PRÊTRES, SOLDATS ET JUGES SOUS RICHELIEU

 

L'ARMÉE.

CHAPITRE PREMIER. — LE RECRUTEMENT.

 

 

Composition de l'armée. — Levées de troupes ; commissions, enrôlements ; comment ils sont faits. — Commissions mal ou imparfaitement exécutées. — Départements et lieux de recrutement. — Levées de la cavalerie. — Durée de l'engagement, elle est facultative. — Ce que sont ces soldats ; leur position sociale. — Primes d'engagement, leur valeur. — Régiments étrangers ; traités conclus en vue de leur recrutement. — Incorporation des prisonniers. — Licenciement, sa forme. — La levée en masse. — L'arrière-ban. — Création des milices, ce qu'elles sont sous Louis XIII.

 

C'est de la guerre de Trente Ans qu'est sortie cette armée moderne, qui dura cent cinquante ans, à qui Louvois devait donner en France sa forme définitive, mais dont nous voyons, sous Richelieu, la création et les origines. Cette formation militaire nous parait avoir été singulièrement facilitée par la nouvelle constitution politique. La conception et le maintien d'une armée, c'est-à-dire d'une troupe immense de gens, à la fois redoutables et dociles, que le souverain envoie où il veut, se battre tant qu'il le veut, et contre qui il lui plaît, est tout à fait conforme à l'esprit d'un gouvernement absolu et niveleur, comme celui de la France depuis Richelieu. La démocratie comporte plus d'obéissance dans l'armée que l'aristocratie, parce qu'aucun privilège n'y fait obstacle.

L'histoire, en général, raconte plutôt la guerre qu'elle ne décrit l'armée ; cependant, l'armée est aussi intéressante que la guerre ; celle-ci est l'œuvre, celle-là est l'outil ; dans l'une comme dans l'autre se révèle l'esprit d'une époque. Mais à regarder le long des siècles, si l'invention de la poudre, puis des armes à longue portée, ont obligé les combattants à s'éloigner de plus en plus les uns des autres, pour se tuer avec moins de péril, là est la seule différence des batailles anciennes ou récentes. Au contraire, les armées, — c'est-à-dire la collection de gens qui se battent, — ont beaucoup changé selon les temps, comme nombre et comme composition.

Puisqu'il faut dans la politique faire la part du sang, le mieux est de la faire la plus petite et la moins cruelle possible. Considérée sous ce double point de vue, l'armée monarchique, depuis Louis XIII jusqu'à la Révolution, est incontestablement supérieure à l'armée du moyen âge et .à l'armée actuelle. Du me au XVIe siècle existe le service obligatoire, mais pour un très petit nombre d'individus, les nobles, combiné à partir du xv° siècle avec le service rétribué des amateurs. Au XVIIe siècle, les armées, qui sont devenues beaucoup plus nombreuses, ne se composent plus que de volontaires, les uns issus des classes riches, servant pour l'honneur, les autres, nés dans les classes pauvres, engagés pour de l'argent ; enfin, au luxe siècle, reparaît le service obligatoire, d'abord partiel, puis universel, imposé à tous les citoyens. La masse du peuple, qui a souffert au moyen âge des horreurs de la guerre, à laquelle, du moins, elle ne prenait aucune part, et qui avait vu aux siècles derniers, par l'affermissement d'une discipline rigoureuse, fortement atténuer les abus du soldat, se trouve être astreinte aujourd'hui tout entière au service de l'épée. Certes, on devait attendre autre chose des progrès de la civilisation.

L'armée de la monarchie absolue imposait donc au pays, tout bien compté, une charge moins lourde que l'armée contemporaine ; elle était mieux réglée que l'armée féodale.

Près de trois cents ans nous séparent de l'époque que j'essaie ici de décrire ; l'état moral et matériel de la France a tellement changé, qu'il faut un effort de l'esprit pour ressusciter ces soldats, ces magistrats, ces prêtres, ces commerçants d'alors, si différents des individus auxquels nous donnons aujourd'hui les mêmes noms. Les conditions de l'existence se sont modifiées ; les opinions, les goûts, ont varié ; les passions, éternelles, ont changé de forme, au point d'être méconnaissables. En somme, grande invasion de la puissance publique en toutes choses, depuis deux siècles ; affaiblissement constant de l'autorité individuelle dans l'État.

