1637, la nécessité a réduit les uns à mourir de faim, et contraint les autres à piller du pain et du fruit dans les marchés. La bourgeoisie s'est soulevée, en a tué quelques-uns et mis dehors les autres. Cependant la volonté du ministre était formelle ; pour lui, traiter une contrée en pays conquis, c'était dire qu'on voulait la traiter mieux que la France elle-même. Pays conquis ou pays à conquérir avaient droit à toutes ses politesses. Pour que nos citadelles de Pignerol, et des vallées qui en dépendent, ne coûtent rien au peuple d'alentour, il expédie volontiers de France la solde de leurs garnisons. Il agit de même dans les Pays-Bas, et en Lorraine, jusqu'en 1635 ; ce ne fut qu'en présence de la mauvaise volonté persistante des Lorrains à notre égard que, pour les punir, il ordonna que les armées vivraient sur le pays. La Catalogne tira de nous bien de l'argent, on y payait tout comme dans une hôtellerie ; là comme ailleurs on désire ne pas faire appréhender à nos voisins de se soumettre à la domination du Roi. Bien loin d'établir de nouvelles impositions, on oublie de recouvrer les impôts existants. Il n'y a rien de pressé, écrit le Roi à son général en Allemagne, pour l'établissement d'un receveur des droits qui appartiennent à la maison d'Autriche. Je désire penser plutôt au soulagement de ceux dudit pays, qu'à en retirer aucune utilité.

Plus le désir de s'annexer la ville ou la contrée est vif, plus les prévenances se multiplient ; tel est Strasbourg : J'ai été à Strasbourg, écrit de Noyers à Richelieu, pour leur présenter des lettres du Roi, et les faire bien payer de toutes les munitions de bouche qu'ils avaient fournies à l'armée. Nous l'avons fait avec applaudissements, et leur avons distribué quelques médailles du Roi, pour témoignage de l'affection de Sa Majesté envers eux. Ils les ont reçues avec de grandes marques de satisfaction, mais je n'y vois rien à espérer davantage... ; ils sont républicains, et fort amoureux de leur liberté, qu'ils croiraient blessée par le simple mot de protection.

Chaque année, à l'entrée de la mauvaise saison, les troupes étaient cantonnées dans les villes frontières, pour la durée de l'hiver. Comme il n'existait nulle part de casernes, et qu'on n'avait même pas idée d'en construire, puisque l'armée était destinée à disparaître à la paix, les soldats logeaient toujours chez l'habitant. Rude charge pour la population civile ; en Hollande, ce pays modèle de la liberté, on ne donne point de billets pour les loger. Les bourgeois les choisissent eux-mêmes sur la place ; les uns en prennent deux, les autres quatre, et non pas tous d'une même compagnie. Le pays donne deux sous par jour à l'hôte, pour le logement de chacun. Ceux qui restent et qui n'ont point été pris, sont mis dans des corps de garde. Pour l'ordinaire il n'y a que les plus mal faits et mal vêtus qui demeurent sans logement ; quand on les a un peu rajustés il se trouve quelqu'un qui les retire, mais on ne peul l'y contraindre. En France, le logement était obligatoire ; et le soldat a droit au lit, linge de table, pots, écuelles, verres, place au feu et à la chandelle de l'hôte, selon la formule connue. Bien que des règlements eussent défini soigneusement les droits respectifs de l'hôte et de l'homme de guerre, que le nombre des boches et la grosseur de la chandelle fussent spécifiés selon le grade, ainsi que les dates de changement des draps de lit et du linge de table, cette cohabitation donnait lieu à des plaintes perpétuelles. Le gouvernement reconnaît que l'ustensile — le logement avec ses accessoires — servait assez ordinairement de prétexte aux vexations ses soldats ; aussi, faut-il voir comme chacun cherche à s'y soustraire. Sans cesse on écrit au secrétaire d'État pour lui demander, ou lui donner ordre, d'exempter du logement des gens de guerre tel ou tel village qui appartient à ce maréchal, cet évêque ou ce grand seigneur. Le ministre de Noyers donne lui-même l'exemple ; il recommande à la Meilleraye la ville des Andelys à cause que je suis leur voisin à la campagne, et que j'y connais beaucoup d'honnêtes gens, qui méritent d'être favorisés. Certains bourgs s'exemptaient à prix d'argent, et ce furent des exemptions de ce genre, accordées par Marillac dans son gouvernement de Verdunois, qui figurèrent dans le procès du maréchal, parmi les principaux chefs d'accusation.

