PRÊTRES, SOLDATS ET JUGES SOUS RICHELIEU

 

LE CLERGÉ CATHOLIQUE.

CHAPITRE II. — ÉVÊQUES, CHAPITRES ET ADMINISTRATION RELIGIEUSE.

 

 

Division ecclésiastique de la France. — Diocèses, trop grands ou trop petits, trop rares ou trop nombreux. — Hiérarchie des évêchés selon leur revenu, leur proximité de Paris. — Titres et situation sociale des évêques, des cardinaux. — Ils résident et administrent peu. — Personnel du haut clergé sous Louis XIII ; se recrute parmi les familles en faveur. — Autorité insuffisante de l'ordinaire. — Les chanoines, les Ordres religieux s'y soustraient. — Constitution et vie indépendante des chapitres. — Leur revenu, comment il est réparti. — Relâchement de l'observance. — Réforme de la liturgie ; adoption presque universelle du bréviaire romain.

 

L'Église de France, dit un mémoire de 1626, se compose de 15 archevêchés, 100 évêchés garnis de cures, 1.400 abbayes, 13.000 prieurés, 256 commanderies de Malte, 152.000 chapelles ou chapellenies, 667 abbayes de religieuses, 700 couvents de Cordeliers ou Frères Minimes, 14 075 couvents de Carmes, Célestins, Augustins, Jacobins, Chartreux, Jésuites et autres... La carte de ces 115 archevêchés ou évêchés, dont beaucoup ne subsistent plus, offrait d'inconcevables bizarreries ; créés un par un aux époques d'évangélisation, comme les vicariats apostoliques de la Chine et du Japon, remaniés au moyen âge selon les nécessités féodales, ils se trouvaient fort inégalement répartis sur la surface unifiée de la France du XVIIe siècle. Il y en avait 13 en Provence et 6 seulement en Dauphiné, 28 en Languedoc et Gascogne, et 2 seulement en Bourgogne. Certains diocèses étaient beaucoup trop grands ou infiniment petits ; les uns avaient treize cents paroisses, comme Rouen, Bourges ou Autun, ou même dix-sept cents paroisses, comme Chartres ; d'autres n'en avaient que 75, comme Mirepoix et Agde, ou même 30, comme Saint-Paul-Trois-Châteaux. Des quatre systèmes géographiques, établis à diverses époques et en vue de divers intérêts, militaires, financiers, judiciaires ou religieux, aucun ne cadrait avec les autres, sauf dans les provinces où le diocèse lui-même servait d'unité administrative, comme la Bretagne ou le Languedoc. Mal définis, de là beaucoup d'empiétements mutuels et de perpétuelles discussions.

Entre les évêchés, ceux qui avoisinaient Paris étaient fort recherchés, comme le sont aujourd'hui les places administratives. Ils se mesuraient aussi au revenu ; on voit des prélats transférés d'un diocèse qui nous parait fort important, en un autre qui nous semble infime ; c'est pourtant un avancement, parce que le second rapporte plus que le premier. Par suite de ces inégalités, tel officie avec des gants violets couverts de pierreries ; tel autre n'a pas de quoi se payer une dalmatique ; tel doit recourir au Parlement pour se faire octroyer, par les consuls de sa ville épiscopale, un logement commode. Bien que les évêques eussent droit, en principe, aux mêmes honneurs que les gouverneurs de provinces, un pauvre prélat crotté, comme s'intitulait Richelieu à Luçon, ne peut marcher du même pas que les archevêques ducs et les évêques comtes pairs du royaume ; il ne peut non plus se comparer aux archevêques comtes de Lyon, aux évêques princes de Grenoble, aux évêques comtes d'Uzès, comtes de Valence et Die, vicomtes de Paris. De ceux-ci la position humaine et mondaine est si belle, que plusieurs en perdent de vue la mission religieuse. Ce M. de Marcillac, que ses chanoines de Mende supplient de coucher en son seing la qualité d'évêque, et non pas seulement celle de comte de Gévaudan, comme il fait, n'est pas un mauvais ecclésiastique ; mais le soin de ses fiefs innombrables et de ses possessions territoriales situées dans 40 paroisses, — les huit barons du Gévaudan, ceux d'Alais, les comtes de Rodez sont ses vassaux, — l'absorbe complètement, et obscurcit à sa vue son titre clérical. Cette paire d'éperons que tel chapelain lui doit à son entrée solennelle, ce sceptre de vermeil qu'on porte devant lui dans les cérémonies, et qu'on dépose sur l'autel pendant les offices, sont des vanités éminemment profanes pour un successeur des apôtres.