Nous assistons, sous Louis XIII, à cette transformation qui fut profitable à l'armée.

A la fin du règne de Henri IV, il n'y a pas en France d'armée permanente ; à moins qu'on ne donne ce nom à cinq ou six régiments d'infanterie, réunis à autant de compagnies de cavalerie, dont les uns ne contiennent que des officiers sans soldats, et dont les autres n'ont que la moitié ou le quart de leur effectif régulier. Sauf le régiment des gardes, les troupes peu nombreuses, qui composent la maison du Roi, et dont il est lui-même le capitaine, et les cavaliers d'escorte des princes et grands seigneurs, il n'y a pas d'hommes en- France dont l'existence se passe, durant la paix, dans des immeubles appartenant à l'État, nourris et payés par lui, pour apprendre le métier militaire, et l'exercer un jour s'il en est besoin. En revanche, épars sur toute la surface de l'Europe, des centaines de milliers de soldats tout faits ne demandaient qu'à louer leur vie, au mois ou à l'année, selon la volonté du preneur. Le soldat est, selon la définition de l'époque, un homme qui, sans être criminel ni philosophe, tue, et s'expose librement à la mort.

Lin gouvernement engage des soldats pour livrer quelques batailles, comme un particulier prend des ouvriers pour bâtir une maison. Et comme il ne peut traiter séparément avec chacun d'eux, il passe des marchés avec des entrepreneurs qui s'obligent à fournir un certain nombre d'hommes habillés, équipés, armés. Ce marché se nomme une commission ; celui qui a commission de lever cinquante ou soixante hommes de guerre des plus vaillants et aguerris qu'il pourra trouver, en est le chef, et prend la qualité de capitaine, ce qui veut dire propriétaire d'une compagnie. Et, en effet, cette compagnie est à lui, il peut la vendre, la céder à titre gratuit, la léguer par héritage. S'agit-il de cinq cents, de mille hommes ou davantage, l'entrepreneur s'appelle mestre de camp s'il est Français, colonel s'il est étranger ; et comme il ne pourrait, à lui seul, recruter tant de monde, et que d'ailleurs la constitution de cette troupe, que l'on nomme un régiment, est onéreuse, puisque les armes et bien d'autres objets sont fournis par le chef, le mestre de camp, pour se soulager en la dépense, passe des sous-marchés avec des amis, à qui il donne le droit de commander les compagnies qu'ils auront formées, sous le titre de capitaine. Il n'en garde pour lui qu'une ou deux qui lui appartiennent en propre, avec la prééminence sur les autres. Dans la cavalerie, où les frais sont plus élevés, le capitaine, qui d'ailleurs est souverain, — en ce temps-là il n'y a pas encore de régiments de cavalerie, mais seulement des compagnies indépendantes les unes des autres, — s'applique à rentrer dans son argent, en vendant à d'autres les grades de lieutenants ou de cornettes.

Tel est le recrutement de l'armée. Comme tout ce qui touche à l'épée est noble, les entrepreneurs' de soldats sont ordinairement gentilshommes ; la fourniture de guerriers à l'État ne peut jamais rapporter grand'chose, et peut souvent coûter cher. Elle n'a, par conséquent, d'autre but que la gloire, et place, dans l'estime publique, le mestre de camp ou le capitaine au-dessus des autres hommes.

L'État, de son côté, tenant à voir aboutir les marchés qu'il passe, s'applique à ne confier de semblables missions qu'à des hommes de choix ; le peuple des soldats ne s'enrôle que sous des patrons qui lui plaisent. Tel lèvera une armée à beaucoup meilleur compte qu'un autre, tel la lèvera pour rien, tel enfin ne saurait assembler, — même à prix d'or, — que des gens sans aveu. En Allemagne, où l'Empereur traite en gros avec ses généralissimes, pour le recrutement, Wallenstein réunit, en moins de trois mois, quarante mille hommes, approvisionnés avec profusion ; le comte de Mansfeld, sans autre fortune que son nom, enrôle vingt mille hommes, qui n'ont, il est vrai, d'autres moyens d'existence que le pillage. Qu'on donne à un habile général quelques districts de pays pour nourrir ses troupes, il saura, en moins de rien, mettre sur pied des régiments formidables.