Un grand arbitraire présida, jusque vers 1638, à cette répartition des troupes sur la surface de la France. Mieux vaut encore en passer par là que de laisser un régiment en état de vagabondage, vivre très mal — on devine ce que cela veut dire — et ruiner une province en un hiver. Quand on imposa partout ces nouvelles contributions : étapes et subsistances, recouvrées en même temps que les tailles, et que l'État employait à rembourser les avances faites par les villes, pour la nourriture des soldats, il s'établit un ordre général des garnisons. Il y avait six armées, on divisa le royaume en six régions. Chaque commandant de corps sut d'avance le lieu où ses troupes devaient hiverner, et jusqu'au chemin qu'elles devaient suivre pour s'y rendre, sans qu'il pût en rien modifier l'itinéraire envoyé de Paris, et les garnisons prescrites.

La question des vivres fit ainsi, sous Richelieu, un progrès notable ; on ne peut en dire autant de la solde. La solde, c'était un luxe ; le gouvernement traite un peu ses soldats comme don Juan M. Dimanche. On envoie une montre à la cavalerie qui est dans Casal, dit Richelieu, mais pour l'infanterie à qui l'on donne pain, vin et viande, on ne juge pas à propos de lui rien bailler, que de bonnes paroles. Nul ne se plaindra de moi que de manque d'argent, écrit Condé, et cette maladie ne se guérit point par embrassades, avec les vieux régiments. L'État, toujours gêné, s'exécute à contrecœur ; M. de Chatillon s'en va en son gouvernement, il a fallu payer deux mois à ses gardes dont il aura besoin. Un intendant des finances trouve, en rentrant chez lui, un homme endormi dans sa salle et le reconnaît. C'était un officier d'armée qui venait souvent solliciter son payement. — Il est temps, dit-il à son secrétaire, de chasser cet homme, il commence à devenir trop importun. Le payement manque toujours, ou parce qu'il n'y a point de fonds, ou parce que celui qui est destiné à cet usage est détourné. Tout ce qui touche à. l'administration des deniers publics est déplorable. Rien que sur les soldes des Suisses, notre ambassadeur près des Cantons, le sieur de Castille, à qui l'on avait donné ce poste pour se remplumer, gagne en quelques années 600.000 livres.

Or l'absence de solde est chose avec quoi l'on ne plaisante pas. Les soldats de Ménillet sont nus et misérables ; depuis le 18 mars (on était alors au 15 novembre) ils n'ont touché que 3 livres 12 sols. La pauvreté fait que les officiers ont désemparé de leurs garnisons, pour aller se rhabiller. Il n'y a à Saint-Dizier, écrit Louis XIII au cardinal, ni trésorier ni munitionnaire et toutes les troupes sont sur le point de se débander, s'il n'y est pourvu promptement. Pour moi, je n'y oserais aller à cause des crieries et plaintes que j'aurais de tous côtés, à quoi je ne pourrais remédier. Sans paye, les régiments fondaient comme la neige au soleil. Une armée (celle du maréchal de Brezé) dont le prince d'Orange disait qu'elle était extrêmement bonne, toute autre qu'on n'est accoutumé d'en imaginer de la nation française, en grandeur d'hommes, en ordre, en habits, était réduite, six mois après, au point que les soldats demandaient l'aumône et mouraient de faim.

Heureusement que les autres nations, sauf la Hollande, n'étaient ni plus riches, ni plus fidèles que nous à tenir leurs engagements ; au contraire. Le duc de Lorraine disait d'un de nos compatriotes : C'est une chose étrange, je n'ai dans mes troupes que ce seul Français, et il est sans cesse à me demander de l'argent, comme si j'en donnais à mes soldats. N'est-il pas vrai, messieurs, dit-il en s'adressant aux autres officiers, que j'ai bien accoutumé de vous en donner ? Les hommes du duc de Weimar, ceux du roi de Danemark étaient aussi accoutumés à ne point toucher d'argent. Cela rétablissait l'équilibre. L'armée impériale souffrait elle-même cruellement du besoin. Elle portait la peine de ses propres fautes ; les généraux ne guerroyaient bien souvent que pour nourrir leurs troupes ; ces hommes, qui n'avaient vécu que pour se battre, en étaient réduits à se battre pour vivre.