S'il se soucie peu de maintenir la coutume vieillie, par laquelle les quatre barons de l'évêché, — les quatre pairs, — doivent le porter sur une chaire, depuis la porte de la ville jusqu'à la cathédrale, soit en personne, soit par suppléants ; s'il se contente, dès le XVIe siècle, d'un simulacre, se bornant, au moment où les barons s'apprêtent à le soulever sur leurs épaules, à en prendre acte, et déclarant qu'il veut aller à pied ; en revanche, il part pour les États de la province avec son aumônier, ses deux valets de chambre, son maitre d'hôtel, ses chefs de cuisine et d'office, leurs garçons, ses quatre laquais, son suisse et ses deux porteurs. Ces sieurs évêques ne surmontent pas leurs armes d'une couronne comme de nos jours ; on ne les appelle pas monseigneur comme ceux d'aujourd'hui ; mais s'ils ne jouissent point de ces prérogatives qui contrastent avec la modeste vie de nos prélats contemporains, ils méritent ces reproches que le bon Camus, évêque de Belley, leur adresse en chaire sur leur extérieur et leur costume. Avons-nous pudeur de paraître, par notre tonsure, cette couronne cléricale que l'on porte bien peu et qui rappelle la couronne d'épines, les sacrés esclaves du Rédempteur ? Pour les habits, c'est de même... je parle à vous, messieurs les prélats, que dis-je ? mais à moi-même qui prêche. Que faisons-nous avec ces habits laïques, où sont nos soutanes, nos camails violets ?... Le port de la croix d'or, combien est-il, je n'ose dire négligé, mais délaissé par plusieurs, de peur d'être, ce semble, reconnus parmi les gens de dévotion.

De semblables pasteurs peuvent avoir de grandes qualités et beaucoup de vertus, mais ils n'ont guère celles de leur fonction. On demande au pouvoir civil de les contraindre à exécuter régulièrement et gratuitement les visites diocésaines, tous les ans, en personne, de sorte qu'ils aient vu toutes leurs paroisses dans un délai déterminé. L'évêque devait donner, ou faire donner, — car il ne paraît pas qu'il y fût lui-même astreint, — la confirmation, tous les sept ans, au maximum, dans la totalité de son diocèse. L'évêque de Saint-Malo confirme, en 1642, deux mille personnes en une seule paroisse, ce qui fait supposer qu'il n'y était pas venu depuis longtemps. Nous ne prétendons pas que cette indolence fût générale. — L'évêque d'Angers, par exemple, a visité ou fait venir au chef-lieu le clergé de 240 communes en l'espace de douze ans, — mais le peu de goût de grand nombre de prélats pour la résidence, et par suite pour l'administration, sont choses de notoriété historique ; être exilé dans son diocèse, est une punition tout à fait sévère, que l'on inflige seulement à ceux qui ont notoirement démérité de la cour.

Si l'on jette les yeux sur la liste des hauts dignitaires du clergé, sous le règne de Louis XIII, on est frappé du don presque exclusif des évêchés aux membres des familles en faveur. L'évêque d'Orléans est l'Aubespine, frère du garde des sceaux ; celui de Nîmes est Thoiras, frère du maréchal ; celui de Tours est Bouthillier, frère du surintendant ; celui de Mende est Sublet, frère du secrétaire d'État de la guerre ; ceux de Chartres, de Nantes, de Bordeaux, de Toulouse, sont MM. d'Estampes, de Beauvau, de Sourdis, de la Valette, tous confidents du cardinal de Richelieu, employés par lui dans les armées ou les ambassades ; l'archevêque de Lyon est son frère, le cardinal Alphonse ; et du plus grand au plus petit, chacun case ainsi sa parenté. A Marseille est un Loménie, à Beauvais un Potier, à Vienne un Villars, à Grenoble un Scarron, à Maillezais un Béthune, à Auxerre un Séguier, à Senlis un Sanguin, fils du premier maître d'hôtel du Roi, à Saint-Malo et à Rouen deux Harlay, à Noyon un d'Estrées, à Luçon un Bragelogne, frère du trésorier de l'Épargne, à Saint-Flour un Noailles, à Gap un Lionne, à Agen un Daillon du Lude, à Coutances un Matignon, à Rennes un la Mothe-Houdancourt, à Sens un Bellegarde ; à Paris, les Gondi se succèdent d'oncles en neveux pendant un siècle. La dignité épiscopale, le revenu qu'elle procurait, ne semblaient obliger l'ecclésiastique à aucun devoir spécial envers la portion de territoire qu'on lui confiait. L'intègre et savant du Vair, premier président du parlement de Provence, résidant à Aix, est en même temps évêque de Lisieux, en Normandie, où il ne va jamais ; tout le monde trouve la chose très naturelle, lui tout le premier, sans doute, puisqu'il conserve ces deux postes.