Ainsi pratiqué, le système avait les inconvénients les plus graves ; mais en France, où le pouvoir concédait les commissions en détail à ceux qu'il jugeait capables, il donnait, — quelque bizarre que le fait puisse paraître, — des résultats satisfaisants. Certes, de ces levées autorisées, les unes se faisaient et les autres ne se faisaient pas ; parfois elles arrivaient au lieu du rendez-vous après la conclusion de la paix ; parfois elles ne s'exécutaient que partiellement ; sur mille hommes que porte la commission, on en lève trois cents, desquels encore la moitié se disperse sans servir. Mais le gouvernement s'attendait à ces mécomptes ; quand Sa Majesté lève dix mille hommes de recrues, on ne les tire en ligne que pour six mille. Pour activer le zèle, le ministère évite de remettre la prime d'engagement avant d'avoir constaté la présence des hommes sous le drapeau. Ceux qui, payés d'avance, mettent l'argent dans leur poche sans enrôler personne, ou attendent la fin de la guerre pour engager à bas prix les soldats licenciés des autres régiments, sont d'ailleurs traduits devant les tribunaux et punis sévèrement.

Le contraire arrivait aussi ; tel, qui avait exécuté en conscience sa commission à ses frais, est renvoyé sans indemnité, si le prince, changeant d'avis, cesse la guerre et n'a plus besoin de ses services. Un cadet aux gardes s'engage à fournir quarante hommes au duc de Savoie, pourvu qu'on lui donne la charge de capitaine ; il nomme lieutenant un de ses amis, qui veut bien accepter cette qualité, recrute son monde en route et, arrivé à destination, attend des ordres. Comme on ne lui en donne pas, et que le pays menace de se soulever, si la compagnie ne s'en va vivre ailleurs, celle-ci se bat pour se maintenir, mais sans succès ; et, repoussé par la France, Genève et la Savoie elle-même qui venait de faire la paix, le capitaine reprend le chemin de Paris, où il redevient simple soldat.

L'État, en général, n'était jamais embarrassé du placement de ses commissions. Les capitaines de bonne volonté ne manquaient pas. Cependant, en cas de désastre, ou simplement de panique, comme après Corbie, en 1636, tout le monde mettait la main au recrutement. La ville de Paris, les corps de métiers de la capitale, les gros bourgs des environs, les couvents, le parlement et la chambre des comptes lèvent des troupes à leurs frais, dont ils sont chefs et propriétaires.

En pareil cas aussi, on opérait de la façon la plus sommaire : debout sur les degrés de l'Hôtel de Ville, M. de la Force attend les hommes de bonne volonté, et les crocheteurs viennent lui toucher dans la main en disant : Oui, monsieur le Maréchal, je veux aller à la guerre avec vous. En temps normal, il y fallait plus de formalités ; en acceptant le premier venu, on s'exposait à engager plusieurs fois de suite les déserteurs des autres corps, qui allaient toucher la prime d'armée en armée. Cette question de l'enrôlement est de celles qui préoccupèrent le plus les secrétaires d'État sous Richelieu, Sublet de Noyers surtout, homme de grand mérite, précurseur de Louvois, auquel l'histoire, on ne sait pourquoi, n'a pas donné de place.

Jusqu'à lui, chacun recrutait ses hommes à sa guise ; un capitaine s'en vient d'Arras à Paris, pour y faire ses achats de guerriers ; certaines contrées ont la vogue, il y pousse des soldats plus renommés qu'ailleurs ; les bons hommes venant de Gascogne et des Cévennes, il en faudra lever le plus possible en ces quartiers-là. Viennent les longues guerres, la peste et le canon font renchérir la marchandise-soldat ; on ne choisit plus, il faut prendre ce qu'on trouve, et où on le trouve : Arnauld envoie de Philippsbourg, où il tient garnison, un lieutenant et deux sergents qui poussent jusqu'en Bourgogne, restent cinq semaines absents et n'amènent que soixante hommes ; il eût fallu, dit-il, pour faire des recrues, envoyer jusqu'en Bourbonnais et en Rouergue, voyage de plus de trois mois. On ne se contente plus alors d'aller par les villages faire battre le tambour pour allécher les paysans ; le sergent et le capitaine même, — car celui-ci était tenu de faire ses levées en personne, — savaient, par bien des moyens, suggérer le goût de la profession des armes, et l'engagement devenait alors le résultat de l'industrie peu loyale des uns, sur l'ignorance et la crédulité des autres.

