PRÊTRES, SOLDATS ET JUGES SOUS RICHELIEU

 

LES PROTESTANTS.

CHAPITRE PREMIER. — DISSENSIONS RELIGIEUSES ET PROTESTANTISME POLITIQUE.

 

 

Intolérance et actes d'hostilité réciproques des protestants et des catholiques. — Les huguenots à l'état de parti politique ; leurs exigences ; leurs prétentions. — Ils forment un gouvernement révolutionnaire. — Physionomie des guerres de Languedoc et de la Rochelle. — Modération de Richelieu.

 

Non seulement ils retenaient l'usage exclusif des églises, là où ils étaient les maîtres, mais ils interdisaient formellement le culte catholique dans leurs villes de sûreté. C'est avec la plus grande peine que Sully fit obtenir aux prêtres le droit d'entrer, à la Rochelle, dans les hôpitaux, pour administrer les sacrements quand ils y seraient appelés, le droit d'enterrer même avec fort peu de solennité les morts de leur religion, la permission d'avoir une église, et l'engagement de la municipalité d'empêcher le peuple d'injurier les catholiques dans les rues. Dans les centres huguenots du Midi, la minorité catholique était toujours à la veille d'être emprisonnée ou expulsée en masse ; on en vit plus d'un exemple. Les notaires protestants de Millau refusent de passer les actes des dissidents ; on doit annuler une promesse de mariage, en Béarn, parce que le fiancé ne peut obtenir des ministres réformés de le marier, s'il ne devenait protestant. Légalement, les seigneurs catholiques des lieux où la majorité des habitants est protestante n'ont pas le droit de résider sur leurs terres, ni même de laisser des domestiques catholiques dans les châteaux qu'ils y possèdent. Un ministre de Nîmes, accusé d'avoir trahi la cause du protestantisme, voit ses biens ravagés, sa maison démolie et est heureux d'éviter la mort au prix de la fortune.

Mais ce n'est pas au milieu des hostilités qu'on doit étudier les deux partis ; la guerre, en tout temps, excuse, explique bien des choses. C'est en pleine paix, sous le régime inauguré par l'Édit de Nantes, qu'il faut voir leur attitude systématiquement belliqueuse. Fontenay-Mareuil prétend que les anciens huguenots tenaient qu'on se pouvait sauver dans toutes les religions où on croyait en Jésus-Christ ; mais on sait que Luther, Calvin et leurs disciples ont été, dès le début, aussi absolus que la Cour de Rome, et que partout où ils ont eu la force publique à leurs ordres ils l'ont employée contre leurs adversaires. Les apôtres de la Réforme, au XVIe siècle, n'entendaient pas prêcher la liberté de penser, comme l'entendra l'école philosophique ; ils préconisaient une certaine foi en opposition à une certaine autre ; et dans une contrée comme l'Europe, où la religion faisait partie de l'État, un non-catholique était aisément un révolutionnaire. Cependant les gouvernements et l'Église même consentirent les premiers à traiter ; ce furent les peuples qui n'y consentirent pas.

C'est le peuple qui, en bien des villes, outrage les huguenots, leur jette des pierres et insulte leurs convois funèbres ; qui veut leur interdire de s'établir dans les villes catholiques, les empêcher d'y bâtir des temples, et si les temples existants brûlent, les empêcher de les relever ; qui s'émeut sans motif ou pour des motifs futiles, et dans son émotion ou son émeute, démolit le temple de Charenton, tomme plus tard il démolira la Bastille.