La comptabilité militaire, machine vaste et compliquée, depuis lors formée et reformée pièce à pièce à travers les siècles, n'existait pas encore. On cherche, on tâtonne ; il ne se passe pas une période de six mois, en quinze ans, où il n'y ait quelque modification fondamentale au service des trésoriers de régiments. On les supprime, on les rétablit, on les réduit à deux ou trois, on en crée trente ou quarante ; on abolit les anciennes charges, pour les faire revivre quelque temps après sous de nouveaux noms. La vénalité des offices exerce, ici comme ailleurs, ses ravages. Des emplois sans but inventés pour être vendus, et vendus au premier venu, constituent dans l'organisation nouvelle un rouage non seulement inutile, mais nuisible.

Les officiers eux-mêmes, depuis le capitaine jusqu'au maréchal de France, en prenaient à leur aise avec les deniers du Roi. Forcés par l'État de faire souvent des avances, ces gentilshommes qui empruntent en leur propre et privé nom, qui mettent les bijoux de leurs femmes en gage, pour payer leurs soldats, comme fit le marquis d'Huxelles, n'étaient pas des hommes d'argent ; mais il leur semblait, en détournant à leur profit tout ou partie des sommes qui leur étaient remises pour la paye, qu'ils faisaient un emprunt à Sa Majesté, tel que Sa Majesté leur en eût fait un à l'occasion. Le Roi le sait bien, et ne s'en étonne pas outre mesure. Il défend aux officiers le séjour de Paris pendant les quartiers d'hiver, parce que la plupart d'entre eux consomment en débauches, l'argent que je leur fais donner pour leurs troupes. Le cardinal, donnant un corps d'armée à commander au duc d'Angoulême, lui dit : Monsieur, le Roi entend que vous vous absteniez de...  (Et en disant cela, il faisait avec la main la patte de chapon rôti, lui voulant dire qu'il ne fallait pas griveler.)

Une des fraudes principales était les passe-volants. C'étaient le plus souvent des valets d'officiers, des marchands suivant les troupes, ou des gens sans aveu, à qui l'on mettait, pour la revue du commissaire, l'épée au côté, le mousquet sur l'épaule. D'autres fois, c'étaient de vrais soldats que les capitaines se prêtaient obligeamment et réciproquement les uns aux autres, et qui passaient et repassaient ainsi sous les yeux du commissaire, comme ces personnages de comédie qui remplissent successivement plusieurs rôles dans la même pièce. Pour lutter contre cet abus, qui ne fut complètement déraciné que dans la seconde moitié du siècle, le surintendant d'Effiat déposséda les capitaines du droit où ils étaient jusqu'alors de payer leurs hommes ; les commissaires des guerres furent chargés de ce soin. Pourvu qu'on payât les soldats sur des revues certaines, vingt régiments ne coûteraient pas plus que dix, qu'on présupposait complets, et qui ne l'étaient jamais. Énergiquement appuyés par le pouvoir civil, les commissaires des guerres ne rendirent cependant pas les services qu'on s'en était promis tout d'abord. L'emploi était vénal, l'achetait qui voulait ; ni la moralité, ni la position sociale des premiers titulaires de ce poste, n'était en rapport avec l'autorité qu'on leur attribuait. Surveillants, ils eurent vite besoin d'être surveillés ; arbitres entre les officiers et les soldats, ils eurent besoin d'être soutenus contre les uns et les autres. Pour contrôler et diriger les commissaires, autant que pour donner à ces agents isolés la cohésion qui leur manquait, on créa les intendants d'armée. Ce ne fut pas par un édit spécial (que l'on chercherait vainement puisqu'il n'existe pas), mais par des nominations individuelles et successives à cette fonction, qui peu à peu se définit et se généralise. Leurs attributions : tout, sauf le commandement militaire ; l'intendant d'armée est même bien souvent intendant de la province où il réside ; c'est un proconsul. A l'avènement de Louis XIV, sa situation était légalisée ; les règlements avaient fixé ses gages, comme son pouvoir. Déjà il avait ses subdélégués, pour triturer la menue besogne, et veiller à l'exécution de ses décisions. L'intendant était pris dans ce que la robe avait de plus élevé ; par sa fortune, ses alliances, c'était un personnage ; tout différent des pauvres diables de payeurs qui grouillaient dans les bas-fonds de la hiérarchie. Par l'appui aveugle du ministère, ce personnage fut un autocrate ; par ses traditions de magistrat, cet autocrate fut un honnête homme. Il n'eut d'autre vice que le vice qu'il fallait avoir : autorité absolue sur ceux qui étaient au-dessous de lui, soumission sans bornes à ceux qui étaient au-dessus de lui. Nous disons vice, parce que pour la justice et l'administration provinciale proprement dite, confiée à l'intendant, à nos yeux c'en fut un ; mais pour l'armée, ce fut le salut ; ces civils donnèrent aux militaires l'exemple de la discipline.