Ces hommes, venus des quatre points cardinaux, qu'aucun lien n'unissait ni au sol, ni entre eux, formaient vite des troupes excellentes ; aussi le gouvernement hésitait-il à donner au recrutement une base plus régulière, à astreindre, par exemple, certains  régiments à se fournir toujours dans les mêmes provinces. Il craignait, selon le mot de Richelieu, que les soldats ne devinssent prébendiers, et ne perdissent le goût de cette vie d'aventure, le fond même de leur métier.

Le ministère s'attacha davantage à prévenir les fraudes pratiquées sur une vaste échelle, à établir si bon ordre dans les garnisons, qu'elles fussent effectives dans les places, et non pas seulement dans la bourse des capitaines. Les enrôlements durent être enregistrés par le commissaire à la conduite, en présence de l'intendant, et des habitants de la ville qui voudront y assister et seront les bienvenus. Le commissaire pouvait rebuter les soldats incapables de servir, invalides ou trop jeunes, ou sur lesquels il y aurait quelque reproche notable, sans doute les coquins manifestes. On forçait l'officier et le soldat à dire, l'un, ce qu'il avait donné, l'autre, ce qu'il avait reçu.

Peu de chose en général, si l'on parcourt les tarifs du temps. En les comparant aux chiffres qu'atteignait, il y a quarante ans, l'achat d'un remplaçant, on verra que de tous les objets commerçables, la vie humaine est celui qui a le plus augmenté de prix dans notre siècle. Ce qu'on payait deux mille francs vers 1870, on l'avait en 1630 pour quinze francs de notre monnaie. C'est, en effet, aux environs d'un écu que l'État achetait ses soldats ; à ce prix, la municipalité de sa garnison en fournit à Bassompierre tant qu'il en veut. La prodigalité du duc de Lorraine amena une hausse sur nos frontières de l'Est ; tandis que nous ne donnions que trois livres dix sous, il offrait une pistole de sept livres, et le duc d'Orléans achetait des enfants de quinze à seize ans une et deux pistoles, somme inouïe qu'explique sa situation fausse de prince révolté. Le prix régulier s'éleva, sur la fin du règne, à douze livres, à dix-huit même dans les régiments étrangers.

Tout compris, levée et armement, la mise sur pied d'un régiment de six compagnies coûte de 6.000 livres à 9.000 environ, selon que les effectifs sont plus ou moins forts, et que les hommes sont de plus ou moins bonne qualité ; il est clair qu'on se procurait un conscrit à meilleur compte qu'un vétéran. Ces prix, qui sont ceux de l'infanterie, vont, pour les chevau-légers, et surtout pour les gendarmes, jusqu'à 3 et 4.000 livres par compagnie ; le cavalier étant plus cher que le fantassin, et le cheval plus cher que le cavalier.

A cette époque, le cheval commun valait de 15 à 60 livres, selon les provinces et la race de l'animal Nous ne parlons pas des bêtes de prix, montées par certains officiers, qui atteignaient parfois des 2.000 et 3.000 livres. Thoiras en possédait un, au siège de Ré, qu'il avait par testament légué à Buckingham ; et ce duc le remerciait en lui disant qu'il en chérirait et estimerait plus les crins que les cheveux de sa maîtresse. L'État, du reste, n'achetait de chevaux que faute d'en trouver le louage : souvent il ne se gênait pas pour les emprunter de force à leurs propriétaires, promettant de les payer en cas qu'il en arrive faute. Au contraire des gouvernements modernes, qui prennent les bêtes pour leur valeur, et les hommes pour rien, le pouvoir public de cette époque n'engageait que des volontaires, mais imposait aux chevaux le service obligatoire. Les capitaines du charroi (ainsi nommait-on le train) et les officiers de l'artillerie s'emparaient bien souvent des chevaux des laboureurs ; le Roi décrétait en certaines provinces la conscription des mulets ; et instituait, en 1636, cette cavalerie urbaine de commis et de laquais montés aux frais de leurs maîtres, que l'on nommait déjà la cavalerie de porte cochère, et qu'on s'empressait d'imiter aussitôt à l'étranger.

