PRÊTRES, SOLDATS ET JUGES SOUS RICHELIEU

 

L'ARMÉE.

CHAPITRE V. — TACTIQUE ET DISCIPLINE.

 

 

La tactique. — L'art militaire ; il nous vient de Hollande. — Beaucoup de sièges à cette époque, peu de batailles rangées. — On commence à faire faire l'exercice aux soldats. — Lois, règles et usages de la guerre. Sa cruauté ; peu de bonne foi dans les capitulations. — Les prisonniers ; ils sont traités plus doucement à la lin du ministère de Richelieu. — Le pillage ; villes mises à sac. — Les dégâts commandés autour des places assiégées. — Indiscipline des soldats. — Indépendance des officiers. — Ravages et crimes commis par les gens de guerre ; leurs relations avec la population civile. — Répression ; justice et punitions dans l'armée. — Les règlements minutieux de Louis XIV. — Les fonctionnaires civils sont les fondateurs de la discipline militaire.

 

La tactique est l'art de la guerre, l'art de vaincre l'ennemi : mais, pour qu'un général, fût-il doué du plus grand génie, réussisse, il faut qu'il soit obéi aveuglément de ses lieutenants, et ceux-ci de leurs soldats. Il faut aussi qu'il ne manque ni de pain pour alimenter ses hommes, ni de boulets pour alimenter ses canons. Tout se tient ainsi dans l'armée ; le succès d'une tactique habile est lié à l'établissement d'une exacte discipline, et d'une intendance puissamment organisée.

Bien que, dans la rencontre de deux masses d'hommes, il y ait toujours une large place pour l'imprévu, l'histoire militaire du monde prouve qu'une nation mieux armée, disciplinée, approvisionnée que sa rivale, finit toujours par l'emporter. On n'enseigne pas en quelques leçons aux jeunes officiers à gagner la bataille d'Austerlitz ; mais si le bilan de nos guerres, pendant cent cinquante ans, accuse plus de victoires que de défaites, cela doit tenir à ce que nos pères savaient mieux combattre que leurs ennemis.

Les conditions de la guerre ont changé avec la diminution des places fortes. Au XVIIe siècle le territoire était constellé de châteaux forts, hérissé de donjons, moucheté de citadelles qui n'arrêtaient pas longtemps l'envahisseur, mais qui l'arrêtaient à chaque pas. Donc, absence de batailles rangées, presque toujours des sièges ; quantité d'escarmouches, et pour ainsi dire aucun plan. On prend quelque grande place, on avance, on recule, on ravage une province. Les gouverneurs des villes, les capitaines en rase campagne font des partis, — véritables expéditions, — de leur autorité privée, et sans en référer à personne.

Tel est l'état de la tactique, au début de la guerre de Trente Ans. Pour peu qu'on eût ouï parler du métier militaire on était recherché, car personne ne le savait. Dès qu'un homme avait porté les armes en Hollande, on l'écoutait comme un oracle, et tel passait pour grand capitaine, qui depuis n'eût pas été digne de commander une compagnie. En Hollande, les officiers d'avenir allaient faire leur apprentissage : guerre lente, savante ; on restait un an, deux ans, le pied dans l'eau, à bloquer scientifiquement une méchante place. Les Suisses, les Allemands aussi, étaient plus instruits que nous, ils ont leur tactique propre. La dernière en Europe, la France avait adopté l'usage des masses profondes, substituées aux longues lignes sur lesquelles s'étendaient les troupes chevaleresques. Les principales méthodes sur le fait de la guerre venaient de changer au XVIe siècle ; et déjà apparaissaient des combinaisons nouvelles. Gustave-Adolphe diminua les escadrons, pour les rendre plus maniables, renonça aux carrés épais, et plaça son infanterie sur deux rangs. Ce qu'il estimait le plus fort, c'étaient les murs humains, le ferme fantassin en plaine, la poitrine du piquier. Loin de mettre l'infanterie au centre et la cavalerie aux ailes, il les mélangea, intercalant fantassins entre cavaliers, les faisant à l'occasion monter en croupe, manœuvre qui souvent décida la victoire.

