PRÊTRES, SOLDATS ET JUGES SOUS RICHELIEU

 

L'ARMÉE.

CHAPITRE IV. — ARMES, ÉQUIPEMENT, UNIFORME.

 

 

Mousquets, arquebuses et pistolets. — Leur maniement ; lenteur du tir et ses conséquences. — Plomb, poudre et mèches. — La pique ; elle demeure l'arme d'une moitié de l'effectif. — Lances et hallebardes. — Armes nouvelles, mousquets à plusieurs coups. — Arsenaux et armuriers libres. — Fabrication et prix des armes, de la poudre. — Tentative d'établissement du monopole. — Les armes et l'équipement vendus au soldat par l'État. — Uniforme ; n'existe pas encore ; le gouvernement commence à habiller le soldat. — Casaques des sentinelles ; des gardes princiers et de quelques corps. — Insignes et marques distinctives des chefs. — Drapeaux et cornettes ; il n'y a pas de couleur royale.

 

Le mousquet sur l'épaule, la bandoulière au cou, dans la main droite qui soutient le mousquet, la fourchette, dans la main gauche une longue canne, tel nous apparaît l'homme de pied, sur les gravures d'Abraham Bosse ou de Callot. L'invention du mousquet datait du règne de François Ier ; il avait mis près d'un demi siècle à détrôner l'arquebuse à rouet, qui résistait encore, reléguée dans les petites garnisons, appréciée par les gardes bourgeoises des villes pauvres. Le mousquet était lui-même un instrument fort rudimentaire : le mousquetaire devait allumer sa mèche au moyen d'un silex, puis la mettre de côté pendant qu'il chargeait son arme, reprendre ensuite sa mèche et en raviver la combustion ; cela fait, l'enrouler autour du serpentin, la compasser, c'est-à-dire lui donner la longueur nécessaire pour qu'elle atteignit le bassinet ; en effet, le serpentin s'abattait sur le bassinet par la détente d'un ressort, et communiquait directement le feu à la poudre. La nuit, la lueur des mèches trahissait le mouvement des troupes. La nuit, comme le jour, une opération aussi compliquée demandait du temps et permettait à la furie française de jouer son rôle historique. Les ennemis, en face d'un régiment qui fondait sur eux au pas de course, n'auraient pas pu recharger leur arme ; ils ne tiraient donc que le plus tard possible, quelquefois à vingt ou trente pas, quitte à lâcher pied si leur première et unique décharge n'avait pas réussi. Lors même qu'il ne s'engageait pas de mêlée, le nombre des coups était minime, comparé à celui des batailles modernes. Au pas de Suze, après qu'on eut donné six balles à chaque soldat, il n'en resta pas une seule dans les caissons. Les bandoulières (cartouchières en style actuel) les plus larges ne contenaient que douze charges, dans les bourses où l'on mettait les balles. Ces balles de mousquet étaient en France de vingt, et en Hollande de quatorze à la livre. La lenteur de leur tir empêchait aussi les armes à feu de régner sans conteste. Plus d'une fois on délivre des privilèges pour la fabrication de mousquets tirant trois ou quatre coups à volonté par un seul canon et une seule détente. Les fusils à pierre, dont on voit les Anglais se servir dès 1628, ne pénétrèrent chez nous qu'à l'époque de la Fronde ; et l'ensemble de nos troupes n'en fut armé que sous Louvois.

En même temps apparut, au bout du fusil, la baïonnette, qui devait remplacer la pique, vers le début du XVIIIe siècle. Sous Louis XIII, cette lourde pique de quatorze pieds, dont le maniement exigeait autant d'adresse que de force musculaire, que l'on présentait de biais, plate, haute ou traînante, est encore en pleine faveur. Tout capitaine porte la pique sur l'épaule, et sa compagnie renferme presque autant de piquiers que de mousquetaires ; le mousquetaire et le piquier ne peuvent encore se passer l'un de l'autre. L'un est l'attaque, l'autre la défense ; le premier combat de loin, le second de près. Cependant, disaient depuis longtemps les hommes de guerre : le plus de mousquets qu'il peut y avoir aux régiments est le meilleur. Du jour où le fantassin eut appris à se défendre contre la cavalerie, en mettant une arme blanche au bout de son arme à feu, la pique fut vouée à l'oubli.

L'État ne fabriquait pas d'armes lui-même ; Richelieu monta une fonderie de canons, mais pour les mousquets, piques, pistolets ou épées, on s'adressa toujours à l'industrie privée, soit en France, soit à l'étranger. Dans les arsenaux, dans les citadelles, il n'existe que des rossignols hors de service : couleuvrines sur le ventre, vieilles bandoulières, paquets de hallebardes brisées. En revanche, les quincailliers, les armuriers sont abondamment fournis ; le gouvernement est au courant de leurs provisions afin d'y faire appel en cas de nécessité. De plus, il pouvait se trouver chez les bourgeois, en 1637, de quoi armer 50.000 hommes. Le prix des engins de guerre, poudre, mèches, etc., subit donc les fluctuations de l'offre et de la demande, depuis les riches mousquets incrustés d'ivoire des gardes du Roi, jusqu'aux demi-arquebuses qui suffisent aux municipalités, de province.