L'alternative de six mois de repos, succédant à six mois de campagne, d'après les mœurs militaires du siècle, donnait lieu au licenciement périodique d'un grand nombre d'hommes. Le ministère payait néanmoins toute l'année, pour des soldats dont il n'exigeait la présence que pendant la belle saison ; mais les capitaines étaient tenus d'employer les deniers revenants bons, comme on disait, à compléter, chaque printemps, l'effectif de leurs troupes. Au fond, cette manière d'opérer, où l'arbitraire avait libre cours, était vicieuse et chère, — les capitaines gagnaient d'autant plus qu'ils avaient moins de soldats. — Elle subsista pourtant assez tard, puisque Vauban, en un temps où Louis XIV entretenait trois cent quarante mille hommes prétend que le Roi gagnerait douze millions à se charger lui-même des recrues.

On ne doit pas perdre de vue que l'engagement d'alors n'était pas fait pour une période fixe ; il ne constituait pas, entre le chef et le soldat, un contrat qui les obligeât tous deux ; l'un et l'autre se quittaient à leur guise. Dans une chanson de l'époque, le sergent dit bien au nouvel enrôlé qui, à la première étape, trouve le monde trop grand, et veut rentrer chez lui ;

Soldats, que pensez-vous faire ?

Avec l'argent reçu

Vous irez à la guerre,

Ou vous serez pendu....

Les ordonnances spécifiaient aussi que l'engagé devait promettre de servir au moins six mois durant sous son drapeau, au bout desquels on ne pouvait le retenir en temps de paix. Mais, en fait, les pendaisons sans forme de procès aux arbres des grandes routes étaient une peine peu efficace contre la désertion. Celui qui n'avait pas la vocation ne tardait pas à s'esquiver, les autres servaient toute leur vie. Quant aux capitaines qui licenciaient leurs hommes de force, ils n'avaient autre chose à craindre que de les payer plus cher à la campagne suivante.

C'est le chef, en effet, qui donnait à ces individus rassemblés de la veille, la cohésion ; le cadre militaire est incarné en lui seul, et c'est justice si le régiment ou la compagnie porte son nom. Qu'il disparaisse, ils se débandent. Le duc de Montmorency, en 1621, amène au Roi six mille hommes ; il tombe malade et aussitôt ses troupes se dissipent et reviennent à rien.

Cependant, à ces mestres de camp, à ces capitaines le Roi ne donne pas la moindre garantie. Non seulement on les licencie à la paix, sans aucune indemnité, mais, en pleine guerre, quand un régiment décimé par une campagne pénible se trouvait trop peu nombreux, on renvoyait les officiers en leurs maisons ; quant aux soldats, ils ne pouvaient retourner chez eux, puisqu'ils n'avaient pas de chez eux ; on les versait dans d'autres corps. C'est ce qu'on appelait rafraîchir les troupes. Plus tard, il est vrai, les régiments ainsi détruits pouvaient revivre, la commission qui les avait créés subsistait toujours à l'état de lettre morte ; il ne fallait, pour les rendre à l'activité, qu'un simple avis du Roi au colonel d'avoir, en la plus grande diligence, à remettre sur pied son régiment. Moyennant la promesse de cinq cents livres par an pour les mestres de camp réformés, dont le paiement n'était rien moins que régulier, l'État garde le droit de disposer de ces gentilshommes.

A moins pourtant, qu'ennuyés de ne rien faire, ils ne prennent du service à l'étranger, et n'aillent dérouiller leur épée pour le compte d'un souverain ou d'une république quelconque. L'idée de n'admettre dans chaque armée que les nationaux est, on le sait, une idée toute nouvelle en Europe. Au temps de Richelieu, il semblait tout simple de faire faire ses guerres par les meilleurs braves, comme ses tableaux par les meilleurs peintres, sans distinction d'origine. Les généraux de l'Empereur, vers 1625, étaient un Français, le comte de Dampierre, et un Flamand, le comte de Bucquoy. Rohan servit à Venise, L'Aubespine-d'Hauterive en Hollande, le maréchal de CM-linon aussi.