Nos généraux imitèrent son système ; on espaça davantage les troupes sur les champs de bataille, on régla l'ordre des marches avec précision ; chaque régiment eut ses batteurs d'estrade (pointe d'avant-garde), ses enfants perdus (éclaireurs) sous la conduite d'un capitaine. La cavalerie protégeait l'avant-garde qu'elle précédait de trois cents pas. De Noyers a l'idée des cadres modernes, quand il recommande d'ajouter des compagnies nouvelles aux vieux corps, où elles sont bien vite disciplinées, plutôt que de créer des régiments nouveaux, dans lesquels au moindre péril l'épouvante se met de telle sorte, que nul châtiment n'est plus capable d'arrêter les hommes.

Les soldats commencent à monter la garde en temps de paix, à faire l'exercice, non pas peut-être une fois par semaine, comme le prescrivaient les ordonnances, mais assez souvent ; fait nouveau paraissant fort curieux. Le Roi commande à son armée diverses figures, avec autant de facilité que le pratiquent les personnages d'un ballet. Pour donner à la duchesse de Savoie une grande idée de nos régiments, on les fait manœuvrer devant elle de toutes les façons possibles, tant pour les évolutions que les doublements de rangs par tête, par queue et par demi-rangs, sans qu'il y eût, raconte fièrement Puységur, une seule personne ni des gardes, ni de Piémont, ni de Navarre qui se trompât. Arnaud obligeait ses hommes à porter à l'exercice la hotte sur le dos, avec une pique et une pelle pour se retrancher, et du pain de munition pour plusieurs jours.

Sur d'autres points, les tentatives d'innovation échouent devant les nobles préjugés de l'époque ; impossible d'empêcher les maréchaux de France d'aller essuyer le feu de l'ennemi, en tête des premiers bataillons, les colonels de les suivre la pique sur l'épaule, six pas en avant de leurs officiers, et tous les officiers en ligne, de marcher devant les soldats. C'est là un point d'honneur qu'on n'ose discuter encore. Des difficultés matérielles, inhérentes au temps, s'opposent à certains progrès. Le général communique difficilement avec ses régiments, sans cesse, en campagne, il les égare ; il espère les retrouver, mais il ne sait plus où ils sont ; le ministre n'a pas moins de peine à maintenir ses relations avec les généraux ; en 1635, on ne peut avoir des nouvelles de Hollande que par mer, parce que les garnisons de la frontière tuent tous les Français qu'elles rencontrent.

Rien d'étonnant à cela, tant les lois de la guerre étaient cruelles. La fortune, la vie des vaincus appartenaient au vainqueur. Louis XIII, prévoyant sa prochaine rupture avec le roi d'Espagne, confisque tous les biens des Espagnols en France ; et sans doute Philippe IV agissait de même dans ses États. Après la prise d'une ville, on dépouille souvent de leurs biens les bourgeois qui y demeuraient ; surtout lorsque la capitulation ne comprenait que les soldats, et laissait à la population civile le soin de se tirer d'affaire. Quand Richelieu mit la main sur la Lorraine, il la traita avec une rigueur qui dépasse de beaucoup les procédés récemment employés par l'Allemagne. Il obligea les principaux gentilshommes du pays à venir demeurer en France, dans les villes qui leur seraient prescrites. Les parents dont les enfants servaient contre le Roi, prétendaient ne pouvoir les en empêcher, il leur enjoignit de les faire revenir, sous peine de confiscation de leurs personnes et de leurs biens.

La déclaration de guerre était encore portée avec solennité par un héraut d'armes. Pour rien au monde, on n'aurait manqué à ces cérémonies, ne se fût-il agi que de faire sommation à une place assiégée. A la Rochelle, où il ne se trouve ni un héraut, ni le costume de l'emploi, on accommode une cotte d'armes en hâte, et on la fait porter par un commis de l'Épargne, chargé de jouer le rôle.