A la même époque, par les soins des intendants et ceux du clergé, était organisé le service sanitaire. Richelieu préférait même pour cette tâche les religieux aux laïques : Faut donner le soin de chaque hôpital à un ecclésiastique actif et zélé, au lieu de le confier à des maîtres des requêtes qui savent mieux plaindre la misère des soldats blessés, qu'y apporter remède et les faire secourir. Cependant, jusque vers 1639, il n'y eut aucun hospice militaire. Il n'y a guère non plus de médecins. Les officiers riches ont dans leur train des barbiers-chirurgiens ; le plus souvent on se contente des médecins du lieu, de quelques empiriques. Le blessé qui n'a pas de quoi se faire soigner à ses frais, a grand'chance de succomber. Les soldats, dit Arnaud, voient que dans leurs maladies on a moins soin d'eux que l'on n'en a des chevaux, lesquels on fait panser soigneusement, parce qu'on ne les peut perdre sans qu'il en coûte de l'argent pour en avoir d'autres.

L'hygiène était détestable ; la mortalité par les maladies était énorme dans toutes les armées. Une troupe qui campe, dit un rapport officiel, ne peut demeurer longtemps en même lieu sans qu'il y ait une extrême infection par la saleté des soldats, les tripailles des bêtes que l'on tue, et des chevaux qui meurent. Il faut avoir des gens destinés à mettre l'ordre là dedans, car aussitôt qu'une armée a un peu pâti, il ne s'en trouve plus qui le puissent ou le veuillent faire ; les soldats le refusent absolument, et s'ils y consentent, leurs capitaines les en empêchent, en disant que cela est indigne d'eux. Les nouveaux intendants qui se donnaient des peines incroyables pour faire enterrer les chevaux morts, se préoccupèrent à plus forte raison de soigner les hommes vivants. Sur divers points du territoire, on voit des dépenses faites pour les hôpitaux de l'armée, et pour les gens et drogues nécessaires. De plus, à chaque corps, il y eut des Jésuites et des cuisiniers pour donner des bouillons et des potages, à tous les malades qui ne voulaient pas aller aux hôpitaux, un chirurgien et un apothicaire, pour saigner et secourir de médicaments ceux qui en avaient besoin. Les Pères Jésuites semblent cumuler la direction des ambulances avec la charge de l'aumônerie. Comme ambulanciers, ils avaient à leur disposition deux charrettes, des vivres et six moutons tous les jours ; comme aumôniers les susdits Jésuites devaient avoir un soin particulier de se trouver aux occasions périlleuses, pour donner des absolutions générales, après avoir exhorté et tiré des soldats des actes de douleur de leurs fautes.