Soldats obscurs, chefs distingués, tous, d'où qu'ils viennent, sont les bienvenus ; on ne peut prendre trop de soin de contenter ces étrangers qui s'offrent de leur franche volonté au service du Roi. La France n'avait pas lieu de s'en repentir ; les noms de Bernard de Saxe-Weimar, du brave colonel Hébron, de Batilly, de Papenheim, d'Overlack, figurent avec gloire dans les batailles de l'époque. Ces colonels allemands, écossais, irlandais, suisses, liégeois et autres, qui combattent pour nous, à la tête de leurs compatriotes, — il leur était interdit d'enrôler des Français, — exécutent presque toujours avec beaucoup d'honnêteté les traités qui les lient à notre gouvernement. Les Suisses, bien qu'ils ne fussent plus si disposés à la guerre qu'ils l'avaient été par le passé, constituaient encore notre meilleure infanterie. Petite armée populaire, destinée à lutter contre la cavalerie, le principe aristocratique y dominait dans le commandement, réservé à certaines familles, et dans la personne du colonel général, qui, selon les capitulations anciennes, ne pouvait être qu'un prince. Aussi, ne fut-ce pas sans opposition que Bassompierre prit possession de cette charge. Avec la Suisse, c'était l'Allemagne qui fournissait le plus de soldats au reste de l'Europe.

Il y avait bien le marché de Hongrie et Pologne : cavalerie légère des Cosaques, dont on fit venir quelques milliers, sur le conseil du Père Joseph, malgré les officiers qui traitaient les visions du Capucin de chimériques et dignes des petites-maisons. Là-bas, ni solde, ni vivres, le hasard, le pillage, l'infini... Mais le grand, l'immense marché allemand, gardait sa supériorité du dernier siècle. C'est la place de recrutement du monde. Philippe II d'Espagne avait attaqué les Pays-Bas avec des troupes allemandes, et ils s'étaient défendus avec des troupes allemandes. L'Italie était inondée des lansquenets de l'Empereur. Chez nous, après avoir été jadis prépondérants, ces valets des reîtres ne venaient plus que comme appoint dans nos armées ; les canonniers allemands seuls gardaient leur ancienne renommée.

Cette indifférence pour la nationalité des troupes était générale : Mansfeld, en Hollande, a sous lui treize mille Anglais, mille Allemands et deux mille Français ; le roi de Suède lève dans la Grande-Bretagne mille Écossais et trois mille Anglais ; le roi d'Angleterre fait, avec notre permission, recruter deux mille cavaliers français ; les Vénitiens, dont l'infanterie nationale s'enfuit au premier coup de canon, nous empruntent deux mille fantassins. Le Roi autorise le duc de Parme à lever des hommes en Dauphiné et les États de Hollande à en lever en Normandie. Des armées entières de quinze et vingt mille hommes passent en bloc de main en main, par le droit de la guerre, où il est d'usage d'enrôler les prisonniers du vaincu dans les rangs du vainqueur, sans qu'ils y combattent pour cela avec moins de conviction qu'ils ne faisaient la veille pour le premier. Il faut seulement, dit Fabert, avoir soin de faire venir leurs femmes, autrement ils s'en iraient pour les retrouver. Enrôler les soldats de son ennemi est une bonne tactique, puisque c'est l'affaiblir d'autant ; les hommes ne sont-ils pas un butin à utiliser au même titre que les mousquets et les piques ?

Une armée victorieuse ne se renforçait d'ailleurs que trop aisément par les enrôlements volontaires des paysans, dont elle avait brûlé et dévasté les demeures, qui se joignaient à elle pour faire subir à d'autres le même sort, par l'adjonction de compagnies d'aventure, de bohémiens, voleurs de grands chemins pendant la paix, soldats durant la guerre, qui se mettaient à la suite bon gré mal gré. On juge si, dans des conditions pareilles, les généraux se souciaient peu de la moralité ou de la religion de leurs gens.

Quelle pouvait être la situation sociale de ces soldats du règne de Louis XIII ? Dans quelle catégorie humaine peuvent-ils être classés ; d'où sortaient-ils ? Et que devenaient-ils ? En entrant dans la vaste confrérie militaire, ils oubliaient patrie et famille, comme le novice entrant au couvent. La plupart quittaient même leur nom pour un surnom, un nom de guerre (l'expression a survécu). A Nevers, passe un détachement d'infanterie ; qui sont-ils ? c'est le sergent La Coupe, accompagné des soldats La Fortune, La Taille, La Poterie, La Rappe et La Jeunesse. A Toulouse, on voit les soldats Gargaillou, La Marche, Champagny, Roserche et Maquinhou ; dans les gardes où servent les hommes d'élite : Debez dit La Pierre, Soupre dit Gentilly, Turé dit La Fleur, signent un placet au Roi. Dans le registre des décès de Bourg, en 1637, figure cette simple mention : Le sergent La Violette. Comment le retrouver ? Il n'a pas d'autre nom, ce brave. Dans un autre registre paroissial, en Bretagne, on voit écrit cette phrase de la main du curé : Ce mois, ne mourut personne, fors quelques soudards qui s'entre-massacraient, desquels je ne savais les noms. Et il va de soi que nul, dans le village, ne s'est mis en peine de les savoir ; il n'est aucune attache entre eux et les chrétiens de la localité.