La sommation se faisait soit au début du siège, soit au moment de donner l'assaut. Avant que de passer outre, écrivent les maréchaux de la Force et de Brezé au comte de Metternich bloqué dans Spire, nous avons cru être obligés, par la piété et par la raison de la guerre, de vous sommer par ces lignes. Vous nous donnerez votre résolution dans une heure précisément, après laquelle vous ne devez plus rien espérer que la rigueur des armes, et l'entière désolation de la ville. Malheur au gouverneur d'une petite forteresse qui ne tient pas compte de semblables paroles ; s'il est pris, il sera pendu ou fusillé pour avoir été assez fou d'endurer le canon. Aussi, se contente-t-il parfois d'une résistance fictive ; qu'on lui envoie, par grâce, trois volées de canonnade pour mettre son honneur à l'abri, et il se rendra. Peu importe, en pareil cas, que les canons soient de part et d'autre sans boulets, et les mousquetades tirées en l'air ; tel veut seulement ne pas paraître avoir moins fait qu'un collègue, qui n'est pas d'aussi bonne maison que lui. Après avoir ainsi envoyé quelques salves inoffensives. — une façon de pleurer la forteresse, comme on brûlait de la poudre sur le cercueil d'un soldat mort à l'ennemi, en lui rendant les derniers devoirs, — le gouverneur pouvait obtenir la capitulation la plus enviable : sortir mèche allumée, balle en bouche, enseignes déployées, le chien des pistolets abattu. Quand la place avait de l'importance, on échangeait des otages, c'était une règle générale. La courtoisie dont les généraux usaient entre eux, n'excluait pas les bons tours de la guerre ; la mauvaise foi n'avait rien de répugnant. Le gouverneur de Privas sort pour parlementer, on l'accueille, puis, sous prétexte qu'il n'a pas de sauf-conduit, on s'empare de sa personne et on l'oblige, pour sauver sa tête, à aller au pied des murailles ordonner aux siens de se rendre à discrétion. A la prise de Lunel (1622), tandis que les gens de la ville sortaient sans armes avec leurs bagages, les assiégeants, au mépris des conventions, se jetèrent sur eux, les dévalisèrent, et en tuèrent inhumainement plus de quatre cents, avec tant d'impunité, que huit soldats avaient à eux seuls vingt prisonniers.

Peu enviable était le sort des prisonniers ; ils tombent rarement dans les mains d'un homme tel que Montmorency qui, dit aigrement le maréchal d'Effiat, en disposait comme des choux de son jardin, et les renvoyait libres par centaines, sans exiger aucune réciprocité de l'ennemi. La rançon d'un soldat d'infanterie était d'environ 16 livres, peu d'hommes pouvaient la payer ; et s'ils n'avaient pas la chance d'être enrôlés par le vainqueur, ils risquaient fort, après avoir été dépouillés de fond en comble, d'être envoyés en masse aux galères. Personne ne prendra pitié d'eux. S'ils sont riches, ils doivent redouter le sort du marquis de Senecey, pris à la tête du régiment de Piémont, et tué de sang-froid par ceux qui disputaient à qui l'auraient pour en tirer une forte somme. L'adoucissement des mœurs à cet égard, vers la fin du règne, fut caractéristique. A partir de 1642, les archives communales mentionnent fréquemment la présence de prisonniers espagnols, italiens ou allemands gardés aux frais des villes. A Nîmes, leur nourriture coûte 1.000 livres ; deux tailleurs d'habits sont payés pour leur servir de geôliers. A Sens, pour quatre-vingt-dix-sept prisonniers de guerre qu'elle est chargée d'entretenir, la ville dépense 9.000 livres.

Il n'en était pas de même de l'habitude du pillage, si admise, si générale, qu'un capitaine se félicite comme d'un résultat aussi beau que surprenant, d'avoir pu empêcher ses jeunes cadets gentilshommes de piller. Dire d'une troupe qu'elle néglige les occasions de profit, et s'attache uniquement aux avantages pour lesquels on fait la guerre, ce n'est pas un mince éloge en ce temps-là. Entre deux armées en présence, le pillage réciproque était si fréquent qu'il créait une espèce d'échange involontaire, le même butin servait à tour de rôle aux mêmes belligérants. Certains villages, théâtre des opérations, obtenaient une sauvegarde qui les exemptait du pillage, autrement ils eussent été vite anéantis. Ces traités particuliers subsistèrent, quoique prohibés par le gouvernement français.