On s'occupait aussi des invalides ; — des estropiés comme on les nommait — dont la destinée était lamentable. Au moyen âge, le pouvoir civil, d'accord avec le clergé, avait créé dans les abbayes des places de religieux laïques ; mais le temps avait entièrement corrompu cette institution, et au XVIIe siècle on voyait souvent les abbés donner ces places à leurs propres domestiques, en guise de salaire. La portion monacale de ces frères lais, ou oblats, pouvait être évaluée en argent à 100 livres. C'était la retraite des hommes de guerre — soldats ou capitaines — qui n'avaient pas de moyens d'existence. Les autres ne recevaient aucune indemnité ; ils se fussent peu souciés du reste d'aller finir leurs jours en sonnant les cloches, et en balayant les cloîtres d'un monastère. Ceux qui n'avaient pas d'autre perspective que de demander l'aumône ou de mourir de faim, en attrapant de loin en loin quelque don de 10 ou 15 livres au plus sur la cassette royale, s'estimaient heureux d'obtenir ces lettres patentes de religieux lais, qui leur donnaient du moins le vivre et le couvert.

Une maison d'invalides avait été ouverte par Henri IV, rue de l'Oursine à Paris ; ce fut l'idée mère des Invalides grandioses de Louis XIV, que Richelieu tenta d'ailleurs d'exécuter sous son ministère. Oublié par l'histoire, l'essai du cardinal a droit pourtant à une mention. Par un édit de 1633, fut établie au château de Bicêtre une communauté en ordre de chevalerie, sous le titre de commanderie de Saint-Louis, pour la nourriture et l'entretènement de tous les soldats estropiés à la guerre, au service de Sa Majesté. Le projet reçut peu d'accueil, même dans l'entourage immédiat du premier ministre. Un seul bâtiment ne suffira pas, lui écrivit un de ses confidents ; il y a plus de 4 à 5.000 invalides épars en France, qui accourront à Paris comme à leur asile. Retenir ces soldats estropiés dans une maison, c'est un abus ; s'ils sortent, ils pourront jour et nuit voler les maisons en force, se réunir, etc. Il faut les disperser en divers édifices : léproseries, hôtels-Dieu, et autres maisons de piété désertes, qui ne servent à rien. Le temps et l'argent, ces deux puissants facteurs de toute entreprise, que Louis XIV eut à discrétion, et qui manquèrent tous deux à Richelieu, ne permirent pas à la commanderie de Bicêtre d'être fondée sur des bases durables. Au bout de peu de temps, elle était en complète décadence.

L'argent, c'est par lui que nous terminons ces chapitres militaires. Après avoir exposé dans la constitution de l'armée, toutes les difficultés qu'a rencontrées le cardinal de Richelieu, et le génie profond, la dévorante activité avec lesquels il les a pour la plupart surmontées, nous devons ajouter qu'il fut, selon l'expression vulgaire, un terrible et systématique bourreau d'argent. Si le Roi se résolvait à la guerre, disait-il à son arrivée au pouvoir, il fallait quitter toute pensée de repos, d'épargne, et de règlement du dedans du royaume... Sans argent on ne fait rien ; proposez de grands moyens extraordinaires, les Parlements s'y opposent, ils font crier les peuples ; cependant il faut, pour un temps, mépriser cela, et se laissant calomnier, passer outre... L'argent est inutile aux rois, s'ils ne s'en servent aux occasions nécessaires à leur réputation et à leur grandeur, et fermer les yeux à la dépense est le meilleur ménage qu'on puisse faire à leur avantage. Mettant en pratique ces nobles théories, le cardinal ordonne volontiers de faire tel ou tel ouvrage à graisse d'argent.

Et le gouffre financier qui se creuse sous ses pas, et qui devait aboutir à la banqueroute, ne le touche ni ne l'inquiète ; il en prend philosophiquement son parti : Ce qui est bon pour un des maux (intérieur ou extérieur) est mauvais pour l'autre... Il faut trouver des expédients qui pourvoient à tout ; le mieux que faire se pourra. Cependant d'année en année la misère du royaume augmente, et la détresse du Trésor public ne diminue pas, au contraire. Le gouvernement ne peut pas être riche quand le pays est pauvre ; cette vérité économique prit à la gorge les ministres de Louis XIII. Toutefois les écrivains officieux recevaient l'ordre d'expliquer et d'atténuer de leur mieux : Bien que le Roi, écrit Balzac, soit infiniment sensible à la misère et aux plaintes de son peuple, il n'a pu néanmoins s'empêcher de l'amaigrir en le guérissant. De Noyers disait bravement aux évêques de France, lors de l'assemblée du clergé de 1641, que les peuples contribuaient agréablement et sans aucune difficulté par la levée du quartier d'hiver, payé dans toute la France, avec grande promptitude et bonne volonté. Les peuples cependant commencent à faire parler d'eux ; les révoltes générales dans toute la France, et plus encore que les révoltes, cette résistance passive du contribuable qui prend les formes les plus diverses, et se termine souvent par la fuite, apprend du cardinal qu'on a été trop loin. Sans que son esprit soit ébranlé, son ton change : Il est impossible, en ce temps, de ne faire que des choses agréables aux peuples. Il y en a de certaines qui, il est aisé de le prévoir, seront insupportables à ceux à qui on les impose. Trois ans après, il était plus positif encore : A mon avis, le consentement des peuples, dans un temps pareil à celui-ci, vaut mieux que toute la force dont on saurait user en un autre. Et ce qu'il savait de la situation lui arrachait la même année l'aveu suivant, qui contraste singulièrement avec l'assurance du début : Je crains bien qu'à la continue, on ne puisse remédier au défaut des finances.