A côté de cet abus, introduit par l'État et dont il est responsable, en existe un autre, qui tire son origine d'ailleurs, que le concile de Trente a combattu, et pour lequel pendant le gouvernement français est plein d'indulgence, parce qu'il ne le gêne pas : la mousse des exemptions, qui, dit saint François de Sales, a fait tant de mal à l'arbre de l'Église, et enlevé à l'évêque presque tout pouvoir. Quand même le prélat réside, il lui est difficile d'administrer ; chacun cherche à se soustraire à son autorité ; le temporel des paroisses ne le regarde pas, les fabriques sont indépendantes ; il n'a que peu de curés à nommer, et les religieux dont souvent les cures dépendent, échappent à sa juridiction, pour ne relever que du Saint-Siège. L'archevêque de Rouen se plaint que Jumièges lui rompt en visière, que Saint-Wandrille (autre abbaye) est une seconde Rochelle où sans loi, sans ordre, et contre les concordats, on secoue le joug de l'Église. Il finit par obtenir gain de cause, et lui séant en sa chaire sous le dais de la croix, contraint tous les moines de son diocèse de venir, ordre après ordre, lui demander pardon à genoux, et témoigner leur repentir de s'être assemblés sans permission. Mais de pareilles exécutions, précédées de pénibles procédures au Parlement, laissaient au cœur des deux partis une rancune belliqueuse, qui ne cherchait qu'une occasion de s'assouvir.

Le prélat peut être populaire, comme Montchal, accueilli à Toulouse au retour d'un voyage, par plus de vingt carrosses et de cent cavaliers qui se portent au-devant de lui ; il peut être absolu comme Sourdis, qui, appuyé sur sa crosse et verge pastorale, chasse lui-même de sa cathédrale de Bordeaux les gardes du duc d'Épernon qu'il a excommuniés ; il n'en sera pas moins en butte aux résistances d'un abbé qui revendique la juridiction spirituelle sur un faubourg de sa ville métropolitaine, aux réclamations de son propre chapitre, qui lui interdit de publier un mandement, sans l'avoir précédemment consulté comme son sénat et conseil. Terribles adversaires que les chanoines ; les fastes judiciaires sont remplies de leurs démêlés avec les premiers pasteurs. Le chapitre a généralement l'administration de la cathédrale, il nomme des concurés ou vicaires perpétuels, dans les églises du chef-lieu, les choristes, le précepteur des enfants de chœur ; confère les prébendes, hebdomadiés, chapelles ; il entend enfin n'être tenu qu'à porter respect et honneur à l'évêque. Encore est-ce à la condition que l'évêque ne le trouble pas dans la possession de ses droits. Les chanoines d'Angers ôtent le Saint Sacrement, posé publiquement par l'évêque sur le grand autel, parce qu'ils voient là un empiétement dangereux sur leurs prérogatives.

Les chapitres étaient plus ou moins riches, nombreux ou puissants, soit qu'ils fussent d'église royale, ou collégiale, soit que les donateurs primitifs eussent été plus ou moins généreux, et que les dîmes eussent grossi ou diminué dans la suite des âges. Au synode tenu par le chapitre du Mans, comparaissent les 40 curés qui en dépendent, 92 chapelains de la ville et de la campagne (car dans une église, toute chapelle a son titulaire, un simple autel a son desservant ; petits bénéfices enfermés dans le grand, et qui toutefois ont leur autonomie), les officiers et les huit vicaires du chapitre, 63 choristes, 14 clercs, 8 enfants de la psallette. Saint-Martin de Tours a 84 chanoines, — dont 28 honoraires sur lesquels moitié sont laïques, — 11 dignitaires : abbé, doyen, trésorier, chantre, écolâtre, sous-doyen, cellerier, chambrier, aumônier, 15 prévôts et 56 vicaires, en tout 263 bénéficiers ; plus que le personnel de certains diocèses.

La préséance entre les principales fonctions du chapitre n'a rien de fixe ; elle dépend des usages locaux, des chartes anciennes, de mille subtilités. Un arrêt du grand conseil nous apprend que le chantre —ce chantre immortel dont la lutte épique avec le trésorier fait le sujet du Lutrin — peut être ou personat, et dans ce cas il ne jouit que d'une prééminence sans juridiction, ou dignité, et alors il passe immédiatement après le doyen. Le chiffre d'une centaine de membres par chapitre est une moyenne qui n'a rien d'excessif. Mais entre les prébendés et semi-prébendés, — ces derniers équivalaient à la moitié d'un chanoine, — qui forment le haut personnel de la cathédrale, et la masse de ces officiers du bas chœur : heuriers, matuliniers, clercs, etc., auxquels on permet le port d'une aumusse en peau d'écureuil, et non autre, entièrement différente de celle des chanoines, il y a une incommensurable distance. L'association était tellement de droit commun, au moyen âge, que ces petits s'étaient créé une vie propre ; les enfants de chœur avaient fait de même ; ce sont trois congrégations en une seule, dont chacune a ses comptes séparés, ses revenus, ses receveurs, ses procès.