Un dimanche, à Tours, les fidèles rencontrent, au sortir de vêpres, les réformés qui portent en terre un de leurs morts. Murmures, risées ; les gamins leur font escorte jusqu'au cimetière ; des paroles on en vient aux mains, et la populace finit par déterrer le cadavre pour le brûler, et par mettre le feu au temple. A coup sûr, de pareils attentats ne restent pas impunis ; la justice royale ne manque pas de pendre quelques-uns des plus mutins ; n'importe, il en reste toujours de prêts à recommencer. Les huguenots sont responsables de tout, comme en d'autres temps les aristocrates ; un pont s'écrase-t-il, un incendie dévore-t-il quelque monument ? on les soupçonne aussitôt d'en être cause ; ils sont en danger d'être massacrés. Des provocations bêtes et terribles s'étalent tout à coup sur les murs : Pauvres catholiques, lit-on, prenez garde aux huguenots, visitez leurs maisons et les désarmez ; l'on dort et le huguenot veille. Des missionnaires laïques, dont les plus éminents sont des merciers, cordonniers, couteliers, courent de consistoire en consistoire, pour y faire des défis aux ministres, prêcher la controverse dans les places publiques, sur quelques tréteaux comme les opérateurs forains. Les parlements, même les plus hostiles aux réformés, celui de Rouen, par exemple, qui n'enregistra que vingt ans après leur promulgation les articles secrets de l'Édit de Nantes, n'hésitent pas à défendre à ces prêcheurs de mettre la tranquillité publique en péril. Ils entrent dans l'intention qu'a le Roi de réunir, selon le mot du duc de Rohan, les volontés de ses peuples, tandis que les peuples ne songent au contraire qu'à se molester réciproquement.

Entre les deux cultes, l'un exigeant trop, l'autre ne cédant pas assez, la balance était bien difficile à tenir. Les catholiques voulaient contraindre les protestants à se mettre en état de respect lorsqu'ils rencontraient le Saint-Sacrement, c'est-à-dire les hommes à se découvrir, les femmes à se mettre à genoux. Tel réformé, par contre, fait porter des vilenies et immondices devant la porte du logis où se célèbre le service divin ; tel autre s'en va arracher le calice des mains du prêtre au milieu de la messe, ou se place sur le passage de la procession pour l'injurier. Ces bravades coûtent cher ; trop cher même puisqu'on les paye quelquefois de sa tête. Benoît, dans son Histoire de l'Édit de Nantes, reconnaît que les ministres conservaient la coutume de parler de l'Église romaine d'une manière que les catholiques jugeaient peu respectueuse. Or cette manière la voici ; elle consistait — Benoît dit, ingénument, que c'est nommer les choses par leur nom avec une grande liberté — à appeler l'Église romaine infâme paillarde ou l'idolâtre Babylone, le Saint-Sacrement un dieu de pâte, une oublie dont le prêtre veut persuader qu'il a fait un dieu quand il a soufflé dessus ; ils traitaient la messe de farce et de mômerie, la Sainte Vierge d'idole, son culte d'abomination, le pape d'Antéchrist, capitaine des coupeurs de bourses, etc. A ces injures on répondait par des coups, lorsqu'on était le plus fort, par des arrêts de parlement ou par des déclarations royales lorsqu'on était trop faible pour engager la lutte.

Puis c'étaient les mille taquineries de chaque jour : l'interdiction aux magistrats réformés de porter à leur temple la robe rouge, aux ministres d'assister les condamnés aux supplices, la défense d'admettre les invalides protestants comme Frères lais dans les monastères, le refus de la population catholique de comparaître devant les chambres de l'édit, juges des procès entre les deux cultes ; toutes les chicanes enfin qu'une majorité impérieuse sait faire à une minorité vaincue. C'était aussi, après tant de guerres et de violences réciproques, l'inextricable chapitre des liquidations difficiles : ici les Pères Chartreux réclament les matériaux de leur église, démolie depuis cinquante ans par des religionnaires ; là un arrêt du Parlement autorise le premier consul d'Uzès, dont les maisons ont été détruites par ordre de Rohan, à s'indemniser par la saisie des biens des rebelles jusqu'à concurrence de 12.000 livres. On ne peut nier malgré tout que les réformés ne se soient, sous Louis XIII, révoltés sans motifs valables. Henri IV avait à peine rendu le dernier soupir que déjà l'assemblée de Saumur (1611) ouvrait les hostilités, en présentant à la régente des cahiers composés de telle façon que, quand le conseil même eût été huguenot, il n'eût su leur donner satisfaction.

La division du royaume en huit cercles, formant quinze ou dix-huit provinces qui obéissaient à un conseil central, fut l'œuvre de l'assemblée de Saumur. Cette division, détaillée fort sérieusement par beaucoup d'historiens, est, disons-le d'abord, toute platonique. Elle n'a jamais été appliquée ; elle ne pouvait l'être. L'administration officielle était trop rudimentaire pour qu'une contre-administration ait eu la force de s'organiser en face d'elle. Le pouvoir régulier était encore bien trop décentralisé pour que l'opposition, même l'opposition religieuse, ait réussi un pareil essai de centralisation.