On disait publiquement qu'après un an ou deux, à toute extrémité, il faudrait faire la paix ou succomber, étant impossible que l'État supportât plus longtemps de semblables charges. Le surintendant Bouthillier, informant en Ise le premier ministre qu'il avait fallu prendre l'argent des rentiers, terminait fort tristement sa dépêche : Ce qui m'afflige est que les fonds extraordinaires se peuvent dire taris, et est à craindre que les ordinaires nous manquent tout à coup en beaucoup d'endroits du royaume... Il est besoin, Monseigneur, de penser à tout cela sérieusement, et est tout à fait nécessaire de régler les dépenses selon les fonds, n'étant plus du tout possible de régler ni trouver les fonds selon les dépenses. Entre eux, les secrétaires d'État se laissaient aller à une franchise naturellement plus brutale qu'avec leur chef. Les traitants nous abandonnent, écrit Bullion à Chavigny, et les peuples ne veulent rien payer, ni les droits anciens, ni les nouveaux. Nous sommes maintenant au fond du pot, n'ayant plus de moyens de choisir entre les bons et mauvais avis. Et je crains que notre guerre étrangère ne dégénère en une guerre civile. Les renseignements de tout genre que l'on peut recueillir, les rapports de l'ambassadeur de Venise par exemple, qui observe tout du fond de son hôtel, avec de nombreux moyens d'information, nous initient au détail de cette lamentable situation.

N'était-il pas possible de faire autrement ? C'est par la mauvaise administration des deniers publics, autant que par la guerre elle-même, que l'on a été amené à faire ce que Michelet nomme une Saint-Barthélemy d'argent. Avec un surintendant honnête et capable, on eût dépensé moitié moins. Le siège de la Rochelle, sous le ministère de d'Effiat, ne coûta que 40 millions.

En effet, le budget de la guerre, en 1639, s'élève d'après nos évaluations, d'accord en cela avec celles de Richelieu et de la plupart des contemporains, à 86 millions, ainsi répartis : sommes entrées à Paris ou en province dans le trésor public, et figurant avec une destination connue dans un des chapitres du budget : 31.500.000 livres ; sommes employées secrètement, ou du moins en dehors de la comptabilité ordinaire, à des dépenses militaires : 30.000.000 de livres environ. Enfin 25 600.000 livres provenant de l'impôt des étapes et subsistances, recouvré et utilisé sur place dans les provinces, pour l'entretien de l'armée.

Ces 86 millions, multipliés par 3 pour avoir leur valeur actuelle, représentent à peu près 430 millions d'aujourd'hui, et comme la population française était moitié moindre que de nos jours, ils correspondent à un milliard. La charge, énorme en elle-même, était presque doublée par les frais de recouvrement annuels, qui montaient à 40 millions, et par les rentes, intérêt accumulé des frais de recouvrement des années précédentes, qui s'élevaient à 28 millions. C'est là l'ombre du tableau. Quelle que soit la grandeur du but — c'est un devoir pour l'historien de le dire — l'homme d'État n'a pas le droit de l'atteindre par tous les moyens. Ce sera au lecteur de juger ce qu'il était possible de faire, avec les ressources limitées du crédit et de la fortune publique au XVIIe siècle, et de savoir si les traités de Westphalie valaient ou non le prix qu'on les a payés.