Suivant ce précepte que la guerre doit vivre de la guerre, les puissances qui n'avaient pas de quoi payer leurs troupes promettaient la liberté du pillage ; celles mêmes qui les payaient, voyaient dans le butin un encouragement pour les soldats à faire de bien en mieux dans l'avenir. Il était des pillages commandés : faire le dégât autour d'une ville assiégée, est un procédé usuel de la tactique. Dans sa simplicité, une pareille expression en dit long. C'est la dévastation méthodique, à laquelle trois et quatre mille hommes sont employés ; il s'agit de changer en désert un rayon de quatre et cinq lieues. Maisons, chemins, champs cultivés, édifices publics, tout doit disparaître ; si quelque propriétaire tente de protéger son bien contre les abus de cette stratégie barbare, il est mis à mort. Le paysan essaye de lutter par la ruse ; il évitera d'assembler ses épis en gerbes, et les laissera étendus à terre pour qu'ils soient moins faciles à brûler au temps de la moisson. Mais un général qui connaît son métier n'est pas déconcerté pour si peu. Il fait faucher le blé encore vert, car, s'il attendait à le brûler quand il serait mûr, le feu ne brûlerait que la paille, et le blé demeurerait. Il faut tout bien considérer d'avance, lorsqu'on tient, comme Monsieur le Prince dans la guerre de Languedoc, à faire un dégât avec affection.

La ville prise par composition se rachètera parfois du pillage, moyennant une somme fixée à l'amiable ; mais il ne faut pas trop s'y fier, l'ennemi se paye volontiers en nature, après avoir été payé en argent. Soubise prend les Sables d'Olonne, reçoit 20.000 écus pour ne point permettre le pillage, le permet cependant, et s'excuse en disant qu'il l'avait promis à ses soldats avant la capitulation. Que sont des manques de paroles, dont la bourse seule pâtira, auprès des actes de férocité dont les armées se rendent coupables ? Quel sort attend la place emportée d'assaut, mise à sac ? L'imagination demeure frappée de terreur, en évoquant les figures sinistres ou affolées, les scènes de carnage et de pure sauvagerie, renfermées en ce seul mot : le sac. Tout le monde les connaît ; elles ont traîné dans toutes les histoires, ces descriptions effrayantes, de la triple folie combinée du vin, du sang et de la chair ! A Magdebourg, pris par l'armée impériale, cinquante-trois jeunes filles sont, décapitées dans une église où elles s'étaient réfugiées, des milliers de femmes et de filles sont déshonorées devant leurs époux ou leurs pères, les Croates embrochent des nourrissons en riant, et Tilly, le général vainqueur, refuse de mettre un terme à ces horreurs, en disant : Il faut bien que le soldat s'amuse, après tant de travaux et de fatigues. On finit par incendier la ville entière, et il ne resta des maisons que les quatre murs. L'armée française se conduisait d'une manière analogue à Tirlemont, en Flandre. Deux maréchaux, en voulant sauver les églises, courent fortune d'être tués par leurs propres soldats. Ceux-ci, lorsqu'ils n'eurent plus rien à piller, se jetèrent les uns sur les autres pour se dépouiller mutuellement, tant qu'il en demeura deux cents de morts sur la place.

Avec de pareils gaillards, aucune discipline possible. Les devoirs ordinaires d'un soldat, dit Pontis, sont d'avoir grand soin de ses armes, de se rendre exactement au drapeau quand on doit monter la garde, de faire exactement sa sentinelle, de bien obéir jusques aux moindres officiers, de ne point faire de friponnerie et enfin de ne point jurer le nom de Dieu. Rien qu'à parcourir cette nomenclature, on devine que ces devoirs ordinaires du soldat ne sont point ordinairement remplis. En lisant les détails d'un procès fait à plusieurs gentilshommes, gendarmes de la compagnie du cardinal, qui avaient fait partie d'arrêter des coches sur les grandes routes comme une chose toute naturelle, on suppose que l'honnêteté ne devait pas être bien scrupuleuse dans les rangs des régiments moins choisis.

Un soldat brave et de condition hésite peu à faire un coup pour se mettre à son aise. Quand il y parvient, il dit du bien de son général, et s'enivre en buvant à sa santé ; mais il le donne à tous les diables lorsqu'il faut endurer la faim ou la fatigue, ou les intempéries. Les gardes ne voulaient pas même marcher Cil rang pour aller faire leur service à Saint-Germain, chez le Roi ; les uns prenant le devant, et les autres marchant derrière, sans qu'il y en eût souvent douze ensemble, avec les officiers qui les conduisaient. Les cadets se regardaient comme élevés par leur naissance au-dessus de toutes les règles ; on a peine à obtenir d'eux de ne quitter leurs armes et de ne monter à cheval qu'après être sortis de Paris, lorsque le capitaine y monterait.