Plusieurs de ces recrues avaient eu sans doute des démêlés avec la justice, d'autres n'avaient pas réussi dans le milieu où ils étaient nés, dans la profession qu'ils avaient embrassée ; beaucoup ne possédaient pas de spécialité définie, comme les laquais, qui s'engageaient en grand nombre et faisaient, parait-il, de bons soldats. Quelques-uns étaient les enfants de la balle, nés dans les camps, où ils avaient servi comme goujats, avant de porter le mousquet, faisant pour de l'argent force travaux périlleux ou pénibles, que les soldats ne voulaient point accepter. Car les soldats de ce temps le portaient très haut. Sana parler des cavaliers, que l'on appelait des maîtres, qu'un ou deux serviteurs accompagnaient, les simples fantassins ne faisaient aucun de ces ouvrages serviles auxquels ceux d'aujourd'hui sont employés, et qu'ils eussent regardés comme dégradants. Il y avait pour toutes ces besognes des valets d'armée, qu'une ligne de démarcation profonde séparait des véritables soldats. Les seules corvées dont ces derniers prenaient leur part étaient les travaux purement militaires : retranchements, fossés, etc. Ceux-là, pour mieux en faire ressortir la noblesse, les mestres de camp défendirent parfois aux goujats d'y mettre la main :

— Quoi, dit Arnaud, donnant des coups de canne au valet d'un capitaine qui avait porté la hotte à la tranchée, quoi vous êtes un valet de chambre, et vous êtes assez hardi de faire le métier des soldats !

En ouvrant les hostilités contre l'Espagne, Louis XIII donnait pouvoir à tous ses sujets d'entrer avec force esdit pays, assaillir les villes, prendre les habitants prisonniers, les mettre à rançon, etc. Cette formule terrible, au parfum barbare, restait lettre morte au XVIIe siècle. Dans les moments d'épouvante, on décrétait la levée en masse, ressource suprême de tous les temps. Sa Majesté, jugeant que chacun doit quitter de bon cœur toute occupation pour prendre les armes en une occasion si urgente, enjoint de cesser le travail partout... Cette mesure grandiose et exceptionnelle n'eut d'ailleurs aucune suite, parce qu'elle répugnait aux idées de l'époque. On préférait, — était-ce un tort ? — demander à la population pacifique de l'argent pour entretenir la population belliqueuse, seule capable de rendre des services. Ainsi, on décrétait l'appel général, sous les drapeaux, de tous les huissiers du pays, et quelques jours après, on leur permettait de s'exempter en fournissant un homme à leurs frais, ce qui revenait à établir un impôt sur les huissiers.

Les seuls contraints de partir en guerre, à cette époque, étaient les possesseurs de fiefs. Nous en avons parlé dans un ouvrage précédent[1] ; nous avons montré à quel point cette levée féodale était démodée, et combien était vain le service qu'on en pouvait espérer. Ceux qui n'avaient pas voulu attendre l'obligation de l'arrière-ban, étaient déjà sur les champs de bataille ; ceux qui ne s'y étaient pas rendus de plein gré, ne purent y être conduits de vive force. En Poitou, M. de Parabère avait levé les plus signalés et les plus riches des gentilshommes. M. du Rivau avait glané une deuxième troupe. Quand vint l'appel des retardataires, il se présenta si peu de monde, — à peine soixante-dix hommes en mauvais équipage, — que le marquis de Royan demandait à la cour s'il fallait partir avec eux, ou attendre pour voir s'il en viendrait d'autres. La plupart de ces guerriers sans enthousiasme se débandèrent au premier rendez-vous, comme eussent pu faire de simples soldats qui n'auraient ni courage ni honneur. Pour les électriser, le Roi ne les prend pas par les sentiments, mais par les intérêts ; il clôt ses instructions au duc de Longueville sur l'arrière-ban normand, en lui disant : Je ne veux pas omettre de vous dire que j'ai fait donner un arrêt, en mon conseil, pour confirmer la noblesse de Normandie en son privilège de vendre le vin et le cidre de ses terres sans payer les droits.... Mais tout effort de persuasion était inutile sur des roturiers propriétaires de terres nobles, qui se refusaient à voir dans le service militaire une des servitudes actives de leurs immeubles. On voit comparaître au bailliage de Bourges et insister pour être exempts, quoique seigneurs de fiefs, des meuniers, des avocats, des greffiers, des bourgeois, des marchands, des médecins, des petits fonctionnaires, qui n'admettent pas l'assimilation établie entre eux et les hommes d'épée.