Les biens d'un chapitre, qui varient de 10.000 livres à 200.000 et plus, consistent en dîmes, en propriétés foncières : à Agen, 600 sacs de blé, 50 barriques de vin ; à Tours, près de 80 domaines et 24 closeries. Les rentes servent, pour un quart ou un tiers, au payement des dépenses : frais du culte et de la musique, sonnerie des cloches, gages de l'avocat, du chirurgien ; dons et aumônes aux paroisses où l'on perçoit la dîme. Le reste est divisé entre les bénéficiaires à proportion de leur grade, mais avec une extrême inégalité, les uns touchant des parts opulentes, les autres à peine de quoi vivre. Les hebdomadiers, qui n'ont que 157 livres de pension annuelle, doivent plaider pour obtenir la portion congrue de 200 livres, le summum de leurs ambitions.

Ce sont eux cependant qui sauvent les apparences, en accomplissant les devoirs capitulaires, auxquels les hauts personnages se soustraient. Moi, dit le cheffecier, je suis maître du chœur ; qui me forcera d'aller à matines ? Mon prédécesseur n'y allait point ; suis-je de pire condition ? Ce n'est point, dit l'écolâtre, mon intérêt qui me mène, mais celui de la prébende ; il serait bien dur qu'un grand chanoine fût sujet au chœur pendant que le trésorier, l'archidiacre, le pénitencier et le grand vicaire s'en croient exempts. Je suis bien fondé, dit le prévôt, à demander la rétribution sans me trouver à l'office ; il y a vingt années entières que je suis en possession de dormir les nuits, je veux finir comme j'ai commencé, et l'on ne me verra point déroger à mon titre ; mon exemple ne tire point à conséquence. Enfin, c'est entre eux tous, à qui ne louera point Dieu, à qui fera voir par un long usage qu'il n'est point obligé de le faire ; l'émulation de ne point se rendre aux offices divins ne saurait être plus vive ni plus ardente.

Leur attitude, lorsqu'ils sont présents, n'est guère respectable : le doyen de Saint-Germain-l'Auxerrois requiert que défenses soient faites aux chanoines de se laisser suivre dans le chœur par leurs chiens, de dormir, changer de place, deviser, ni lire aucun livre durant le service divin, ou commettre aucun acte d'irrévérence, à peine d'être rayés du nombre des assistants. On leur interdit également d'aller aux tavernes et cabarets. Quelques chapitres tentent, il est vrai, des réformes sérieuses ; au Mans, les nouveaux venus ne jouissent de leur canonicat qu'après avoir achevé leur Rigoureuse, c'est-à-dire un an de résidence ininterrompue. Un pointeur, nommé à cet effet, constate leur présence chaque jour par une piqûre au tableau, fait son rapport sur les absents et les malades. Louables essais, mais qui sont rares et durent peu. Ces règles, que la ferveur seule de ceux qui les ont faites peut maintenir, séduisent médiocrement des hommes qu'un arrangement de famille, en leur prescrivant leur vocation, n'a pu obliger à la sainteté.

La seule réforme dans le clergé séculier qui signale cette époque, est celle des livres liturgiques. Il est plus aisé de changer les choses que les gens. Pie V, selon les décrets du concile de Trente, avait prescrit la récitation du bréviaire romain réformé, à toutes les églises qui ne possédaient pas de bréviaire particulier, ayant au moins 200 ans de date. L'unité de langue avait disparu depuis la fin du XVIe siècle ; chaque pays catholique employait la sienne dans les Églises, sauf pour la célébration du culte. En Vénétie et Dalmatie, on disait même l'épure et l'évangile en langue esclavonne. Il était important, au moment où la langue morte de Cicéron allait mourir en quelque sorte une seconde fois, de fixer le texte uniforme des livres saints. Il y eut à cet égard un mouvement très franc et très volontaire ; le cardinal de Richelieu rendit un arrêt en 1631 désignant les imprimeurs des bréviaires. Mais déjà à Troyes en 1616, à Vannes en 1617, à Mende et Amiens en 1618, à Angers et au Mans en 1623, on avait réduit à l'usage romain les anciens rituels locaux.