Entre les officiers, pas plus de discipline ; tout le monde veut assister aux conseils de guerre, tout le monde veut y donner son avis ; ceux qui n'y sont pas convoqués s'y trouvent d'eux-mêmes. C'est le gâchis ; on demeure quatre et cinq heures en conseil sans aucune bonne résolution et sans exécution de celles qui s'y prennent. Un subalterne mécontent ne craint pas de mettre l'épée à la main vis-à-vis de son chef, ou de fomenter la révolte contre lui. J'ai vu, écrit à un mestre de camp le secrétaire d'État, que vous aviez installé le sieur X... comme capitaine dans votre régiment, par destitution du sieur X... ; il sera de votre prudence d'empêcher que par la jalousie et mauvaise humeur du lieutenant de cette compagnie, les soldats ne se débandent. Pour se saisir d'un capitaine qui résiste au maréchal de camp, on doit envoyer un prévôt avec des archers, et toute une compagnie de cavalerie.

C'est chose ordinaire de rencontrer dans la campagne des soldats absents de leur corps sans permission. Les Parlements leur enjoignent de rentrer sous les drapeaux, à peine d'être poursuivis comme déserteurs, mais la menace est vaine. D'après l'ordonnance de mn, les colonels devaient passer trois mois par an à leur garnison, les capitaines quatre, les lieutenants et enseignes huit ; mais cette excellente ordonnance n'a jamais été appliquée. Les officiers, en temps de paix, s'en vont chez eux ; un lieutenant parfois demeure seul chargé du soin du régiment. Sans cesse on constate avec étonnement qu'il y a grand nombre de capitaines de cavalerie absents. — On essayera, dit le ministre Servien, d'y apporter quelque ordre. Sans cesse le Roi écrit à un officier de partir incontinent pour tel corps où il devrait être il y a longtemps, vu les divers commandements qu'il lui en a faits. En 1635, à l'armée de La Force, cent quarante-quatre officiers étaient partis sans congé.

François Ier, dans un édit, s'exprimait sans illusion sur le compte de ses soldats : Gens vagabonds, disait-il, oiseux, perdus, abandonnés à tous vices, larrons, meurtriers, violeurs de femmes et de filles, blasphémateurs et renieurs de Dieu... qui sont coutumiers de perdre et gâter tout ce qu'ils trouvent ; battre, mutiler, chasser et mettre le bon homme hors sa maison, faire à nos pauvres sujets plus d'oppresse, de violence et de cruauté que nuls ennemis, fussent-ils Turcs, ne voudraient faire ni penser. Sous Henri II, le connétable de Montmorency et l'amiral de Coligny tentèrent d'établir quelque discipline. — Dieu nous garde de la patenôtre du connétable, et du cure-dents de l'amiral, disaient les gens de guerre ; parce que l'un en disant son chapelet, l'autre en se curant les dents, distribuaient des punitions rigoureuses. Cette sévérité ne leur survécut guère ; à voir les ravages faits par la soldatesque sous Louis XIII, elle ressemble fort à celle du siècle précédent. En 1616, lors de la révolte des princes, bien qu'on n'eût pas livré de batailles, mais seulement négocié trois mois à Loudun, tout l'Anjou fut dévasté par les troupes. Les gens de guerre, disent les États de Normandie, ont empli leurs bourses de nos biens, et finalement défiguré les lieux par où ils ont passé, faisant plus de mal en un jour que la peste et la famine en six ou sept ans. Le passage d'un régiment est un malheur public Des cavaliers qui ont forcé le grenier d'un chapitre, baillent le blé de mesdits sieurs les chanoines à leurs chevaux, et en font grand déluge. On doit composer avec eux le plus gracieusement possible. Ailleurs un commissaire de l'artillerie arrive, porteur d'une ordonnance de 10.000 livres. Le comptable qui n'a pas la somme se sauve. Furieux, le commissaire court avec des archers à la maison de ce fonctionnaire, saisit son bétail, son grain, défonce ses tonneaux, etc. Les gendarmes du marquis de Saint-Croix se présentent à Capbreton et maltraitent les habitants. On pactise moyennant 300 livres par jour. Quand les consuls sont à sec, les exactions recommencent et les cavaliers ne déguerpissent que lorsqu'il ne reste rien à prendre. La duchesse de Longueville donne dans son testament certaines sommes aux villages où les troupes de son fils ont passé, pour ôter de dessus lui l'ire de Dieu, qu'elle craignait que tant de cruautés et d'extorsions lui attirât... Si l'on a feuilleté les documents contemporains, on ne peut tenir son sérieux en entendant le cardinal faire un crime au duc d'Orléans de la mauvaise police de ceux qui le suivent, et qui oublient souvent de satisfaire leurs hôtes. C'est avec un sourire aussi qu'on lit une circulaire où le Roi parle avec horreur des ennemis : qui ont brûlé les églises, renversé les autels, et fait cesser le culte divin en divers endroits... ; alors que Richelieu, dans ses Mémoires, nous confie que souvent nos propres soldats, qui étaient de toutes religions, frottaient leurs bottes des saintes huiles, rompaient les images de la Vierge, foulaient aux pieds le Saint-Sacrement et tiraient des mousquetades au crucifix.