Achetés en gros par le gouvernement, les mousquets lui reviennent (bandoulière comprise) à 8 ou 10 livres ; les piques à 30 ou 40 sous, la livre de balles à 3 sous et demi, les mèches à 6 livres le cent ; vendus au détail, les mêmes objets coûtent naturellement beaucoup plus. On paye des mousquets jusqu'à 14 et 16 livres et des piques jusqu'à 4 et 5 livres à Toulouse, à Nîmes, à Saint-Sever. Les armes paraissent chères vers 1620, diminuent ensuite, — sans doute la guerre, en multipliant les armuriers, engendra l'abondance, — puis, augmentent à la fin du règne, la fabrication ne pouvant se maintenir en rapport avec les besoins. Plus tard, par suite de l'adoption du fusil, le marché se trouva encombré de mousquets sans emploi, qui furent cédés à vil prix aux soldats de milice.

Pour la poudre de guerre, des faits économiques du même ordre se produisirent, mais en sens inverse. Soit que la matière première fit défaut, soit que les usines fussent trop rares, la poudre qui valait 10 sous en 1615, s'éleva jusqu'au prix d'une livre cinq sols en 1632 ; cependant, il était loisible à tous ceux qui savaient en faire, de la vendre à toutes personnes et en tous lieux. Les ateliers du munitionnaire ne pouvant livrer que 200 090 livres par an, l'État en achetait de divers industriels. En 1634, un partisan, François Sabathier, proposa de tirer des voiries, boues et basses fosses de la ville de Paris, plus de salpêtre qu'il n'en faudrait pour les arsenaux et le public. On lui accorda le monopole de la fabrication. Le nouveau concessionnaire avait pouvoir de faire démolir les ustensiles et moulins des salpêtriers et poudriers. Il exécuta très exactement cette partie de son entreprise, mais il ne put venir à bout de l'autre, et ne fournit rien de ce qu'il avait promis. Ce fut une expérience désastreuse. L'armée avait si peu de poudre que, pour la ménager, on n'en donnait qu'aux sentinelles, et que s'il eût fallu combattre, on en eût été bien empêché. En vain le gouvernement eut recours à l'étranger, particulièrement à la Hollande ; en vain il rendit aux fabricants dépossédés le droit qu'il leur avait enlevé ; comme il est plus aisé de détruire que de créer, l'État paya cher l'atteinte portée à la liberté de cette industrie, au moment où elle lui était le plus nécessaire.

D'autant que la consommation de la poudre augmentait chaque jour par l'introduction d'une tactique nouvelle. Tandis que le canon prenait une place de plus en plus importante, l'arme à feu qui tendait à se généraliser dans l'infanterie, commençait à pénétrer dans la cavalerie. Ce n'est plus seulement avec un pistolet à l'arçon de la selle, mais avec un mousqueton, une carabine, que bien des cavaliers marchent au combat. Les lourdes rapières, les longues estocades sont reléguées au deuxième plan.

Par suite de la même transformation, les armes défensives disparaissent. A la fin du ministère de Richelieu, les piquiers abandonnent leur corselet et leurs tassettes ; les cuirasses, les brassards, les gantelets, tout l'attirail du moyen âge, sont déjà hors d'usage dans la cavalerie. Le Roi, qui tenait pour le vieux système, est impuissant à le maintenir. Les ordonnances ont beau menacer de la dégradation les gentilshommes qui, selon la mauvaise coutume introduite par la vanité de quelques-uns, dédaignent de revêtir leurs armes, elles ne sont pas écoutées. Ceux que l'on forçait de les porter ne veulent plus les entretenir ; il faut que les chefs fassent fourbir celles de leurs soldats par des armuriers de profession, tandis qu'au moyen âge, le soin de son armure était le principal souci du guerrier. Si le justaucorps de buffle et le casque léger subsistent, c'est affaire d'élégance, de même que l'on conserve des armures de cérémonie, dorées ou argentées.

Dans une complainte de 1630, — le Chapelier devenu soldat, — dont la vogue fut grande, l'homme de pied, blessé mortellement devant la Rochelle, fait son testament ; il lègue au sergent son mousquet, à des camarades son épée et son baudrier, au tambour son pourpoint et ses chausses ; son manteau, bonnet et jarretières à un créancier ; ses souliers, bas, chemises avec son sac à son goujat. Son chapeau et son panache payeront son lit d'hôpital ; l'argent de sa paye servira à l'ensevelir. On le voit, le soldat est propriétaire de ses armes et de son équipement ; mais ce n'est pas un cadeau, c'est une avance que l'État lui fait ; on lui retient sur sa solde le prix de son mousquet vieux ou neuf.