Il existait néanmoins, dans toutes les villes de quelque importance, une sorte de garde bourgeoise, régulièrement constituée, avec des chefs, des armes et des munitions. Presque partout aussi florissaient des compagnies municipales de tir, distribuant des prix en des concours annuels, et dont les membres, estimés de leurs concitoyens, se rendaient expérimentés pour la défense de la ville et du pays. L'usage était, en cas de siège, d'armer tous les habitants valides. Mais nul n'eût osé prétendre faire sortir ces sédentaires de leurs remparts. Les paysans, à l'abri de ces corvées urbaines, avaient des obligations de police rurale, rares battues militaires, qui n'occasionnaient qu'un faible dérangement.

Il n'en était pas de même des travaux de terrassement, que l'on imposait, lors des blocus, aux paroisses environnantes, soit pour faciliter l'attaque de la ville, soit pour en raser les murs, après capitulation. Chaque commune, taxée à un chiffre déterminé de manœuvres, devait les payer de ses deniers ; la petite ville de Mézin, en Languedoc, fournit cent cinquante pionniers pour démolir les fortifications de Nérac, vingt-deux pour celles de Valence, huit pour celles de Montauban, soixante pour celles de Lavardac. La bourgade riche faisait un accord avec des maçons qui se chargeaient du travail ; les paroisses pauvres se cotisaient pour payer les deux ou trois manœuvres exigés.

L'État s'habitua peu à peu à ces réquisitions sur les municipalités et les trouva douces. Il transforma plus d'une fois ces auxiliaires en soldats véritables, les chargea de ruiner la campagne autour des places, ce qu'on nommait faire le dégât ; puis les arma, toujours bien entendu aux frais des caisses communales.

L'épreuve ayant réussi, on fut tenté, sous Richelieu, de généraliser ce système ; on délivra un peu partout des lettres de capitaine du plat pays à des gentilshommes. Ceux-ci voulurent forcer les campagnards à s'acheter des armes, soulevèrent de violentes protestations, et furent aussitôt désavoués. Mais, pressé par le besoin de troupes, vers 1633, l'État songea de nouveau aux milices, et en fit une institution régulière.

Leur création remonte donc au règne de Louis XIII ; seulement cette conscription n'est qu'un subside d'argent fourni par les paroisses à l'État ; ce n'est pas un service imposé à quelques individus. Les miliciens étaient des volontaires recrutés par les communes, au lieu de l'être par le gouvernement ; on s'enrôle dans la milice comme dans l'armée régulière ; mais c'est la municipalité qui paye les primes. Comme toutes les levées, celles-là sont plus ou moins chères, selon les temps et les lieux.

Ordre est donné par le Roi aux tribunaux des élections, aux maires ou échevins, de fournir tel ou tel nombre d'hommes de seize à quarante ans, selon le chiffre des paroisses et des habitants. On demande à l'élection de Bourges trois cents miliciens, autant à Roanne et à Saint-Étienne, quatre cents à Montbrison, la sénéchaussée de Quercy envoie cinquante-trois hommes recrutés par ses vingt-neuf communautés ; celle de Rodez en envoie trois cents ; celle d'Agen quatre cents. Conduits par un marguillier au lieu de rendez-vous, les soldats y sont enrégimentés, et leur syndic les remet entre les mains des capitaines qui les mèneront au feu.

Armés, équipés, soldés par les communes, ces troupes ne reçoivent que le pain de munition aux dépens du Roi, mais si elles ne coûtent pas cher, elles ne rendent en revanche qu'un faible service ; et le ministère s'empresse de les licencier toutes les fois que la province à laquelle elles appartiennent, consent à donner en échange les fonds nécessaires pour entretenir des régiments plus sérieux.

 

 

 



[1] Voyez La noblesse française sous Richelieu, p. 40 et 261. (1 vol. in-18°, Librairie Armand Colin.)