Rien n'est plus simple que de prescrire aux troupes de coucher dans leurs quartiers, de décider que de cinq à six heures du soir, les soldats devront rentrer chez eux, sous peine de trois traits de corde ; mais comment empêcher des régiments, qui ne sont pas payés, de vivre à discrétion sur une province, et de picorer les villages à leur portée ? Le seul palliatif possible, c'était de ne pas les laisser plus d'une nuit à chaque halte, en les obligeant à faire trois ou au moins deux lieues par jour. Si un détachement a trop fait crier une ville, on prend soin de le changer. Le nom du régiment de Saint-Paul est mal venu en Provence, à cause de son précédent passage ; un autre passera plus doucement ; il faut envoyer celui-là ailleurs. Seulement, s'il se trouve bien, il s'incruste et refuse de déloger. On est réduit alors à lever des soldats contre ces soldats, à assembler les communes au son du tocsin, et à tailler en pièces les récalcitrants.

Ces passages de troupes sont si onéreux, que, pour les éviter, les citadins abandonnent leur domicile, et que les municipalités doivent prendre des mesures pour les obliger à y rester. Dans un bourg où l'impôt direct n'est que de 215 livres, l'hébergement de l'armée du comte d'Harcourt en coûte à lui seul plus de 1.000. Un capitaine exige dans une paroisse voisine de la précédente, 63 livres par jour, sous peine de faire vendre les meubles et le bétail des habitants. Les campagnes, écrit le greffier du diocèse de Toulouse, sont en terme d'être abandonnées, à cause des foules qu'elles soufrent ; ceux qui ont des chevaux sont partis pour s'aller remplumer. Dans l'Est, à l'autre bout de la France, Séguier mande à Richelieu que le logement des gens de guerre a réduit cinquante familles sur quatre-vingts à l'aumône ; on a été obligé de les nourrir à leur tour. Il n'y a pas dix habitants du lieu qui couchent dans des draps.

Quoi d'étonnant si l'on voit figurer dans les dépenses communales de nombreux voyages des consuls pour obtenir l'exemption des logements militaires, des présents aux secrétaires de Monsieur le Général, de Monsieur le Mestre de camp, dans le même but, des emprunts importants dont le montant est offert aux capitaines, afin de les détourner de faire leur étape dans la cité ? C'était bien pis encore dans les pays étrangers ; les cavaliers de Wallenstein et d'Anhalt, les fantassins endiablés de Marradas et de Galas, traçaient de la mer du Nord à l'Adriatique un sillon perpétuel de ruines. En Danemark, vers 1630, le voyageur signale des villes grandes et bien bâties, mais intégralement brûlées, où il ne reste plus que les murs, marquant la place de chaque maison. Aussi, l'Électeur de Brandebourg avait-il permis à ses sujets de se faire justice eux-mêmes, en égorgeant sans pitié les soldats impériaux, pourtant ses alliés, surpris en flagrant délit de meurtre ou de pillage. En France, où l'autorité des généraux était moins arbitraire, parce que le pouvoir civil était plus fort, on n'eut pas à déplorer de pareils excès, mais le plus sûr était encore de se protéger soi-même, et les jurades du Languedoc recommandaient aux citoyens qui avaient des épées de les porter au côté dans les rues. A Avallon, un tanneur est tué sans motif par un soldat qui lui loge sept balles aux environs du cœur. En Guyenne, le sang se répand, dit un rapport officiel, comme l'eau sur la terre. Trois ou quatre individus ont, par gageure de moins de quinze sous, et une fois de cinq sous, tiré et tué de sang-froid des hommes avec des arquebuses comme ils auraient fait des oiseaux sur des arbres.