Il en était de même des vêtements. Si l'uniforme est inconnu, si les habits achetés par l'État ne sont pas tous pareils, il se préoccupe du moins d'en acheter, et d'en fournir aux troupes, ce qui était une nouveauté. Le régiment d'Estissac, écrit-on à Richelieu, demande des habits ; ce que nous n'avons pas osé lui donner sans la volonté expresse de Sa Majesté, bien que ce soit chose raisonnable. Cependant lorsque le ministre de la guerre envoya des vestes et des hauts-de-chausses à l'armée de Valteline, le fait parut si anormal à la douane de Valence qu'elle les arrêta au passage. En 1628, le Roi imposa aux bonnes villes du royaume la confection de vêtements pour les troupes. Mesure exceptionnelle, puisque les communes ne furent pas tenues plus tard d'habiller leurs miliciens. Le gouvernement délivre les vêtements aux chefs de corps contre des reçus de leur main, et en retient le prix sur la montre de chaque régiment. Il s'occupe aussi d'en faire des provisions, d'en créer des dépôts. Il passe des marchés de souliers, de sabots, quand les troupes y ont avantage ; entre dans tous les détails. De Noyers écrivait à Richelieu : L'on ne peut avoir les souliers pour l'armée à moins de quarante-huit sous, plus le port, qui revient à cinq sous par paire. Je trouve dans mes mémoires d'Allemagne qu'en 1632 ils ne me coûtèrent que trente-quatre sous à Strasbourg.

Par exemple le pouvoir n'est pas tendre pour le guerrier qui dérobe le costume à lui confié ; on passe par les armes un soldat des gardes qui s'était enfui avec son habit. Quelle différence toutefois avec cette infanterie du siècle précédent, où il y avait bien des bons hommes, dit Brantôme, mais la plupart vêtus plus à la pendarde qu'à la propreté, avec des chemises à longues et grandes manches, qui leur duraient plus de trois mois sans changer ; les jambes nues, les cuisses souvent aussi, portant leurs bas à la ceinture, les chausses bigarrées, découpées, déchiquetées et balafrées !

De là aux mousquetaires de Louis XIV il y a un abyme. Entre ce luxe et ce débraillé, entre ces galons et ces loques, se place pendant la guerre de Trente Ans une armée ignorante des beautés de l'uniforme qu'elle réclamera plus tard. Pour se reconnaître dans la bataille, les hommes passent leur chemise sur le pourpoint, ou la tirent hors des chausses, — ce qu'on nommait une camisade. — On donne des casaques d'uniforme aux sentinelles et aux troupes de parade. Les gardes du corps ont la bandoulière d'argent, le manteau de drap blanc ; les Suisses, vêtus de rouge, bleu et jaune, ont un attirail si fantastique, dit un voyageur anglais, qu'un novice arrivé nouvellement à la cour, croirait presque, s'il en voyait un, seul et sans armes, que c'est le fou du Roi. Les princes donnent à leurs gendarmes des livrées brillantes. Ceux de Monsieur portent dans le dos et sur la poitrine son chiffre en broderie d'or ; ceux du duc de Longueville ont les aiguillettes bleu, blanc et vert. Richelieu, surintendant de la maison de la Reine, en 1619, habille les gardes de celte princesse de mandilles noires avec croix blanches ; il espère avoir assez de fonds pour y joindre de bons chapeaux et souliers, ce qui pare le plus. Ceux qui vont à l'économie, font faire des casaques à deux envers qui servent alternativement des deux côtés ; d'où cette expression, introduite dans la langue, de retourner sa veste. Le duc de Lorraine, qui aurait levé, au dire de Schiller, une armée de dix-sept mille hommes, dont l'uniforme éclatant attirait tous les regards, allait lui-même, à la Savaterie, marchander des bottes pour ses cavaliers.

Aucun costume spécial, aucune marque ne distinguait les officiers des soldats, et à plus forte raison les officiers entre eux. Le prince de Condé, en lutte avec l'armée protestante, ordonne après la victoire de pendre les officiers prisonniers. On en pendit ainsi soixante-quatre, non qu'ils fussent tous officiers, mais ceux qui étaient bien vêtus se disaient tels, pensant être mieux traités. Bien vêtus, les officiers ne le sont pas toujours ; au départ, souvent couverts de broderies et de plumes, parés pour la bataille comme pour le bal ; après quelques mois de campagne, on les revoit couverts de gros buffles, halés et crasseux.

Pas plus que les vêtements, les drapeaux n'étaient uniformes dans l'armée. Enseignes immenses de l'infanterie, rarement déployées en entier, et qui Usineraient à terre si l'extrémité n'était ramenée sous le bras du porteur, cornettes petites et légères de la cavalerie, varient les unes et les autres à l'infini ; chaque nouveau capitaine y brode ses armes, son chiffre, sa devise. Couleurs, emblèmes, dessins, tout dépend de la fantaisie du chef. On sait que jusqu'à la Révolution ce mot : Drapeau de la France, ne put être pris que dans le sens figuré, puisqu'il n'y avait proprement aucun drapeau national. Ce qui était national, c'était l'écharpe. L'écharpe française était blanche. On ne saurait dire, par conséquent, quelle est la véritable couleur royale, puisque la livrée du Roi est bleue, et que ses drapeaux, où le blanc est toujours mélangé de bleu et d'incarnat, sont tricolores.