Il faut remarquer en outre que dès la régence, a fortiori sous le ministère de Richelieu, les huguenots de la première heure, ceux qui avaient combattu les papistes dans les guerres civiles, étaient morts ou très vieux et incapables de se rebattre. Les nouvelles générations avaient grandi dans la paix ; de là ce résultat : le fanatisme est plus rare et moins violent, surtout moins sincère. Il y avait beaucoup de catholiques dans les troupes protestantes ; ce qui ne se serait pas vu au siècle précédent, et montre que ce ne sont plus là de vraies guerres de religion, mais des révoltes d'ambitieux. On distinguait les réformés de parti des réformés d'État ; les premiers toujours prêts à prendre part aux brouilleries pour fouiller dans la bourse du public. Châteaux qu'on fortifie, fossés que l'on creuse, murailles que l'on relève, armes que l'on transporte, tout cela ne plaisait guère aux réformés d'État ; ils songeaient à ce que diraient les étrangers, voyant que, ne se contentant pas de la liberté de conscience qu'ils avaient toujours mise en avant, ils ne cherchaient qu'à faire du désordre. C'est le langage des protestants de deçà la Loire ; dans le Midi même l'enthousiasme est modéré. Nîmes promet de donner 1.000 hommes, et n'en fournit que 42. Aux anciennes guerres, dit Rohan, il y avait du zèle, de la fidélité et du secret ; aujourd'hui on a plus de peine à combattre la lâcheté et l'irréligion des réformés que la mauvaise volonté de leurs ennemis. Tel chef considérable, comme Châtillon, peut mettre 4.000 gentilshommes à cheval ; mais ces armées volontaires ne tiennent pas.

Les titres de généralissime, de gouverneur de l'église réformée de telle province, que prennent pompeusement les grands seigneurs qui marchent en tête du mouvement, cadrent mal avec l'ébauche du parlementarisme moderne que les pasteurs cherchent à faire fonctionner. Quelles étaient au reste les vues politiques du parti réformé ? L'histoire a peine à les discerner. Le parti avait-il même des aspirations bien nettes, tiraillé comme il l'était par les dissensions intestines de factions qui s'exécraient ? En un synode général, le président cachait des mousquetaires au-dessus de la salle des délibérations, pour faire main basse au besoin sur les membres de la minorité ; lesquels, de leur côté, faisaient masser tous leurs amis en armes, dans la cour. Si la devise des Roche-lois Pro Christo et Rege était tout à fait mensongère, si les pieux calvinistes qui présidaient aux destinées de cette ville regardaient comme une bonne œuvre de piller les navires français de Nantes ou de Saint-Malo, et sollicitaient aussi bien les pistoles du roi d'Espagne que les jacobus du roi d'Angleterre, on peut néanmoins dire que la majorité des huguenots était citoyens paisibles. Le Roi est à Paris et nous à Nîmes, répondaient les émeutiers de cette ville aux magistrats, mais à Nîmes même, les consuls protestants refusèrent de se prêter aux mesures violentes décrétées par le colloque, telles que l'emprisonnement des catholiques, la démolition de la cathédrale, etc. Une ville tout entière ne peut être responsable des excès de quelques énergumènes que leurs chefs ne pouvaient maîtriser sans encourir hasard de leur vie.

Il y avait ainsi bien des déclassés, des aventuriers, dans les rangs des huguenots militants ; séparer l'élément politique de l'élément religieux, anéantir le premier, donner protection au second fut œuvre de grand homme d'État. Vingt-cinq ans d'application de l'Édit. de Nantes portaient d'ailleurs leurs fruits, et firent que Richelieu réussit là où avait échoué l'Hôpital. Il faut lire les articles accordés par le Roi à cette cité de la Rochelle, qu'il trouva pleine de morts et de mourants, pour apprécier la modération de la raison dans le triomphe. Libre exercice du culte, rétablissement de chacun en tous ses biens, amnistie générale pour le passé, telles étaient les bases de la convention signée par les officiers royaux avec les pairs bourgeois et les échevins. La nouvelle de cette victoire avait excité chez les catholiques des transports de joie : Te Deum, danses, lanternes aux fenêtres, tables mises en pleine rue auxquelles les passants trinquent sans se connaître. De semblables manifestations ne laissaient pas d'inquiéter les réformés.