Métamorphoser ces troupes de Louis XIII, hirsutes, farouches, en cette armée souple, lisse et obéissante de Louis XIV, où d'innombrables règlements, observés par tous, ont tout prévu, depuis la façon de retrousser la queue des chevaux, jusqu'à la hauteur des plumets, et à la nature des cuirs de bottes, voilà le problème résolu en moins d'un demi-siècle. Le changement des mœurs, ici comme pour d'autres réformes, seconda l'action du gouvernement.

On a de la peine à comprendre, disait Sully, que dans une nation qui n'a presque jamais cessé de porter les armes, et qui même en a fait son unique métier, on eût attendu jusque-là pour y mettre l'ordre convenable. Selon l'expression du duc d'Angoulême, il aurait fallu plus de potences que de maisons et plus de cordes que d'arbres pour mater les gens de guerre. Les punitions étaient terribles pourtant ; au XVe siècle, les simples capitaines tuaient leurs soldats, sans forme ni figure de procès. Mais cette justice guerrière procédait par saccades, frappait et graciait à tort et à travers ; c'est par les civils que fut instituée la justice militaire et créée par conséquent la discipline. La robe longue, portée par des fonctionnaires bourgeois de divers noms, mais d'esprit identique, mit le holà, et fit cesser le désordre. Ce sont ces robes longues, sauvegarde du peuple, que le guerrier redoute ; c'est en elles qu'espère le citadin et le syndic de commune rurale. Commissaires à la conduite, prévôts, intendants de justice, conseillers de parlements, accompagnent les généraux, entrent en maîtres dans les camps avec leurs codes et leurs paperasses, jamais n'abandonnent la procédure commencée, ont une peine proportionnée pour chaque délit. Ce sont eux, on le verra tout à l'heure, qui compteront sacs de blé et caisses de poudre ; ils écrivent, ils écrivent, là où nul jusqu'alors n'écrivait, et agissent avec ce respect scrupuleux des formes, qui caractérise les hommes de loi, et surprend prodigieusement les hommes d'épée.

Les commandants de régiments étrangers, tels que Batilly et Gassion, demeurent encore seuls juges dans leur corps, sauf les cas réservés : brûlements, pillages d'églises, violements de femmes, filles et religieuses, dont ils ne peuvent donner grâce, mais sont tenus de faire punition exemplaire. Dans le reste de l'armée, le secrétaire d'État dépouillait chaque jour le colonel général, les officiers et les conseils de guerre de la juridiction qui leur appartenait, pour la confier aux prévôts et aux tribunaux ordinaires. Quant aux peines, on tendait plutôt à les adoucir, pour qu'elles fussent mieux exécutées. La mort, les galères, et quelques bizarres châtiments corporels, tels que l'estrapade ou le morion, étaient les seuls moyens de répression. Le morion consistait à donner aux coupables des coups de crosse d'arquebuse, en prononçant en cadence des phrases sacramentelles que la bienséance, dit le bon Père Daniel, ne permet pas de transcrire. On y condamnait le soldat qui battait son hôte ; s'il le volait ou brisait ses meubles, il était pendu ou fusillé ; car les deux genres de mort sont également usités. Dans le dernier cas, l'ami intime du condamné lui servait de parrain, c'est-à-dire lui tirait le premier coup. Plusieurs hommes étaient-ils convaincus d'un même crime, on les faisait tirer au billet, et celui qui amenait le billet de mort était exécuté.